C. Denat, C. Piazzesi cur.
Nietzsche, pensatore del sociale?
«C
omment une innovation politique suffirait-elle à faire des hommes, une fois pour toutes, les heureux habitants de la terre ? », demande Nietzsche, qui semble en effet souvent se défier de l’intérêt que l’on pourrait porter aux questions politiques et sociales, et qui se caractérise d’ailleurs lui-même comme un penseur « antipolitique ». Il exige aussi pourtant que l’on en vienne enfin à « apprendre du nouveau sur la politique », à «inventer quelque chose en politique » – à penser une nouvelle et « grande politique », qui se substitue à la façon selon lui insuffisante dont on pense et agit en cette matière –, indiquant clairement par là qu’il entend mettre au jour à cet égard des perspectives et des problèmes originaux, que s’attachent à analyser les études réunies dans ce volume.
Nietzsche, pensatore della politica?
“C
ome potrebbe un’innovazione politica bastare a rendere gli uomini una volta per sempre soddisfatti abitatori della terra?” si chiede Nietzsche, che spesso pare diffidare dell’interesse rivolto alle questioni politiche e sociali, e che caratterizza se stesso come un pensatore “antipolitico”. Allo stesso tempo, però, Nietzsche esige anche che si riesca infine a “imparare qualcosa di nuovo sulla politica”, a “inventare qualcosa in politica” – a pensare una nuova e “grande politica”. Quest’ultima deve sostituire le maniere insufficienti in cui si pensa e si agisce in politica: a questo proposito, Nietzsche indica chiaramente il suo intento di rivelare prospettive e problemi originali, che i saggi riuniti in questo volume intendono analizzare.
Nietzsche, pensatore della politica? Nietzsche, pensatore del sociale? Nietzsche, penseur de la politique? Nietzsche, penseur du social?
nietzscheana saggi 18
a cura di Céline Denat, Chiara Piazzesi
Edizioni ETS ETS € xx,xx
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nietzscheana saggi 18 collana diretta da Giuliano Campioni, Maria Cristina Fornari fondata da Sandro Barbera, Giuliano Campioni e Franco Volpi
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Nietzsche, pensatore della politica? Nietzsche, pensatore del sociale? Nietzsche, penseur de la politique? Nietzsche, penseur du social? a cura di CĂŠline Denat, Chiara Piazzesi
Edizioni ETS
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www.edizioniets.com
© Copyright 2011 EDIZIONI ETS
Piazza Carrara, 16-19, I-56126 Pisa info@edizioniets.com www.edizioniets.com Distribuzione PDE, Via Tevere 54, I-50019 Sesto Fiorentino [Firenze] ISBN 978-884673531-7
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Préface La politique d’un «antipolitique»?
Le présent volume, le sixième publié par le Groupe International de Recherche sur Nietzsche (GIRN), se situe dans la continuité de la politique de recherche du groupe, qui vise à favoriser la collaboration internationale et à développer les échanges entre les équipes et chercheurs des nombreux pays que le groupe rassemble désormais ; et ainsi à rendre possible la rencontre entre des traditions commentaristes différenciées. Il s’agit par là de fournir les conditions de possibilité d’un travail commun qui permette à la fois de mieux comprendre, et de mieux faire comprendre Nietzsche. Mais cet ouvrage s’inscrit également d’autre part au sein d’un projet éditorial nouveau, dont la finalité est double : il doit permettre d’offrir aux chercheurs un espace de publication qui leur permette de présenter les résultats de leurs travaux, non seulement à la communauté scientifique, mais également à un plus large public intéressé par la pensée de Nietzsche ; et favoriser à son tour le dialogue, la rencontre et par suite la stimulation de la collaboration en matière de recherche nietzschéenne. Les textes qui constituent cette publication collective sont issus du Colloque International organisé à Toulouse, les 6 et 7 Juillet 2009, dans le cadre du «Forum International de Philosophie Sociale et Politique» (FIPS) organisé par le groupe Europhilosophie, et dont le titre, en forme de question, est également celui du présent volume : «Nietzsche penseur de la politique? Nietzsche penseur du social?». Les contributions ici rassemblées se situent donc dans le cadre de cette double interrogation, dont il faut avant toute chose apercevoir la spécificité : la réflexion nietzschéenne quant aux questions politiques et sociales se caractérise en effet, comme à l’égard de bien d’autres, par des perspectives nouvelles, plus précisément par une manière originale de poser des problèmes qui renouvellent en profondeur les problématiques philosophiques traditionnelles. La mise en évidence d’une telle spécificité – et en conséquence, souvent, de la complexité – du questionnement nietzschéen constitue l’une des fins qui orientent constamment les efforts de recherche des membres du Groupe de Recherche Internationale sur Nietzsche, et par suite les études qui constituent ce volume. On sait que Nietzsche lui-même s’est constamment défendu de se soucier à proprement parler des questions «politiques» ou «sociales», comme en témoigne entre autres sa correspondance : «Nul ne vit plus que moi “à l’écart” de ces questions : je n’en parle jamais, je ne sais rien des événements les plus connus, et je ne lis même jamais les journaux – et de tout cela j’ai fait un privilège!» (A Theodor Curti, Juillet/Août 1882 ;
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Nietzsche, penseur de la politique? Nietzsche, penseur du social?
KGB III, 1, N° 286, pp. 241-2). Ce désintérêt à l’égard du champ politique, dont Nietzsche – bien loin de le présenter comme une faiblesse – se fait manifestement un mérite, est également affirmé de façon récurrente, et surtout davantage justifié, par les écrits philosophiques. «Tu ne feras pas de politique»: tel serait, selon notre auteur, l’un des «dix commandements» qui s’imposent nécessairement à «l’esprit libre», c’està-dire au philosophe tel qu’il le conçoit (Fragments posthumes d’Humain, trop humain, I / KSA 8, 19 [77]). C’est, comme le précisent d’autres textes, que le «faire» en matière de politique implique nécessairement de se reposer sur des conditions et des modes de pensée existants que le philosophe se doit d’avoir la patience et le courage d’interroger, ce qui est au contraire interdit à celui qui se soumet aux nécessités et à l’urgence de l’action. De la même manière, le discours et la réflexion politiques, limités au seul champ de l’événementiel, s’avèrent-ils à courte vue, présupposant sans jamais les questionner la valeur des buts et des normes politiques généralement admis; et c’est pourquoi Nietzsche les dénonce comme un «gaspillage de l’esprit» (Aurore / M, § 179), eu égard aux exigences d’interrogation radicales qui doivent être celles du penseur authentique. Celui-ci se doit dès lors de s’exercer, ainsi que Nietzsche l’affirme encore dans l’un de ses derniers écrits, à «se sentir au-dessus du misérable bavardage contemporain de politique et d’égoïsmes nationaux» (Antéchrist, Préface / AC, Vorwort). Pour cette raison, on le sait, Nietzsche n’hésite pas à se caractériser lui-même comme un penseur «antipolitique» (Ecce Homo, «Pourquoi je suis si sage» / EH, «Warum ich so weise bin», § 3). Tout ceci permet sans doute de considérer, avec Walter Kaufmann, que le véritable souci de Nietzsche concerne avant tout «l’individu anti-politique qui cherche à se perfectionner lui-même, loin du monde moderne»1. Pourtant et dans le même temps il semble bien que les textes de Nietzsche soulèvent nombre de questions que l’on peut à bon droit considérer comme des questions «politiques» et «sociales» : celle par exemple de la valeur de la démocratie et des idéaux qui la guident, et face à elle, celle de la valeur d’une organisation de type aristocratique – et des législations qui les accompagnent et les rendent possibles; celle alors de la valeur généralement accordée à «l’égalité», à titre de «principe fondamental de la société» (Par-delà bien et mal / JGB, § 259); celle de la nature et de la nocivité de l’Etat; celle des dangers des distinctions (souvent superficielles) entre nations, et plus encore du nationalisme; celle de l’éducation, et des éducateurs, etc. Plus radicalement encore, il faut rappeler que Nietzsche pense le philosophe lui-même comme devant être, non seulement un esprit libre, mais aussi et surtout un législateur (Par-delà bien et mal / JGB, § 211) : le versant critique de la philosophie doit nécessairement s’articuler pour finir à une tâche pratique, de création de valeurs nouvelles, de renversement des valeurs – que Nietzsche réfléchira d’ailleurs également sous le nom de «grande politique». Ce double aspect, contrasté, voire apparemment contradictoire, des écrits de l’auteur de Par-delà bien et mal à l’égard de la réflexion politique et sociale a suscité, ces dernières années, un important débat au sein des études nietzschéennes : faut-il, ou
1 W.A. Kaufmann, Nietzsche. Philosopher, Psychologist, Antichrist, Princeton, Princeton University Press, réed. 1974, p. 418 (nous traduisons).
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La politique d’un «antipolitique»?
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non, considérer Nietzsche comme un penseur politique ? Et corrélativement : quelles thèses, quels buts, voire quels «idéaux» spécifiquement politiques peut-on authentiquement lui attribuer (ou, le cas échéant, déduire de ses écrits à titre de conséquence ou d’enjeu possible)2 ? Nietzsche, «penseur politique» ? Ou Nietzsche, penseur «apolitique» ? Il se peut que cette alternative ne suffise pas à rendre compte de la spécificité de la philosophie nietzschéenne, et que celle-ci implique d’envisager une troisième voie. Le refus nietzschéen de se soucier de «politique», si celle-ci est entendue, pour reprendre la formule dont lui-même fait usage en certains de ses textes, comme une «petite politique», comme une activité ou une réflexion en quelque sorte myope, qui s’enferme dans des perspectives étroites (par exemple nationalistes) et à court terme ; son refus même de proposer, à la manière ses prédécesseurs, une théorie politique nouvelle, n’induisent certes pas nécessairement l’absence de tout souci politique. Car s’il est vrai qu’aux yeux de Nietzsche, une pratique authentique de la philosophie implique d’abord la mise au jour et la mise en question des «préjugés» inaperçus dont les philosophes eux-mêmes n’ont su se déprendre, en dépit de leur prétention à la radicalité ; s’il faut en d’autres termes, en toute question, faire un pas en arrière afin d’interroger les valeurs qui orientent toujours déjà nos manières de penser et de questionner (la volonté, ou plutôt le besoin d’égalité ; la dichotomie du bien et du mal ; la valeur accordée au «bien commun» à titre de fin dernière, etc.) ; ainsi en va-t-il assurément également en ce qui concerne la possibilité d’une réflexion sociale et politique. Avant de prétendre proposer de nouvelles thèses (voire de nouveaux projets déterminés) en ces matières, il faut d’abord envisager la politique – en ses multiples dimensions – comme problème, autrement dit cesser de se reposer sur des principes ou des buts dont la valeur ne va nullement de soi. Avant de prétendre penser, ou fonder, une société nouvelle, il faut être capable de penser les insuffisances des conditions présentes, et de reconnaître le cas échéant qu’un long processus de réforme des valeurs et des hommes est encore nécessaire avant que puisse advenir un tel projet : «tout manque pour construire cet édifice, et d’abord le matériau. Tous autant que nous sommes, nous ne sommes plus un matériau propre à la construction d’une société : voilà une vérité qu’il est temps de proclamer !» (Gai Savoir / FW, § 356). Avant d’être un penseur politique, il faut poser avant tout une question plus fondamentale que ne l’est la question politique, ou sociale (ou, aussi bien, religieuse, scientifique, etc.), à savoir : la question des valeurs, autrement dit : la «question fondamentale» qui est celle de «la culture» (Crépuscule des Idoles, «Ce qui abandonne les Allemands» / GD, «Was den Deutschen abgeht», § 4). A cet égard, les phénomènes sociaux et politiques peuvent être envisagés comme symptômes d’une culture et de valeurs déterminées, et dès lors tantôt comme l’indice de faiblesses qu’il convient de dépasser, tantôt à l’inverse comme susceptibles d’être pensés à titre d’instruments d’élévation de l’homme. Etre un penseur antipolitique – un penseur qui prend ses distances avec les valeurs généralement admises en matière de réflexion tout autant que d’action politique – ne revient pas à être un penseur apolitique. Il se peut au contraire que ce soit là la condi-
2 Voir par exemple sur ce point: H. Siemens, «Nietzsche’s Political Philosophy. A Review of Recent Literature», in Nietzsche-Studien 30, 2001, pp. 509-526.
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Nietzsche, penseur de la politique? Nietzsche, penseur du social?
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tion d’une réflexion politique authentique, soit encore de ce que Nietzsche désignera ultimement comme «grande politique». Nietzsche n’aurait-il pas en cela un illustre prédécesseur – pour lequel il lui arrive d’ailleurs de proclamer son admiration ? Rappelons en effet que le Socrate de Platon, se déclarant lui-même «apolitique» dans l’Apologie de Socrate, arguant que son «démon» l’a toujours (et sagement) empêché de s’occuper de politique, ne s’en présente pas moins dans le Gorgias comme comme «le seul qui [se] consacre à ce qu’est authentiquement l’art politique»3. Ainsi, si Nietzsche n’est pas, ni ne veut d’ailleurs être, un penseur politique ou social au sens usuellement entendu – tout comme il se refuse d’ailleurs à être un philosophe au sens traditionnel du terme ; il se peut qu’il n’en soit pas moins, et indubitablement, un penseur de la politique, et un penseur du social, formules qui permettent précisément d’indiquer le recul, la distance que prend Nietzsche à l’égard de ces objets symptomatiques que sont les phénomènes sociaux et politiques – distances qui sont la condition d’une mise en question suffisamment radicale des principes, des concepts, plus radicalement des valeurs qui jouent en ce domaine, comme en tout autre. C’est bien la spécificité de la réflexion nietzschéenne en ces matières, spécificité qui implique de repenser à nouveaux frais à la fois les notions, le vocabulaire, les problématiques propres au champ de réflexion sociale et politique, que s’attachent à retranscrire les études qui suivent. Réfléchir la politique dans la perspective généalogique qui est celle de Nietzsche, afin de déterminer la spécificité de sa position à cet égard ; mettre en lumière le bouleversement de la compréhension du champ éthique aussi bien que politique qu’engendre une théorie radicalement nouvelle de l’action humaine, que ne déterminent plus ici ni volonté libre, ni raisons, mais le jeu et la lutte souterrains des instincts ; éclairer le caractère problématique, mais aussi la ou les significations nouvelles que Nietzsche assigne aux notions de liberté, ou de justice, dans le cadre de son «nouveau langage» et de ses hypothèses interprétatives nouvelles ; ou bien encore, dévoiler avec Nietzsche, à la faveur de l’investigation généalogique, la signification de la devise et des idéaux révolutionnaires («Liberté, Egalité, Fraternité»), et par là même celle des idéaux démocratiques – autant de questions qui permettent d’apercevoir non seulement l’originalité, mais aussi la rigueur propre de la réflexion nietzschéenne, toujours soucieuse de ne pas demeurer prisonnière des schèmes de pensée traditionnels, et d’apercevoir des problèmes là où d’autres croient trouver des principes. Céline Denat Chiara Piazzesi Coordinatrices du GIRN Direction éditoriale des Editions d’Ariane
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Platon, Apologie de Socrate, 31 c-d; et Gorgias, 521 d, trad. Robin.
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Nota sulle citazioni dagli scritti di Friedrich Nietzsche
Le opere e i carteggi di Friedrich Nietzsche sono citate secondo l’edizione critica di riferimento: Werke. Kritische Studienausgabe [KSA], hrsg. von G. Colli und M. Montinari, Berlin-N.Y., de Gruyter 1980-; Werke. Kritische Gesamtausgabe [KGW], hrsg. von G. Colli und M. Montinari, Berlin-N.Y., de Gruyter 1967-; Sämtliche Briefe. Kritische Studienausgabe [KSB], hrsg. von G. Colli und M. Montinari, Berlin-N.Y., de Gruyter 1986. Per le traduzioni francesi, portoghesi e inglesi delle opere di Nietzsche, si rimanda alle indicazioni specifiche contenute nei singoli saggi che compongono il volume. Gli articoli redatti in queste lingue si riferiscono alle opere di Nietzsche indicando in quest’ordine: il titolo dell’opera nella lingua dell’articolo / l’abbreviazione del titolo originale dell’opera (vedi la lista di abbreviazioni che segue), seguiti dal nome o numero del capitolo e/o del paragrafo. Le citazioni dal Nachlass riportano eventualmente il riferimento alla traduzione esistente nella lingua dell’articolo; poi il volume di KSA, seguito dal numero del frammento postumo e dal numero di pagina relativo (p.e. KSA 9, 11[141], p. 494).
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Note sur les citations des écrits de Friedrich Nietzsche
Les œuvres et les lettres de Friedrich Nietzsche sont citées d’après l’édition critique de référence: Werke. Kritische Studienausgabe [KSA], hrsg. von G. Colli und M. Montinari, Berlin-N.Y., de Gruyter 1980-; Werke. Kritische Gesamtausgabe [KGW], hrsg. von G. Colli und M. Montinari, Berlin-N.Y. de Gruyter 1967-; Sämtliche Briefe. Kritische Studienausgabe [KSB], hrsg. von G. Colli und M. Montinari, Berlin-N.Y., de Gruyter 1986-. Pour les traductions françaises, portugaises et anglaises des œuvres de Nietzsche, nous renvoyons aux précisions contenues dans les articles composant ce volume. Les articles rédigés dans ces langues se réfèrent aux œuvres de Nietzsche en indiquant successivement: le titre de l’œuvre dans la langue de l’article / l’abréviation du titre original de l’ouvrage (voir la liste des abréviations ci-dessous), suivis du nom ou numéro du chapitre et/ou du paragraphe concernés. Les citations du Nachlass (fragments posthumes) renvoient, éventuellement dans un premier temps à la traduction existante dans la langue de l’article concerné; puis au volume de la KSA, suivi par le numéro du fragment posthume et par celui de la page (par ex. KSA 9, 11[141], p. 494).
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Abbreviazioni / Abréviations
Le opere di Nietzsche sono citate secondo le seguenti sigle: Les œuvres de Nietzsche sont citées à l’aide des abréviations suivantes :
PHG GT UB PHG MA VM WS M FW Za JGB GM WA GD AC EH NW DD
= Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen = Geburt der Tragödie = Unzeitgemässe Betrachtungen = Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen = Menschliches, Allzumenschliches I = Menschliches, Allzumenschliches II – Vermischte Meinungen und Sprüche = Menschliches, Allzumenschliches II – Der Wanderer und sein Schatten = Morgenröthe = Fröhliche Wissenschaft = Also sprach Zarathustra = Jenseits von Gut und Böse = Zur Genealogie der Moral = Der Fall Wagner = Götzen-Dämmerung = Der Antichrist = Ecce Homo = Nietzsche contra Wagner = Dionysos-Dithyramben
Eventuali rimandi ad altri scritti di Nietzsche sono specificati nei singoli contributi. Des références supplémentaires seront précisées, le cas échéant, dans les articles du volume.
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Nietzsche et les Lois de Manou Anne-Gaëlle Argy
On sait Nietzsche très intéressé par les systèmes socio-politiques, du point de vue des valeurs qui les soutiennent et qu’ils encouragent, de leur durabilité, des pulsions qui y sont privilégiées, bref, des choix opérés par les législateurs en termes de vision de l’humanité. La République et Les lois de Platon sont à ce titre des références incontournables, pour Nietzsche comme pour ses lecteurs. Une des difficultés à affronter, pour le lecteur de Nietzsche, consiste à se garder d’une interprétation qui postulerait d’emblée que Nietzsche cherche par ces lectures à mettre en place son propre système politique, et à ainsi chercher à identifier celui-ci, caché au milieu des textes et fragments posthumes. La question mérite certes d’être posée, mais la réponse doit éviter le plus possible d’être partisane, les positions politiques de Nietzsche étant loin de pouvoir être associées à une quelconque tendance politique. Si la prudence est de mise en la matière, ce n’est donc pas pour tenter de donner ou rendre à Nietzsche une aura humaniste, mais pour rendre justice à la façon dont il lit lui-même ces textes, antiques ou non, et respecter les multiples précautions qu’il prend dans ses analyses. La question qui sera ici la nôtre sera celle de savoir si Nietzsche rencontre, lors de sa lecture des Lois de Manou, un modèle de société comparable à celui de Platon, et dont on peut envisager de dégager les tendances fondamentales dans le cadre d’un projet de société, en restant au niveau des valeurs en jeu dans ces sociétés, et à l’évaluation qu’en fait Nietzsche. C’est très tardivement que Nietzsche découvre les Lois de Manou, le code juridique de référence indien, puisqu’il l’évoque pour la première fois dans une lettre à Peter Gast de fin mai 18881. Ce code de lois, qui remonte au IIe siècle de notre ère, consiste en une série de descriptions et prescriptions sociales, morales et religieuses extrêmement précises touchant principalement quatre thèmes : la création du monde, les sources du dharma (le devoir), les devoirs (dharmas) des quatre castes, et la loi du karma, de la rétribution des actes. La notion centrale de dharma a cette particularité qu’elle signifie à la fois devoir au sens moral et définit ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est. Les Lois de Manou n’étant pas liées à une école philosophique particulière, elles sont censées être le recueil de ce que l’on doit tous faire pour devenir ce que l’on est. Le terme, traduit le 1 Lettre du 31 mai 1888, in Lettres à Peter Gast, 2 vol., trad. L. Servicen, Monaco, éd. du Rocher 1957, réed. Paris, Ch. Bourgois 1981, lettre 252, pp. 526-527.
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Anne-Gaëlle Argy
plus souvent par devoir, loi, ou justice2 est ainsi tout aussi bien descriptif que prescriptif. Nietzsche ne manquera pas de remarquer, lors de la lecture du Code, la particularité que constitue cette coïncidence parfaite entre ce devoir et le fait que la répartition des tâches et rôles qu’il implique soit avant tout pensée comme naturelle et observable. En termes de philosophie morale, la notion de dharma a donné du fil à retordre aux premiers traducteurs et commentateurs des textes sacrés indiens. Le dharma, de même que la loi du karma, ne sont de plus pas des lois édictées par un ou des dieux. Ils sont les lois naturelles de fonctionnement de l’univers, auxquelles les dieux du panthéon sont soumis tout autant que les hommes. La traduction française des Lois de Manou que lit Nietzsche est l’œuvre de Louis Jacolliot. L’origine du texte que traduit Jacolliot est assez mystérieuse. Celui-ci diffère en de nombreux passages des traductions alors existantes en français, allemand et anglais, et Jacolliot prétend avoir eu en mains une version plus authentique du texte indien, ce qui n’est en réalité pas du tout le cas3. Jacolliot semble fasciné par l’idée de comprendre comment s’est opérée la diffusion de la «culture aryenne», et assortit son texte de longues notes de commentaire. Il participe en cela complètement de cette quête du Graal moderne qu’est la recherche d’un berceau de la civilisation occidentale, à laquelle participe nombre d’orientalistes et indianistes de la deuxième moitié du XIXe siècle européen. Nombre des commentaires de Jacolliot, souvent très fantaisistes, sont consacrés à la question des origines des «races» aryennes et sémitiques, et à leurs interactions. Il insiste en particulier lourdement sur le statut des tchandalas, les hors castes, exclus du système pour diverses raisons, et regrette que jusqu’ici l’on n’ait pas pris la peine «d’étudier logiquement l’histoire de la diffusion des races humaines, au lieu d’en être encore, en science, aux fils de Sem, Cham et Japhet…»4. L’une de ses théories principales consiste à soutenir que les tchandalas ont fini, sous la trop grande pression de conditions de vie insupportables, par quitter l’Inde, pour aller se réfugier en Egypte, y donnant naissance aux peuples sémites. Certains de ces passages du texte relatifs à l’histoire des tchandalas sont tout bonnement inventés, ne sont pas numérotés, et nombre d’autres passages du texte sanskrit faisant autorité sont manquants. A partir de sa découverte du texte, Nietzsche ne cessera plus d’y faire référence. Ce qui va retenir son attention sera lié à trois aspects de ses problématiques personnelles: tout d’abord à la critique du christianisme, et par là la différence entre «dresser» et «élever», différence qui correspondra à celle entre religion affirmatrice et religion négatrice, qu’il établit dans Le crépuscule des idoles. D’autre part, cet aspect du Code lui permettra d’approfondir la question du saint mensonge comme moyen de conserver une civilisation, ce en quoi sa lecture de Manou fera écho à celle de Platon.
2 Voir, pour une première approche de la polysémie du terme, l’Encyclopedia of Hinduism, D. Cush, C. Robinson, M. York (éd.), New York, Abingdon 2008. 3 Voir à ce sujet l’article d’A.-M. Etter, «Nietzsche und das Gesetzbuch des Manu», Nietzsche-Studien 16, 1987, pp. 340-352. 4 L. Jacolliot, Les législateurs religieux, Manou, Moïse, Mahomet. Traditions religieuses comparées des lois de Manou, de la Bible, du Coran, du rituel égyptien, du Zend-Avesta des Parses et des traditions finnoises, Paris, Librairie internationale A. Lacroix et Cie Éditeurs 1876, note de la page 450.
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Nietzsche et les Lois de Manou
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Mais Nietzsche n’utilise pas seulement les Lois de Manou pour mettre au jour les défauts du christianisme. Ses analyses les plus précises des valeurs en jeu dans les Lois de Manou seront celles qui seront les plus violemment critiques: elles apparaissent dans une série très dense de fragments posthumes contemporains de cette lecture, fragments qu’il n’utilise qu’en partie dans l’Antéchrist et le Crépuscule des Idoles, alors parfois augmentés de connaissances relatives à l’Inde liées à des lectures antérieures, celle de Paul Deussen et du Système du Vedanta en particulier5.
1. Critique du christianisme C’est donc tout d’abord dans la cadre de sa critique du christianisme que Nietzsche fait intervenir ses références aux Lois de Manou. Un fragment préparatoire de l’Antéchrist disait qu’il était «impossible de ne pas comparer le code de lois indiens avec le code chrétien: il n’y a pas de meilleur moyen de se convaincre intimement de ce qu’il y a d’immaturité et de dilettantisme dans toute la tentative chrétienne»6. Pour essayer de comprendre l’intérêt cette comparaison, le plus éclairant est de commencer par un fragment du printemps 18887, rédigé pendant sa lecture du texte, et dans lequel Nietzsche établit une typologie des religions en fonction de trois critères, qu’il croise: ces religions sont-elles d’origine aryenne ou sémitique, sont-elles issues des classes dominantes ou des classes opprimées, et disent-elle oui [Jasagende] ou disent-elles non [Nein-sagende] à la vie. La religion aryenne «qui dit oui» des classes dominantes est représentée par le Code de Manou; tandis que la religion sémitique «qui dit oui» des dominants est l’Islam, et l’Ancien Testament «dans ses parties les plus anciennes». Du côté des religions qui disent non, on trouve le Nouveau Testament du côté sémitique et des classes opprimées et le bouddhisme du côté des classes dominantes aryennes. Il n’existe pas, écrit Nietzsche, car cela serait «une contradiction dans les termes», de religion aryenne issue des classes opprimées, la particularité de la culture aryenne telle que l’imagine Nietzsche consistant justement à être toujours celle des classes dominantes. Le code de Mahomet et celui de Manou se trouvent donc à la tête de cette typologie (dans laquelle n’apparaît pas de référence à la Grèce antique). Pourquoi Nietzsche considère-t-il les Lois de Manou, en tant que code religieux aryen des classes dominantes, et qui oui à la vie, comme au sommet d’une typologie ? C’est en premier lieu du côté de l’organisation en castes qu’il nous faut regarder pour comprendre comment s’organise cette typologie. Ce que Nietzsche constate d’emblée et qui retiendra son attention (et suscitera également ses critiques, voir ci-dessous, point 3) est le fait que cette division soit fondée sur l’expérience et la nature, et à ce titre soit affirmative. Il note dans un fragment de la même période que: «[…] l’organisation des castes ne 5 P. Deussen, Das System des Vedânta, Nach den Brahma-Sûtra’s des Bâdarâyana und dem Commentare des Çankara über dieselben als ein Compendium der Dogmatik des Brahmanismus vom Standpunkte des Cankara aus, Leipzig, Brockhaus 1883. 6 Fragments posthumes XIV / KSA 13, 15 [24]. 7 Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14 [195].
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fait que sanctionner un état naturel entre plusieurs types physiologiques (caractères, tempéraments, etc.) – elle n’est que la sanction de l’expérience, elle ne la précède pas, et la supprime encore moins... […]»8. La division, puisqu’elle est fondée et justifiée par la nature même de certains types, à l’image des différentes parties d’un organisme (image qui est d’ailleurs celle employée dans les Vedas9 pour expliquer l’origine de la division en castes), est semble-t-il critère de santé d’une civilisation. Dans l’Antéchrist, il force le trait de sa propre interprétation pour bien marquer le contraste avec le christianisme, qui en traitant chacun des membres de sa communauté organique de la même manière que tous les autres, pervertit une structure naturellement différenciée, ce qui ne veut pas encore dire hiérarchisée puisqu’il précise que «dans toute société saine, se détachent, tout en se conditionnant réciproquement, trois types physiologiques soumis à des gravitations physiologiques différentes, dont chacun a son hygiène propre, sa sphère de travail, son propre mode de perfection et de maîtrise. C’est la Nature, et non Manou qui sépare ceux qui vivent avant tout par l’esprit, ceux dont la force est dans les muscles et le tempérament, et ceux de la troisième catégorie, qui ne se distinguent ni d’une manière, ni d’une autre, les médiocres»10. Le code indien se trouve donc à la tête d’une typologie des civilisations parce qu’il chercherait à reconduire dans la société politique et religieuse ce qui existe dans la nature. En ce sens il est le livre d’une religion qui dit oui à la vie, et ne cherche pas à la plier artificiellement à des valeurs idéales qui ne peuvent permettre l’épanouissement des membres de la société qu’il structure. Quant à la hiérarchisation de cette division en types, elle serait elle aussi issue de la nature, ce qui justifie que Nietzsche considère la religion codifiée par les Lois comme une religion des classes dominantes. Dans la société, l’expression de cette hiérarchie des types a lieu via la division du travail. Dans le fragment de 1888 cité plus haut11 Nietzsche écrivait également que «L’organisation des castes repose sur l’observation qu’il y a trois ou quatre catégories d’hommes, destinées et préparées au mieux à une activité différente, et que cette activité leur est attribuée par la division du travail...», pour ensuite détailler le rôle de chacune de ces classes (les brahmanes-prêtres, les guerriers, les artisans, les serviteurs). On voit bien que l’important pour Nietzsche est que cette division du travail n’est pas un idéal, n’est pas l’expression d’un projet, mais est la configuration naturelle issue des différences de complexes pulsionnels et d’états de la volonté de puissance. «La condition première est toujours une véritable ségrégation [Abscheidung] naturelle: la notion de caste ne fait que sanctionner la ségrégation naturelle.» Notons que la naturalité de cette hiérarchie, son fondement organique, éclaire le sens que Nietzsche accorde à la notion de tchandala. Le tchandala est «l’excrément» 8
Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14 [221]. Voir Rg-Veda, X, 90, in Le Veda, textes réunis, traduits et présentés par Jean Varenne, Paris, Les Deux Océans 1967, p. 331. 10 L’Antéchrist, trad. E. Blondel, Paris, GF-Flammarion 1994 / AC, § 57. 11 Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14 [221]. 9
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(l’expression apparaît dans un fragment dans lequel Nietzsche fait la synthèse des analyses de Jacolliot à ce sujet12) d’un certain système, celui qui en est exclu ou est à exclure; ce qui permet de comprendre pourquoi sous la plume de Nietzsche le tchandala peut aussi bien, selon les contextes, apparaître sous la figure du prêtre ou celle de l’esprit libre, puisque tout dépend de l’organisme considéré et de ce que celui-ci a à éliminer pour survivre et croître. La question de la hiérarchie naturelle et celle de l’organisation sociale ne sont donc pas foncièrement différentes. La question qui se pose alors est comment reconduire politiquement ce qui est naturel. Et les Lois de Manou apparaissent à Nietzsche comme une tentative particulièrement intéressante pour permettre ce passage. Le christianisme, à l’inverse, aurait contrarié cette pente naturelle, qui aurait d’après Nietzsche également été suivie dans l’empire romain. La structure politique romaine était destinée à perdurer et surtout conçue pour durer; elle n’en aurait été, au moment de sa disparition, qu’à ses débuts, et le christianisme aurait contrarié son développement et empêché sa progression en l’empoisonnant avec les notions d’au-delà, d’humilité, d’obéissance, d’égalité, entraînant ainsi sa chute, chose que le bouddhisme n’est pas parvenu à faire en Inde13. Il écrit dans l’Antéchrist, à propos des Lois de Manou, qu’il s’agit d’une «législation religieuse dont le but était de “pérenniser” une grande organisation de la société, condition suprême pour que la vie s’épanouisse, – le christianisme, lui, s’est donné comme mission de mettre fin justement à une telle organisation parce qu’en elle la vie s’épanouissait»14. D’après lui, là où le christianisme cherche à «dresser» les individus, le code de Manou est la preuve qu’il est possible de les «élever». Dans les analyses des § 2 et 3 de «Ceux qui rendent l’humanité “meilleure”» du Crépuscule des Idoles, Nietzsche compare sur ce point le christianisme et Manou, en montrant que dresser suppose un idéal d’homme à atteindre, ce qui implique de faire «plier» le caractère des individus, de contraindre ceux-ci à entrer dans le modèle dominant, tandis qu’«élever», tâche que le Code de Manou semble d’être fixée, signifie au contraire tenir compte de la configuration pulsionnelle de l’individu ou du type auquel il appartient, de l’amener à canaliser, à maîtriser ses pulsions, pour l’amener au maximum de ses capacités. Le dressage contraint, limite, l’élevage oriente et encourage, et le mérite fondamental du code de Manou consisterait en ce qu’il s’attache à élever chacun en fonction de sa nature première, c’est-à-dire physiologique. La comparaison que fait Nietzsche entre le code indien et le code chrétien est donc orientée vers cette critique du christianisme qui a insufflé la maladie dans un organisme social qui aspirait à être sain. L’empire romain, qui lui aussi visait à «élever» l’homme, n’est pas parvenu à résister à cette maladie. Et ce qui intéresse alors logiquement et prioritairement Nietzsche concerne la façon dont les législateurs indiens sont parve12
Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14 [190]. Nietzsche pense toutefois que le bouddhisme a effectivement remplacé en Inde le polythéisme hindou et mis fin au système des castes. 14 L’Antéchrist / AC, § 58. 13
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nus à conserver la société intacte. Sur ce point, sa lecture des Lois de Manou enrichit considérablement son appréhension de ce qu’il fustige habituellement sous le nom de «saint mensonge».
2. Saint mensonge Le deuxième point à explorer quant à la lecture que fait Nietzsche des Lois de Manou concerne donc son intérêt pour une civilisation qui aurait su plus que toute autre trouver les moyens de conservation, quels qu’ils soient, de sa structure politico-sociale. Cette préoccupation est ancienne dans ses œuvres, la question ayant déjà été approfondie dans la deuxième Considération inactuelle, à propos de la façon dont Platon a cherché à légitimer les classes: «Platon jugeait indispensable, pour éduquer la première génération des citoyens de sa nouvelle société (dans l’État parfait), de recourir à un vaste mensonge nécessaire: les enfants devraient être amenés à croire qu’ils avaient tous déjà vécu et rêvé quelque temps sous terre, où ils avaient été pétris et formés par l’auteur de la nature. Impossible de s’insurger contre ce passé ! Impossible de s’opposer à l’œuvre des dieux! Ainsi le voulait une loi inviolable de la nature»15. Il tente après sa découverte des Lois de Manou le même diagnostic, concernant l’Inde, du processus qui aurait permis la conservation de cette structure là où Platon a échoué: «A un certain point de l’évolution d’un peuple, sa couche la plus circonspecte, celle qui regarde le plus en arrière et en avant, déclare close l’expérience en fonction de laquelle on doit – c’est-à-dire on peut – vivre. Son but consiste à rapporter la moisson la plus riche et la plus complète possible des époques d’expérimentation et d’expérience mauvaise. Ce qu’il faut donc avant tout empêcher désormais, c’est la continuation de l’expérimentation, la prorogation de l’état labile des valeurs, la mise à l’épreuve, le chaix, la critique des valeurs in infinitum. A cela, on oppose une double muraille: d’une part la révélation, […] d’autre part la tradition»16.
Le fragment préparatoire à ce paragraphe précisait que ces deux justifications sont de «saints mensonges»17, et comparait d’ailleurs à ce titre la construction de ce mensonge par les brahmanes et par Platon, qu’il considère dans ce contexte comme l’héritier des brahmanes et le disciple de Manou18. La révélation, qui donne une origine divine et un caractère parfait à la loi, et la tradition, qui l’inscrit dans un passé immémorial, sont donc proposées comme les justifications mensongères qui permettent à la structure sociale de perdurer, en appeler à la naturalité de la division hiérarchique semblant insuffisamment efficace. Or, on sait que toute interprétation théologique de l’origine du monde et de l’existence en jeu 15
De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie / HL, § 10. L’Antéchrist / AC, § 57. 17 Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14 [113]. 18 Voir par exemple la lettre à Peter Gast du 31 mai 1888 : «Platon même me semble avoir dans les grandes lignes, simplement reçu l’excellent enseignement d’un brahmane», et Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14 [191]: «Platon est tout à fait dans l’esprit de Manou: on l’a initié en Égypte». 16
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dans un saint mensonge religieux a des conséquences qui elles sur le rapport à la vie des membres de la communauté; les valeurs que rivelation et tradition encouragent en constituent la puissance. Si le mensonge permet de faire perdurer un certain type de société, c’est son contenu qui va pour Nietzsche être capital pour son évaluation; le mensonge chrétien, que ce soit celui de la vie après la mort ou celui du péché originel, entraîne un affaiblissement progressif et semble-t-il irréversible des croyants, jusqu’au nihilisme le plus passif. Le type de saint mensonge que proposent les Lois de Manou offre au contraire une lecture du monde qui inclut à un niveau très élevé la responsabilité individuelle, tout en limitant le libre-arbitre, et sans avoir pour cela recours à la culpabilité. La loi du karma, au centre des démonstrations de Manou, implique que l’on recueille dans cette vie les fruits d’actions passées, et que l’on continue, dans la plupart des cas, à semer par ses actions présentes les graines des vies futures. La notion de péché originel n’y existe pas, et blâmer la loi, les lois morales, auxquelles les dieux sont soumis autant que les hommes, n’a a priori aucun sens. Les valeurs véhiculées par les prescriptions du code entraînent donc aux yeux de Nietzsche une possibilité d’affirmation de soi, dans des limites très strictes, celles de la caste, et permettraient aux fidèles de ne jamais sombrer dans le nihilisme puisque sachant avoir un rôle précis, mérité et indispensable dans l’économie globale du monde. A deux reprises Nietzsche précise ce qu’il est important d’évaluer relativement à un mensonge religieux. Il ne s’agit pas d’identifier le mensonge et de le dénoncer comme tel. Les premières phrases des § 56 et 58 de l’Antéchrist, presque identiques, soulignent ainsi que «tout dépend du but [zu welchen Zweck] dans lequel on ment»19, à savoir pour conserver, ou pour détruire, et précise que de ce point de vue le christianisme manque de fins sacrées20. En ce qui concerne les Lois de Manou, il reconnaît que des prescriptions sont porteuses des valeurs d’un «dire oui à la vie», que le code a «une véritable philosophie derrière lui», et qu’«établir un tel code du genre de celui de Manou signifie accorder dorénavant à un peuple l’accès à la maîtrise, à la perfection, – le droit d’ambitionner le suprême art de vivre»21. Le saint mensonge des brahmanes est pour Nietzsche mis au service de l’affirmation de la vie, ce qui lui donne toute légitimité, comme aurait peut-être eu celui de Platon. Contrairement au christianisme que fustige Nietzsche, qui postule la faiblesse, sous la forme de l’humilité par exemple, comme valeur des valeurs, les Lois de Manu proposent un saint mensonge qui présente une utilité, celui d’attribuer à chacun une place dans un ensemble cohérent dont les parties s’imbriquent parfaitement (à l’exception notable des tchandalas, trop malades, au sens d’affaiblis, pour être intégrés au système). En termes socio-religieux, Nietzsche n’ignore pas que la mémoire de cette révélation et des dogmes de la tradition sont de la responsabilité de la plus haute caste, celle 19 20 21
L’Antéchrist / AC, § 58. L’Antéchrist / AC, § 56. L’Antéchrist / AC, § 57.
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des brahmanes. Nés au sommet de l’échelle sociale et spirituelle grâce aux mérites accumulés dans leurs vies passées, ils incarnent à la fois l’élite spirituelle et l’élite sociale, comme seuls intermédiaires entre les dieux et les hommes. Ils sont les seuls à pouvoir espérer accéder à la libération du cycle des réincarnations dès cette vie, et leur quête est favorisée par l’ensemble de la société. Nietzsche écrivait à leur propos dans Pardelà bien et mal, alors qu’il était déjà familiarisé avec certains points de la philosophie du Vedânta via la lecture de Deussen: «[…] à l’aide d’une organisation religieuse, [les brahmanes] s’attribuèrent le pouvoir de donner ses rois au peuple tout en se tenant et en se sentant eux-mêmes à l’écart et à l’extérieur, en hommes appelés à des tâches supérieures et plus que royales»22.
Il sait aussi que la tâche des brahmanes consiste à justifier l’organisation en incarnant cette perfection. Et c’est de ce dernier point, aussi curieux que cela puisse paraître, que vient la critique la plus virulente de Nietzsche à l’égard du système indien. Car si la codification sociale prescrite par les Lois de Manou est fondée en nature, les brahmanes ont recours, pour asseoir et justifier dans le temps cette structure, à un appel à la transcendance (origine des castes) et à une interprétation morale d’une loi naturelle à laquelle il va s’agir avant tout d’obéir.
3. Loi de la nature et loi morale La critique la plus construite de Nietzsche touchant ce qui est véritablement à l’œuvre dans les Lois de Manou apparaît dans des analyses faites au cours de sa lecture du livre de Jacolliot, qui n’ont pas été utilisées dans leur intégralité dans des publications. Dans ces œuvres publiées, le Code indien est principalement utilisé comme arme contre le christianisme (dans l’Antéchrist) et pour approfondir la question du contraste entre la morale du dressage et celle de l’élevage (dans le Crépuscule des idoles). Dans un certain nombre de fragments du printemps 1888, Nietzsche livre des points de vue plus nuancés et procède à une analyse généalogique interne au système lui-même. Nietzsche critique le saint mensonge indien en ce que malheureusement il ne peut avoir la force de cimenter durablement la société qu’en faisant appel à la transcendance. Il note: «Ici, la condition première est toujours une véritable ségrégation naturelle : la notion de caste ne fait que sanctionner la ségrégation naturelle. La sainteté de la famille, la solidarité des générations et des sexes, est la condition de tout l’édifice: – par conséquent, il faut qu’elle soit entièrement transposée dans le transcendant»23. Il est vrai que dans le Code la référence au transcendant, sous la forme de la loi du dharma et celle du karma, est constante, bien que ces lois soient tout aussi immanentes que transcendantes. Mais, de plus, le texte de Jacolliot, contrairement à d’autres traductions, présente la création du monde et de ses lois comme étant l’œuvre 22 Par-delà bien et mal, trad. P. Wotling, Paris, GF-Flammarion 2000 / JGB, § 61. Nietzsche lit Das System des Vedànta en 1884. 23 Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14 [221].
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d’un démiurge, ce qui n’est pas exactement le cas. Il écrit par exemple, livre I: «C’est ainsi que Brahma a établi, du végétal à l’homme […] la série des transmigrations.», alors que Loiseleur-Deslongchamps, traducteur plus fiable, traduit ce passage par: «Telles ont été déclarées, depuis Brahmâ jusqu’aux végétaux, les transmigrations qui ont lieu dans ce monde effroyable, qui se détruit sans cesse»24, ce que d’autres traducteurs confirment. La nuance est de taille; Jacolliot a considérablement orienté sa traduction vers une personnification du créateur, quand le texte parle en réalité d’une loi sans origine à laquelle serait également soumis le plus puissant des dieux. Reste que cette référence à une loi transcendante et immuable et à un certain type de devoir est bien centrale dans la démonstration de Manou et l’établissement du saint mensonge indien. Et Nietzsche perçoit bien que par ce biais tout le système peut être déséquilibré, puisque dès lors que la division hiérarchisée des types physiologiques n’est plus seulement envisagée comme l’expression naturelle du fonctionnement social humain, synthétisée par les plus sages en un code juridique, mais se justifie comme transposition mondaine de normes transcendantes, la morale est réintroduite, qui exige non plus en priorité d’être ou de devenir ce que l’on est, mais d’obéir à une loi imposée de l’extérieur. C’est-à-dire que Nietzsche perçoit que le dharma, notion que nous avons définie, bien que trop brièvement, comme recouvrant à la fois le devoir moral et la nature même des choses et des relations, dans le cadre des Lois de Manou, exige avant tout des membres du système une obéissance inconditionnelle aux brahmanes (le code précise bien, Livre XII, 108, que pour tout ce que le code ne dit pas expressément, on doit s’en remettre à l’interprétation et à la décision des brahmanes orthodoxes), faisant passer au second plan, voire occultant, la naturalité de la division. Nietzsche écrit ainsi, dans un fragment assez long dans lequel il critique le Code, que dans le cadre de celui-ci «Il faut vivre en conformité absolue avec la loi: ce qui est raisonnable est fait parce qu’on vous l’ordonne; l’instinct le plus conforme à la nature est assouvi parce que la loi l’a prescrit25», et encore que s’opère dans le code une «réduction de la Nature à la morale», extrêmement problématique. Nietzsche regrette que dans le Code, en réalité: «il n’y a pas d’effets naturels – la cause est le Brahman [das Brahman]»; le Brahman (au neutre) est le principe ultime, non personnifié, de toute réalité, concept avec lequel Nietzsche est familiarisé depuis sa lecture du Système du Vedânta de Deussen, et auquel il fait à plusieurs reprises directement référence dans La généalogie de la morale, en forçant la personnalisation26. En conséquence de quoi, le Code devient une «école de l’abêtissement», ou encore une «couveuse de théologiens», et le mensonge, qui aurait pu servir la conservation de l’organisation, n’est plus, comme Nietzsche le note dans un autre fragment, qu’un «substitut et renfort de la puissance, – une nouvelle conception de la “vérité”»27.
24 A. Loiseleur-Deslongchamps, Lois de Manou – Manava-dharma-Sastra, Paris 1883, réedition Paris, Éditions d’aujourd’hui (collection Les introuvables) 1976, I, 50. 25 Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14 [203], de même pour les passages qui suivent. 26 L’indianisme du XIXe souffre de la proximité des termes Brâhma (le dieu créateur de la triade hindoue, auprès de Vishnou et Shiva) et Brâhman, le principe neutre, nature ultime de toute réalité. 27 Fragments posthumes XIV / KSA 13, 15 [45].
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La naturalité (réelle pour Nietzsche) de la division en castes ou classes est donc au fond trahie par le fait que les brahmanes, comme caste dominante et interprétants de la loi, se retrouvent parlà en mesure d’utiliser le code à leur avantage exclusif. En moralisant la loi du dharma, et en incarnant cette norme morale parfaite, ils se donnent le pouvoir de dominer dans tous les domaines. La réintroduction de la loi comme loi morale représente un danger considérable pour le système, puisque si l’origine de la loi doit être discutée, elle le sera non plus du point de vue de la naturalité empirique (comme respect de mouvements naturels, preuves de santé), mais du point de vue de son origine transcendante, ce qui a entre autres pour conséquence de poser comme une intention à l’origine de cette loi (le Brahman, qui de principe neutre peut se voir facilement hypostasié), et d’ainsi renforcer la puissance de ceux que la nature porte aux tâches spirituelles, les brahmanes, intermédiaires privilégiés entre les dieux et les hommes des castes inférieures. Ce processus est pour Nietzsche loin d’être inconscient. Au contraire, il reposerait sur «la réflexion la plus froide […], cette même sorte de réflexion qu’avait un Platon lorsqu’il imagina sa “République”»28. Du point de vue de la caste supérieure, cette façon de mentir sur le fondement de la nécessité de l’obéissance à la loi est l’expression de la volonté de puissance, mais une volonté de puissance qui se pervertit, au contact de la loi morale, en volonté de domination. Le saint mensonge de Manou renforce ainsi la puissance des brahmanes orthodoxes, gardiens et interprètes de la loi, et fait d’eux de simples prêtres, bien plus qu’il ne préserve leur rôle de garants du respect de la naturalité et de l’adéquation de la structure sociale à l’expérience empirique de la vie en communauté. La caste dominante se laisse ainsi prendre au jeu de la domination, et le saint mensonge ne sert plus qu’à légitimer un pouvoir social et religieux abusif. Les brahmanes eux-mêmes peuvent avoir incorporé ces normes, et ainsi être dupes d’un saint mensonge qui aurait au départ été établi, à l’image de celui élaboré par Platon, en toute conscience : «ce qui était encore mensonge chez le père devient conviction chez le fils»29, et Nietzsche soupçonne les brahmanes de croire en leur propre supériorité morale et en leur légitimité à dominer. Dans le fragment du printemps 1888 cité plus haut (15 [45]), qui est également annoncé comme une critique du code de Manou, Nietzsche qualifie les brahmanes d’«espèce sacerdotale qui se sent norme, pointe extrême, plus haute expression du type humain: c’est d’elle-même qu’elle tire la notion de ce qui est “meilleur”», qui «croit à sa supériorité, et la veut aussi dans les faits» et dit encore que l’établissement de la domination passe par «la domination de notions qui mettent dans le clergé un non plus ultra de puissance». Les brahmanes oublient que c’est seulement par nature qu’ils sont supérieurs, se sentent légitimés pour fixer eux-mêmes les objectifs moraux à atteindre, et le saint mensonge finit ainsi par avoir l’effet inverse de celui pour lequel il a été imaginé, puisqu’en cherchant à plier la nature à la morale au lieu de permettre l’inverse, il met la puissance naturelle au servi-
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Fragments posthumes XIV / KSA 13, 15 [45]. L’Antéchrist / AC, § 55.
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ce de la morale, et cette dernière au service de la domination des prêtres. Au lieu de conserver une organisation vivante, l’interprétation théologique du monde proposée par les Lois de Manou fige ainsi la naturalité de l’expérience en norme morale fixe immuable qui ne peut être atteinte que par une obéissance absolue à la loi. On constate ainsi que les Lois de Manou ont bien pour Nietzsche originellement vocation à «élever» l’homme plus qu’à le «dresser», qu’elles sont correctement fondées, reconnaissant dans la nature les différents types physiologiques qui la constituent comme autant d’expressions différentes de la volonté de puissance, et que leur pérennité est inégalée, l’empire romain lui-même ayant péri sous les coups du christianisme. Mais elles échouent à conserver une organisation sociale saine en ce que du point de vue des classes qui la constituent comme des individus qui composent ces classes, le système ne semble pouvoir perdurer qu’en étant intériorisé sous la forme de l’obéissance morale, via un détour par la transcendance. Ce qui est problématique dans le mensonge religieux indien n’est donc pas qu’il soit un mensonge, mais qu’il soit saint, c’est-à-dire qu’il cherche finalement à fixer une vérité, sous la forme d’un dogme religieux, d’une vérité métaphysique et d’un modèle moral dont les gardiens exclusifs sont eux-mêmes dupes. Nietzsche cherche assurément des moyens de favoriser et conserver une organisation sociale stable, saine, et qui préserve du nihilisme (christianisme, socialisme, anarchisme) et de la tyrannie de la domination aveugle, celle des prêtres en particulier. Les notes prises pendant la lecture des Lois de Manou, et l’utilisation qu’en fait Nietzsche dans les œuvres publiées, sont éclairantes en ce qu’elles permettent de mettre au jour certains des effets que Nietzsche cherche à avoir sur ses lecteurs, mais aussi nous permettent de mettre en lumière certaines des préoccupations de Nietzsche en 1888. Sans pouvoir dire si en lisant les Lois de Manou, Nietzsche cherche à approfondir un projet politique propre, nous savons tout au moins que cette lecture lui permet de préciser un certain nombre de détails quant aux valeurs à favoriser et aux écueils dans lesquels risque de tomber toute organisation sociale et politique. La «grandiose organisation sociale»30 indienne s’avère être trop rigide, mais elle serait pour Nietzsche la source de la tentative de Platon et le point de départ de divers essais pour faire correspondre les systèmes politiques à la réalité humaine physiologique, en adéquation avec l’hypothèse de la volonté de puissance.
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Abstract Nietzsche’s discovery, in the spring of 1888, of The Laws of Manu, in Jacolliot’s French very controversial translation, happens at a moment of his philosophical production where the question of politics, or, as we should maybe rather say, the question of an adequacy of the values conveyed by political organizations to the reality of human physiology, is for him bigger than ever. In his last published works, he “uses” the text in different ways, the most apparent use being the critic of the values of Christianity. As a supposed natural hierarchy, the hierarchy and duties of the casts exposed in The Laws of Manou appears in The Antichrist as a model of the transmission of the natural human abilities to the political and social life. But is soon appears that Nietzsche also develops other reflections about the Indian antique code of law in itself, without any comparison. His interest, this aspect appearing nearly exclusively in the Nachlass, goes to the foundation and consequences, in terms of values, of this hierarchy based on the “holy lie” he was already questioning in Plato’s work. We are here trying to highlight how Nietzsche’s reading of The Law of Manu shows his interest in terms of politics at the end of his productive period, and how the “use” he makes of the text is maybe the best example of Nietzsche acuteness to denounce the type of lie that supports most political systems. La découverte par Nietzsche, au printemps 1888, des Lois de Manou, dans la traduction française très controversée de Louis Jacolliot, intervient à un moment de sa production philosophique où la question du politique, ou, peut-être devrions dire celle de l’adéquation des valeurs véhiculées par les organisations politiques à la réalité de la physiologie humaine, est pour lui plus importante que jamais. Dans ces dernières œuvres publiées, Nietzsche «utilise» le code de Lois indiens de différentes manières, la plus apparente étant son utilisation dans le cadre de la critique des valeurs chrétiennes. En tant que hiérarchie censée être naturelle, la hiérarchie des castes développée dans les Lois de Manou apparaît dans l’Antéchrist comme un modèle de transmission des capacités naturelles à la vie sociale et politique. Mais il apparaît vite que Nietzsche développe également d’autres réflexions relatives à l’antique code de lois indien, cette fois pour lui-même, sans aucune comparaison. Son intérêt, cet aspect apparaissant presque exclusivement dans le Nachlass, va à la question du fondement et des conséquences, en termes de valeurs, de cette hiérarchie, fondée sur le «saint mensonge» qu’il questionnait déjà dans l’œuvre de Platon. Nous essayons ici de mettre en valeur la façon dont la lecture que fait Nietzsche des Lois de Manou montre son intérêt pour les systèmes politiques à la fin de sa période productive, et la façon dont les «usages» qu’il fait du texte est peut-être le meilleur exemple de l’acuité de Nietzsche à dénoncer le type de mensonge sur lequel reposent la plupart des systèmes politiques.
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Entre l’éthique et la politique: la condition de l’action chez Nietzsche Vânia Azeredo
Il est vrai que pour la plupart des commentateurs, Nietzsche n’est pas un penseur politique. Nous rencontrons néanmoins, dans ses textes, des références directes à la politique, ainsi qu’une distinction entre ce qui doit être recherché, à savoir la grandeur et la singularité, et ce qui devrait au contraire être évité, à savoir la «médiocrité» du «troupeau». Nietzsche affirme la nécessité d’une grande individualité, à titre de dimension majeure de l’agir humain, qui consisterait en un mode d’action qui rejetterait la règle en faveur de l’exception. C’est dans cette perspective que la physiologie est présentée comme une ligne maîtresse qui rendrait possibles et viables une culture et une humanité supérieures, qui supposent en effet d’exclure ce qui contribue à la dégénérescence de la vie. Dans le même temps, la question du pouvoir est renvoyée à la capacité de s’imposer, comme l’indique le texte suivant: Plus naturelle est notre position in politicis: nous y voyons des problèmes de la puissance, du quantum de puissance contre un autre quantum. Nous ne croyons pas à un droit qui ne reposerait pas sur la puissance de s’affirmer: nous éprouvons tous les droits en tant que des conquêtes1.
Cette évocation d’une dimension politique qui implique de penser un pouvoir, un règne de l’individualité à titre de résultat d’un quantum de force nous invite à réfléchir l’éthique et la politique dans la pensée de Nietzsche, dans la perspective d’un refus de tout fondement ultime de l’action. On ne saurait attendre de Nietzsche qu’il apprécie l’action politique à partir de la considération de ce qui est moralement juste ou bon, puisqu’il remet en cause un tel mode d’évaluation: mais il faut avec Nietzsche repenser l’éthique et la politique à nouveaux frais, à partir de perspectives nouvelles qui tout à la fois les rapprochent l’une de l’autre, et les éloignent de leurs conceptions traditionnelles. Ainsi, nous comptons démontrer le caractère indissociable de l’éthique et de la politique, à partir de la considération de la singularité de l’action dans la pensée de Nietzsche. Cette édude cherche en effet à montrer que la philosophie nietzschéenne permet de penser l’action de manière spécifique, et qu’elle aboutit à soustraire l’éthique comme la politique à toute possibilité de fondement. L’action est reconduite à une dimension profonde et non consciente, qui dirige son déroulement. Toute production humaine est alors comprise en tant que résultat d’un univers instinctif, qui s’oppose à l’idée d’une possible justification de l’action. Que l’agir soit d’abord compris à partir de l’hypothèse d’une réflexion personnelle, c’est-à-dire pensé en tant que produit d’une 1
Fragments Posthumes XIII, p. 132 / KSA 12, 10 [53].
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décision de la conscience ou du sens moral; ou qu’il soit compris à partir de son contexte social, c’est-à-dire en tant qu’expression des constituants du lien social; il est toujours renvoyé cependant à des instances infra-conscientes, à titre de régents effectifs de l’action. Dans les deux cas, qui sous-tendent l’ensemble de l’interprétation de «l’agir», c’est-à-dire à la fois dans le cas de l’action envisagée de manière singulière, et dans le cas d’une réflexion sur la société, la mise en évidence d’instincts multiples et mobiles qui régissent l’éthique et de la politique rend possible l’affirmation que cellesci existent, en effet, sans raisons. Commençons par rappeler quelle est, selon Nietzsche, la relation entre la survalorisation de l’esprit et le rôle des instincts dans toute production théorique. Reprenant des termes philosophiques, il déclare que «la plus grande part de la pensée consciente d’un philosophe est clandestinement guidée et poussée dans des voies déterminées par ses instincts»2. Nous comprenons que Nietzsche entend, d’un côté, montrer l’impossibilité que l’esprit soit seul responsable des élaborations théoriques qui se font jour au sein des philosophies les plus variées et, de l’autre, indiquer l’absence d’objectivité de ces mêmes productions, puisqu’elles proviennent de l’imposition d’une perspective, puisqu’elles consistent en une interprétation qui renvoie au monde des instincts à titre de sources productrices effectives. Il peut ainsi aller jusqu’à affirmer dans Par-delà bien et mal que toute grande philosophie ne fut que «l’auto-confession de son auteur et des sortes de mémoires* involontaires et inaperçues»3. Nous comprenons qu’en utilisant les expressions involontaire et inaperçu comme prédicats de la production théorique, il indique quelle est la vanité de toute prétention à l’objectivité et à l’auto-détermination, puisque le principe qui les rendrait possibles demeure absent en l’homme. Considérant que la production philosophique suppose l’absence de toute volonté, et l’inexistence de tout choix délibéré dans son élaboration, Nietzsche met plutôt en évidence sa détermination instinctive puisque, dans la perspective qui est la sienne, toutes les évaluations sont le résultat des conditions d’existence, et s’altèrent donc lorsque ces conditions mêmes se trouvent modifiées. Selon lui, chaque pensée, chaque sensation, chaque volition doit être pensée comme un état global qui résulte de la corrélation des forces actuelles de tous les instincts, et leur naissance ne dépend pas d’un instinct determiné. La pensée qui s’ensuit manifeste l’altération de l’organisation des forces dans leur ensemble. L’argumentation nietzschéenne bouleverse donc radicalement la compréhension de la pensée en ramenant l’élaboration de la connaissance, ou encore l’établissement des normes juridiques et éthiques, ainsi que les jugements esthétiques, à la hiérarchie des pulsions qui régit le philosophe. Toute production humaine est renvoyée au plan non conscient des impulsions. Il est important de signaler, à titre de point de départ des analyses de Nietzsche, que penser, vouloir et sentir ne proviennent pas la diversité des facultés qui constitueraient l’homme, mais de l’introduction de l’idée de règne, c’est-à-dire de l’idée d’une organisation hiérarchisée de la multiplicité des impulsions, des forces, ou en d’autres 2 Par-delà bien et mal, trad. P. Wotling, Paris, Garnier-Flammarion 2000 / JGB, § 3. Voir aussi les Fragments posthumes X / KSA 11, 26 [92]; et Fragments posthumes XI / KSA 11, 38 [1]. 3 Par-delà bien et mal / JGB, § 6.
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termes des volontés de puissance, qui correspondent à telle ou telle organisation humaine. C’est en ce sens qu’il affirme que «Des jugements de valeur sont impliqués dans toutes les fonctions de l’être organique»4, car ce qui évalue constamment, ce sont les pulsions, les forces, les volontés de puissance. La même argumentation vaudra pour les concepts d’esprit, d’intellect et de raison qui jouent un rôle dans les élaborations humaines les plus variées, sur le plan individuel comme sur le plan social, en matière d’éthique comme de politique. Tous sont repensés come les instruments de la hiérarchie des pulsions de ce que Nietzsche appelle parois le «tyran» en nous: «A notre pulsion la plus forte, au tyran qui nous habite se soumet non seulement notre raison, mais même notre conscience»5. Or, ceci conduit mettre en question la pertinence de la justification et du fondement de la praxis à partir des raisons universelles pour envisager au contraire, comme c’est notre hypothèse, celle de l’affirmation, par l’auteur de Ainsi parlait Zarathoustra, de l’impossibilité d’un tel fondement. Nous découvrons ici les premiers éléments qui permettent de renvoyer «l’agir» à la sphère du non-sens initial, de ce qui est dénué de raisons préalables, à la dimension indubitable du manque absolu de fondements, c’est-à-dire, à l’inverse des exigences inhérentes à l’ensemble de la tradition – entendue de Platon à Hegel –, à l’idée que tout existe sans raison, sans cause. Ce n’est que de cette façon que l’on découvrira selon nous les conditions de possibilité effectives d’une réflexion sur l’éthique et la politique à partir de Nietzsche. Il faut tirer les conséquences du bouleversement radical que Nietzsche opère à l’égard du concept d’action. Partons de la perspective nietzschéenne qui abolit résolument la délibération de ce qu’on pourrait nommer la compétence humaine. Le philosophe met à l’écart la question de la valeur de l’action, à la fois en démontrant l’impossibilité d’une position objective permettant de juger de l’action, et en mettant en évidence la superficialité de la conscience, que l’on prétend instituer en juge de l’action. Deux questions sont déterminantes à cet égard, à savoir celle de l’impossibilité de connaître l’origine tout autant que la fin de l’action, et/ou celle de sa compréhension comme explosion de force. Ces questions se rejoignent en dernière analyse, car c’est justement pour comprendre l’action comme explosion de force, que Nietzsche pose son origine et sa fin comme indéterminées. Il n’existe rien de préalable, que l’on puisse assigner à l’action à titre de motif premier. Pour Nietzsche, les concepts de fin et de motif ne sont rien de plus que des erreurs, issues du besoin humain de rendre les choses compréhensibles, de les expliquer. C’est parce que l’on cherche à la fois à déterminer et à comprendre l’agir, que l’on établit la croyance, soit à l’existence d’une intention, soit à celle d’une fin de l’action, à titre de mobiles internes. Lorsqu’il affirme qu’une telle «croyance est erronée: le but, le motif sont des moyens de nous rendre un événement compréhensible et accessible à l’action»6, le philosophe veut, d’une part, dissoudre une telle croyance et, 4
Fragments Posthumes X / KSA 11, 26 [72]. Par-delà bien et mal / JGB, § 158. 6 Fragments posthumes XI / KSA 11, 34 [53]. On trouve une argumentation similaire dans les textes posthumes d’automne 1887-mars1888, cf. Fragments Posthumes XIII / KSA 12, 10 [46]; et de 1888-1889, cf. Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14 [185], 15 [72], et 15 [92], entre autres. 5
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d’autre part, rendre à l’action son innocence intrinsèque. Celle-ci se manifeste lorsqu’on renonce à la croyance qu’il y aurait une délibération à l’origine de l’action. Or, c’est justement le refus de la croyance en l’existence d’une délibération, que permet d’accomplir la compréhension nouvelle de l’action comme explosion de force, qui est elle-même rendue possible par le renvoi radical de l’agir à des déterminations non conscientes. L’examen des investigations que conduit Nietzsche, tant à l’égard de la valeur de l’action mesurée à l’aune de ses conséquences ou de sa provenance, qu’à l’égard des états qui en sont les corrrélats – plaisir et déplaisir –, montre que ces différents éléments ne suffisent pas à élucider le problème de la valeur de l’action, puisque ces analyses elles-mêmes mettent en évidence une impossibilité, à savoir: celle de la connaissance de l’action. Lorsqu’il examine les explications qui s’intéressent surtout aux conséquences de l’action, le philosophe cherche à montrer l’inconsistance des formulations utilitaristes. On trouve ce type d’argumentation par exemple dans les Fragments Posthumes de 1888, dans lesquels il demande: «Mais connaît-on les conséquences?»7; ainsi que dans La généalogie de la morale, où Nietzsche, examinant la double provenance des jugements de valeur moraux, réfute l’explication anglaise qui suppose l’existence d’un lien entre l’action et ses conséquences. En ce qui concerne les états annexes susceptibles de constituer des moyens de déterminer la valeur de l’action, il s’avère que, selon Nietzsche, ils l’accompagnent, mais ne la déterminent guère. Il faut rappeler que, selon lui, plaisir et déplaisir sont des résultats, qui expriment un sentiment d’accroissement ou diminuition de puissance. Les sentiments d’agrément et de désagrément ne sont pas sous-jacents à l’aspiration ellemême, puisque le vouloir ne peut pas vouloir autre chose que ce qu’il veut: il veut plus et, tandis qu’il veut de cette façon, il peut conduire à éprouver des sensations de plaisir ou déplaisir sans qu’il y ait là aucune intentionnalité ni aucune finalité. Nietzsche s’éloigne ainsi non seulement du préjugé qui veut que le plaisir et le déplaisir soient des mobiles, puisqu’ils ne sont pour lui que des phénomènes secondaires, mais aussi de la dépréciation usuelle du déplaisir, puisqu’il considère que celui-ci peut jouer le rôle d’un excitant (d’un stimulus) à l’égard de l’accroissement de la puissance. En un sens, plaisir et déplaisir accompagnent la visée des forces dans la lutte pour davantage de puissance, non pas en déterminant la nature ou le déroulement du combat, mais plutôt la disposition des adversaires. De là, il déclare que toutes les fonctions saines de l’organisme ont ce besoin, – et tout l’organisme […] est un tel complexe de systèmes luttant pour la croissance de sentiments de puissance8.
7
Fragments Posthumes XIV / KSA 13, 14 [185]. Fragments Posthumes XIV / KSA 13, 14 [174]. Il est intéressant d’observer que Nietzsche fait allusion dans le même texte à la présence, dans le déplaisir, d’une catégorie spéciale, à savoir celle de l’épuisement, qu’on ne doit pas confondre avec le déplaisir comme stimulus de la volonté de puissance. Dans le premier cas, il s’agit d’une impossibilité d’opposer une résistance, il reste vaincu; dans le second, il s’agit du défit auquel on résiste, consistant en une augmentation d’excitation de puissance: «on a confondu le déplaisir avec une catégorie spéciale du déplaisir, avec l’épuisement: celui-ci représente une profonde diminuition et dépression de la volonté de puissance, une perte évaluable de force. Cela veut dire qu’il y a du déplaisir comme excitant pour augmenter la puissance, et déplaisir après un gaspillage de puissance: dans le premier cas un stimulus; dans le second, la conséquence d’une irritation excessive...». En effet, pour le philosophe, «n’importe quelle victoire, n’importe quel sen8
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Par ailleurs, la croyance en l’intentionnalité implique également le projet d’une interprétation qui conduit à une évaluation restrictive et, selon Nietzsche, incorrecte, de l’action. L’homme n’aurait pas compétence à déterminer l’intention qui fait mouvoir chaque action, puisque ce mouvement n’est rien d’autre que l’action elle-même. L’affirmation nietzschéenne d’une impossibilité de dissocier l’«être» et le «faire» a des conséquences importantes quant à la construction tant de l’éthique que de la politique, puisque ceci permet de rejeter les propos qui se fondent sur une telle dissociation, et qui condamnent ou attribuent une valeur à l’agir en se rapportant à l’intention de l’agent. Quelle que soit la dénomination attribuée à cette croyance en la réalité de mobiles existant dans l’esprit préalablement à l’action, ceux-ci ne doivent être envisagés que comme éléments d’un processus plus vaste; cette dénomination ne fait jamais qu’exprimer la force retenue et prête à se décharger dans une action quelconque, action qui, en ce sens, se libère des intentions, des fins et des moyens conscients. Dans Par-delà bien et mal, en annonçant une période extramorale, justement du fait de la mise à distance de telles conceptions, le philosophe affirme: Bref, nous croyons que l’intention n’est qu’un signe et qu’un symptôme qui a d’abord besoin d’une interprétation, en outre un signe qui veut dire bien trop de choses, et donc, considéré absolument à part, presque rien9.
En établissant une distinction entre deux espèces de causes, à savoir entre «la cause de l’agir de la cause de l’agir de telle ou telle manière, de l’agir-dans-cette-direction, de l’agir-en-visant-ce-but», Nietzsche met en évidence les confusions qui tiennent à l’attribution, à telle manière d’agir, de la cause de l’agir. A propos du premier type de cause, on trouve l’interprétation de l’agir comme explosion de force: La première espèce de cause est un quantum de force accumulée qui attend d’être utilisée de n’importe quelle manière.
A propos du second, Nietzsche évoque une manifestation secondaire, de surface: la seconde espèce est en revanche quelque chose de tout à fait insignifiant comparé à cette force, un petit hasard la plupart du temps, conformément auquel ce quantum se “déclenche” désormais d’une manière unique et déterminée10.
Or, en utilisant le mot «cause», en général exclu de son champ sémantique, Nietzsche veut à vrai dire montrer que la cause, en tant que possible mobile, est le mouvement même, c’est-à-dire une quantité donnée d’énergie qui éclate en un moment déterminé; la cause de l’action est, ainsi, l’action elle-même. Une fois de plus, ce qui est en jeu ici c’est la nécessité de comprendre l’agir comme explosion de force, qui n’est ni intentionnelle, ni orientée vers une fin. D’où la comparaison entre la cause d’une manière particulière d’agir, et la relation entre les allumettes et le baril de poudre à canon. Les allumettes sont de l’ordre des simples «petits hasards»:
timent de plaisir, n’importe quel évènement présuppose une résistance vaincue » et, en ce sens, la présence du déplaisir comme obstacle que la volonté doit franchir pour vaincre une résistance. 9 Par-delà bien et mal / JGB, § 32. 10 Le Gai Savoir, trad. P. Wotling, Paris, Garnier-Flammarion 1997 / FW, § 360.
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Je mets au nombre de ces petits hasards et allumettes toutes les soi-disant “fins”, comme aussi les bien plus soi-disant encore “vocations d’existence”: elles sont relativement gratuites, arbitraires, presque indifférentes par rapport au formidable quantum de force qui fait pression, comme on l’a dit, pour être consumé d’une manière quelconque11.
Du fait de cette modification de la perspective d’évaluation, le caractère non intentionnel de l’action se trouve réhabilité, puisque ce qui appartient à la surface et non à la profondeur de la force, prend en effet les rênes de l’agir: Qu’une action se déroule conformément à un but est souvent le cas: mais le but ici n’est pas cause mais effet des mêmes processus qui ont conditionné l’action proprement dite12.
Nous comprenons que le refus de penser une cause de l’agir ainsi que la la confirmation de la distinction entre une dimension profonde et une autre, superficielle, de l’action, requièrent la révision du statut de l’action politique et éthique en termes de rejet du fondement. On observe qu’il y a bien ici, une distinction, chère à Nietzsche, entre la profondeur et la surface. L’aspect superficiel de l’action implique pour le philosophe de rendre communs, à travers la parole, les états vécus. La dimension profonde de l’action suppose au contraire des processus indéterminés, méconnus, inintelligibles, à l’œuvre dans la lutte de ce qu’il nomme les pulsions, les forces, la ou les volontés de puissance. Ces instances profondes sont exprimées au travers de modes de discours variés, elles ne se laissent pas vulgariser et ne peuvent être traduites au moyen d’un langage reçu et visant à partager ou rendre commun; elles interdisent au contraire tout accès à leur domaine propre par la voie de la seule conscience. Il ne saurait en effet y avoir rien de personnel dans la conscience, selon Nietzsche, puisque la conscience s’est développée en vertu des nécessités de la communication, puisqu’elle est en conséquence intrinsèquement liée au réseau de la communication et de l’utilité. On aperçoit ici une specificité de la compréhension nietzschéenne du penser, et de l’être conscient de ce penser: l’homme, comme toute créature vivante, pense continuellement, mais ne le sait pas; la pensée qui devient consciente n’en est que la plus infime partie, disons: la partie la plus superficielle, la plus mauvaise13.
11
Le Gai Savoir / FW, § 360. Fragments Posthumes X / KSA 11, 27 [34]. 13 Le Gai Savoir / FW, § 354. En réalité, l’affirmation que l’organisme vivant pense continuellement remonte à Leibniz; par l’exposition de sa métaphysique des Monades, il se référe à ce penser constant: «L’état passager, engageant et représentant la multiplicité dans l’unité ou substances simples, est précisement ce qu’on appelle Perception, qui doit se distinguer de l’aperception ou de la conscience [...]. Ceci a été le point que les Cartésiens ont raté, en dépréciant les perceptions inaperçues», dit dans le texte Monadologia. (G. Leibniz, Monadologia. In: Coleção Os pensadores, Trad. Marilena Chaui, São Paulo, Abril Cultural 1983, p. 106). Effectivement Leibniz, en exposant sa compréhension d’un monde dynamique dans lequel les substances simples, les monades, se déplaceraient constamment comme des forces vivantes, attribue à ces forces les perceptions non perçues et, en cela, anticipe l’idée nietzschéenne concernant un penser constant dont nous n’avons pas conscience. Alors même qu’il y a des différences marquantes entre la force leibnizienne, sans portes et sans fenétres, et la force nietzschéenne, toujours en relation avec une autre force, en termes des perceptions inaperçues il y a une proximité et, en un certain sens, une anticipation de la pensée nietzschéenne. Le philosophe de Sils Maria l’admet lui-même en citant Leibniz dans le même aphorisme: «Le problème de la conscience (plus exactement: de la prise de conscience ne nous apparaît que lorsque nous commençons à saisir dans quelle mesure nous pourrions nous passer d’elle: et c’est à ce commencement de compréhension que nous conduisent aujourd’hui la physiologie et la zoologie (qui ont donc eu besoin de deux siècles pour rallier le soupçon anticipateur de Leibniz)». 12
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La position de cette distinction entre la pensée, qui ne se sépare pas du vouloir et du sentir, et le fait d’être conscient de cette pensée, revient à opposer diamétralement profondeur et surface. Dans le premier cas, se trouve également mise en évidence par là l’impossibilité de toute communication; tandis que dans le second cas seulement on trouve la possibilité d’une vulgarisation et d’un «rendre commun». Cette impossibilité d’une appréhension et d’un partage des processus qui se déroulent en profondeur par le biais de la communication implique alors que la conscience ne saurait en aucun cas juger d’une action: En réalité, la conscience réprouve une action parce que celle-ci a déjà été réprouvée depuis longtemps. Elle ne fait que répéter: elle ne crée pas de valeurs14.
Il faut rappeler en effet que Nietzsche relie le développement de la conscience, le phénomène de la «prise de conscience de soi», au langage qui en serait la condition, du fait de la nécessité, inhérente à la fragilité humaine, de communiquer à d’autres certains états. C’est parce qu’il est un être social que l’homme partage sa «surface» avec les autres, usant de cette communion pour le développement du troupeau. Cependant, la prise de conscience n’en implique pas moins une méconnaissance de soimême, puisque faire passer une chose non consciente à la conscience pour la communiquer requiert l’abandon de tout ce qui en elle était personnel ou individuel. C’est pourquoi Nietzsche affirme à l’égard de la conscience que celle-ci n’appartient pas proprement à l’existence individuelle de l’homme, bien plutôt à ce qui en lui est nature communautaire et grégaire15.
Nietzsche affirme résolument le caractère personnel, la singuralité, et l’impossibilité de partager nos actions, en les situant dans une dimension de profondeur qui ne peut être atteinte sans être par là même perdue: Toutes nos actions sont au fond incomparablement personnelles, singulières, d’une individualité illimitée, cela ne fait aucun doute; mais dès que nous les traduisons en conscience, elles semblent ne plus l’être…,
dit-il encore dans le paragraphe 354 du Gai savoir. Il y a selon Nietzsche un abîme qui sépare la conscience et le langage, de la sphère inconsciente qui dirige les actions: Nos expériences personnelles ne sont pas le moins du monde volubiles. Elles ne pourraient se communiquer elles-mêmes si elles le voulaient. C’est que la parole leur manque. […] Le langage, semble-t-il, n’a été inventé que pour le médiocre, le moyen, le communicable16.
Nietzsche nous indique que la volonté d’atteindre les profondeurs pour les ramener à la surface implique nécessairement de ne jamais rester qu’en surface, puisque la parole est selon lui une invention liée à l’utile, à ce qui n’est que superficiel, à ce qui est «moyen» et «médiocre» et non pas authentiquement «personnel» et plus profond. Nietzsche repère en ce sens une situation dramatique et caractéristique de la condition 14
Fragments Posthumes XIV / KSA 13, 15 [92]. Le Gai Savoir / FW, § 354. 16 Le Crépuscule des Idoles, «Incursions d’un inactuel», trad. P. Wotling, Paris, Garnier-Flammarion 2005 / GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 26. 15
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humaine, qui consiste en ce que, en voulant se connaître, on se condamne simultanément à se méconnaître. C’est ce qui explique aussi l’impossibilité de juger de nos actions, dès lors qu’il n’y a ni position objective à partir de laquelle nous pourrions en effet les évaluer, ni aucun moyen d’atteindre les profondeurs qui les déterminent. L’homme est, en ce qui concerne l’évaluation de ses actions, à la fois juge, partie intéressée et accusé, et il se peut qu’il soit plus proche de lui-même en tant qu’accusé et partie intéressée, que comme juge. Héritiers d’une évaluation de façade, toujours restrictive et de surface, provenant de leur condition, les hommes ont créé des explications de l’action qui se situent dans la seule sphère de la conscience individuelle, ce qui a donné lieu à des éthiques diverses – dans le double sens que comporte le mot diversité; ils ont également pensé l’action en considérant ses répercussions sociales, ce qui renvoie cette fois à la réflexion politique. Ils ont en effet prétendu énoncer des jugements objectifs et impartiaux quant aux actions, comme s’il existait un principe obscur mais indubitable, susceptible de fonder de tels jugements, leur donnant l’apparence de jugements absolus, décisifs, universels et parfois éminemment formels. Cependant, si, de manière superficielle, ces évaluations étaient partagées et objectivement accordées; elles demeureraient néanmoins depuis toujours, dans la perspective de la profondeur, le produit des processus incommunicables. C’est précisement du fait de cette distinction et de cette limite, c’est-à-dire du fait de l’abîme qui sépare la surface de la profondeur, que réside la condition de possibilité de la critique nietzschéenne des thèses issues de la pensée occidentale qui postulent un fondement de rationnel de l’éthique comme de la politique. Avec Nietzsche, le refus de toute finalité et de toute causalité permettant de penser l’agir, conduit à renoncer à toute volonté de fondement, et à admettre le caractère fortuit de l’action. Nietzsche veut précisément empêcher que la réflexion sur l’agir puisse en appeler à une dimension rationnelle et calculatrice, pour les situer dans l’horizon des affects, horizon dans lequel penser, vouloir et sentir sont liés et constituent le point de départ de toute explication quant à l’éthique et à la politique. L’enquête quant aux mobiles de l’action qui a été jusque là privilégiée, et qui confirme le fait que les actions humaines ont été comprises en règle générale comme le résultat d’un choix, est ce qui a permis de penser une justification de l’agir, en termes de volonté et de raisons d’agir. La volonté est dans ce cas présentée, particulièrement dans la tradition philosophique, comme une faculté qui contient le principe rationnel de l’action, les actes proprement humains étant alors ceux qui sont réalisés d’une façon consciente et intentionnelle. Ces caractéristiques peuvent, d’un côté, permettre de penser le caractère effectif de l’action, et de l’autre, rendre possibles les estimations de l’action en termes moraux et politiques. Penser l’agir comme determiné par l’état conscient, donc comme résultat d’un choix personnel conscient et intentionnel, semble bien être le moyen de fournir les paramètres nécessaires à la réflexion éthique et politique. Si d’un côté, ces classifications fournissent des paramètres concernant l’agir, de l’autre, ils suscitent des questions quant à leur propre statut: car il n’y a en effet aucune garantie que l’action s’effectue en fonction d’une norme inconditionnelle, d’un idéal de perfection ou de bonheur, ou de quelque autre but. On doit justement mettre
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en question ces classifications et rechercher d’autres possibilités à l’égard de l’explication de l’agir. Les concepts de rationalité, de volonté, d’intentionnalité, de conscience, ainsi que ceux de la moralité ou de l’éthique, doivent être mis en suspens, afin de rendre possible une conception plus précise de ces termes. En évoquant cette exigence de précision, nous voulons indiquer que de tels concepts, dans le cadre de l’enquête nietzschéenne, ne sont jamais que le résultat d’une interprétation, ce qui interdit de leur conférer un quelconque statut de fondement, dans la perspective de l’être. Ces affirmations nous situent directement dans l’horizon du discours interprétatif de Nietzsche, qui conduit nécessairement à un soupçon à l’égard du caractère inconditionnel des normes, comme de celui des idéaux de perfection et de bonheur. La question se trouve ainsi déplacée sur un autre terrain, puisqu’elle doit impliquer désormais, non plus la recherche d’un fondement absolu, mais bien plutôt la recherche d’une compréhension des manières d’expliquer l’agir comme ne correspondant à rien de plus qu’à autant d’impositions de perspectives – ou d’inteprétations – particulières. Ces deux points constituent des éléments préliminaires de l’exposition nietzschéenne, car ils permettent simultanément la révision des constructions de l’éthique et de la politique, et leur reformulation par des renvois de l’action à la dimension non consciente des pulsions. Nietzsche admet qu’il existe une moralité effective qui domine le corps, qu’il présente comme présence d’une série de «tu dois» qui ne sont pas explicitement formulés, mais qui régulent silencieusement nos estimations et expriment aussi ce que nous sommes. De même il faut penser une nouvelle dimension de la politique, comme reposant sur le pouvoir de s’imposer. Il s’agit ici de diagnostiquer ce qui apparaît, et ce qui se cache. Une morale présuppose une autre morale, et une politique présuppose une autre politique, de la même façon qu’un jugement présuppose un autre jugement, comme Nietzsche l’indique dans un fragment de 1884: Et le fait qu’on veuille une morale, présuppose déjà um canon moral! On devrait tout de même respecter cette morale incarnée de la conservation de soi! Elle est de loin le plus fin système de morale!17
Or, le philosophe veut défendre l’existence d’un système moral non conscient qui règle secrètement le plan de la conscience, dans lequel se manifeste la morale conceptuelle. De la même manière, nous pouvons penser un système politique en termes d’action. On parle ici d’une morale et d’une politique non conscientes, car il s’agit d’une morale et d’une politique qui sont enracinées, non dans la chair entendue comme matière, mais dans le quantum d’énergie à l’œuvre dans un corps. Le corps aurait, ainsi, un système de régulation astucieuse qui exprimerait ce qui lui est plus profitable, promoteur de sa croissance et ce qui serait le plus préjudiciable, dans le sens de son affaiblissement. Le nombre de “tu dois” qui travaillent continuellement en nous! Les égards qu’ont les uns pour les autres les postes de commande et les postes d’obéissance! Le savoir sur les fonctions supérieures et les inférieures qui est ici à l’œuvre!18 17 18
Fragments Posthumes X / KSA 11, 25 [437]. Fragments Posthumes X / KSA 11, 25 [437].
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Les évaluations qui sont connues seraient, ainsi, le produit d’inconnues. Si l’on peut admettre, avec Nietzsche, qu’il en va de même pour le le canon moral conceptuel que pour l’agir lui-même, alors il faut dire que le jugement moral est lui aussi soutenu par une activité de juger qui se déroule dans l’organisme. Le jugement moral ou politique serait alors tout au plus la surface d’un grand iceberg. Dans le jugement moral se manifeste néanmoins une forme de prolongement à l’égard de ce qui est caché. Ce qui est véhiculé par le concept, manifeste, en secret, tout le plan non conceptuel qui le régit. Dans la perspective qui est celle de Nietzsche, la tâche de l’éthique et, selon nous, celle également de la politique, consisterait à déterminer précisément les valeurs en termes de différences et de hiérarchie physiologique, à partir du supérieur et de l’inférieur. C’est en cela que consisterait le travail le plus important et le plus irremplaçable. Rien dans la pensée de Nietzsche n’est plus important et décisif, en termes d’évaluations, que la différence hiérarchique entre le supérieur et l’inférieur. Considérant qu’une telle distinction se trouve dans tous les organismes vivants, il la pense relativement au degré de complexité d’organisation du vivant. Être vivant implique d’évaluer ou, comme le dit le philosophe: «“Vivant”: cela veut déjà dire apprécier»19. On observe ici qu’au principe de l’argumentation nietzschéenne, se trouve un usage amplifié du terme «évaluer», puisqu’il définit déjà l’être vivant une telle capacité d’évaluer. Ainsi, les évaluations sont en mouvement dans tout ce qui vit. Plus encore, la vie humaine consitute, manifestement, un cas singulier, puisqu’elle éternise les évaluations qui se produisent en profondeur, et qui supposent déjà la hiérarchie déterminée par la distincton des fonctions inférieures et supérieures – c’est-à-dire par la hiérarchie des organes parmi lesquels existent des éléments qui commandent et d’autres qui obéissent –, tout en masquant cette hiérarchie qu’elle traduit en un langage conceptuel. Il est impossible de franchir l’abîme qui empêche l’accès de la conscience aux processus qui se déroulent tout au fond de chaque organisme, en leur attribuant spécificité et singularité. C’est là ce qui caractérise une action personnelle, intéressée et singulière. Or, l’affirmation de la personnalité, de l’individualité et de la singuralité de l’agir ne renvoie pas ici à la formulation d’une éthique ou d’une politique conceptuelle, puisque l’abîme précédent empêche justement l’accès à cette dimension personnelle de l’agir, qui ne se manifeste jamais que travestie dès lors qu’elle s’énonce par le biais du langage. Des expressions telles que «devoir», «responsabilité», «conscience» et «liberté», ne peuvent pas s’adresser à ce qu’il y a de personnel, mais seulement à ce qui est la marque du troupeau, à ce qui a été préalablement simplifié afin d’être communiqué entre un nombre déterminé d’hommes. Il existe une limitation nécessaire du code des normes, qui résultent de la superficialité de la conscience, puisqu’elles n’expriment rien d’autre que les prémisses nécessaires à la survie des groupes humains. C’est dans le domaine de l’association entre les hommes qu’elles ont un sens et, ce n’est que pour cela qu’elles sont en vigueur. Dès lors, parce que on ne peut absolument rien dire concernant l’action qui n’ait été traduit grâce au langage dans une perspective commune, on peut parler d’une constitution humaine, mais on ne fait qu’exprimer les évaluations de façade d’un groupe déterminé. En effet, la différence qu’établit Nietzsche entre profondeur et surface conduit à situer les formulations éthiques dans une di19
Fragments Posthumes X / KSA 11, 25 [433].
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Entre l’éthique et la politique: la condition de l’action chez Nietzsche
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mension strictement superficielle. Et c’est de même dans cette dimension superficielle qu’il faut placer les formulations politiques qui considèrent l’état conscient seul déterminant dans les questions du pouvoir. Or, la révision du statut de l’action requiert qu’on renvoie l’éthique et la politique aux expressions approchées du monde non conscient des affects, des pulsions, en somme, aux volontés de puissance qui, dans l’agir humain, prennent la parole, d’une manière qui conduit à associer indubitablement l’éthique et la politique: Il y aura dorénavant des conditions initiales favorables à la formation d’organismes de domination plus vastes, tels qu’il n’y en eut encore jamais de semblables. Et ce n’est pas encore le plus important; il est devenu possible qu’apparaissent des associations eugéniques internationales qui se donneraient pour tâche d’élever une race de maîtres, les futurs “maîtres de la terre” – une nouvelle et prodigieuse aristocratie, fondée sur la plus dure autolégislation, dans laquelle il sera donné à la volonté des violents dotés de sens philosophique et des artistes-tyrans une durée qui s’étendra sur des des millénaires: – un type d’hommes supérieurs qui, grace à la prépondérance de leur volonté, de leur savoir, de leur richesse et de leur influence se serviraient de l’Europe démocratique comme de leur instrument le plus docile et le plus souple pour prendre en main les destins de la terre, pour travailler en artistes à former l’“homme” lui-même. Il suffit, le temps vient où l’on apprendra du nouveau sur la politique20.
Bibliographie Gilles Deleuze, Nietzsche et la Philosophie, Paris, PUF 1962 Gilles Deleuze, «Conclusions - Sur la volonté de puissance et l’eternel retour», in: Nietzsche – Cahiers de Royaumont, Paris, Les Editions de Minuit 1967, pp. 275-287 G. W. Leibniz, Monadologia, São Paulo, Abril Cultural (Os pensadores), 1983 Scarlett Marton (org.), Nietzsche hoje? Colóquio de Cerisy, São Paulo, Brasiliense 1985 Scarlett Marton, Nietzsche, das forças cósmicas aos valores humanos, São Paulo, Brasiliense 1990 Friedrich Nietzsche, Obras Incompletas, coleção «Os Pensadores», tradução de Rubens Rodrigues Torres Filho, São Paulo, Abril Cultural 1978 Friedrich Nietzsche, Para além de bem e mal, Trad. Paulo César Souza, São Paulo, Companhia das Letras 1992 Friedrich Nietzsche, Ecce homo, Trad. Paulo César Souza, São Paulo, Companhia das Letras 1995 Friedrich Nietzsche, O caso Wagner, trad. Paulo César Souza, São Paulo, Companhia das Letras 1999 Friedrich Nietzsche, Genealogia da Moral, Trad. Paulo César Souza, São Paulo, Brasiliense 1987 Friedrich Nietzsche, Humano, demasiado humano, Trad. Paulo César Souza, São Paulo, Companhia das Letras 2000 Friedrich Nietzsche, A gaia ciência, Trad. Paulo César Souza, São Paulo, Companhia das Letras 2001 Friedrich Nietzsche, O nascimento da tragédia, Trad. J. Guinsburg, São Paulo, Companhia das Letras 1999
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Fragments Posthumes XII / KSA 12, 2 [57].
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Abstract O presente trabalho procura mostrar que a filosofia de Nietzsche permite afirmar uma especificidade da ação que termina por retirar, tanto da ética quanto da política, a possibilidade de uma fundamentação. A ação é remetida a uma dimensão profunda e não consciente como regente do seu desenrolar. Nesse sentido, toda produção humana passa a ser compreendida enquanto resultado do conflitante universo instintual, carecendo, por isso, de uma justificação. Tanto a suposição da reflexão pessoal – isto é, da consideração do agir enquanto resultante de uma decisão da consciência ou senso moral – quanto à da ação compreendida desde a posição da inserção social, quer dizer, da sua consideração enquanto exprime os constituintes do elo social, remetem a condicionantes não conscientes como efetivos regentes. Nos dois casos, subjazem ao conjunto da interpretação do agir, quer nos domínios da singularidade quer nos do âmbito de uma sociedade, móveis instintuais enquanto base de sustentação de uma ética e de uma política que, no limite, possibilita afirmar que elas existem, efetivamente, sem razões. Ce travail cherche à montrer que la philosophie de Nietzsche permet d’affirmer une spécificité de l’action qui aboutit à retirer tant à l’éthique qu’à la politique toute possibilité de fondement. L’action est renvoyée à une dimension profonde et non consciente qui commande son déroulement. En ce sens, toute production humaine est comprise comme résultat d’un univers instinctif conflictuel, et ainsi comme dénuée de justification. La supposition de la réflexion personnelle, à savoir la considération de “l’acte” comme produit d’une décision de la conscience ou du sens moral, tout comme celle de l’action comprise à partir de la position d’insertion sociale, c’est-à-dire, de sa considération en tant qu’exprimant les constituants du lien social, renvoient aux facteurs non conscients comme autorités effectives. Dans les deux cas, l’ensemble de l’interprétation de “l’acte”, dans l’ordre de la singularité comme dans l’ordre de la société, est sous-tendu par des mobiles instinctifs pensés comme source d’une éthique et d’une politique qui, à la limite, rend possible d’affirmer que celles-ci existent, effectivement, sans raisons. This study intends to show that Nietzsche’s philosophy conceives action in a specific way, which leads to the denial of the possibility of any ethical or political foundation. All action being led by the depths of the unconscious, and being the result of conflicting instincts, it must be seen as lacking any justification. Personal reflexion, conscious and moral decisions, as well as social motivations, are in effect submitted to the authority of unconscious factors. In both cases, the interpretation of an action – be it considered in its individual, or social dimension –, appeals to instinctive mobiles, as the source of an ethical and political theory which finally allows to affirm that they exist, in a way, without reason.
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Nietzsche on Justice: Reading «Power» in On the Genealogy of Morality Tom Bailey
Nietzsche’s account of the origins of justice in sections 8, 9 and 10 of the second essay of On the Genealogy of Morality has been given little sustained attention in the literature. This is perhaps because the substance of his political philosophy is thought to lie elsewhere or because the interpretation of this account seems straightforward. But the Genealogy is a central, late text and its account of the origins of justice one of the few extended treatments of political themes in all of Nietzsche’s works. Furthermore, the interpretation of this account is far from straightforward. Indeed, in this short essay I will argue that the prevailing interpretation in the literature is misplaced, since it mistakes Nietzsche’s use of the word «power» for a reduction of justice to relations of force and interest. To show that he means «power» differently here, I will appeal to the opening sections of the essay, those on «the sovereign individual», in which he uses «power» to refer not to force or interest, but to agency and to an ethics of reciprocal respect for and demonstration of it. By reading his account of justice in the light of this sense of «power», I will reveal a more sophisticated view of justice that stands in tension with prevailing general approaches to his political philosophy and, I will suggest, offers prospects for more fruitful contributions to broader debates in contemporary political philosophy. Nietzsche’s account of the origins of justice is introduced by his account of basic notions of obligation as originating in relationships of contractual exchange, in sections 4-7 of the second essay. Thus in section 8 he writes that the determination of prices, contracts and compensation constitutes «the oldest and most primitive relationship among persons that there is», such that «here for the first time a person measured himself against another person» and «the most rudimentary form of personal rights» was created1. He proceeds to claim that the «first stage» of justice was reached when the basic notions of obligation that originated in contractual relationships between individuals were «transferred» onto relationships between communities. The relevant passage reads as follows. the budding feeling of exchange, contract, guilt, right, obligation, balance [or compensation, Ausgleich] […] transferred itself onto the coarsest and earliest communal complexes (in their relationship to similar complexes), together with the habit of comparing, measuring, calculating power against power. […Thus] one arrived at the grand generalization, “every thing has a price; everything can be paid off” – at the oldest and most naïve moral canon of justice, at
1 On the Genealogy of Morality, «“Guilt”, “Bad Conscience” and Related Matters» / GM, «“Schuld”, “schlechtes Gewissen”, und Verwandtes», § 8. Translations are my own.
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the beginning of all “good-naturedness”, all “fairness”, all “good will”, all “objectivity” on earth. Justice at this first stage is the good will among those of approximately equal power to come to terms with one another, to “understand” each other through a balance [Ausgleich] – and, regarding those of lesser power, to force them to a balance among themselves2.
Here in section 8, then, Nietzsche claims that «justice» in its most primitive sense consists in the extension of basic contractual notions of obligation to relationships between communities, such that communities come to «balances» according to their relative levels of «power». In sections 9 and 10, Nietzsche turns from relationships between communities to the relationship between a community and its members and claims that the latter relationship too was originally conceived in contractual terms. In this case, he claims that members were considered to exchange obedience to the community for the benefits of living in it – for the benefits, that is, of living «sheltered, taken care of, in peace and trust, carefree with regard to certain harms and hostilities to which the human being outside, the “outlaw” [“Freidlose”], is exposed». Here he also emphasises the «power» of the community in claiming that the greater its «power», the less harshly a community will punish those who disobey it: while a less powerful community excludes the criminal from it, returning him or her to the status of «outlaw», a more powerful one simply extracts a payment from the crime, and allows the criminal to remain within it3. What to make of these passages? They might be thought simply to provide a description of the development of a primitive notion of «justice», intended to deflate any normative pretensions whatsoever by revealing their very particular historical, social or psychological origins. But, while Nietzsche’s «genealogical» method may often have such radically deflationary aims, his account of the origins of justice appears intended also to have normative force. For at the beginning of section 9 he emphasises that the original conditions he describes are «at all times present or again possible» and in distinguishing his account from others’ elsewhere in the essay – in particular, from those of the «English» in section 4 and from that of Eugen Dühring in section 11 – he tends to use general, present-tense formulations and to echo those he criticises in treating the historical, social or psychological origins of justice as significant for its normative ones. What to make of these passages, then, as normative claims about justice? It is tempting to read them as reducing justice to relations of force and interest, such that the obligations associated with living in a community are determined by «contractual» exchanges among the individuals and groups that constitute it, according to their relative force and interests. After all, Nietzsche describes justice as originally a matter of «balances» between communities of «approximately equal power» and a matter of «contracts» between individuals and the «power» of the community regarding the benefits of living in it. He also clearly wishes to dissuade us of our modern intuitions about justice – indeed, in distinguishing his account from others’ he is concerned to 2 On the Genealogy of Morality, «“Guilt”, “Bad Conscience” and Related Matters» / GM, «“Schuld”, “schlechtes Gewissen”, und Verwandtes», § 8. 3 On the Genealogy of Morality, «“Guilt”, “Bad Conscience” and Related Matters» / GM, «“Schuld”, “schlechtes Gewissen”, und Verwandtes», §§ 9, 10.
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emphasise that justice is not based on such things as responsibility, preventing harm, equality or deterrence. Reading him as reducing justice to relations of force and interest would also chime well with many more general approaches to Nietzsche’s political philosophy, which embrace or can at least admit such a reduction – from approaches that emphasise individual self-creation or a metaphysics of forces to those that subordinate the political to the achievement of a further substantive moral good, such as a higher humanity or culture4. Here, however, I will propose an alternative reading of these passages. This reading treats the «power» and «contracts» invoked as referring to a reciprocal respect for and demonstration of agency, rather than to relations of force and interests. It does so by appealing to Nietzsche’s presentation of what he calls «the sovereign individual» in the opening sections of the second essay. The significance of these sections for what follows in the second essay remains rather neglected, despite the recent revival of interest in them among English-language commentators. But their crucial location and the use of «power» in them links these sections directly to the following account of the origins of justice, and does so in a way that tells against the prevailing interpretation of it. In particular, they imply that the particular ethics that Nietzsche attributes to the sovereign individual, one based on respect for and demonstration of agency among agents, may also be extended to his treatment of justice. The sections on the sovereign individual present such an individual as able to clear his consciousness of passing experiences and desires, to reason about actions and to determine his actions, even in the distant future – he is thus able to «will» or «promise», as Nietzsche puts it. Crucially, Nietzsche insists that this ability also provides a sovereign individual with his ultimate «measure of value», such that a sovereign individual «affirm[s]» himself and «honours» his «equals» in this ability and «despises» those who are less able in this regard5. With this, a sovereign individual appears to practice a particular instance of the «noble» ethics that Nietzsche discusses in the first essay. For, generally, a «noble» ethics is based on the distinguishing characteristics of exemplary «good», or «bad», agents – their being «truthful» or «blond», for instance. These distinguishing characteristics are supposed to be demonstrated in actions, in a constant and creative mutual measurement that Nietzsche often refers to as «requital [Vergeltung]»6. In the case of sovereign individuals, I would suggest, precisely the ability to determine one’s actions is the distinguishing characteristic to be demonstrated: «sovereign» agents are distinguished from non-«sovereign» ones according to relative levels of their ability to determine their actions, as these levels are measured in actions. 4 For examples of the former kinds of interpretation, see M. Warren, Nietzsche and Political Thought, London, MIT 1988, and D. Conway, Nietzsche and the Political, London, Routledge 1997, and for examples of the latter kind, see P. Bergmann, Nietzsche, ‘The Last Antipolitical German’, Indianapolis, Indiana University Press 1987, B. Leiter, Nietzsche on Morality, London, Routledge 2002, and T. Shaw, Nietzsche’s Political Skepticism, Oxford, Princeton University Press 2007. 5 On the Genealogy of Morality, «“Guilt”, “Bad Conscience” and Related Matters» / GM, «“Schuld”, “schlechtes Gewissen”, und Verwandtes», §§ 1, 2, 3. 6 See, in particular, Beyond Good and Evil / JGB, §§ 259, 262, 263, 265, 272 and 287 and On the Genealogy of Morality, «“Good and Evil”, “Good and Bad”» / GM, «“Gut und Böse”, “Gut und Schlecht”», §§ 10 and 11.
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It is in the light of this particular «noble» ethics, then, that I think Nietzsche’s account of the origins of justice ought to be read. One reason for this is simply the location of this account immediately after the presentation of the sovereign individual and Nietzsche’s stated intention to explain the development of the sovereign individual in the sections that follow7. But the main reason is that in section 2 Nietzsche uses «power» to mean, not force or the capacity to secure interests, but precisely agency and the particular «noble» ethics that he associates with it. In particular, he describes a sovereign individual’s consciousness of being able to will as «a true consciousness of power and freedom» and as a «consciousness of […] power over oneself and fate» and presents this consciousness as what underlies the sovereign individual’s use of agency as a «measure of value»8. This strongly implies that the references to «power» in the account of the origins of justice a few sections later ought also be read as referring, not to force or the capacity to secure interests, but to agency and to the particular «noble» ethics associated with it. Indeed, the same German term, Macht or its derivatives, is used throughout these sections. If this is right, then sections 8, 9 and 10 may be read as follows. Section 9 presents the relationship between a community and its members as a «contract» regarding members’ obedience to the community and the benefits that they receive in return. But insofar as it concerns involves «power» in the sense of a «noble» affirmation of agency, this «contract» will determine members’ obligations precisely as demonstrations of relative levels of agency. That is, duties, rights and punishments considered to demonstrate greater agency will be ascribed to members that are considered more able in this respect, while lesser ones will be ascribed to members considered less able. This determination of obligations will also be informed by «requital» – that is, it will be revised through a constant and creative mutual measurement of agency. Thus, over time, those who exceed the duties, rights and punishments ascribed to them by demonstrating greater agency than that to which these duties, rights and punishments are considered to correspond will be ascribed more demanding ones, while those who fail to uphold the duties, rights and punishments ascribed to them will be attributed with less demanding ones. Section 9, then, is to be read as conceiving of members’ obligations to the community as determined and re-determined according to the relative levels of their abilities to «will», or agency9. Sections 8 and 10 add to this, by treating the community itself as an agent in the «noble» determination of obligations. Section 10 emphasises that the «power» of the community in the sense of its own ability to «will» communal actions is also a determi-
7 See On the Genealogy of Morality, «“Guilt”, “Bad Conscience” and Related Matters» / GM, «“Schuld”, “schlechtes Gewissen”, und Verwandtes», § 3. 8 On the Genealogy of Morality, «“Guilt”, “Bad Conscience” and Related Matters» / GM, «“Schuld”, “schlechtes Gewissen”, und Verwandtes», § 2. 9 Notably, of the ten sections of his earlier texts to which Nietzsche refers in On the Genealogy of Morality, «Preface» / GM, «Vorrede», § 4 as prefiguring claims made later in the Genealogy, six present his notion of ‘requital’ in some detail and the passage to which he refers as prefiguring his account of justice – namely, Daybreak / M, § 112 – presents a lengthy analysis of ‘requital’ precisely in terms of agency. See Human, All Too Human / MA, §§ 45 and 92, The Wanderer and His Shadow / WS, §§ 22, 26 and 33 and Daybreak / M, § 112, and also Human, All Too Human / MA, § 44 and Daybreak / M, § 113.
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nant of the evolving hierarchy of its members’ obligations. For, generally-speaking, members of a community that is more able to «will» communal actions will be less «powerful» in this sense relative to the community itself and thus, generally-speaking, less will be demanded of them in terms of duties, rights and punishments. Section 8, on the other hand, treats relationships between communities as involving contractual «balances» between communities of «approximately equal power», which also force communities of «lesser power» to «balances» among themselves. As «noble», these balances will be demonstrations among «sovereign» communities of their relative abilities to «will» their own communal actions. This reading of sections 8, 9 and 10 need not entirely preclude the prevailing reading, however. For Nietzsche’s presentation of the sovereign individual also suggests that the reduction of justice to force and interests may play a subordinate role in his account of the origins of justice. His stated concern in the sections following those on the sovereign individual is to explain this individual’s ability to will and associated ethics – his explanation refers in particular in section 3 to the prohibitions, or «“I will nots”», imposed by primitive societies and in section 5 to practices of contractual exchange. Crucially, however, when he refers to these primitive social relations in section 2, as what he calls «the morality of custom», he emphasises that it is only when freed from them that the sovereign individual is able to evaluate agents and actions in terms of agency. As he puts it there, a «sovereign individual» is «free again from the morality of custom, autonomous and supermoral (for “autonomous” and “moral” are mutually exclusive)» and, given this autonomy, «how could he not know what superiority he thus has over all else that may not promise and vouch for itself […] and how this mastery over himself also necessarily brings with it mastery over circumstances, over nature and all lesser-willed and more unreliable creatures?»10. This suggests that Nietzsche may be read as giving a deliberately ambivalent, or two-tied, account of justice: that is, as reducing justice to forces and interests in the case of primitive societies, under which agency and its affirmation develops, but as conceiving of justice in terms of the affirmation of agency once agents are freed from primitive societies. In conclusion, it is worth briefly comparing this reading of Nietzsche’s account of the origins of justice with prevailing general approaches to his political philosophy and considering its possible significance for broader debates in contemporary political philosophy. Regarding the differences between the reading that I have proposed and prevailing general approaches to Nietzsche’s political philosophy, a brief comparison can be made in terms of three formal distinctions about the value of justice. Generally-speaking, prevailing general approaches to Nietzsche’s political philosophy can be said to treat it as ultimately concerned with values that are, first, substantial, rather than formal; second, not historically or socially informed; and, third, values for which political institutions can be only a means, rather than themselves a realization. Typically, these approaches refer to values such as individual self-creation, force or a higher humanity or culture. However, if Nietzsche conceives of justice as a form of respect for and 10 On the Genealogy of Morality, «“Guilt”, “Bad Conscience” and Related Matters» / GM, «“Schuld”, “schlechtes Gewissen”, und Verwandtes», § 2.
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demonstration of agency among agents, as I have proposed, then he conceives of it as a value of quite the opposite kind. That is, first, he conceives of justice as a value that is formal, rather than substantial, since it leaves to «requital» the determination of exactly how agency is to be respected and demonstrated in and among communities. Second, he conceives of the value of justice as historically and socially informed, in that it concerns particular evaluative attitudes, those of sovereign individuals, which developed under particular historical and social conditions. Finally, Nietzsche conceives of justice as essentially political, in the sense that political institutions are not considered a mere means to the achievement of a further ethical good, but rather themselves express and realise respect for and demonstration of agency. In these three formal ways, then, the account of the origins of justice in the second essay of the Genealogy stands in tension with prevailing general approaches to Nietzsche’s political philosophy. If this is so, then Nietzsche’s account of the origins of justice also offers prospects for more fruitful engagements with debates in contemporary political philosophy. Without pretending to elucidate these prospects in any detail here, I would suggest that they lie particularly in Nietzsche’s conceptions of political freedom and equality and in the role which he attributes to community and culture in justice. For his account of the origins of justice presents a sophisticated view of agency as an ability that, freed from determination by passing experiences and desires, affirms itself in the subject and in others through constant, creative and mutual measurement. As far as political freedom is concerned, this anticipates contemporary senses of «freedom» or «autonomy» as a second-order affirmation or rejection of first-order drives or qualities that is independent of those drives or qualities. Yet it differs from many such contemporary senses in extending the relevant affirmation or rejection beyond agents’ particularities to the ability of agency itself. In doing so, it also presents a novel sense of political «equality». This is because, while affirming agency as such, it considers agency to vary across agents and over time – indeed, it is this which makes necessary the constant and creative mutual measurement of agency and the determination of obligations according to varying levels of agency. Thus it suggests that the unequal treatment of agents might be justified not for the reasons often appealed to in contemporary political philosophy – those of agents’ variable talents, effort or luck or the social benefits of incentives, say – but for precisely the reason that is often considered to justify the equal treatment of agents – namely, agents’ agency itself11. Finally, as regards the role of community and culture in justice, while contemporary discussions standardly reduce these either to shared habitats, origins, statuses, histories or practices or to the contingent concerns of morally isolated agents, Nietzsche’s account treats them as an
11 Nietzsche consistently rejects the equal treatment of all agents. In particular, when discussing Dühring in the second essay of the Genealogy, he rejects the claim that «every will must accept every other will as equal» (On the Genealogy of Morality, «“Guilt”, “Bad Conscience” and Related Matters» / GM, «“Schuld”, “schlechtes Gewissen”, und Verwandtes», § 11). See also Thus Spoke Zarathustra, «Of the Tarantulas» / Za, «Von den Taranteln», Beyond Good and Evil / JGB, §§ 202 and 272, The Gay Science / FW, §§ 356 and 377, Twilight of the Idols, «Expeditions of an Untimely Man» / GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», §§ 37 and 48 and The Antichrist / AC, §§ 43 and 57.
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inter-subjective and creative activity of agents. It thus suggests a richer appreciation of their numerous, crosscutting and dynamic nature and of their various potential scopes and origins. At least as regards freedom, equality, community and culture, then, Nietzsche’s account of the origins of justice promises significant contributions to debates in contemporary political philosophy12.
12 For a more extensive presentation and discussion of my reading of Nietzsche’s political philosophy, particularly in relation to the notion of «community», see my «Vulnerabilities of Agency: Kant and Nietzsche on Political Community», in M.J. Branco, J. Constâncio (eds.), As the Spider Spins: Essays on Nietzsche’s Critique and Use of Language, Berlin-N.Y., de Gruyter 2012, pp. 107-127. On his conceptions of «freedom» and «equality», see also my «Nietzsche’s Kantian Ethics», in International Studies in Philosophy, 35/3 2003, pp. 5-27, and «Nietzsche the Kantian?», forthcoming in K. Gemes and J. Richardson (eds.), Oxford Handbook of Nietzsche, Oxford, Oxford University Press, and on his corresponding treatments of «community» in personal and cultural contexts, see my «La filosofia come pratica di comunità. Leggere La Gaia Scienza II e Così Parlò Zarathustra IV», in G. Campioni, C. Piazzesi, P. Wotling (eds.), Letture della Gaia Scienza, Pisa, ETS 2010, pp. 55-67. I would like to thank the participants at the conference of the International Nietzsche Research Group, «Nietzsche penseur de la politique? Nietzsche penseur du social?», held in Toulouse in July 2009, for their valuable comments on a draft of this paper.
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Abstract This essay argues that the prevailing interpretation of Nietzsche’s account of the origins of justice in sections 8, 9 and 10 of the second essay of On the Genealogy of Morality is misplaced, since it mistakes Nietzsche’s use of the word «power» for a reduction of justice to relations of force and interest. To show that he means «power» differently here, appeal is made to the opening sections of the essay, those on «the sovereign individual», in which he uses «power» to refer not to force or interest, but to agency and to an ethics of reciprocal respect for and demonstration of it. By reading his account of justice in the light of this sense of «power», a more sophisticated view of justice is revealed, one that stands in tension with prevailing general approaches to his political philosophy and offers prospects for more fruitful contributions to broader debates in contemporary political philosophy. Questo articolo prende in esame la teoria delle origini della giustizia presentata da Nietzsche nella seconda dissertazione della Genealogia della morale, paragrafi 8-10. In particolare, esso critica un’interpretazione diffusa di questi passi rispetto alla lettura del termine «potenza» come una riduzione della giustizia a rapporti di forze e interessi. L’articolo propone una lettura alternativa in base ai paragrafi iniziali della dissertazione, nei quali «potenza» si riferisce non tanto a una tale riduzione, ma alla capacità di volere e a un’etica di rispetto reciproco per, e dimostrazione di, questa capacità. Rileggendo la teoria nietzscheana in questa luce, si scopre una concezione di giustizia più sofisticata, che contraddice approcci comuni alla filosofia politica di Nietzsche e promette contributi più fruttuosi a dibattiti più ampi nella filosofia politica contemporanea.
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Le grand roman de D. H. Lawrence publié en 1920 n’échappait pas à son temps, bien qu’il ait pu faire scandale à sa parution. Women in Love décrit une Angleterre changeante, où les tracés des classes sociales se brouillent en raison de la proximité entre vieille noblesse, grands bourgeois, petite bourgeoisie cultivée, artistes et ouvriers. Chacun peut y fréquenter des lieux naguère limités à certaines classes – le grand bourgeois achète une antiquité de style Tudor dans un marché de chiffonniers –, chacun peut croiser l’un ou l’autre au détour d’une rue, à la sortie d’une gare ou au vernissage d’une exposition. Le fait que chacun puisse converser avec les autres offre un tableau bigarré où les représentants des «classes supérieures» cherchent tant bien que mal à marquer leur différence (esthétique, morale, politique) vis-à-vis des représentants des «classes inférieures». Désormais, qu’est-ce qui différencie deux jeunes fiancés de la grande bourgeoisie, marchandant une chaise dans un marché populaire, de deux jeunes fiancés ouvriers cherchant eux aussi, dans ce même décor, des meubles pour former leur premier ménage? Par la voix de ses personnages principaux, Lawrence précise quelques détails: le port de tête, le teint de la peau, l’assurance du discours, l’accent neutre, la capacité de faire de l’humour, de mettre les autres à l’aise et de se détacher, finalement, du pouvoir d’achat et des biens que celui-ci procure. Ces détails ne semblent toutefois pas convaincre la jeune fiancée bourgeoise qui, inquiète, interroge son amant: «We’re not like them – are we? We’re not the meek?» Lawrence répond alors d’un coup de pinceau qui brosse un portrait plus rapidement que ne le ferait une énumération de qualités: «Don’t worry. They are the children of men, they like market-places and street-corners best»1. Les gens humbles de provenance et de prétentions sont chez eux sur la place du marché, sur la place publique, au sein de la foule qui arpente les rues des villes. Ces gens ordinaires participent de la masse, ils sont ceux de la populace. Lawrence nous permet ainsi de revenir à l’une de ses principales références philosophiques: en effet, l’influence des idées nietzschéennes est palpable dans l’œuvre du romancier britannique. Celui qui était «instinctivement apparenté» à Nietzsche fut «l’un des rares Britanniques à apprécier l’importance et la véritable envergure»2 du 1 D.H. Lawrence, Women in Love, Random House, London 1992, p. 356. La traduction française se lit: «Nous ne leur ressemblons pas, n’est-ce pas ? Nous ne faisons pas partie des humbles ? […] Ne vous tourmentez pas. Ce sont des enfants des hommes, ils préfèrent la place du marché et les coins des rues» (D.H. Lawrence, Femmes amoureuses, trad. M. Rancés et G. Limbour, Gallimard, coll. Folio, Paris 1988 [1949], p. 521-522). 2 D.S. Thatcher, Nietzsche in England, 1890-1914. The Growth of a Reputation, Toronto, University of Toronto Press 1970, p. 6. Thatcher rappelle qu’en Angleterre, Nietzsche était le philosophe «à la mode» au cours de
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philosophe. Dans le dernier quart du XIXe siècle, souvent décrit comme le «siècle des masses», Nietzsche œuvrait précisément à affiner l’opposition entre le «grand individu» et la «masse», définissant un individualisme «foncièrement aristocratique ou “élitiste”»3 et pensant les contours d’une société qui ferait place à l’individu, «au spécimen rare, unique, noble»4. La représentation nietzschéenne de la masse, de la foule ou de la populace participe, comme chez D.H. Lawrence, d’une critique de la ville ou de l’urbanité5: la masse est citadine, sa place est le Markt, et à l’image de la ville, la masse est hétéroclite. «[L]a populace cela veut dire: méli-mélo», lit-on dans la dernière partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, et qui dit populace, dit aussi divertissements, «vacarme» et «farouche bariolage»6. La masse ou la populace ne forme pas un thème nouveau: les études nietzschéennes qui, particulièrement dans le monde anglo-américain, se sont beaucoup penché sur la dimension politique des œuvres de Nietzsche, ont soulevé des questions à cet effet. Les angles à partir desquels la masse a été questionnée chez Nietzsche ont été récemment résumés dans un numéro thématique du Journal of Nietzsche Studies: «la multitude peut-elle avoir une volonté (comme le suggèrent Hardt et Negri) – ou est-elle simplement le matériau à partir duquel se développent de nouveaux tyrans (comme le suggère T. Strong)? La Menge, dont c’est le siècle, doit-elle être saisie comme une masse relativement indifférenciée (un terme que Nietzsche évite) ou peut-elle être comprise comme une multiplicité différenciée ?»7 Nous écartant quelque peu de ces questions dans les pages qui suivent, nous souhaitons préciser la définition de cette masse, formée par l’homme de la place publique, telle que Nietzsche se la représentait, en revenant principalement à la manière dont Nietzsche a parlé de la masse. Pour ce faire, nous nous arrêterons d’abord aux concepts employés par Nietzsche pour la deuxième décennie du XXe siècle, et que ses idées y étaient disséminées dans un certain nombre de revues à grand tirage (cf. p. 42). Comme le démontre Louis di Bianco dans une thèse non publiée, les thèmes que Lawrence a développés dans Women in Love se lisaient alors déjà dans de nombreux articles à tendance ouvertement nietzschéenne, qui parurent, notamment, dans la revue New Age (L.E. di Bianco, The Influence of Nietzsche in D.H. Lawrence’s Women in Love, thèse, [Montréal] Université McGill 1972). L’influence de Nietzsche sur le romancier britannique a fait l’objet de quelques études approfondies: à ce sujet, l’on peut consulter l’ouvrage de C. Milton, Lawrence and Nietzsche. A Study in Influence, Aberdeen, Aberdeen University Press 1987, ou encore l’article de J. B. Humma, «D.H. Lawrence as Friedrich Nietzsche», Philological Quarterly 53, 1974, qui retrace les parallèles entre les éthiques nietzschéenne et lawrencienne au fil de l’œuvre du romancier. Humma en conclut qu’en raison des connivences entre les idées fondamentales, la terminologie et les sources historiques de leurs éthiques, l’on peut affirmer que «le monde conceptuel de Lawrence est une remarquable continuité de celui de Nietzsche» (p. 120). 3 Dans son article composé pour le Dictionnaire de philosophie politique, Philippe Raynaud brosse un tableau succinct mais précis des rapports entre l’État, l’individu et la démocratie chez Nietzsche («Friedrich Nietzsche», in P. Raynaud et S. Rials [dir.], Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF 1996, p. 430-435). 4 K. Ansell-Pearson, An Introduction to Nietzsche as a Political Thinker, Cambridge, Cambridge University Press 1994, p. 90. 5 Nietzsche précise dans Le gai savoir que le législateur de l’avenir, celui de la grande politique, ne proviendra pas «de la civilisation et de l’éducation déliquescente et visqueuse de nos grandes villes» (Le gai savoir / FW, trad. P. Klossowski revue par M.B. de Launay, Paris, Gallimard, coll. Folio 1997, § 283). 6 Les trois dernières citations proviennent respectivement d’Ainsi parlait Zarathoustra / Za, trad. G.-A. Goldschmidt, Le Livre de poche, Paris 1972, IV, 3, § 1; Ainsi parlait Zarathoustra / Za, IV, 13, § 1; et Pardelà bien et mal / JGB, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, coll. Folio 1996, § 224. 7 H. Siemens, G. Shapiro, «What Does Nietzsche Mean for Contemporary Politics and Political Thought?», Journal of Nietzsche Studies 35-36, 2008, p. 5.
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nommer la masse ou la populace, après quoi nous brosserons son portrait en fonction des œuvres où ces concepts interviennent le plus fréquemment, soit celles du milieu des années 1880 (Ainsi parlait Zarathoustra et Le gai savoir). Nous préciserons ensuite la typologie qui en découle et qui permet d’opposer la masse, le grand homme et l’individu, ainsi que de souligner leurs fonctions au regard de la formation d’une nouvelle aristocratie. Nous terminerons cette étude par quelques remarques sur la dynamique entre le philosophe et l’homme de la place publique.
Menge et Pöbel Avant de repérer les attributs de la masse dans les écrits nietzschéens, il convient de relever les noms qu’elle y porte. Nietzsche emploie à cet effet différents termes, parmi lesquels deux mots allemands ressortent quant à l’importance de l’utilisation (généralement critique) qu’il en fait. Outre «Gesindel» (la racaille, au sens péjoratif), «Herde» (le troupeau) et «Masse» (qui a en allemand les mêmes significations que le français «masse»), Nietzsche utilise fréquemment le mot «Menge» – qui signifie la multitude ou la foule au sens neutre, ces termes renvoyant à une idée de quantité – et le terme «Pöbel», qui signifie cette fois la plèbe au sens historique8, mais aussi au sens péjoratif, ses dérivés donnant par exemple «pöbelhaft» («grossier»). Pöbel se trouve ainsi plus chargé axiologiquement que ne l’est Menge. De façon à préciser la teneur de ces concepts dans la langue de Nietzsche, l’on peut se tourner vers le dictionnaire allemand des frères Grimm. Pöbel y est définit par «le peuple, la multitude [Volksmenge], les résidents [Einwohnerschaft], les gens en général, tout autant (et souvent avec un adjectif) que le peuple commun, le petit peuple, les états les plus bas, et enfin les grandes foules [der grosze Haufen], le peuple en général fruste [rohe] et les personnes grossières surtout en ce qui a trait à leurs actions, à leurs langages ou à leurs opinions»9. Cette définition montre que la gradation des significations de Pöbel – qui partent de la multitude (du peuple, Volk) et se dirigent vers l’individualité (des personnes, Leute) – s’accompagne d’une dégradation axiologique. Les significations de Pöbel associées aux référents les plus généraux («peuple», «résidents», «multitude» ou «masse») sont neutres, c’est-à-dire descriptives et purement statistiques, et servent à décrire une quantité déjà présente dans le mot Menge. En contrepartie, les significations associées à certaines portions du peuple ou à certains
8 Nietzsche n’emploie pas le terme «Plebs», dérivé allemand construit au XVIIIe siécle à partir du latin «plebejus», mais il emploie parfois «Plebejer», de maniére à décrire l’opposé du type aristocratique (comme par exemple dans Aurore / M, § 201 ou Par-delà bien et mal / JGB, § 191), un type fourbe, astucieux, écrasé, humilié. Nous ne nous arrêtons pas, dans cette étude, sur ce terme qui ne sert pas à nommer une «multitude» indifférenciée, comme peuvent le faire Menge et Pöbel. Sur l’historique des termes allemands, cf. le dictionnaire allemand des fréres Grimm; pour l’occurrence des termes allemands chez Nietzsche, nous nous fions à l’édition critique de ses œuvres établie par Colli et Montinari, disponible sur support électronique chez de Gruyter. 9 Définition tirée du Deutsches Wörterbuch des frères Grimm. Cf. J. et W. Grimm, Deutsches Wörterbuch, Leipzig, S. Hirzel, 1854-1960, 16 vol., consulté sur Internet (éd. de 1971) le 13 décembre 2012. URL: http://woerterbuchnetz.de/DWB/?sigle=DWB&mode=Vernetzung&lemid=GP05903
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groupes (le «petit peuple», les bas états, les «foules») ainsi qu’à des types particuliers de personnes ont une charge axiologique négative, voire péjorative. Selon cette définition, Pöbel nomme donc un mélange de constats statistiques et de jugements de valeurs. En ce sens, le terme «populace» semble le plus adapté à rendre en français la variété de sens de l’allemand Pöbel: «populace» renferme à la fois l’idée de quantité et l’appréciation négative de la valeur de cette quantité. L’intérêt du philosophe pour la populace et la masse est palpable principalement dans ses œuvres du milieu des années 1880, où il décrit la populace en rapport à l’idée d’une foule et moins en rapport à ce que serait un représentant de cette foule. La présence de cette thématique chez Nietzsche, à cette époque, ne doit pas surprendre, dans la mesure où l’histoire de la seconde moitié du XIXe siècle fut marquée par l’avènement du «grand nombre» sur la scène politique et idéologique, comme en témoignent le développement des idées socialistes et démocratiques. Issue du souci «d’améliorer les conditions de vie des classes ouvrières, et en réponse au mouvement ouvrier allemand, qui était largement allié à l’Internationale socialiste, à la Commune de Paris de 1871 et à la peur d’une révolution qui envahit l’Allemagne dans le contrecoup de la Commune»10, la «question sociale» a intéressé Nietzsche dès les années 1860 et jusqu’aux années 1880, alors qu’elle continuait de faire l’objet de débats en Allemagne. Ses lecteurs et commentateurs de la première heure ont immédiatement cherché à distinguer l’aristocratisme de Nietzsche de celui de ses contemporains, notamment français11. Mais avant de relever ces spécificités et de préciser les fonctions de la populace, il convient d’en faire le portrait.
Portrait de la populace Comment se présente donc cette Pöbel que Nietzsche critique? Pour la voir, il faut se tourner vers les œuvres dans lesquelles il l’a le plus évoquée, c’est-à-dire Le gai savoir et Ainsi parlait Zarathoustra. Les descriptions offertes dans ces textes peuvent être divisées en au moins cinq catégories, Nietzsche décrivant tout à la fois des caractéristiques sociales, morales, esthétiques, intellectuelles et physiques de la populace. Il faut d’emblée souligner que Nietzsche donne peu de détails se rapportant aux qualités intellectuelles et physiques de la populace. Au plan intellectuel, il note que «l’homme du commun», l’homme de la plèbe, n’a pas de mémoire à long terme. La mémoire de ses origines et du passé de l’espèce ne remonte pas plus loin que deux générations: «les pensées de celui qui est de la populace remontent jusqu’au grand-père, – mais avec le grand-père le temps cesse»12. Or, cette courte mémoire pose un danger
10 F. Cameron, D. Dombowsky (dir.), Political Writings of Friedrich Nietzsche. And Edited Anthology, Houndmills/N. Y., Palgrave Macmillan 2008, p. 15. Les idées politiques de Nietzsche au regard des évènements politiques et des constellations idéologiques de son temps ont été circonscrites par Cameron et Dombowsky dans leur anthologie. 11 Voir par exemple G. Brandes, Nietzsche. Essai sur le radicalisme aristocratique, trad. M.-P. Harder, Paris, L’Arche 2006. 12 Ainsi parlait Zarathoustra / Za, III, 12, § 11.
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pour la civilisation: comme il est oublié, «le passé est offert sans défense: car il se pourrait qu’un jour la populace devînt le maître et qu’elle noie alors le temps tout entier dans les eaux basses»13. Si le despote présente une menace pour les œuvres du passé (en ce qu’il peut «contraindre» le passé et le modeler pour servir ses ambitions et «lui servi[r] de pont»14), il est aidé en cela par la populace et sa courte mémoire qui n’est pas en mesure de sauvegarder les institutions, les œuvres et les acquis du passé. De cette absence d’une «mémoire plébéienne» découle la fonction de la «nouvelle noblesse»: celle-ci devra à la fois préserver le passé (au moyen d’un oubli sélectif, comme l’enseigne la deuxième Considération inactuelle) et servir de rempart aux abus qui peuvent en être faits par certains «grands hommes» ainsi que par la populace. Commentateur de la première heure et bon connaisseur de la littérature de son temps, le critique littéraire et professeur d’esthétique Georg Brandes soulignait en 1890 qu’à une époque où toute l’Allemagne était réactionnaire, Nietzsche était ainsi certes moins catégorique que Joseph de Maistre, mais fort proche de Renan quant «à l’espoir qu’il place en une aristocratie de l’esprit capable de s’emparer du pouvoir sur la terre»15. Au plan physique, Nietzsche mentionne deux caractéristiques de la populace. D’une part, elle est faible, mais cette faiblesse physique est toutefois le corollaire d’une puissance morale. Dans la dernière partie d’Ainsi parlait Zarathoustra, le prophète rencontre deux rois qui se plaignent de cette confusion entre la quantité et la qualité16: «Il n’y a pas de plus dur malheur sur terre dans tout le destin humain que de voir des puissants sur cette terre qui ne soient pas aussi les tout premiers quant à la valeur»17. La classe la plus faible physiquement est néanmoins celle qui domine, le nombre étant le garant d’une puissance morale que l’ancienne noblesse a perdu. Les rois sont dorénavant condamnés malgré eux à se «faire passer»18 pour les premiers. Ils sont les fantoches de ce qu’ils n’ont plus, à savoir l’exercice du pouvoir moral né de la puissance physique. Zarathoustra se fait l’annonciateur de cette époque à venir qui ne sera plus l’ère de la populace, alors que «l’homme supérieur devient seigneur!»19. D’autre part, la seconde caractéristique physique de la populace est son indifférenciation. Ici encore, cette qualité physique se double d’une dimension morale, l’indifférenciation physique des «hommes du commun» qui forment la masse étant en effet le symbole de leur égalité morale autoproclamée. Wir sind alle gleich20, voilà le mot d’ordre de la populace, face auquel résonne l’affirmation de l’homme supérieur de la nouvelle noblesse: «devant la populace [Pöbel], nous ne voulons pas être pareils et égaux»21. 13
Ainsi parlait Zarathoustra / Za, III, 12, § 11. Ainsi parlait Zarathoustra / Za, III, 12, § 11. 15 G. Brandes, Nietzsche. Essai sur le radicalisme aristocratique, trad. M.-P. Harder, Paris, L’Arche 2006, p. 87 (voir aussi p. 66). Sur l’Allemagne réactionnaire, voir p. 88-90 et 67; sur de Maistre, voir p. 100. 16 Voir Nietzsche, De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie / HL, trad. P. Rusch, Paris, Gallimard, coll. Folio 2001, où il écrit que reconnaître une puissance historique de la masse «ne revient-il pas à confondre très délibérément la quantité et la qualité?» (§ 9). 17 Ainsi parlait Zarathoustra / Za, IV, 3, § 1. 18 Ainsi parlait Zarathoustra / Za, IV, 3, § 1. 19 Ainsi parlait Zarathoustra / Za, IV, 13, § 2. 20 «[N]ous sommes tous égaux, un homme est un homme dèvant Dieu, – nous sommes tous égaux!» (Ainsi parlait Zarathoustra / Za, IV, 13, § 1). 21 Ainsi parlait Zarathoustra / Za, IV, 13, § 1. 14
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Les rois savent toutefois attendre – contrairement à la masse qui est impatiente et qui ne sait pas s’arrêter22 –, et c’est pourquoi ceux que rencontre Zarathoustra ont placé leur espoir dans une nouvelle aristocratie qui sera plus puissante que l’ancienne noblesse: l’aristocratie formée par les hommes supérieurs. Le Dieu chrétien était le «plus grand danger»23 pour l’homme supérieur, mais la disparition de cet étalon moral – garant de l’égalité entre tous, qui avait été proclamée par l’homme de la populace – entraîne la possibilité d’une nouvelle noblesse qui occupera le lieu du pouvoir et de la puissance physique: la mort de Dieu «ressuscite» le höhere Mensch et permet une nouvelle différenciation des types humains. Plus nombreuses, les caractéristiques sociales, morales et esthétiques de la populace, qui font l’objet des critiques de Nietzsche, ont chacune un pendant positif caractérisant le philosophe, le sage, l’individu ou l’homme supérieur. L’énumération de ces qualités brosse le portrait de deux types humains entièrement opposés. Au plan social, Nietzsche présente la populace comme étant citadine (plutôt qu’indépendante ou solitaire), affairée (plutôt que patiente, ruminante, portée à l’arrêt et capable d’attente), bruyante (plutôt que tranquille) et métissée ou bariolée (en opposition à l’unité de la classe paysanne24). Au plan moral, elle est impudique ou sans mesure (plutôt que retenue ou mesurée), grossière ou vulgaire (plutôt que subtile et aristocratique), publique (plutôt que privée), égoïste (plutôt que généreuse), fausse, fardée ou menteuse (plutôt que probe), croyante (plutôt que rationnelle), intransigeante (plutôt qu’interrogeante et curieuse) et passive (plutôt qu’active). Au plan esthétique, enfin, Nietzsche précise que la populace est non artistique, superficielle par défaut (plutôt que par profondeur25), exaltée (plutôt que sérieuse) et lourde ou triste (plutôt que portée vers le rire, comme en sont capables à la fois le grand homme et l’individu26). Au moins deux remarques s’imposent ici pour compléter ce tableau de caractéristiques. Il faut d’abord souligner que malgré le bilan critique de ces qualités, Nietzsche voit que la masse assure une domination morale sur son temps, domination à laquelle il oppose la figure de l’Unzeitgemäß: le caractère de l’inactualité se présente ainsi comme la contrepartie des qualités négatives de la populace. Il faut ensuite remarquer que la populace est citadine. Or, dans les villes, elle subit la culture plutôt qu’elle ne la produit: la masse n’est pas artistique, précisément parce qu’elle est réactive. En ce sens, la masse s’oppose à la figure du créateur actif. Mais la ville est aussi le lieu d’une maladie, et en tant que la populace est malade, celle-ci s’oppose au convalescent, à l’individu qui séjourne sur la voie de la guérison. L’inactuel, le créateur et le convalescent suivent une voie à contre-courant de la masse, qui demande de celui qui la suit d’être actif et inactuel. 22 «[I]l ne s’est pas encore aperçu que la foule [Menge] n’est pas assez paresseuse à son gré! qu’elle pousse sans cesse en avant! qu’elle ne permet à personne de s’attarder!» (Le gai savoir / FW, III, § 170). 23 Ainsi parlait Zarathoustra / Za, IV, 13, § 2. 24 Voir Ainsi parlait Zarathoustra / Za, IV, 3, § 1. 25 Comme les anciens Grecs: voir par exemple Nietzsche, Nietzsche contre Wagner, trad. J.-C. Hémery, Paris, Gallimard, coll. Folio 1991, Épilogue / NW, Epilog, § 2. 26 La capacité du rire caractérise l’esprit libre, possesseur du «gai savoir», mais elle est aussi propre au grand homme, tel Chamfort qui reconnaissait l’importance du rire, «nécessaire comme remède à la vie» (Le gai savoir / FW, § 95).
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Types: populace, individu, grand homme Son portrait fait, la populace telle que Nietzsche la pense peut maintenant être définie quant à ses fonctions. Nietzsche en reconnaît trois: soit la masse est formée de mauvaises copies des grandes personnalités; soit elle offre une résistance contre les grands hommes; soit, enfin, elle est l’instrument de ceux-ci27. Cela révèle d’emblée que Nietzsche pense la populace au regard de deux autres catégories: celle du «grand homme» et celle de l’«individu». Le grand homme et l’individu se distinguent en ceci que le premier, contrairement à l’individu, entretient un rapport avec la foule: «Reçoit alors l’épithète de “grand” ce qui a pendant une longue période réussi à mettre en mouvement [la] masse.» Cette capacité, cette mise en mouvement, voilà ce que Nietzsche comprend comme étant «la puissance historique»28: ce sont les grands hommes qui agissent, non les peuples. En ce sens, le politique n’est ni le lieu ni le résultat d’une action des masses, puisque contrairement aux grands hommes, ces dernières sont caractérisées par une passivité. Dans la mesure où les grands hommes font le politique, l’histoire peut être représentée par l’image d’un pont qui serait construit par leurs actions: «Il existe un pont invisible de génie à génie – c’est là la seule “histoire” réelle d’un peuple, tout le reste n’est que variation innombrable et inconsistante faite de vile étoffe, copies dues à des mains malhabiles»29. À cet égard, plutôt que de serrer la main des critiques allemands ou français de la démocratie – tels Renan, Hartmann, Taine ou Flaubert, représentatifs de ce que Brandes nommait «le climat réactionnaire actuel»30 –, Nietzsche se réfère à Schopenhauer pour décrire le but de l’histoire comme étant la constitution d’un «haut dialogue des esprits» ou d’une «République des génies»: «La tâche de l’histoire est de servir d’intermédiaire entre eux, pour, ce faisant, constamment susciter et soutenir l’éveil de la grandeur. Non, le but de l’humanité ne peut résider en son terme, mais seulement dans ses exemplaires supérieurs»31. En guise d’exemple de «grands hommes», Nietzsche, dans Le gai savoir, mentionne d’une part le moraliste français du XVIIIe siècle Nicolas de Chamfort et d’autre part, Napoléon, qui représentent les deux pôles opposés du rapport possible du grand homme à la masse. Nietzsche précise d’emblée que Chamfort «revêtit le vêtement de la populace», se rangea «précisément du côté des masses et ne [resta] point à l’écart par réaction et par renoncement philosophiques», ce qu’il explique en suggérant qu’«il y avait en lui un instinct plus fort que sa sagesse, qui n’avait jamais été assouvi, la haine pour toute aristocratie de naissance»32. L’exemple de Chamfort montre à
27 Après le détail de ces trois fonctions, Nietzsche ajoute: «pour le reste, qu’elles [les masses] aillent au diable et à la statistique!». Voir Nietzsche, De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie / HL, § 7. 28 Les deux dernières citations proviennent de Brandes, Nietzsche. Essai sur le radicalisme aristocratique, trad. M.-P. Harder, Paris, L’Arche 2006, p. 39. 29 Nietzsche, Fragments posthumes II, 1, trad. P. Rusch, Paris, Gallimard 1990, / KSA 7, 19[1] (été 1872début 1873). 30 G. Brandes, Nietzsche. Essai sur le radicalisme aristocratique, trad. M.-P. Harder, Paris, L’Arche 2006, p. 67. 31 Nietzsche, De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie / HL, § 9. 32 Le gai savoir / FW, § 95.
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Nietzsche qu’il est possible d’être un «homme riche en profondeurs et en arrièrefonds de l’âme, sombre, douloureux, ardent»33, tout en prenant le parti des masses. Autrement dit, le cas de Chamfort révèle l’ambiguïté du rapport du grand homme à la masse. Quant à la figure de Napoléon, elle montre, selon Le gai savoir, que de grands esprits peuvent avoir une «origine plébéienne [Pöbel] ou semi-plébéienne»34. Le cas Napoléon apparaît donc comme le contraire du cas Chamfort: le premier émane de la plèbe, tandis que le second s’y dirige. Mais chacun se situe dans un même interstice, entre la masse et autre chose que Nietzsche, dans son paragraphe sur Chamfort, associe à l’esprit philosophique et à la sagesse. Il s’agit cette fois de l’«individu». Celui-ci ne se tient pas en rapport à la foule ni non plus au grand homme, car il est caractérisé par la solitude. Les individus sont «des hommes qui, silencieux, solitaires et résolus, [savent] trouver leur satisfaction à persévérer dans une activité invisible […]: des hommes ayant leurs propres fêtes, leurs propres jours ouvrables, leurs propres temps de deuil»35. L’individu est le philosophe, il est aussi, parfois, le sage, il est le solitaire qui peine à trouver ses semblables, il est le courageux, enfin, et l’héroïque, car est le «plus exposé au danger» celui qui doit «vivre dangereusement»36. L’individu est en tant que tel méconnu par la foule: celle-ci ne le distingue pas – dans les deux sens du terme. Autant dire que pour elle, l’individu n’existe pas: elle ne connaît que les grands hommes. L’individu peut ainsi continuer sa tâche dans la solitude, et même dans une solitude «publique», Nietzsche précisant que «la sagesse est ce que le solitaire se chuchote à lui-même sur la place publique»37. L’individu, en ce sens, n’a aucun rapport avec la masse ni aucun effet sur elle. L’individu n’est donc absolument pas le même que le grand homme. Au plan politique, c’est en l’individu que Nietzsche place ses espoirs. L’éducation d’une nouvelle noblesse sera orientée non pas vers les masses, mais bien vers les «individus, qui forment une sorte de pont sur le torrent sauvage du devenir»38. Nietzsche espère que la nouvelle noblesse formera une aristocratie culturelle, mais aussi politique. Les individus doivent être éduqués de façon à ce que se forme en leur sein une classe dirigeante. L’éducation aristocratique encourage le maintien d’une autonomie, car l’individu est en tant que tel celui qui peut se gouverner lui-même. Comme le remarque Philippe Raynaud, l’individu est ainsi apte à la domination: «celui qui se gouverne luimême doit être capable de gouverner autrui et, inversement, seul celui qui est apte à la domination est vraiment digne d’être libre»39. Raynaud souligne à juste titre que le fait de dissocier l’idée moderne de l’égalité entre les hommes (que Nietzsche rejette) et l’idéal de l’autonomie (que Nietzsche conserve) caractérise précisément l’individualis33
Le gai savoir / FW, § 95. Le gai savoir / FW, § 282. 35 Le gai savoir / FW, § 283. 36 Le gai savoir / FW, § 283. 37 Opinions et sentences mêlées, trad. R. Rovini revue par M.B. de Launay, Paris, Gallimard, coll. Folio 1991, / VM, § 386. 38 De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie / HL, § 9. 39 P. Raynaud, «Friedrich Nietzsche», in P. Raynaud, S. Rials (dir.), Dictionnaire de philosophie politique, Paris, PUF 1996, p. 432. 34
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me «aristocratique ou “élitiste”» nietzschéen. Mais il omet de remarquer que Nietzsche associe autonomie et ataraxie pour caractériser le sage, lequel se distingue de la populace, comme en témoigne un aphorisme qui évoque l’enseignement d’Épictète: «On fait encore partie de la populace tant que l’on continue à imputer ses propres fautes à autrui; on est sur le chemin de la sagesse quand on n’en rend jamais responsable que soimême; le sage, lui, ne trouve personne en faute, ni soi ni autrui»40. Par rapport aux individus autonomes, deux ordres sont donc à distinguer: d’une part, l’individu solitaire, sage et philosophe, retiré du politique (que l’on peut assimiler à la figure de Zarathoustra); d’autre part, la nouvelle noblesse ou aristocratie politique (que Zarathoustra recherche et appelle) qui sera formée de «grands hommes» éduqués par l’exemple et la fréquentation des génies. Cette distinction, du reste, n’est pas unique à Nietzsche: elle rappelle notamment celle que faisait Gustave Flaubert après la Commune de Paris. Au printemps 1871, le romancier écrivait à George Sand: À quoi faut-il donc croire? À rien! c’est le commencement de la sagesse. […] La seule chose raisonnable (j’en reviens toujours là), c’est un gouvernement de mandarins, pourvu que les mandarins sachent quelque chose et même qu’ils sachent beaucoup de choses. Le peuple est un éternel mineur, et il sera toujours (dans la hiérarchie des éléments sociaux) au dernier rang, puisqu’il est le nombre, la masse, l’illimité. Peu importe que beaucoup de paysans sachent lire et n’écoutent plus leur curé, mais il importe infiniment que beaucoup d’hommes comme Renan ou Littré puissent vivre et soient écoutés! Notre salut n’est maintenant que dans une aristocratie légitime, j’entends par là une majorité qui se composera d’autre chose que de chiffres41.
À la distinction que fait Flaubert entre «masse/peuple», «mandarins/aristocratie» et «sagesse», l’on peut superposer les figures nietzschéennes de la populace, de la classe des grands hommes politiques, membres de la nouvelle aristocratie, et finalement de l’individu philosophe, solitaire et apolitique. Ainsi Nietzsche s’inscrit-il dans la tradition d’une aristocratie de l’esprit qui était bien vive en son temps, comme Georg Brandes l’avait précisément souligné. Une figure capitale du solitaire dans l’œuvre nietzschéenne est bien sûr Zarathoustra. Ainsi parlait Zarathoustra souligne que la «nouvelle noblesse» sera «l’adversaire de toute populace et de tout despotisme»42. La triade des types se précise alors, depuis celle esquissée dans Le gai savoir: selon Zarathoustra, entre la foule et l’individu se trouve le «despote», à savoir l’homme qui détient seul le pouvoir. Ce «despote» ne participe pas à la nouvelle aristocratie souhaitée, précisément parce qu’il est issu de la masse: le despote n’est pas un individu véritablement autonome qui aurait été formé pour participer à la nouvelle aristocratie. Au despote s’opposent donc la populace (qui est soumise à son pouvoir) ainsi que l’individu autonome (fût-il philosophe solitaire ou grand aristocrate politique). Si le despote cherche naturellement à dominer, Nietzsche précise qu’il est dans la nature de la populace d’obéir43. Les types de la tria-
40 Opinions et sentences mêlées / VM, § 386. La sentence d’Épictète (qui renvoie au problème du malheur) se trouve dans le Manuel, 5. 41 G. Flaubert, lettre à George Sand du 30 avril 1871 (in G. Flaubert, «Lettres de Flaubert à George Sand», La nouvelle revue, Paris, janv. 1884, t. 26, p. 62-63). 42 Ainsi parlait Zarathoustra / Za, III, 12, § 11. 43 Voir Aurore, trad. J. Hervier, Paris, Gallimard, coll. Folio 1989, / M, § 188.
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de grand homme/populace/individu décrivent donc trois postures politiques: domination, obéissance, indépendance. En vertu de ce découpage, et suite au constat d’Ainsi parlait Zarathoustra quant au fait que l’heure d’une «grande», «terrible», «lente» et «longue» «insurrection de la populace» ou d’une révolte de «tout ce qui est bas»44 a sonné, Nietzsche a notamment comme objectif de montrer l’erreur de tout projet cherchant à donner de véritables responsabilités politiques à la masse: «Les peuples ne sont tellement trompés que parce qu’ils cherchent toujours un trompeur: c’est-à-dire un vin excitant pour les sens. […] Ils obéissent toujours et font encore mieux qu’obéir, à condition de pouvoir aussi s’enivrer! […] Comment! Et c’est justement [au peuple] qu’il faudrait confier les responsabilités politiques? Pour qu’il en fasse son ivresse quotidienne?»45. Ici, la servitude du nombre reste fatalement volontaire.
Le philosophe et l’homme de la place publique Critique de la démocratie, critique du socialisme, critique des mouvements révolutionnaires, Nietzsche raille l’idée d’un pouvoir politique du peuple. L’un de ses premiers commentateurs le paraphrase parfaitement en écrivant que «les plus grands libérateurs ne sont pas les petits qui s’unissent, mais le petit nombre des grands hommes»46. Le pouvoir politique ne peut que s’exercer sur autrui, lorsque les grands hommes imposent leur volonté. Le pouvoir n’est alors pas conçu chez Nietzsche comme ce qui advient lorsque des hommes ordinaires agissent de manière concertée. Quelques remarques s’imposent pour cerner le rapport de Nietzsche aux «hommes ordinaires». D’une part, Nietzsche s’inscrit dans la tradition, fortement répandue parmi les écrivains et penseurs du XIXe siècle, de l’aristocratie de l’esprit. Celle-ci se manifeste autant par la haine du bourgeois (mû par l’appât du gain et responsable de la dissémination de la bêtise) et de la ville, que par le mépris du menu peuple (tourmenté par la question sociale et imprégné d’ignorance), des idées que l’on retrouve des Considérations inactuelles jusqu’aux textes du milieu des années 1880. Ici, Nietzsche rejoint entre autres Gustave Flaubert et Saint-Marc Girardin, pour qui le nombre représente des hordes de barbares aux portes de la cité. Dès lors existe-t-il, pour les partisans d’une aristocratie de l’esprit, une hiérarchie naturelle qui doit régir l’être-ensemble moderne en inscrivant l’inégalité des hommes dans le tissu social et politique. D’autre part, Nietzsche effectue une lecture courte de la «servitude volontaire». Selon lui, les hommes ordinaires cherchent en tout temps à se défaire des responsabilités de la vie politique. Le recours à un chef ou à des oligarques reste le propre de ceux qui ne veulent qu’obéir. «Là où quelqu’un domine, il n’y a que des masses: où il y a des masses, il règne un besoin de se livrer à l’esclavage»47. Le pouvoir est conçu par Nietzsche comme la capacité d’imposer une volonté sur autrui, puisque l’élite peut 44 45 46
Ainsi parlait Zarathoustra / Za, IV, 8. Aurore / M, § 188. G. Brandes, Nietzsche. Essai sur le radicalisme aristocratique, trad. M.-P. Harder, Paris, L’Arche 2006,
p. 67. 47
Le gai savoir / FW, § 149.
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disposer du nombre comme elle le souhaite48. Enfin, il faut noter, ainsi que le fait Renate Reschke, que Nietzsche «ne fait pas de la masse un concept sociologique: il manie plutôt cette catégorie en critique culturel»49. Plusieurs perspectives découlent de ces constats. D’abord, il est manifeste que Nietzsche ne reconnaît aucun rôle politique à la masse. Celle-ci est essentiellement passive ou réactive et doit être soumise au travail afin de laisser le temps à d’autres de créer la culture au sens large. Ensuite, pour celui qui se distingue de la masse ou de la populace, Nietzsche précise quelques postures: celles, politiques, du membre de la nouvelle aristocratie et du grand homme dominant cette aristocratie; celles, artistiques, du créateur et du musicien; celles, prophétiques, de l’annonciateur de la mort de Dieu et du rédacteur des «nouvelles tables»; enfin celles, philosophiques, du sage et du penseur solitaire. Nietzsche oscilla entre certaines de ces postures – loin des villes, loin du Markt et du vacarme de la place publique, sur le chemin du «convalescent», cherchant parfois à former une Bildungs-Sekte, éducative et culturelle50, ou à joindre une Gemeinschaft, loin de la Gesellschaft au sujet de laquelle il lui fallait bien remarquer que la masse ou la populace y étaient vainqueurs. L’homme de la place publique ne serait donc jamais philosophe? Les gens ordinaires et humbles, chez eux sur la place du marché, dans les rues bruyantes des villes d’Europe et d’Amérique, ne semblent avoir pour seule tâche que de «vivre au profit des exemples les plus rares et les plus précieux du genre humain»51. Voilà donc ce qui distingue les personnages de D.H. Lawrence: sur le visage des uns se lit la conscience d’œuvrer à quelque chose qui dépasse l’individualité, alors que dans les yeux des autres ne se lisent que les soucis pratiques de la vie quotidienne immédiate. La société matérielle, commerçante et utilitariste, unit ceux de la masse, alors que les autres recherchent – mais peut-être sans la trouver – une communauté des esprits qui traverse les époques comme les continents. Dans la perspective nietzschéenne, l’homme de la place publique et le grand homme se différencient par leur rapport au temps, le premier étant cantonné au présent dont la place publique – ses échanges, ses conversations, son marchandage, ses denrées – se veut le symbole d’une masse certes affairée, mais non pas culturellement active52.
48 Nietzsche écrit notamment que les masses «sont en somme disponibles pour n’importe quel esclavage, pourvu que l’individu qui leur est supérieur se légitime sans cesse comme plus élevé, comme étant né pour commander» (Le gai savoir / FW, § 40). 49 R. Reschke, «Masse», in H. Ottmann (dir.), Nietzsche-Handbuch. Leben, Werk, Wirkung, Stuttgart Weimar,Verlag J.B. Metzler 2000, p. 279. 50 Voir Fragments posthumes II, 1, trad. P. Rusch, Paris, Gallimard 1990, / KSA 7,32[62] (début 1874-printemps 1874). 51 G. Brandes, Nietzsche. Essai sur le radicalisme aristocratique, trad. M.-P. Harder, Paris, L’Arche 2006, p. 31. 52 Une version antérieure de ce texte est parue dans la revue montréalaise Conjonctures en 2008. Je remercie mon collègue Martin Breaugh, avec lequel je signais la premiére version de cet article, de m’avoir permis de retravailler ce dernier. Je souhaite par ailleurs remercier un évaluateur anonyme pour ses judicieux commentaires.
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Abstract Dans le dernier quart du XIXe siècle, Nietzsche œuvrait à affiner l’opposition entre le «grand individu» et la «masse», définissant un individualisme aristocratique pour une société qui ferait place à l’individu. Nous écartant des angles à partir desquels la masse ou la populace, chez Nietzsche, ont été approchées surtout dans la littérature anglo-américaine, nous précisons dans cet article la définition de cette masse, formée par l’homme de la place publique, telle que Nietzsche se la représentait, en revenant principalement à la manière dont Nietzsche en a parlé. Nous nous arrêtons d’abord aux concepts employés par Nietzsche pour nommer la masse ou la populace, après quoi nous brossons son portrait en fonction des œuvres où ces concepts interviennent le plus fréquemment, au milieu des années 1880. Nous précisons ensuite la typologie qui en découle et qui permet d’opposer la masse, le grand homme et l’individu, ainsi que de souligner leurs fonctions au regard de la formation d’une nouvelle aristocratie. Nous terminons par quelques constats sur la dynamique entre le philosophe et l’homme de la place publique, notamment quant au fait que Nietzsche ne reconnaît aucun rôle politique à la masse et qu’il oscilla lui-même entre différentes postures possibles pour qui se distingue de la populace. Nietzsche strived to refine the opposition between the “great individual” and the “masses”, and to define an aristocratic individualism. This paper wishes to turn away from the angles through which masses in Nietzsche’s works have generally been studied. Indeed, rather than to question this topic from a political standpoint, we seek to circumscribe the definition of the “masses” by identifying the concepts Nietzsche uses to talk about them, and by proposing a portrait of the “masses” according to the mid-1880 works in which he has the most written about them. This conceptual ground permits us to define a Nietzschean typology that opposes the masses to the great man and to the individual, and to understand their different functions as regards the foundation of a new aristocracy. Our paper finally proposes conclusive remarks regarding the philosopher and the “public man”, as well as Nietzsche’s different stances for the individual who wishes to differentiate himself from the masses.
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Introduction1: de l’invalidation de l’horizon de la justice à sa considération «als Problem» Nietzsche récuse fermement l’instauration de la justice (Gerechtigkeit). Il écrit par exemple dans le § 377 du Gai savoir: «nous ne considérons tout simplement pas comme souhaitable que le royaume de la justice [das Reich der Gerechtigkeit] et de l’harmonie [Eintracht] soit fondé sur terre»2. Die Gerechtigkeit ne serait-il pas alors un concept à écrire avec des guillemets, pour souligner que la justice provient généalogiquement d’une configuration pulsionnelle faible, qui refuse de regarder la réalité en face3? En définitive, la justice ne procède-telle pas de la volonté de vengeance? D’une soif de se venger de la hiérarchie, à la manière des tarentules d’Ainsi parlait Zarathoustra, qui souhaitent à tout prix instaurer l’égalité4? On peut également penser à ces quelques lignes du Crépuscule des idoles: La doctrine de l’égalité [Gleichheit] !... Mais il n’y a pas de poison plus empoisonné: car elle semble [scheint] prêchée par la justice elle-même [Gerechtigkeit selbst] alors qu’elle est la fin de la justice [das Ende der Gerechtigkeit]… «Aux égaux l’égal, aux inégaux l’inégal [Den Gleichen Gleiches, den Ungleichen Ungleiches] – voilà ce qui serait le véritable discours de la justice [die wahre Rede der Gerechtigkeit]: et ce qui s’ensuit, ne jamais rendre égal ce qui est inégal [Ungleiches niemals gleich machen]» 5.
1 Ce texte a tout d’abord été publié dans les Cadernos Nietzsche, 26, São Paulo 2010, trad. Vinicius de Andrade, pp. 53-71, sous le titre «A justiça como problema». Nous remercions vivement M. le Pr. Ivo da Silva Júnior, Directeur de publication, ainsi que Mme le Pr. Scarlett Marton, Directrice adjointe, d’avoir bien voulu autoriser la publication de la version française de cette étude, légérement modifiée et augmentée. 2 Le gai savoir, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 1997, p. 343 / FW, § 377, KSA 3, p. 629. 3 Sur le rôle des guillemets dans l’écriture nietzschéenne de la perspective généalogique, consulter: E. Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, Paris, rééd. L’Harmattan, coll. «La Librairie des Humanités» 2006, pp. 166169 et pp. 186-192. On lira également avec profit: E. Blondel, «Les guillemets de Nietzsche: philologie et généalogie», in J.-F. Balaudé, P. Wotling (dir.), Lectures de Nietzsche, Paris, Librairie Générale Française 2000, pp. 71101. 4 Ainsi parlait Zarathoustra, II, «Des tarentules [Von den Taranteln]», trad. G.-A. Goldschmidt, Paris, Librairie Générale Française 1972, p. 138 / Za, II, 1, KSA 4, p. 130: «c’est ainsi que la justice [Gerechtigkeit] me parle à moi: “les hommes ne sont pas égaux [die Menschen sind nicht gleich]”». Voir aussi: Ainsi parlait Zarathoustra, II, «Des savants [Von den Gelehrten]», p. 176 (trad. modifiée) / Za, II, 16, KSA 4, p. 162: «les hommes ne sont pas égaux [die Menschen sind nicht gleich]: ainsi parle la justice [Gerechtigkeit]». 5 Crépuscule des idoles, «Incursions d’un inactuel», trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2005, p. 214 / GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 48, KSA 6, p. 150.
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Mais, plus largement, la pensée de Nietzsche n’accueille pas les réquisits ou les développements propres à l’idée de justice. Nietzsche rejette le Bien en soi et critique la pertinence de l’alternative bien/mal. La liste est plus vaste et Nietzsche dénonce au moins à première lecture: la justice divine, la justice cosmique, la notion d’ordre moral du monde6, le devoir-être, mais également le droit, la loi, le contrat social, l’égalité et la justice corrective, le mérite et la justice distributive, le châtiment, la liberté de la volonté et la responsabilité. Les vertus de l’homme juste – par exemple, l’harmonie intérieure comme ataraxie ou paix de l’âme – sont destituées, car l’affirmation de la justice trahit la faiblesse d’un vouloir qui refuse le sensible comme devenir mais également la souffrance, c’est-à-dire deux aspects majeurs de la réalité. La justice recherche donc de façon illusoire un fondement stable pour le sensible, comme le montre le «platonisme» comme quête du Bien. La justice recherche également une cause à la souffrance, dans le but d’éradiquer cette souffrance, qu’elle soit souffrance collective («socialisme» en quête de révolution) ou souffrance personnelle («christianisme» comme visée du salut). En conséquence, la justice nie le tragique auquel il conviendrait pourtant d’acquiescer dans la Heiterkeit comme joie sereine. La justice est mensonge ou dénégation car elle refuse la réalité, au mépris de la lucidité. La justice demande réparation à la vie, au lieu de la célébrer et de tenter de l’intensifier. Vouloir la justice, c’est par conséquent donner voix à l’indignation dérisoire contre ce qui est. Vouloir la justice, c’est faire entendre le tapage de la grosse caisse, «das Bumbum von Gerechtigkeit»7. Par conséquent, Nietzsche ne peut être un penseur de la justice. Il est pourtant l’auteur de ces lignes: Il arriva tardivement – j’avais déjà dépassé les vingt ans – que je découvris ce qui me manquait totalement: à savoir, la justice [die Gerechtigkeit]. “Qu’est-ce que la justice [Gerechtigkeit]? Et est-elle possible? Et si elle ne devait pas être possible, alors comment la vie serait-elle supportable?” – je me questionnais de la sorte incessamment. Je m’inquiétais profondément de ne trouver partout où je creusais en moi-même que passions, perspectives étriquées, légèreté de celui à qui manquaient les conditions préalables de la justice [Gerechtigkeit] […]. Peut-être qu’en chemin la justice elle-même [die Gerechtigkeit selber] viendrait à ma rencontre! Ainsi commença pour moi une période de voyage8.
La justice n’est donc pas ignorée, ce que confirme la correspondance. On peut sur ce point se référer par exemple à la lettre à Malwida von Meysenbug de la mi-mai 1884: «s’il y a en général sur la terre des hommes ayant le besoin de justice [Bedürfniss nach Gerechtigkeit] le plus profond et le plus indomptable, j’appartiens alors à ceux-là»9. La justice peut même être tenue pour un thème récurrent et évolutif de la pensée 6 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article: «Nietzsche e a ordem moral do mundo: genealogia de uma tradução de tradução [Nietzsche et la généalogie de l’ordre moral du monde: généalogie d’une traduction de traduction]» in A. Martins (org.), O mais potente dos afetos: Spinoza e Nietzsche, São Paulo, Martins Fontes 2009, pp. 212-232. 7 Le gai savoir, p. 318 / FW, § 359, KSA 3, p. 606. 8 Fragments posthumes, XI (Oeuvres philosophiques complètes, XI, trad. M. Haar et M. de Launay (modifiée), Paris, Gallimard 1982, p. 400) / KSA 11, 40 [65], pp. 663-664. 9 Lettre à Malwida von Meysenbug de la mi-mai 1884, KSB 6, p. 504.
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de Nietzsche, qui en appelle à l’instauration d’une «nouvelle justice [neue Gerechtigkeit]»10, ou qui fait mention d’une «grande justice [grosse Gerechtigkeit: “[…] in der grossen Gerechtigkeit […]”]»11. Die Gerechtigkeit reste néanmoins assez énigmatique à l’échelle de l’œuvre entière. Cette étude se propose donc la considération des différents champs dans lesquels la justice est utilisée par Nietzsche, afin de questionner la possibilité d’une conception unitaire de celle-ci, dans sa dimension la plus éminente et la plus problématique.
De l’unité de la justice à ses trois dimensions majeures On pourrait tout d’abord considérer que la philosophie de Nietzsche, dans son ensemble, tente de rendre justice à la totalité du réel, contre le jugement moralisateur. Rendre justice à toutes choses: voilà ce à quoi nous invite le génie de la justice (Genialität der Gerechtigkeit)12, qui incite à lutter contre les convictions (Überzeugungen) figées et donc à «faire le tour» de toutes choses, sans exclusive. La justice ainsi envisagée récapitule le philosopher nietzschéen qui consiste dans le Versuch comme art de l’essai, de la tentative, ou de l’expérimentation13. Contre les convictions, il importe de risquer l’interprétation adverse, en prenant au sérieux cette formule extraite du Voyageur et son ombre: «Mais si c’était l’inverse qui était vrai […]?»14 Il ne s’agit cependant pas de rester prisonnier d’une logique des contraires15, mais de voir avec cent yeux, comme Argus16, ou plutôt de se confronter à l’interprétation comme «Notre nouvel “infini”»17. De ce point de vue, la justice renouvelle son rapport à la vérité: en un sens, il ne s’agit pas tant de dévoiler, dans la logique de l’adéquation, que de faire advenir, dans l’ordre de ce que Nietzsche appellera le renversement de toutes les valeurs (Umwerthung aller Werthe).
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Le gai savoir, p. 235 / FW, § 289, KSA 3, p. 530. Par-delà bien et mal, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2000, p. 186 / JGB, § 213, KSA 5, p. 149. 12 Humain, trop humain, I (Œuvres philosophiques complétes, III 1, trad. R. Rovini, Paris, Gallimard 1988, p. 334) / MA, § 636, KSA 2, p. 361. 13 Sur ce point, consulter: W. Kaufmann, Nietzsche, Philosopher, Psychologist, Antichrist, New York, Vintage Books 19683, III-IV: «Nietzsche’s method», pp. 85-95; E. Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, pp. 93-105; P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF, rééd. coll. «Quadrige», 2009, pp. 25-26 notamment; C. Denat, «“Les découvertes les plus précieuses, ce sont les méthodes”: Nietzsche, ou la recherche d’une méthode sans méthodologie», in Nietzsche-Studien 39, 2010, pp. 282-308 (et plus particulièrement les pp. 297300). Nous nous permettons de renvoyer également à notre article: «Versuch e Genealogia. O método nietzschiano: “dinamitar” o bom senso ou fazer advir uma concepção corporal da razão? [Versuch et Généalogie. La méthode nietzschéenne: “dynamiter” le bon sens, ou faire advenir une conception corporelle de la raison?]», in Revista de Filosofia Dissertatio 33, 2011, pp. 63-86 (trad. Renata Azevedo Requião). Revista de Filosofia Dissertatio, Universidade Federal de Pelotas, Brasil (à paraître en 2011, trad. Luis Rubira). 14 Humain, trop humain, volume II, «Le voyageur et son ombre», p. 180 (Œuvres philosophiques complètes, III 2, trad. R. Rovini, Paris, Gallimard, 1988) / WS, § 10, KSA 2, p. 546. 15 Humain, trop humain, II, «Le voyageur et son ombre», pp. 212-213 / WS, § 67, KSA 2, p. 582. 16 Humain, trop humain, II, «Opinions et sentences mélées», p. 113 / VM, § 223, KSA 2, p. 478. 17 Le gai savoir, pp. 340-341 / FW, § 374, KSA 3, pp. 626-627. Sur ce point, consulter: C. Denat, «Notre nouvel “infini”. Connaissance et interprétations dans la pensée de Nietzsche», in P. Wotling (dir.), L’interprétation, Paris, Vrin, coll. «Thema» 2010, pp. 85-118. 11
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Dans ce contexte, la justice est un problème car elle brouille la distinction entre contemplation et action, conformément à la double signification de «interpréter». En d’autres termes, si la justice présuppose l’art de bien lire, au sens de la fidélité philologique au monde comme texte, elle implique tout autant de façonner, c’est-à-dire de donner forme et sens18. Déjà, la deuxième Considération inactuelle insistait sur le fait que l’homme juste «veut la vérité non pas comme une froide et stérile connaissance, mais comme la justicière [Richterin] qui ordonne [ordnende] et punit [strafende], non pas comme une égoïste propriété individuelle, mais comme le droit sacré de déplacer toutes les bornes des propriétés égoïstes, la vérité, en un mot, comme le Jugement dernier [Weltgericht] et non pas comme la proie et le plaisir du chasseur individuel»19. La justice n’est donc pas que fidélité au réel, dans l’optique de la neutralité: elle évalue, elle décide, elle fixe activement des parts en assumant le passage de «donner à chacun le sien [Jedem das Seine geben]» à «donner à chacun le mien [Jedem das Meine geben]»20. La philosophie de Nietzsche dans son ensemble est par conséquent une pratique de la justice ou de la «nouvelle justice», pensée dans le sillage de Christophe Colomb l’aventurier. Cette nouvelle justice est un Versuch, comme prise de risque dans la perspective de l’interprétation à la fois discursive et productrice d’évaluations à vivre. La justice n’est donc pas simplement la justesse, elle ne se résume pas à un certain regard sur le réel: elle est en un sens le réel lui-même, comme aptitude à une certaine régulation entre configurations pulsionnelles évolutives, mais également comme effectivité de cette régulation. On pense ici à Humain, trop humain21, qui présente la justice comme «spiritualisation de l’échange»22. La justice serait alors une régulation immanente aux pulsions qui sans cesse s’interprètent les unes les autres. À titre de «nouvelle» et de «grande justice», elle cheminerait au rebours du nihilisme mais également des «idées modernes», autrement dit elle tendrait vers l’intensification ou l’accroissement de puissance (Steigerung der Macht), ce qui invite à penser la hiérarchie (Rangordnung) comme problème. Il existe donc bien une unité sémantique du concept de justice dans la philosophie de Nietzsche. Pourtant, il est possible d’envisager la justice sous l’angle d’une structure tripartite: ordre cosmique / norme du droit / vertus de l’homme juste, «tripartition» qui se déploierait ainsi du macrocosme au microcosme. Dans la présente étude, chacun des degrés de cette distinction est examiné de manière séparée mais on peut considérer que la distinction proposée est une distinction de raison, qui n’implique pas le modèle du partes extra partes. En chacun de ces trois «niveaux» se déploie en effet l’unité du problème de la régulation immanente entre configurations pulsionnelles évolutives. 18 Éléments pour la généalogie de la morale, trad. P. Wotling, Paris, Librairie Générale Française 2000, pp. 152-156 / GM, II, § 12, KSA 5, pp. 313-316. 19 Considérations inactuelles, (Œuvres philosophiques complètes, II, 1, trad. P. Rusch, Paris, Gallimard 1990, p. 128) / UB, HL, § 6, KSA 1, pp. 286-287. 20 Ainsi parlait Zarathoustra, I, «De la morsure de la vipère [Vom Biss der Natter]», p. 92 (trad. modifiée) / Za, I, 19, KSA 4, p. 88. Voir aussi Fragments posthumes, IX (Œuvres philosophiques complètes, IX, Paris, Gallimard 1997) / KSA 10, 3 [1] 116, p. 67. 21 Humain, trop humain, I, pp. 88-89 / MA, § 92, KSA 2, pp. 89-90. 22 P. Wotling, La philosophie de l’esprit libre. Introduction à Nietzsche, 10. «Quand la puissance fait preuve d’esprit. Origine et logique de la justice selon Nietzsche», Paris, Flammarion 2008, pp. 315-351; la formule citée est présente p. 328.
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Vers une justice à l’œuvre dans le «tout»? La justice est fondamentalement principe d’ordre, à l’échelle du tout. Mais Nietzsche refuse l’idée schopenhauérienne de justice éternelle en affirmant nettement dans Humain, trop humain: «il n’y a pas de justice éternelle [es giebt keine ewige Gerechtigkeit]»23. Il refuse également l’idée de «justice poétique», qui réintroduit de manière artificielle un deus ex machina dans l’univers, afin de préserver l’idée selon laquelle celui-ci est moral24. En d’autres termes, si la justice désigne l’économie du tout, alors cette économie est non morale. On pourrait par conséquent estimer qu’il n’y a pas de place pour la justice cosmique ou la justice divine dans la pensée de Nietzsche, tout simplement parce que, comme le dit le Gai savoir, «le caractère général du monde est […] de toute éternité chaos»25. Le cosmos comme ordre, beauté et finalité est supplanté par le chaos, si bien que ce qui règne dans le monde, c’est donc «l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse et de tous nos anthropomorphismes esthétiques quelque nom qu’on leur donne»26. Par là même, il n’y aurait pas de conception supérieure de la justice. Il est vrai que, dans Humain, trop humain, Nietzsche écrit: «nous plierons le genou devant la Justice [Gerechtigkeit], la seule déesse [Göttin] que nous reconnaissions au-dessus de nous [über uns]»27. Pourtant, le Crépuscule des idoles affirme avec force: «il n’y a rien en dehors du tout!»28, de sorte qu’il n’existe pas de point de vue synoptique, pas de clé de voûte du soi-disant cosmos, et pas non plus d’ordre cosmique. Il n’y a donc pas de statut pour la justice cosmique ou la justice divine dans la pensée de Nietzsche. Toutefois, le § 109 du Gai savoir précise que le chaos accueille l’idée de «nécessité»: pas l’idée de «loi», qui conserve un arrière-goût d’égalitarisme démocratique29, mais bien l’idée de «nécessité [Nothwendigkeit]». Nietzsche ne fustigerait par conséquent la justice éternelle de Schopenhauer que pour valoriser la justice éternelle d’Eschyle qui, comme le précise La naissance de la tragédie, voit «la Moire, la justice éternelle [ewige Gerechtigkeit], au-dessus [über] des dieux et des hommes»30. C’est dans ce contexte que Nietzsche distingue la «justice poétique» – qu’il fustige31 – de la «justice transcendantale [transscendentale Gerechtigkeitslösung]» d’Eschyle32. Le commentateur est alors tenté de forger l’expression de «justice tragique», ou de «justice dionysiaque»: contre la justice comme équilibre, il conviendrait d’acquiescer à une 23
Humain, trop humain, I (trad. modifiée), p. 74 / MA, § 53, KSA 2, p. 73. La naissance de la tragédie (Œuvres philosophiques complètes, I 1, trad. P. Lacoue-Labarthe, Paris, Gallimard 1977, p. 103) / NT, § 14, KSA 1, p. 95. 25 Le gai savoir, p. 162 / FW, § 109, KSA 3, p. 468. 26 Le gai savoir, p. 162 / FW, § 109, KSA 3, p. 468. 27 Humain, trop humain, I, p. 334 / MA, § 637, KSA 2, p. 362. 28 Crépuscule des idoles, «Les quatre grandes erreurs», p. 160 / GD, «Die vier grossen Irrthümer», § 8, KSA 6, p. 96. 29 Par-delà bien et mal, pp. 70-71 / JGB, § 22, KSA 5, p. 37. 30 La naissance de la tragédie, p. 80 / NT, § 9, KSA 1, p. 68. 31 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article: «Le Gai Savoir, § 301: vers une “justice poétique” d’un type nouveau?», in Nietzsche-Studien 39, 2010, pp. 382-397. 32 La naissance de la tragédie, p. 103 / NT, § 14, KSA 1, pp. 94-95. 24
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sorte de nécessité de la dépense, que l’on trouve dans l’idée de nature «prodigue audelà de toute mesure [verschwenderisch ohne Maass]»33. Il s’agirait d’une «justice tragique», au sens où la Généalogie de la morale parle de la «loi de la vie»: «Toutes les grandes choses périssent de leur propre fait, par un acte de suppression de soi [Selbstaufhebung]: c’est ce que veut la loi de la vie [Gesetz des Lebens], la loi du nécessaire “dépassement de soi [Selbstüberwindung]” inhérent à l’essence de la vie [im Wesen des Lebens]»34. Il s’agirait d’une «justice dionysiaque», au sens où le dionysiaque acquiesce au sacrifice des types suprêmes de vie35. Nietzsche réhabilite alors la théodicée au sens littéral de justice divine, redéfinie comme justification de la vie sans élimination de la souffrance36. Le problème est donc le suivant: pour évoquer le tout, Nietzsche aborde d’une part le «désordre du monde sans Dieu [Welt-Unordnung ohne Gott]»37 ou la «loi d’absurdité [Gesetz des Unsinns]»38; il évoque d’autre part un certain ordre tragique, qui conduit au «pessimisme de la force [Pessimismus der Stärke]»39. À ce stade de l’analyse, le problème de la justice est donc le problème de l’ordre. Hypothèse haute: la justice est l’auto-mouvement de la volonté de puissance qui s’intensifie au moyen d’une conception sélective de l’éternel retour40. Hypothèse basse: la justice est la fiction d’un ordre élevé vers lequel tendre alors que, dans la réalité, c’est le nihilisme comme dévalorisation des valeurs suprêmes qui triomphe jour après jour. D’où la distinction entre la justice avec des guillemets (la justice des «bons» et des «justes» du premier traité de la Généalogie de la morale41) et la «nouvelle» ou la «grande» justice, qui serait une justice aussi noble que fragile: une justice programmatique, en quelque sorte.
Problématisation de la sphère du droit La justice se définit également comme norme du droit (Recht), qui se manifeste dans la communauté politique. À ce stade de l’enquête, le problème de la justice est donc le problème du droit, posé généalogiquement: quelle est l’origine de cette valeur qu’est le droit et quelle est la valeur de cette valeur? Sert-elle la vie en l’intensifiant? 33
Par-delà bien et mal, p. 54 / JGB, § 9, KSA 5, p. 21. Éléments pour la généalogie de la morale, p. 268 / GM, III, § 27, KSA 5, p. 410. 35 Crépuscule des idoles, «Ce que je dois aux Anciens», p. 223 / GD, «Was ich den Alten verdanke», § 5, KSA 6, p. 160. 36 La naissance de la tragédie, p. 51 / NT, § 3, KSA 1, p. 36. Pour la notion de justification (Rechtfertigung), nous nous permettons également de renvoyer de maniére anticipée à notre article: «De Socrate et Luther à Dionysos et Zarathoustra: la “Rechtfertigung” dans l’ordre du “nouveau langage”» (à paraître). 37 Fragments posthumes, XIII (Œuvres philosophiques complètes, XIII, trad. P. Klossowski et H.-A. Baatsch (modifiée), Paris, Gallimard 1976) / KSA 12, 10 [21], p. 467. 38 Par-delà bien et mal, p. 114 / JGB, § 62, KSA 5, p. 81. 39 Sur ce point, voir notamment: Fragments posthumes, XIII, p. 119 / KSA 12, 10 [21], p. 467. 40 Pour nuancer cette présentation rapide, nous nous permettons de renvoyer à notre article: «Le quatrième livre du Gai Savoir et l’éternel retour», in Nietzsche-Studien 32, 2003, pp. 1-28. 41 Éléments pour la généalogie de la morale, pp. 100-103 / GM, I, § 14, KSA 5, pp. 281-283. 34
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Le droit est traditionnellement conçu comme l’antidote à la force, or Nietzsche pense le droit en relation avec la puissance, dont il n’est que l’expression42. «L’équilibre est la base de la justice [Gleichgewicht ist die Basis der Gerechtigkeit]»43, or cet équilibre relève du bon calcul (ratio) ou de la prudence (Klugheit) et non d’une conception plus «pure» de la raison. L’origine trouble de la justice, c’est-à-dire la dureté de l’état de nature ou l’intérêt dans l’ordre des échanges, est cependant progressivement oubliée; elle est pourtant d’emblée un impitoyable rapport de force, comme le rappelle Nietzsche lecteur de Thucydide, dans le § 92 du premier volume de Humain, trop humain, qui rappelle la terrible joute verbale entre députés athéniens et méliens44. Le plus souvent donc, le droit dénie ou «oublie» le registre amoral de la force dont il provient généalogiquement. On pourrait alors considérer que le droit fige ou pétrifie la réalité comme rapports évolutifs entre configurations pulsionnelles. Il risquerait toujours de chuter dans un certain schématisme ou un certain manque de finesse, ce que souligne en un sens la fin du § 112 d’Aurore: L’“homme équitable [billige Mensch]” a constamment besoin d’une balance très sensible pour évaluer les degrés de puissance et de droit [Rechtsgrade] qui, selon la nature éphémère des choses humaines, ne s’arrêtent qu’un court instant dans un équilibre [Gleichgewichte] instable et s’effondrent ou s’élèvent la plupart du temps: – être équitable [billig sein] est donc difficile et exige beaucoup d’entraînement, beaucoup de bonne volonté et encore plus d’esprit juste [guten Geist] –45.
Considérons plus précisément le droit pénal. Nietzsche le constitue en problème: châtier est illégitime, mais peut avoir de la valeur dans l’optique du développement de la civilisation. Pourquoi illégitime? Parce que châtier présuppose la liberté de la volonté du sujet qui engage par conséquent sa responsabilité dans l’effectuation de l’acte répréhensible. Or, le sujet est une fiction46, tout comme la liberté de la volonté et l’idée de responsabilité, si bien que châtier relève de la cruauté à peine sublimée ou spiritualisée, d’où la dénonciation de la «métaphysique de bourreau»47. Pourtant, Par-delà bien et mal précise bien que le refus horrifié du châtiment pourrait provenir de la faiblesse48, et le second traité de la Généalogie de la morale établit comment la civilisation réussit à forger en chacun une «mémoire de la volonté», afin que la civilisation puisse se pérenniser49. Contre toute attente, un sujet responsable peut advenir grâce au droit pénal, et sa capacité à promettre peut aider à l’intensifica42 Aurore (Œuvres philosophiques complètes, IV, trad. J. Hervier, Paris, Gallimard 1980, pp. 90-91) / M, § 112, KSA 3, pp. 100-102. 43 Humain, trop humain, II, «Le voyageur et son ombre», pp. 188-190 / WS, § 22, KSA 2, p. 556. Consulter également: Humain, trop humain, II, «Le voyageur et son ombre», pp. 261-263 / WS, § 190, KSA 2, pp. 636-638. 44 Humain, trop humain, I, pp. 88-89 / MA, § 92, KSA 2, pp. 89-90. 45 Aurore, p. 91 / M, § 112, KSA 3, p. 102. 46 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article: «Nietzsche e a crítica da metafísica do sujeito: por um “si corporal”? [Nietzsche et la crítique de la métaphysique du sujet: vers un “soi corporel”?]» in A. Martins, H. Santiago, L. Oliva (org.), As ilusões do eu. Spinoza e Nietzsche, Rio de Janeiro, Civilização Brasileira 2011, pp. 445-467 (trad. Danilo Bilate) 47 Crépuscule des idoles, «Les quatre grandes erreurs», p. 159 / GD, «Die vier grossen Irrthümer», KSA 6, p. 96. 48 Par-delà bien et mal, p. 159 / JGB, § 201, KSA 5, p. 123. 49 Éléments pour la généalogie de la morale, pp. 125-128 / GM, II, § 3, KSA 5, pp. 294-297.
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tion de la civilisation, qui peut s’élever au-dessus de la «moralité des mœurs [Sittlichkeit der Sitte]»50, celle-ci étant quelque peu engluée dans le statisme de la tradition (Herkommen). De surcroît, la violence la plus spectaculaire, celle du châtiment public exposée au début du deuxième traité de la Généalogie de la morale51, s’intériorise et se spiritualise. Le droit n’est donc pas qu’un coup d’arrêt que l’on imposerait artificiellement au devenir, au moyen d’une balance peu fiable. Et Nietzsche n’est ni Dühring, qui considérait que le sol natal de la justice est l’élément réactif soucieux de vengeance52, ni Calliclès53, car il apparaît que «le véritable besoin de droit [das eigentliche Bedürfniss nach Recht]»54 provient du fort. En définitive, la loi est précieuse dans l’exacte mesure où elle protège le fort55. Mais la codification des échanges propre au droit pose problème, car il est important de ne pas tomber dans la logique de l’épicier (Krämer), épinglée dans Ainsi parlait Zarathoustra. Contre une régulation trop rigide des échanges, marquée par une conception trop stricte de la réciprocité, il convient de dire avec légèreté, mais avec profondeur, à la manière de Philine à Wilhelm Meister: «et si je t’aime, est-ce que ça te regarde?»56 Il existe par conséquent un «par-delà le droit [Jenseits des Rechts]»57, c’est-à-dire la grâce (Gnade) comme privilège des puissants, ce qui correspond en quelque sorte à l’«autosuppression de la justice [Selbstaufhebung der Gerechtigkeit]»58. Comme pour creuser le plus possible ce sillon, la réparation devrait être conçue à une échelle plus vaste, ainsi qu’un fragment posthume nous y invite: «L’idée fondamentale d’un droit pénal nouveau, plus humain, devrait être: effacer d’abord une injustice dans la mesure où le tort subi peut être réparé; ensuite, compenser la mauvaise action par une bonne. Cette bonne action ne s’adresserait pas forcément aux personnes lésées ou offensées, mais à une personne quelconque; c’est que par son forfait on a rarement porté tort à l’individu lui-même, mais presque toujours au membre de la société humaine, – c’est ainsi à la société que l’on se trouve redevable d’un bienfait. Cela ne devra pas s’entendre de cette façon grossière pour laquelle un vol serait réparable par un présent; il s’agit plutôt que celui qui a fait preuve de mauvaise volonté fasse enfin preuve de bonne volonté»59.
L’optique étroitement rétributiviste est donc surmontée: «On doit rendre le bien et 50
Aurore, pp. 23-25 / M, § 9, KSA 3, pp. 21-24. Éléments pour la généalogie de la morale, pp. 125-128 / GM, II, § 3, KSA 5, pp. 294-297. 52 Éléments pour la généalogie de la morale, pp. 147-151 / GM, II, § 11, KSA 5, pp. 309-313. 53 Platon, Gorgias, 483 b-c, trad. M. Canto, Paris, Flammarion 1987, p. 212: «Certes, ce sont les faibles, la masse des gens, qui établissent les lois, j’en suis sûr. C’est donc en fonction d’eux-mêmes et de leur intérêt personnel que les faibles font les lois, qu’ils attribuent des louanges, qu’ils répartissent des blâmes. Ils veulent faire peur aux hommes plus forts qu’eux et qui peuvent leur être supérieurs». 54 Éléments pour la généalogie de la morale, pp. 149 / GM, II, § 11, KSA 5, pp. 311. 55 Éléments pour la généalogie de la morale, pp. 150 / GM, II, § 11, KSA 5, pp. 312. 56 J.W. von Goethe, Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, IV, chap. 10, trad. B. Briod revue par B. Lortholary, Paris, Gallimard, coll. «Folio» 1999, p. 299 (voir aussi: Poésie et vérité, III, Paris, Aubier 1992 p. 401). Ce passage est cité dans Le gai savoir, p. 187 / FW, § 141, KSA 3, p. 489 et dans Le cas Wagner, trad. E. Blondel, Paris, Flammarion 2005, p. 36 / WA , § 2, KSA 6, p. 16. 57 Éléments pour la généalogie de la morale, p. 146 / GM, II, § 10, KSA 5, p. 309. 58 Éléments pour la généalogie de la morale, p. 146 / GM, II, § 10, KSA 5, p. 309. 59 Fragments posthumes de Humain, trop humain, I, p. 385 / KSA 8, 18 [53], p. 329. 51
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le mal: mais pourquoi précisément à la personne qui nous a fait du bien ou du mal?»60 En ce moment de l’analyse, le problème de la justice est donc l’épineux problème suivant: comment penser un droit pénal nouveau, à envisager paradoxalement sur la base de l’innocence du devenir?
Les nobles vertus de l’homme juste La justice à l’œuvre dans le tout se manifeste à l’échelon collectif dans le droit et à l’échelon individuel au sein de l’individu lui-même, dans le registre de la vertu (Tugend); autrement dit, la justice comme problème est ici abordée sous l’angle de la vertu comme problème. Mais en quoi la vertu est-elle constituée en problème dans la philosophie de Nietzsche? Elle l’est, dans la mesure où elle est tout à la fois destituée et réhabilitée. Elle est destituée dans le sillage de la lecture des moralistes du type de La Rochefoucauld ou Chamfort. Nietzsche doute effectivement avec une belle constance de la vertu comme disposition à faire le bien, dès lors que la vanité ou l’amour-propre, c’est-à-dire des configurations pulsionnelles spécifiques, peuvent être le moteur des actions en apparence vertueuses. Par là même, la généalogie établit que la vertu renvoie à l’art de se mentir. Dans cette conception-là, la vertu est une impasse dans la mesure où elle vise l’accomplissement et l’élévation individuels alors qu’elle affaiblit. Elle est décadente, au sens où Nietzsche dit dans Ecce homo: «le décadent en soi choisit toujours les remèdes qui lui font du tort»61. Cela dit, la vertu peut être réhabilitée si elle est conçue comme virtù, à la manière de Machiavel ou du Stendhal des Chroniques italiennes par exemple. On pense ici à cette formule de L’Antéchrist: «non pas la vertu, mais la valeur (vertu dans le style de la Renaissance, la virtù, la vertu exempte de moraline)»62. Pour reprendre le vocabulaire d’Ainsi parlait Zarathoustra, il est par exemple fécond de distinguer la vertu qui amoindrit ou rend littéralement «petit»63 de la vertu qui prodigue ou même déborde64. Dans cette perspective, il existe des vertus de «l’homme juste» au sens de la «nouvelle justice»: la probité (Redlichkeit, Rechtschaffenheit), comme courage de regarder la réalité sans se dérober et donc sans se mentir65, et bien entendu la Heiterkeit, mais également la lutte au-dedans de soi contre des
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Par-delà bien et mal, p. 134 / JGB, § 159, KSA 5, p. 100. Ecce Homo, «Pourquoi je suis si sage», trad. E. Blondel, Paris, Flammarion 1992, p. 57 / EH, «Warum ich so weise bin», § 2, KSA 6, p. 266. 62 L’Antéchrist, trad. E. Blondel (modifiée), Paris, Flammarion 1994, p. 46 / AC, § 2, KSA 6, p. 170. 63 Ainsi parlait Zarathoustra, «De la vertu qui rend petit [Von der verkleinernden Tugend]», pp. 233-241 / Za, III, 5, KSA 4, pp. 211-217. 64 Ainsi parlait Zarathoustra, «De la vertu qui prodigue [Von der schenkenden Tugend]», pp. 100-106 / Za, I, 22, KSA 4, pp. 97-102. 65 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article: «Die Redlichkeit («als Problem»): la vertu du philologue? Probité et justice selon Nietzsche» (à paraître aux éditions Vrin, dans un volume dirigé par J.-F. Balaudé et P. Wotling et intitulé L’art de bien lire. Nietzsche et la philologie). 61
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contraires arbitrairement réifiés, pour faire advenir l’esprit libre. La liste des vertus nobles, ou de «Nos vertus», pour reprendre le titre de la septième section de Par-delà bien et mal, n’est pas close. À titre d’exemple, on constate ainsi la présence d’une reprise décalée des vertus cardinales préconisées dans La République66. Un aphorisme d’Aurore, après un titre explicite – «Les quatre vertus» – énumère en effet les qualités à mettre en avant: «Loyaux [Redlich] envers nous-mêmes et tout ce que nous comptons d’amis; vaillants [tapfer] contre l’ennemi; magnanimes [grossmüthig] envers le vaincu; polis [höflich] – toujours: tels nous veulent les quatre vertus cardinales»67. Un extrait de Par-delà bien et mal maintient ce cadre général, mais en modifie le contenu en préconisant de «rester maître de ses quatre vertus, de son courage [des Muthes], de sa pénétration [der Einsicht], de sa sympathie [des Mithgefühls], de sa solitude [der Einsamkeit]»68. Dans cette optique, Nietzsche rénove le concept de «vertu» ou plutôt exhume sa relation avec les idées de force et d’intensification de l’existence que «les idées modernes» tout autant que «le christianisme» auraient anesthésiées.
Penser l’unité de la justice, par-delà sa structure tripartite Le commentateur peut donc parler de structure tripartite, en ce qui concerne le contenu sémantique du terme Gerechtigkeit dans la philosophie de Nietzsche. Mais n’est-ce pas une commodité rhétorique, ou une sorte de concession à l’art de l’exposition? Autrement dit: quelle est l’unité qui anime ces trois «niveaux» ou ces trois «strates»? Quelle est l’unité du problème de la justice tel que Nietzsche le pose? Pour amorcer une réponse, il convient tout d’abord de rappeler que l’horizon de sens de la justice réclame par principe une forme d’altérité violente. Héraclite disait déjà: «Ils n’auraient pas su le nom de justice [Dikès onoma] si ces choses-là n’étaient pas»69. Mais si cette altérité violente est requise, alors comment accueillir l’injustice comme injustice dans le concept de justice, sans moraliser la justice? Nietzsche écrit ainsi: «Il te fallait apprendre à concevoir ce qu’il y a toujours d’injustice nécessaire [nothwendige Ungerechtigkeit] dans le pour et le contre, cette injustice [Ungerechtigkeit] inséparable de la vie, elle-même conditionnée par la perspective et son injustice [Ungerechtigkeit]»70. Précisons alors notre question: comment accueillir l’injustice comme injustice dans le concept de justice sans céder à ces deux tentations majeures que sont le réalisme le plus cynique ou, à l’opposé, l’espérance d’un certain rachat? Détaillons ces deux orientations. Tout d’abord, si Nietzsche valorise le cynisme philosophique comme considération attentive de la nature non idéalisée, il prend ses distances vis-à-vis du cynisme poli-
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Platon, La République, IV, 427 e: sagesse, courage, tempérance, justice. Aurore, p. 284 / M, § 556, KSA 3, p. 325. 68 Par-delà bien et mal, p. 272 / JGB, § 284, KSA 5, p. 232. 69 Héraclite, Fragments, fragment 112, trad. M. Conche, Paris, PUF, coll. «Epiméthée» 1986, p. 390 (Clément d’Alexandrie, Stromates, IV, 10, 1 (II, p. 252 Stählin)). 70 Humain, trop humain, I, Préface de 1886, p. 27 / MA, Vorrede (1886), § 6, KSA 2, p. 20. 67
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tique au sens trivial de l’adoption du calcul boutiquier au service d’une politique réduite à la simple avidité. La grande politique de Bismarck n’est par exemple qu’une basse ou une petite politique71. On objectera à juste titre que Nietzsche admire la capacité à s’en tenir au réalisme propre à Thucydide, voire à Machiavel72. Sa pensée s’inscrit néanmoins dans l’horizon de la spiritualisation des pulsions les plus grossières et définit conséquemment la justice comme spiritualisation de la violence (Gewalt): «Ce ne sont pas des partages nouveaux et violents [gewaltsame], mais des changements d’esprit progressifs qui nous font besoin, c’est chez tous la justice [Gerechtigkeit] qui doit grandir [grösser], l’instinct de violence s’affaiblir [der gewaltthätige Instinct schwächer]»73. Dans cette optique, Aurore insiste sur «Les petites doses [Die kleinen Dosen]»74, contre l’impatience politique et les gesticulations de l’homme d’action. Finalement tout en nuances, le réalisme nietzschéen dénonce les chimères révolutionnaires sans oublier de prendre ses distances avec la Realpolitik. Plus largement, le registre de l’injustice nécessaire ne désigne pas sous la plume de Nietzsche une valeur prônée par la convoitise dénuée de tout scrupule mais renvoie à l’économie du «tout» pensée selon la modalité du tragique. Cependant, peut-on vraiment se tenir lucidement, tragiquement, à cette injustice nécessaire à la vie sans opter pour une logique du rachat, autrement dit une logique de la rédemption ou de la justification, immédiatement décelable (ou indirectement perceptible à la manière par exemple du modèle hégélien de la ruse de la raison)? Un fragment posthume de 1884 considère ainsi que le chaos de l’âme moderne provient de la difficulté de se préserver définitivement des croyances à la «“justice immanente [immanente Gerechtigkeit]”», à la «“justice transcendante [transcendente Gerechtigkeit]”», à l’«“ordre de la providence [Heilsordnung]”»75. Et dans le Gai savoir, Nietzsche avertit son lecteur du danger de croire à une certaine «Providence personnelle [Persönliche Providenz]»76, toujours tentante. En d’autres termes: peut-on vraiment penser la justice sans «théodicée», au sens de Leibniz, mais également des stoïciens, ou de Hegel? Peut-on vraiment penser une justice par-delà bien et mal 77, une justice dionysiaque qui accueille sans jugement moralisateur aussi bien la création que la destruction? En définitive, peut-on vraiment penser une justice non morale? Une théodicée dionysiaque78? 71 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article: «L’empire: une politique de la volonté de puissance ? Nietzsche, la grandeur et le tragique», in T. Ménissier (dir.), L’idée d’empire dans la pensée politique, historique, juridique et philosophique, Paris, L’Harmattan, coll. «La Librairie des Humanités» 2006, pp. 191-200. 72 Crépuscule des idoles, «Ce que je dois aux Anciens», p. 219 / GD, «Was ich den Alten Verdanke», § 2, KSA 6, p. 156. 73 Humain, trop humain, I, p. 271 (trad. modifiée) / MA, § 452, p. 294. 74 Aurore, p. 268 / M, § 534, KSA 3, p. 305. 75 Fragments posthumes, X (Œuvres philosophiques complètes, X, trad. J. Launay, Paris, Gallimard 1982, p. 249) / KSA 11, 26 [279], p. 223. 76 Le gai savoir, p. 226 / FW, § 277, KSA 3, p. 521. 77 Fragments posthumes, X, pp. 205-206 / KSA 11, 26 [119], p. 182: «cette créature pleine de contradictions trouve dans sa nature une grande méthode de connaissance: elle sent une foule de pour et de contre – elle s’élève à la justice [Gerechtigkeit] à la compréhension au-delà de l’appréciation selon bien et mal [zum Begreifen jenseits des Gut- und Bösesschätzens]». 78 Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer à notre article: «Théodicée, Cosmodicée, “Biodicée”:
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Dans cet horizon de questionnement, il est utile de faire appel à un important fragment posthume du printemps 1884: «La justice, mode de penser constructif, procédant par éliminations et destructions, en sortant des jugements de valeur: la plus haute instance parlant au nom de la vie elle-même [Gerechtigkeit als bauende ausscheidende vernichtende Denkweise, aus den Werthschätzungen heraus: höchster Repräsentant des Lebens selber]»79. Or la vie est illogique et injuste80. Dans cette optique, un autre fragment posthume, plus tardif de seulement quelques mois, est également précieux: «La justice [Gerechtigkeit], comme fonction d’une puissance [Macht] ayant un vaste [weit] horizon, qui dépasse les courtes perspectives de bien et mal, un horizon plus vaste [weiteren Horizont] donc, de ce qui est avantageux – l’intention de conserver quelque chose qui est plus que cette personne-ci ou celle-là»81. L’unité du problème de la justice est donc le problème de l’intensification de la vie en tant que régulation pourtant immanente des rapports qui s’instaurent entre configurations pulsionnelles évolutives, ce qui pose le problème d’une nouvelle hiérarchie82. En conséquence, la justice serait ici le renversement de toutes les valeurs (Umwerthung aller Werthe) à l’échelon de la civilisation, ce renversement de toutes les valeurs étant conçu à l’aune de l’éternel retour comme «poids le plus lourd»83.
La «nouvelle justice» ou la «grande justice»: de la recherche de l’équilibre à l’affirmation de la surabondance? Précisons que la régulation immanente est recherche de l’équilibre (Gleichgewicht), schème traditionnel de la justice fréquemment représenté par le symbole de la balance. Mais, dans la réalité, «il n’y a jamais eu un équilibre de forces [es nie ein Gleichgewicht der Kraft gegeben hat]»84. Déjà, la fin du § 112 d’Aurore invalidait la possibilité d’un maintien durable, au même niveau, des deux plateaux d’une balance. La position d’équilibre est une fiction, dès lors que tout est flux85. On lit par conséquent dans un fragment posthume de l’été 1880: «Être juste – néant! Tout s’écoule! [Gerecht sein – nichts! Alles flüssig!]»86. vers une “théodicée dionysiaque”?», in A. Grandjean (dir.), Théodicées, Hildesheim-Zürich-New York, Georg Olms verlag, 2010, pp. 137-153. 79 Fragments posthumes, X, p. 159 / KSA 11, 25 [484], p. 141. 80 Fragments posthumes, IX (Œuvres philosophiques complètes, IX, trad. A.-S. Astrup et M. de Launay, Paris, Gallimard 1997, p. 242) / KSA 10, 6 [1], p. 232: «nous sommes a priori des êtres illogiques et injustes – faute de quoi il n’y a pas de vie [wir sind von vorn herein unlogische und ungerechte Wesen – ohne dies giebt es kein Leben]». 81 Fragments posthumes, X, pp. 212-213 / KSA 11, 26 [149], p. 188. 82 Fragments posthumes, XII (Œuvres philosophiques complètes, XII, trad. J. Hervier, Paris, Gallimard 1978, p. 302) / KSA 12, 7 [50], p. 311: «Le problème de la justice [Gerechtigkeit]. Le problème de la mesure [Maasses]. Le problème de la hiérarchie [Rangordnung]». 83 Le gai savoir, pp. 279-280 / FW, § 341, KSA 3, p. 570. 84 Fragments posthumes du Gai Savoir (Œuvres philosophiques complètes, V, trad. P. Klossowski, Paris, Gallimard 1982, p. 398) / KSA 9, 11 [233], p. 530. 85 Fragments posthumes de Humain, trop humain, I, p. 469 / KSA 8, 23 [26], p. 413: «il n’existe pas de choses, tout s’écoule au contraire»; Fragments posthumes d’Aurore, p. 386 / KSA 9, 4 [35], p. 108: «Le fait est l’éternel fleuve»; Fragments posthumes, IX, p. 146 / KSA 10, 4 [80], p. 137: «Tout est flux»; Fragments posthumes, IX, p. 147 / KSA 10, 4 [83], p. 138: «flux absolu». 86 Fragments posthumes d’Aurore, p. 386 / KSA 9, 4 [34], p. 108.
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N’est-il pas alors nécessaire de redéfinir la justice dans l’ordre de la valorisation de la prodigalité? Etre juste, n’est-ce pas «déborder» en faisant de ce déséquilibre, non ce à quoi il faudrait se résoudre, mais une valeur à affirmer pleinement? N’est-ce pas la surabondance de force(s) (Überschuss von Kraft ou Überschuss von Kräften87) qu’il importe de vouloir pour être juste? À ce stade de l’examen, la justice ne désignerait pas tant la régulation comme équilibre que le débordement revendiqué à titre de surabondance féconde. Mais la fécondité comme libération de tous les possibles a un prix, autrement dit la justice comme effectivité de l’excès dans sa signification morale, ce que Nietzsche souligne en affirmant que Dionysos nous veut méchants88. Malgré la distinction qui s’impose initialement entre ces deux termes89, cette justice-là coïncide pourtant avec l’amour90, non pas restreint à la bienveillance91 ou à la grâce, mais considéré comme l’amour par-delà bien et mal, fondé sur la conflictualité non dissimulée ou non édulcorée92. On pense bien entendu à la définition «médecynique» célèbre – «L’amour [Liebe] – dans ses moyens, la guerre [Krieg], en son principe la haine à mort entre les sexes»93 – mais, plus largement, à la formule de Par-delà bien et mal: «Ce qui se fait par amour [Liebe] s’accomplit toujours par-delà bien et mal [jenseits von Gut und Böse]»94. Ainsi, justice et amour, redéfinis dans l’ordre du «nouveau langage»95 de Nietzsche, renvoient à une conception affirmative de la surabondance, comme mouvement du dedans vers le dehors: «L’un est vide et veut s’emplir [Jener ist hohl und will voll werden]96, l’autre déborde et veut s’épancher [Dieser ist überfüllt und will sich ausleeren], – tous deux vont se mettre à la recherche d’un individu qui le leur permette. C’est ce phénomène, pris dans son acception la plus haute, que l’on désigne dans les deux cas par un seul mot: l’amour [Liebe]. – Comment? l’amour [Liebe] devrait être quelque chose de non égoïste?»97 87 On trouve l’expression «Überschuss von Kraft» notamment dans les textes suivants: Ecce Homo, «Pourquoi j’écris de si bons livres», p. 104 / EH, «Warum ich so gute Bücher schreibe», GT, § 2, KSA 6, p. 311; Fragments posthumes de la Naissance de la tragédie, trad. M. Haar et J.-L. Nancy, p. 266 / KSA 7, 7 [27], p. 144; Fragments posthumes d’Aurore, p. 343 / KSA 9, 3 [48], p. 60; Fragments posthumes du Gai Savoir, p. 326 / KSA 9, 11 [35], p. 454; Fragments posthumes, XIII, p. 86 / KSA 12, 9 [153], p. 426. L’expression «Überschuss von Kräften» est par exemple utilisée dans: Fragments posthumes, XI, p. 250 / KSA 11, 35 [28], p. 521; Fragments posthumes, XIII, p. 78 / KSA 12, 9 [139], p. 414. 88 Par-delà bien et mal, p. 280 / JGB, § 295, p. 239. 89 Un exemple: Humain, trop humain, I, p. 81 / MA, § 69, p. 81. 90 Sur la relation «justice» / «amour», consulter: C. Piazzesi, «Liebe und Gerechtigkeit. Eine Ethik der Erkenntniss», Nietzsche-studien 39, 2010, pp. 352-381. 91 L’évolution du traitement de la notion de bienveillance (Wohlwollen) est significative: sur ce point, comparer Humain, trop humain, I, pp. 70-71 / MA, § 49, KSA 2, pp. 69-70 et Le gai savoir, pp. 171-172 / FW, § 118, KSA 3, p. 476. 92 Sur la signification de l’amour, consulter: C. Piazzesi, «“Was Alles Liebe gennant wird”: FW 14 als vorgenealogische Übung», in C. Piazzesi, G. Campioni, P. Wotling (a cura di), Letture della Gaia scienza. Lectures du Gai savoir, Pisa, ETS 2010, pp. 359-373. 93 Ecce Homo, «Pourquoi j’écris de si bons livres», p. 99 / EH, «Warum ich so gute Bücher schreibe», § 5, KSA 6, p. 306; Le cas Wagner, p. 35 / WA, § 2, KSA 6, p. 15. 94 Par-delà bien et mal, p. 133 / JGB, § 153, KSA 5, p. 99. 95 Par-delà bien et mal, p. 50 / JGB, § 4, KSA 5, p. 18. 96 Echo du sermon sur la montagne? Consulter sur ce point Mt, 5, 6: «Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice: ils seront rassasiés» (Traduction Œcuménique de la Bible, Les Editions du Cerf et Société Biblique Française 1988, p. 2314). Consulter également Lc, 6, 21: «Heureux, vous qui avez faim maintenant: vous serez rassasiés» (Traduction Œcuménique de la Bible, p. 2467). 97 Aurore, p. 120 / M, § 145, KSA 3, p. 137.
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«l’amour [Liebe] a été falsifié en tant qu’abandon de soi (et altruisme), alors qu’il est un accroissement ou une déperdition du fait d’une richesse surabondante de personnalité [in Folge eines Überreichthums von Persönlichkeit]»98 «Qu’est-ce que l’amour? Un besoin de sortir de soi [Was ist die Liebe? Ein Bedürfniss, aus sich hinauszugehn]»99.
Consacré à la «grande justice», le fragment posthume suivant prolonge mais également questionne cet axe d’investigation: «Pour que quelqu’un se voue sincèrement à la grande justice [Gerechtigkeit im Grossen] envers les hommes et les choses, il faut qu’ait lieu en lui un événement exemplaire: il doit sentir la lutte de deux forces ou même de plus, sans souhaiter la défaite d’aucune, pas plus que la continuation du combat. Il éprouve ainsi en lui la nécessité d’un traité [Vertrag] où les diverses forces se confirment leurs droits respectifs: et en outre un plaisir à être juste [Lust an dem Gerechtsein] fondé sur l’habitude et le respect de ces droits. Son expérience intime rayonne vers l’extérieur [strahlt nach aussen]. Peut-être quelqu’un peut-il aussi, par un mouvement inverse de l’extérieur vers l’intérieur [von aussen her nach innen], atteindre un tel sens de la justice [gerechten Sinn]. La pratique de la justice [Gerechtigkeit] est clémence [Schonung]: voir beaucoup de choses en refusant de les remarquer, en supporter beaucoup, mais, pour l’amour de la paix universelle, considérer cela d’un œil joyeux – cela peut devenir un Stoïcisme qui a l’air d’un Epicurisme»100.
Conclusion ouverte: de l’affirmation de la surabondance à sa régulation immanente toujours problématique? Tension nécessaire entre «équilibre» et «déséquilibre» Il apparaît donc que la «grande justice» ou la «nouvelle justice» ne coïncide pas avec le «laisser-aller» ou l’anarchie des instincts dans la mesure où, dans l’individu, un traité (Vertrag) s’instaure sans anesthésier les forces en présence. En changeant d’échelle, on peut considérer que la civilisation obtient de la stabilité, pour se pérenniser. Autrement dit, dans le jeu des configurations pulsionnelles, la volonté de puissance peut se réguler elle-même et donc ralentir son tempo. Un fragment posthume de l’été 1886-automne 1887 éclaire cette perspective: «il ne faut pas approuver – car cela induit en erreur – l’usage de représenter la justice [Gerechtigkeit] avec une balance [Wage] à la main: le symbole correct consisterait à placer la justice [Gerechtigkeit] debout sur une balance [Wage], de telle sorte qu’elle maintienne [hält] les deux plateaux [die beiden Schalen] en équilibre [im Gleichgewicht]»101.
Pensée par Nietzsche, la justice est ainsi auto-régulation de la volonté de puissance au sens où, si l’équilibre n’existe pas, c’est vers un processus de position et, si l’on veut, d’«équilibration» des forces que la vie s’oriente: «La vie serait à définir comme une forme durable d’un processus d’équilibration des forces où 98 99 100 101
Fragments posthumes, XIII, p. 87 / KSA 12, 9 [156], p. 427. Fragments posthumes, XIII, p. 272 / KSA 13, 11 [207], p. 83. Fragments posthumes d’Aurore, p. 570 (trad. légèrement modifiée) / KSA 9, 7 [27], p. 323. Fragments posthumes, XII, p. 220 / KSA 12, 5 [82], p. 221.
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les différents combattants se développeraient chacun de leur côté de façon inégale [Leben wäre zu definiren als eine dauernde Form von Prozess der Kraftfeststellungen, wo die verschiedenen Kämpfenden ihrerseits ungleich wachsen]»102.
«Prozess der Kraftfeststellungen»: à traduire par «processus d’équilibration des forces» ou par «processus de détermination [établissement, fixation?] des forces», au risque d’un déséquilibre toujours possible? Le problème de la justice est là, dans cette tension entre équilibre et déséquilibre ou débordement. De wägen à überwiegen (de «peser» à «être plus pesant» au sens de «prédominer»), ou überfliessen; de Gleichgewicht à Übergewicht, Überfluss, Überschuss ou Übermacht.
Bibliographie complémentaire I. Ouvrages: Dans une étude intitulée «Nietzsche, die Gerechtigkeit und das Recht» (Nietzsche-Studien 39, 2010, pp. 652-662), C. Piazzesi propose la recension des quatre ouvrages suivants J. Petersen, Nietzsches Genialität der Gerechtigkeit, Berlin-N.Y., Walter de Gruyter 2008 G. Dux, Von allem Anfang an: Macht, nicht Gerechtigkeit. Studien zur Genese und historischen Entwicklung des Postulats der Gerechtigkeit, Velbrück Wissenschaft, Göttingen 2009 P. Goodrich, M. Valverde (Hg.), Nietzsche and Legal Theory: Half-written Laws, N.Y.-London, Routledge 2005 F.J. Mootz III, P. Goodrich (Hg.), Nietzsche and Law (Philosophers and Law), Aldershot, UK Burlingto USA, Ashgate 2008 On consultera également: J.A.L.J.J. Geijsen, Geschichte und Gerechtigkeit. Grundzüge einer Philosophie der Mitte im Frühwerk Nietzsches, Berlin-N.Y., de Gruyter 1997 H. Kerger, Autorität und Recht im Denken Nietzsches, Schriften zur Rechtstheorie, 127, Berlin, Dunckler & Humblot 1988 K. Seelmann (Hg.), Nietzsche und das Recht, ARSP, Stuttgart, Franz Steiner Verlag 2001 D.-J. Yang, Die Problematik des Begriffs der Gerechtigkeit in der Philosophie von Friedrich Nietzsche, Berlin, Duncker & Humblot 2005 II. Articles: M. Brusotti, «“Éléments de la vengeance”. Langage et connaissance de soi chez Nietzsche dans l’aphorisme 33 du Voyageur et son ombre», in P. D’Iorio, O. Ponton (dir.), Nietzsche, philosophie de l’esprit libre. Etudes sur la genèse de Choses humaines, trop humaines, Paris, Editions Rue d’Ulm 2004, pp. 129-139 V. Gerhardt, «Das “Princip des Gleichgewichts”. Zum Verhältnis von Recht und Macht bei Nietzsche», Nietzsche-studien 12, 1983, pp. 111-133 F. Kaulbach, «Die Tugend der Gerechtigkeit und das philosophische Erkennen», Perspektiven der Philosophie, Neues Jahrbuch 7, 1981, pp. 103-117 102
Fragments posthumes, XI, p. 292 / KSA 11, 36 [22], p. 560.
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M. Knoll, «Nietzsches Begriff der sozialen Gerechtigkeit», Nietzsche-Studien 38, 2009, pp. 156181 G. Maggini, «Vérité et justice chez Nietzsche», Nietzsche-Studien 28, 1999, pp. 80-99 J. Stevens, «Nietzsche and Heidegger on justice and truth», Nietzsche-Studien 9, 1980, pp. 224238
Abstract Nietzsche récuse fermement l’instauration de la justice (Gerechtigkeit) sur terre: „wir halten es schlechterdings nicht für wünschenswerth, dass das Reich der Gerechtigkeit und Eintracht auf Erden gegründet werde“ (FW, § 377). Il en appelle cependant à l’instauration d’une «nouvelle justice [neue Gerechtigkeit]» ( FW, § 289), ou fait mention d’une «grande justice […in der grossen Gerechtigkeit…]» (JGB, § 213), à chaque fois de manière assez énigmatique. Cet article considère donc les différents champs dans lesquels la justice est utilisée par Nietzsche, afin de questionner la possibilité d’une conception unitaire de la justice, dans sa dimension la plus éminente. Nietzsche firmly dismisses the instauration of justice (Gerechtigkeit) on earth: «wir halten es schlechterdings nicht für wünschenswerth, dass das Reich der Gerechtigkeit und Eintracht auf Erden gegründet werde» (FW, § 377). However he calls for the instauration of a «new justice [neue Gerechtigkeit]» (FW, § 289), or mentions a «great justice […in der grossen Gerechtigkeit…]» (JGB, § 213), in both cases rather enigmatically. The presentation will therefore envisage the various contexts in which justice is used by Nietzsche, with a view to examining to what extent a unified conception of justice – in its highest form – is possible.
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Is Nietzsche’s concept of freedom ‘political’? A reflection on the similarities and differences between Nietzsche’s and Hegel’s concepts of freedom João Constâncio
I. Is Nietzsche’s concept of freedom “political”? This is not an easy question, and the answer depends, first of all, on what we mean when we say that a concept is “political”. It should be obvious that Nietzsche’s concept of freedom is neither exclusively political nor part of a political manifesto. But, on my view, it should also be clear that Nietzsche’s concept of freedom does have a political dimension, in at least two relevant senses of the word “political”. First, it concerns man as a political being; and secondly, it entails the belief that freedom can only be brought about by historical, social, cultural – and therefore also political – change. Simply put, Nietzsche’s concept of freedom is “political”, first, because it concerns man not as a merely biological being, also not as a merely thinking being – not, for instance, as an ahistorical, rational Self that could “choose” to engage in a social contract and whose identity should be understood as non-relational, or as independent of society –, but rather as a being whose very identity is dependent on the whole historical process that followed from the birth of the State. Secondly, Nietzsche’s conception of freedom is “political”, or, at the very least, it has an important political dimension, because it understands freedom as a possibility which, in its highest forms, is yet to be achieved and can only be achieved if the long history of man as a political being changes its direction – more specifically, if man as the political being is “cured” from his “illness”. Even if Nietzsche indicates that such a change depends, first of all, on the future existence of “higher individuals”, of “new philosophers”, of “free, very free spirits”, ultimately of the “overman”, it should also be clear, I believe, that he does not see it as desirable on account of being the cure of only a few individuals and of no one else – but rather because it would redeem, save, and cure humanity as such. It is meant to serve the collective interest of mankind, and it is to be a change in human civilization, therefore a change that would necessarily entail changes in the political order – also in the “State” as it has existed so far. This makes Nietzsche’s concept of freedom “political”. Much has been written recently that points essentially in the same direction as the kind of interpretation I am proposing, for instance by David Owen and Daniel Conway1. A slightly different approach is Paul van Tongeren’s, who claims that Nietzsche 1 D. Owen, Nietzsche, Politics and Modernity, London, Sage 1995, D.W. Conway, Nietzsche and the Political, London, Routledge 1997. In the very good and very recent collection of papers edited by H.W. Siemens
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is a “supra-political thinker” precisely because he “seems to situate the political within the very idea of being human”: his hopes are not in the perfecting of the State, of the political, or of man as a political being, but in a radically different future “beyond the human altogether”2. This is similar to Julian Young’s idea that Nietzsche is an anti-political thinker not because he is an “individualist”, but rather because he is a “volkist”, i.e., because his project is that of radically overcoming the State and building a cultural community, a “Volk”, beyond the State3. There is certainly some truth in such views. Nietzsche does indeed think in the direction of a future “beyond the human altogether” – which he seems to envision as a future where the “State” as we know it could be replaced with a genuine “Volk”, or “people”4. But that is a very vague, messianic future – and, above all, thinking in that direction is precisely a way of indicating the need to rethink the State and the political being of man in the present and in the nearer future. It actually reinforces the political dimension of Nietzsche’s thought. It does not diminish it. In this paper I shall focus on just one aspect of this dimension: Nietzsche’s concept of freedom. Since this is a very vast theme, I shall focus mainly on Beyond Good and Evil and On the Genealogy of Morality; I shall mention the Nachlass from the period when these texts were written, as well as all of Nietzsche’s texts from The Birth of Tragedy to Ecce Homo, only when necessary. My starting point is the fact that, in Beyond Good and Evil and On the Genealogy of Morality, Nietzsche speaks of freedom as an achievement of the spirit (Geist). A reflection on this fact will allow me to call attention to some of the most important similarities and differences between Nietzsche’s and Hegel’s conceptions of freedom5. Before anything else, let me declare a few of my assumptions, particularly the ones that can easily be seen as polemical. First, I assume throughout the whole paper that Nietzsche does indeed have a and V. Roodt, Nietzsche, Power and Politics, Berlin-N.Y., de Gruyter 2008, see the articles by D. Owen, «Nietzsche, Ethical Agency and the Problem of Democracy»; D.W. Conway, «The Birth of the State»; M. Saar, «Forces and Power in Nietzsche’s Genealogy of Morals»; P.D. Bubbio, «The Sacrifice of the Overman as an Expression of the Will to Power: Anti-Political Consequences and Contributions to Democracy»; P. Patton, «Nietzsche on Rights, Power and the Feeling of Power»; and C. Allsobrook, «Contingent Criticism: Bridging Ideology Critique and Genealogy». 2 P. van Tongeren, «Nietzsche as ‘Über-Politischer Denker’», in H.W. Siemens, V. Roodt (eds.), Nietzsche, Power and Politics, Berlin-N.Y., de Gruyter 2008, pp. 80, 73. Note that van Tongeren is quite explicit in underscoring that Nietzsche conceives of man in his present existence as a political being, and that this means that he rejects the liberal concept of the individual’s identity as apolitical. See also: D. Owen, Nietzsche, Politics and Modernity, London, Sage, 1995, L.J. Hatab, «Breaking the Contract Theory: The Individual and the Law in Nietzsche’s Genealogy», in H.W. Siemens, V. Roodt (eds.), Nietzsche, Power and Politics, Berlin-N.Y., de Gruyter 2008, pp. 169-188. 3 J. Young, Nietzsche’s Philosophy of Religion, Cambridge, Cambridge University Press 2006. 4 E.g. Thus Spoke Zarathustra, «On the New Idol», transl. A. Del Caro, ed. A. Del Caro, R. B. Pippin, Cambridge, Cambridge University Press 2006 / Za I, «Vom neuen Götzen». Already in the Untimely Meditations Nietzsche is essentially concerned with the modern condition of man as one in which the development of the State – especially in Germany – is ruining “Culture”, and he defines “Culture” as “above all, unity of style in all expressions of the life of a people” (Untimely Meditations I, transl. R.J. Hollingdale, in F. Nietzsche, Untimely Meditations, Cambridge, Cambridge University Press 1983 / UB I, § 1, my emphasis). 5 For a seminal study on Hegel’s and Nietzsche’s conceptions of Geist, see W. Stegmaier, «Geist. Hegel, Nietzsche und die Gegenwart», Nietzsche-Studien 26, 1997, pp. 300-318.
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“concept of freedom”, i.e., that his views on freedom are not just critical and skeptical. In other words, I assume that Nietzsche has a “positive” concept of freedom, even if it be an essentially conjectural and heuristic concept based on the critique of previous concepts, as well as on skepticism towards the very idea that there might be a “reality” – some sort of “in-itself”, an “entity” or a “real event” – called “freedom”. Thus, by a “positive” concept of freedom I do not mean a concept that directly describes something “given” – I do not mean a simply “true” concept of “freedom” as something existing “in-itself” and independently, e.g., of ancient and modern discourses on “freedom”–, but rather (i) a concept that Nietzsche developed and constructed on his own out of his critique of previous discourses on and conceptions of freedom (sc. a critical and reflexive concept) and (ii) a concept that is not merely critical and reflexive because it proposes a new “ideal” of freedom by functioning, in Nietzsche’s writings, as a critical, conjectural, heuristic, quasi-skeptical “sign” of something which he finds “valuable”, “desirable”, “admirable”, “beneficial”, etc. Secondly, I shall take for granted that in the famous, and nowadays very polemical, chapter on the “sovereign individual”6 Nietzsche puts forward a “positive” concept of freedom in the sense just sketched above. Even if it be true that in that chapter he wants to say that modern man’s self-understanding as “autonomous” and “sovereign” is only an illusion, this is only part of his meaning. He also co-opts the Kantian language of “autonomy” in order to assert that a different type of “autonomy” is possible (sc. that becoming truly “autonomous” involves becoming “supra-moral”, etc.). It is, I think, very important to note that one of the books that most influenced Nietzsche – Jacob Burckhardt’s The Civilization of the Renaissance in Italy (Die Kultur der Renaissance in Italien, 1860) – describes the development of individuality, particularly of spiritual individuality, in the Italian Renaissance, contrasts this development with the underdevelopment of spiritual individuality in the Middle Ages (a time when “man was conscious of himself only as a member of a race, people, family or corporation”), and characterizes a “spiritual individual’s” freedom as “a feeling of his own sovereignty”7. This is, I think, a clear indication that (i) Nietzsche models his “sovereign individual” on Burckhardt’s “spiritual individual” and (ii) Nietzsche wants the reader to reflect on the difference between those who take themselves for “sovereign individuals” (e.g. bourgeois European citizens that think they are free because they can vote) and those who really can be said to be “sovereign individuals” (e.g. Renaissance artists and statesmen). But this discussion is not the object of this paper8. 6 On the Genealogy of Morality, ed. K. Ansell-Pearson, transl. Carol Diethe, Cambridge, Cambridge University Press 1994 / GM II, § 2. 7 J. Burckhardt, The Civilization of the Renaissance in Italy, London, Penguin 1990, pp. 98, 289; see J. Burckhardt, Die Kultur der Renaissance in Italien, Frankfurt a.M., Fischer Tachenbuch Verlag 2009, p. 424, my emphasis: “Gegenüber von allem Objektiven, von Schranken und Gesetzen jeder Art hat er [viz. der damalige italienische Charakter, i.e. der Charakter des ‘geistigen Individuums’, S. 134] das Gefühl eigener Souveränetät und entschließt sich in jedem einzelnen Fall selbständig […]”. 8 For an interpretation of GM II, § 2 and other related passages on freedom (e.g. Twilight’s section “My Idea of Freedom”) as essentially rhetorical and critical, see B. Leiter, «Who is the ‘Sovereign Individual’? Nietzsche on Freedom», forthcoming in S. May (ed.), Cambridge Critical Guide to Nietzsche’s On the Genealogy of Morals, Cambridge, Cambridge University Press 2011. On my view, Leiter’s basic mistake is not to recognize that Nietzsche thinks that his “idea of freedom” is compatible both with his rejection of the “free will” and his con-
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Thirdly, I assume that it is very important to rethink the relationship between Nietzsche’s and Hegel’s thought without focusing on Nietzsche’s interpretation of Hegel (whose works Nietzsche seems to have known quite superficially, or mostly secondhand). I shall be essentially concerned with what we can think about Nietzsche’s and Hegel’s philosophies considered on their own. Moreover, throughout the whole paper I shall rely on a particular type of approach to Hegel’s philosophy that has become very influential in recent years, but that differs quite significantly from those kinds of interpretations of Hegel’s philosophy that were dominant in Nietzsche’s time. In other words, I shall be concerned not so much with what Nietzsche and his contemporaries thought about Hegel as rather with what is nowadays called a truly modern, postKantian and “non-metaphysical” Hegel 9.
II. When Nietzsche speaks of freedom in a positive sense, he seems to mean freedom of the spirit10. For example, he asserts in Twilight of the Idols that the fact that Goethe “created himself” and was “strong enough for his freedom” means that “a spirit” like his “has become free”11. Similarly, the “new philosophers” of Beyond Good and Evil are, of course, “free spirits”, and, what is more, those who are perhaps their antipodes – those who call themselves “free spirits” but are only “levelers” who strive for no more than “the universal, green pasture happiness of the herd”, those who are not really “free” but think they are –, they are also spirits12. Freedom and unfreedom – or, more accurately, different degrees of freedom and unfreedom – are possibilities of the human spirit. This does not mean that freedom is to be conceived of as something “inside the body”, or pertaining to an “inward domain”. For the “spirit” is just “a tool of our body”13. I don’t have space here to explain the full implications of this assertion. Put very briefly, Nietzsche conceives of the body as “only a society constructed out of tention that everything happens “necessarily”. For a positive view of the figure of the “sovereign individual” as the expression of an “ideal” of freedom, see, for instance, W. Stegmaier, Nietzsches ‘Genealogie der Moral’, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft 1994, pp. 136-138. 9 For an overview of this type of approach to Hegel’s thought, see S. Lumsden, «The Rise of the Non-Metaphysical Hegel», Philosophy Compass 3/1 (2008), pp. 51-65, and T.A. Lewis, «Beyond the Totalitarian: Ethics and the Philosophy of Religion in Recent Hegel Scholarship», Religion Compass 2/4, 2008, pp. 556-574; cf., most notably, R. Pippin, Hegel’s Idealism. The Satisfactions of Self-Consciousness, Cambridge, Cambridge University Press 1989, and T. Pinkard, Hegel’s Phenomenology. The Sociality of Reason, Cambridge, Cambridge University Press 1994. If this type of approach is correct – or, at least, legitimate, as I think it is –, then Nietzsche’s criticism of Hegel and Hegelism (most importantly, perhaps, in the first two of the Untimely Meditations) misses at least an important part of what is perhaps most significant in Hegel’s philosophy. 10 Nietzsche uses the expression “freedom of the spirit” (“Freiheit des Geistes”) in On the Genealogy of Morality / GM III § 24; see also Human, all too Human I, Preface / MA I Vorrede, § 4; § 26, § 221, § 286; Human, all too Human II / MA II, VM § 211, WS § 72, 318, 350, Daybreak / M, § 56, § 358; The Antichrist / AC, § 47. 11 Twilight of the Idols, «Skirmishes of an Untimely Man», transl. J. Norman, in F. Nietzsche, The Antichrist, Ecce Homo, Twilight of the Idols and Other Writings, ed. A. Ridley, J. Norman, transl. J. Norman, Cambridge, Cambridge University Press, 2005 / GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 49. 12 Beyond Good and Evil, transl. J. Norman, ed. R-F. Horstmann, R-F., transl. J. Norman, Cambridge, Cambridge University Press 2002 / JGB, § 44. 13 Thus Spoke Zarathustra, «On the Despisers of the Body»/ Za I «Von den Verächtern des Leibes».
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many souls”14, and of the “soul” as “a society constructed out of drives and affects”15. Thus, what Nietzsche calls “the body” is a multiplicity of drives and affects, or a multiplicity of “under-souls” and “under-wills”16; what is traditionally called “the soul” is just a succession of conscious thoughts that are “tools” of the body because they emerge from and work in the service of that multiplicity of unconscious drives and affects, unconscious “under-souls” and “under-wills” – and hence the idea of a “tool of the body” is not the idea of something separate from the body (as a hammer is separate from the hand), but, on the contrary, of something which is continuous with the body and serves its drives’ striving for “power” (i.e. their “will to power”)17. So, the spirit as a “tool of our body” can perhaps be provisionally defined as being, first of all, that something in man or in the body that aspires to freedom – not to freedom for itself (as if the spirit were an inner, separate entity), but for the “body” as a whole (which accords with the Nietzschean conception of a “tool”). Thus, for example, in Beyond Good and Evil § 230 Nietzsche speaks of a “fundamental will of the spirit”, which is the “will” to assimilate, dominate and become master of its surroundings, i.e., to feel free in its world (in “the world that is relevant to us”). In such passages as this one, “spirit” is clearly not an “entity” separate from the body, but something “on the body”, or, better still, something which is part of the whole nature of the the human organism. It is the individual as a whole (the “body”, the “organism”) that achieves different degrees of freedom and unfreedom, of more or less freedom18. And “freedom” is here understood, in Nietzsche’s own words, as “independence of soul”, as “having the will to be responsible for yourself”, as “power over oneself and over destiny”19. As the Genealogy’s section on the “sovereign individual” indicates, freedom can be understood as “autonomy”20 – if this means, in accordance with the literal meaning of auto-nomy, creating and obeying one’s own law and not another’s law, setting oneself one’s own values, thereby mastering oneself and not feeling limited, even less overpowered, by one’s surroundings and circumstances. The spirit, then, is man’s drive to autonomy, and every gain in autonomy – every moment of growth or development or provisional “satisfaction” of that drive – is a gain in spirit. But this spirit, this drive to autonomy, “has had to develop under prolonged pressure and compulsion”21. It is a development, and not something that has always existed. According to Nietzsche, the beginning of this development can be traced back to the 14
Beyond Good and Evil / JGB, § 19 Beyond Good and Evil / JGB, § 12. 16 Beyond Good and Evil / JGB, § 19. 17 For an extensive treatment of this theme, see J. Constâncio, «On Consciousness: Nietzsche’s Departure from Schopenhauer», Nietzsche-Studien 40, 2011, pp. 1-42. 18 See Beyond Good and Evil / JGB, § 230 together with § 24, § 34 and § 229. Note also that, very often, Nietzsche seems to use the terms “soul”, “consciousness”, and “spirit” as equivalent. In fact, all three terms refer always to what emerges from the aforementioned “society” of drives and affects. But “spirit”, more than “consciousness” and “soul”, suggests the idea of an aspiration of the whole body or person (an aspiration to “freedom” as “mastery” or a “feeling of power”). 19 Cf. The Gay Science, transl. J. Nauckhoff, ed. B. Williams, Cambridge, Cambridge University Press 2001 / FW, § 98; Twilight of the Idols, «Skirmishes of an Untimely Man» / GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 38; On the Genealogy of Morality / GM II, § 2. 20 On the Genealogy of Morality / GM II, § 2. 21 Beyond Good and Evil / JGB, § 44. 15
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moment of the birth of the State – to that moment in the pre-history of man when “he finally found himself imprisoned within the confines of society and peace”. That moment initiated the process of the “internalization of man” – whereby “the old instincts of freedom”, i.e. of animal freedom, “turn[ed] inwards”, “against man himself”22. By virtue of this process, man becomes the “sick animal”, but he also becomes an “interesting animal”23, because “there now evolves in man what will later be called his ‘soul’”24. The “inner world” gains “depth, breadth and height”25. With the beginning of the State on earth, “a huge amount of freedom” is “driven from the world”, but this also means that a huge amount of freedom becomes “latent”26. This latent freedom, however, is not of the same kind as the animal freedom that existed before. It has developed from the “internalization of man” – from a process, that is, whereby man ceased to be an animal that simply suffered like any other animal, and became an animal that suffers with the fact that it suffers. Because he now has “spirit”, he now asks why he suffers – and this is precisely what makes him suffer with himself27. He now feels the need to give meaning and purpose to his suffering, he tortures himself with the need to gain power over himself, to feel power over himself, he invents an almost infinite panoply of subtle, refined, spiritual means to overpower himself – and also nature and other men28. Since the beginning of human civilization and culture – since the violent act that created the State and turned man into a political being29 –, the history of man has been a very long process of spiritualization of cruelty30 – i.e. of internalization and sublimation of his primitive “instinct for freedom”, or, in other words, of his “will to power”31. It will become apparent in what follows that our “instinct for freedom” is the same as the “will to power” because it is a drive to overcome resistances. This can also be characterized as a “drive to autonomy” (an expression I coined above) inasmuch as (i) it is a drive to become autonomous from certain resistances and (ii) this involves the creation of one’s own values (“auto-nomy” as “self-legislation”). All social and political relations, according to Nietzsche, are power-relations. But this does not mean that they are all relations of physical force, nor that they all reflect a struggle to conquer and retain power in the sphere of government and the State32. 22
On the Genealogy of Morality / GM II, § 16. On the Genealogy of Morality / GM I, § 6, I, § 14, II, § 18, §§ 21-22, § 24. 24 On the Genealogy of Morality / GM II, § 16. 25 On the Genealogy of Morality / GM II, § 16. 26 On the Genealogy of Morality / GM II, § 17. 27 On the Genealogy of Morality/ GM II, § 7, III, § 28. 28 On the Genealogy of Morality / GM I, § 14, II, § 16, § 18, §§ 21-22, § 24, III, § 1, § 28. 28; cf. Daybreak / M, § 23. 29 On the Genealogy of Morality/ GM II, § 17; cf. Beyond Good and Evil / JGB, § 257. 30 P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, PUF, Paris 1995, pp. 185-213 and On the Genealogy of Morality / GM II, § 7, Daybreak /M, §18, §77, §113, Beyond Good and Evil / JGB, §§ 197-199, § 229. On the violent birth of the state (“I think I have dispensed with the fantasy which has it begin with a ‘contract’), On the Genealogy of Morality / GM II, § 17, Beyond Good and Evil / JGB, § 257 and D. W. Conway, “The Birth of the State”, in H.W. Siemens, V. Roodt (eds.), Nietzsche, Power and Politics, Berlin-N.Y., de Gruyter 2008, pp. 37-67. 31 On the Genealogy of Morality/ GM II, § 18: “… that very instinct for freedom (put into my language: the will to power)”. 32 See, for instance, Thus Spoke Zarathustra / Za I, «Vom neuen Götzen» for Nietzsche’s contempt for the political struggle for power in the popular sense of these words. 23
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These (rather crude) views do not coincide at all with Nietzsche’s. First, it should be noted that what Nietzsche calls “will to power” is not to be confused with a “secondorder drive” within the human organism. Nietzsche’s idea is, rather, that every drive is a “will to power”, and thus every organism is “a multiplicity of wills to power”33, a relational field of forces, each of which strives for more power. The “will to power” is only, so to speak, the inner logic, or the dynamic structure of every drive. Second, a “will to power” is not a will to violence as such – but, instead, a will to growth that can only be satisfied if it is confronted with “resistances” which it manages to “overcome”. A relational field of “wills to power” is a relational field of resistances. As Nietzsche writes in a posthumous note from 1887, “a will to power can only express itself against resistances”34, i.e., a multiplicity of “wills to power” is a multiplicity of “wills” that resist each other35. Put differently, a relational field of “wills to power” is a struggle – a relentless struggle for dominance, in which resistance is never extinguished36. Third, a will to overcome resistances may lead to violence (against others and/ or against oneself), but it can also result in collaboration for mutual growth. It can be described as a will to “exploitation”37 only insofar as it is a will that wills to use other forces for its own growth, either by resorting to violence (if needed), or by collaborating with them in hierarchical (but also shifting and unsubstantial) relations of “command and obedience” (or “relations of supremacy”38). Now, the “spiritualization of cruelty” is always a process in which human organisms grow or expand by creating, via the spirit, new valuations – and, thus, by avoiding physical violence (or, at least, what would otherwise be higher degrees of physical violence). When Nietzsche writes that “everything we call ‘higher culture’ is based on the spiritualization and deepening of cruelty”39, we should surmise that spiritualization also plays a decisive role in “lower culture”, that is, in the creation and development of institutions, laws, rituals – of our social space as such and as a whole. Nietzsche’s idea, then, is that, on the one hand, there is always an element of physical violence in the creation and development of our social space40, but, on the other, our social space is, to a great extent, an embodiment of valuations that are projected and created by the spirit. More specifically, the development towards the type of “commu33 KSA 12, 1 [58] (translation from Nietzsche, Writings from the Late Notebooks, ed. R. Bittner, Cambridge, Cambridge University Press 2003, pp. 59-60). 34 KSA 12, 424, 9 [151] (translation from Nietzsche, Writings from the Late Notebooks, ed. R. Bittner, Cambridge, Cambridge University Press 2003, p. 165). 35 E.g. KSA 11, 26 [276]. 36 Cf. KSA 11. 26 [276], my translation: “to dominate is to endure the counterweight of the weakest force, it is thus a form of continuing the struggle. To obey is likewise a struggle: as long as a force of resisting remains”. On the relational nature of Nietzsche’s concepts of power and the will to power, as well as on “resistance” and “struggle”, cf. W. Müller-Lauter, Nietzsche: His Philosophy of Contradictions and the Contradictions of his Philosophy, transl. David J. Parent, Urbana and Chicago, University of Illinois Press 1999, pp. 161-182), W. MüllerLauter, Über Werden und Wille zur Macht, Berlin, de Gruyter 1999, pp. 39-68, 119-136), and H. Ottmann, Philosophie und Politik bei Nietzsche, 2. verbesserte und erweiterte Auflage, Berlin-N.Y., de Gruyter 1999, pp. 355-358. 37 Beyond Good and Evil / JGB, § 259. 38 Beyond Good and Evil / JGB, § 19. 39 Beyond Good and Evil / JGB, § 229. 40 On the Genealogy of Morality/ GM II, § 17; cf. Beyond Good and Evil / JGB, § 257.
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nity” (Gemeinwesen) that offers the “benefits” of a “sheltered, protected life in peace and trust”41 hinges upon processes of “spiritualization” in which physical violence (or cruelty towards others) is, to a great extent, avoided and thus man becomes “a tame and civilized animal”42 that conforms to institutionalized norms and customs. These institutionalized norms and customs are “signs” or “symptoms” of valuations that resulted from power relations among drives that have been repressed (“internalized”) in the process of socialization. As such, i.e., as “spiritualizations of cruelty”, they compensate for the suffering of internalization: they function as answers, or parts of answers, to the question “why do we suffer?”, they respond to the need to give meaning to the intensive, second-order suffering brought about by socialization and internalization. Put differently, they are “signs” or “symptoms” of power-strategies: they enhance a spiritual feeling of power that compensates for the loss of power caused by the socialization and internalization of the instincts. The power that is thus achieved may be real, symbolic or only imaginary43, but in any case it emerges from the need for meaning as a need for the feeling of power – i.e. from the spirit. It is essentially this need that drives human history and creates the space of “Kultur” or “civilization” as a spiritual (or “spiritualized”) space of institutionalized norms and customs44. This is why the “herd” and the “weak” are always a powerful force in human history (or, in other words, why they always function as “instruments of culture” or civilization45). Inasmuch as they live subjugated by their masters, by the authorities, by the State, they are, to a greater or lesser extent, deprived of real power. The other side of this, however, is that their oppression gives rise to higher degrees of internalization; the Ressentiment bred by their oppression becomes creative, it fosters the “power to invent and dissimulate” – i.e. the spirit46. As Nietzsche writes, “the weak have more spirit”, that is to say, the oppression they are subject to tends to give birth to ever new forms of imaginary and symbolic power, which should be seen as new, and higher, forms of spirituality. This, in turn, explains why “the weak keep gaining dominance over the strong”47, for an increase in imaginary and symbolic power leads oftentimes to real power, as it happened, for example, with Christianity in relation to Rome48. But those forms of spirituality developed by “the weak” are not the highest forms of spirituality. They arise from herd-like movements that impose homogeneity and massification of the spirit. It is precisely the leveling force of such collective, spiritual movements that shapes the resistance to be overcome by those individuals who are 41
On the Genealogy of Morality/ GM II, § 9. On the Genealogy of Morality/ GM I, § 11. 43 See M. Saar, «Forces and Power in Nietzsche’s Genealogy of Morals», in H.W. Siemens, V. Roodt (eds.), Nietzsche, Power and Politics, Berlin-N.Y., de Gruyter 2008, pp. 453-469, P. Patton, «Nietzsche on Rights, Power and the Feeling of Power», in H.W. Siemens, V. Roodt (eds.), Nietzsche, Power and Politics, Berlin-N.Y., de Gruyter, 2008, pp. 471-488. 44 Note, for instance, how in the first of the Untimely Meditations / UB I, §1, Nietzsche already uses the expressions “German Culture/ Civilization” (deutscher Kultur), “German Spirit” (deutscher Geist) and “German Education/ Formation” (deutsche Bildung) as virtually synonymous: KSA 1. 161-162. 45 On the Genealogy of Morality / GM I, §11. 46 Beyond Good and Evil / JGB, § 44. 47 Twilight of the Idols, «Skirmishes of an Untimely Man»/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 14. 48 See especially On the Genealogy of Morality / GM and The Anti-Christ / AC. 42
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strong enough to stand alone, to be exceptional, to really become “individual”. Against the current – against the “spirit of their time” and against the “herd” –, those individuals take the spirit into a higher level. Their strength is measured by the strength of the “herd” they oppose, and their deeds and works are always shaped by what they have had to overcome, i.e., by their relation to the particular “herd” that has offered resistance to their aspiration to individuality49. Note that if those individuals have more spirit than the “weak” – i.e. than the “herd” –, then when Nietzsche writes that the “weak have more spirit” he means that they have more spirit than most of their oppressors – but less than the real exceptions, less than those who are “the strong” in the proper sense of word (and not just in the sense of socially superior)50. In any case, as Nietzsche repeatedly asserts, it is “the herd instinct of obedience” that is “inherited the best”51, and so the achievements of “great men” are again leveled down (although not totally lost) in the generations to follow52. All of this describes, of course, the process whereby “herd morality”53 has become dominant in our civilization. It should be clear that, according to Nietzsche, it has become dominant not just in some individual or other, also not in all individuals understood as atomic units, but in every institution and custom throughout the succession of generations, in every law and norm, in every philosophical, religious or artistic movement, in culture and society as a whole: in the human spirit. Human history – and especially European history, European society, politics, and culture– has been a slow, long development of the spirit. This slow, long development has been mostly a development towards “the herd animalization” of man54, it has transformed the “beast of prey ‘man’” into “a household pet”55 – but, on the other hand, it has also given rise to the possibility of a “great liberation” (grosse Befreiung)56, namely the liberation from the herd- and life-denying-values of nihilism and towards high spirituality and new, life-affirming values and forms of life. This “great liberation” – which, to a great extent, must be a philosophical liberation – is essentially what
49 See e.g. Twilight of the Idols, «Skirmishes of an Untimely Man»/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen », § 38 (on Julius Caesar), §44 (on Napoleon), §49 (on Goethe). Nietzsche expresses this idea already in the second of the Untimely Meditations, transl. R.J. Hollingdale, Cambridge, Cambridge University Press 1983 / UB II, § 9, where he speaks of the “masses” as “a force of resistance to great men” (p. 113, “Widerstand gegen die Grossen”: KSA 1. 320). 50 Accordingly, Nietzsche speaks of those who are “strong” in the proper sense of the word (e.g. Julius Caesar, Napoleon, Goethe, etc.) as being spiritually strong: see, again, Twilight of the Idols, «Skirmishes of an Untimely Man»/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 38 (on Julius Caesar), § 44 (on Napoleon), § 49 (on Goethe). Likewise, in describing the “barbarian castes” that first created the State he writes that “their supremacy was in psychic (seelischen), not physical strength (Beyond Good and Evil / JGB, § 257), i.e., in the fact that they had “more spirit” than “the weak”. 51 Beyond Good and Evil / JGB, § 199. 52 See, for instance, the idea that “Christianity is Platonism for the ‘people’” (Beyond Good and Evil, Preface/ JGB, Vorrede). 53 Beyond Good and Evil / JGB, § 201. Cf. also KSA 11, 27 [42]: die Heerden-Moral; KSA 12, 9 [116]: die Heerden-Moralität. 54 Twilight of the Idols, «Skirmishes of an Untimely Man»/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 38. 55 On the Genealogy of Morality / GM I, § 11. 56 Twilight of the Idols, «The Four Great Errors»/ GD, «Die vier grossen Irrthümer», §8; see also the concept of grosse Loslösung (“great liberation”) in Human, All Too Human, «Preface»/ MM «Vorrede» (1886).
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Nietzsche sees as the highest form of “freedom”, that is, as the highest form of “power over resistances” expressed in a “feeling of power”.
III. That human history is a “slow, long development of the spirit” is, of course, one of Hegel’s most important ideas, perhaps the most crucial idea of his philosophy. Should we not look at Nietzsche’s Genealogy as “an attempt at something like The Phenomenology [of Spirit], Part Two”, as suggested by Robert Pippin57? Let us look first at Nietzsche’s and Hegel’s conceptions of “spirit” (Geist) and philosophy. As Werner Stegmaier has argued, “spirit” is Nietzsche’s concept for the “movement of thought” (“für die Beweglichkeit des Denkens”), as is Hegel’s58. First, this means that the spirit is for Nietzsche, as for Hegel, our thought’s capacity to identify with a multiplicity of different perspectives – with perspectives that are “other” than its own initial perspective –, and to grow or develop itself out of such acts of cognitive empathy and assimilation. As spirit, thought moves out of its corner in the world as a finite perspective, moves towards other perspectives, incorporates them, and builds new, richer, encompassing perspectives on the basis of the contents of those other perspectives. This is what makes philosophy possible – and it implies, as both Hegel and Nietzsche saw, that every new philosophy is always (for better or for worse) a new development within the history of philosophy59. Nietzsche differs from Hegel in that he does not see his philosophy as the last and final stage of the history of philosophy – in fact, his anti-dogmatism includes the belief that his philosophy merely paves the way for the “philosophers of the future” –, but they both agree that (i) philosophy is the history of philosophy, i.e. every philosophy starts from historical assumptions (and not from foundational principles, as e.g. for Descartes or Spinoza), (ii) new insights in philosophy should emerge from the immanent critique of the tensions and “antinomies” that prevail among previous philosophical views. More specifically, both Nietzsche and Hegel are concerned with overcoming the metaphysical oppositions (Gegenzätze) that have arisen in the history of philosophy – that is to say, the oppositions that have created “dualism” and the idea of a transcendent realm beyond the phenomena60. That this is Nietzsche’s 57 R. Pippin, Hegel’s Practical Philosophy. Rational Agency as Ethical Life, Cambridge, Cambridge University Press 2008, pp. 280-281. 58 W. Stegmaier, “Geist. Hegel, Nietzsche und die Gegenwart”, Nietzsche-Studien 26, 1997, p. 308. Stegmaier quotes Za I “On the Three Metamorphoses” as proof. 59 On Nietzsche’s “empathic”, “dialectical”, and perspective-bound philosophical method of genealogy, see J. Richardson, Nietzsche’s System, New York-Oxford, Oxford University Press 1996, pp. 262-280; on the genealogical method as “immanent critique” and its close similarity to ideology critique and critical theory, see C. Allsobrook, «Contingent Criticism: Bridging Ideology Critique and Genealogy», in H.W. Siemens, V. Roodt (eds.), Nietzsche, Power and Politics, Berlin-N.Y., de Gruyter, 2008, pp. 697-717; on the historical nature of Nietzsche’s philosophical “truths”, see W. Stegmaier, «Nietzsches Neubestimmung der Wahrheit», Nietsche-Studien 14, 1985, pp. 69-95. 60 This is the main point of an important book on Nietzsche and Hegel: S. Houlgate, Hegel, Nietzsche and the Criticism of Metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press 1986; see also D. Breazeale, «The HegelNietzsche Problem», Nietzsche-Studien 4, 1975, pp. 146-164.
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project, should be obvious61; in Hegel’s case, one has to accept the thesis that he “does not, for example, understand absolute spirit as the essential reality behind empirical phenomena, but as the rational self-consciousness of man”62. In other words, one has to accept, as mentioned in section I, that it makes sense to interpret Hegel as a truly modern, post-Kantian and “non-metaphysical” thinker63. On that account, we have an additional reason to see Nietzsche’s praise of the “Hegelian innovation which first introduced the decisive concept of ‘development’ (Entwicklung) into science”64 as much more than a passing remark. Nietzsche’s most immediate point in this text is that Hegel taught that “species concepts develop out of each other”, and this prepared the minds of modern Europe for Darwin’s view of nature – for the idea, that is, that nature is a “becoming” (Werden), a mere series of developments devoid of anything stable, substantial, teleologically designed, or essential65. But Nietzsche must have seen that Hegel was also the first modern thinker to conceive of the spirit as a “becoming” and to interpret human history as a development of the human spirit66. Thus, Nietzsche must have been aware of the fact that Hegel saw the history of philosophy as a fundamental part of the history, development or “becoming” of the human spirit, and that he believed that his own philosophy was the culmination of this process. Nietzsche may or may not have been aware also that, in doing this, Hegel presents his philosophy as the culmination of the spirit’s movement towards its own freedom67. And this signals another fundamental point of agreement between Hegel and Nietzsche (which is ultimately independent of Nietzsche being aware of it or not): given that philosophy is the highest form of spirituality, the
61 Cf., for instance, Beyond Good and Evil / JGB, § 2, Twilight of the Idols, «Wie die ‘wahre Welt’ endlich zur Fabel wurde» / GD, «How the ‘true world’ finally became a fable». 62 S. Houlgate, Hegel, Nietzsche and the Criticism of Metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press 1986, p. 5, cf. pp. 96-156. 63 See footnote 9 for references. 64 The Gay Science/ FW, § 357. 65 For an interpretation of The Gay Science/ FW, § 357, see W. Stegmaier, «‘Ohne Hegel kein Darwin’, Kontextuelle Interpretation des Aphorismus 357 aus dem V. Buch der Fröhlichen Wissenschaft», in V. Gerhardt, R. Reschke (eds.), Nietzsche, Darwin und die Kritik der Politischen Theologie, Nietzscheforschung 17, 2010, pp. 6582. There is no doubt that Nietzsche is critical of many specific points of Darwin’s conception of nature, but it should also be more universally recognized that he accepts the main philosophical consequences of Darwinism: see the article by Werner Stegmaier that I have just mentioned (p. 76) and also W. Stegmaier, «Darwin, Darwinismus, Nietzsche. Zum Problem der Evolution», Nietzsche-Studien 16, 1987, pp. 264-287, M. Skowron, «Nietzsches ‘Anti-Darwinismus’», Nietzsche-Studien 37, 2008, pp. 160-194, J. Constâncio, «Darwin, Nietzsche e as consequências filosóficas do darwinismo», Cadernos Nietzsche 26, 2010, pp. 109-154. 66 See, again, Stegmaier’s comment on FW, § 357, and the posthumous note that he quotes on page 76 – KSA 11, 34 [73], my emphases: “Was uns ebenso von Kant, wie von Plato und Leibnitz trennt: wir glauben an das Werden allein auch im Geistigen, wir sind historisch durch und durch. Dies ist der große Umschwung. Lamarck und Hegel – Darwin ist nur eine Nachwirkung. Die Denkweise Heraklit’s und Empedokles’ ist wieder erstanden. Auch Kant hat die contradictio in adjecto „reiner Geist“ nicht überwunden: wir aber”. 67 Cf., for example, the end of the Phenomenology of Spirit (“das absolute Wissen”) and the end of the Encyclopedia of the Philosophical Sciences III, §§ 572-577; cf. W. Dudley, Hegel, Nietzsche and Philosophy. Thinking Freedom, Cambridge, Cambridge University Press 2002, pp. 69-119, who emphasizes that Hegel’s conception of freedom should not be reduced to the theses of the Elements of the Philosophy of Right and that only in “absolute knowing” or “absolute spirit” (i.e. when “spiritual beings are absolved from the externality that persists in art and religion”, p. 108) is freedom fully achieved.
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highest form (or forms) of freedom can only be achieved by practicing philosophy68. Philosophy liberates – and, most importantly, it liberates from the “unhappy consciousness” (Hegel) or the “ascetic ideal” (Nietzsche), i.e., from those forms of spirituality which have made the so-called “meaning of life” dependent on transcendent truths and norms69. Only in philosophy – only in the liberation from the “one-sidedness” of the understanding (Hegel), or from the metaphysical “fictions” of Platonism and Christianity (Nietzsche) – is freedom fully realized. However, for Nietzsche as for Hegel, the spirit is not a purely cognitive capacity. The spirit is a “will” (Hegel), or is “will to power” (Nietzsche). Put simply and briefly, for Hegel the will is, first of all, our thought’s capacity to determine our actions (and thus ourselves) by reflecting on our “drives, desires, and inclinations”70, i.e., by positing a “multitude of varied drives”71 as our own (or as belonging to the same “I”). This is the process whereby we become self-conscious as desiring subjects (or “resolving wills”) – but such a process can only be truly realized and completed if we recognize ourselves “in the other”. The will becomes “free” by creating for itself a social space of mutual recognition, i.e., by a process of “universalization” whereby I recognize others as others and myself as another (or as a universal “I”). This process of “universalization” becomes concrete in the modern democratic societies, but also, for example, already in the phenomenon of love, which is a feeling through which “(...) I find myself in another person” and “I gain recognition in this person, who in turn gains recognition in me”. Thus, love is a feeling through which I become “free” by renouncing my “independent existence”72. And this is the basic idea of recognition: the “other” is not an impediment or obstacle to my freedom, but, because of the possibility of mutual recognition, the other is rather a condition of my self-realization and freedom. I am not here concerned with the several stages that Hegel believes one has to go through in order to become a concrete and fully free individual (Person/ Abstract Right, Moral Subject/ Morality, Ethical Individual/ Family Life, Civil Society, State, and so on). The point to be emphasized is, first, that our social space is structured by the will and, thus, by the spirit, i.e. by intentions, thoughts, projects, desires, inclinations etc. that spring not only from my own subjectivity, but also from the subjectivity of other subjects across history73; and, second, that the spirit, being a will, is constituted, acquires an identity, and eventually becomes free only in such a social space. Freedom of the will or spirit is a particular form of engagement with a social space, a being “at 68 This is Will Dudley’s main point in W. Dudley, Hegel, Nietzsche and Philosophy. Thinking Freedom, Cambridge, Cambridge University Press 2002. 69 E.g. G.W.F. Hegel, Enzyklopädie der philosophischen Wissenschaften III, § 573; Twilight of the Idols, «The Four Great Errors»/ GD, «die vier grossen Irrthümer», § 8. 70 G.W.F. Hegel, Elements of the Philosophy of Right, ed. A.W. Wood, Cambridge, Cambridge University Press 1991, § 11, p. 45. 71 G.W.F. Hegel, Elements of the Philosophy of Right, § 12, p. 46. 72 G.W.F. Hegel, Elements of the Philosophy of Right, § 158A, p. 199. 73 As Dudley Knowles has put it, “social institutions, understood quite broadly to include political establishments (states, legislatures, laws), economic organizations (firms, factories, unions, markets), domestic arrangements (patterns of family and the education of children), religious movements and social units (everything from churches to football clubs), are to be understood as structures of thought and will” (D. Knowles, Hegel and the Philosophy of Right, London, Routledge 2002, p. 25).
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home with the world” which depends on “education” (Bildung) and consists in mutual recognition within a politically organized community74. Consequently, philosophy, and especially philosophy as the highest form of freedom, is never a merely “abstract” activity. Instead, it is always embedded in culture, and its history is part of “world history”. This points towards an “interdependence of philosophy and culture”, which is yet another fundamental agreement between Hegel and Nietzsche75. No less than any other human activity, philosophy as “high spirituality” (hohe Geistigkeit) is, for Nietzsche, a sign or symptom of how a person’s “drives and affects” relate to each other, or “in what order of rank the innermost drives of his nature stand with respect to each other”76. Philosophical insights are not independent from the instinctive and organic valuations that arise from social interaction – and, thus, they are indeed “interdependent” with “culture”. Moreover, philosophy depends on conceptualization, language, and consciousness, and Nietzsche no longer accepts the Cartesian view of consciousness: “My idea is clearly that consciousness actually belongs not to man’s existence as an individual but rather to the community- and herd-aspects of his nature”77. Consciousness – which is inseparable from conceptualization and language – belongs to the social milieu of “communication”78, that is, to a field of interpersonal exchanges and interactions which presuppose a (more or less organized) social space. To sum up: for Hegel freedom is a matter of recognition, for Nietzsche it is a matter of power (or growth); for both, though, freedom is spiritual and, as spiritual, it can only occur within a social space (and not in a solipsistic inner space). This being so, it is not surprising that they both reject the liberal conception of freedom. They both have a “positive” conception of freedom in Isaiah Berlin’s sense of the word – one that conceives of freedom as much more than “absence of external impediments”, or not being stopped from doing whatever what one wants to do. Most importantly, they both reject liberal social contract theories, for these theories assume the existence of asocial (or pre-social) “selves” or “subjects”79. For Nietzsche, the so74 E.g., G.W.F. Hegel, Elements of the Philosophy of Right, § 20. For recent and very good (though not completely compatible) discussions of Hegel’s concepts of freedom, freedom of the will and recognition, see, for example, R.R. Williams, Hegel’s Ethics of Recognition, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press 1997, P. Franco, Hegel’s Philosophy of Freedom, New Haven-London, Yale University Press 1999, R. Pippin, Hegel’s Practical Philosophy. Rational Agency as Ethical Life, Cambridge, Cambridge University Press 2008. 75 This is Elliot Jurist’s starting point in E. Jurist, Beyond Hegel and Nietzsche. Philosophy, Culture and Agency, Cambridge Mass.-London, MIT Press 2000; the expression “interdependence of philosophy and culture” is his (p. 20). 76 Beyond Good and Evil / JGB, § 6; cf. Beyond Good and Evil / JGB, §§ 3-9, § 187; on “high spirituality” (hohe Geistigkeit), cf. Beyond Good and Evil / JGB, § 219, § 40, § 44, § 61, § 201, § 213, § 252, § 257; cf. J. Constâncio, “Instinct and Language in Nietzsche’s Beyond Good and Evil”, in J. Constâncio, M.J.M. Branco (eds.), Nietzsche On Instinct and Language, Berlin-Boston, Walter de Gruyter, 2011, pp. 106, 109, 114. 77 The Gay Science/ FW, § 354; cf. J. Constâncio, “On Consciousness: Nietzsche’s Departure from Schopenhauer”, Nietzsche-Studien 40 [2011], pp. 1-42. 78 The Gay Science/ FW, § 354. 79 On Nietzsche’s criticism of liberalism and liberal freedom, cf. especially D. Owen Nietzsche, Politics and Modernity, London, Sage 1995 and D. Owen, “Nietzsche, Ethical Agency and the Problem of Democracy” in Siemens and V. Roodt, Nietzsche, Power and Politics, Berlin-N.Y., de Gruyter 2008, pp. 143-167; on Hegel’s, cf. P. Franco, Hegel’s Philosophy of Freedom, New Haven-London, Yale University Press 1999, passim, D. Knowles, Hegel and the Philosophy of Right, London, Routledge 2002, pp. 9-10, 24, 193, 311-323; on Nietzsche’s and Hegel’s rejection of liberalism, cf. W. Dudley, Hegel, Nietzsche and Philosophy. Thinking Freedom, Cambridge,
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called “social contract” is in fact created by power-relations80, and our rights and duties result from “recognized and guaranteed degrees of power”81; for Hegel, contracts, as well as rights and duties, result, of course, from processes of reciprocal recognition, in which subjects become “persons”82. Thus, what liberals call “freedom of choice” is something that arises within a social space where certain power-claims (Nietzsche) or recognition-claims (Hegel) are made and accepted. There is no “freedom of choice” as an intrinsic, natural, asocial faculty pertaining to purely “rational subjects” – and, most importantly, what people call “freedom of choice” never ceases to depend on the dynamics of historical, social processes. For Nietzsche, as we shall see more clearly below, if historical, social conditions change, our instinctive valuations also change, and if these valuations change, then also our “choices” will also change. And for Hegel the so-called “freedom of choice” (in the sense of “being able to do as one pleases”83) is only the possibility of choosing arbitrarily among alternatives (or alternative “contents”) that already belong to a contingent social, historical, political and economical context – and, thus, this “arbitrariness may indeed be called a delusion if it is supposed to be equivalent to freedom”84. The belief that in choosing X instead of Y your choice is unconditionally determined by your own “will” (as if you could abstract not only from the particularity of your drives, inclinations and needs, but also from the contingency of the social context of your choice) is simply delusional. Freedom, for Hegel, is still about acting in accordance with one’s own “will” – but he understands this as acting in a way that you can justify by appealing to “reasons” which have developed (or are still in the process of being developed) within a social space and which, therefore, you can claim that others should accept. This is not a point about motivation. What Hegel is saying is just that, even if all your actions were ultimately “determined” or “motivated” by particular drives and affects, it would still be true that some actions have, and other actions do not have, a “universal” dimension. This dimension depends on two criteria: (i) to be objectively acceptable within a given social space, i.e. objectively conformed to norms that have developed (or are still in the process of being developed) within a given social space, – and (ii) to agree with the principle of reciprocal recognition (i.e. to be, or to be able to become, valid for Cambridge University Press 2002, pp. 4-8, 28, 36, 109-110, 126, 240-258, 269. Hegel’s intersubjective theory of ownership or property is quite important in this context: cf. R.R. Williams, Hegel’s Ethics of Recognition, Berkeley-Los Angeles-London, University of California Press 1997, pp. 140-151, D. Knowles, Hegel and the Philosophy of Right, London, Routledge, 2002, pp. 107-138; cf. also G.W.F. Hegel, Elements of the Philosophy of Right, § 5, § 29, § 40, § 71, § 72, § 73-§ 81, § 258. 80 Cf. Beyond Good and Evil / JGB, § 257, On the Genealogy of Morality / GM II, § 17. 81 Daybreak, transl. R. Hollingdale, ed. M. Clark, B. Leiter, Cambridge University Press, Cambridge 1997 / M, § 112; cf. P. Patton, «Nietzsche on Rights, Power and the Feeling of Power», in H.W. Siemens, V. Roodt (eds.), Nietzsche, Power and Politics, Berlin-N.Y., de Gruyter 2008, pp. 471-488. 82 Cf. G.W.F. Hegel, Elements of the Philosophy of Right, §§ 34-104 (“On Abstract Right”). According to Hegel, what liberals simply assume to exist as a sort of natural fact – namely, the autonomous “ethical subject” – depends on a very long process indeed: our existence as “persons” with rights must still be “negated” by our existence as moral, truly subjectivized individuals, and then this negation must be further negated by our “reconciliation” with others in a rational State; only then (i.e. when “abstract right” and “morality” are integrated in the “rational state”) do we become ethical subjects. 83 G.W.F. Hegel, Elements of the Philosophy of Right, § 15, p. 48. 84 G.W.F. Hegel, Elements of the Philosophy of Right, § 15, p. 49.
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everyone in a concrete social space). To those actions that are “universal” in this sense, Hegel calls “rational” and “free” – not because they transform us into purely rational beings with no drives and affects, but because (i) our justifications stand above the particularity of our natural drives and affects, and (ii) in engaging in such justifications we can be said to have acquired an identity (or play an actual role) in a social space which “sublates” the realm of the simply “natural”, i.e., which transforms “nature” into a “self-conscious” and “spiritual” world of norms and customs that are open to rational scrutiny and the demand for rational justification. Accordingly, it is no wonder that Hegel also points out very clearly that when we speak of our “needs” as if they were simply “natural” – so that we even tend to think that in a so-called “state of nature” we would be “free” to do as we pleased –, we forget that (i) most of our “needs” are “spiritual”, i.e. always already derived from our social space, and (ii) our (modern) discourse about “freedom” is a discourse about our long-developed ability to live within a social space whose norms are (increasingly) based on the principle of reciprocal recognition85. In a sort of parenthesis, it is perhaps important to note that by interpreting Hegel in this way one can dispel the accusation that he is a conformist thinker, an accusation levelled against Hegel by, among many, many others, Nietzsche himself. According to such an accusation, as Nietzsche has put it, Hegelism represents “a naked admiration for success and leads to an idolatry of the factual”86 because it allegedly implies that whatever norms are considered to be valid at a given time and place must be “rational”, i.e. that their “success” is sufficient to justify them. But, according to the type of interpretation that is here proposed, Hegel’s point is much more subtle, and he neither confuses nor identifies what succeeds with what is rationally justified. What he is saying is, rather, (i) that norms are “rational” when they spring from reciprocal recognition (or from people increasing their freedom by recognising each other as “equals”), but (ii) norms presuppose a social space, norms must become “real” or “actual” in some social context (otherwise they are empty Kantian “laws”); hence, (iii) criticism of norms that have had “success” can be valid, justified and “rational”, and so, too, can “revolutionary” action – but only if such criticism and revolutionary action open up room for alternative norms that conform to the principle of reciprocal recognition and that can truly become “actual”. In other words, these alternative norms will have to develop out of a particular historical context, and they will have to emerge as new, more egalitarian norms capable of having “success” in the future (or, which is the same, capable of expanding the actual realm of freedom) – even if, at a particular time and place, they fail to become “actual” and “successful”. This difference of interpretation is at the heart of the divide between Left and Right Hegelians, and, as long as people read Hegel, it is most likely that there will always be some people that will interpret him as a progressive thinker, and others as a conservative. But, to go back to our main argument, the point, now, is that both Hegel’s and Ni85 Cf., especially, G.W.F. Hegel, Elements of the Philosophy of Right, §§ 192-195. For this type of approach to Hegelian freedom and rationality, see R. Pippin, Hegel’s Practical Philosophy. Rational Agency as Ethical Life, Cambridge, Cambridge University Press 2008, passim. 86 Untimely Mediations / UB II, § 8.
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etzsche’s attacks on the liberal conception of freedom reveal that they share an expressivist and non-intentionalist view of action: according to both, actions are not “effects” of “choices” or “intentions” (i.e. of mental states with mechanistic causal power), but rather the expression of relations that obtain between one’s psychophysiology and one’s environment and history; in fact, such relations constitute our very “identity”87. Like Spinoza, both Hegel and Nietzsche think in terms of “internal relations”. For something to be “internally related” to something else means that all of its properties are shaped by its relation to something else; applied to a theory of action, this means that our actions have a “systemic” nature because they express a whole of relations that includes not only conscious thoughts, unconscious drives and perceived events in what we call the “external world”, but also a public discourse on norms (“morality”) and all the events (perceived or not) that constitute the history of our actions and of our self-understanding as agents; these thoughts, drives, norms and events are themselves internally related to each other88. It is in this sense that, according to Hegel, “what the subject is, is the series of its actions”89 and, according to Nietzsche, “the deed is everything” and there is no “subject” because there is no “indifferent substratum” behind a person’s deeds 90. On Hegel’s view, as a “Subject” I am no more than what is expressed of me in my actions, which, in their turn, express my relation to the whole of relations mentioned above,– and for Nietzsche, too, my “Self” (Selbst) can only be “in the deed like the mother is in the child”91, i.e., it has no substantial existence whatsoever and “consists” in nothing else than in the way my “body”, my “psychophysiology” as a multiplicity of drives and effects, is expressed in my deeds92. That is not to say that Hegel and Nietzsche have the same conception of “Subject” 87 Cf. R. Pippin, Nietzsche, Psychology, & First Philosophy, Chicago-London, University of Chicago Press, 2010, pp. 77, 80-81, cf. pp. 75-86. On Hegel’s conception of the embodiment of spirit and the “expressivist” nature of the self, cf. also C. Taylor, Hegel, Cambridge, Cambridge University Press 1975, pp. 76-94 and passim; Taylor’s interpretation is, however, too metaphysical and essentialist: on the non-substantial, non-transcendent (“non-metaphysical”) nature of the Hegelian “spirit” that expresses itself in action, cf. Pippin’s criticism of Taylor in R. Pippin, Hegel’s Idealism. The Satisfactions of Self-Consciousness, Cambridge, Cambridge University Press 1989, pp. 177 ff., 185 ff., 261; cf., also, R. Pippin, Hegel’s Practical Philosophy. Rational Agency as Ethical Life, Cambridge, Cambridge University Press 2008, pp. 34, 130, 149-179, 196-197. For further criticism of Taylor’s “expressivist” – but still metaphysical – interpretation of Hegel and Nietzsche, cf. E. Jurist, Beyond Hegel and Nietzsche. Philosophy, Culture and Agency, Cambridge Mass.-London, MIT Press 2000, pp. 128-139. 88 On internal relations and expression, cf., for example, S. Duffy, The Logic of Expression, Quality, Quantity and Intensity in Spinoza, Hegel and Deleuze, London, Ashgate 2006, B. Ollman, Alienation, Marx’s conception of man in capitalist society, 2nd ed., Cambridge, Cambridge University Press 1976, pp. 26-40, 256-276 (on Spinoza, Hegel, and Marx), and A. Nehamas, Nietzsche: Life as Literature, Cambridge Mass.-London, Harvard University Press 1985, pp. 74-105. Note also that, since both Hegel and Nietzsche refuse to think of action in terms of mechanistic causal powers, they do not see determinism as a threat to the concept of freedom: even if everything is in a sense “determined” (and they both insist on the “necessity” of everything that happens), the concept of freedom is still relevant to distinguish between servile and free forms of life. 89 G.W.F. Hegel, Elements of the Philosophy of Right, § 124, p. 151; cf. also § 343, p. 372: “the history of spirit is its own deed; for spirit is only what it does and its deed is to make itself”. 90 Cf. On the Genealogy of Morality / GM I, § 13. 91 Thus Spoke Zarathustra II, «On the Virtuous»/ Za II «Von den Tugendhaften». 92 See the idea that the “Self” (Selbst) is “the body” in Thus Spoke Zarathustra I, «On the Despisers of the Body»/ Za I «Von den Verächtern des Leibes». See also R. Pippin, Nietzsche, Psychology, & First Philosophy, Chicago-London, University of Chicago Press 2010, pp. 75-77 for an expressivist interpretation of Thus Spoke Zarathustra II, «On the Virtuous»/ Za II «Von den Tugendhaften».
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or “Self”. For Hegel, we can still establish necessary connections between action and “intentions”, even if, on the expressivist account, every such connection is merely a retrospective interpretation of what an agent expresses of himself or herself in a “deed” that is part of a given social space – a retrospective interpretation, that is, which is based not so much on the agent’s self-understanding and inner space as rather on how his or her action should be justified or explained in view of the norms, customs, goals etc. that are at stake for the agent and for others within the social space they share. For Nietzsche, however, the retrospective interpretation of what the agent expresses of himself or herself in a “deed” should be a genealogical and semiotic interpretation that reveals all conscious intentions as “signs” and “symptoms” of the unconscious life and movement of a multiplicity of power-strategies which are internally connected to a multiplicity of environmental (i.e. natural and social) power-strategies93. Thus we see that there are very good reasons to see Hegel as “a forerunner of intersubjective basis of agency” and Nietzsche, by contrast, as “a forerunner of decentered agency”, as Elliot Jurist has put it94. But, on the other hand, there is indeed essential common ground in their “expressivist” rejection of Liberal – and Cartesian – subjectivity. Moreover, Hegel’s and Nietzsche’s reasons for rejecting Kant’s conception of freedom also depend, at least in part, on their “expressivism”. They both think that Kant’s conception overlooks that our very sense of self is relational, social, and historical. For both, the Kantian conception of a free will that could rationally deduce its duties, as it were, from itself (sc. from the formal rationality of available moral maxims) is simply a misconception. Kant’s “practical reason” is empty. Duties come from the social space in which the subject (or the so-called subject) is embedded, so that the subjective adoption of duties (as well as the acquisition of rights) is always a particular expression of certain social and historical relations, which are described by Hegel as relations of recognition and by Nietzsche as power-relations. Or, in other words, we only adopt duties and acquire rights because (and when) our actions express, among other things, the way we perceive and are affected by what others do and say within our social space and across time. This explains another important point. Although Hegel believes that the modern subject will necessarily feel bound to the rationality of the duties that arise in modern society, he places his philosophy “outside ethics”: he denies, against Kant and many others, that philosophy is allowed to dictate what we ought to do. Nietzsche, of course, places his philosophy “outside ethics” in an even more radical sense. For he no longer believes that we are actually bound to the “ought” of our social space. At least some of us can and should venture “beyond good and evil”95. 93 Cf., for example, Beyond Good and Evil/ JGB, § 32, § 187. On the Hegelian conception of “intentions” not as “causes”, but as “justifications” that can only be ascertained through a inter-subjective and retrospective interpretation of what is expressed in a “deed”, see, first, the classical paper by A. MacIntyre, «Hegel on Faces and Skulls», in A. MacIntyre (ed.), Hegel: A Collection of Essays”, Garden City, Doubleday 1972, pp. 219-236, and then T. Pinkard, Hegel’s Phenomenology. The Sociality of Reason, Cambridge, Cambridge University Press 1994, pp. 87-92, and R. Pippin, Hegel’s Practical Philosophy. Rational Agency as Ethical Life, Cambridge, Cambridge University Press 2008, pp. 27, 97, 114-115, 146, 153-161, 177, 237-238; see also A. Speight, The Philosophy of Hegel, Stocksfield, Acumen 2008, pp. 91-93. 94 Cf. E. Jurist, Beyond Hegel and Nietzsche. Philosophy, Culture and Agency, Cambridge Mass.-London, MIT Press 2000, pp. 286-289. 95 On the idea that both Hegel and Nietzsche place philosophy “outside ethics”, cf. R. Geuss, Outside
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All of this should make clear that there is much more common ground between Hegel and Nietzsche than is often recognized. However, it is equally important to emphasize a few of their differences.
IV. The first, and perhaps most important, difference is that the development of the spirit described in the Genealogy does not result in a true emancipation of the spirit, nor does it correspond to a continuous, ascending, truly progressive movement towards freedom. According to Nietzsche, the “weak”, the oppressed, the men of Ressentiment, have certainly gained real power through the symbolic and imaginary power created by the ascetic ideal, from herd morality, from “bad conscience”, from the metaphysical concept of truth, and so on. But they are not free – for mankind is neither free from the “ascetic ideal”, nor free to live life-affirming forms of life. The dominance of the ascetic ideal has essentially served the preservation of degenerate, life-denying forms of life. Heteronomy has “bred” the possibility of autonomy (i.e. of “sovereign individuals”) – but it has become increasingly dominant, being even more dominant in the present age than, for instance, among the Greeks. The dominance of the ascetic ideal, the gradual overpowering of “master-morality” by “slave morality” and “the disaster that lies hidden in the idiotic guilelessness and credulity of ‘modern ideas’, and still more in the whole Christian-European morality”96 have made mankind ever more sick – have forced the spirit into massified obedience to the State and to authority in general, have imposed self-renunciation as a moral duty, have instructed the individual to become a “function of the herd”97 and to seek mere comfort and happiness as the purpose of life. The drive to self-expansion, self-development, self-mastery – to autonomy – is in many respects repressed, and this is the effect of the dominance of an ideal that is life-denying. In other words, modernity, as Hegel has emphasized, has certainly produced “subjects” who feel they are “rational agents” and demand the right to be treated as persons, as moral subjects and finally as ethical subjects, but, according to Nietzsche, this development of the human spirit should not be seen at all as an end in itself, as a happy ending to human history. Its downside is that it has a leveling, disciplining effect: it tends to erase true individuality, differentiation, “nobility”, spiritual “sovereignty”, the very will to excel in life,– in fact it even tends to undermine all forms of human eros and cause a general “failure of desire”, a breakdown of human self-affirmation and instinctive passion for life, a “will to nothingness”, “nihilism”98. Ethics, Princeton-Oxford, Princeton University Press 2005, pp. 50-60; on Hegel’s rejection of a philosophy of Sollen, cf., for example, A. Wood, Hegel’s Ethical Thought, Cambridge, Cambridge University Press 1990, pp. 810 (as Wood says, Hegel treats morality and the ethical life “from a contemplative perspective” and “as a stage in spirit’s self-knowledge”, so that his Philosophy of Right is not meant “to tell the state how it ought to be, but rather to provide us with a rational theodicy of modern social life”). 96 Beyond Good and Evil/ JGB, § 203. 97 The Gay Science/ FW, § 116. 98 The leveling, disciplining effect of socialization – “how the modern state produced ‘docile subjects’” – is, of course, the aspect of Nietzsche’s critique of the subject that Michel Foucault has emphasized the most: cf. D.
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Moreover, among the vanguard of the “movement of thought” in Europe, and particularly among philosophers, the dominance of the ascetic ideal, after reaching its peak, is now “over, it has conscience against it, every sensitive conscience sees it as indecent, dishonest, as a pack of lies (…)”. We are the “heirs to Europe’s most protracted and bravest self-overcoming (Selbstüberwindung)”. “Christian truthfulness” – the “will to truth” as the “kernel” of the Christian ascetic ideal, of Christian morality, as well as of modern science– has reached the point when it is forced to overcome itself, to cancel itself, to draw “the strongest conclusion, that against itself”. “The will to truth’s becoming-conscious-of-itself”99 – this most important moment of the “movement of thought” – determines that “the highest values devaluate themselves”100. In its long development across the history of Europe, the spirit has not found itself “at home with the world” – instead, it now stands face to face with “nothingness”, it has now reached the point of “radical nihilism”101. The human spirit needs “new values”, it even needs to feel the need for “new values”, the need to give meaning to the “earth” and remain “faithful to the earth”, to find a new form (or new forms) of love and passion for the this world102. This assessment of modernity is indeed very different from Hegel’s, and this difference in the assessment of man’s situation in modernity is partly connected to other differences between Nietzsche’s and Hegel’s conception of spirit – other differences that in fact explain why the spirit, for Nietzsche, does not develop through rational steps in the Hegelian sense of these words. (i) The first of those differences is that, for Nietzsche, the spirit is essentially a creative or artistic force. Logic, grammar, and every form of rationality (including, e.g., logical demonstration, dialectics and philosophical, political, or juridical reflection on norms or laws) are just specific forms of the artistic creativeness of the spirit. “You see that by the spirit”, writes Nietzsche, “I mean caution, patience, cunning, disguise, great Villa, «Democratizing the Agon. Nietzsche, Arendt, and the Agonistic Tendency in Recent Political Theory», in D. Villa, Politics, Philosophy, Terror. Essays on the Thought of Hannah Arendt, Princeton, Princeton University Press 1999, pp. 113-114. For the interpretation of nihilism as a “failure of desire”, see R. Pippin, Nietzsche, Psychology, & First Philosophy, Chicago-London, University of Chicago Press 2010, pp. 19-21, 53-54, 64. Nietzsche’s definition of nihilism as a “will to nothingness” occurs in On the Genealogy of Morality/ GM II, § 24. 99 On the Genealogy of Morality / GM III, § 27. 100 KSA 12, 9 [35]. 101 KSA 12, 10 [192]. 102 Thus Spoke Zarathustra, «Prologue»/ Za I «Vorrede», § 3, § 7; Thus Spoke Zarathustra, «On the Hinterworldly»/ Za I «Von den Hinterweltlern»; Thus Spoke Zarathustra, «On a Thousand and One Goals»/ Za I «Von tausend und Einem Ziele»; Thus Spoke Zarathustra, «On Child and Marriage »/ Za I «Von Kind und Ehe»; Thus Spoke Zarathustra, «On the Bestowing Virtue»/ Za I «Von der schenkenden Tugend»; Thus Spoke Zarathustra, «On Old and New Tablets»/ Za III «Von alten und neuen Tafeln». The “overman” is essentially the conception of a heightening or enhancement of “the type man” – an enhancement that would create a new type of affirmation and love of life. In order to “teach the overman”, Zarathustra has first to create in others (even if only in a few) the realisation that they need to overcome what “the type man” has been so far. The vanguard of the “movement of thought” must understand, and feel, that it now stands face to face with “nothingness” and needs “new values” that affirm the “earth”; otherwise, the “spirit” will perish. It should also be emphasized that, although Zarathustra speaks of “the overman”, there is no “universal” path leading to “the overman”, only individual attempts to enhance the “type man”: “‘This – it turns out – is my way – where is yours?‘ – That is how I answered those who asked me ‘the way.’ The way after all – it does not exist!” (Thus Spoke Zarathustra, «On the Spirit of Gravity»/ Za III «Vom Geist der Schwere», § 2).
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self-control, and everything involved in mimicry (which includes much of what is called virtue)”103. Spirit means “inventiveness and dissimulation”104; ultimately, spirit is perhaps an instinctive will to create appearances and illusions in others and especially in oneself – a “will to illusion” and a “will to untruth”, of which the “will to truth” is just a “refinement”105. That is why the development of the spirit requires masks and solitude as forms of obtaining distance from others and from oneself106. This is true of the spirit of the “weak”, and it is especially true of the spirit of the “strong” and their individual forms of higher spirituality. Here, every elevation of the spirit comes from the “pathos of distance”107 – and not so much from a social pathos of distance as rather from a pathos of inner distance, “that other, more mysterious pathos” which is “a demand for new expansions of distance within the soul itself, the development of states that are increasingly high, rare, distant, tautly drawn and comprehensive”, the spiritual pathos which fosters “the enhancement of the type ‘man’, the constant ‘self-overcoming of man’ (to use a moral formula in a supra-moral sense)”108. (ii) These states of higher spirituality can only be reached, it seems, by individuals. Those states are what comes closer to full “independence of soul”, to “autonomy” – to the kind of freedom that only a “sovereign individual” is able to attain. But, on the other hand, according to Nietzsche they can only emerge after long historical, social, cultural, and political processes of “disciplining and breeding”, of Zucht und Züchtung109. What this implies is not just that they can only occur within society, already after the birth of the State – that they belong to man as a political being. What actually makes this idea so new, and so different from anything we can find in Hegel, is that the “disciplining and breeding” of the spirit is here conceived of as a mechanism of selection characterized by its “stupidity”110. This is the second reason why, for Nietzsche, the development of the spirit in history is not at all rational, as it is for Hegel. The mechanism of “disciplining and breeding” molds the spirit without being controlled by the spirit – without even being controlled by anybody or anything. It just blindly sets the ends of social cohesion and social growth as ends to which mankind must obey, it blindly “tames” mankind into obedience to beliefs, norms and customs useful to those ends, blindly selects the instincts that come to constitute man, and thus breeds different “types” of men, without ever being run by anyone – and even without ever setting a goal to mankind as such111. 103
Twilight of the Idols, «Skirmishes of an Untimely Man»/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 14. Beyond Good and Evil / JGB, § 44. 105 Beyond Good and Evil / JGB, § 24. 106 See e.g. Beyond Good and Evil / JGB, § 40, § 44, § 201, § 257, W. Stegmaier, “Geist. Hegel, Nietzsche und die Gegenwart”, Nietzsche-Studien 26 (1997), pp. 309-311. 107 Cf. Beyond Good and Evil / JGB, § 257; On the Genealogy of Morality/ GM I, § 2, and III, § 14; Twilight of the Idols, «Skirmishes of an Untimely Man»/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 37; Antichrist / AC, § 43, § 57. 108 Beyond Good and Evil/ JGB, § 257. 109 Cf., for example, Beyond Good and Evil / JGB, § 188, § 203 and On the Genealogy of Morality / GM II, §§ 1-2. On “Zucht und Züchtung”, “disciplining and breeding”, see P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF 1995, pp. 218-242, 273, 337, 352, J. Richardson, Nietzsche’s New Darwinism, Oxford and New York, Oxford University Press 2004, pp. 38, 146, 190-200, 209, 259-260, 268. 110 Beyond Good and Evil / JGB, § 188. 111 See e.g. Thus Spoke Zarathustra, «Prologue»/ Za I «Vorrede», § 5: “It is time that mankind set themselves 104
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The development of the spirit in human history has, therefore, been anything but a “progressus towards a goal, still less […] a logical progressus, taking the shortest route with least expenditure and cost”112. What “has passed for ‘history’ so far” is only “the gruesome rule of chance and nonsense”113. Like Darwinian evolution by natural selection, “history” has been nothing but a contingent “succession of more or less profound, more or less mutually independent processes of subjugation”114, i.e. a succession of ever renewed power-relations that are not ruled by any “universal laws”115 – and that, therefore, are not designed for any purpose or goal116. It is very important to note that even if we interpret Hegel’s conception of “historical necessity” as a type of necessity that can only be identified in retrospect or “always too late”117, and even if, in addition, we understand Hegel’s “spirit” as a non-metaphysical concept and his teleology as a “retrospective and reconstructive sort of teleology”, it is still the case that, according to Hegel, we can identify – precisely “in retrospect” – a “purpose”, “design”, “end” or “goal” in human history; put differently, it is still the case that, according to him, human history has “progressed”, has relentlessly developed into a better state, as if it had a “purpose” or “goal”118. This is what is denied in Nietzsche’s Genealogy (in his “Phenomenology of Spirit, Part Two”, as R. Pippin called it). (iii) And his leads to a third, and decisive, point. Reciprocal recognition is also an a goal”; cf. Thus Spoke Zarathustra, «On a Thousand and One Goals»/ Za I «Von tausend und Einem Ziele», Thus Spoke Zarathustra, «On Old and New Tablets»/ Za III «Von alten und neuen Tafeln», § 2; cf. Beyond Good and Evil / JGB, § 203; cf. also this precise point, for example, in KSA 11, 25 [127]: “[…] daß es keinen Plan bisher <gab>, weder für den Menschen, noch für ein Volk”. 112 On the Genealogy of Morality / GM II, § 12. 113 Beyond Good and Evil / JGB, § 203. 114 On the Genealogy of Morality / GM II, § 12. 115 Beyond Good and Evil / JGB, § 22. 116 Cf. The Gay Science / FW, § 109. On the relation between Darwinian evolution by natural selection and Beyond Good and Evil / JGB, § 22 and The Gay Science / FW, § 109, see W. Stegmaier, «Darwin, Darwinismus, Nietzsche. Zum Problem der Evolution», Nietzsche-Studien 16, 1987, pp. 264-287. 117 Cf. G.W.F. Hegel, Elements of the Philosophy of Right, Preface, p. 23, where Hegel uses the famous metaphor of the owl of Minerva – “the owl of Minerva begins its flight only with onset of dusk” – in order to explain that philosophy (the “owl” of the spirit) cannot issue instructions “on how the world ought to be” because philosophy “always comes too late to perform this function”: the “concept” has always already achieved its “actuality” when philosophy is able to recognize it as such; so, philosophy only adds self-consciousness to this process, thereby transforming “necessity” in “freedom”. On retrospectivity, see, again, A. MacIntyre, «Hegel on Faces and Skulls», in A. MacIntyre (ed.), Hegel: A Collection of Essays”, Garden City, Doubleday 1972, pp. 219236, whose ultimate point, as Speight has so concisely put it, is that “Hegel’s view of the task of history must involve a concern with narrative that has an inherent retrospectivity and non-predictability, and is open to rational revisibility as the failures of previous historical construals are made clear” (A. Speight, The Philosophy of Hegel, Stocksfield, Acumen 2008, p. 92). The expression “a retrospective and reconstructive sort of teleology” is a quotation from page 238 of R. Pippin’s, Hegel’s Practical Philosophy. Rational Agency as Ethical Life, Cambridge, Cambridge University Press 2008. 118 See, for example, G.W.F. Hegel, Lectures on the Philosophy of World History: Introduction, transl. H. B. Nisbet, Cambridge, Cambridge University Press 1975, p. 28: “In history, we must look for a general design, the ultimate end of the world, and not a particular end of the subjective spirit or mind”; p. 42: “(...) our investigation can be seen as a theodicy [...]. It should enable us to comprehend all the ills of the world, including the existence of evil, so that the thinking spirit may be reconciled with the negative aspects of existence”; etc. For a very good, and very succinct, summary of Hegel’s views on history, see A. Speight, The Philosophy of Hegel, Stocksfield, Acumen 2008, pp. 87-100.
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important idea for Nietzsche – but his interpretation of reciprocal recognition in terms of power-relations is, or, at least, seems to be, so different from Hegel’s, and even so opposed to Hegel’s, that the rational dimension which Hegel introduces into the concept of reciprocal recognition is entirely lost. For example, the “nobles” from the First Essay of the Genealogy and the “sovereign individual” from the Second Essay recognize their equals as equals, and they even feel “reverence” or “respect” (Ehrfurcht) for their equals119 – but this respect seems to be tantamount to a mere recognition of equal “strength” or “power” and, hence, to lack any sort of rationality. Nietzsche seems to be describing an essentially instinctive recognition of power in the other, one which does not lead to any universal principle (e.g., “I shall always respect my equals for being my equals”). Similarly, when in an aphorism from Daybreak mentioned above he writes that “our duties – are the rights of others over us” and “my rights – are that part of my power which others have not merely conceded me, but which they want me to preserve”, he explains that “if power-relationships undergo any essential alteration, rights disappear and new ones are created”. It all seems to depend on how others “impinge” upon “our sphere of power” and we upon theirs120. Thus, Nietzsche certainly agrees that in modernity an enormous increase in the (always provisional) establishment of relations of reciprocal recognition – or equality – has taken place, but not only does he emphasize, as we saw, the downside of this process, he also seems to deny that this process has been in any way “rational”. It has not been about people becoming conscious of a de facto equality, nor of using their “reason” to agree on their equal statuses, but simply a blind process of “disciplining and breeding” which, far from being a simple effect of what I called above the “drive to autonomy”, has in fact fundamentally repressed the “drive to autonomy”, especially in comparison to the times of the Ancient Greeks and the Italian Renaissance. Of course, for Hegel, too, “power-relationships” play a very important role in the modern development towards equality, because at the basis of such a development there is a “life-and-death struggle”; and “blindness” plays no lesser role in that development, because individuals are ultimately blind instruments of the famous “cunning of reason”. But the difference between Hegel’s and Nietzsche’s views seems to be precisely that the latter emphasizes the roles of power and blindness, whereas the former, in speaking of a “cunning of reason”, believes that processes leading to recognition among equals are “rational”. As explained above, Hegel thinks that there are “reasons” that justify such processes and that really stand above the realm of nature – or, better still, “superseed”, “sublate”, integrate the realm of nature into the realm of spirit and freedom. For Nietzsche, by contrast, such “reasons” seem to be reducible to “rationalizations”, that is to say, to “signs” or “symptoms” of power-relations among drives and affects that are blindly disciplined and bred by a larger, environmental multiplicity of power-strategies and processes which are at the same time natural and spiritual (i.e. social, historical).
119 120
On the Genealogy of Morality / GM I, § 10, cf. also II, § 2. Daybreak / M, § 112.
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V. All of this seems to present Nietzsche as the “irrational” thinker he is often accused of being, and yet this conclusion is perhaps too hasty. For, among other things, there is still a crucial Hegelian twist in Nietzsche’s concept of the spirit – one which has been pointed out long ago by Walter Kaufmann121. This is the affinity between Hegelian Aufhebung (“sublation” as an immanent development that, at the same time, cancels, preserves and elevates what is “sublated”) and Nietzschean Vergeistigung – “spiritualization”122. Every individual or collective development of the spirit, every spiritualization, is for Nietzsche a form of self-overcoming (Selbstüberwindung), of self-sublimation or self-sublation (Selbstaufhebung). The spirit is a form of life, and therefore it is subject to “the law of life, which is the law of necessary ‘self-overcoming’ in the essence of life”123. Life as “growth”, as “expansion”124 – as “will to power” – is selfovercoming or self-sublation. Every new development of life, whether of a physiological organ or a “legal institution, social custom, political usage, art form or religious rite”, is “just a sign that a will to power has achieved mastery over something less powerful”125. It corresponds to a reconfiguration of power-relations, in which what is overcome is not simply eradicated, but rather elevated into a new “whole synthesis of ‘meanings’”126. True “progress” in any development “is measured according to how much has had to be sacrificed to it”127 – i.e., according to the amount of resistance that has had to be overcome in order for there to be a new “embodiment of will to power”128. What is overcome is “appropriated”, “exploited” by something that be121 W. Kauffmann, Nietzsche, Philosopher, Psychologist, Antichrist, fourth ed., Princeton, Princeton University Press 1974, pp. 235-238; P. Wotling, «Nietzsche et Hegel. Quatre Tentatives pour faire dialoguer deux frères ennemis», Nietzsche-Studien 34, 2005, pp. 458-473, refers further to W. Stegmaier, Philosophie der Fluktuanz. Dilthey und Nietzsche, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht 1992, W. Stegmaier, «Die Substanz muss Fluktuanz werden. Nietzsches Aufhebung der Hegelschen Dialektik», Berliner Debatte Initial 12.4, 2001, pp. 3-12, C. Zittel, Selbstaufhebungfiguren bei Nietzsche, Würzburg, Königshausen und Neuman 1995; see also W. Stegmaier, «Geist. Hegel, Nietzsche und die Gegenwart», Nietzsche-Studien 26, 1997, pp. 300-318; these studies have shown the importance of self-overcoming in Nietzsche’s thought, for instance of immanent processes of development in biology, or of immanent critique in philosophy. R. Pippin, «How to Overcome Oneself: Nietzsche on Freedom», in K. Gemes, S. May (eds.), Nietzsche on Freedom and Autonomy, Oxford-N.Y., Oxford University Press 2009, pp. 69-87, also emphasizes that in speaking of processes of “overcoming” and “self-overcoming” Nietzsche is always describing “a self-undermining process that sometimes sounds positively Hegelian” (p. 80); cf. also R. Pippin, Nietzsche, Psychology, & First Philosophy, Chicago-London, University of Chicago Press 2010, pp. 114-115. 122 On Hegelian Aufhebung as a process in which determinations are, at the same time, cancelled, preserved, and elevated to a new stage of development (the German verb aufheben suggests these three ideas), cf., again, W. Kaufmann, Nietzsche, Philosopher, Psychologist, Antichrist, fourth ed., Princeton University Press, Princeton 1974, pp. 235-238, and M. Inwood, A Hegel Dictionary, Blackwell, Oxford 1992, pp. 283-285, T. Pinkard, Hegel’s Phenomenology. The Sociality of Reason, Cambridge, Cambridge University Press 1994, pp. 349-350. On Nietzsche’s concept of Vergeistigung, cf. P. Wotling, Nietzsche et le problème de la civilisation, Paris, PUF 1995, pp. 205-210, 228-241, 335, 344 ff. 123 On the Genealogy of Morality/ GM III, § 27. 124 The Gay Science/ FW, § 349. 125 On the Genealogy of Morality / GM II, § 12. Carol Diethe’s English translation reads, “just a sign that the will to power etc.” (my emphasis), but this is clearly wrong. 126 On the Genealogy of Morality / GM II, § 13. 127 On the Genealogy of Morality / GM II, § 12. 128 Beyond Good and Evil / JGB, § 259.
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comes stronger by means of this process, and this is tantamount to saying that it becomes part of (or is canceled and yet preserved in) a new “synthesis”129. In Ecce Homo, Nietzsche states that his Birth of Tragedy “smells offensively Hegelian”130. This indicates, on the one hand, that Nietzsche was aware of a Hegelian trend in his thought (at least in his early period), but, most likely, it also indicates, on the other hand, that he realized that the triadic self-sublations that abound in The Birth of Tragedy are too simplistic: by contrast, in GM II, §§ 12-13, every process of “self-overcoming” and “synthesis” is described as including a truly complex and chaotic multiplicity of successive and simultaneous elements (i.e. of “wills to power”) – and not just a triad of “moments”. This is perhaps the most important difference between Nietzsche’s and Hegel’s concepts of “self-sublation”. Its consequence is that, on this basis, Nietzsche can deny that phenomena have an “essence”, or that a process of “sublation” or “self-sublation” is tantamount to the self-revelation of an “essence”131. Or, in Hegelese: Nietzsche sees no difference between the “actual” and the merely “existent”; according to him, what exists is never the “appearance” of an “essence”. But this does not invalidate the fact that he conceives of processes and developments in terms of “self-sublation”, i.e. (to repeat) of “syntheses” that, at the same time, cancel, preserve and elevate what is sublated, overcome, or superseded. As Nietzsche writes, “(...) even the partial reduction of usefulness, decay and degeneration, loss of meaning (Sinn) and functional purpose, in short death, make up the conditions of true progressus: always appearing, as it does, in the form of the will and way to greater power and always emerging victorious at the cost of countless smaller forces”132. This is what it means that “life itself” is “will to power” and “self-overcoming”: every loss of power (and even “death”) is just a “sign” that something has grown at the expense of something else – that “life itself” is still expanding and growing by “negating” (“canceling”) what has previously existed. It is true that Nietzsche emphasizes the processual, never-ending, and non-linearly progressive nature of growth and expansion – whereas Hegel tends to see every development as a linear progression towards “reconciliation”, even if he emphasizes that every such progression is always mediated by “negation” and the “negation of negation”. But the point is that the main idea of “(self-)sublation” – the idea of a negation that eventually becomes an affirmation, a developmental “breakdown” and immanent “self-undermining” that eventually results in a new “synthesis” – is common to both133. This is most clearly so in the realm of the “spirit”, and I believe that recognizing the quasi-Hegelian nature of Nietzsche’s concept of “spiritualization” has far-reaching 129 Cf. On the Genealogy of Morality / GM II, §§ 11-13, III, §27; cf. Beyond Good and Evil /JGB, §259, The Gay Science/ FW, §349, Thus Spoke Zarathustra / Za II, «Von der Selbst-Ueberwindung». 130 Ecce Homo «The Birth of Tragedy», transl. J. Norman, in F. Nietzsche, The Anti-christ, Ecce Homo, Twilight of the Idols and Other Writings, ed. A. Ridley, J. Norman, transl. J. Norman, Cambridge, Cambridge University Press 2005 / EH «Die Geburt der Tragödie», §1. 131 Cf. On the Genealogy of Morality / GM II, §13. 132 Cf. especially On the Genealogy of Morality / GM II, § 12. 133 It should be stressed that GM II, §§ 12-13, is Nietzsche’s main text on the concept of development (Entwicklung) – the very same concept which Hegel introduced “into science” (FW, § 357), as mentioned above. One should perhaps say that in GM II, §§ 12-13, Nietzsche develops (i.e. self-sublates) both the Hegelian and the Darwinian conceptions of development.
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consequences for the interpretation of his thought. First, in regard to his conception of philosophy and genealogy, such a concept entails that Nietzsche’s project is not to eradicate the “will to truth”, or the very idea of “truth”. Nietzsche does not advocate a “suicide of reason” – which, in fact, is literally what he criticizes in “Pascal’s faith”134. Instead, the self-overcoming of “Christian truthfulness” gives birth to genuine Redlichkeit, or “intellectual honesty”; and the selfovercoming of the “will to truth” – the moment of breakdown when the “will to truth” undermines itself and negates itself – gives birth to a new form of “passion for knowledge” (Leidenschaft der Erkenntniss): the self-overcoming of the nihilistic, selfdenying, and unconditioned valuing of absolute truth gives birth to a conditioned valuing of perspectival truth for the sake of the enhancement of life, as well as to a new “passion” for experimenting with the truth, that is, for affirming life by adopting a radically critical stance towards everything that is considered to be “true”135. Hence, the creative and artistic nature of Nietzschean “revaluation of all values” is not meant as an indifference to truth. For it presupposes the new “passion for knowledge” and the revaluations embedded in the perspectival “truths” achieved through the genealogical method136. Genealogy, as an essential part of the self-overcoming of metaphysics and (maybe) the self-overcoming of nihilism, is neither indifferent to truth, nor “irrational”. It rather aims at being a self-sublation of all previous forms of rationality and passion for knowledge (philo-sophia). Let us examine very briefly the meaning of this “self-sublation”. Genealogy is supposed to free the “small reason” of consciousness to the task of interpreting the “great reason” of the “body”, i.e., of the drives and affects; or, put differently, it is supposed to give an account (even if only a critical, conjectural, heuristic and in fact creative account) of the “intelligence” of our instincts, of their “smartness”, their pre-conscious, pre-rational “rationality”137. This involves, in accordance to what we saw, being attentive to the direction taken by the blind processes of disciplining and breeding that shape and condition our instincts – i.e., to the “logic” of such processes. It is in this sense that Genealogy is the same as a “genuine physio-psychology” which investigates the history of our instincts, or the same as “morphology and the doctrine of the development of the will to power”138. Accordingly, critical reflection on the products of consciousness and language – on concepts, words, grammar, but also on so-called “rational choices”, “justifications”, “grounds”, “principles” or “reasons” – becomes indeed a reflection about “signs” or “symptoms” of particular developments of drives, affects, and instincts. But the point to be emphasized is that this does not reduce the
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Beyond Good and Evil / JGB, § 46. In regard to Nietzsche’s adventurous, life-affirming, experimental, and radically self-critical, “passion for knowledge” (Leidenschaft der Erkenntniss), see M, § 429 (M, § 197, § 482), FW, §3, §107, §123 and M. Brusotti, Die Leidenschaft der Erkenntnis, Berlin, de Gruyter 1997. 136 See e.g. J. Richardson, «Introduction», in J. Richardson, B. Leiter (eds.), Nietzsche, Oxford Readings in Philosophy, Oxford University Press, Oxford-New York 2001, pp. 1-39 pp. 15-23 and C. Janaway, Beyond Selflessness, Reading Nietzsche’s Genealogy, Oxford-New York, Oxford University Press 2007, pp. 9-15. 137 On the “intelligence” of our instincts, see, for example (among many other examples from the Nachlass), Beyond Good and Evil / JGB, § 218: “‘instinct’ is the most intelligent type of intelligence discovered so far”. 138 Beyond Good and Evil / JGB, § 23. 135
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products of consciousness and language to merely “natural” drives, affects, and instincts. For “signs”, even when they correspond to no more than pure “fictions” or “illusions”, affect and influence the multiplicity of our instinctive life – they are part of the “struggle” that goes on inside the organism as a whole, even if they are the weakest party in this struggle. It is for this reason that “knowledge” (or perspectival “truth”) can be incorporated (einverleibt), and the task of philosophy should be seen as the task of incorporating knowledge, i.e., of transforming our drives, affects, and instincts in accordance with our genealogical insights, or more precisely still, of transforming such insights into new instinctive valuations, new dominating drives and affects, even into “passions”139. Hence, for Nietzsche, “reason” and the “intellect” can still play an important role in our lives – and especially in philosophy – as a means to the end of achieving the “great liberation” from the (metaphysical) “lies” which have created Western nihilism. For Nietzsche, then, “reason”, or the “intellect’s” reflection on “explanations”, “justifications” or “reasons”, is still a pre-condition of “freedom”. However, this is now asserted from a perspective that is supposed to have overcome such metaphysical oppositions as the ones between reason and instinct, intellect and affect, or language and drives, that is, from a perspective which claims to be a self-sublation of the traditional conceptions of philosophy and rationality140. The same idea of “self-sublation” applies also to the relation between the moral and the supra-moral perspectives, i.e. to Nietzsche’s critique of morality. Nietzsche clearly states that “a high spirituality is itself only the final, monstrous product of moral qualities; (…) it is a synthesis of all the states attributed to the ‘merely moral’ men”141. These states are to be spiritualized, not eradicated, and the drives and affects out of which they emerge are to be redirected and channelled into a new, higher “synthesis”. This is essential for understanding the nature of Nietzschean “autonomy”. The “sovereign individual”, as Nietzsche states, is “an autonomous, supra-moral individual (because ‘autonomous’ and ‘moral’ are mutually exclusive)”142. “Supra-moral” (or “supra-ethical”, übersittlich) is obviously not the same as “a-moral”. As suggested above, Nietzsche accommodates (knowingly or unknowingly) the Hegelian point against Kantian autonomy that moral norms cannot spring from a Cartesian, asocial 139 Cf., for example, FW 11, FW 110, FW 123, KSA 9, 11 [192]. On consciousness, language, signs, instinct and incorporation (Einverleibung), see, again, J. Constâncio, «On Consciousness: Nietzsche’s Departure from Schopenhauer», Nietzsche-Studien 40 (2011), pp. 1-42, and J. Constâncio, «Instinct and Language in Nietzsche’s Beyond Good and Evil», in J. Constâncio, M.J.M. Branco (eds.), Nietzsche On Instinct and Language, BerlinBoston, de Gruyter 2011, pp. 80-116. 140 Cf., for example, KSA 10, 7 [52], my translation: “The freest action is the one where our most personal, strongest, most subtle and practised nature emerges, and so that, at the same time, our intellect shows its directing hand. – Therefore, the most arbitrary and yet the most rational action!”. On Nietzsche’s effort to “overcome such metaphysical oppositions as the ones between reason and instinct, intellect and affect, or language and drives”, see virtually every essay in the collection J. Constâncio, M.J.M. Branco (eds.), Nietzsche On Instinct and Language, Berlin-Boston, de Gruyter 2011, and in particular Chiara Piazzesi’s essay, «Greed and Love: Genealogy, Dissolution and Therapeutical Effects of a Linguistic Distinction in FW 14», which offers, in great detail, an example of the critical, reflexive nature of Nietzschean Genealogy – of the fact, that is, that Nietzschean Genealogy is never a direct description of X, but only a critical reflection on previous discourses about X, as well as on the “power-strategies” that enforce such discourses. 141 Beyond Good and Evil / JGB, § 219. 142 On the Genealogy of Morality / GM II, § 2, translation modified.
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faculty of reason and, instead, presuppose a social “outside” (a social “other”) in order to have any content. In Nietzsche’s language, every morality presupposes the prevalence of a set of customs (Sitte) in a society, and even Kantian morality is just a rationalization of certain customs which result from a historical, social process of “disciplining and breeding”: “morality is nothing other (therefore no more!) than obedience to customs”143. From this Nietzsche concludes that, in order to legitimately speak of “autonomy” or (“self-legislation”), we must believe that at least a few exceptional individuals can become “supra-moral”. “Auto-nomy” implies no less than the capacity to “create new values” by revaluing the values that prevail in a given society and historical epoch. The sovereign individual is a man who has “his own standard of value”; his values are individual, are truly his own values; he is a “master of the free will” and enjoys a “rare freedom over himself and his destiny”144 because he is able to overcome the “highest resistance” that can be overcome, namely the resistance of the very process of socialization, “the herd animalization” of man145. Philosophy is the highest form of spirituality and autonomy precisely because it essentially consists in the genealogical revaluing of the most ingrained, deepest, historically most persistent values. As genealogy, philosophy is an immanent critique of these values, and it creates new values on the basis of this immanent critique. Hence a “sovereign” philosopher must indeed be both “autonomous” (i.e. creator of his or her values) and “supra-moral” (i.e. creator of new values that go beyond those values that simply result from socialization)146. Put differently: what Hegel calls Sittlichkeit (“ethical life”) may well be, as he defends, the “self-sublation” of “abstract right” and (individual) “morality”, but, according to Nietzsche, true “autonomy” requires a further stage of “self-sublation” – the “self-sublation” of Sittlichkeit, or what Nietzsche explicitly calls “the self-sublation of morality” (“die Selbstaufhebung der Moral”147). This is meant as a step towards the “supra-moral” or “supra-ethical”, a step “beyond good and evil” – but from the inside of morality, “out of morality” (“aus Moralität!”)148. By the same token, Nietzsche’s thesis that “culture and the State […] are adversaries”
143 Daybreak / M, § 9; cf. Daybreak / M, § 16, § 19 and On the Genealogy of Morality / GM II, § 2; for the idea that no morality is effective if it is not embodied in “juridical institutions and customs”, see e.g. KSA 11, 34 [176] and The Anti-Christ / AC, § 57. 144 On the Genealogy of Morality / GM II, § 2. 145 Cf. On the Genealogy of Morality / GM II, § 2 and, again, Twilight of the Idols, «Skirmishes of an Untimely Man»/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 38, where Nietzsche explains his “idea of freedom” as the overcoming of the highest resistances, most importantly “the herd animalization of man”. 146 Nietzsche speaks of the philosopher as “sovereign” (souverain) in KSA 13, 11 [48], where he emphasizes the skeptical and critical nature of the philosopher; in JGB, §§ 204-213, however, he famously defends that true philosophers are not only skeptics and critics, but also “commanders and legislators” (Beyond Good and Evil / JGB, § 211), “experimenters” who are able to create new “values” or “laws” – i.e. skeptics and critics who are also “auto-nomous” in the sense of being able to give themselves their own laws. 147 Daybreak “Preface” / M «Vorrede», § 4 (my translation), and KSA 12, 5 [71]. 148 Daybreak “Preface” / M «Vorrede», § 4. Most likely, the expression “self-sublation of morality” involves a conscious reference to Schopenhauer’s, and not Hegel’s, conception of a “self-sublation” of morality (Selbstaufhebung, Die Welt als Wille und Vorstellung I, § 70), but the important point is that Nietzsche’s understanding of this “self-sublation” implies that the critique of morality can be no more than an expansion, and not an eradication, of the moral perspective: cf. W. Stegmaier’s forthcoming paper «Spielräume der Moralkritik. Das Beispiel Schopenhauers and Nietzsches».
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and that “anything great in the cultural sense is apolitical, even anti-political”149 does not necessarily imply that there is any chance of simply substituting the State for culture, at least not in the near future. It rather implies that their relation, being contradictory, is also “dialectical”, i.e. that cultural greatness is always a “self-sublation” or spiritualization of this contradiction. It is “anti-political”, but from a perspective which can only constitute itself in relation to the political, and which, in this sense, is still “political”150. Most importantly, if we now look at the Genealogy as a whole, we must bear in mind its “dialectical” nature. The idea of a “second innocence”151 is not meant as a return to the era of master morality and to the masters of the First Essay, even less to pre-political animality. The idea is rather that out of the long, “dialectical” relation between master and slave, between master morality and slave morality, a new “synthesis” can be born. This new synthesis must take into account the contradictory complexity of modern man – and especially the fact that in modernity “master morality” and “slave morality” tend to be “sharply juxtaposed – inside the same person even, within a single soul”152. Only on the basis of a “self-sublation” or “spiritualization” of this contradictory complexity, can there be a new form of higher spirituality, of true “autonomy” – of freedom as a self-legislating (feeling of) power over resistances153. If, on the other hand, we deny the “dialectical” nature of Nietzsche’s Genealogy – if we deny that Nietzsche has a concept of Aufhebung –, we shall naturally be inclined to conclude, as Stephen Houlgate did, that the Nietzschean spiritualization of “slave morality” is simply a process through which “the master is transformed into a new master”154. Thus, according to Houlgate, “[for Nietzsche] the individualistic will to power remains the fundamental character of man; genuine common interest is, therefore, illusory and merely a fiction produced by a weak, ‘democratic’, form of will to power”155. At least three objections should be raised against this view: (i) for Nietzsche, an “individualistic will to power” is no more and no less illusory than a “collective” one – the “individual” is in fact a “dividuum” composed of “drives”, i.e. wills to power; (ii) although the “agonal” stance of Nietzschean “sovereign individuals” (sc. their drive to excel as individuals) may seem quite “individualistic”, in fact it involves, as mentioned above, a particular type of “reverence” or “respect” (Ehrfurcht) for “equals”156 – and this, as Nietzsche points out, is in itself “a bridge to love”157, a
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Twilight of the Idols, «What the Germans Lack»/ GD, «Was den Deutschen abgeht», § 4. I believe that Thus Spoke Zarathustra, «On the New Idol» / Za I, «Vom neuen Götzen» is, in part, a critique of the anti-cultural nature of a particular type of State (e.g. the German Reich), but, in part, it is also an indication of this quasi-“dialectical” relation between Culture and State. 151 On the Genealogy of Morality / GM II, § 20. 152 Beyond Good and Evil / JGB, § 263. 153 On the “contradictory complexity of modern man” and its connection to the theme of “high spirituality”, cf. J. Constâncio, “Instinct and Language in Nietzsche’s Beyond Good and Evil”, in J. Constâncio, M.J.M. Branco (eds.), Nietzsche On Instinct and Language, Berlin-Boston, de Gruyter 2011, pp. 101-110. 154 S. Houlgate, Hegel, Nietzsche and the Criticism of Metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press 1986, p. 13; Houlgate argues that Nietzsche has no concept of Aufhebung on pp. 2-4, 13-15, 80, 102. 155 S. Houlgate, Hegel, Nietzsche and the Criticism of Metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press 1986, p. 15. 156 On the Genealogy of Morality / GM I, § 10, cf. also II, § 2. 157 On the Genealogy of Morality / GM II, § 2. 150
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pathos that has the potential to create and foster social and collective ties; (c) thus, Nietzschean agonism implies, pace Houlgate, much more than just “individual self-control”158, and it is certainly something quite different from conscious control of the instincts. Instead, it implies a transformation of our instincts to be achieved by the incorporation of new genealogical insights and revaluations. Ultimately, it should even be seen as a spiritualization or self-sublation of Christian “love for your neighbor” and “love for your enemies”, that is, as the transformation of the primitive master into “a Roman Caesar with Christ’s soul”, as Nietzsche writes in a posthumous note159. If the idea of “self-sublation” is indeed implied in the Genealogy as a whole, then Nietzsche’s concern is not just to unmask Christian “love for your neighbor” and “love for your enemies” as “ressentiment” and hidden, subterranean hate against the masters: his aim must also be to overcome from within, i.e. to spiritualize and self-sublate, this fundamental instinct of our whole Christian civilization. What Houlgate calls the “new master” must be a new type of “sovereign individual” that achieves this self-sublation of (modern) Christianity and its nihilism by creating a new type of freedom combining the Ancient virtues of strength and self-affirmation with the loving spirituality of Christianity. But what does this imply with regard to the “political dimension” of Nietzsche’s concept of freedom? Is there something to be gained from introducing the concept of “self-sublation” into this context? Is the comparison with Hegel useful?
VI. As Michael Hardimon has so clearly argued, “the central aim of Hegel’s social philosophy was to reconcile his contemporaries to the modern social world”160. His political ideal is the ideal of reconciliation (Versöhnung) – of overcoming what was later called “alienation” (i.e. “of overcoming the splits that divide the self from the social world and the attendant splits that divide the self from the self”161). This, Hegel believes, is the most crucial aspiration, demand even, of every human being in modernity – to be “at home” in the social world162. Most people, he thinks, are already “at home” in their social world, i.e. in the new type of society which liberal institutions have made possible. But philosophers still need to understand their social world in or158 S. Houlgate, Hegel, Nietzsche and the Criticism of Metaphysics, Cambridge, Cambridge University Press 1986, p. 15. 159 KSA 11, 27 [60]. On this point, cf. J. Richardson, Nietzsche’s System, New York-Oxford, Oxford University Press 1996, pp. 30, 66-72, 199-201, 162-163, 185-191. On the sovereign individual’s “reverence” for its equals, cf. T. Bailey, «Nietzsche’s Engagements with Kant», forthcoming in J. Richardson, K. Gemes, Oxford Handbook of Nietzsche, Oxford, Oxford University Press 2011. 160 M. Hardimon, Hegel’s Social Philosophy. The Project of Reconciliation, Cambridge, Cambridge University Press 1994, p. 1. 161 M. Hardimon, Hegel’s Social Philosophy. The Project of Reconciliation, Cambridge, Cambridge University Press 1994, p. 2. 162 More generally still, this is an aspiration to feel “at home” and be reconciled with the world as such, thus bringing about a full reconciliation of Geist with the world and with itself: cf. M. Hardimon, Hegel’s Social Philosophy. The Project of Reconciliation, Cambridge, Cambridge University Press 1994, p. 3.
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der to feel “at home” in it, and this need is the need Hegel himself strives to provide163. His philosophy is supposed to make the spirit overcome, or “(self-)sublate”, its alienation in relation to the world in a definitive and complete way. This idea – the idea that freedom is reconciliation and that philosophers just need to understand the nature of the new democratic States in order to be fully free or autonomous – is precisely one of the main targets of Nietzsche’s political thought. As argued above, one of his main efforts is to show that modernity is in fact a “sick”, “decadent”, “nihilistic” age. People are not at all “reconciled” to their social world, and thus what philosophers need to do is to create a whole new “ideal” – an alternative to the “ascetic ideal”164. Most importantly, Nietzsche seems to believe that the new ideal should not aim at “reconciliation”. If people want freedom, what they really want and need is to be “at war” with their social world, and not “at home” with it. What he sees as dangerous in modernity is not just the fact that there is still too much tension, too much hidden violence, too much contradiction – too many “splits that divide the self from the social world” and “the self from the self”. The danger – the most terrifying danger, he believes – is precisely that all tension may come to be dissolved in a final state of contentment and “reconciliation”, so that “man” becomes “the last man”, a human being who works and is happy, but has no spirit165. To prevent this danger, people should realize that “liberal institutions” are indeed “powerful promoters of freedom”, but only “as long as they are still being fought for”. These institutions “stop being liberal as soon as they have been attained: after that, nothing damages freedom more terribly or more thoroughly than liberal institutions”. That is to say that what promotes freedom is “the war for liberal institutions which, being a war, keeps illiberal institutions in place. And war is what teaches people to be free”. Freedom is always “war”, i.e. an overcoming of resistances. In other words, freedom as “spiritualization” is a process of self-sublation or self-sublimation, and should not be misunderstood as a final, “reconciled” state of peace: “Those great hothouses for the strong, for the strongest type of people ever to exist, aristocratic communities in the style of Rome and Venice, understood freedom in precisely the sense I understand the word: as something that you have and do not have, that you will, that you conquer...”166. If I am right in claiming that Nietzsche sees every positive development in the history of the human spirit as a moment of “self-sublation”, we should conclude, again, that what he is here proposing cannot be a simple return to the “aristocratic communities in the style of Rome and Venice”. He is, instead, envisioning a “self-sublation” of the modern State – one that combines what has been achieved by the “war for the liberal institutions” and what was “great” about Venice and Rome. This, I think, is his point when he argues (as so often he does) that modern, liberal democracies, being based on “Rousseau’s morality” and “the doctrine of equality”167, have essentially a
163 Cf. M. Hardimon, Hegel’s Social Philosophy. The Project of Reconciliation, Cambridge, Cambridge University Press 1994, pp. 133-135. 164 Cf. On the Genealogy of Morality / GM III, § 25. 165 Cf. Thus Spoke Zarathustra, «Prologue»/ Za «Vorrede», § 5. 166 Twilight of the Idols, «Skirmishes of an Untimely Man »/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 38. 167 Twilight of the Idols, «Skirmishes of an Untimely Man »/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 48.
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leveling and life-denying effect on the development of the human spirit and should be replaced by new forms of political organization that truly promote the development of (spiritual) individuality. His point is not that only the “individual” is important and there should be no sense of community168; to repeat, his point is also not that we should simply return to Greece, Rome, or the Italian Renaissance. His point is, rather, that we should recuperate what was admirable in Greece, Rome, and especially in the Italian Renaissance (which almost defeated the nihilism of Christianity169) if we really want to satisfy the modern aspiration to realize individuality. Nietzsche’s “grosse Politik” is designed to meet this modern aspiration, not to erase modernity. His contention is that true individuality, autonomy, self-legislation, and so on, require a step further beyond what modernity has achieved so far: namely, the insertion of an “aristocratic” and “agonal” element in the modern political organization of society. This is, in conclusion, what he means when he suggests that we should rather be “at war” with our social world than be “at home” in it. In order to achieve freedom we do not need “reconciliation”, but “agonism”, spiritual “war”. In this context, it is perhaps important to add two remarks: (i) what Nietzsche fears is that modern societies become so egalitarian that they transform everyone into an actual “equal”, a mere “function” of the State deprived of any sort of individuality – and the Totalitarian societies of the twentieth century can perhaps be seen as extreme versions of Nietzsche’s nightmare; (ii) Nietzsche idealizes a state of affairs where the elite lives indeed “at war” with their social world – i.e., engaged in a spiritual war against established values, customs, and norms –, but this does not mean that he wants people to hate each other: on the contrary, the noble, agonal spirit, as we saw above, finds a “bridge to love” (to a new type of love) in his or her “reverence” for his or her “equals”. Zarathustra’s “great love” for humanity (which includes “great contempt” and “nausea” towards what “man” has been so far) is, most likely, the model for this new type of love. Nietzsche seems to think that this “great love” could be the bridge to a better society170.
VII. Thus our question – “is Nietzsche’s concept of freedom ‘political’?” – has now been (provisionally) answered. Nietzsche’s concept of freedom is “political” not only 168 See, for instance, Nietzsche’s praise of Roman institutions for showing a “will to tradition, to authority, to a responsibility that spans the centuries, to solidarity in the chain that links the generations, forwards and backwards ad infinitum” (Twilight of the Idols, «Skirmishes of an Untimely Man»/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 39). 169 Cf. The Anti-Christ / AC, § 61. 170 In his forthcoming paper on “Spielräume der Moralkritik” mentioned above, W. Stegmaier calls attention to a posthumous note where Nietzsche makes plans for a fifth book of his Zarathustra and writes (my translation): “Zarathustra is happy that the struggle among the estates is over, and now it is finally time for a order of rank among individuals. / Hatred of the democratic leveling-system is only surface: actually he is very happy that things have come this far. Now he can solve his task”, “Zarathustra glücklich darüber, daß der Kampf der Stände vorüber ist, und jetzt endlich Zeit ist für eine Rangordnung der Individuen. / Haß auf das demokratische Nivellirungs-system ist nur im Vordergrund: eigentlich ist er sehr froh, daß dies so weit ist. Nun kann er seine Aufgabe lösen” (KSA 11, 9 [3]).
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because it concerns modern man as a political being, but also because it concerns the collective interest of mankind. The “new type of philosopher and commander” of the future171, or the “redeeming man” who may one day save us from “the will to nothingness, from nihilism”172, therefore also from the “total degeneration of humanity”173 and from “the last man”174, shall have to “teach humanity its future as its will, as dependent on a human will” – and this crucially involves the creation of a new form of “disciplining and breeding”, of Zucht und Züchtung. Human history, as Nietzsche writes most clearly in Beyond Good and Evil, must be taken away from the hands of “chance and nonsense”175; “disciplining and breeding” must cease to be a blind mechanism that sets the State or society or the Reich as an end in itself176. The spirit, instead of being “disciplined and bred” to be a means to some other end, must gain control over itself, it must set itself as a goal – if it wants to become truly free. “It is time that mankind set themselves a goal”, as Zarathustra says177. In many respects, Nietzsche’s philosophy marks a decisive break with modernity, and there is no doubt that he should be seen as the great inspirer of so-called postmodern thinking. But if the project of modernity is that of “an individually and collectively self-determining life”, as for instance Robert Pippin has defined it178, then I believe that Nietzsche’s project remains essentially “modern”. This is especially so if we understand his concept of freedom in the light of the quasi-Hegelian nature of his concepts of spirit and spiritualization. His critique of freedom as rational autonomy is not a complete rejection of the project of achieving individual and collective autonomy. He certainly sets stricter limits than anyone before him to what rationality can do to help us achieve autonomy – but his Genealogy is still a form of “reasoning” that aims at some kind of (perspectival, conjectural, heuristic) “truth” about the history of mankind. He certainly rejects Hegel’s project of autonomy as “reconciliation” – but his “agonism” becomes much more “modern” if we understand it in connection with his concepts of spiritualization and self-overcoming, and thus as an attempt to create a new “ideal” that would stand beyond all modern ideals, but would also be developed from within and out of the contradictory and complex instincts of modern man. The conception of this ideal depends crucially on the possibility of a (dynamic) “synthesis” between the drive to excel as an individual and the Christian drive to selfless love, as well as on the breakdown of the “will to truth” and the creation and incorporation of a new form (or new forms) of “passion for knowledge” (Leidenschaft der Erkenntnis). Understood in this light, Nietzsche’s “agonism” is meant, first, as a reminder that the development of the spirit is a never-ending process of overcoming resistances, and it is always slowed down, even destroyed, by herd-like consensus. Second, it is meant as a 171
Beyond Good and Evil / JGB, § 203. On the Genealogy of Morality/ GM II, § 24. 173 Beyond Good and Evil / JGB, § 203. 174 Thus Spoke Zarathustra, «Prologue»/ Za, «Vorrede», § 5. 175 Beyond Good and Evil / JGB, § 203. 176 See e.g. Thus Spoke Zarathustra / Za I «Vom neuen Götzen» and Twilight of the Idols, «What the Germans Lack»/ GD, «Was den Deutschen abgeht», § 5. 177 Thus Spoke Zarathustra, «Prologue»/ Za «Vorrede», § 5. 178 R.B. Pippin, Modernism as a Philosophical Problem, second edition, Oxford, Blackwell 1999, p. 3. 172
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new “ideal” of freedom – as the conception of different, better, healthier, broader horizons of individual and collective autonomy. “Nietzsche”, “Hegel”, “freedom” – if we reflect on the meaning of these words and their relation to each other, and if, in addition, we relate our reflection to the “real politics” of our time, we shall most certainly be overwhelmed with questions and question marks, especially if we believe that the so-called “end of history” has been greatly exaggerated. Has egalitarian freedom, as envisioned by Hegel, progressed or regressed? Is “nihilism” an important part of our present predicament? Is it really true that progress towards political equality stifles individual spirituality and excellence? Can we feel and rethink the tension between Nietzsche’s and Hegel’s concepts of freedom and develop something new out of that tension? Can we still believe that philosophy will contribute to any sort of “great liberation”? And may I allow myself to end this essay with such troubling questions and question marks, which point towards the need of future research?
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Is Nietzsche’s concept of freedom ‘political’?
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Abstract The paper is a reflection on the political dimension of the main passages where Nietzsche speaks admiringly of “freedom” as an achievement of the spirit (Geist). Such passages should call for a comparison between Nietzsche’s and Hegel’s conceptions of freedom, especially if one is convinced that it makes sense to reinterpret Hegel as a “social” and “non-metaphysical” thinker. Nietzsche’s genealogy of morality agrees with Hegel’s philosophy in interpreting modernity as a development of the spirit towards “equality”, but that it also differs from it in interpreting such a development as “nihilistic”. Moreover, the paper argues that a non-teleological, non-metaphysical, but nevertheless “quasi-Hegelian” conception of “(Selbst-) Aufhebung” is an essential part of Nietzsche’s conception of “freedom” as a spiritual “war” in which “resistances” are “overcome”. The paper ends with an aporetic contrast between Nietzsche’s interpretation of freedom as “war” and Hegel’s interpretation of freedom as “reconciliation”. Il presente contributo vuole essere una riflessione sul carattere politico dei passaggi in cui Nietzsche parla positivamente della “libertà” come di un prodotto dello spirito (Geist). Sulla base di questi passi è possibile istituire un confronto tra la concezione della libertà di Nietzsche e quella di Hegel, soprattutto se si ammette che Hegel possa essere considerato un pensatore “sociale” e “non metafisico”. La genealogia del concetto di moralità in Nietzsche è in linea con la filosofia di Hegel per quanto riguarda l’interpretazione della modernità come sviluppo dello spirito attraverso l’“uguaglianza”, ma differisce da quest’ultima per il fatto che questo svolgimento viene considerato “nichilistico”. Nell’articolo si sostiene inoltre che una concezione non teleologica, non metafisica, ma ciononostante “quasi hegeliana” della nozione di “(Selbst-) Aufhebung”, sia parte integrante del concetto nietzscheano di “libertà”, intesa come “guerra” spirituale in cui le “resistenze” vengono “superate”. La parte conclusiva dell’articolo è infine dedicata al contrasto aporetico tra l’interpretazione della libertà come “guerra” sostenuta da Nietzsche e la concezione hegeliana della libertà come “riconciliazione”.
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Nombreux sont les commentateurs qui considèrent Nietzsche comme un penseur politique. Estimant qu’il a adopté un point de vue intempestif pour aborder des questions d’ordre politique, la plupart de ces interprètes finissent par rapprocher ses positions dans ce domaine des courants politiques qui sont apparus pendant le XXème siècle. Nous nous proposons de soutenir la thèse que la pensée politique nietzschéenne est fondée sur une vision anachronique du monde. Pour cela, nous comptons examiner certains aspects de la philosophie de Nietzsche afin de mettre en évidence les aspects conservateurs – qui sont, d’ailleurs, communs à plusieurs courants politiques du XIXème siècle – de la manière dont il élabore ses positions dans ce domaine.
La généalogie versus l’Histoire Dans L’idéologie allemande, Marx et Engels avaient pour but d’élaborer une critique de la philosophie allemande, prenant pour cible Feuerbach, Bauer et Stirner, d’une part, et le socialisme allemand et ses prophètes, d’autre part. De manière très brève, nous pouvons dire qu’en partant d’une vision matérialiste de l’histoire, ils considéraient que leur travail, consistant à démasquer l’idéologie, visait à éclairer la réalité cachée, et à attirer l’attention sur les astucieux mécanismes discursifs qui maintenaient la domination d’une classe sur l’autre. Et, pour ce faire, il fallait dévoiler la logique qui animait ces mécanismes. Marx et Engels croyaient que le modus operandi de l’exploitation consistait à identifier les sujets particuliers avec une universalité abstraite, et à constituer cette universalité à partir des valeurs imposées par des sujets qui, appartenant à la classe dominante, cherchaient à dissoudre les différences entre les divers sujets et à détruire ce qui leur était propre en faisant usage de procédés de prestidigitation menant à l’universalisation. Marx et Engels jugeaient ainsi que la prise de conscience du modus operandi de l’exploitation conduirait au dépassement de cet état d’exploitation1. C’est d’une tout autre manière que Nietzsche conçoit l’idéologie. Si à la différence de Marx et Engels il ne s’est jamais attaché à examiner ce concept de façon rigoureuse, cela ne l’a cependant pas empêché de s’exprimer à son propos. Dans le paragraphe 44 de Par-delà bien et mal, Nietzsche laisse entendre que les socialistes, tout aussi bien 1 Cf. K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemande: critique de la philosophie allemande la plus récente dans la personne de ses représentants Feuerbach, B. Bauer et Stiner, et du socialisme allemand dans ces différents prophètes, trad. Henri Auger, Gilbert Badia, Jean Baudrillard, René Cartelle, Paris, Éditions Sociales 1971.
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que ceux que caractérise le « désir de troupeau», ont recours à un discours idéologique. Tout en s’éloignant de ce discours, Nietzsche affirme qu’il se situe à son «extrémité opposée». – nous sommes d’avis que la dureté, la violence, l’esclavage, le danger dans la rue et dans le cœur, le repli dans la clandestinité, le stoïcisme, l’art de la tentative et de la tentation ainsi que l’astuce diabolique en tout genre, que tout ce qui est méchant, terrible, tyrannique, tout ce qui en l’homme relève de la bête de proie et du serpent sert tout autant à l’élévation de l’espèce “homme” que son contraire: – nous n’en disons même pas assez en ne disant que tout cela, et nous trouvons quoi qu’il en soit, en parlant et en gardant le silence ici, à l’extrémité opposée de toute idéologie moderne et de tout désir de troupeau: pour être leurs antipodes peut-être ?2
Les critiques que Nietzsche adresse au socialisme ont pour cible les idées qui prennent pour base l’égalité entre les hommes. Ces idées sont déjà présentes, d’ailleurs, dans l’Empire Romain au début du christianisme, dans les révoltes paysannes pendant le Moyen Âge ou même dans des ouvrages comme l’Utopie de Thomas More. Mais Nietzsche se tourne aussi contre le socialisme utopique, contre le socialisme prémarxien. Il est vrai que, dans ce cas, ses critiques se présentent d’une façon peu claire, puisque ses textes ne font pas référence aux porte-paroles de ce mouvement, comme Saint-Simon, Fourier, Owen et Proudhon. En ce qui concerne l’idéologie, les positions du philosophe – malgré le fait qu’il se serve par moments d’un vocabulaire proche du vocabulaire marxien– sont peu précises: il ne défend pas l’«idéologie moderne», mais il en soutient une autre, peut-être plus ancienne. S’opposant aux socialistes, Nietzsche suppose que tout discours est idéologique. Or, les socialistes eux-mêmes ne se considèrent pas comme des idéologues. Ils jugent qu’il n’y a pas de discours unique présentant deux faces, qui s’éloigneraient l’une de l’autre et qui seraient chacune à l’extrémité opposée de l’autre. Ce qui existe selon eux, c’est, d’un côté, un discours qui accueille les images les plus variées des sujets sociaux et, de l’autre, un discours qui cherche, au moyen d’une image particulière qui est universalisée, à englober d’une manière grossière des sujets sociaux situés dans des réalités complexes, discours qui, pour ce faire, a recours à des lacunes et à des réductions. Il ne fait pas de doute que Nietzsche et les socialistes soutiennent des positions en conflit. Plus récemment, en se servant de la pensée nietzschéenne, Foucault a rejeté la conception d’idéologie de type marxien. Et, pour expliquer son refus, il a présenté trois raisons: «la première, c’est, qu’on le veuille ou non, qu’elle est toujours en opposition virtuelle avec quelque chose qui serait la vérité». Il a jugé «que le problème, ce n’est pas de faire le partage entre ce qui, dans un discours, relève de la scientificité et de la vérité et ce qui relèverait d’autre chose, mais de voir historiquement [comprenons généalogiquement] comment se produisent des effets de vérité à l’intérieur des discours qui ne sont en eux-mêmes ni vrais ni faux». La seconde raison «se réfère je crois nécessairement à quelque chose comme un sujet». Et la dernière est que «l’idéologie est en position seconde par rapport à quelque chose qui doit fonctionner pour elle comme infrastructure ou détermination économique, matérielle, etc.»3. D’après Foucault, les «prestidigitations menant à l’universalisation», les idées falsi2 3
Par-delà bien et mal, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2000 / JGB, § 44. M. Foucault, Dits et écrits II – 1976-1988, Paris, Gallimard 2001, p. 148.
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ficatrices, qui cacheraient les différences, ne seraient pas imposées par une classe dominante. Et cela parce que les jugements, étant des interprétations, ne pourraient pas apporter la révélation de la vérité. Interpréter, c’est déjà falsifier une « réalité». En conséquence, puisqu’ils sont toujours faux, les jugements ne peuvent pas admettre d’objections4. Savoir ou ne pas savoir qui engendre les faux discours, voilà une attitude complètement dépourvue d’importance; à la limite il n’y a que des interprétations, c’est-à-dire, des falsifications. Chacun s’accommode d’une interprétation qu’il considère comme la plus confortable; chacun accepte celle qui, dans son économie de vie, lui semble être la plus adéquate. Le prolétaire serait exploité, non pas parce qu’il y aurait un discours astucieux qui, en déformant la réalité, viendrait à le tromper, mais parce qu’il accepte un système interprétatif parmi d’autres et que ce système est précisément celui qui lui convient. Comme l’a montré Lebrun, en reprenant ces idées: « de l’idéologie qui naît d’un système interprétatif, on peut dire aussi qu’elle doit tromper les hommes, mais à la condition d’ajouter qu’elle les trompe selon leurs désirs, qu’elle les trompe dans la mesure où elle sait les conforter»5. En conséquence, la croyance selon laquelle la prise de conscience des mécanismes d’exploitation mènerait à la révolution ne serait pas défendable. Tout d’abord, parce qu’il n’y aurait pas d’exploités involontaires. Ensuite, parce que les changements opérés dans une infrastructure donnée ne produiraient pas de changements au niveau du discours idéologique, dans la mesure où on ne peut pas supposer une «dérivation immédiate» des «idées» à partir de l’infrastructure. Tout changement produit dans une infrastructure déterminée devrait être soumis à une procédure de «changement de perspectives», il devrait être envisagé à travers la médiation d’un système d’évaluation. Cela parce que «les idées ne sont pas déterminées par les conditions d’existence, mais par le modelage préalable que les évaluations font de celles-là»6. De ce point de vue, il serait inutile de démystifier les discours idéologiques; en somme, ces discours ne seraient rien d’autre que des façons de gérer un état déterminé de chose. Dans cette optique, Nietzsche pourrait sans aucune difficulté considérer son propre discours comme idéologique. Ce qui compte est de connaître tout simplement l’évaluation qui engendre le choix d’un discours donné. Mais comment faudrait-il procéder dans ce cas ? Par un coup de génie, Nietzsche met en œuvre ce qu’il appelle le procédé généalogique. Mais il ne s’agira pas ici de nous interroger sur la façon dont Nietzsche met en place ce procédé7; il s’agira plutôt de souligner que chez lui la notion de valeur devient opératoire8. Et, de cette manière, les attaques qu’il adresse par exemple aux socialistes
4
Par-delà bien et mal / JGB, § 4. G. Lebrun, O avesso da dialética. Hegel à luz de Nietzsche, trad. R.J. Ribeiro, São Paulo, Companhia das Letras 1988, p. 165. Nous utilisons l’édition brésilienne de l’ouvrage de Gérard Lebrun, tout en rappelant que la traduction française n’a été publiée qu’en 2004 (L’envers de la dialectique. Hegel à la lumière de Nietzsche, Paris, Seuil 2004). 6 G. Lebrun, O avesso da dialética. Hegel à luz de Nietzsche, p. 166. 7 Cf. S. Marton, Nietzsche, das forças cósmicas aos valores humanos, I, Belo Horizonte, Editora UFMG, 3ème éd. 2010. 8 Cf. Éléments pour la généalogie de la morale, Préface, trad. P. Wotling, Paris, Librairie Générale Française 2000 / GM, Vorrede, § 6. 5
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gagnent de la force. Les considérations faites par Foucault et par Lebrun sur la critique nietzschéenne de la notion de l’idéologie marxienne sont certes révélatrices. Serions-nous donc en face d’un outil de travail parfait ? Évitons ici la précipitation. En se tournant vers les questions morales, Nietzsche les prend comme point de départ pour aborder toute sorte des thèmes: la politique, la science, l’art, la religion, etc. Il ne s’intéresse pas aux positions de classe, mais aux interprétations, aux «codes culturels dont les grilles herméneutiques sont les moyens pour que les choses soient nommées». À la limite, il juge que tous les conflits (même ceux de classe) doivent être considérés comme un conflit d’interprétations9. Lorsque Nietzsche soutient l’idée que les interprétations proviennent de certaines formes de vie et qu’elles ont pour source une certaine morale, il est conduit à concevoir la pensée et l’action en tant que symptômes de santé ou de maladie, de courbes ascendantes ou descendantes, tout en considérant qu’il s’agit là de conditions qui comportent les degrés les plus variés. Bref, Nietzsche met en évidence les mobiles physio-psychologiques des actions de l’être humain au détriment des conditions sociopolitiques, qu’il tient à ignorer complètement. Ce faisant, il a lui aussi recours à des lacunes et à des réductions; et du fait que celles-ci ne sont pas prises en compte, il semble qu’il arrive à assurer la totale véracité des instruments d’évaluation. Parce qu’il opère avec des lacunes et des réductions, le procédé généalogique finit par éliminer la densité historique des événements. En tant que résultat d’un discours que ne dit pas tout et qui ne va pas jusqu’au bout, ce procédé permet à Nietzsche de présenter son argumentation comme si elle était irréprochable. Ces chasms of oblivion de Nietzsche, présents surtout à partir de Par-delà bien et mal, ne sont pas innocents; nous sommes tentés de dire que, envisagés à partir d’une autre perspective, ils pourraient à la limite être considérés comme idéologiques. Mais, au préalable, il faudrait dire quelques mots sur les raisons de la présence de Foucault ainsi que de celle de Lebrun dans notre travail. Si nous leur donnons la parole, ce n’est pas parce qu’ils sont des penseurs de la ligne nietzschéenne, mais c’est surtout parce que nous voulons attirer l’attention du lecteur sur «l’idéologie complémentaire» qui opère aussi bien en France qu’en Allemagne. En conséquence, nous avons tout intérêt à souligner les similitudes que nous croyons exister entre les maîtres-à-penser allemands du XIXème siècle et les maîtres-à-penser français du XXème. Les uns et les autres ont joué, à notre avis, un rôle bien précis: ils ont permis de passer à côté et de faire dévier le regard de la densité historique des événements, d’avorter «la gestation d’idées pertinentes sur des questions pertinentes», tandis que «le bloc hégémonique de garde» s’efforçait de résoudre les problèmes de la société, avec les ressources de «l’idéologie principale». Dans l’idéologie française, «ce n’est pas la fausse conscience des classes dominantes mais le diagramme variable d’une pseudo-alternative de subversion globale qui se trouve refletée par d’innombrables idées tronquées». La même chose s’est passée avec les idéologues allemands du XIXème siècle: ils n’étaient pas en relation avec l’intégrisme officiel du pays ni avec les idéaux de l’Aufklärung de la bonne volonté réformiste; au contraire, ils criaient à haute voix l’imminence d’une rupture historique qui serait produite par une série de putschs dis9
Cf. P. Arantes, «Idéias ao léu», in Novos Estudos 25, 1989, pp. 61-74.
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cursifs. Si nous nous souvenons de ce qui se passait en Allemagne avant 1848 (et surtout après 1848), il est hors de doute que les «idéologues» allemands parlaient aussi, comme le feront leurs futurs confrères français, «pour que les gens pensent “à côté” [...]»10. Mais pourrions-nous considérer le procédé généalogique comme un instrument de domination ? Ici la prudence s’impose. Nous dirions plutôt que la généalogie est une «histoire qui travaille contre l’Histoire»11, c’est-à-dire, qu’elle est l’autre de l’Histoire hégélienne. La généalogie est donc un instrument qui nous permet de vérifier la position que nous adoptons envers les normes de conduite. Elle ne nous amène pas à nous poser des questions sur «l’utilité» que telles ou telles normes pourraient avoir; elle nous renvoie plutôt à la question des mobiles physio-psychologiques qui nous ont conduit à les accepter comme si elles étaient pour nous les plus «utiles». Nous dirions aussi que la généalogie est un instrument d’investigation qui nous aide à comprendre les raisons qui nous ont conduits à instituer certaines dispositions comme nécessaires. En conséquence, le généalogiste ne s’interroge pas sur «l’utilité» des normes, mais sur ce «contre quoi elles ont été constituées comme normes»; il s’interroge sur ce contre quoi ceux qui les ont instituées se sont éventuellement protégés. Avec le procédé généalogique, il est possible de faire apparaître les mobiles occultes qui ont poussé l’être humain à adopter certaines normes qui ont été pétrifiées par l’histoire; et plus encore, il est possible d’envisager la vraie face de la moralité des moeurs, non pas comme le plus beau moyen que l’homme a trouvé pour survivre en communauté, comme nous le raconte parfois l’Histoire, mais comme une machine de terreur. Alors, à la question posée par le généalogiste: «contre quoi une norme a-t-elle été constituée ?», ou «contre quoi se protègent ceux qui instituent et fixent telle ou telle norme ?», on peut répondre que les normes ont été fixées pour éviter la peur, l’insécurité, l’incertitude, les surprises qu’un comportement déréglé pourrait causer à la «bonne société» ou à tous les «braves gens». La généalogie démasque ainsi l’Histoire dite Universelle, porteuse de la vérité, et dont le développement ultime est l’État moderne, dans la mesure où il fait la lumière sur les bonnes intentions de la moralité des moeurs. Elle vient, pour ainsi dire, mettre un point final à la Philosophie de l’Histoire, dans la mesure où elle explicite ses non-dits et finit par la faire voir en tant qu’un mythe totalitaire. Il faudrait, néanmoins, souligner qu’au moment même où Nietzsche s’est mis à élaborer le procédé généalogique, l’Histoire avait déjà perdu sa crédibilité. «Le développement capitaliste, en produisant l’histoire mondiale en tant qu’un résultat historique, entraîne le vieillissement précoce de ‘‘l’histoire mondiale philosophique’’ en tant qu’une forme symbolique de l’articulation de l’expérience du ‘‘cours du monde’’ qui à la fois prend progressivement la forme d’un processus unifié sous l’égide de la ‘‘raison’’»12. Nietzsche n’a eu qu’un pas à faire pour la dérision de l’Histoire. Après la banqueroute révolutionnaire de 1848, il lui a suffi de donner un habillage conceptuel, qui sans aucun doute s’est révélé exceptionnel, à une affaire pour ainsi dire déjà ac10 11 12
P. Arantes, «Tentativa de identificação da ideologia francesa», in Novos Estudos 28, 1990, pp. 75-76. G. Lebrun, O avesso da dialética, trad. R.J. Ribeiro, São Paulo, Companhia das Letras 1988, p. 206. P. Arantes, Ressentimento da dialética, São Paulo, Paz e Terra 1996, p. 373.
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complie. Bref, l’Histoire quitte la scène au moment même où la constellation historique-sociale qui lui servait de base est en déclin. En conséquence, l’intelligentsia, qui auparavant se montrait adepte des grandes synthèses, quitte le cours de l’Histoire et abandonne son patrimoine théorique: celui-ci est devenu anachronique pour les temps nouveaux, qui se sont révélés explicitement libéraux. Il ne resta donc à Nietzsche qu’à formuler l’autre de l’Histoire, en somme, il ne lui resta qu’à élaborer la généalogie. Nous sommes maintenant en condition de comprendre pourquoi il a fallu que l’instrument généalogique se serve d’un contenu hypothétique et intempestif. Parce qu’il se situe hors du temps présent, parce qu’il se présente même comme atemporel et, par conséquent, hors de l’histoire, l’instrument généalogique semble revêtir un caractère universel; bien plus, en s’appropriant des éléments des époques passées, il se place audessus de toute mise en cause. La morale des maîtres et la morale des esclaves seraient ainsi dépouillées de tout substrat effectif (dramatique, selon les termes deleuziens), comme se donnent à lire d’une manière générale les figures du Maître et de l’Esclave de Hegel, à l’exception – bien évidemment – de certaines interprétations matérialistes, comme celle de Kojève13. La morale des maîtres et la morale des esclaves que Nietzsche examine seraient donc – pour utiliser l’expression récente de la prose philosophique française – au-delà de tout «grand soupçon». Mais portons notre attention sur le procédé généalogique à partir d’un autre point de vue et avec l’aide momentanée de Deleuze. Il ne s’agit certainement pas ici de discuter l’interprétation deleuzienne et moins encore de l’adopter dans son ensemble. Mais, suivant les traces de Deleuze, nous pourrions dire que dans Les Éléments pour la généalogie de la morale, Nietzsche abandonne la question «qu’est-ce que» en faveur de la question «qui ?», qu’il ne s’inquiète plus de savoir, par exemple, «qu’est-ce que la vérité ?», mais «qui veut la vérité ?, quand et où, comment et combien ?»14. En formulant cette nouvelle interrogation, Nietzsche ne viserait pas à déterminer un sujet individuel ou collectif; il s’agirait plutôt d’identifier les forces qui agissent – ou qui ont agi – au sein d’un certain événement. Il introduirait ainsi un modus operandi impersonnel, qui lui permet de ne pas être amené à personnaliser ses types. Ce modus operandi lui permettrait en outre de ne pas risquer de voir sa pensée être considérée comme individualiste. La morale des maîtres et la morale des esclaves devient impersonnelle, et au moment où elle devient impersonnelle, en se dépouillant de tout contenu concret, elle se dépolitise au nom des petits faits. Avec le déclin de l’Histoire, les petits faits viennent au devant de la scène. L’investigation ne se porte plus sur l’ensemble des individus ou sur ce qui les entoure, mais elle se tourne vers l’« intérieur» de l’homme. Dorénavant ce seront les «faits intimes» qui deviendront les événements les plus dignes d’intérêt. En revanche, parce qu’ils sont considérés comme une abstraction entièrement dépourvue de sens, les faits qui indiquent la marche des sociétés seront considérés comme des événements trompeurs15.
13 14
Cf. A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, V, Paris, Gallimard 1947. G. Deleuze, «La méthode de dramatisation», Bulletin de la Société Française de Philosophie 28, 1967,
p. 95. 15
Cf. M. Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, XXVIII, Paris, Seuil 1973.
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La «grande politique»: une solution pré-moderne Nous connaissons tous les réserves de Nietzsche en ce qui concerne la politique. Sa pensée serait marquée par un apolitisme, ce qui ne veut pas dire un antipolitisme. Et son apolitisme se présenterait comme un trait commun à tout «bon» allemand qui ne croyait pas à la politique comme la meilleure voie pour mener l’humanité à un niveau supérieur. Or, cette croyance s’opposerait à celle de Hegel (partagée aussi par ses adversaires matérialistes), qui défendait l’idée selon laquelle «l’État est la cible suprême de l’humanité et qu’il n’y a pour aucun homme devoir supérieur que celui de servir l’État»16. Nietzsche se refuserait à concevoir la politique comme une bouée de sauvetage à cause de son habillage moderne: la révolution illuministe, l’assomption de l’État moderne, la démocratie, le socialisme, et ainsi de suite. Et cela parce qu’à ses yeux la politique possédait des liens étroits avec le christianisme, autrement dit parce qu’elle semblait prendre la place du religieux, qui avait perdu sa crédibilité. Bref, la politique viendrait remplacer le pouvoir religieux, qui avait cessé de conduire l’humanité17. Mais Nietzsche a toujours mis en évidence l’équivoque résultant du fait de tout miser sur le politique. Outre le fait d’occuper la place que l’effondrement de la transcendance avait laissée vide, la politique, dans le cas du socialisme aussi bien que du libéralisme18, ne se tournerait que vers les richesses matérielles19. C’est pour cette raison qu’il considère l’État comme l’antagoniste de la seule voie qui pourrait mener l’humanité à un niveau supérieur ou qui pourrait contribuer à l’apparition d’un type supérieur d’homme ainsi que d’un type supérieur de culture16. Il faut désormais miser sur l’homme, sur un nouvel homme20. Comment rendre possible l’apparition de cet homme nouveau ? Si la politique est l’adversaire de la culture, si avec elle l’être humain doit s’acheminer vers un état de décadence toujours plus grand, c’est avec la «grande politique» que la culture pourra s’épanouir et élever l’homme à un niveau supérieur. «Le temps de la petite politique est passé», dira Nietzsche. «Le prochain siècle apporte déjà la lutte pour la domination de la terre, – la contrainte d’en venir à la grande politique»21. Il est hors de doute que nous ne pouvons pas comprendre le concept nietzschéen de «la grande politique» comme séparé du projet de la transvaluation des valeurs. C’est dans le cadre de ce projet qu’il trouve tout son sens. Mais nous pouvons le caracteriser brièvement, en établissant une relation avec les «idées modernes». Néanmoins, nous devons signaler que nous ne comptons pas prendre «la grande politique» comme une lunette d’approche tout simplement pour avoir un autre regard sur le monde moderne (comme fait Lebrun avec plusieurs concepts nietzschéens); nous ne comptons pas non plus nous servir de ce concept nietzschéen comme une boîte à outils (comme fait Foucault avec 16 Considérations inactuelles III / UB III, § 4. Voir aussi Crépuscule des idoles, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2005, «Ce qui abandonne les allemands», § 4 et § 5 / GD, «Was den Deutschen abgeht», § 4 und § 5. 17 Cf. KSA 9, 11 [163]. 18 Crépuscule des idoles, «Incursions d’un inactuel» / GD, «Streifzüze eines Unzeitgemässen», § 38. 19 Cf. Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard 1971, I «De la nouvelle idole» / Za I, «Von neuen Götzen». 20 Cf. Fragments Posthumes XIII / KSA 12, 10 [17]. 21 Par-delà bien et mal / JGB, § 208.
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les concepts nietzschéens d’une manière générale). La «grande politique» est, à notre avis, un concept auquel on doit accorder toute son importance, parce qu’il se trouve étroitement lié à la doctrine de la volonté de puissance. Dans un fragment posthume de 1888, Nietzsche fait quelques remarques sur la «grande politique». Dans la première, il assure: […] la grande politique veut que la physiologie soit la reine de toutes les autres questions: elle veut créer un pouvoir assez fort pour élever l’Humanité, comme un tout supérieur, avec une dureté sans ménagements, contre tout ce qu’il y a de dégénéré et de parasitique dans la vie, – contre ce qui pervertit, contamine, dénigre, ruine… et voit dans l’anéantissement de la vie l’emblème d’une espèce supérieure d’âme […]22.
Dans ce fragment, le philosophe présente comme but de la «grande politique» celui de cultiver l’humanité pour la rendre forte, de façon à ce qu’elle puisse dépasser tout ce qui conduit à la décadence des instincts. Ce n’est pas un hasard si dans sa seconde remarque il présente le prêtre chrétien comme «la plus vicieuse espèce d’homme». Et dans la troisième il exhorte à donner «une fin impitoyable à tout ce qui est dégénéré et parasitaire». D’une manière ou d’une autre, il s’agit des mêmes questions qu’il avait développées l’année précédente dans son livre Éléments pour la généalogie de la morale. Nous voulons dire par là que tout mène à croire que la «grande politique» ne peut être élaborée que grâce au procédé généalogique. Nietzsche assure, dans un fragment posthume de 1887, que nous n’avons pas à revenir à la nature, car «il n’y eut jamais d’humanité naturelle». Il affirme en outre que «l’homme ne parvient à la nature qu’après un long combat – il ne revient jamais en “arrière”... La nature: c’est-à-dire, oser être immoral comme la nature». Il évoque ensuite la société qui est la «plus naturelle», le rapport au savoir, à la morale, à la nature, à l’art qui est le «plus naturel». Et ce qui nous intéresse en particulier à ce moment, c’est de remarquer que, dans ce fragment posthume, Nietzsche s’occupe aussi de la «position in politicis» qui serait la «plus naturelle». Et il affirme: «nous y voyons des problèmes de la puissance, du quantum de puissance contre un autre quantum. Nous ne croyons pas à un droit qui ne reposerait pas sur la puissance de s’affirmer: nous éprouvons tous les droits en tant que des conquêtes»23. Et les questions politiques elles-mêmes? Elles appartiennent à la «petite politique». La démocratie, la liberté, le libéralisme ne sont que des mobiles décadents qui ont une provenance chrétienne. En tant que promoteurs du nihilisme, ils seront combattus à travers la critique adressée à la morale, à partir du moment où ils seront soumis au procédé généalogique.
Bibliographie M. Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, Paris, Seuil 1973 P. Arantes, Ressentimento da dialética, São Paulo, Paz e Terra 1996
22 23
Fragments Posthumes XIV / KSA 13, 25 [1]. Fragments Posthumes XIII / KSA 12, 10 [53].
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P. Arantes, «Idéias ao léu», in Novos Estudos 25, 1989, pp. 61-74 P. Arantes, «Tentativa de identificação da ideologia francesa», in Novos Estudos 28, 1990, pp. 75-6 G. Deleuze, «La méthode de dramatisation», Bulletin de la Société Française de Philosophie 28, 1967 M. Foucault, Dits et écrits II – 1976-1988, Paris, Gallimard 2001 A. Kojève, Introduction à la lecture de Hegel, V, Paris, Gallimard 1947 G. Lebrun, O avesso da dialética. Hegel à luz de Nietzsche, trad. R.J. Ribeiro, São Paulo, Companhia das Letras 1988 S. Marton, Nietzsche, das forças cósmicas aos valores humanos, Belo Horizonte, Editora UFMG, 3ème édition 2010 K. Marx et F. Engels, L’idéologie allemand: critique de la philosophie allemande la plus récente dans la personne de ses representant Feuerbach, B. Bauer et Stiner, et du socialisme allemand dans ces différents prophètes, trad. Henri Auger, Gilbert Badia, Jean Baudrillard, René Cartelle, Paris, Éditon Sociales 1971 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Gallimard 1971 F. Nietzsche, Par-delà bien et mal, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2000 F. Nietzsche, Éléments pour la généalogie de la morale, trad. P. Wotling, Paris, Librairie Générale Française 2000 F. Nietzsche, Crépuscule des idoles, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2005
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Abstract Dans ce texte, nous comptons soutenir l’idée que la compréhension de la politique chez Nietzsche est tributaire d’une grille de lecture qui conduit à des positions politiques conservatrices. Pour ce faire, d’abord, nous avons l’intention de montrer que le procédé généalogique permet – en s’opposant à la conception hégélienne de l’Histoire – la création d’un sol à partir duquel les positions sur la politique du philosophe peuvent être justifiées. Deuxièmement, nous abordons ce que le philosophe appelle la grande politique. In this paper, we intend to support the thesis that Nietzsche’s understanding of politics is tributary of conservative political views. At first, we will show the opposition between the genealogy and the Hegelian conception of History. Secondly, we discuss what the philosopher calls of Great Politics.
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Nietzsche et la Révolution Française Remarques sur la devise révolutionnaire Scarlett Marton
Les aspects politiques de la pensée nietzschéenne n’ont pas attiré l’attention des interprètes durant de longues années1. Parmi les facteurs qui ont contribué à cette situation, nous pouvons compter la nécessité qui s’imposait d’affronter les différents usages et appropriations politiques qui avaient été faits des idées de Nietzsche. Depuis une vingtaine d’années, nombreux sont les textes qui s’interrogent sur l’existence ou non d’une dimension politique dans les textes de Nietzsche; ils se situent surtout dans le cadre des études publiées en langue anglaise2. Si certains auteurs refusent que la pensée nietzschéenne puisse présenter une dimension politique stricto sensu3, d’autres soutiennent, au contraire, que Nietzsche est un penseur politique4. Embrassant cette dernière perspective, des auteurs poststructuralistes essaient de mettre la conception nietzschéenne de l’agon au service d’une nouvelle compréhension de la démocratie5, mais il y a aussi ceux qui défendent l’idée qu’elle ne pourrait 1 Une des rares exceptions, pendant la période qui va de l’aprés-guerre jusqu’à 1985, est le livre de S. Goyard-Fabre, Nietzsche et la question politique, Paris, Sirey 1977. 2 Voir P. Bergmann, Nietzsche. The «Last Anti-Political German», Bloomington, Indiana University Press 1987; K. Ansell-Pearson, An Introduction to Nietzsche as Political Thinker, Cambridge, Cambridge University Press 1994; D. Owen, Nietzsche, Politics and Modernity. A Critique of Liberal Reason, Londres, Thousand Oaks 1995; A. McIntyre, The Sovereignty of Joy. Nietzsche’s Vision of Grand Politics, Toronto, University of Toronto Press 1997. Voir aussi l’étude de H. Ottmann, Philosophie und Politik bei Nietzsche, Berlin, de Gruyter 1987. 3 Voir par exemple T.H. Brobjer, «The Absence of Political Ideals in Nietzsche’s Writings», in NietzscheStudien 27, 1998, pp. 300-318. L’auteur se consacre à examiner les textes de Nietzsche s’occupe des Lois de Manou. À son avis, ces passages du Crépuscule des idoles («Ceux qui rendent l’humanité “meilleure”», § 3) et de L’Antéchrist (§ 56, § 57, § 58) constituent les énoncés «politiques» les plus problématiques de Nietzsche; ils n’expriment pas un idéal politique, mais ils appartiennent à la critique adressée au christianisme et à la modernité. Or, dans cette mesure, la politique, la morale et la religion se trouveraient étroitement liées dans le cadre de la pensée nietzschéenne. Voir dans une autre direction P. Segwick, «Violence, Economy and Temporality. Plotting the Political Terrain of On the Genealogy of Morality», in Nietzsche-Studien 34, 2005, pp. 163-185. À partir de l’analyse de certains passages de la Généalogie de la morale, l’auteur essaie d’établir une relation entre les considérations de Nietzsche sur l’économie et sa conception de la «grande politique». 4 Dans son article «‘Virtuosos of Contempt’: An Investigation of Nietzsche’s Political Philosophy Through Certain Platonic Political Ideas» (in Nietzsche-Studien 21, 1992, pp. 184-210), à partir d’une comparaison entre la philosophie nietzschéenne et la pensée platonicienne, McIntyre soutient l’idée que Nietzsche est un penseur politique. Tout d’abord, parce que l’auteur de Zarathoustra a en vue une transformation culturelle fondamentale, qui exigerait la création d’une nouvelle table de valeurs et d’une hiérarchie spirituelle; ensuite, parce que la «grande politique» ne saurait pas se confondre avec le pouvoir politique de l’État. Or, conçue de cette maniére, la politique ne constituerait pas, à notre avis, une dimension particuliére de la pensée nietzschéenne; elle vient intégrer l’investigation sur les valeurs. 5 Voir M. Warren, Nietzsche and Political Thought, Cambridge, Mass., MIT Press 1988; W. Connoly, Political Theory and Modernity, Oxford-N.Y., Wiley Blackwell 1989; B. Honig, Political Theory and the Displacement of Politics, Ithaca, Cornell University Press 1993; L.J. Hatab, A Nietzschean Defense of Democracy. An
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absolument pas être prise dans cette direction6. Portant la marque du temps et de l’espace où ils apparaissent, certains textes se laissent entraîner à des polémiques localisées7; se limitant à adopter un point de vue spécifique, ils répondent fréquemment à des intérêts ponctuels8. À partir de l’examen du corpus nietzschéen dans son ensemble, nous n’hésitons pas à affirmer que les réflexions de Nietzsche sur les questions relatives au pouvoir n’arrivent pas à constituer une théorie politique achevée. Le philosophe ne se présente pas en théoricien du pouvoir au sens strict du mot; il ne se veut pas non plus un analyste politique. Cela n’empêche pas qu’il porte un grand intérêt à des thèmes centraux de la philosophie politique ainsi qu’à d’importants problèmes de son époque. Dans son œuvre, la politique apparaît étroitement liée à la morale et à la religion; bien plus: la politique, la morale et la religion constituent un point central dans sa pensée. Elles intègrent un champ d’investigation plus ample, celui de la critique des valeurs. C’est dans ce contexte que se trouvent articulées la Révolution Française, la morale du ressentiment et la religion chrétienne. Nous essayerons ici de confronter les conceptions de liberté, d’égalité et de fraternité que Nietzsche combat et celles qu’il défend, ayant en vue, d’une part, sa critique des «idées modernes» et, de l’autre, sa prise de position en faveur de l’aristocratisme. Nous comptons d’abord analyser les différents sens que Nietzsche confère à la devise révolutionnaire, afin d’évaluer ensuite les positions qu’il prend en face de cet événement historique. «Liberté, égalité, fraternité»: quelle devise semblerait plus chrétienne aux yeux de Nietzsche que celle-ci? Dans la perspective nietzschéenne, la liberté en tant que question des théories politiques ou en tant que postulat des doctrines morales est une idée astucieuse. Elle aurait surgi au moment où la caste sacerdotale avait conquis la prépondérance qui autrefois revenait à l’aristocratie guerrière. Se plaçant dans la position de guide à l’égard des anciennes communautés, les prêtres inventèrent la notion de volonté libre; ils voulaient s’arroger le droit d’infliger des punitions. Voilà pourquoi Nietzsche soutient que «les hommes furent pensés comme “libres” pour pouvoir être jugés et châtiés, – pour pouvoir être coupables»9. Le christianisme a considéré la volonté libre comme une sor-
Experiment in Postmodern Politics, Chicago, Open Court 1995; A.D. Schrift, «Nietzsche for Democracy?», in Nietzsche-Studien 29, 2000, pp. 220-232. 6 Voir D. W. Conway, Nietzsche and the Political, London, Routledge 1997; F. Appel, Nietzsche contra Democracy, Ithaca, Cornell University Press 1999; C. D. Acampora, «Demos Agonists Redux. Reflections of the Streit of Political Antagonism», in Nietzsche-Studien 32, 2003, pp. 374-390. 7 Voir par exemple D. Dombowsky, «A Response to Thomas H. Brobjer’s ‘The Absence of Political Ideals in Nietzsche’s Writings’», in Nietzsche-Studien 30, 2001, pp. 387-393 et Th. H. Brobjer, «Nietzsche as Political Thinker. A Response to D. Dombowsky», in Nietzsche-Studien 30, 2001, pp. 394-396; D. Dombowsky, «A Response to Alan D. Schrift’s ‘Nietzsche for Democracy?’», in Nietzsche-Studien 31, 2002, pp. 278-290 et A. D. Schrift, «Response to Don Dombowsky», in Nietzsche-Studien 31, 2002, pp. 291-297. 8 A propos des études récemment publiées sur Nietzsche en tant que penseur politique, voir H. Siemens, «Nietzsche’s Political Philosophy: A Review of Recent Literature», in Nietzsche-Studien 30, 2001, pp. 508-526. 9 Crépuscule des idoles, «Les quatre grandes erreurs», trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2005/ GD, «Die vier grossen Irrthümer», § 7.
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te de don accordé par un être supérieur à l’homme, afin de lui donner la possibilité de choisir entre le bien et le mal. Si l’être humain choisissait le bien, il aurait accès au royaume divin et serait admis dans la communauté des élus. Mais, au contraire, s’il s’avérait être un pécheur, il serait châtié et se verrait interdire de participer à la moisson du Seigneur. Tout en s’appuyant sur ces idées, la doctrine du libre-arbitre a soutenu la thèse que, dans ce monde, il revenait à la collectivité de permettre à l’individu de faire ses choix. Si l’individu choisissait de se soumettre aux conventions, il pourrait s’assurer de sa respectabilité et conserver sa place à l’intérieur de l’organisation sociale. Mais, s’il se décidait à ne pas obéir aux normes établies, il serait condamné à expier les conséquences de son action. La collectivité jugeait le comportement de l’individu d’après les intentions qu’il avait au moment où il a réalisé l’action; elle ne prenait jamais en considération les situations générales qui auraient pu lui permettre de la réaliser. Ce faisant, la collectivité déclinait toute responsabilité à l’égard de la manière de procéder de l’individu; elle s’attribuait le droit de le punir si jamais il ne se servait pas de sa liberté d’une manière qu’elle jugeait convenable. Dans ce cas-là, pris dans un jeu de cartes biseautées, à l’individu ne restait alors qu’une option: l’exil volontaire. Une situation similaire pourrait se faire voir en politique. Préserver la possibilité de choisir équivaudrait à adopter une attitude respectueuse et servile vis-à-vis du soi-disant bien commun. C’est dans ce sens que Nietzsche affirme: Les institutions libérales cessent d’être libérales aussitôt qu’elles sont atteintes: il n’y a par la suite pas de pire ni de plus radicale nuisance pour la liberté que des institutions libérales. On sait bien ce qu’elles entraînent: elles sapent la volonté de puissance, elles sont le nivellement de la montagne et de la vallée élevé au rang de morale, elles rendent petit, lâche et jouisseur, – elles font toujours triompher l’animal de troupeau. Libéralisme: en allemand, métamorphose en animal de troupeau…10
Sauvegarder les libertés individuelles implique d’exiger de tous les membres de la collectivité qu’ils se conduisent selon les mêmes modèles. Cette façon d’agir semblerait, au premier abord, entraîner l’exercice d’un contrôle total de la part de ceux qui gouvernent et, en contrepartie, la soumission complète de la part de ceux qui sont gouvernés. En réalité, les dirigeants et les dirigés poursuivraient le même but: celui d’imposer une façon uniforme de procéder. En tant que membres de la même collectivité, ils pourraient très bien croire que les individus libres sont tous fondamentalement égaux. Selon Nietzsche, l’égalité, telle qu’elle est annoncée par certaines religions ou telle qu’elle est soutenue par certains courants politiques, est elle aussi une idée astucieuse. Dès les temps les plus reculés, les relations humaines auraient été réglées par la notion d’équilibre de forces. Afin de conserver leur existence, les individus les plus faibles ont cherché à s’associer. Menant une vie grégaire, ils espéraient faire face à ceux qui, étant plus forts qu’eux, pourraient venir à les menacer. D’autre part, dès que leurs forces étaient équivalentes, les adversaires – peu importe s’ils étaient des individus ou 10 Crépuscule des idoles, «Incursions d’un inactuel», trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2005/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 38.
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des groupes d’individus – concluaient des traités et faisaient régner la paix. C’est de cette manière que la notion de droit aurait surgi. En me reconnaissant des droits et en me permettant de les préserver, chaque membre du groupe se comportait avec prudence, puisqu’il me prenait comme un allié contre une troisième force qui éventuellement pourrait venir à nous menacer; il se comportait avec crainte, une fois qu’il redoutait d’avoir à m’affronter; il se comportait avec astuce, parce qu’il espérait, en échange, que je reconnaisse ses droits et lui permette de les préserver. Dans cette mesure, les droits maintiennent des rapports de force; ils constituent des «degrés de pouvoir». «L’inégalité des droits est la condition nécessaire pour qu’il y ait des droits», déclare Nietzsche. «Un droit est toujours un privilège»11. Mes droits constitueraient cette partie de mon pouvoir que les autres reconnaissent et me permettent de conserver; mes devoirs consisteraient dans les droits que les autres exercent sur moi. D’où il s’ensuit que la durée des droits serait la même que celle des rapports de force qui les ont engendrés. À partir du moment où se réduirait considérablement la force d’un certain nombre d’individus, les autres membres du groupe cesseraient de reconnaître leurs droits. Mais, au contraire, si la force de ce nombre d’individus augmentait, alors ce seraient eux qui ne reconnaîtraient plus les droits des autres. Dans la mesure où se produiraient des changements profonds dans les rapports de forces, disparaîtraient certains droits en même temps qu’en surgiraient d’autres. Dans cette perspective, l’égalité des citoyens devant la loi – qui aurait comme modèle l’idée de l’égalité des hommes devant Dieu – ne serait rien d’autre qu’une formule forgée par ceux qui ont besoin de sommer leurs forces pour subsister. L’«animal grégaire» ne pourrait vivre autrement; dans une situation différente, il viendrait à disparaître. Parce que Nietzsche juge que cet animal de troupeau est en train de régner dans l’Europe de la deuxième moitié du XIXe siècle, il affirme: L’«égalité des droits» pourrait fort aisément se renverser en égalité dans l’injustice: je veux dire en guerre de tous contre tout ce qui est rare, étranger, privilégié, contre l’homme supérieur, l’âme supérieure, le devoir supérieur, la responsabilité supérieure, la plénitude de puissance créatrice et la souveraineté12.
Promoteur de la vie en collectivité, l’individu le plus faible n’aurait certainement pas la possibilité de se passer de l’organisation sociale. Voilà pourquoi il s’appliquerait à instituer des façons d’agir et de penser qui seraient valables universellement, à censurer toute sorte d’originalité, à condamner tous les changements. Il exigerait sans cesse que chaque individu domine ses propres affects, passions et instincts en faveur de la consolidation de la société. Quelqu’un d’égal parmi des égaux, l’animal de troupeau pourrait très bien croire que les hommes sont tous des frères. De l’optique nietzschéenne, la fraternité en tant que dogme religieux, idéal politique ou exigence morale, est elle aussi une idée astucieuse. Au contraire de ce qui est habituellement proclamé, l’amour du prochain ne consisterait nullement en un sentiment opposé à l’égoïsme; il serait son expression la plus accomplie. C’est dans cette direction que Nietzsche déclare: 11 12
L’Antéchrist, trad. J.-C. Hémery, Paris, Gallimard 1974/ AC, § 57. Par-delà bien et mal, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2000/ JGB, § 212.
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En règle générale les artistes font comme tout le monde, voire pire – ils ne comprennent rien à l’amour […]. Dans l’amour, ils se croient altruistes car ils veulent l’avantage d’un autre être, souvent à l’encontre du leur. Mais pour cela ils veulent posséder cet autre être… Même Dieu ne fait pas exception en l’occurrence. Il est bien loin de penser: «Que t’importe, si je t’aime?» – il devient terrible quand on ne l’aime pas en retour13.
Courir au secours de quelqu’un ne correspondrait pas à une action désintéressée. Se convaincre de son propre courage, s’assurer de la reconnaissance sociale, se défendre du sentiment de fragilité, exorciser la vulnérabilité humaine que la vision de la souffrance d’autrui ne fait que mettre en évidence, voilà les mobiles qui poussent à agir en faveur du prochain. Néanmoins, le mobile premier des actions considérées comme altruistes résiderait dans une insatiable volonté de posséder. Celui qui court au secours du nécessiteux a l’impression de pouvoir disposer de lui tout comme s’il était sa propriété; il croit aimer son prochain mais ce qu’il ressent n’est rien d’autre que le plaisir d’une nouvelle appropriation. Lorsqu’on exalte le désintéressement, l’abnégation, le détachement, c’est toujours l’égoïsme qui de manière évidente fait son apparition. Néanmoins, le plus grand égoïsme consiste précisément à faire de «l’amour du prochain» une norme de conduite. La charité, la compassion, la pitié, le zèle et la sollicitude sont alors considérés comme les vertus qui doivent inspirer la conduite humaine. L’action qui favorise les bénéfices faits à autrui, même si elle risque de porter préjudice à celui qui la réalise, est jugée comme une action vertueuse. Or, ériger l’altruisme en principe moral n’aurait rien de désintéressé; bien au contraire, cela ne ferait que cacher un but utilitaire. Le désintéressement ne serait préconisé que par ceux à qui il apporterait des avantages; l’altruisme ne serait prôné que par ceux à qui il pourrait servir. Voilà pourquoi Nietzsche affirme: La prépondérance d’une manière altruiste de porter des jugements de valeur est la conséquence d’un instinct qui pousse à se sentir malvenu. Fondamentalement, le jugement de valeur dit ici: «je ne vaux pas grand-chose»; un jugement de valeur uniquement physiologique, ou plus nettement encore: le sentiment de l’impuissance, le manque de grands sentiments positifs de la puissance (dans les muscles, les nerfs, les centres moteurs)14.
Ce sont ceux qui souffrent, ceux qui se sentent opprimés, ceux qui sont lâches, peureux, mesquins, dépendants, bref, ce sont les malheureux qui s’attendent à ce que tout soit fait en leur faveur. Ce sont ceux qui veulent être aimés, protégés et assistés qui préconisent les vertus qui pourraient contribuer à soulager le poids de l’existence. Ce sont ceux qui se sentent gênés par leur propre faiblesse, ceux qui haïssent les plus forts, ceux qui espèrent exercer contre eux leur vengeance, qui ne visent qu’à leur propre bénéfice. Bref, ce sont les hommes du ressentiment qui inventèrent cette morale utilitaire qui impose l’amour du prochain en tant que norme de conduite. Que dire alors d’un événement historique qui porte la devise «liberté, égalité, fraternité»? Dans la perspective nietzschéenne, la liberté que les défenseurs de la Révolution française soutiennent consiste dans le nivellement grégaire, l’égalité pour laquelle 13 14
Le Cas Wagner, trad. É. Blondel, Paris, Flammarion 2005/WA, § 2. Fragments Posthumes XIV, trad. J.-C. Hémery, Paris, Gallimard 1977/ KSA 13, 14 [29].
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ils plaident réside dans l’exclusion des exceptions, la fraternité qu’ils s’appliquent à annoncer est le produit du ressentiment. Sur plusieurs fronts de bataille, Nietzsche s’engage à combattre ces conceptions et, en particulier, celle d’égalité, qu’il estime avoir «été entourée de tant d’horreur et de sang»15. Dans plusieurs contextes, il s’attaque à l’idée d’égalité conçue en tant qu’imposition de ce qui est uniforme. Dans son écrit Vérité et mensonge au sens extra-moral, Nietzsche fait voir que, quand un mot en vient à servir pour désigner des expériences analogues à celle qui est à son origine, alors il devient un concept. Engendrés par «l’identité du non-identique», les concepts doivent convenir à de différents phénomènes; ils s’avèrent donc inappropriés et insuffisants pour chacun de ces phénomènes en particulier. Dans Le gai savoir, Nietzsche essaie de montrer qu’à la base même de la logique se trouve présente la tendance illogique de prendre pour quelque chose d’égal ce qui n’est que semblable. Dans Par-delà bien et mal, Nietzsche tient à affirmer que, quand les physiciens défendent «la conformité de la nature à des lois», ils ne font rien d’autre que se plier à la tendance démocratique des temps modernes16. Qu’il s’agisse de s’enquérir du processus de formation des concepts, d’examiner ce qui est à la base des procédés logiques ou d’analyser l’attitude des hommes de science, Nietzsche trouve toujours des occasions propices pour critiquer l’idée d’égalité. Mais c’est surtout l’idée d’égalité associée à la tendance démocratique de la modernité que Nietzsche combat. Ce n’est donc pas un hasard s’il se tourne contre Rousseau. En prêchant l’égalité, Rousseau prétend revenir à un état primitif, naturel et pur. En fait, son raisonnement serait erroné dès la base; il se serait trompé quant à la relation de cause à effet qu’il aurait établi entre la civilisation et la moralité. Dans la perspective nietzschéenne, ce n’est pas la civilisation qui serait responsable de la mauvaise moralité; bien au contraire, c’est «notre bonne moralité» qui serait responsable du «caractère pitoyable de notre civilisation»17. Associant Rousseau à la Révolution française, Nietzsche le comptabilise parmi ses «impossibles»18. Dans le Crépuscule des idoles, il écrit: La farce sanglante à laquelle donna lieu cette Révolution, son «immoralité», m’importe peu: ce que je hais, c’est sa moralité rousseauiste – les soi-disant «vérités» de la Révolution, par lesquelles elle continue d’exercer ses effets et convainc à son profit tout ce qui est plat et médiocre19.
Parce qu’elle essaie d’imposer ce qui est uniforme, la moralité rousseauiste, qui au15 Crépuscule des idoles, «Incursions d’un inactuel», trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2005/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 48. 16 Voir respectivement Écrits Posthumes, trad. Michel Haar et Marc B. de Launay, Paris, Gallimard 1975/ KSA 1.880; Le gai savoir, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 1997/FW, § 111; Par-delà bien et mal, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2000/ JGB, § 22. 17 Aurore, trad. J. Hervier, Paris, Gallimard 1980/ M, § 163. Ce paragraphe s’intitule «Contre Rousseau». 18 Crépuscule des idoles, «Incursions d’un inactuel», trad. P. Wotling, Paris, Flammarion, 2005/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 1. 19 Crépuscule des idoles, «Incursions d’un inactuel», trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2005/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 48. Sur ce point, voir U. Marti, «Der grosse Pöbel- und Sklavenaufstand». Nietzsches Auseinandersetzung mit Revolution und Demokratie, Stuttgart, Metzler 1993, en particulier les chapitres intitulés «Nietzsches Urteil über die Französische Revolution» et «Rousseau, Kant und die Moralität der Revolution».
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rait d’une certaine manière suscité cet événement historique, consiste surtout dans une conception déterminée d’égalité20. Il s’agit de celle qui entend par égalité précisément le nivellement grégaire. En la défendant, Rousseau aurait contribué de façon décisive à la Révolution française. Mais il aurait également contaminé avec ses idées la philosophie kantienne. En se référant au «chinois de Koenigsberg», Nietzsche affirme dans la préface à Aurore: Lui aussi avait été mordu par Rousseau, cette tarentule morale, lui aussi abritait au fond de son âme la pensée du fanatisme moral qu’un autre disciple de Rousseau, se sentait et se proclamait destiné à réaliser, je veux dire Robespierre21.
Deux questions peuvent être soulevées à partir de ce texte. D’une part, il fait voir que Nietzsche a connaissance des marques laissées par les idées de Rousseau dans la philosophie de Kant. Puisque ce fait est un lieu commun à la plupart de penseurs, en le soulignant une fois de plus, Nietzsche n’est certainement pas novateur; son originalité réside précisément dans l’évaluation qu’il en fait. Kant et aussi Robespierre, dans leur condition de disciples de Rousseau, auraient hérité son fanatisme moral. Et le fanatisme – qui serait, d’ailleurs, aussi présent chez Luther – se révélerait comme un symptôme de convictions qui seraient profondément enracinées dans des esprits limités. D’autre part, ce même texte montre que Nietzsche est bien conscient des préoccupations morales qui traversent l’œuvre de Rousseau dans son ensemble. Ainsi comme une tarentule, l’auteur d’Émile aurait apprivoisé les esprits dans sa toile et les aurait fait délirer, tout en imprimant sa marque sur le XVIIIe siècle22. Dans le contexte de la pensée nietzschéenne, la figure de Rousseau n’acquiert des contours plus précis que si elle est mise en contraposition avec celle de Voltaire. Un passage d’Humain, trop humain nous fait comprendre que Voltaire vient incarner précisément l’antithèse de Rousseau. Ce n’est pas Voltaire, avec sa nature mesurée, portée à régulariser, purifier, reconstruire, mais bien Rousseau, ses folies et ses demi-mensonges passionnés, qui ont suscité cet esprit optimiste de la Révolution contre lequel je lance l’appel: «Écrasez l’infâme!»23
D’un côté, les Lumières; de l’autre, la Révolution. D’un côté, l’aristocratisme; de l’autre, la plèbe24. Lorsqu’il retourne la phrase de Voltaire contre Rousseau, l’auteur 20 À ce propos, Urs Marti soutient: «Nietzsche versteht unter der Moralität in erster Linie die Lehre von der Gleichheit, die ihm zufolge die mittelmässigen Geister verführt und den Glauben an die Rangdistanz untergraben hat» («Nietzsches Kritik der Französischen Revolution», in Nietzsche-Studien 19, 1990, pp. 312-335, p. 313). Urs Marti est suivi de très près par Ansell-Pearson, qui affirme: «He [Nietzsche] associates Rousseau with what he calls the ‘morality’ of the Revolution, meaning the doctrine of equality» (Nietzsche contra Rousseau. A Study of Nietzsche’s Moral and Political Thought, Cambridge, Cambridge University Press 1992, p. 32). 21 Aurore, trad. J. Hervier, Paris, Gallimard 1980/ M, Vorrede § 3. Voir dans la même direction L’Antéchrist, trad. J.-C. Hémery, Paris, Gallimard 1974/ AC, § 54, où Nietzsche écrit: «La limitation pathologique de son optique fait de l’homme convaincu un fanatique – Savonarole, Luther, Rousseau, Robespierre, Saint-Simon –, l’antithèse de l’esprit vigoureux et affranchi». 22 À ce propos, voir Aurore, trad. J. Hervier, Paris, Gallimard 1980/ M, § 17. Voir aussi Fragments Posthumes XIII, trad. Pierre Klossowski et Henri-Alexis Baatsch, Paris, Gallimard 1977/ KSA 12, 9 [178] tout aussi bien que KSA 12, 9 [131]. 23 Humain, trop humain, trad. Robert Rovini, Paris, Gallimard 1968/ MA I, § 463. 24 Dans cette direction, voir G. Campioni, Lectures françaises de Nietzsche, trad. Christel Lavigne-Mouille-
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d’Humain, trop humain, révèle ses préférences. L’auteur de ce livre «pour esprits libres», publié «en mémoire de Voltaire pour le centième anniversaire de sa mort, le 30 mai 1778», réaffirme ses prédilections. Entendant que dans les temps modernes, grâce à Rousseau et à la Révolution française, l’idée d’égalité est conçue en tant que synonyme de nivellement grégaire, Nietzsche choisit cette conception comme une de ses cibles privilégiées. Parce qu’elle serait symptomatique du refus de la hiérarchie, Nietzsche fait des attaques qu’il lui lance le noyau de sa critique des «idées modernes». C’est dans ce sens qu’il écrit: C’est seulement la Révolution française qui a pleinement et solennellement déposé le sceptre entre les mains du ‘brave homme’ (du mouton, de l’âne, de l’oie et de tout ce qui est incurablement plat, braillard, et mûr pour l’asile d’aliénés des ‘idées modernes’)25.
Or, analyser les «idées modernes» est précisément un des objectifs que Nietzsche se propose d’atteindre dans une grande partie de ses écrits. Il dénonce sans cesse dans les «idées modernes» la manière de procéder des hommes du ressentiment; il critique sans cesse dans ces idées l’imposition de ce qui est uniforme et sans cesse s’attaque au royaume de l’animal de troupeau. C’est de ce point de vue qu’il porte son jugement sur des événements historiques, des courants d’idées, des systèmes de gouvernement. C’est aussi depuis cet angle qu’il envisage et évalue la démocratie, le socialisme, l’anarchisme. C’est encore dans cette perspective qu’il prend en considération la Révolution française; à son avis, ceux qui se sont engagés à la réaliser n’ont rien fait d’autre que prôner le nivellement, imposer le grégarisme, exprimer le ressentiment. Dans un fragment posthume, Nietzsche déclare que «la Révolution française est la fille et la continuatrice du christianisme… Son instinct va contre l’Église, les aristocrates, contre les derniers privilèges»26. Nombreux sont les textes de Nietzsche où il cherche à montrer que la religion chrétienne a essayé d’opérer une inversion des valeurs. Dans la Généalogie de la morale, il fait voir que la conversion de la prépondérance politique en prépondérance spirituelle a entraîné l’intériorisation de la valeur «bon». En opposant le comportement de l’aristocratie guerrière à celui de la caste sacerdotale, il met en lumière les changements que la valeur «bon» a dû subir. En tant que valeur aristocratique, «bon» voulait dire noble, beau, heureux; en tant que valeur religieuse, «bon» en vient à signifier pauvre, misérable, impuissant, souffrant, pieux, nécessiteux, malade. La transformation des valeurs a été ainsi le résultat du ressentiment des hommes faibles, qui, n’étant pas en mesure de lutter contre les plus forts, ont cherché à s’en venger par le moyen de cet artifice. Faisant semblant d’être délibérément faible, l’homme du ressentiment convertit sa
ron, Paris, PUF 2001: «À ces ‘Lumières’ caractérisées par la figure de Voltaire, Nietzsche oppose avec force, depuis Humain, trop humain, la figure de Rousseau qui représente la corruption de l’esprit des Lumières dans une direction ‘fanatique’ et morale: le premier est aussi aristocratique et sereinement ‘libre’, champion de la tolérance, que le second est ‘plébéien’ et pourri de sentimentalisme, intolérant, expression de faiblesse romantique» (p. 47). 25 Le gai savoir, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 1997/ FW, § 350. 26 Fragments Posthumes XIV, trad. J.-C. Hémery, Paris, Gallimard 1974/ KSA 13, 14 [223]. Voir aussi Fragments Posthumes X, trad. J. Launay, Gallimard, Paris, Gallimard 1982/ KSA 11, 25 [178].
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faiblesse en vertu; il s’attribue le mérite de la renonciation, de la patience, de la résignation. En fait, c’est son impossibilité d’agir dans ce monde qui l’amène à forger l’existence d’un autre monde, où il aurait une position prédominante, occuperait une place privilégiée, serait une figure éminente. Et de cette manière il travestit son impuissance en bonté, sa bassesse craintive en humilité, sa lâcheté en patience, son nepas-pouvoir-se-venger en ne-pas-vouloir-se-venger, voire pardonner, sa propre misère en apprentissage de la béatitude, son désir de représailles en triomphe de la justice divine sur les impies. Il invente le royaume de Dieu et, grâce à ce stratagème, cherche à transformer en force sa propre débilité. Dans cette direction, dès son apparition, la religion chrétienne a joué un rôle d’extrême importance. Pour maintenir sa domination, elle a pris différentes formes au cours des siècles. Voilà pourquoi Nietzsche n’hésite pas à affirmer: Dans un sens plus décisif, plus radical encore, la Judée triomphe une fois de plus de l’idéal classique avec la Révolution française: la dernière noblesse politique de l’Europe, celle du XVIIe et du XVIIIe siècle français, s’écroule sous la poussée des instincts populaires du ressentiment – jamais sur terre on n’avait connu allégresse plus grande, enthousiasme plus tapageur27.
Dans la Généalogie de la morale, Nietzsche s’applique à analyser la manière dont la morale du ressentiment a surgi. Le faible conçoit d’abord l’idée de «mauvais» pour désigner ceux qui sont nobles, courageux, plus forts que lui – et alors, à partir de cette idée, il arrive par antithèse à la conception de «bon» qu’il attribue à lui-même. En revanche, l’homme fort conçoit spontanément le principe «bon» à partir de lui-même et ensuite crée l’idée de «méchant» comme «un pâle contraste de naissance tardive»28. Du point de vue de l’homme fort, «méchant» n’est qu’une création secondaire, tandis que pour le faible «mauvais» est la création première, l’acte fondateur de sa morale. D’où il s’ensuit que le faible ne réussit à s’affirmer que dans la mesure où il nie celui à qui il ne peut pas s’égaler. La négation et l’opposition: voilà les procédés logiques de la morale du ressentiment. Dans ce contexte, être fort équivaut à être mauvais. L’homme du ressentiment évalue avant tout les actions; ce n’est qu’ensuite qu’il juge les hommes. Privilégiant l’intérêt général et durable au détriment de l’intérêt particulier et éphémère, il se porte comme un «individu collectif». Peu importe le critère d’évaluation qu’il adopte – il peut apprécier les actions, à partir de l’examen de ses conséquences ou à partir de l’analyse des motifs qui les ont inspirées; il peut les juger prenant en considération les intentions présentes lorsqu’elles ont été réalisées ou même imaginant qu’elles étaient bonnes ou mauvaises «en soi» – son évaluation sera toujours déterminée par son jugement sur la manière par laquelle l’individu se met en rapport avec le groupe auquel il appartient. Si c’est l’homme fort qui provoque la peur, alors doit être considéré comme «bon» celui de la part de qui il n’y aurait rien à craindre. Or, juger un être humain à partir de ses actions implique de supposer qu’il lui aurait été possible d’agir autrement. Que l’homme fort n’agisse pas en tant que tel ou que le faible se porte comme un fort, voilà deux vœux qui sont entièrement insensés. 27
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I, § 16. 28
I, § 10.
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Néanmoins, cette manière de penser est, semble-t-il, tout à fait caractéristique de l’homme du ressentiment. En essayant de séparer la force de ses manifestations, il établit entre elles une relation de causalité: l’homme fort constituerait la cause de ses propres actions et ces actions ne seraient que des effets de l’exercice de sa force. Parce que l’homme du ressentiment projette la force dans un substrat neutre, il la conçoit comme si elle avait la possibilité de se manifester ou de ne pas le faire. Tout se passe comme si l’homme fort avait le choix entre extérioriser sa force et s’en abstenir. Mais commander à l’oiseau de proie qu’il se comporte comme un agneau ou intimer à l’homme fort de procéder comme un faible, voilà deux propositions qui découlent d’un même type de raisonnement. Incapable d’admirer le fort, l’homme du ressentiment lui impute précisément l’erreur d’être fort. Il s’applique à réunir des faits et des témoins afin de porter son accusation, dont le but dernier consiste à introduire dans l’esprit du fort le virus corrosif de la coulpe. La haine et le désir de vengeance seraient les mots-clés pour comprendre le phénomène du ressentiment. C’est la différence qui provoque la haine ou plutôt c’est le refus de la différence qui l’engendre. C’est de l’impuissance que naît et se nourrit le désir de vengeance. Voilà pourquoi le ressentiment ne peut pas avoir pour synonyme le mot de réaction; c’est précisément parce qu’il est impuissant à réagir qu’au faible il ne reste que ressentir. Si le christianisme a opéré l’inversion des valeurs, à la Révolution française revient de la préserver. Nous sommes maintenant en mesure de comprendre pourquoi, dans Par-delà bien et mal, Nietzsche affirme qu’avec le peuple juif «commence le soulèvement des esclaves en morale» et qu’avec la Révolution française a lieu «l’apparition du dernier grand soulèvement d’esclaves»29. En plus de désigner cet événement historique comme une continuation du christianisme et une œuvre du ressentiment, Nietzsche n’hésite pas à le juger encore une fois: On commence d’ailleurs à s’apercevoir aussi que la dernière tentative de modification importante des appréciations de valeur, dans le domaine de la politique, – la «grande Révolution» – ne fut rien de plus qu’un charlatanisme pathétique et sanglant qui, par des crises soudaines, sut donner à la crédule Europe l’espoir d’une guérison soudaine – rendant ainsi jusqu’à nos jours tous les malades politiques impatients et dangereux30.
Il s’agit d’un charlatanisme, parce qu’au lieu d’opérer une nouvelle transformation des valeurs comme elle l’avait annoncé, la Révolution française s’est limitée à réactiver la morale des esclaves contre la morale des nobles, l’idéal grégaire contre l’aristocratisme. Il s’agit d’un charlatanisme pathétique, parce qu’elle n’a même pas su camoufler son dessein conservateur. Il s’agit d’un charlatanisme pathétique et sanglant, parce qu’elle n’a pas pu non plus éviter la manifestation de la haine et du désir de vengeance. Animant la manière de procéder des hommes du ressentiment, la Révolution française, qui comptait rompre définitivement avec le passé, n’a fait rien d’autre qu’en assurer la continuité. Encourageant les idéaux chrétiens, elle, qui espérait inaugurer une
29 Respectivement Par-delà bien et mal, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2000/ JGB, § 195 et § 46. Sur la Révolution française en tant qu’un moderne soulèvement d’esclaves, voir aussi Éléments pour la génealogie de la morale, trad. P. Wotling, Paris, Librairie Générale française 2000/ GM I § 16. 30 Aurore, trad. J. Hervier, Paris, Gallimard 1980/ M, § 534.
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nouvelle ère dans l’histoire de l’humanité, n’a rien fait de mieux que masquer des valeurs anciennes. C’est en psychologue que Nietzsche envisage la Révolution française; il compte diagnostiquer les mobiles secrets de ceux qui l’ont faite. C’est en généalogiste qu’il l’évalue; il veut juger les valeurs cachées de ceux qui l’ont réalisée31. Qu’il prenne la défense de l’aristocratisme contre l’idéal grégaire, cela saute aux yeux quand on se familiarise avec son œuvre32. Mais l’aristocratie dont il s’occupe n’est pas uniquement un résultat de l’élaboration théorique; Nietzsche pense la découvrir dans différentes époques historiques. L’homme noble dont il parle ne se réduit pas à un simple concept; Nietzsche croit le retrouver dans certains contextes bien précis. Il juge qu’il a existé dans le XVIIe et le XVIIIe siècle avec la noblesse française, dans la Renaissance avec la communauté aristocratique de Venise et surtout dans la Grèce ancienne avec l’aristocratie des guerriers33. Ayant recours aux études historiques, Nietzsche prend parti sans aucun doute pour un type déterminé d’organisation sociale. Mais ce n’est pas simplement dans ce but qu’il se sert de l’histoire; c’est avant tout pour rendre sa critique des valeurs plus riche qu’il procède de cette manière. En plus de la contribution décisive de la recherche historique, Nietzsche compte sur l’apport de la philologie. Dans la préface de la Généalogie de la Morale, il suggère qu’ «une certaine formation historique et philologique, jointe à une sensibilité innée et exigeante concernant les questions psychologiques en général»34 l’ont aidé à instaurer le procédé généalogique et à élaborer la critique des valeurs. En s’appliquant à l’examen du christianisme, Nietzsche a recours certes à la philologie; en s’engageant dans l’analyse de la morale du ressentiment, il se sert sans doute de l’histoire. Cependant il ne s’agit pas ici d’apprécier les appropriations qu’il fait des données philologiques et des éléments historiques, mais tout simplement de souligner sa résolution de s’en servir dans ses réflexions sur la provenance et les transformations des valeurs. En possession de ces éléments et de ces données, Nietzsche s’applique à réfléchir sur les doctrines morales, les événements politiques et les enseignements religieux; il s’engage à examiner le christianisme, la Révolution française et la morale du ressentiment. Et il se propose, à partir d’une autre perspective, de repenser les idées de liberté, d’égalité et de fraternité. Dans la perspective nietzschéenne, l’idée de fraternité n’acquiert un sens que si elle 31 Nous ne pouvons certainement pas accompagner Simone Goyard-Fabre, quand elle écrit: «C’est essentiellement en métaphysicien que Nietzsche – comparable à cet égard à Hegel – considère et juge l’événement révolutionnaire» (Nietzsche et la question politique, Paris, Sirey 1977, p. 99). 32 C’est la position que soutient aussi Bruce Detwiler. Il affirme dans la conclusion de son livre: «It is difficult to think of another modern of Nietzsche’s stature whose political orientation is both as aristocratic and as radical as his. Among modern philosophers Nietzsche stands virtually alone in his insistence that the goal of society should be the promotion and enhancement of the highest type even at the expense of what has traditionally been thought to be the good of all or of the greatest number» (Nietzsche and the Politics of Aristocratic Radicalism, University of Chicago, Chicago Press 1990, p. 189). Dans cette direction, voir par exemple Fragments Posthumes XIII, trad. J. Hervier, Paris, Gallimard 1978/ KSA 13.65. 33 Voir respectivement Éléments pour la généalogie de la morale, trad. P. Wotling, Paris, Librairie Générale Française 2000/ GM I, § 16, Crépuscule des idoles, «Incursions d’un inactuel», trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2005/GD, Streifzüge eines Unzeitgemässen, § 38 et Aurore, trad. J. Hervier, Paris, Gallimard 1980/ M, § 199. 34 Éléments pour la généalogie de la morale préface, trad. P. Wotling, Paris, Librairie Générale Française 2000/ GM, Vorrede § 3.
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est pensée dans le contexte de l’aristocratie guerrière. Concevoir l’existence comme un duel loyal est une condition inhérente à celui qui est fort. Il n’y a pas de raison pour faire la guerre, quand on méprise l’adversaire; il y en a encore moins quand on le domine. Savoir se comporter en tant qu’ennemi équivaut avant tout à trouver un adversaire à sa hauteur et à le combattre à armes égales, comme s’ils étaient deux frères. C’est dans cette mesure que l’homme fort confère à lui-même la valeur «bon» et désigne, ensuite, comme «méchants» ceux qui sont méprisables, ceux qui n’appartiennent pas à la même caste, ceux qui ne sont pas dignes d’être pris par lui en tant que des ennemis. D’après Nietzsche, la vie est une lutte, la force est une impulsion agressive, la santé est une capacité offensive et défensive. L’homme fort a besoin des adversaires pour se sentir aiguillonné; parce qu’il envisage l’obstacle comme un stimulus, il considère ceux qui lui opposent résistance comme ses partenaires. Voulant prévaloir contre les autres, il défie alors tous ses pairs. Mais il n’identifie pas la prépondérance avec la domination absolue; il ne confond pas non plus le combat avec l’extermination. Il faut qu’il y ait des antagonistes pour que l’affrontement puisse avoir lieu; et il faut que les adversaires ne soient pas éliminés pour qu’il puisse durer dans le temps. Ayant un caractère agonistique, la lutte est bien plus proche d’un jeu que de la destruction totale. Au lieu de mettre fin à l’isonomie, c’est elle qui mène les guerriers à se sentir égaux. Dans l’optique nietzschéenne, l’idée d’égalité n’acquiert un sens que si elle est conçue comme une relation inter pares. Dans toutes les organisations sociales, il y aura toujours les hommes supérieurs et les inférieurs; et toujours il y a aura une différence entre eux, à commencer par la force physique qu’ils possèdent et par la capacité de lutte dont ils disposent. C’est en ce sens que Nietzsche écrit: La doctrine de l’égalité!… Mais il n’y a pas de poison plus empoisonné: car elle semble prêchée par la justice elle-même alors qu’elle est la fin de cette justice… «Aux égaux l’égal, aux inégaux l’inégal» – voilà ce qui serait le véritable discours de la justice: et ce qui s’ensuit, ne jamais rendre égal ce qui est inégal35.
D’une part, les hommes forts; de l’autre, les faibles. Si à l’intérieur de chaque groupe, l’égalité saute aux yeux, il suffit de comparer les deux groupes pour que l’inégalité entre eux devienne évidente. Voilà pourquoi dans toutes les organisations sociales la hiérarchie est inévitable; bien plus, elle est souhaitable. Les différents membres de la collectivité s’arrangent de façon à ce que leurs activités s’intègrent; des relations d’interdépendance se produisent: certains individus se soumettent à d’autres qui, à leur tour, sont soumis à d’autres encore. C’est cette organisation hiérarchique qui assure la cohésion de différents éléments; grâce à la hiérarchie, ils finissent par former un ensemble. Mais cela ne veut pas du tout dire que les différences ont été supprimées. Au contraire, les hommes forts, les nobles, ceux qui sont bien situés éprouvent le pathos de la distance qui les sépare de tous les autres. C’est le discernement quant à la position qu’ils occupent qui les mène à se sentir libres. Du point de vue nietzschéen, l’idée de liberté n’acquiert un sens que si elle est 35 Crépuscule des idoles, «Incursions d’un inactuel», trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2005/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 48.
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considérée comme une conséquence de la guerre. Pour un individu, pour une société, pour un peuple, la liberté s’accroît dans la mesure où augmentent les résistances à vaincre, les obstacles à surmonter, la force à exercer. C’est dans ce sens que Nietzsche déclare: Liberté signifie que les instincts virils qui s’épanouissent dans la guerre et la victoire prédominent sur d’autres instincts, par exemple ceux de ‘bonheur’. L’homme qui a acquis la liberté, bien plus encore l’esprit qui a acquis la liberté, foule aux pieds l’espèce méprisable de bien-être, dont rêvent les épiciers, les chrétiens, les vaches, les femmes, les Anglais et autres démocrates. L’homme libre est guerrier36.
L’esprit libre se révolte contre toute sorte de croyance; mais il faut avoir de l’autorité et de la discipline pour se débarrasser des habitudes, pour abandonner les commodités, pour renoncer à la sécurité. L’homme libre ne peut pas se passer de l’affrontement avec ceux qu’il considère comme égaux; mais il faut être entièrement responsable de soi-même, pour se mettre à l’épreuve, regarder le danger en face, vouloir se livrer à la lutte. À plusieurs reprises Nietzsche lance son avertissement: «il faut toujours armer les forts contre les faibles»37. En plus du nombre, les faibles auraient en leur faveur la maîtrise dans l’art de tricher. Conférant une importance plus grande à l’instinct de conservation qu’à la vie, très vite ils auraient développé les talents de la dissimulation; pour éviter l’affrontement qu’ils ne pouvaient pas supporter, très tôt ils auraient appris à agir de façon insidieuse. Ce faisant, ils espéraient conserver à tout prix leur propre existence. De leur stratégie ferait partie, selon Nietzsche, l’apparition des «idées modernes». C’est en ce sens qu’il écrit dans un fragment posthume: Christianisme, révolution, abolition de l’esclavage, philanthropie, amour de la paix, justice, vérité: tous ces grands mots n’ont de valeur que dans le combat, en tant qu’étendard: non pas en tant que réalités mais en tant que termes pompeux pour quelque chose de tout autre (voire opposé!)38.
C’est à partir de cette perspective que Nietzsche envisage les «idées modernes» dans son ensemble. D’après lui, c’est précisément parce qu’elle se présente comme avocate des «idées modernes» que la Révolution française n’est rien d’autre qu’une «bouffonnerie horrible et, jugée de près, superficielle»39. C’est parce qu’elle lève l’étendard avec la devise «liberté, égalité, fraternité», qui ne sont que des idées astucieuses, que la Révolution française n’est rien d’autre qu’une ruse des faibles pour maintenir leur domination sur les forts.
36 Crépuscule des idoles, «Incursions d’un inactuel», trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2005/ GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 38. 37 Fragments Posthumes XIV, trad. J.-C. Hémery, Paris, Gallimard 1977/ KSA 13, 14 [123]: «Aussi curieux que cela paraisse: il faut toujours armer les forts contre les faibles; les chanceux contre les ratés; les sains contre les dépravés et les congénitalement tarés». 38 Fragments Posthumes XIII, trad. J. Hervier, Paris, Gallimard 1978/ KSA 13, 11 [135]. 39 Par-delà bien et mal, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2000/ JGB, § 38.
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Scarlett Marton
Abstract Cette étude se propose d’examiner l’étroit rapport entre la Révolution Française, la morale du ressentiment et la religion chrétienne dans le contexte de la philosophie nietzschéenne. Pour ce faire, il s’agira de confronter les conceptions de liberté, d’égalité et de fraternité que Nietzsche combat et celles qu’il défend, ayant en vue, d’une part, sa critique des «idées modernes» et, de l’autre, sa prise de position en faveur de l’aristocratisme. Il s’agira précisément d’analyser les différents sens qu’il confère à la devise révolutionnaire, afin d’évaluer les positions qu’il assume en face de cet événement historique. This study intends to investigate the close connection between the French Revolution, and the slave morality and the Christian religion within the framework of Nietzsche’s thought. It aims at confronting the conceptions of freedom, equality and brotherhood against which Nietzsche fights so well as the conceptions which he defends. On the one hand, within the critical dimension of his work, it aims at examining his attacks against the “modern ideas”; on the other hand, within the constructive dimension of his work, it aims at analysing his defence of the aristocratism. It intends to investigate the different meanings that Nietzsche gives to the French Revolution’s motto, in order to evaluate the positions that he assumes concerning this historic event.
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Die schweigenden Reden Zarathustras und das beredte Schweigen seiner Jünger – Eine Beobachtung zu «Vom neuen Götzen» Silvio Pfeuffer Interpretationen zu Also sprach Zarathustra sind in der Regel Auslegungen von Zarathustras Reden. Die Veröffentlichungen zum «Übermenschen» und zur «Lehre von der ewigen Wiederkehr des Gleichen» sind Legion, insbesondere in der Zwischenund Nachkriegszeit. Sie gelten zusammen mit der Formel vom «Wille[n] zur Macht» als Quintessenz des nietzscheschen Denkens. Noch heute wird der Autor von Also sprach Zarathustra diesem vielfach gleichgesetzt, was bereits aus literaturwissenschaftlicher Sicht unzulässig ist. In der Nietzsche-Forschung wurde dies erst spät erkannt1. Mit dem Know-how der Literaturwissenschaften kamen in den letzten dreißig Jahren Studien hinzu, die sich dem Metapherngebrauch, den textlichen Referenzen, dem Rhythmus, der Figuration und den Etymologien widmen. Texte, die die philosophischen und literaturwissenschaftlichen Aspekte miteinander verbinden, bleiben aber oft auf einer sehr allgemeinen Ebene, z. B. die Charakterisierung Zarathustras als Tänzer und die Bedeutung, die der Tanz im Werk Nietzsches und daraus resultierend für die Philosophie im ganzen hat. Solche Erkenntnisse sind nicht falsch, lassen einen aber unbefriedigt in der Frage zurück, weshalb Nietzsche Also sprach Zarathustra geschrieben hat. Diese Frage muss von jeder Stelle in diesem Buch aus beantwortet werden können, erst dann lässt sich von einem wesentlichen Erkenntnisgewinn sprechen. Die Hauptthese des vorliegenden Aufsatzes ist, dass der philosophische Aussagegehalt der Reden Zarathustras über die kommunikative Situation transfiguriert wird2. Man muss die Interaktionen zwischen Zarathustra und seinen Jüngern verstehen sowie die eigene Position, die man beim Beobachten dieses Interaktionsgefüges einnimmt. Bei1 Vgl. W. Stegmaier, «Szene und Lehre in Nietzsches “Also sprach Zarathustra”», in V. Gerhardt (Hg.), Friedrich Nietzsche. Also sprach Zarathustra, Berlin, Akademie-Verlag 2000, S. 191-223: S. 193: Nietzsche spreche diese Lehren nicht selber aus, sondern habe dafür Zarathustra gewählt. Mit Zarathustras Lehren wolle Nietzsche das Lehren von Lehren problematisieren: «Die Lehren Zarathustras müssten dann Anti-Lehren, Lehren gegen das Lehren, sein. Lehren, die die Unmöglichkeit des Lehrens über die Distanz im Verstehen hinweg deutlich machen». 2 Vgl. T.B. Strong, Friedrich Nietzsche and the Politics of Transfiguration, Expanded Edition with a New Introduction, Urbana, University of Illinois Press 2000, p. 17 f.: «What Nietzsche gives us is not […] a new set of philosophical answers to particular problems; it is, instead, more a form of human archeology, an analysis of the particular ‘soil’ from which these problems have sprung. The philosophical problems men have met and set for themselves in the past two and one-half thousand years are, in Nietzsche’s analysis, related to the sort of beings these men were. This is not true only of those who call themselves philosophers; after all, the problems are not limited to those who thought about them, bur are endemic to the condition of human-all-too-human. Nietzsche does not propose a new philosophical answer to these problems; indeed, such an attempt would be foolhardy. The problems lies in the kinds of beings who saw these sorts of problems as necessary. The proper response is not an answer, but the development of a form of life in which these matters are no longer problems».
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des ist zu trennen, aber in der Interpretation auch zusammenzusehen. Der vorliegende Aufsatz will dies am Beispiel von «Vom neuen Götzen» demonstrieren. Man könnte dazu auch auch fast jede andere Rede auswählen. «Vom neuen Götzen» berührt indes das Thema der zurückliegenden Konferenz, in der es um das ’Politische‘ und ’Soziale‘ in Bezug auf Nietzsche im weitesten Sinne ging3. Für das Verhältnis Zarathustra zu seinen Jüngern wird als Kontrapunkt Zarathustras Rede «Von der schenkenden Tugend» hinzugezogen.
Zarathustras vorbereitende Rolle in Nietzsches Metapolitik Nietzsche hat in seinen Werken keine Stellung zu politischen Themen bezogen. Dies steht in einem auffälligen Missverhältnis zu seiner Rezeption. Der politische Diskurs wird aufgrund der grundlegenden demokratischen Werte von Freiheit und Gleichheit auch auf Texte ausgedehnt, die primär einer anderen Intention folgen. Die demokratischen Werte werden als ein Idiom gebraucht, mit dem philosophische und literaische Texte daraufhin untersucht werden, inwieweit sie Gesellschaftskritik üben und alternative Gesellschaftsmodelle entwerfen. In Bezug auf Nietzsche hat sich dies in der Vergangenheit als verhängnisvoll erwiesen: «Wille zur Macht», «Rangordnung», «Herren und Sklavenmoral» wurden als Beherrschung von Individuen, soziale und politische Kontrolle und die Ausbildung kultureller Hegemonie verstanden. Man kann dies natürlich widerlegen, indem man zeigt, dass Nietzsches seine Idiome in seinen Texten ganz anders gebraucht und eine Metaperspektive einnimmt, in der es um das Überleben der Menschheit als ganzes geht4. Aber die Widerlegung des NietzscheBildes als eines Antidemokraten weist ihn umgekehrt nicht gleichzeitig als Demokraten aus. Zwischen diesen beiden Enden siedeln sich die politischen Rezeptionen Nietzsches an. Kaufmann hat Nietzsches Philosophie als apolitisch charakterisiert, was vor allem den Erfahrungen geschuldet ist, die die USA und Großbritannien mit dem Nationalsozialismus gemacht hatten5. Kaufmann ging es zuvorderst darum, Nietzsche im philosophischen Diskurs des angelsächsischen Raumes zu etablieren. Auf einer breiteren Rezeptions- und Forschungsgeschichte aufbauend, wurden im Anschluss wiederholt Nietzsches antidemokratische Züge als Gefahr für die Demokratie herausgestellt6. Umso mehr verwundert es, dass andere Autoren Nietzsche als Erneuerer der Demokratie verstehen, indem sie – aufbauend auf dem sich aus kulturellen und sozialen (Selbst)Zwängen befreienden Individuum – die Perspektive einer radikalen liberalen Demokratisierung entwerfen7. All diesen Interpretationen wohnt eine gewisse Einseitigkeit und Selektivität inne. Die Ursache ist, dass man die Texte Nietzsches unter der Voraussetzung einer bestimmten Hypothese liest, und dann un3 Der diesem Aufsatz zugrundeliegende Vortrag wurde auf der 2. GIRN-Tagung im August 2009 in Toulouse gehalten. 4 Vgl. bereits K. Ulmer, Nietzsche. Einheit und Sinn seines Werkes, Bern-München, Francke 1962, S. 69 ff. 5 W. Kaufmann, Philosopher, Psychologist, Antichrist, 4th ed., Princeton, Princeton University Press 1974. 6 Vgl. z. B.F. Appel, Nietzsche contra Democracy, Ithaca-London, Cornell University Press 1999. 7 Vgl. z. B.L. Hatab, A Nietzschean Defense of Democracy: An Experiment in Postmodern Politics, Chicago, Open Court 1995; D. W. Conway, Nietzsche and the Political, London, Routledge 1997.
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weigerlich auch diejenigen Stellen findet, die die eigene Hypothese stützen. Insbesondere wird nicht beachtet, dass Nietzsche das Politische im Ethischen und damit im moralisch-kulturellen Vorfeld auflöst. Die politischen Implikationen in den Texten Nietzsches müssen daher als eine Art Metapolitik verstanden werden, die im moralisch-kulturellen Vorfeld die Weichen für dasjenige stelle, was Nietzsche selber «grosse Politik» genannt hat8. Nietzsche zielte damit auf ein Handeln aus der Souveränität gegenüber festen Normen und Werten, das sich im eigentlichen Sinn für die Menschheit als verantwortlich weiß. Die Metapolitik Nietzsches wird durch die Figur des Zarathustra mit vorbereitet. Zarathustras Rede «Vom neuen Götzen» ist moralisch grundiert. Er lehnt den modernen Staat ab und das Politische bleibt ihm im Innersten fremd. Nietzsche knüpft an den nicht-politischen Zarathustra politisch wieder an. Es muss ein Außerhalb der Politik gegeben haben, um in Nietzsches Sinn «grosse Politik» zu betreiben. Anders gesagt: Nietzsche hat nicht die Kraft zu der Naivität, die Zarathustra in seiner Un-stellung zum Staat auszeichnet. Nietzsche verteidigt den Menschen wie Zarathustra in seiner Einzigartigkeit, also dort, wo ihn das politische Denken nicht zu integrieren vermag. Damit gerät Nietzsche in Opposition zum Politischen, das im Namen der Freiheit Rechte und Normen aufstellt, die Begehren organisiert und überwacht, Notwendigkeiten auflöst, durch Kompromisse abmildert oder durch neue ersetzt. Der Philosoph Nietzsche zieht im Unterschied zu Zarathustra daraus die Erkenntnis, dass die Politik die Einzigartigkeit des Einzelnen verkennen muss, um überhaupt mit ihr umgehen zu können. Daher stellt sich die Frage, wo sich das Politische vom Leben trennt, und wo letzteres – in der von Nietzsche betriebenen extremen Individualisierung – erneut politisch wird. Nietzsche kann man genauso einen Zerstörer des Politischen und Sozialen nennen wie dessen Prophet. Es gibt genügend interpretatorische Leitlinien, die die eine oder andere Leseweise begünstigen und im Grunde genommen kommt keine ohne die andere aus. Dies stellt sozusagen den kleinsten gemeinsamen Nenner in der Interpretation dar. In «Vom neuen Götzen» wird der Leser thematisch von Beginn an zwischen zwei unvereinbaren Dispositionen festgehalten: (1) Wir hätten alles Recht, auf das Politische zurückzugreifen, es wird umso notwendiger, jetzt, wo wir im Begriff sind, die Freiheit und Gleichheit in Zweifel zu ziehen, und blieben doch Zarathustra gegenüber, der zu uns spricht und auf den wir hören, nicht länger im Recht. Wir widersprechen ihm nicht, aber wir stimmen ihm auch nicht zu. Wir schweigen, wie Zarathustras Jünger. Was bedeutete es aber, Zarathustra zuzustimmen? Würden wir nicht (2) das Eigene, gegenüber dem Politischen irreduzibel Bleibende gegen die allgemeinen sozialen und politischen Bedeutungen erneut als Recht in Anschlag bringen? In seiner Beschreibung des Staates und der in ihm organisierten «Viel-zu-Vielen» zeigt Zarathustra, dass gerade die Einforderung des Eigenen den Staat und damit das Allgemeine 8 P. Van Tongeren, «Nietzsche as “Über-Politischer Denker”» und H. Siemens, «Yes, No, Maybe So … Nietzsche’s Equivocations on the Relation between Democracy and “Grosse Politik”», beide in H. Siemens, V. Roodt (eds.), Nietzsche: Power and Politics, Berlin-N.Y., de Gruyter 2008, S. 69-83 bzw. 231-268.
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am Leben erhält. Wie sich also gegen das Politische wenden, ohne dasjenige zu wiederholen und wieder einzuführen, gegen das man sich doch richtete? Indem Zarathustra den modernen Staat infrage stellt, führt er eine naive Rede, als ob es eine Form von Gemeinschaft gäbe, die nicht früher oder später zu dem ausschließlich verrechnenden und verwaltenden Politischen, wie wir es heute kennen, führte. Nietzsche wusste im Unterschied zu seinen Zeitgenossen, dass die Kritikpotenziale erschöpft sind, vom Konservatismus über den Anarchismus bis hin zum Sozialismus. Was aber an Zarathustras Rede fasziniert, ist, dass es einen Abstand des Inhalts der Rede zu ihr selbst gibt. Der von ihr ausgehende ästhetische Reiz liegt darin, sie nachsprechen zu wollen, um sich in ihr letztlich aufzugeben. Aber eben diese Selbstaufgabe, dieser Nihilismus, ist Zarathustra fremd. Diese Fragen kreisen umgekehrt um das, was Derrida die «Teleopoiesis» Nietzsches nennt, die Verpflichtung von ihm unbekannten Lesern auf eine philosophische Elite bzw. Gemeinschaft, die «vielleicht» in der Zukunft liegt. Am ausführlichsten hat sich Derrida hierzu in Politiques de l’amitié geäußert9. Er verteidigt nicht Nietzsche, sondern zunächst die Demokratie. Auch wenn es noch keine richtige Demokratie gab, so ist man doch Demokrat genug, um an die Demokratie zu glauben und sie durchzusetzen. Aber gegen wen, wenn es nur erklärte Freunde der Demokratie gibt? Wie soll sie sich entfalten, wenn sie ihre Verwirklichung immer schon antizipiert und sich auf diese Weise autoimmunisiert und in ihrer Sprache zu ersticken droht? Die Demokratie kann sich im Grunde genommen nicht selbst befragen, weil sie dies immer schon von einem demokratischen Standpunkt aus tut und keinen anderen zulässt. Die Feststellungen, wie undemokratisch es in der Gesellschaft zugeht, vermehren sich mit den Entwürfen, wie demokratisch diese Probleme gelöst werden müssten. Hier, inmitten unserer demokratischen Selbstvergewisserungen über die Demokratie, ertöne die Stimme des Antipoden Nietzsche. Nietzsche löst in seiner extremen Opposition zum Politischen die Struktur der Opposition selbst auf10. Eine Auseinandersetzung kann nur auf dem politischen Terrain stattfinden; dieses ist aber durch die christlich-europäische Moral grundiert, deren Ungenügen für die Zukunft Europas Nietzsche aufweist. Deshalb wird Nietzsche als politischer Denker abgelehnt, als solcher gar nicht wahrgenommen oder politisch von allen Seiten vereinnahmt. Zu diesen Fehleinschät-
9 J. Derrida, Politiques de l’amitié, Paris, Galilée 1994. Aus dem Französischen übers. v. S. Lorenzer, Politik[en] der Freundschaft, Frankfurt am Main, Suhrkamp 2000. 10 Diesen Fragekomplex hat R. Guay («How to be an Immoralist», in G. Von Tenevar (ed.), Nietzsche and Ethics, Bern-N.Y., Peter Lang 2007, S. 19-54) erhellt. Wie der Titel bereits andeutet, geht Guay von einer paradoxen Fragestellung aus: Inwiefern ist man ein Immoralist, und, wenn dem so ist, inwiefern kann man es sein? Inwiefern kann man ein Immoralist sein, wenn man durch die herrschende Moral geprägt ist – wie sie empfindet, urteilt und handelt? Guay zeigt, dass Nietzsches ‘ethischer Standpunkt’ sich nicht antithetisch zur herrschenden Moral verhält, sondern sie in dem Sinne erweitert, neue praktische Orientierungen zu geben. Seine ‘theoretischen’ Angriffe auf allgemeine Normen und Werte sollten zeigen, wie sich die Moral hinsichtlich ihrer notwendigen Erweiterung selbst zum Hindernis wird. Man sei daher aus moralischen Gründen zum Immoralismus gezwungen. Dabei gehe es nicht um ein Nein zur alten Moral und um ein Ja zu einer neuen, sich aus dem Skeptizismus generierenden Moral (die genauso dogmatisch wäre), sondern darum, wie das Nein zur alten Moral dennoch ein Ja enthält. Vgl. dazu bereits W. Stegmaier, Nietzsches «Genealogie der Moral», Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft 1994, S. 11 ff.
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zungen kommt es, weil man den ‘politischen’ Nietzsche innerhalb der politischen Sprache selbst aufzufinden sucht, ohne dessen agonalen, d. h. ästhetischen Zugang zum Politischen zu beachten11. Derrida zufolge ersetzt Nietzsche die Struktur der Opposition zum Politischen, die das Politische nur wiederholt, durch ein Denken der Freundschaft. Die Freundschaft ist dasjenige, was zutiefst moralisch ist, aber ohne die ästhetische Komponente nicht auskommt. Nietzsches Diktum, wonach man im Freund noch den Feind dessen erkennen muss, was man «Freundschaft» zu nennen geneigt ist, und im Feind einen Freund, der das Gedächtnis dieser Freundschaft wachhält, weise Derrida zufolge in ein zukünftiges Denken der Politik12. Hätte man einen Begriff der Freundschaft, würde man den Freund oder sich selber danach beurteilen, wie sehr er oder man selber sich diesem Begriff gemäß verhält. Die Gefahr, sich einen Begriff von der Freundschaft zu machen, begegne Nietzsche dadurch, im Freund noch den Feind zu erkennen. Die Unauflösbarkeit dieser Paradoxie arbeite unablässig in einem politischen Handeln, das die Freunde und Feinde in dem Maße vermehrt, wie es diesen Gegensatz in den Werten der Freiheit und Gleichheit aufzulösen bemüht ist. Derrida geht den Spuren nach, wie sich die Demokratie jene Spannung in der Freund-Feind-Beziehung, die bis zu deren Ununterscheidbarkeit reicht, zunutze machen kann. Umgekehrt ist dies die heute jeden bedrängende Frage, welchen Platz man in einem unbestimmten ethisch-politischen Feld einnimmt. Soll ich die Einzigartigkeit des anderen (an)erkennen, wo er doch nur einer unter anderen ist, oder soll ich ihn juridisch betrachten, obwohl, wie Levinas sagt, er in meiner unmittelbarsten Nähe ist?13 Derrida fasst dies in einer Aporie zusammen: Auf der einen Seite müsse die Demokratie die «Singularität» und «Alterität» jedes Einzelnen schützen. Auf der anderen Seite habe keine Demokratie Bestand, in der es nicht auch eine «Gemeinschaft der Freunde» (Aristoteles) gäbe, «ohne Berechnung und Errechnung der Mehrheiten, ohne identifizierbare […] und untereinander gleiche Subjekte»14. Derrida zeigt im Folgenden, wie sich das Politische im Ethischen auflöst und jeder Einzelne, aus dieser Auflösung heraus, erneut an die Politik gebunden ist. Bei Nietzsche lassen sich dieselben Unterminierungen des Politischen beobachten, doch sind sie anders gelagert als bei Derrida. Übereinstimmung besteht zunächst dar11 Vgl. H. Siemens, «The first Transvaluation of all Values: Nietzsche’s Agon with Socrates in The Birth of Tragedy», in G. Von Tenevar (ed.), Nietzsche and Ethics, Bern-N.Y., Peter Lang 2007, S. 171-196. Mit dem griechischen Begriff «agon» umgehe Nietzsche die zwei Hörner eines schreibpraktischen Dilemmas: stellte er die Theorie des Lebens und der Kunst in Opposition zum metaphysischen Diskurs dar, bliebe er im metaphysischen Fahrwasser hängen und seine Umwertung wird unterminiert; vermeidete er dies andererseits, indem er künstlerisch die Theorie verändert, würde er ins Reich der Illusion verbannt werden. Für Nietzsche ersetze die Kunst nicht die Theorie, sondern ist ihr Supplement und Korrektiv. Sie verändere von außen die Theorie (in der eingenommenen Lebensperspektive) und erfahre intern eine Disziplinierung durch die theoretische Perspektive. 12 Derrida legt seiner Untersuchung den § 376 aus MA I zugrunde, in dem es heißt: «[…] “Freunde, es giebt keine Freunde!”, so rief der sterbende Weise; “Feinde, es giebt keine Feinde!” ruf ich, der lebende Thor». 13 Vgl. u. a. E. Levinas, «Philosophie, Justice et Amour», in Entre Nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Le Livre de Poche 1998, p. 115. 14 J. Derrida, Politik[en] der Freundschaft, Frankfurt am Main, Suhrkamp 2000, S. 47.
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in, dass, um das Politische kritisieren zu können, man bereits politisch reden muss. Darum beginnt Zarathustra mit einem Bedauern und einer gleichwohl hilflosen Beschwörung: «Irgendwo gibt es noch Völker und Heerden […]». Zarathustra erinnert an abgeschlossene Ethnien, in denen die Individuen in einem festen sozialen Band (Familie, Gemeinwesen, Religion und Gesetz) integriert sind. Die «Völker» hätten jeweils ihr eigenes Urteilen über Gut und Böse. Der Horizont dieser Urteile werde durch die jeweils eigene Sprache begrenzt: «jedes Volk spricht seine Zunge des Guten und Bösen: die versteht der Nachbar nicht. Seine Sprache erfand es sich in Sitten und Rechten». Eine bestimmte Ethnie könne deshalb nicht einfach hinter ihre moralischen Urteile zurückgehen und sie relativieren, um sich mit einer anderen Ethnie zu verbinden. Nach Nietzsche gelte dies auch für die Völker Europas mit ihrer gemeinsamen griechisch-christlichen Vergangenheit. Nietzsche hatte die Begrenztheit ihrer auf Freiheit und Gleichheit gestellten Werte gesehen, die nicht imstande seien, Ordnungen zu begründen, die der Menschheit als ganzem das Überleben sicherten15. Da diese Werte aber aus dem hervorgingen, was die griechisch-europäische Kultur selber als ihre Aufklärung bezeichnet, kann sie nur schwer über ihre Begrenztheit aufgeklärt werden16.
Zarathustras Rede «Vom neuen Götzen» Nietzsche hat in Zarathustra eine Figur geschaffen, die naiv genug ist, um einen solchen Versuch zu unternehmen. Die Rede «Vom neuen Götzen», in der Zarathustra das Wesen des Politischen infrage stellt, hat Nietzsche zwischen «Vom Krieg- und Kriegsvolke» und «Von den Fliegen des Marktes» platziert. Ehrschätzung des kriegerischen Pathos – Imagination des lebensfeindlichen Staates – Kritik der Öffentlichkeit. Zarathustra behält sich etwas von dem kriegerischen Pathos vor, um den Kampf gegen seinen Feind aufzunehmen: Staat? Was ist das? Jetzt thut mir die Ohren auf, denn jetzt sage ich euch mein Wort vom Tode der Völker. Staat heißt das kälteste aller Ungeheuer. Kalt lügt es auch; und diese Lüge kriecht aus seinem Munde: “Ich, der Staat, bin das Volk.” Lüge ist’s! Schaffende waren es, die schufen die Völker und hängten einen Glauben und eine Liebe über sie hin: also dienten sie dem Leben.
Der Titel «Vom neuen Götzen» zeigt an, dass viel von der Omnipräsenz des abgestorbenen christlichen Gottes auf den modernen Nationalstaat übergegangen ist. Za15 Vgl. H. Siemens, «Yes, No, Maybe So … Nietzsche’s Equivocations on the Relation between Democracy and “Grosse Politik”», in H. Siemens, V. Roodt (eds.), Nietzsche: Power and Politics, Berlin-N.Y., de Gruyter 2008, S. 231-268. 16 Vgl. W. Stegmaier, «Nietzsche, die Juden und Europa», in W. Stegmaier (Hg.), Europa-Philosophie, Berlin-N.Y., de Gruyter 2000, S. 67-91: S. 73.: Die «europäisch-christliche Moral» sei für Nietzsche eine «“Hypothese”», die ihren Hypothesencharakter verkannt habe: «Eine Moral aber, die vollkommen von sich überzeugt ist, duldet keine andere neben sich. Sie akzeptiert nicht, eine bloße Hypothese zu sein, und greift jeden, der sie so nennt, als unmoralisch an». Nietzsche habe das der europäischen Moral in Rechnung gestellt. Er habe gesehen, dass sie nur durch sich selbst infrage gestellt werden könne und eine Bewegung in ihr am Wirken sei, die sie genau an diesen Punkt führe».
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rathustra stellt den Staat an sich infrage, seine liberale Verfasstheit sowie die nationale, romantisch domestizierte Überhöhung. Beides offenbart für Zarathustra nur den langsamen Verlust von menschlichem Wert: auf Widerstände zu treffen und Widerstand gegen sie auszuüben, d. h. zu «schaffen». Nietzsche beschreibt durch Zarathustras Rede die Bewegung des Nihilismus, ohne dass Zarathustra diesem angehörte. Zarathustra fragt am Anfang von «Vom neuen Götzen», was der Staat ist, als ob es sich um eine allgemein zu gewinnende Erkenntnis handelte, und fährt mit seinem «Wort vom Tode der Völker» fort. Er gibt eine Antwort, bevor er eine Antwort gibt, weil er bereits ein festes Vorverständnis für die Gesellschaft, die er vor sich sieht, hat. Aber an wen kann Zarathustra sich dann noch innerhalb dieser Gesellschaft richten? Zarathustras Jünger können, als Mitglieder des Staates, nicht direkt an die Inhalte seiner Reden anknüpfen. Sie sind auf dem Markt durch die Art und Weise auf Zarathustra aufmerksam geworden, wie er sprach, sich gebärdete, zu seinen Reden tanzte. Für diese Aufmerksamkeit müsste Zarathustra seinen Jüngern dankbar sein. Die Jünger erkennen die exponierte Lage Zarathustras ihrerseits, wodurch eine spezifische Beschämungsszenerie ihren Anfang nimmt. Nietzsche setzt eine Strategie der Verabgründung dieser kommunikativen Struktur in Szene, indem Zarathustra seine Jünger – wie ich im nächsten Abschnitt zeigen möchte – in ihrer Sprache beschämt, sie von ihr reinigt und einen Initiationsritus evoziert. «Irgendwo gibt es noch Völker und Heerden, doch nicht bei uns, meine Brüder: da giebt es Staaten». Diese Aussage lässt sich nicht davon isolieren, an welchem Ort und zu welchem Zeitpunkt sich Zarathustra an seine Gefolgschaft wendet. Die entscheidende und am Schluss immer bedrängendere Frage ist, was jenes «bei uns» bedeutet. Zarathustra richtet sich damit an seine Gefolgschaft, die er seine Brüder nennt. Dieses «bei uns» bezeichnet jedoch zugleich das in Staaten gegliederte Territorium, auf dem sie sich befinden. Demnach sind in dieses «bei uns» auch all die Menschen eingeschlossen, an die sich Zarathustra nicht direkt richtet. Das «bei uns» ist aus Zarathustras Perspektive somit auch ein ‘dort’, ein ‘woanders’ in unmittelbarer Nähe. Die Infragestellung des Politischen erfolgt ausschließlich von diesem Ort her und lässt sich darüber hinaus nicht davon isolieren, dass Zarathustra sich durch Nietzsche hindurch an alle wendet, die seine veröffentlichten Reden lesen. Wer sind dann wir in seiner Gefolgschaft oder genauer: in der Gefolgschaft seiner Gefolgschaft? Und wer ist jeder Einzelne in diesem Gefolge? Finden wir uns nicht in der Gefolgschaft Zarathustras wieder, ohne ihr eigens beigetreten zu sein? Hatten wir überhaupt eine Wahl? Tatsächlich erfährt man nichts darüber, was die Jünger konkret bewogen hat, sich Zarathustra anzuschließen. Diese Verstrickung in das Verhältnis Zarathustras zu seinen Jüngern zieht bereits eine Verpflichtung auf Zarathustra nach sich. Man könnte darin einen Akt der Überredung und Gewalt erkennen, wenn diese Verpflichtung nicht gleichzeitig die Uneinigkeit offenlegte, die der Leser mit sich selbst hinsichtlich der Problematik des Staates und des Politischen mitbringt. Zarathustra ist – wenn man so sagen kann – noch weniger politisch als Nietzsche. Es lässt sich mit guten Gründen fragen, ob Zarathustra überhaupt ein Bewusstsein vom Politischen hat. Er sieht sich mit dem Politischen konfrontiert, und doch bleibt
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es ihm im Innersten fremd. Als Ausgangspunkt lässt sich festhalten, dass Zarathustras Rede über den modernen Staat moralisch grundiert ist. Zarathustra nimmt sich vom Politischen aus, indem er es moralisch angreift. Zarathustra übt in «Vom neuen Götzen“ keine Kritik im eigentlichen Sinn, sondern imaginiert pathetisch eine Gefahr, für deren Wahrnehmung»es gewöhnlich an Distanz fehlt. Die Gefahr, die vom Staat ausgeht, ist für Zarathustra umso größer, je mehr sie sich auch innerhalb des Staates – in der Artikulation von Einzelinteressen – formulieren lässt. Nietzsche nimmt durch Zarathustra hindurch die «Gouvernementalität», wie sie Foucault als spezifisch moderne Form der Machtausübung beschreibt, vorweg. Tatsächlich wird der Staat heute in all den Gefahren, die von ihm ausgehen, durch die politische Öffentlichkeit kritisiert. Da die politische Öffentlichkeit selber ein konstituelles Element des Staates ist, wird er durch sie stabilisiert. Erst durch die ‘heißen’ Reden wird der Staat zum «kälteste[n] aller Ungeheuer». Staat und Gesellschaft lassen sich fortan nicht mehr unterscheiden. Man kann das auch als ’gelebte Demokratie‘ bezeichnen, wodurch die Dinge sofort in einem günstigeren Licht erscheinen. Für Zarathustra besteht darin die unverfrorenste aller Lügen: «“Ich, der Staat, bin das Volk”». Nicht primär die Gefahr, die vom Staat (als Souverän der Macht) ausgeht, sondern das Reden über den Staat selbst (die demokratischen Verfahren) sind für Zarathustra das Gefährliche. Es verkennt die Macht, mit der die Individuen sich im Staat organisieren. Zarathustra unterläuft die am Staat geübten Kritiken, indem er ihn in seiner eigenen Rede als das Schlimmste imaginiert. Dadurch wird Zarathustra, dessen Rede sich im Anschluss auch politisch verstehen lässt, durch das Politische nicht korrumpiert. In «Vom neuen Götzen» vollzieht sich daher eine ethische und soziokulturelle Neuorientierung der Politik. Diese Neuorientierung verbindet die Rede «Vom neuen Götzen» mit den anderen Reden Zarathustras. Im ganzen verkörpert Zarathustra jeden moralischen Zug, den man an ihm auffindet, vor allen anderen, die man auch noch an ihm findet, ohne dadurch widersprüchlich zu werden. Demnach wäre er ein Narr, wenn er nicht gleichzeitig die zu beobachtende Unnachgiebigkeit, Stärke und Gelassenheit in seinen Reden an den Tag legte17. Als Narr darf Zarathustra eine Lüge aufdecken, die offensichtlich ist, aber nicht ausgesprochen werden darf, und die als solche auf Dauer auch nicht mehr wahrgenommen wird. Scheler bezeichnet dies im Anschluss an Nietzsche nicht als Lüge, sondern als Verlogenheit18. In der Verlogenheit nimmt man die Lüge als solche nicht mehr wahr. Es reicht also nicht, über den Staat aufzuklären, sondern man muss Zarathustra zufolge (im Sinne der Aufklärung) den Staat selbst infrage stellen. Zarathustra fragt, was der Staat ist, versieht aber schon das Wort «Staat» mit einem Fragezeichen, 17 In einem Notat zur Vorrede von FW spricht Nietzsche von der «Vorbereitung zu Zarathustras naiv-ironischer Stellung zu allen heiligen Dingen (naive Form der Überlegenheit: das Spiel mit dem Heiligen)» (KSA 12, 2 [166]). 18 M. Scheler, Das Ressentiment im Aufbau der Moralen, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann 2004, S. 32: «Neben dem bewußten Lügen und Fälschen gibt es noch das, was “organische Verlogenheit” zu nennen ist. Hier erfolgt die Fälschung nicht im Bewußtsein, wie bei der gewöhnlichen Lüge, sondern auf dem Wege der Erlebnisse zum Bewußtsein, also in der Art der Bildungsweise der Vorstellungen und des Wertefühlens. […] Wer “verlogen” ist, braucht nicht mehr zu lügen».
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so dass seine Frage auch eine Infragestellung des Staates ist. Man soll nicht (nur) die angekündigte Kritik verstehen, sondern «die Ohren [aufthun]». Dazu stellt Zarathustra die moralisch begründeten Ordnungen der «Völker», ihre «Sitten und Rechte[]», über den Staat. Der Staat hingegen schafft Ordnung und Recht in dem Diffus- und Durchlässigwerden moralisch begründeter Ordnungen. Er ist das Allgemeine aller Ordnungen, als Gesetz: «“Auf der Erde ist nichts Grösseres als ich: der ordnende Finger bin ich Gottes” – also brüllt das Unthier». Als absolute Ordnung muss der Staat dennoch in der Sprache einfacherer Ordnungen sprechen, um seinerseits verstanden zu werden. Ohne Moral spricht er in der Sprache der Moral und «lügt» damit «in allen Zungen des Bösen und Guten». Die Macht des Staates ist, für alle gleich gültig zu sein, wobei er gleichgültig gegenüber dem konkreten Einzelnen ist. Er hat kein Ressentiment gegenüber den Individuen, deren Ressentiments er populistisch für seine Machterhaltung nutzt, indem er sie aufgreift, organisiert, gegeneinander ausspielt und kanalisiert. Das Handeln des Staates ist abgeklärt, er ist das «kälteste aller Ungeheuer». Der Staat verpflichtet die Individuen auf die Werte der Freiheit und Gleichheit, die diese selber für die geeignete Basis halten, um ihre Interessen durchzusetzen. Das einzelne Individuum will sich im Namen der Freiheit, die für alle gilt, selbst verwirklichen. Als Individuum unter gleichen Individuen will es wiederum vor deren Freiheit, die die eigene Selbstverwirklichung verhindert, geschützt sein. Das Insistieren auf der Freiheit und Gleichheit bringt somit neue Abhängigkeiten hervor: «Seht sie klettern, diese geschwinden Affen! Sie klettern über einander hinweg und zerren sich also in den Schlamm und die Tiefe». Der Staat wird umso mächtiger, je mehr die Individuen seine Alleinherrschaft infrage stellen, eben weil er es ist, der die Interessenvertretungen sicherstellt: «und was er auch hat, gestohlen hat er’s»19. Die Formierung einer politischen Gesellschaft bringt eben nicht den erhofften zivilisatorischen Fortschritt: «Ja, ein Sterben für Viele ward da erfunden, das sich selber als Leben preist». Der Staat zeigt sich als Vernichter des Lebens, weil er die Individuen in der Perspektive des Erhalts hält. Er stellt die «Falle» für die «Vielen» auf, im Erhalt des Eigenen eine Zunahme des Lebens überhaupt zu sehen. Zarathustra ist ein Anachronismus, denn er stößt bei diesem Befund gleichzeitig an die Grenzen seiner Moral. Er erträgt das moderne Leben nicht und richtet sich in seiner Perspektive auf das Politische gegen das Politische selbst. Die rhetorische Figur dafür ist die Polemik: Zarathustra wertet die «Viel-zu-Vielen» ab, jedoch so, dass er 19 Nietzsche beschreibt damit im Grunde die substrukturellen Machtmechanismen, die Foucault unter dem Stichwort «Gouvernementalität» aufdeckte (M. Foucault, Geschichte der Gouvernementalitét I. Sicherheit, Territorium, Bevölkerung. Vorlesung am Colleges de France 1977/78, Frankfurt am Main, Suhrkamp 2004). Foucault zeigt, wie Subjektivierungen zur Freiheit und Selbstbestimmtheit staatliche / ökonomische Macht eben nicht desavouieren (wie das in totalitären Regimen der Fall war), sondern im Gegenteil zu deren Stützung beitragen. Die Emanzipationsbestrebungen gesellschaftlicher Teilgruppen stellen die Macht des Staates infrage, verlangen aber gleichzeitig, das freie demokratische Spiel dieser Kräfte sicherzustellen. Auf diese Weise bringt der Staat eine politisch formierte Gesellschaft hervor, in der ‘Protest’ oder das ‘Engagement’ genausogut als ein Akt der Selbstdisziplinierung und Unterwerfung gelesen werden kann.
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sich in diese Abwertung hineinsteigert, bis seine Rede sich selbst überhebt und die Abwertung direkt aus der Masse hervorzugehen scheint. Zarathustra richtet sich in seiner Beziehung auf das Politische gegen jede Beziehung zum Politischen. Der Leser, dem es schwer fällt, sich völlig außerhalb von allgemeinen Normen, Werten und Rechten zu stellen, muss seine «Ohren [aufthun]», d. h. er muss zu hören verstehen. Er muss auf Zarathustras Wort hören, bevor er sich noch den Sinn der Worte Zarathustras vergegenwärtigt, den er doch nicht akzeptieren könnte. Die «Teleopoiesis», das «vielleicht» einer gemeinsamen Zukunft, hat hier bereits zu wirken begonnen. Ohne dieses ‘Hören auf …’ durch die Jünger und die Leser würde Zarathustra die Logik des Staates nicht unterbrochen, sondern ein weiteres Mal bestätigt haben. Die an das Auge, das Vermessen / Vergleichen gebundene Produktion von (politischem) Sinn wird im Hören Zarathustras durch das Empfangen von auszulotenden Sinnfrequenzen ersetzt20. Denn nimmt man Zarathustras Wort für sich, dann unterstreicht seine Definition des Staates als die Auflösung aller natürlichen Banden nur die Notwendigkeit des Staates21. Der Staat ist somit die Form, in der sich der «Tod[] der Völker» überlebt. Zarathustra spielt die ganze Litanei herunter: Verflachung der Bildung, Tyrannei der öffentlichen Meinung, grenzenloser Individualismus, Geldgier und Karrieresucht.
Transfiguration der Rede auf die Interaktion mit den Jüngern 1. Die Belehrung der Jünger Bis hierher wurden der Inhalt und die Motivation der Rede Zarathustras thematisiert sowie dessen Verhältnis zu seinen Jüngern skizziert. Beides soll nun in einer Analyse der Interaktion zwischen Zarathustra und seinen Jüngern respektive des Lesers zusammengeführt werden. Die Interaktion ist vom Reden Zarathustras und vom Schweigen seiner Jünger geprägt. Sie ist dennoch nicht einseitig. Die folgenden Ausführungen betreffen im Grunde genommen die meisten Reden Zarathustras. Nimmt man nur den ersten Teil von Also sprach Zarathustra und davon die «Vorrede» aus, dann ist es nur ein Jüngling, der sich zu Zarathustra äußert («Vom Baum am Berge»), ein weiteres Mal fragen die Jünger ein Gleichnis nach («Vom Biss der Natter»). Ausgangspunkt für «Vom neuen Götzen» (und viele andere Reden) ist die Beobachtung, 20 Vgl. hierzu den aufschlussreichen Aufsatz von G. Mattenklott, «Gehörgänge. Erkennen durch die Stimme», in C. Benthien, C. Wulf (Hg.), Körperteile: Eine kulturelle Anatomie, Reinbek bei Hamburg, Rohwolt 2001, S. 66-84, insbesondere S. 66: «Wo das Auge misst, taxiert und vergleicht und sich historisch zunehmend als Herd eines kalten Feuers bewährt, von dem die Strahlen des panoramatisch perspektivierenden Blicks ausgehen, präsentiert sich das Ohr als ein Organ des vertikalen Horizonts. Es misst die Ausdehnung in die Tiefe, mithin ins Innere, wo die Wirklichkeit sich nicht homogen erstreckt, sondern in diversen Formen überlagert». 21 Nietzsche geht es nicht in erster Linie um die Widerlegung der christlich-europäischen Werte, sondern um die Art und Weise, wie unsere Kultur diese Werte ‘lebt’, sie in ihrer Anordnung und Aufeinanderbezogenheit (ihre Hierarchie) verliert, ohne sie dabei selbst infrage zu stellen und somit nur ihre Verfallsformen (Dekadenz) beobachten zu können. Die Freilegung der Genealogie dieser Werte erweist sich als eine Aufgabe im Dienst der (Erhöhung der) Kultur. Vgl. dazu ausführlich P. Wotling, «La culture comme problème. La redétermination nietzschéenne du questionnement philosophique», in Nietzsche-Studien 37, 2008, S. 1-50.
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dass Zarathustra uns in eine gewisse Erklärungsnot bringt. Denn was sagt er, was wir nicht schon wissen? Und wenn uns Zarathustra doch etwas zu sagen hätte, müsste man dann nicht einräumen, dass wir nicht verstehen, was es noch zu verstehen gibt? Aber vielleicht ist das Verstehen überhaupt der falsche Zugang zu Zarathustra, vielleicht kommt es nur auf das Hören seiner Reden an. Zarathustras Jünger schweigen zu Zarathustras Reden nicht, weil sie sie nicht verstanden hätten, sondern weil sie Zarathustra allzu gut verstanden haben. Das Schweigen der Jünger ist von einer Art, in der die Rede ‘im Raum steht’ und doch nicht vollzogen werden kann. Dieses Schweigen ist auch die grundlegende Lektüreerfahrung von Also sprach Zarathustra: man kann Zarathustra nicht widersprechen, aber man kann ihm auch nicht zustimmen, weil nicht feststeht, worin diese Bejahung noch bestünde bzw. welche Konsequenzen sie nach sich zöge. Damit werden Zarathustras Jünger und in deren Gefolge die Leser potentiell zu Schauspielern. Aber wenn wir auch das noch wissen, hören wir dann auf Zarathustra nicht auch in einem anderen Sinn? Warum bleiben seine Jünger bei ihm? Gibt das Hören Zarathustra ihnen etwas von der Scham zurück, die sie sich selber gegenüber verloren haben? Dem Leser ist jeder Rückzug auf eine religiöse, ethische oder auch politische Ebene verwehrt, um von dorther eine Antwort auf Zarathustras Infragestellung des modernen Lebens zu formulieren. Der Leser findet sich direkt angesprochen, weil er der Einzige ist, der Zarathustras exponierte Situation sieht. Zarathustra richtet sich in seiner Beziehung auf das Leben gegen dieses Leben. Er entledigt sich damit in seiner Rede der Möglichkeit des Zu-anderen-Redens selbst. Der natürliche Reaktion hierauf ist der Spott, den Zarathustra auf dem Markt auch erhält. Im Spott über den anderen wird aber auch geleugnet, wie gut man ihn verstanden hat. Der Spott fungiert als ein Schutzmechanismus der öffentlichen Meinung. Zarathustras Jünger und die Leser verspotten ihn nicht. Sie wollen sich in dieser Hinsicht nicht verdächtig machen. Der Leser erfährt die völlige Exponierung Zarathustras in dem Maße, wie er selber – durch das Hören Zarathustras – den allgemeinen politischen und sozialen Bedeutungen des Lebens entrissen wird. Der Leser wird als Schauspieler entlarvt, der kein Schauspieler mehr sein will – worüber Zarathustra in den ersten drei Teilen schweigt. Das Schweigen angesichts Zarathustras Exponierung könnte somit von der Scham herrühren, ihm nicht angemessen antworten zu können. Diese Scham wäre angesichts der allgemeinen Bedeutungen des Lebens aber auch schon wieder die Scham darüber, sie zu haben, weshalb man in der empfundenen Scham für Zarathustra durch ihn beschämt würde, wenn sie nicht die Scham angesichts der Scham Zarathustras gegenüber wäre, der diese nicht will und so fort. In diesen gegenseitigen Beschämungsattacken wird der eigentliche Gehalt der Reden Zarathustras transportiert22.
22 Man könnte auch sagen, dass Zarathustra in seiner Rede das Mitleid für uns ausdrückt, ohne es aber selber zu empfinden. Nach R. Bamford («The Virtue of Shame. Defending Nietzsche’s Critique of Mitleid», in G. Von Tenevar (ed.), Nietzsche and Ethics, Bern-N.Y., Peter Lang 2007, S. 241-261) stehe dafür die Scham.
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Zarathustra zeigt angesichts des Schweigens seiner Jünger keinerlei Unsicherheit, wie sie in einer solchen Situation zu erwarten wäre. Würde er sich durch ihr Schweigen verunsichern lassen und abbrechen, wäre dies ein Eingeständnis, selber nicht an das zu glauben, was er sagt; spräche er aber weiter, würde das nochmalige Beteuern des Gesagten denselben Eindruck erwecken. Im Grunde genommen bestätigt Zarathustra durch seine Rede, dass er nicht sagen kann, was er sagt. Man kann das Politische nicht infrage stellen, es sei denn, man hätte die Kraft und die Naivität Zarathustras, durch die er seine Hörer zugleich befreit und in gewisser Weise lähmt. Zarathustra reagiert auf die Verunsicherung und Beschämung seiner Hörerschaft nicht seinerseits mit einer Verunsicherung, um sie für sich zu gewinnen. Damit gäbe er nämlich zu erkennen, dass er ihre Verunsicherung bemerkt und für sich auszunutzen weiß. Dies verbietet seine Scham. Auf diese Weise bekommen die Hörer Zarathustras aus Ehrfurcht vor ihnen dasjenige zu hören, was ihnen zutiefst unangenehm ist: sich mit den politischen und sozialen Bedeutungen des Lebens, die sie nicht wollen, längst abgefunden zu haben. Zarathustras Geschenk an die Hörer ist diese Wertschätzung, von der er nicht wissen kann, ob sie auch so aufgenommen wird. Damit kann Zarathustra auch nicht wissen, an wen er sich mit seiner Rede letztlich richtet. Der Sinn von Zarathustras Reden liegt somit weniger in ihrem Inhalt als in ihrem Hören. All das, was Zarathustra in seinen Reden über seine Jünger und deren Beziehung zum Leben sagt, sagen die Jünger selbst, aus der Scham heraus, es zu sagen bzw. aus der Scham, Zarathustra dort zu bestätigen und zu beschämen, wo er aus seiner Scham ihnen gegenüber über sie hinwegsieht und die Wahrheit über sie sagt. Am Rande erhebt sich die Frage, ob Zarathustras angesichts dieser interaktionalen Struktur tatsächlich der eigentlich Gebende ist. Nietzsche problematisiert dies am Ende des ersten Teils von Also sprach Zarathustra in der Rede «Von der schenkenden Tugend». 2 Das Scheitern Zarathustras als Lehrender Als Zarathustra Abschied von der Stadt nimmt, die man «“die bunte Kuh”» heißt, folgten ihm viele, „die sich seine Jünger nannten“. An einem Kreuzweg angekommen, sagt Zarathustra, dass er nunmehr allein weiter gehen wolle. Die Jünger übergeben ihm einen Stock mit einer eingeritzten, sich um die Sonne ringelnden Schlange. Zarathustra freut sich, stützt sich auf den Stab, und scheint über das treffende Geschenk beschämt. Aber Zarathustra geht nicht fort, obwohl die Gabestruktur sich gerade darin vollendet hätte können. Er kann das Geschenk nicht ohne weiteres annehmen, sondern will die Jünger darüber aufklären, was, warum und wie sie schenken. Beschämt über ihr Geschenk, beschämt Zarathustra die Jünger mit einer weiteren Rede und beginnt: Sagt mir doch, wie kam Gold zum höchsten Werthe? Darum, dass es ungemein ist und unnützlich und leuchtend und mild im Glanze; es schenkt sich immer. Nur als Abbild der höchsten Tugend kam Gold zum höchsten Werthe.
Zarathustra spricht im Folgenden über die Tugend des Schenkens ohne Rückhalt, ohne die Erwartung einer Gegengabe. Nun könnte man aber mit Zarathustra fragen, warum die Jünger auch noch diese Reden hören, warum sie ihre Gabe verstehen sollen, wenn sie auch ohne dieses Wissen hätte gelingen können. Nach der ersten Rede
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schweigen die Jünger. Vielleicht wissen sie nicht, was sie Zarathustra noch geben könnten, vielleicht ist ihr Schweigen in diesem Moment aber auch ein (erneutes) Geschenk, wodurch sie Zarathustra beschämen. Dieser fasst es so auf und spricht mit veränderter Stimme weiter: «Hier schwieg Zarathustra eine Weile und sah mit Liebe auf seine Jünger. Dann fuhr er also fort zu reden: – und seine Stimme hatte sich verwandelt». In dem Beschämtwerden durch das Schweigen der Jünger spricht Zarathustra halb zu ihnen, halb zu sich. Nach der zweiten Rede hat Zarathustra die Jünger erneut beschämt, die wiederum schweigen, doch fällt es jetzt schwer, dies noch als eine Gabe zu deuten. Zarathustra scheint die veränderte Situation zu bemerken: Als Zarathustra diese Worte gesagt hatte, schwieg er, wie einer, der nicht sein letztes Wort gesagt hat; lange wog er den Stab zweifelnd in seiner Hand. Endlich sprach er also: – und seine Stimme hatte sich verwandelt. Allein ich gehe nun meine Jünger! Auch ihr geht nun davon und allein! So will ich es. Wahrlich, ich rate euch: geht fort von mir und wehrt euch gegen Zarathustra! Und besser noch: schämt euch seiner! Vielleicht betrog er euch.
Die Gabe der Jünger wird im Verlauf der drei Reden immer mehr zu einem Geben dieser Gabe durch Zarathustra. Die Gabe der Jünger kommt bei Zarathustra nicht an, und er beginnt, sich selbst zu beschenken: er schweigt «wie einer, der nicht sein letztes Wort gesagt hat» – und es dazu im Vorhinein umso besser anizipiert. Zarathustra kann sich der Gabe der Jünger nur darin versichern, dass er weiterredet, und sie eben dadurch verliert. Die ursprüngliche Gabe, das Schenken des Stabes, ist zutiefst unsicher geworden, und Zarathustra wiegt ihn jetzt «zweifelnd in seiner Hand». Zum Schluss ist es Zarathustras Wille, was sich nach dem Überreichen des Stabes am Anfang der Szene von alleine ereignet hätte können: «Allein ich gehe nun meine Jünger! […]». Zarathustra beginnt, die Gabe der Jünger zu leugnen und fürchtet, dass sie angesichts seiner Reden zu seinen Gläubigern werden: «Wahrlich, ich rathe euch: geht fort von mir und wehrt euch gegen Zarathustra! Und besser noch: schämt euch seiner! Vielleicht betrog er euch». Zarathustras Rede «Von der schenkenden Tugend» ist der Verkennung einer Gabe durch seine Jünger geschuldet. Aus einem Schenken, das durchaus das Potential zu einer Tugend gehabt hat, ist in Zarathustras Mund eine «schenkende Tugend», eine Überhöhung und Vernichtung des Schenkens, geworden.
Zuspitzung der Rede zur Entscheidungssituation Zum Abschluss sollen die Konsequenzen für die Jünger aufgezeigt werden, die sich aus der Transfiguration der politischen Inhalte von «Vom neuen Götzen» auf die interaktionale Struktur ergeben. Indem die Jünger und in deren Folge die Leser auf Zarathustra zu hören verstehen, werden sie von den Oppositionen bereinigt, die das (reflexive) Verstehen von «Vom neuen Götzen» begleiten. Denn was sollte an die Stelle des Staates und des Politischen treten? Zarathustra gibt keine Antwort auf diese Frage, sondern transfiguriert sie auf das gewonnene Vertrauen seiner Jünger und spitzt dieses Verhältnis zu einer Entscheidungssituation zu: Die aus der Scham herrührende Verpflichtung auf die Zukunft stiftet jenes «bei uns», das ich eingangs problematisiert
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habe. Die Lektüre- oder Hörszene löscht in dem konstituierten teleopoietischen Raum die Reziprozität aus, durch die sie erneut im gegenwärtigen politischen Denken Aufnahme fände. Die sich abzeichnende Gemeinschaft bleibt von einer äußersten Asymmetrie und einem Ungleichgewicht zwischen Zarathustra, seinen Jüngern und den Lesern geprägt. Die Scham überkommt einen, sie ist ein unkontrollierbarer Affekt. Sie ist ein Gefühl der Blöße und Nacktheit in dem Bewusstsein, eine Verfehlung begangen zu haben. Für Zarathustra besteht diese Verfehlung darin, sich an sich selbst vergangen zu haben, indem man sich auf den Staat mit seinen allgemeinen Versprechungen von mehr Wohlstand, Bildung und gesellschaftlichem Aufstieg einließ und sich an dem «langsame[n] Selbstmord Aller» gewöhnte. Die Scham ist aber nicht nur ein Gefühl, sondern auch eine Haltung. Jemand kann zu viel Scham haben, um sich auf den Kampf aller gegen alle, wie Levinas sagen würde, einzulassen und sich hinterher dafür schämen zu müssen. Zarathustra verzichtet auf diesen Kampf aus Stärke, nicht aus Schwäche. Zuletzt bereinigt die Scham aber auch eine (peinliche) Situation, ohne dass dabei große Worte verloren werden müssten. Zarathustra zielt mit seinen Beschämungsattacken auf eine solche nachhaltige Veränderung: Übel riecht mir ihr Götze, das kalte Unthier: übel riechen sie mir alle zusammen, diese Götzendiener. Meine Brüder, wollt ihr denn ersticken im Dunste ihrer Mäuler und Begierden? Lieber zerbrecht doch die Fenster und springt in’s Freie! Geht doch dem schlechten Geruche aus dem Wege! Geht fort von der Götzendienerei der Überflüssigen!
Die Zurückhaltung, sich selber durchzusetzen, indem man sich auf andere beruft und sich in diesem Sinn mit ihnen gemein macht, weist eine nahezu hygienische Dimension auf. Diese kann immer nur individuell sein. Man könnte sie eine Hygiene des Sprechens zu und des Hörens auf andere nennen. In der Tat sind hier sehr große Spielräume möglich. Diese Reduktion (aber auch Erzeugung) von Komplexität in der Kommunikation und im Handeln würde alle Maßnahmen umfassen, die die vielfältigen Distanzen zu anderen aufrechterhalten hilft. Auch hierfür hat Nietzsche einen Begriff, der die Verinnerlichung dieses Maßnahmehaltens in der Physis beschreibt. In jedem ‘bei-sich’ drückt sich die Perspektive auf ein ‘dort’, ein ‘woanders’ aus, das ein Ausschnitt aus dem allgemeinen politischen und sozialen Leben ist. Die Abwendung vom Allgemeinen löst die Beziehung zum Allgemeinen demnach nicht auf. Erst dadurch erscheint es dem ‘ich’ als notwendig. Die Haltung zu einem Allgemeinen, zu dem man auf Abstand geht, obgleich dieses Allgemeine ihn beständig nivelliert, ist die Distinktion. Sie beinhaltet sowohl eine Verneinung (man will diese oder jene Rolle nicht und im Grunde genommen keine) als auch die Bejahung ihrer Unabänderlichkeit. Distinktion ist somit nichts, was sich an einem Individuum eigens identifizieren ließe. Jeder Versuch dazu wird durch das «distinguierte» Individuum bereits wieder unterbrochen. Der andere spielt seine Rolle wie jeder andere, und doch spürt man von diesen in ihn hineingelegten Bedeutungen aus einen Abstand zu ihm selbst. Im levinasschen Sinne wäre dies der Andere. Die vom anderen ausgehende Distinktion ist ein ‘Verhalten’, zu dem man sich selber nicht positionieren kann. Man kann sich weder auf ihn berufen, um eigene Interessen gegenü-
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ber anderen geltend zu machen, man kann nicht in seinem Namen sprechen, um in den allgemeinen Institutionen Karriere zu machen, noch kann man ihn moralisch anklagen, wenn er eigene Interessen durchkreuzt. In der Abwendung vom Allgemeinen, das den Abstand zu dieser Abwendung beständig wieder einholt und mit Bedeutungen ‘überzieht’ (Levinas)23, liegt der doppelte Übergang vom Leben ins Politische. Zarathustra bringt diesen Übergang auf einfache Weise zum Ausdruck: «Dort, wo der Staat aufhört, da beginnt erst der Mensch, der nicht überflüssig ist: da beginnt das Lied des Nothwendigen, die einmalige und unersetzliche Weise». Man muss genau auf die Syntax und das klangliche Farbbild des Satzes achten, bei dem es sich um einen Ausschnitt aus Nietzsches «ästhetischem Kalkül» in Also sprach Zarathustra handelt24. Nietzsche kalkuliert die in der Zukunft liegende philosophische Gemeinschaft der Leser ein, indem er die (ästhetische) Rede Zarathustras hören lässt. Die Betonung des Satzes liegt auf dem «da», das in mindestens drei Bedeutungen schwingt. Zum einen zeigt es von einer Grenze auf etwas, das vor einem liegt und das man sehen kann. Das «da» kann aber auch auf etwas zeigen, was andere nicht oder noch nicht sehen können. Schließlich gibt es noch eine dritte Bedeutung, in der das «da» einen rein verweisenden, quasi-transzendenten Charakter annimmt. Niemand, auch nicht derjenige, der das «da» ausspricht, kann mit Bestimmtheit sagen, worauf es sich bezieht (‘es gibt da etwas’). Das «da» hebt nach einem eingeschobenen Nebensatz an («Dort, wo der Staat aufhört, da [hvgh. v. mir]»), es lädt sich mit der durch das Komma angezeigten Pause auf und hallt somit länger nach als das «dort» bzw. «wo». In dieser virtuellen semantischen Spannung, in der die obengenannten drei Bedeutungen mitschwingen, ‘strebt’ das «da» nach Konkretion und Verwirklichung. Zarathustra wiederholt dieses «da» aber noch einmal, indem er es jetzt sogar durch einen Doppelpunkt absetzt: «[da beginnt erst der Mensch, der nicht überflüssig ist]: da [hvgh. v. mir] beginnt das Lied des Nothwendigen, die einmalige und unersetzliche Weise». Als würde das erste «da» nicht ausreichen, um zu zeigen, dass hier der Mensch beginnt, und nach einem Zei23 Vgl. E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Paris, Le Livre de Poche 2001. Im Abschnitt 1.4 «La subjectivité» (p. 21 s.) hebt Levinas in Bezug aus dem sprachlichen Ausbruch aus dem Sein / dem Wesen die Bedeutung Nietzsches hervor: «In einigen ihrer lichtesten Momente wusste die Philosophie von dieser wie in radikaler Jugend mit dem Sein brechenden Subjektivität. […] Der nietzschesche Mensch vor allem. Reicht für Husserls transzendentale Reduktion eine Einklammerung aus? Eine Weise zu schreiben, sich mit der Welt einzulassen, die an den Händen kleben bleibt wie die Tinte, die man abzuwaschen versucht? Man muss bis zur poetischen Schreibweise Nietzsches gehen, stürzend die Zeit in einem unumkehrbaren Wirbel – bis zum Lachen, das die Sprache verweigert». 24 Diesen Terminus hat C. Zittel (Das ästhetische Kalkül von Nietzsches «Also sprach Zarathustra», Würzburg, Königshausen & Neumann 2000, S. 10) geprägt, um die doppelte Bewegung von Ästhetik und Reflexion zu benennen: «Um das Bedeutung konstituierende Zusammenspielen und Ineinandergreifen verschiedener, in sich stringenter und kohärenter Verfahren zu bezeichnen, das gerade nicht formalistisch deduktiv, sondern durch die Form konstruktiv, etwa durch die Konstellation der Elemente erfolgt, verwende ich den Terminus: ästhetisches Kalkül. Nicht zuletzt soll mit dieser Formulierung die Einsicht zum Ausdruck gebracht werden, dass die ästhetische Darstellungsform der Philosophie Nietzsches nicht äußerlich ist und Nietzsches Denken aus innerer Konsequenz ästhetisch wird. Mit ihrem Ästhetischwerden verlässt Nietzsche nicht den Bereich des Rationalen, etwa indem sie in eine neue dionysische Unmittelbarkeit überginge, sondern sie artikuliert sich nun durch die Formen ästhetischer Reflexion».
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chen suchen, das auf dieses Zeigen zeigt, was kein anderes Zeichen besser erfüllt, als jenes «da» selbst. Da, wo man nicht glaubt, dass überhaupt noch ein Mensch ist, weil der Staat überall hin reicht, eben da findet man den Menschen, der nicht ersetzbar ist. Aber er kann da nur beginnen, weil die allgemeinen politischen und sozialen Bedeutungen jenen Ort besetzt haben werden. Das ist die Notwendigkeit selbst, in beide Richtungen, die inmittelbar lebens relevante und die politische. Diese doppelte Notwendigkeit wiederholt sich und wird für Zarathustra schließlich zum Lied. Als Lied wird das Notwendige wiederum leicht und lebbar. Jetzt ist für Zarathustra alles gesagt: «Dort, wo der Staat a u f h ö r t , – so seht mir doch hin, meine Brüder! Seht ihr ihn nicht, den Regenbogen und die Brücken des Übermenschen? –». «Dort, wo der Staat a u f h ö r t [...]», d. h. dort, wo er nicht hinreicht, obgleich er alle Territorien überzieht, dort platziert Zarathustra die Notwendigkeit selbst. Der Notwendigkeit kann man nur entgegengehen und entgegensehen, d. h. sie immer wieder auf’s Neue auf sich nehmen. Das Lied der Notwendigkeit verbindet Zarathustra mit einem Regenbogen, der auf der Erde zu fußen scheint und gleichzeitig den Himmel berührt. Das Zukünftige wird auf diese Weise mit «sehenden Ohren» und «hörenden Augen»25 empfangen. Das «dort» ist jetzt auch ein «da», es scheint durch die Gegenwart hindurch, bricht sich an ihr, wodurch der Blick auf Ordnungen der Zukunft freigegeben wird. In der griechischen und germanischen Mythologie verbirgt der Regenbogen den Zutritt zu einer anderen Welt. In diesem Sinn ist er auch eine Brücke. Der Regenbogen ist für Nietzsche jedoch auch eine Symbolik des Scheins («herumsteigend auf lügnerischen Wortbrücken, auf Lügen-Regenbogen», DionysosDithyramben, «Nur Narr, Nur Dichter», KSA 6). Die Jünger sollen den Regenbogen sehen und ihn doch nicht für wahr halten, um sich nicht in schweren Fragen zu verfangen, die auch im wörtlichen Sinne schwer machen: Muss man ein Übermensch sein, um über die Brücken zu gehen, oder wird man zum Übermenschen, wenn man über sie geht? Gab es Menschen, die über diese Brücken gegangen sind? Erst dann, wenn sich die Jünger diese Fragen nicht (mehr) stellen, sind sie den ‘dritten’ tänzerischen Weg Zarathustras zwischen Sehen und Hören mitgegangen. Zarathustra evoziert die Leichtigkeit einer Entscheidung, einer Verpflichtung. Die Zukunft beginnt an der Grenze, von der aus Zarathustra und seine Jünger auf sie blicken, selbst, sie ist zum Greifen nahe, so dass Zarathustra sie nicht ausspricht und von Nietzsches durch einen Bindestrich ersetzt wird. Zarathustra wiederholt den Anfang des Verses, legt die Betonung aber jetzt auf das Aufhören des Staates. Er muss somit nicht noch einmal darauf zurückkommen, dass der Mensch hier beginnt. Der Leser Zarathustras hat das ‘gesehen’, weil er auf Zarathustra zu hören verstand. Hören und Sehen potenzieren sich gegenseitig, sie gebären ein neues Zeichen. Wenn der Leser tatsächlich auf Zarathustra gehört hat, dann müsste sein Sehen an die Stelle jenes «da» treten, das auf den beginnenden Menschen verweist. Der Leser muss über die Brücke gegangen sein, wovon Zarathustra nichts wissen kann. Zarathustra will den gewonnenen Leser zu einem Zeichen für den zukünftigen Menschen machen26. Jeder Leser wird in der Folge 25 26
Vgl. G. Mattenkott, «Gehörgänge», S. 82. Ein solcher Leser mag sich daraufhin fragen: «Wie viele sind wir? Kommt es darauf an? Zählt das? Und
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für einen anderen zu diesem Zeichen. Dem entspringt eine Kette von (einander widerstreitenden) Notwendigkeiten, wodurch sie erst politisch werden. Jede Notwendigkeit ist gleich einer anderen Notwendigkeit, untereinander aber sind sie nicht vergleichbar. In «Von tausend und einem Ziele» nimmt Zarathustra die Thematik wieder auf. Notwendigkeiten gibt es, wie es Urteile über «Gut» und «Böse» gibt, die von «Liebenden», den «Schaffenden» getroffen wurden. Die «grosse Politik» bestünde nun darin, dieser Vielfalt ein Ziel zu geben, ohne sie zu vernichten. Damit werden Auseinandersetzungen geführt, die als solche nicht anzueignen sind, über die kein ‘Verfahren’ herausgebildet werden kann. Oder umgekehrt: Wenn diese Aneignung im Ansatz nicht zu vermeiden ist, dann wird in der Demokratie jeder für jemand anderes gehalten, als er ist. Das Soziale bestünde darin, diese Masken herunterzureißen, um das Maskenspiel neu beginnen zu lassen. Nietzsche zufolge soll genau dieser Zustand aufrechterhalten werden, weil es die das Leben Liebenden nicht unterbricht, die auch die «Schaffenden» in ihrem Glauben an «Gut» und «Böse» sind. Die geführten Auseinandersetzungen selbst sind erst in der Zukunft verstehbar, sie verbürgen damit Zukunft. Man könnte eine solche Politik genauso als demokratisch wie undemokratisch bezeichnen. Sie unterbricht die Rückbezüglichkeit, durch die eine Demokratie über kurz oder lang selbstreferentiell wird. Eine solche Demokratie ist bislang unvorstellbar, weil sie der Vorstellung selbst entgehen muss. Auch Zarathustra kann nicht recht daran glauben, dass seine «Brüder» und Leser die Sehenden dessen sind, was sie – bis dahin – nur zu gern gesehen hätten.
wie soll man es berechnen?» (J. Derrida, Politik[en] der Freundschaft, Frankfurt am Main, Suhrkamp 2000, S. 64). Derrida weiter: «Was sich hier ankündigt, ist die anachoretische Gemeinschaft derer, die es lieben, sich zu entfernen, derer, die lieben, indem sie sich entfernen. Ihr werdet eingeladen von jenen, die es lieben, sich in die Ferne zurückzuziehen. Sie lieben nur das oder lieben vielmehr nur so, sie lieben nur in diesem Sichentfernen. Die Absonderung ist nicht alles, was sie lieben, aber einzig unter der Bedingung dieses Rückzugs lieben sie, lieben sie das Lieben [aimance], lieben sie es zu lieben – aus Liebe oder Freundschaft. Die nur lieben, indem sie sich lösen, das sind die unzugänglichen und eigensinnigen Freunde der einsamsten Singularität. Sie laden euch ein, der Gemeinschaft der sozialen Ent-bindung beizutreten, die nicht notwendig eine Geheimgesellschaft, eine Verschwärung oder die verschwiegene Gemeinschaft derer ist, die ein okkultes, esoterisches, kryptopoietisches Wissen miteinander teilen. Der klassische Begriff des Geheimnisses gehört einem Denken der Gemeinschaft, der Solidarität oder der Sekte, der Initiation oder des privaten, abgeschiedenen Raums an – und eben dieses Denken ist es, wogegen sich jener Freund erhebt, der als Freund der Einsamkeit zu euch spricht».
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Abstract In diesem Aufsatz wird das Politische und Soziale bei Nietzsche anhand der Rede «Vom neuen Götzen» aus Also sprach Zarathustra thematisiert. Dies bietet sich an, weil die Politik Nietzsches nicht primär in der politischen Sprache zu suchen ist. Nietzsche eröffnet einen agonalen, d. h. ästhetischen und ethischen Blick auf das Politische. Zarathustra wird dabei als eine Figur vorgestellt, die eine naive Kritik am Politischen vorbringt. Der Ausgangspunkt bildet daher die Frage, was Zarathustra in seiner Rede sagt, was seine Jünger (respektive der Leser) nicht schon wissen. Von hier aus werden die Sprechhandlungen zwischen Zarathustra und seinen Jüngern problematisiert. Diese zeichnen sich durch gegenseitige Beschämungen, aber auch durch Gaben aus. In «Vom neuen Götzen» wird das Notwendige des Politischen transportiert, das die Jünger nicht aussprechen können, ohne sich dabei schon wieder in den Staat und seine Angelegenheiten zu verstricken. Nietzsche initiiert über und durch Zarathustra eine philosophische Gemeinschaft, in der der Leser zu einem Zeichen für Zukünftiges wird. This paper discusses the political and social basis of Nietzsche’s speech «About the new Idol» from Thus Spoke Zarathustra. This is useful, because the politics of Nietsche is not to be looked for primarily in political speech. Nietzsche opens an agonal, i.e. an aesthetic and ethical view of the political. Zarathustra is presented here as a figure who brings a naïve criticism of the political. The starting point, therefore, is the question of what Zarathustra says in his speech that his disciples (or the readers) do not already know. From this point on, the speech engagements between Zarathustra and his disciples become problematized. These are characterized by mutual humiliating but also by gifts. In «From the new Idols» the necessities of politics are transposed, so that the disciples can not speak out without getting too bogged down again in the state and its affairs. In and by means of Zarathustra Nietzsche launched a philosophical community in which the reader becomes a sign of future events.
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Amour et justice: un parcours éthique de transformation des relations individuelles Chiara Piazzesi
Le problème du conflit entre amour et justice1, sur lequel Nietzsche insiste en particulier dans les années entre Humain, trop humain et Zarathoustra, paraît à un premier regard comme un problème de la morale, lié aux questions classiques de la justice distributive et rétributive (l’amour donne et distribue de manière non égalitaire, la justice insiste sur l’égalité et l’impartialité etc.). En réalité la question de la justice s’étend également, chez Nietzsche, au domaine de la méthodologie et de la pratique de la connaissance. En raison de la particularité du statut de la connaissance dans la pensée nietzschéenne, cependant, le problème envisagé devient non seulement un problème concernant l’éthique de la connaissance, mais concernant l’éthique tout court: il a affaire notamment avec la position de l’homme de la connaissance et de la recherche par rapport à lui-même, à l’histoire, aux autres êtres humains. La question déontologique relative à la manière de conduire l’enquête sur les choses et leurs causes, sur le passé etc., se reflète sur l’existence entière de celui qui la pratique: ce qui en fait l’objet est directement lié à son autocompréhension. En nous appuyant aussi sur l’idée de Foucault d’une tradition de la spiritualité, nous allons essayer de voir en quoi le problème du conflit entre amour et justice peut servir d’exemple paradigmatique de l’attitude de Nietzsche par rapport à la question de la vérité et du rapport de l’homme de la connaissance avec elle. La réflexion engendrée par le conflit entre amour et justice est capable de produire une modification des équilibres du langage, de la pensée, de l’action du sujet qui s’y engage – et par là des relations interindividuelles. Nous allons voir aussi en quoi cette transformation n’a pas lieu, d’après Nietzsche, par une règle ou une théorie universelle, mais par l’exercice de l’expérimentation avant tout linguistique2, ce qui signifie une forme d’auto-expéri1 Pour une étude spécifique du probléme du conflit entre amour et justice, je me permets de renvoyer à mon travail «Liebe und Gerechtigkeit. Eine Ethik der Erkenntnis», Nietzsche-Studien 39, 2010, pp. 352-381. Je suis trés reconnaissante aux participants au 2e Congrés International du GIRN pour leurs remarques et leurs critiques, ainsi qu’à la Ernst-Moritz-Arndt-Universität Greifswald, dont la Käthe-Kluth Fellowship m’a permis d’achever cette recherche. Ma gratitude à Martin Breaugh pour l’aide dans la révision linguistique de ce travail. Pour un approfondissement au sujet du problème de la justice chez Nietzsche, je renvoie aussi à la contribution de Blaise Benoit dans ce même volume. 2 Sur la question du pouvoir performatif du langage par rapport à l’interprétation des pulsions et des affects, je renvoie à mes travaux sur le paragraphe 14 du Gai savoir: Was Alles Liebe genannt wird. Amore, idealizzazione e uso linguistico in Fröhliche Wissenschaft § 14 come esempio de esercizio pre-genealogico, EuroPhilosophie, Éditions d’Ariane 2010, URL: www.europhilosophie-editions.eu/fr/spip.php?article32; une version précédente a été présentée au 1er Colloque International du GIRN Lectures du Gai Savoir, Reims, 12-13 mars 2009, et publiée dans les actes de celui-ci: C. Piazzesi, G. Campioni, P. Wotling (dir.), Letture della Gaia scienza – Lectures du Gai savoir, Pisa, ETS 2010. Une traduction portugaise est disponible dans Cadernos Nietzsche 27, 2010,
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mentation quant aux capacités individuelles de création et de modification des valeurs, des idées, de la grammaire des concepts. Une articulation différente d’amour et justice, en tant que concepts-guides de la pratique, est en même temps le résultat de la capacité d’être la forme de vie qui rend possible cette nouvelle expérience3.
Amour et justice: définition et exposition du problème Le conflit entre amour et justice est le conflit entre deux univers normatifs, qui font référence à des critères inconciliables: la justice prescrit la distribution ou la rétribution selon une règle contraignante d’équité universelle, l’amour (dans le sens de la disposition amoureuse vers l’autre comme dans le sens du commandement d’amour) pratique la surabondance, la générosité, la préférence, la partialité – c’est pourquoi la tradition, avant tout platonicienne (Lois, V, 4, 731-732), lui reproche une cécité constitutive par rapport à l’objet aimé et, par conséquent, à toute chose. Ceci dans le domaine sociale comme dans celui de la connaissance. Nous allons prendre en considération trois occurrences emblématiques de la polarité conflictuelle amour-justice, sur laquelle Nietzsche revient pourtant aussi ailleurs4, et qui indiquent, il me semble, les trois déclinaisons principales du problème. (a) Amour et justice dans la connaissance historique – Dans l’Intempestive sur l’histoire, lorsqu’il trace en un certain sens non seulement une épistémologie, mais une éthique et une psychologie de la connaissance historique, c’est-à-dire de la relation entre savoir historique et action, Nietzsche affirme la nécessité d’accompagner la justice de l’enquête historique – dont on ne peut pas se passer – par une force de compensation, capable d’adoucir les ravages qu’elle cause inévitablement à la vie humaine. Là où la justice règne seule, l’instinct créateur humain se trouve à être appauvri et démotivé par tout ce qu’elle met au jour de faux, d’inhumain, d’absurde, de moralement répugnant dans l’histoire humaine. Afin de sauver les forces créatrices humaines, il faut que persiste l’«Illusion der Liebe»5, l’enthousiasme et l’espoir, la renaissante motivation à l’action. Les illusions et les espoirs de l’amour envers l’humanité (en tant que concept-expérience, dans lequel l’homme de la connaissance et de l’action se perçoit en tant que toujours déjà inclus), envers sa propre œuvre, envers une idée etc., font partie de la Stimmung essentielle à l’entreprise nouvelle – tandis que la connaissance
pp. 73-115. Je me permets de renvoyer aussi à «Greed and Love: Genealogy, Dissolution, and Therapeutical Effects of a Linguistic Distinction in GS 14», in J. Constâncio, M.J. Branco (dir.), Nietzsche: On Instinct and Language, Berlin-N.Y., de Gruyter 2011, pp. 117-165. 3 L’expression «Lebensform» se trouve dans les textes nietzschéens jusqu’à 1875. Après on trouve l’expression «Art von Leben», se référant à la forme de vie, dont les besoins et les caractéristiques déterminent les formes d’expression et les manifestations. Voir par exemple: Gai savoir / FW, § 353; Par-delà bien et mal / JGB, § 3; Crépuscule des idoles, «Morale comme contre-nature» / GD, «Moral als Widernatur», § 5; Ecce homo, «Pourquoi j’écris de si bons livres: Humain, trop humain» / Ecce homo, «Warum ich so gute Bücher schreibe: Menschliches, allzumenschliches», § 4; Fragments posthumes / KSA 12, 7[42]. 4 Très significatifss sont, par exemple, les §§ 140 et 141 du Gai savoir / FW. 5 Considérations intempestives, II / UB II, § 7.
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historique détruit cet horizon de projection, en convaincant de la vanité de l’action et de la misère de la condition humaine. Une éthique de la connaissance juste se limitant à la seule justice, qui procède exclusivement selon le principe du suum cuique, est en conflit avec la Stimmung indispensable à la création: celle-là détruit celle-ci, celle-ci doit s’émanciper de celle-là. (b) Des relations sociales à l’éthique de la connaissance – La polarité entre amour et justice est à nouveau discutée de manière explicite par Nietzsche dans le § 69 de Humain, trop humain. La préférence accordée à l’amour, malgré sa cécité, en dépit de la justice, se doit principalement à la tendance de l’amour à donner de manière non impartiale, comme au hasard. L’amour donne sans se soucier de mérites et de démérites, ce qui le rend plus agréable, et n’exige pas de reconnaissance – ce qui renverrait à l’ordre de la justice – pour ce qu’il donne. Par un renvoi biblique à la prédication de Jésus, opposant la disproportion du commandement d’amour à l’équité froide de la loi du Talion, Nietzsche se sert, pour décrire l’amour dans sa cécité, de l’image de la pluie divine, qui tombe indifféremment sur les justes et sur les injustes6. La nature inconciliable des deux instances paraît ici de manière encore plus claire: l’hétérogénéité de leurs critères respectifs (la justice distribuant selon des distinctions qui sont insignifiantes pour l’amour, l’amour donnant et établissant des préférences par un critère qui n’est pas transparent pour la justice) les oppose l’un à l’autre, tout en définissant deux typologies possibles de relations sociales, qui semblent ne pas pouvoir s’articuler selon les deux principes à la fois. Nous nous retrouvons, donc, dans ce même cadre qui paraît faire référence exclusivement au domaine de la connaissance: dans le domaine social7 aussi l’enjeu est représenté par la tension entre une considération froide et factuelle de mérites et démérites, c’est-à-dire une connaissance juste par rapport à une instance universelle de jugement et de distribution; et la surabondance du don, dans son autoréférentialité, dans son caractère d’autofondation, qui ne demande d’autre critère que son propre accomplissement en tant que tel. En ce sens l’amour n’est pas seulement constitutivement injuste, puisqu’il distribue de manière inégalitaire8, mais aussi socialement instable, puisque les êtres humaines aiment de manière instable9. C’est pourquoi Nietzsche affirme que ce qui lie les hommes les uns avec les autres se trouve dans la «tête», ce qui les sépare dans le «cœur»10: la sensibilité utilitaire commune s’oppose à la cécité de la prédilection passionnée. Bien qu’il ne paraisse pas pouvoir représenter une base pour des relations sociales équilibrées, cependant, l’amour est force motrice par excellence, motivant à l’action, qui rend moins sensible par rapport au calcul du risque, de l’utilité, des conséquences de l’action. Ainsi l’amour possède un énorme pouvoir créatif. 6 Cfr. Mt. 5, 38-45. L’opposition entre le commandement d’amour et la Régle d’or a été discutée avec beaucoup de perspicacité par Paul Ricoeur (Amour et justice, Paris, Seuil 2008; 1ére édition Tübingen, Mohr 1990). 7 Pour une discussion du probléme de la justice sociale chez Nietzsche, voir M. Knoll, «Nietzsches Begriff der sozialen Gerechtigkeit», Nietzsche-Studien 38, 2009, pp. 156-181. 8 Cf. par exemple Aurore / M, § 488. 9 C’est le sens du plaidoyer nietzschéen contre le mariage d’amour dans Crépuscule des Idoles, «Divagations d’un inactuel» / GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 39. 10 Opinions et sentences mélées / VM, § 197.
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Comme on l’a déjà mis en relief par rapport à l’Intempestive sur l’histoire, l’amour est une force vitale, tandis que la justice, qui opère pour contenir cette force porteuse de désordre et d’instabilité, travaille en ce sens contre la vie. On peut mettre en évidence des points d’affinité très forts, alors, entre la problématique éthico-sociale et celle de l’éthique de la connaissance. La connaissance historique juste, notamment la connaissance du passé et du présent d’individus, institutions, valeurs etc., est jusqu’à un certain point le présupposé de l’exercice de la justice dans les relations sociales; l’enthousiasme, la passion, dans leur cécité relative, sont le présupposé de la créativité et de la variation (en un certain sens, du devenir même). Le point d’observation superposé, unifiant les deux problématiques selon des conditions philosophiques que nous allons discuter dans la suite (cf. §§ 2 et 3 en particulier), est celui que Nietzsche atteint à partir de ses réflexions des années 80, et qui reconduit tous les phénomènes humains au domaine de la vie, ou de la «Art von Leben» de laquelle ils dérivent et à laquelle ils font référence: en ce sens, Nietzsche s’interroge de manière plus générale sur les besoins et sur les caractéristiques de la forme de vie dans le cadre de laquelle amour et justice se trouvent opposés, et il essaie d’en imaginer et d’en pratiquer une alternative, dans laquelle s’opère le dépassement de ce conflit opposant créativité de la vie et connaissance. Si, dans une certaine phase, Nietzsche considère la possibilité d’une justice parfaite, bien qu’inhumaine et exclusivement destructrice11, il caractérise déjà dans Humain, trop humain la créativité et la recherche de l’esprit libre comme un mélange de capacité de justice (surtout autocritique) et capacité de passion et d’amour (§§ 637-8). De manière progressive, il s’aperçoit du fait que l’injustice fondamentale, caractérisant la vie, caractérise aussi toute perspective de connaissance en tant qu’inséparable des aspects de singularité et des besoins spécifiques (y compris le besoin de connaissance et de «vérité») du type de vie dans lequel elle prend forme. C’est bien ce qu’exprime très clairement la préface de 1886 à Humain, trop humain, affirmant la nécessité, pour l’esprit libre, de devenir maître de ses propres vertus comme aussi de ses prédilections: d’une part justice et Redlichkeit dans la connaissance doivent valoir en tant qu’instruments (Werkzeuge) et non pas comme buts de la pratique de la connaissance; d’autre part, de manière correspondante, chaque préférence (Für und Wider) doit être affirmée dans la conscience de sa propre injustice: «Du solltest die nothwendige Ungerechtigkeit in jedem Für und Wider begreifen lernen, die Ungerechtigkeit als unablösbar vom Leben selbst als bedingt durch das Perspektivische und seine Ungerechtigkeit»12. Déjà au début des années 80 Nietzsche reconnaît la nature morale de son idéal précédent de la Freigeisterei et des vertus qui la caractérisaient13. Ses réflexions, de plus, l’amènent à s’apercevoir que la morale même, et la 11 Cf. Considérations intempéstives II / UB II, § 7: «Die historische Gerechtigkeit […] ist […] eine schreckliche Tugend, weil sie immer das Lebendige untergräbt und zu Falle bringt: ihr Richten ist immer ein Vernichten». Cf. aussi Humain, trop humain / MA, § 636, où Nietzsche définit la «Genialität der Gerechtigkeit». Sur cette derniére expression nietzschéenne, voir le travail de J. Petersen, Nietzsches Genialität der Gerechtigkeit, Berlin, de Gruyter 2008. 12 Humain, trop humain, «Préface» / MA, «Vorrede», § 6. 13 «Die Freigeisterei selber war moralische Handlung 1) als Redlichkeit 2) als Tapferkeit 3) als Gerechtigkeit 4) als Liebe» (Fragments posthumes du Gai savoir / KSA 10, 6[1]).
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connaissance en tant que volonté de vérité strictement liée à la morale même14, sont les produits de la vie, notamment d’un certain type de vie. Si l’effet de la morale de la véridicité, de la justice et de la Redlichkeit est celui de démasquer illusions, mensonges et mystifications, elles arrivent jusqu’au point de se démasquer elles-mêmes en tant que produit de besoins d’ordre extramoral. Justice15, honnêteté, équité, amour de la vérité, en tant que vertus morales, se dévoilent en tant que manifestations de la vie: tout en étant une attitude, un point de vue qui permet un retour autoréflexif et autodémystifiant, il ne le sont pas en tant que perspective inconditionnée, absolue. La prise de conscience de cet état de fait, qui est à l’origine de la dissolution des valeurs de la tradition et par là de la tendance nihiliste moderne16, met en premier lieu en question la validité de la justice rétributive et distributive, celle-ci étant dépouillée de son caractère absolu (absolument ‘juste’). Mais ainsi elle redonne de la dignité aux manifestations de la partialité de la vie – dans une perspective au sein de laquelle, comme on va le voir, l’amour n’est pas tout simplement l’objet de cette revalorisation, mais est en même temps le modus de l’engagement éthique qui dérive de la prise de conscience mentionnée. Ceci puisque, il me semble, cette prise de conscience du caractère conditionné de toute perspective est en même temps la prise de conscience du caractère conditionné (et en ce sens injuste) de la prise de conscience même: dans la connaissance est également inscrite une forme d’injustice et de violence (voir le § 32 de Humain, trop humain). En ce sens, Nietzsche soumet l’idéal de la Freigeisterei à une critique de sa nature morale. Le modèle ultérieur de la Leidenschaft der Erkenntnis contient cette prise de position autocritique, c’est-à-dire elle se reconnaît en tant qu’idiosyncrasie, affirmation de certaines conditions d’existence, «impure» puisque passible d’être reconduite à la passion, à une forme de Habsucht17. Il n’est plus possible de fonder la motivation à la recherche du savoir sur le statut absolu et moralement bon de la vérité: elle dérive de l’engagement même de celui qui s’y engage avec la force de sa passion – amant malheureux qui ni peut ni veut renoncer à son amour18. Quelle sera, alors, la position éthique correspondante à et cohérente avec cette prise de conscience? Nietzsche se confronte à ce problème dans un texte très significatif de l’automne 1881, qui thématise de manière explicite le conflit entre amour et justice: Ich wehre mich dagegen, Vernunft und Liebe, Gerechtigkeit und Liebe von einander zu trennen, oder gar sich entgegenzustellen und der Liebe den höheren Rang zu geben! Liebe ist comes, bei Vernunft und Gerechtigkeit, sie ist die Freude an der Sache, Lust an ihren Besitz, Begierde sie ganz zu besitzen und in ihrer ganzen Schönheit – die aesthetische Seite der Gerechtigkeit und Vernunft, ein Nebentrieb.
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Voir Gai savoir / FW, § 344. Voir les nombreuses reconstructions que Nietzsche donne de l’origine de la fonction de la justice sociale et du droit, par exemple dans Humain, trop humain / MA, § 92, 105; Le voyageur et son ombre / WS, § 28, 29. 16 Il s’agit du phénomène de la Selbstaufhebung de la morale causée par la Wahrhaftigkeit de la morale même, que Nietzsche discute dans le texte de Lenzer-Heide sur le nihilisme éuropéen (par exemple dans ce passage: «unter den Kräften, die die Moral großzog, war die Wahrhaftigkeit: diese wendet sich endlich gegen die Moral, entdeckt ihre Teleologie, ihre interessierte Betrachtung», Fragments posthumes / KSA 12, 5[71]). 17 Voir par exemple Gai savoir / FW, §§ 14, 242, 249. 18 Cf. aussi Aurore / M, § 429. 15
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Nachdem wir Vernunft und Gerechtigkeit haben, müssen wir die Leitern zerbrechen, die uns dazu führten; es ist die traurige Pflicht, daß dies höchsten Ergebnisse uns zwingen, gleichsam die Eltern und Voreltern vor Gericht zu laden. Gegen die Vergangenheit gerecht zu sein, sie wissen wollen, in aller Liebe! Hier wird unsere Vornehmheit auf die höchste Probe gestellt! Ich merke es, wer mit rachsüchtigem Herzen vom Christenthum redet – das ist gemein!19
Nietzsche affirme sa conviction quant à la possibilité de concilier les deux instances qui, à un premier regard, paraissent être dans une relation d’exclusion réciproque. L’amour est, comme on l’a vu, le côté esthétique qui accompagne la conquête de la rationalité et de la justice (encore dans le texte de Lenzer Heide, Nietzsche souligne la manière dont les «Bedürfnisse zum Unwahren» confèrent à la vie sa valeur). Mais il y a également un deuxième aspect, qui est l’aspect crucial: la structure autoréflexive de la raison et de la justice n’est pas seulement une tendance, mais une obligation (Pflicht) dérivant de leur possession. L’autocritique généalogique de raison et justice (le devoir de détruire l’échelle qui nous y a emmenés20) implique une prise de position par rapport au passé: raison et justice ont le devoir de conduire leurs propres origines (Eltern und Voreltern21) face au tribunal (de la justice et de la raison). Si cette manière de procéder caractérisait également la justice historique, la différence qualitative consiste en ceci, qu’ici l’amour ne joue pas seulement un rôle de compensation: c’est dans l’amour que ce devoir doit être accompli. Cela signifie que Eltern und Voreltern, le passé dans sa totalité, ne doivent être ni haïs ni condamnés, mais connus et en ce sens honorés en tant que tels: c’est bien le passé, tel qu’il a été, qui est la condition nécessaire de possibilité du présent tel qu’il est. Si la justice consiste donc en la capacité de voir, connaître, garder les yeux ouverts face au passé, bien qu’il soit décevant et trop humain, l’amour est une force compensatrice interne à l’activité de celui qui connaît22, qui protège non seulement par rapport aux effets dépressifs de la connaissance, mais surtout – la référence au christianisme le montre bien – par rapport au ressentiment, à la haine, au désir de vengeance. L’amour est donc un devoir éthique de justice, dérivant de la prise de conscience de la nécessité du passé tel qu’il a été; la justice devient un geste d’amour, de reconnaissance, de dévouement par rapport au passé (et par rapport à sa propre personne). À côté d’une psychologie et d’une ébauche de thérapie des conséquences de la «Disharmonie des Daseins», que Nietzsche avait thématisées déjà dans Humain, trop humain23, on peut reconnaître très clairement une éthique de la connaissance prenant 19
Fragments posthumes / KSA 9, 12[75]. Cet adage nietzschéen rappelle de manière très intéressante les propositions finales du Tractatus logicophilosophicus de Wittgenstein, notamment la 6.54. 21 À la lumière de cette expression employée par Nietzsche, et de manière conséquente par rapport à la continuité tracée entre la question d’amour et justice et celle de amor fati, l’affirmation de Nietzsche, selon laquelle sa mère et sa sœur seraient «der tiefste Einwand gegen die “ewige Wiederkunft”», son «abgründlicher Gedanke», démontre une portée philosophique remarquable (Ecce homo, «Pourquoi je suis si sage» / EH, «Warum ich so weise bin», § 3). La réconciliation philosophique est d’autant plus difficile que ce avec quoi on souhaite se réconcilier est plus proche – elle est, en ce sens, le poids le plus lourd. 22 De manière différente que dans la deuxiéme Intempestive, dans la note citée 12[75] de 1881 l’amour est spécifiquement indiqué comme un Nebentrieb de la recherche de raison et justice. 23 Cf. Humain, trop humain / MA, § 32: «wir sind von vornherein unlogische und daher ungerechte Wesen, und können dies erkennen». Comme l’a montré avec justesse Aldo Venturelli («Asketismus und Wille zur Macht: 20
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l’essor de cette disharmonie, tout comme ses effets dans le domaine des relations sociales, qui deviendront pourtant plus clairs dans la discussion du troisième exemple. Si raison et justice ont l’obligation de s’adresser à leurs propres origines pour les juger, et ainsi de s’inclure elles-mêmes dans l’injustice qu’elles parviennent à connaître, ceci leur prescrit aussi un devoir de clémence. Juste n’est que la connaissance qui ne revendique pas la prérogative absolue de juger, mais qui au contraire se reconnaît elle-même en tant que partie, en tant qu’enfant du passé qu’elle parvient à connaître: elle n’a le droit de condamner le passé, d’exiger une réparation ou une vengeance, qu’au cas où elle «oublie» ou néglige la leçon de la connaissance, c’est-à-dire que le présent (et la capacité de connaître), sont le produit de tout ce qui les a précédés. C’est en ce sens, il me semble, que le résultat théorique qui se concrétise dans la doctrine de la nécessité de toute chose implique par conséquent celle de l’innocence de toute chose. Alles ist Nothwendigkeit, – so sagt die neue Erkenntniss: und diese Erkenntniss selber ist Nothwendigkeit. Alles ist Unschuld: und die Erkenntniss ist der Weg zur Einsicht in diese Unschuld. Sind Lust, Egoismus, Eitelkeit nothwendig zur Erzeugung der moralischen Phänomene und ihrer höchsten Blüthe, des Sinnes für Wahrheit und Gerechtigkeit der Erkenntniss, war der Irrthum und die Verirrung der Phantasie das einzige Mittel, durch welches die Menschheit sich allmählich zu diesem Grade von Selbsterleuchtung und Selbsterlösung zu erheben vermochte – wer dürfte jene Mittel geringschätzen?24
La capacité de concevoir et pratiquer quelque chose comme la justice est le produit d’un long exercice d’injustice – tout comme les valeurs morales et les vertus sont le produit d’une longue pratique extra-morale. L’impératif éthique-théorique, fondé sur l’avancement même de la connaissance, est donc: «Richtet nicht25», et la figure exemplaire est celle du juge qui, tout en examinant les circonstances aggravantes et atténuantes par rapport à la culpabilité du criminel, finit par se trouver obligé de se reconnaître lui-même en tant que partie de cette culpabilité (dans le § 28 du Voyageur et son ombre). La position nietzschéenne, toutefois, comme nous allons le voir, n’est pas celle de l’acceptation, quant à une forme de surabondance – comme le montre parfaitement la formule du Vorsatz de l’amor fati dans le § 276 du Gai savoir. (c) Une invitation à la fusion entre amour et justice – Il devient alors clair quel enjeu soit en question lorsque Zarathoustra envisage une forme d’identification ou de fusion entre amour et justice, à la pratique de laquelle il invite ceux qui écoutent son discours: Ich mag eure kalte Gerechtigkeit nicht; und aus dem Auge eurer Richter blickt mir immer der Henker und sein kaltes Eisen. Nietzsches Auseinandersetzung mit Eugen Dühring», Nietzsche-Studien 15, 1986, pp. 107-139; réédité dans A. Venturelli, Kunst, Wissenschaft und Geschichte bei Nietzsche, Berlin-N.Y., de Gruyter 2003), ce problème est à reconduire à la confrontation de Nietzsche avec la position de E. Dühring: il s’inscrit dans la réflexion de Nietzsche sur la question du pessimisme, sur la valeur de la vie et sur le dépassement de la «solution» chrétienne. Pour un approfondissement je renvoie également à mon «Liebe und Gerechtigkeit. Eine Ethik der Erkenntnis», p. 355 sqq. en particulier. 24 Humain, trop humain / MA, § 107. Voir aussi Le voyageur et son ombre / WS, § 24, à propos de l’idée que tout acte punitif signifie la tentative de punir la nécessité des choses. 25 Humain, trop humain / MA, § 101.
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Sagt, wo findet sich die Gerechtigkeit, welche Liebe mit sehenden Augen ist? So erfindet mir doch die Liebe, welche nicht nur alle Strafe, sondern auch alle Schuld trägt! So erfindet mir doch die Gerechtigkeit, die Jeden freispricht, ausgenommen den Richtenden! Wollt ihr auch diess noch hören? An Dem, der von Grund aus gerecht sein will, wird auch noch die Lüge zur Menschen-Freundlichkeit. Aber wie wollte ich gerecht sein von Grund aus! Wie kann ich Jedem das Seine geben! Diess sei mir genug: ich gebe Jedem das Meine26
Zarathoustra refuse une justice qui juge de manière froide, en distribuant culpabilités et punitions. Mais, implicitement, il refuse également un amour aveugle, opposé à la justice selon le modèle de la dialectique du § 69 de Humain, trop humain. La justice souhaitée est un amour capable de voir: une connaissance juste, mais imperméable au ressentiment et au désir de vengeance, parce qu’imperméable à la déception. Elle est capable de reconnaître la trace de l’injustice nécessaire de toute chose même dans son propre exercice: ainsi elle devient un amour capable de partager la culpabilité, et non seulement – de manière chrétienne – la punition, l’expiation. Afin de pouvoir déclarer coupable quelqu’un ou quelque chose, on devrait étendre la culpabilité à toute chose, rien n’existerait alors qui soit au dehors ou au delà de la culpabilité: si quelque chose est coupable, tout l’est. Ce passage du Crépuscule des idoles est emblématique: «Der einzelne ist ein Stück fatum, von Vorne und von Hinten, ein Gesetz mehr, eine Nothwendigkeit mehr für Alles, was kommt und sein wird. Zu ihm sagen „ändere dich“ heisst verlangen, dass Alles sich ändert, sogar rückwärts noch...»27. Le fond philosophique de ces affirmations de Zarathoustra n’est pas constitué par la Lehre der völligen Unverantwortlichkeit qu’on vient de discuter, mais également par les conséquences éthiques de cette Einsicht, comme on l’a déjà mentionné: la nécessite de toute chose implique qu’elles sont toutes liées les unes avec les autres. Zarathoustra en tire le fondement pour une éthique de la surabondance et de la générosité, qui trouve son expression dans une observation cruciale formulée par Nietzsche dans un fragment du 1884, mais qui est à la base de l’idée de l’éternel retour aussi: «jedes Erlebniß, in seine Ursprünge zurückverfolgt, setzt die ganze Vergangenheit der Welt voraus. – Ein factum gut heißen, heißt Alles billigen!»28. S’il arrive, au cours de la vie, d’aimer ou de bénir quelque chose, alors l’éthique de la connaissance juste impose d’aimer et de bénir tout ce qui existe et qui a existé – tout ce qui, en d’autres termes, a permis l’instant aimé et béni dont on a pu profiter. Mieux: qui a permis la capacité même d’aimer et de bénir ce qu’on aime, de jouir de ce dont on peut jouir hic et nunc (ou dont on a pu jouir dans le passé).
26 27 28
Ainsi parlait Zarathustra, «La morsure de la vipère» / Za, «Vom Biss der Natter». Crépuscule des idoles, «Morale comme contre-nature» / GD, «Moral als Widernatur», § 6. Fragments posthumes / KSA 11, 25[358].
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L’enjeu de la réflexion sur le conflit entre amour et justice Nous pouvons essayer alors de mieux focaliser le problème qui est au cœur de la dialectique entre amour et justice. L’enjeu philosophique du problème du conflit entre amour et justice est, il me semble, justement celui de l’espace pour l’exercice de la position affirmatrice qui se configure selon les idées-guides amor fati et Unschuld des Werdens, tout comme de la pensée de l’éternel retour du même en tant que pensée éthique. Il suffit de se rappeler la formulation de l’amor fati qui ouvre le 4e livre du Gai savoir: Ich will immer mehr lernen, das Nothwendige an den Dingen als das Schöne sehen: – so werde ich Einer von Denen sein, welche die Dinge schön machen. Amor fati: das sei von nun an meine Liebe! Ich will keinen Krieg gegen das Hässliche führen. Ich will nicht anklagen, ich will nicht einmal die Ankläger anklagen. Wegsehen sei meine einzige Verneinung! Und, Alles in Allem und Grossen: ich will irgendwann einmal nur noch ein Ja-sagender sein!29
Les points de contact avec la réflexion sur amour et justice sont évidents: la valeur éthiquement contraignante de l’idée de nécessité, l’amour, qui lui correspond, pour les choses dans leur nécessité, le renoncement à l’accusation et à la condamnation du Dasein, la capacité d’en aimer également la laideur, sans vouloir la corriger. Nietzsche explique toutefois aussi, de plus, que amor fati n’est pas une bienveillance résignée, une acceptation. Il est plutôt une création, qui consiste en la capacité de rendre les choses belles par l’amour qu’on leur porte, dans leur nécessité: un amour créateur, qui se reconnaît comme partie active de la nécessité à laquelle il s’adresse30. Les formulations ultérieures sont encore plus claires, par exemple dans Ecce homo: Meine Formel für die Grösse am Menschen ist amor fati: dass man Nichts anders haben will, vorwärts nicht, rückwärts nicht, in alle Ewigkeit nicht. Das Nothwendige nicht bloss ertragen, noch weniger verhehlen – aller Idealismus ist Verlogenheit vor dem Nothwendigen –, sondern es lieben…31
On peut observer en premier lieu le lien très étroit entre la pratique de la connaissance et la nouvelle conception de la justice en tant qu’amour, de l’amour en tant que justice, émergeant du texte du § 276 du Gai savoir. La connaissance juste, qui ouvre la vision des choses, oblige à abandonner la disposition traditionnelle fondée sur la mé29
Gai savoir / FW, § 276. Une position déterministe, qui tire la conclusion du manque de sens de tout agir, est possible grâce à la fictio d’un point de vue absolu, métaphysique, divin, objectivant toutes les relations entre les faits. Elle n’est pas possible à partir du point de vue en première personne de l’agent qui prend conscience de la nécessité de toutes les choses et de son propre être situé dans le réseau de leurs connexions: le sujet ne fait pas l’expérience de ses actions en tant que nécessaires puisque déterminée ailleurs, mais en tant que nécessaires parce que propres (à un être humain singulier et spécifique que je suis). La décision même de s’abandonner à l’inaction, face à la dissolution de sens causée par la vision déterministe de la nécessité, n’est pas vécue par le sujet à la maniére du lien cause-effet dans le monde physique, mais en tant que sa propre expérience, toujours dans une certaine mesure comme autodétermination. Le refus des conclusions déterministes me paraît, en ce sens, un pas supplémentaire de Nietzsche en direction du dépassement de la métaphysique – dont au contraire la position nihiliste passive de renonciation reste prisonnière. Pour un approfondissement de la question philosophique du déterminisme, voir M. Priarolo, Il determinismo. Storia di un’idea, Roma, Carocci 2011. 31 Ecce homo, «Pourquoi je suis si avisé» / EH, «Warum ich so klug bin», § 10. 30
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taphysique de la liberté du vouloir32 et sur la morale du devoir être, qui garantissaient la possibilité de la condamnation et de la culpabilité. Dans le fragment 12[225] de 1881 (KSA 9), Nietzsche attribue à Zarathoustra sa propre affirmation dans le § 276 du Gai savoir: «So sprach Z[arathustra] “ich klage nicht an, ich will selbst die Ankläger nicht anklagen”»33. Une deuxième observation concerne le fait que l’éthique de l’amor fati, ainsi conçue, tout comme l’éthique d’amour et justice, dans la formulation de Zarathoustra et dans la note 12[75] de 1881, mettent l’accent sur la disproportion entre la constatation de l’état de fait et la disposition de celui qui la connaît: le savoir juste en tant qu’amour, l’amour en tant de connaissance juste de ce qui existe, sont l’effort pour pratiquer la générosité, la surabondance, qui est le présupposé de la créativité (motif conducteur du Schaffen de Zarathoustra). Zarathoustra oppose à la tentative d’être absolument juste, du suum cuique, une pratique consciente de l’injustice dont tout fait partie («ich gebe Jedem das Meine»), une assomption de l’impossibilité de se soustraire à la partialité propre de chaque perspective. Comme dans le cas de la référence au devenir Ja-sagender du § 276 du Gai savoir, la pratique de la justice se retourne en autoaffirmation amoureuse (ni ressentie ni moralisante), dans la perspective nécessairement limitée du connaissant et agent. En troisième lieu, ceci est le point crucial, la nouvelle position éthique se configure essentiellement comme une nouvelle attitude par rapport à la temporalité et à l’histoire. Nietzsche invite à une autoaffirmation qui est en même temps une Bejahung du passé et du futur entiers, et que la nouvelle éthique assume avec un esprit de libération: tout en libérant le passé de la condamnation morale présente, le présent de celle de l’avenir, cette position libère l’action même du poids du jugement et de la responsabilité morale. Sur le fond se trouve évidemment le projet nietzschéen de restituer au devenir son innocence, et qui s’oppose au «Schuldig-finden-wollen»34, à la morale distribuant responsabilités et culpabilité35. De plus, la question d’amour et justice est emblématique par rapport à un autre aspect, qui devient clair au moment où Zarathoustra fait son apparition. Il incarne notamment une éthique d’expérimentation du dépassement des oppositions morales traditionnelles, au double sens qu’il est par excellence celui qui est capable de penser et parler d’elles de manière nouvelle, donc de les traduire en des nouvelles relations avec l’action propre et autrui; et dans le sens qu’il recommande cette pratique d’expérimentation, appelant chacun à l’articuler de manière individuelle dans sa propre forme de vie. Nietzsche présente les circonstances de formation de cette nouvelle éthique
32
Cf. en particulier Crépuscule des idoles, «Les quatres grandes erreurs» / GD, «Die vier großen Irrthümer»,
§ 7. 33 Dans le § 6 de l’Anthéchrist, Nietzsche souligne qu’il n’y ait point de «moralische Anklage des Menschen» dans ses remarques sur la «Verdorbenheit des Menschen». Il s’agit d’une constatation «moralinfrei», pour ainsi dire, d’aprés le principe du § 6 de «Morale comme contre-nature» (dans le Crépuscule des idoles), qui affirme qu’on ne peut pas prescrire à quelqu’un de changer sans par là (essayer de) changer tout ce qui existe. 34 Crépuscule des idoles, «Les quatre grandes erreurs» / GD, «Die vier großen Irrthümer», § 7. 35 En ce sens la nouvelle position de Nietzsche semble posséder, comme l’affirme avec justesse P. Sloterdijk, une portée capable de distinguer l’histoire en une «Zeit der Schuldwirtschaft» et une «Zeit der Generosität» (Über die Verbesserung der guten Nachricht. Nietzsches fünftes “Evangelium”, Frankfurt am Main, Suhrkamp 2001, p. 50).
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dans les passages de Ecce homo consacrés à Ainsi parlait Zarathoustra: Zarathoustra est présenté comme quelqu’un qui a vu, voulu, pu au-delà de ce dont les autres sont capables. Nietzsche se sert des métaphores liées à l’espace, qui font allusion à la plus grande mobilité, profondeur, étendue du modus essendi de Zarathoustra, à sa capacité d’élargir les horizons et de dépasser les barrières traditionnelles de la pensée et de la pratique. Cette particularité est liée, nous dit Nietzsche, au travail accompli par Zarathoustra sur les oppositions de valeurs, sur les contraires: il contredit en affirmant («er widerspricht mit jedem Wort, dieser jasagenste aller Geister»), il lie les contraires en une nouvelle unité («in ihm sind alle Gegensätze zu einer neuen Einheit gebunden»), sa manière de disposer d’un plus grand «espace» («Umfang an Raum») se laisse lire en tant que «Zugänglichkeit zum Entgegengesetzten»36. La tentative de contamination, de fusion entre amour et justice s’inscrit, il me semble, dans ce cadre. Amour et justice, qui forment une opposition pratique, même éthique, puisque leur pratique conjointe cause des dilemmes indépassables par rapport au critère éthique de l’action. C’est pourquoi le fait qu’ils soient pratiqués par Zarathoustra dans l’optique du dépassement de leur opposition comporte un dépassement de l’horizon de référence de la morale traditionnelle. Ce dépassement n’a pourtant point lieu en tant qu’opération théorique de substitution ou d’évidage de concepts. Un travail d’appropriation profonde, de transformation de soi, est au contraire requis: il s’agit de reconnaître dans ses propres concepts et dans ses propres sentiments (moraux) les résidus incorporés de la morale qu’on porte en soi-même; de faire l’effort d’imaginer de nouvelles relations entre les termes appris en tant que contraires; de pratiquer par conséquent de nouvelles relations, etc. Ainsi, ceux qui reçoivent la communication de Zarathoustra sont invités à faire pénétrer dans leur propre existence des sentences et des affirmations irritantes, bouleversantes, difficilement compréhensibles par la mentalité ordinaire de la morale traditionnelle. Le fait que les contraires viennent à former une nouvelle unité signifie redéfinir complètement le cadre de l’action et de la pensée. La parole philosophique de Zarathoustra, et en général de Nietzsche, a une portée expérimentale, qui désoriente: elle est performative au double sens qu’elle bouleverse les points de repère habituels de la pensée et de l’action, et qu’elle indique en même temps un chemin pour les pratiquer autrement. On pourrait dire avec Wittgenstein qu’elle a tendance à modifier la grammaire des termes qu’elle vise à redéfinir, tout en mettant en question leur grammaire traditionnelle, colonisée et imprégnée par la morale. L’idée que jeu de langage et forme de vie correspondent, et qu’imaginer de nouveaux jeux de langage signifie imaginer de nouvelles formes de vie, n’est pas, en ce sens, étrangère à la pensée de Nietzsche. On peut penser par exemple au passage très connu du § 5 de «La “raison” dans la philosophie» (GD), dans lequel Nietzsche lie la persistance de la croyance en Dieu à celle de la croyance en la grammaire. Dans l’avant-dernier paragraphe de Ecce homo, dans une synthèse de la perspective critique du renversement de la morale et de la transvaluation des valeurs, Nietzsche offre une sorte de grammaire des termes «Gott», «Jenseits», «Seele», «Geist» etc., c’est-à-dire qu’il décrit la fonction qu’ils ont (eu) dans l’orientation de la pensée, de l’action et du langage dans la civilisation occi36
Ecce homo, «Ainsi parlait Zarathustra» / EH, «Also sprach Zarathustra», § 6.
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dentale. C’est sur leur caractère cardinal dans une forme de vie que le travail du philosophe souhaite intervenir: c’est donc par un geste pratique, grammatical, que le philosophe communicant et le récepteur de la communication peuvent poursuivre la tâche de la transvaluation des valeurs. Encore dans Ecce homo Nietzsche explique d’être lui-même celui pour lequel il est possible de concevoir et réaliser la transvaluation des valeurs, pour le fait d’avoir traversé périodiquement à la fois la décadence et la santé. En ce sens, Nietzsche a appris comment «Perspektiven umzustellen», compétence correspondante à une expérience en chair et os, non purement intellectuelle. Pour Zarathoustra, en ce sens, le nouveau jeu de langage est la chose la plus sérieuse qui existe: le fait de s’exprimer d’une certaine manière est le signe d’un besoin et en même temps d’une capacité. La parole de Zarathoustra est ainsi immédiatement sélective – comme, en un certains sens, l’est toute communication: elle parle de et à une certaine manière d’être, c’est pourquoi, d’après Nietzsche, «es steht Niemandem frei, für Zarathustra Ohren zu haben»37. Avant de conclure ces réflexions, je voudrais donc proposer quelques considérations supplémentaires sur la méthode de la communication philosophique, sur la relation entre vie et idées, entre vie et vérité dans la pensée nietzschéenne.
Le travail éthique et le rapport entre savoir et existence L’idée nietzschéenne de la pénétration de la vérité dans l’existence et l’insistance sur les effets pratiques, existentiels qu’une doctrine peut avoir sur une forme de vie nous invitent à établir une connexion avec la définition donnée par Michel Foucault de cette tradition philosophique occidentale, pour laquelle il emploie le terme «spiritualité». Dans l’Herméneutique du sujet, il écrit notamment: 1. «La spiritualité postule que la vérité n’est jamais donnée au sujet de plein droit […] que le sujet en tant que tel n’a pas droit, n’a pas la capacité d’avoir accès à la vérité. Elle postule que la vérité n’est pas donnée au sujet par un simple acte de connaissance, qui serait fondé et légitimé parce qu’il est le sujet […]. Elle postule qu’il faut que le sujet se modifie, se transforme, se déplace, devienne, dans une certaine mesure et jusqu’à certain point, autre que lui-même pour avoir droit à [l’]accès à la vérité». 2. «Il ne peut pas y avoir de vérité sans une conversion ou sans une transformation du sujet». [Eros et ascèse représentent] «les deux grandes formes par lesquelles, dans la spiritualité occidentale, on a conçu les modalités selon lesquelles le sujet devait être transformé pour devenir enfin capable de vérité». 3. «La spiritualité postule que l’accès à la vérité produit, lorsque, effectivement, cet accès a été ouvert, des effets(?) […] «de retour» de la vérité sur le sujet […]. Il y a, dans la vérité et dans l’accès à la vérité, quelque chose qui accomplit le sujet lui-même, […], ou qui le transfigure»38
Il me semble que dans l’œuvre de Nietzsche l’accent est également mis spécifique37
Ecce homo, «Préface» / EH, «Vorwort», § 4. M. Foucault, L’herméneutique du sujet. Cours au Collége de France 1981-2, Paris, Gallimard-Seuil 2001, cours du 16 janvier, p. 17 sq. 38
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ment sur ces aspects. Le but nietzschéen de dissoudre les valeurs morales enracinées dans les sentiments et les affects, de les transvaluer etc. n’est pas passible d’une énonciation purement théorique, mais demande d’être pratiqué, aussi bien par celui qui offre la communication philosophique que par celui qui la reçoit. En intervenant spécifiquement sur les dispositions linguistiques du récepteur, tout comme sur son affectivité et sur sa compréhension de soi, le message nietzschéen intéresse le sujet dans son autoconstitution, dans sa réflexivité etc. – ce qui implique également un effort d’appropriation de sa part. Accueillir la communication philosophique nietzschéenne signifie être disposé (en in sens subjectif aussi bien qu’objectif) à mettre en question les points de repère dans lesquels l’action et la pensée trouvaient jusque là leur fondement39. La communication philosophique ne suscite alors pas de manière contingente un effet chez le récepteur: la capacité de provoquer une transformation lui est constitutive. Ceci devient très clair si l’on pense à la pensée de l’éternel retour et à l’idée de nécessité sur laquelle elle s’appuie: cette pensée est un «Schwergewicht», le penser comporte l’exercice d’une sorte de pression40 sur la vie de celui qui fait l’effort d’imaginer comment le penser. Dans la note 11[143] de 1881 (KSA 9), l’interlocuteur fictif du philosophe annonçant l’éternel retour demande: «aber wenn alles nothwendig ist, was kann ich über meine Handlungen verfügen?». La réplique déplace l’attention sur le pouvoir transformatif de la pensée même: si les opinions transforment exactement comme «Nahrung Ort Luft Gesellschaft», alors «wenn du dir den Gedanken der Gedanken einverleibst, so wird er dich verwandeln». À ce propos, on cite normalement le seul incipit du § 231 de Par-delà bien et mal, où Nietzsche affirme que l’apprentissage nous transforme, comme toute autre nourriture. Le texte affirme pourtant aussi qu’il y a un fond de fatum dans chacun, («einen Granit von geistigen Fatum»), qui n’est pas touché par l’apprentissage. Loin d’être une réfutation de l’idée que la vérité ne demande pas d’appropriation individuelle, ceci ne fait par contre que la confirmer: les problèmes philosophiques ne demandent pas d’approche générale et impersonnelle mais bien au contraire la forme la plus intensément personnelle d’engagement, c’est-à-dire une forme d’appropriation singulière. En ce sens la question de la méthode s’avère essentielle: la manière d’offrir le message et la forme de celui-ci sont déterminés par l’effet qu’il vise à susciter41. La méthode et la forme font partie intégrante du savoir communiqué. Le caractère poétique et le pouvoir évocateur du langage de Zarathoustra, par exemple, tout comme les expérimentations logiques mentionnées, paraissent viser à ouvrir au lecteur/récepteur de nouveaux espaces de confrontation avec le message, les mots, le langage même, par là avec la pensée et l’expérience. Chacun est donc invité à trouver une signification possible, compréhensible pour lui, une valeur pour des expressions comme celle qui défi39 Ce procédé a été mis en évidence de maniére particuliérement efficace par M. Saar (Genealogie als Kritik. Geschichte und Theorie des Subjekts nach Nietzsche und Foucault, Frankfurt am Main, Campus 2006), qui a analysé la méthode généalogique en tant que retour du sujet sur sa propre histoire, dans un double mouvement de Selbstentfremdung et, par celle-ci, de auto-réfléxion, qui ouvre à des possibilités auto-thérapéutiques. 40 «die Frage […] würde als das grösste Schwergewicht auf deinem Handeln liegen», Gai savoir / FW, § 341. 41 Je me permets de renvoyer, à propos de ces thèmes, à mon La verità come trasformazione di sé. Terapie filosofiche in Pascal, Kierkegaard e Wittgenstein, Pisa, ETS 2009.
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nit la justice comme un amour capable de voir. Il s’agit en ce cas, pour paraphraser encore Wittgenstein, de l’adhésion à un nouveau système de référence, d’une nouvelle manière de vivre et de la vision du monde qui lui correspond42. L’exercice de l’imagination et de l’émotion dans l’expérimentation de la signification des concepts, conditionné par le degré de dépendance par rapport aux significations traditionnelles, jalousement défendues, par exemple, par le système de référence conceptuelle d’ordre moral, est une capacité singulière, enracinée pourtant dans le développement d’une époque et d’une culture. Il s’agit d’une pratique, qui n’est autre chose que la transvaluation des valeurs, en tant que production de nouvelles conditions et possibilités de vie (et de pensée). Un autre aspect très important que Foucault nous aide à mettre en évidence est celui de la valeur éthopoétique du savoir acquis ou à acquérir – c’est-à-dire son pouvoir de changer la conduite individuelle, de former un ethos. Cette valeur caractérise le mode de connaissance relationnel, visant à focaliser l’attention sur la relation qui lie l’homme aux choses, au monde, au temps, aux évènements etc. La compréhension de ces relations, comme Foucault le souligne en commentant Sénèque, qui à son tour fait référence à l’enseignement du philosophe cynique Demetrius, a le pouvoir de modifier les critères subjectifs de l’action, de la conduite individuelle43. Nietzsche part de la prémisse, comme on l’a vu dans la deuxième Intempestive, que la connaissance a un effet pour ainsi dire psychologique, mais en ce sens aussi éthique sur l’existence humaine, dont elle peut changer le système de valeurs. Dans le § 107 de Humain, trop humain, la doctrine de la nécessité de toute chose – presque une cosmologie – est présentée en tant qu’un «neues Evangelium», un message de libération et rédemption: l’idée de la nécessité est l’idée de l’innocence de toute chose, y compris l’homme, elle libère du poids de la culpabilité morale de l’homme pour son être. La connaissance a donc un caractère libérateur, lorsqu’elle est mise en relation avec l’agir humain. En ce sens, Zarathoustra est celui qui explicite systématiquement les conséquences éthiques du parcours de connaissance articulé par Nietzsche, la personnification de la conscience de l’importance de lier la connaissance à sa portée éthopoétique. C’est la conséquence d’un mode de connaissance dans lequel les liens causaux entre les phénomènes sont compris dans leurs relations avec la position de l’homme, en d’autres termes dans lequel celui qui connaît se comprend en tant que partie intégrante de ce qu’il connaît et, en même temps, comme celui qui est en condition de connaître et de comprendre les choses et le fait d’être impliqué dans ce qu’il connaît.
Amour et justice: transformation de la relation à soi et aux autres Le dépassement du conflit entre amour et justice, en ce sens, doit être compris en tant que dépassement de tout un système de valeurs, significations, attributions, dans 42 L. Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen, dans Werkausgabe, vol. 8, Frankfurt am Main, Suhrkamp 1984, p. 540 sq. 43 Voir M. Foucault, L’herméneutique du sujet, cours du 10 février. Concernant Sénèque, la référence est à De beneficiis, 1, 3-7.
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le cadre duquel les deux concepts reçoivent leur signification: une conception conflictuelle d’amour et justice comporte une manière spécifique d’entendre la condition de l’homme, la valeur de l’action, la relation à soi même et aux autres, et elle correspond à une psychologie spécifique – c’est-à-dire une sensibilité, une série de dispositions affectives etc. Comme on l’a souligné dans le paragraphe précédent, Nietzsche cherche à modifier la grammaire des concepts en question en modifiant tout d’abord la vision du monde à laquelle ils renvoient. Ensuite, il invite à l’expérimentation des possibilités psychologiques, relationnelles et éthiques ouvertes par cette transformation grammaticale, qui signifie la transformation de la forme de vie qui incarne cette grammaire. On pourrait résumer les conséquences de la position nietzschéenne de la manière suivante: (i) puisque tout est nécessaire, la justice rétributive est dépourvue de tout fondement. Il n’est pas possible de donner aux autres, selon un principe de juste rétribution, ce qui leur revient par rapport à leurs mérites et démérites: personne ne peut être ou agir différemment de ce qu’il est ou de ce qu’il fait. Non seulement, donc, tout est nécessaire, mais tout est aussi innocent. Comme Nietzsche l’écrit dans le § 81 du Voyageur et son ombre, la justice rétributive est tirée de ses gonds par la doctrine de la nécessité et de l’innocence de toute chose – voire elle se révèle en tant qu’instrument de l’ordre social tout court: «Weder Strafe und Lohn sind etwas, das Einem als das Seine zukommt; sie werden ihm aus Nützlichkeitsgründe gegeben, ohne dass er mit Gerechtigkeit Anspruch auf sie zu erheben hätte»44. Il faut concevoir un autre modus de la justice45. (ii) si toutes les choses sont nécessaires, elles sont alors également liées les unes aux autres. Elles doivent alors être acceptées toutes ensemble, comme elles sont, comme elles ont été et comme elles seront. S’il y a, au monde, quelque chose de beau, s’il y a quelque chose qu’on aime, s’il y a eu une expérience heureuse, alors tout le reste fait partie de cette beauté et mérite d’être, pour soi, objet d’amour. La vision de l’histoire et de sa reconstruction – chargée justement d’une portée éthopoétique –, ainsi que celle qu’on pourrait appeler la «psychologie» de la connaissance, changent également. (iii) cette nouvelle relation avec les choses a aussi des conséquences, cela va de soit par rapport à la relation à soi-même. Se comprendre en tant que partie de la nécessité signifie se comprendre en tant que partie de la beauté aussi bien que de la laideur (ou de l’«injustice») dont on fait l’expérience. Le dépassement de la culpabilité et de la responsabilité morale pour son propre être comporte pour Nietzsche, avant tout, le dépassement du problème fondamental du christianisme, tout comme du ressentiment qui en caractérise la psychologie. De plus, par rapport au point (i), ceci implique également que je peux attribuer aux autres, comme Zarathoustra le soulignait, seule44
Humain, trop humain / MA, § 105. P. Sloterdijk insiste sur l’aspect complémentaire au renversement linguistique du «fünftes Evangelium» de Nietzsche: «die künftigen Sprachenströme vom Ressentiment abzukoppeln und die eulogischen Energien neu zu kanalisieren» (Über die Verbesserung der guten Nachricht. Nietzsches fünftes “Evangelium”, p. 30). 45
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ment ce qui m’appartient (différemment de l’idée du suum cuique) – mais que ce don doit avoir lieu, par conséquent, dans l’amour et dans l’enthousiasme, et non pas dans la honte (causée par la conscience de l’injustice «morale»). L’amour des choses fondé sur la justice de la connaissance ne signifie pas acceptation et résignation ou renonciation. L’action à laquelle ont est disposé, les besoins qui la déclenchent, sont aimés et affirmés exactement comme tout le reste: ils sont accueillis dans l’affirmation du Dasein. (iv) l’idée de la conciliation entre amour et justice, en ce sens, est l’un des chemins principaux de la restitution de l’innocence à e et au devenir, ce qui comporte tout d’abord un allègement, une libération de l’être et de l’agir. Nietzsche même, dans un formidable passage autoréflexif de ses notes, souligne le lien étroit entre les différents moments de sa philosophie – de sa position dans la pratique de la connaissance – et leur portée éthique-prescriptive par rapport à sa propre vie: Ich habe mich immer darum bemüht, die Unschuld des Werden mir zu beweisen: und wahrscheinlich wollte ich so das Gefühl der völligen «Unverantwortlichkeit» gewinnen – mich unabhängig machen von Lob und Tadel, von allem Heute und Ehedem: um Ziele zu verfolgen, die sich auf die Zukunft der Menschheit beziehen. Die erste Lösung war mir die ästhetische Rechtfertigung des Daseins [...]. Die zweite Lösung war mir die objektive Werthlosigkeit aller Schuld-Begriffe und die Einsicht in den subjektiven, nothwendig ungerechten und unlogischen Charakter alles Lebens46.
Si la fusion entre amour et justice, fondée sur les résultats et sur la capacité autoréflexive de la connaissance, implique la conscience de l’injustice fondamentale de toute chose et de toute action, cette conscience se déploie dans le cadre de l’affirmation. Encore dans Ecce homo, dans le § 5 de «Pourquoi je suis si sage », Nietzsche offre en apparence une sorte de petit manuel de comportement dans ses relations avec les autres. En réalité, ce qu’il offre est un exemple de transvaluation de concepts tels que «Vergeltung» et «Recht» (au sens de «Recht haben»): la Wohlgeratenheit, la richesse et la générosité, capables de donner au delà de toute idée de récompense ou de compensation, permettent de vivre en tant que «Glück» même le fait d’avoir tort, dégageant de la psychologie et des dispositions relatives à la justice de la morale traditionnelle – modifiant la grammaire des concepts en question. Comme Zarathoustra le rappelait, Nietzsche pense alors à la divinité d’un Dieu capable de ce genre de générosité: «ein Gott, der auf die Erde käme, dürfte gar nichts Andres thun als Unrecht». Ce passage rappelle de manière implicite la définition de l’amour donnée par Zarathoustra: un amour qui s’affirme (bien qu’il se connaisse dans son injustice), puisqu’il a pratiquement dépassé toute référence à l’idée de la justice absolue. Le dépassement a lieu dans l’expérience, par l’incorporation d’un savoir juste, produisant les conditions de possibilité d’une justice alternative qui dérive notamment de la connaissance. La capacité autocritique et autoréflexive de la connaissance produit donc les conditions, et la nécessité, d’une forme de justice au delà de la morale: cette justice est, justement, celle de l’amour pour toutes les choses, capable de voir de manière juste et d’aimer et affirmer tout ce qui existe. 46
Fragments posthumes / KSA 10, 7[7].
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Abstract La tension conflictuelle fondamentale entre amour et justice est thématisée par Nietzsche aussi bien comme problème éthique et sociale que comme problème de l’éthique de la connaissance. D’une part il essaye d’imaginer les possibilités d’un exercice simultané d’amour et de justice, en tant qu’attitude de celui qui connaît par rapport à la tâche de la connaissance; d’autre part, par l’image forgée par Zarathoustra de la «Liebe mit sehenden Augen», il essaye de configurer le dépassement de leur opposition éthique. En se servant de la notion de Foucault de «spiritualité» en tant que relation spécifique entre subjectivité et vérité, on discutera ces deux tentatives nietzschéennes pour montrer qu’on a affaire, dans l’un et l’autre cas, à la production d’un nouvel ethos, d’une nouvelle hexis, d’une nouvelle forme de vie, dans laquelle tous les équilibres de sa relation à elle-même, avec le monde, avec ses possibilités d’action et avec les autres individus sont modifiés par l’entraînement au dépassement d’une série d’oppositions morales traditionnelles déterminant notre psychologie et notre expérience. Nietzsche discusses the fundamental conflict between love and justice as an ethical and social problem on the one hand, as an issue for the ethics of knowledge on the other hand. His undertaking is twofold. First, he tries to imagine a multiplicity of possibilities for practicing love and justice at once, as the psychological and epistemological attitude of the subject of knowledge; in addition to this, he aims at shaping the frame for an overcoming of their ethical conflict. Borrowing Foucault’s idea of «spirituality» as a specific relationship between subjectivity and truth, the paper discusses these two nietzschean undertakings in order to show that, in both cases, we are dealing with the production of a new ethos, of a new form of life, within which all equilibriums in the relationship to oneself, to the world, and to other individuals are transformed. This transformation is brought about by the overcoming of the moral oppositions, which traditionally determine our psychology and our experience.
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Dans Humain, trop humain et Aurore, Nietzsche n’emploie encore l’expression de «grande politique» qu’en mauvaise part, pour désigner le militarisme des Etats conquérants auxquels il reproche de détourner l’énergie de leurs citoyens de buts culturels plus élevés1. Ce sens bismarckien et péjoratif de la große Politik, à peu près synonyme de Machtpolitik, ne disparaît pas dans l’œuvre ultérieure2. Mais à partir de Par-delà bien et mal, on voit Nietzsche s’approprier la formule dans une autre acception, à la fois antimilitariste et supra-nationale, qu’il identifie finalement à son projet d’élevage. Il écrit en effet dans un fragment posthume de 1888: «la grande politique veut faire de la physiologie la maîtresse de toutes les autres questions; elle veut créer une puissance assez forte pour élever l’humanité comme un tout et comme une entité supérieure [...]»3. Ce programme n’est pas métaphorique, car il donne lieu à une réflexion très concrète sur l’avenir du mariage et sur les moyens de contrôler la procréation humaine4. Sa dimension eugéniste est donc manifeste, dans les deux significations du terme que les historiens de la biologie ont coutume de distinguer5: négativement, Nietzsche souhaite empêcher certains individus qu’il qualifie de décadents ou de dégénérés d’avoir une descendance6; positivement, il travaille à élever un type d’homme «d’une valeur plus élevée, plus digne de vivre, plus sûr d’un avenir»7. Dans les textes de 1888, cette biopolitique eugéniste prend des accents inquiétants qui incitent le commentateur à se demander s’il peut la détacher du versant plus spirituel de l’entreprise de Nietzsche. Le philosophe de l’inversion des valeurs a-t-il vraiment besoin d’imaginer un encadrement social de la reproduction? La pensée de l’élevage est-elle condamnée à prendre la forme d’une politique de la procréation? La conception de l’hérédité (Vererbung) sur laquelle Nietzsche appuie son projet culturel suggère tout d’abord une réponse négative. Certes, l’élevage nietzschéen vise 1
Voir Humain, trop humain / MA, § 481, et Aurore / M, § 189. Voir Crépuscule des idoles, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2005, «Ce qui abandonne les Allemands» / GD, «Was den Deutschen abgeht», § 3: «[…] la grande politique n’abuse personne… L’Allemagne est de plus en plus tenue pour le plat pays de l’Europe». 3 Voir Fragments posthumes XIV / KSA 13, 25[1], trad. modifiée. 4 Voir par exemple Fragments posthumes XIV / KSA 13, 16[35] et 23[1]. 5 Sur la distinction entre eugénique positive et eugénique négative, voir J. Gayon, «Nietzsche and Darwin», in J. Maienschein, M. Ruse (ed.), Biology and the Foundation of Ethics, Cambridge, Cambridge University Press 1999, pp. 177-178, ainsi que J. Gayon, «Le mot “eugénisme” est-il encore d’actualité?», in J. Gayon, D. Jacobi, L’éternel retour de l’eugénisme, Paris, PUF 2006, pp. 125-126. 6 Voir Fragments posthumes XIV / KSA 13, 23[10]: «L’interdiction biblique “tu ne tueras point!” est une naïveté comparée à mon interdiction aux décadents: “vous ne procréerez point!”». 7 Voir L’Antéchrist, trad. E. Blondel, Paris, Flammarion 1994 / AC, § 3. 2
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non seulement à promouvoir des valeurs aristocratiques contre le mouvement démocratique européen8, mais aussi à inscrire les évaluations nobles correspondantes dans le corps individuel, afin de les rendre naturelles et spontanées. «Tout ce qui est bon est héritage», dit Nietzsche dans Crépuscule des idoles9: une vertu acquise par un individu devient donc innée pour ses héritiers, et on comprend qu’un philosophe qui se soucie d’incorporer des qualités éthiques à l’être humain ne puisse pas se désintéresser de ce mécanisme de transmission. Toutefois, le processus d’incorporation mis en jeu devrait apparemment rendre superflue une démarche strictement eugéniste. Conformément au concept «faible» d’hérédité qui prévalait en biologie avant les travaux de Francis Galton et d’August Weismann, Nietzsche estime en effet que le mode de vie d’une lignée d’organismes s’imprime en elle de plus en plus profondément au fil du temps, à condition d’être maintenu à peu près constant sur une très longue durée10. Or dans cette logique lamarckienne, la procréation ne joue pas le même rôle que pour une pensée de l’hérédité «forte», qui oppose l’inné à l’acquis et exclut la possibilité d’une transmission héréditaire des caractères acquis11. Nietzsche ne se représente pas l’individu comme un porteur passif de l’hérédité, qui ne transmet à ses enfants que ce que ses parents lui ont transmis; il peut donc espérer agir sur la Vererbung en transformant les mœurs des Vererber12. Pourquoi cette stratégie diététique ne lui suffit-elle pas? Deux raisons essentielles nous semblent pouvoir être invoquées pour expliquer le parti pris eugéniste de Nietzsche. La première a trait à son platonisme politique: suivant la leçon de la République et des Lois, Nietzsche considère l’instauration d’une hiérarchie des géniteurs comme un principe constitutif de la cité aristocratique ancienne. Une telle société n’aspire pas au progrès historique, comme les démocraties modernes, mais à la stabilité de ses structures éprouvées, qui lui ont permis de subsister jusqu’alors. Elle met par conséquent la procréation humaine au service de la reproduction de ses élites, et adopte ainsi vis-à-vis d’elle-même une attitude comparable à celle de l’éleveur envers son cheptel. Mais si Platon professe bien une «morale de l’élevage»13, on peut douter qu’il la pense à la même échelle temporelle que Nietzsche. La perspective d’une histoire de l’hérédité multimillénaire était étrangère aux Anciens – la théorie de l’évolution darwinienne n’ouvre cet horizon qu’au XIXe siècle, et Nietzsche, quoi qu’il en dise, est l’héritier de cette mutation épistémologique. Son eugénisme a donc une deuxième motivation cruciale, beaucoup plus moderne: il vise à recueillir le fruit d’incorporations cul-
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Voir Par-delà bien et mal, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 2000 / JGB, § 203. Voir Crépuscule des idoles, «Incursions d’un inactuel» / GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 47. 10 Voir De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie / HL, § 3: «toute seconde nature victorieuse devient première» (trad. modifiée). 11 Voir J. Gayon, «Le mot “eugénisme” est-il encore d’actualité?», in J. Gayon, D. Jacobi, L’éternel retour de l’eugénisme, Paris, PUF 2006, p. 129: «Sans ce nouveau concept d’hérédité, il est difficile d’imaginer que l’idéologie eugéniste ait pu se développer. […] Le concept fort d’hérédité (strong inheritance) allait de pair avec un discours fataliste sur la maladie, la délinquance, et toutes sortes de handicaps sociaux». 12 La plupart des biologistes lamarckiens de la deuxième moitié du XIXe siècle projetaient ainsi de corriger la «mauvaise hérédité» par des réformes sociales. Voir D. Paul, Controlling Human Heredity: 1865 to the Present, N.Y., Humanity Books 1998, p. 42. 13 Voir Crépuscule des idoles, «Ceux qui rendent l’humanité “meilleure”» / GD, «Die “Verbesserer” der Menschheit», § 3. En toute rigueur, l’expression s’applique au code de Manou, mais «Platon le Brahmaniste» aurait été initié à l’esprit de Manou en Egypte: voir Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14[191]. 9
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turelles déjà réussies, grâce à un art des croisements judicieux qui doit permettre d’accélérer le processus d’élevage. Afin de se faire une idée exacte de ce programme, il importe de mesurer sa dette envers l’eugénique de Galton, dont Nietzsche avait pris connaissance en lisant les Inquiries into Human Faculty and its Development en 1883. Dans cet article, nous voudrions ainsi situer la sélection artificielle de Nietzsche entre celles de Platon et de Galton, afin d’apporter un éclairage différentiel sur la «grande politique». Nous suivrons pour ce faire un plan en deux parties, en tâchant de faire chaque fois ressortir les convergences et les divergences de Nietzsche avec les deux pères fondateurs de l’eugénisme.
La «morale de l’élevage» platonicienne L’un des traits remarquables de la lecture nietzschéenne de Platon, que l’on observe dès les cours de Bâle, est précisément de mettre l’accent sur le versant politique de la philosophie platonicienne14. Nietzsche l’indique clairement dans l’Introduction à l’étude des dialogues de Platon: «Il faut concevoir la mission de législateur de Platon comme le centre de son vouloir»15. Cette interprétation conduit à privilégier les dialogues politiques comme La République et Les Lois, qui édifient en pensée la cité philosophique en la fondant sur un ordre de castes aristocratique. C’est bien dans ce contexte législatif, au sens ancien du terme, que Platon élabore son eugénisme. En effet, bien que le terme de «eugenics» n’ait été forgé qu’en 1883 par Galton, l’idée d’un contrôle politique de la reproduction se trouve quant à elle déjà explicitée dans La République16. Dans quelle mesure la «grande politique» nietzschéenne s’inspire-t-elle de l’élevage platonicien? Nietzsche voit dans la cité idéale de Platon un phénomène hybride, qui allie un sens noble de la hiérarchie à l’idéalisme plébéien de Socrate, et qui invite par conséquent à un travail de discrimination. Deux aspects doivent ainsi être distingués dans la biopolitique de la République: d’un côté, elle vise à engendrer des naturels nobles (gennai`o~) et bien nés (eujgenhv~) en sélectionnant les meilleurs reproducteurs de la cité; mais de l’autre, elle tend à réduire cette excellence naturelle à l’aptitude philosophique, et à exiger des gardiens – en conformité avec l’enseignement socratique – qu’ils s’élèvent à la contemplation du Bien par la réflexion et l’échange d’arguments. Or si Nietzsche approuve l’effort de Platon pour cultiver les bonnes qualités de la nature humaine dans une caste sociale séparée, il refuse d’élever comme lui des amis du logov~, car il est persuadé qu’«on n’agit parfaitement que pour autant qu’on agit instinctivement»17. La pensée nietzschéenne de l’incorporation poursuit donc un objectif directement opposé au «grand jour de la raison» platonicien18. 14 Voir Y. Constantinidès, «Les législateurs de l’avenir: l’affinité des projets politiques de Platon et de Nietzsche», in Cahiers de l’Herne 73, 2005, pp. 128-143. 15 Voir Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Paris, L’éclat 20053 / Einleitung in das Studium der platonischen Dialoge, KGW, II, 4, Chap. 1, § 2, VII (trad. modifiée). 16 J. Gayon, «Le mot “eugénisme” est-il encore d’actualité?», in J. Gayon, D. Jacobi, L’éternel retour de l’eugénisme, Paris, PUF 2006, p. 123 et p. 127. 17 Voir Fragments posthumes XIV / KSA 13, 15[25], trad. modifiée. 18 Voir Crépuscule des idoles, «Le problème de Socrate» / GD, «Das Problem des Sokrates», § 10.
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1. Le point de vue de l’éleveur Le dispositif eugénique de Platon est guidé par l’analogie zoologique du cheptel, dans lequel l’éleveur repère les individus les mieux doués pour les faire procréer entre eux. Au livre II, une comparaison est ainsi développée à partir de 375a entre le jeune gardien «bien né» (eij~ fulakh;n neanivsko~ ejugenhv~) et le jeune chien «de noble race» (gennai`o~ skuvlax), et il est visible que Platon traite les deux termes grecs correspondants comme des synonymes. Mais c’est surtout au livre V que Socrate tire toutes les conséquences biopolitiques de cette analogie: [...] il faut, d’après nos points d’accord, que les hommes les meilleurs s’unissent aux femmes les meilleures le plus souvent possible, et les plus médiocres aux femmes les plus médiocres au contraire le moins souvent possible; nourrir les rejetons des uns, et pas ceux des autres, si l’on veut que le cheptel soit de la meilleure qualité possible […]19.
On le voit, Socrate préconise à la fois une eugénique positive et une eugénique négative: il recommande aux futurs dirigeants de la cité non seulement de croiser les hommes excellents aux femmes excellentes (tou;~ ajrivstou~ tai`~ ajrivstai~) afin de reproduire l’élite des gardiens, mais aussi d’éliminer la progéniture des individus médiocres pour éviter que cette élite ne devienne minoritaire. La législation de Socrate a ceci de frappant qu’elle applique à une population humaine les principes de gestion rationnelle qui sont ceux du berger en face de son troupeau20. Même si Platon est évidemment un penseur fixiste qui ne conçoit pas la possibilité d’une évolution biologique des espèces, il fonde ainsi son biopouvoir sur le même savoir pragmatique des éleveurs qui servira de fil conducteur à Darwin dans L’Origine des espèces. Darwin remarquera d’ailleurs lui aussi, dans La Filiation de l’homme, qu’«excepté dans le cas de l’homme lui-même, presque personne n’est assez ignorant pour permettre à ses pires animaux de se reproduire»21. Au principe de l’eugénisme platonicien, on trouve donc l’idée que les qualités de la nature humaine doivent être cultivées au même titre que celles de la nature animale. Nietzsche partage cette axiologie, mais ne la tient pas pour originale dans l’Antiquité22. Selon lui, Platon n’a pas appris aux Grecs à surmonter une dichotomie entre l’homme et l’animal qu’ils auraient préalablement admise; La République hérite au contraire d’un mode d’évaluation aristocratique ancien, qui concevait déjà la noblesse sociale en termes zoologiques. Le langage est ici révélateur: les deux adjectifs que Platon emploie pour signifier la «bonne race» d’un individu, à savoir eujgenhv~ et gennai`o~, peuvent se référer en grec aussi bien au pedigree de l’animal domestique 19
Voir Platon, La République, V, 459d, trad. P. Pachet, Paris, Gallimard 1993, p. 268. Le mot poivmnion, que Pachet traduit ici par «cheptel», évoque naturellement en grec celui de poimhvn, qui désigne le berger ou le bouvier. 21 Voir Ch. Darwin, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, London, John Murray 18822, p. 134 (notre traduction). 22 Voir Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Paris, L’éclat 20053 / Einleitung in das Studium der platonischen Dialoge, KGW, II, 4, Chap. 1, § 3, «La République»: «Beaucoup d’emprunts à des institutions helléniques plus anciennes, par exemple à la législation dorienne et crétoise» (trad. modifiée). Voir également le dernier paragraphe de «L’Etat grec», in Cinq préfaces à cinq livres qui n’ont pas été écrits / CV: l’«Etat parfait de Platon» est également présenté comme un «fruit de l’Antiquité» (trad. modifiée). 20
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qu’à la noble origine du citoyen. Or Platon n’a pas inventé cette polysémie linguistique, puisqu’on la rencontre avant lui chez Eschyle et chez Sophocle23. Grâce à ses lectures anthropologiques24, Nietzsche est même en mesure de contester toute priorité aux Grecs dans ce domaine. Le paragraphe 31 d’Aurore souligne déjà que la croyance en un abîme spirituel séparant l’homme du reste de la nature est un préjugé relativement récent, auquel n’adhéraient pas les races nobles de la préhistoire de la civilisation – elles n’avaient pas honte de se reconnaître des ancêtres animaux, ou même végétaux. Ceci n’a rien d’étonnant, si l’on rapproche la remarque d’Aurore de l’analyse développée plus tard au début de la neuvième section de Par-delà bien et mal. Afin de répondre à la question «qu’est-ce qui est noble?» qu’il a soulevée en titre, Nietzsche soutient en effet au paragraphe 257 que «la caste noble, au début, fut toujours la caste des barbares». Et il précise aussitôt que ces barbares des premiers temps «étaient les plus intégralement hommes (ce qui signifie aussi, à tous les degrés, “les plus intégralement bêtes”)»25. Si la valeur des aristocraties archaïques résidait dans leur animalité plus entière, on comprend qu’elles ne se soient pas représenté leur supériorité comme une solution de continuité avec le monde vivant. Mais il est une raison plus fondamentale qui rend compte, d’après Nietzsche, du point de vue zootechnique que les communautés nobles adoptaient sur leur propre processus d’engendrement. Il faut imaginer ces petits groupes engagés dans un combat constant pour leur survie, luttant tantôt contre des ennemis étrangers, tantôt contre des classes inférieures opprimées. Dans ce contexte de danger permanent, la communauté avait un besoin impérieux d’assurer la reproduction de ses élites, c’est-àdire d’«[élever avec vigueur] les qualités qu’elle [nommait] ses vertus»26. En outre, elle croyait fermement au caractère héréditaire de ces qualités, ainsi que Nietzsche le relève au paragraphe 45 d’Humain, trop humain: «Dans la communauté des bons, le bien est héréditaire; il est impossible que si bonne terre produise un être mauvais»27. Ces deux circonstances expliquent que la procréation n’ait pas été conçue par ces sociétés comme une affaire privée, susceptible d’être abandonnée à la contingence du choix amoureux individuel. Dans une communauté aristocratique, le mariage a d’abord une fonction sociale qui justifie un encadrement sévère et hiérarchique des pratiques matrimoniales. Mais on voit bien, en même temps, que la collectivité perçoit ce contrôle de la reproduction comme vital, et qu’elle l’exerce par conséquent avec une forme d’ingénuité biologique. De la même façon qu’un bouvier veille à préserver la qualité de ses bœufs, le groupe aristocratique veille collectivement à perpétuer ses vertus naturelles. Il est dès lors permis de le considérer comme «une institution, vo-
23 Voir par exemple Eschyle, Agamemnon, v. 1259 (Cassandre identifie Agamemnon à un «lion généreux», «levonto~ eujgenou`~») et Sophocle, Electre, v. 25 (Oreste compare son précepteur à un «cheval racé», « i{ppo~ eujgenhv~»). 24 Nous pensons tout spécialement au livre de John Lubbock que Nietzsche avait intégré à sa bibliothèque itinérante. Voir J. Lubbock, The Origin of Civilisation and the Primitive Condition of Man. Mental and Social Condition of Savages, Longmans, London, Green and Co. 1875, et D. Thatcher, «Nietzsche’s Debt to Lubbock», in Journal of the History of Ideas 44, No. 2, 1983, pp. 293-309. 25 Voir Par-delà bien et mal / JGB, § 257. 26 Voir Par-delà bien et mal / JGB, § 262. 27 Voir Humain, trop humain / MA, § 45.
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lontaire ou involontaire, ayant pour but l’élevage»28. C’est la même croyance en une hérédité de la «bonne race» humaine qui sert d’assise à l’eugénisme de Platon. Le livre III de la République l’exprime en particulier par le mythe des races de fer, de bronze, d’argent et d’or, auquel Socrate recourt pour justifier la biopolitique de la cité. En effet, le dieu qui mélange un métal particulier à l’âme de chaque individu lorsqu’elle se trouve dans les entrailles de la terre ne procède pas tout à fait au hasard – les dirigeants peuvent prédire aux gardiens que «la plupart du temps, [ils engendreront] des enfants qui [leur] ressemblent»29. L’or éthique apparaît donc comme généralement héréditaire à Platon, qui traduit ainsi son acquiescement à un système de représentation noble et pré-socratique. Nietzsche s’approprie cette table de valeurs dans Par-delà bien et mal quand il annonce vouloir «[élever] une caste nouvelle dirigeant l’Europe»30. Toutefois, Platon admet des exceptions au principe global de l’hérédité naturelle31. Or le traitement que reçoivent ces exceptions dans La République révèle une divergence profonde entre l’élevage platonicien et l’élevage nietzschéen, qui est liée à l’absence d’une véritable pensée de l’incorporation chez Platon, et à l’absence d’un but transcendant de la biopolitique chez Nietzsche. C’est ce deuxième point que nous voudrions évoquer dans la section suivante.
2. Eugénisme et «gennéisme» Dans le régime platonicien, les enfants dont le naturel est mieux ou moins bien doté que celui de leurs parents sont immédiatement promus ou déclassés. Cette mobilité sociale confirme, paradoxalement, que Platon souhaite constituer une cité idéalement stable, en maintenant chaque ordre dans une parfaite identité à lui-même. La législation de la République n’a donc pas pour objet de modeler les gardiens sur une très longue durée: elle doit au contraire garantir que rien dans la cité ne croisse ni ne diminue sous aucun rapport. Nietzsche explique cette volonté de permanence par la fin transcendante que poursuit l’Etat philosophique: Le but suprême de cet Etat est au-delà, il a une signification transcendante: fuite hors du monde sensible vers un monde idéal. C’est dans la connaissance de l’Idée du Bien que réside la vocation ultime de la première classe32.
Platon semble, de fait, n’accorder le pouvoir politique aux philosophes que parce qu’eux seuls sauront communiquer au monde du devenir un peu de l’harmonie éternelle des Idées33. Tout son élevage est donc subordonné à un objectif intelligible qui 28
Voir Par-delà bien et mal / JGB, § 262. Voir Platon, La République, III, 415a, Paris, Gallimard 1993, p. 195. 30 Voir Par-delà bien et mal / JGB, § 251. 31 Voir Platon, La République, III, 415b, Paris, Gallimard 1993, p. 195: il pourra par exemple arriver qu’«à partir de l’or naisse un rejeton d’argent, [ou] de l’argent un rejeton d’or». 32 Voir Introduction à l’étude des dialogues de Platon, Paris, L’éclat 20053 / Einleitung in das Studium der platonischen Dialoge, KGW, II, 4, Chap. 1, § 3, «La République». 33 Voir Platon, La République, VII, 520a, Paris, Gallimard 1993, p. 366. 29
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prime sur les individus qui le réaliseront. Bien que les principes d’organisation aristocratiques n’aient pas disparu de la République, il sont désormais mis au service des idéaux de Socrate, selon une opération que Nietzsche condamne de plus en plus vigoureusement dans ses derniers écrits. L’analyse philosophique que la Généalogie de la morale consacre au mot gennai`o~ illustre bien ce rejet. Nous avons vu page 3 que Platon traite ce terme comme un synonyme d’ejugenhv~, qui signifie lui-même «de race noble». Mais de par sa formation philologique, Nietzsche sait bien que l’expression «wj gennai`e», utilisée comme apostrophe dans un dialogue, se traduit communément par «Mon brave!» – avec une connotation de franchise, et même de naïveté. Le paragraphe 10 du premier traité de la Généalogie attire l’attention sur cette particularité sémantique, en notant que «gennai`o~, “d’ascendance noble”, souligne la nuance “droit” voire aussi “naïf”»34. Nietzsche avait du reste déjà esquissé une remarque semblable dans un fragment posthume de 1883, intitulé «Les Grecs en tant que connaisseurs de l’humain»: «La noblesse (gennai`o~ équivaut à “naïf”!): agir et juger instinctivement est de la bonne espèce; se ronger et se disséquer soi-même est non noble»35. La naïveté dont il est ici question n’est pas un reproche dans la bouche de Nietzsche, mais trahit au contraire la sûreté d’instinct que les membres des communautés aristocratiques ont selon lui en propre. Aux yeux du généalogiste, la franchise et la droiture spontanées de l’individu noble ont pour condition une absence de réflexion critique sur soi. Une conscience trop développée tend à l’inverse à entraver l’action, et à favoriser ressentiment et duplicité36. Or n’est-ce pas à la méditation dialectique sur leurs raisons d’agir que Socrate a justement converti les Athéniens? Le paragraphe 191 de Par-delà bien et mal suggère effectivement que le maître de Platon s’est attaqué à la posture psychologique des nobles, telle que la reflétait le mot gennai`o~: […] à vrai dire, qu’a-t-il fait d’autre, sa vie durant, que se moquer de la gauche incompétence de ses Athéniens nobles, qui étaient des hommes d’instinct, comme tous les nobles, et ne parvenaient jamais à fournir des indications suffisantes sur les raisons de leur manière d’agir37?
Par sa démarche d’interrogation rationnelle des comportements instinctifs, Socrate apparaît comme un adversaire de la logique d’incorporation nietzschéenne, qui a précisément pour effet de «refouler pas à pas la conscience loin de la vie reconnue comme juste […], afin d’atteindre le parfait automatisme de l’instinct»38. L’eugénisme de Platon, dans la mesure où il vise à engendrer des naturels philosophes qui seront amis des arguments, de la raison et de la réflexion, travaille ainsi au rebours de la «grande politique»:
34
Voir Eléments pour la généalogie de la morale, trad. P. Wotling, Paris, LGF 2000 / GM, I, § 10. Voir Fragments posthumes IX / KSA 10, 8[15], trad. modifiée. 36 Voir Eléments pour la généalogie de la morale / GM, I, § 10. Voir également Le gai savoir, trad. P. Wotling, Paris, Flammarion 20002 / FW, § 354: «la conscience en cours de croissance est un danger; et qui vit parmi les Européens les plus conscients sait même que c’est une maladie». 37 Voir Par-delà bien et mal / JGB, § 191. On peut comparer ce passage à Crépuscule des idoles, «Le problème de Socrate» / GD, «Das Problem des Sokrates», § 5: «Les choses honnêtes, comme les gens honnêtes, n’exhibent pas ainsi leurs raisons». 38 Voir L’Antéchrist, Paris, Flammarion 19962 / AC, § 57, trad. légèrement modifiée. 35
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[Platon] fut le séducteur des nobles*: lui-même séduit par le roturier* Socrate... Il nia toutes les conditions du «Grec noble» de souche (von Schrot und Korn), admit la dialectique dans la pratique quotidienne, conspira avec les tyrans, mena une politique de l’avenir et donna l’exemple du détachement instinctif le plus complet d’avec l’ancien39.
Nietzsche nous invite donc à distinguer Platon de Socrate, pour ne retenir que la biopolitique aristocratique du premier, dûment abstraite de l’idéalisme plébéien du second. Comme le législateur de La République, l’auteur de L’Antéchrist estime nécessaire de fonder la société sur un ordre des castes rigoureusement hiérarchisé, et prolongé jusque sur le terrain de la procréation40. Il y a là une motivation cruciale de son eugénisme – car étant donnés l’objectif d’incorporation qu’il poursuit et l’hypothèse lamarckienne de l’hérédité des caractères acquis qui le guide, Nietzsche pourrait, en principe, faire l’économie d’un programme de sélection des reproducteurs. S’il préconise un contrôle social des mariages, ce n’est pas pour reproduire des types humains définis une fois pour toutes, à la différence de Platon: il s’agit bien plutôt de rendre possible un ennoblissement continu de la lignée, au cours duquel chaque génération recueillera l’héritage des conquêtes de la précédente. Pour désigner cette entreprise, il serait sans doute plus exact de créer le néologisme de «gennéisme», formé sur l’adjectif gennai`o~ dont nous avons étudié plus haut les connotations anti-socratiques. La logique nietzschéenne de l’incorporation est profondément étrangère à la pensée de Platon, ainsi que nous venons de le voir. Mais on peut aussi se demander, quoi qu’en dise Nietzsche, si son échelle temporelle n’était pas inconnue des sociétés anciennes, qui songeaient probablement plus à perpétuer un ordre existant qu’à se fixer des buts culturels éloignés. Toute la question est ainsi de savoir si le «gennéisme» de Nietzsche n’est pas plus fortement influencé qu’il ne veut l’admettre par l’eugénisme moderne, fondé par Francis Galton dans le sillage de L’Origine des espèces de Darwin. C’est cette difficulté que nous voudrions aborder dans la deuxième partie de notre article.
Galton, ou l’opportunité d’un contrôle direct de la reproduction À partir d’Humain, trop humain, la pensée de l’incorporation de Nietzsche se déploie sur le temps long dont la théorie de l’évolution darwinienne lui a ouvert l’horizon. En toute rigueur, Nietzsche a découvert le darwinisme dès 1866, en lisant l’exposé que Lange en donne dans son Histoire du matérialisme41. C’est cependant dans l’ouvrage de 1878 que les doctrines «du souverain devenir, de la fluidité de tous les concepts, types et espèces, [et] du manque de toute différence cardinale entre l’hom*
En français dans le texte. Voir Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14[95], trad. modifiée. 40 Voir L’Antéchrist / AC, § 57: «L’ordre des castes, la loi suprême, la loi dominante, n’est que la sanction d’un ordre naturel, d’une légalité naturelle de premier rang, sur laquelle aucun caprice, aucune “idée moderne” n’a de pouvoir» (trad. légèrement modifiée). Bien que Nietzsche évoque ici le code de Manou, Yannis Constantinidès a bien montré que la lecture qu’il en fait est marquée au coin du platonisme politique: voir Y. Constantinidès, «Les législateurs de l’avenir: l’affinité des projets politiques de Platon et de Nietzsche», in Cahiers de l’Herne 73, 2005, pp. 140-142. 41 Voir Fr.-A. Lange, Histoire du matérialisme et critique de son importance à notre époque, Paris, Coda 2004, pp. 579-622. 39
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me et l’animal»42 sont intégrées à une philosophie historique repensée, qui mobilise constamment la notion moderne d’hérédité (Vererbung)43, et n’est donc intelligible que dans un cadre évolutionniste44. En dépit de ses réserves philosophiques ultérieures à l’encontre du principe de sélection naturelle, Nietzsche est donc dès cette époque un auteur post-darwinien45. Mais il faut aller plus loin. La biopolitique nietzschéenne se nourrit non seulement de lectures évolutionnistes générales, telles que celles du Combat des parties dans l’organisme de Wilhelm Roux et de la Théorie mécanico-physiologique de la doctrine de la descendance de Claus von Nägeli46, mais encore d’une connaissance concrète de la littérature eugéniste darwinienne. On sait que Nietzsche s’est fait traduire les Inquiries into Human Faculty and its Development de Galton durant l’hiver 1883-188447, soit le texte où le cousin de Darwin forge le terme «eugenics» et le définit comme suit: la science de l’amélioration des lignées, qui ne se limite aucunement à des questions de croisement judicieux, mais qui, tout particulièrement dans le cas de l’homme, prend appui sur tous les facteurs qui tendent, à un degré quelconque, à donner aux races ou souches les plus convenables une plus grande chance de prévaloir rapidement sur celles qui le sont moins48.
Nietzsche ne peut donc ignorer que son eugénisme s’inscrit dans un contexte scientifique et idéologique moderne, qui vient tout juste de se constituer en référence à la théorie darwinienne. Pourtant, c’est précisément au moment où il dessine les contours de sa «grande politique» qu’il semble aussi radicaliser sa critique du darwinisme et de l’«école de Darwin»49. Comment comprendre ce paradoxe? 42
Voir De l’utilité et des inconvénients de l’histoire pour la vie / HL, § 9, trad. modifiée. On se reportera par exemple au paragraphe 16, qui reproche aux métaphysiciens d’avoir ignoré que notre représentation humaine du monde résulte d’«une foule d’erreurs et de fantasmes, auxquels l’évolution globale des êtres organiques a peu à peu donné naissance». Voir Humain, trop humain / MA, § 16, trad. modifiée. 44 Pour une théorie fixiste de la génération, la question de la transmission héréditaire de caractères individuels sur une longue durée ne se pose pas, puisque l’essence spécifique est réputée reparaître à chaque génération, fondamentalement inchangée. Voir La découverte des lois de l’hérédité. Une anthologie, textes choisis et présentés par Ch. Lenay, Paris, Pocket 1990, pp. 9-12. 45 Voir W. Stegmaier, «Darwin, Darwinismus, Nietzsche. Zum Problem der Evolution», in Nietzsche-Studien 16, 1987, pp. 264-287. 46 Voir W. Roux, Der Kampf der Theile im Organismus: ein Beitrag zur Vervollständigung der mechanischen Zweckmässigkeitslehre, Leipzig, Wilhelm Engelmann 1881, et C. v. Nägeli, Mechanisch-Physiologische Theorie der Abstammungslehre, München und Leipzig, R. Oldenbourg 1884. Nous rapprochons ces deux ouvrages parce qu’ils illustrent un même biais de Nietzsche sur la théorie de l’évolution: Roux et Nägeli s’efforcent tous deux d’expliquer l’évolution darwinienne par un mécanisme physiologique qui fait intervenir l’hérédité lamarckienne. Ainsi que Wolfgang Müller-Lauter l’a montré dans le cas de Roux, c’est pour interpréter ce type de lectures biologiques que Nietzsche a élaboré l’hypothèse d’une volonté de puissance à l’œuvre dans tous les phénomènes organiques (voir W. Müller-Lauter, Physiologie de la volonté de puissance, trad. P. Wotling, Paris, Allia 1998, pp. 116-119). La critique nietzschéenne de Darwin a donc également une racine physiologico-lamarckienne, que nous n’étudierons pas dans le cadre de cet article. 47 Voir Th. Brobjer, Nietzsche and the “English”: The Influence of British and American Thinking on His Philosophy, N.Y., Humanity Books 2008, p. 269, ainsi que M.-L. Haase, «Friedrich Nietzsche liest Francis Galton», in Nietzsche-Studien 18, 1989, pp. 633-658. 48 Voir Fr. Galton, Inquiries into Human Faculty and its Development, London, J. M. Dent & Co 1907, p. 17. (Nous empruntons la traduction française de cette définition à Jean Gayon: voir J. Gayon, «Le mot “eugénisme” est-il encore d’actualité?», in L’éternel retour de l’eugénisme, Paris, PUF 2006, p. 123). 49 Voir Crépuscule des idoles, Paris, Flammarion 2005, «Incursions d’un inactuel» / GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 14. 43
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On ne soulignera sans doute jamais assez que Nietzsche n’a pas lu de première main L’Origine des espèces. Pour interpréter sa propre position vis-à-vis de Darwin, il est donc forcé de recourir à des présentations secondaires de la doctrine, qui adoptent sur elle des perspectives idéologiquement diverses. La série de textes de 1888 intitulés «Anti-Darwin» cible ainsi une lecture progressiste du darwinisme, qui est effectivement représentée dans la réception contemporaine de L’Origine des espèces. Mais ce faisant, Nietzsche méconnaît à quel point son discours pessimiste sur l’évolution humaine s’inspire de la peur darwinienne d’une sélection à l’envers, dont procède l’eugénisme d’auteurs comme Galton, Greg ou Haeckel.
1. L’eugénique négative, née d’un pessimisme darwinien L’interprétation progressiste du darwinisme que Nietzsche critique en 1888 réduit la théorie de la sélection naturelle à deux thèses: premièrement, la lutte pour l’existence serait une loi universelle de la vie; et deuxièmement, elle favoriserait systématiquement les forts au détriment des faibles. Nietzsche connaît bien cet optimisme du progrès par la lutte, pour en avoir lu une apologie sous la plume du physiologiste Charles Richet, dans un texte de vulgarisation paru en 188450. Richet avait choisi l’exemple d’une population d’éléphants de l’île de Ceylan pour étayer sa lecture optimiste: Entre ces deux mille éléphants confinés dans un étroit espace, qui ne peut en nourrir que vingt mille, il va s’engager alors une véritable lutte pour l’existence. Les plus vigoureux, les plus agiles, les plus intelligents, survivront; ceux-là seuls en effet seront capables, soit de combattre vaillamment, soit de résister longtemps à la faim, soit de trouver une pâture difficile, soit de gravir des endroits escarpés, soit de défendre par la force ou la ruse le champ qu’ils habitent. Pour ne pas être écrasés ou affamés, il leur faudra se tenir constamment en éveil. Dans ces conditions, l’existence est une perpétuelle lutte. Les conséquences de cette lutte ont été admirablement exposées par Darwin. Ce sont les forts qui remportent la victoire et survivent; ce sont les faibles qui sont vaincus et qui périssent51.
Il est clair qu’une telle vision de l’évolution fait de la sélection naturelle un substitut de la Providence divine, qui œuvre continuellement à l’amélioration des formes vivantes. Or Richet, conformément à une orientation répandue à l’époque, se représente l’homme civilisé comme le sommet de cette ascension biologique, et exprime sa confiance dans l’avenir du «roi des animaux»52. C’est à cette odyssée de l’espèce que Nietzsche reproche d’ignorer «l’effacement des hasards heureux, l’inutilité des types plus réussis, l’inévitable suprématie des types moyens et même médiocres» que donne à voir l’histoire humaine53. 50 Voir Ch. Richet, L’homme et l’intelligence: fragments de physiologie et de psychologie, Paris, Librairie Germer Baillière et Cie 1884, ainsi que Th. Brobjer, «Nietzsche’s Reading and Private Library, 1885-1889», in Journal of the History of Ideas 58, 4, 1997, p. 693. 51 Voir Ch. Richet, L’homme et l’intelligence: fragments de physiologie et de psychologie, Paris, Librairie Germer Baillière et Cie 1884, p. 437. 52 Voir Ch. Richet, L’homme et l’intelligence: fragments de physiologie et de psychologie, Paris, Librairie Germer Baillière et Cie 1884, pp. 448-454 53 Voir Fragments posthumes XIV / KSA 13, 14[123], trad. modifiée.
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Mais Nietzsche oublie, ou feint d’oublier, que le darwinisme a aussi fait naître une anthropologie beaucoup plus pessimiste, dans laquelle les programmes d’eugénique négative de la fin du XIXe siècle s’enracinent. En 1868, William Greg publie ainsi un essai intitulé «Sur l’échec de la “sélection naturelle” dans le cas de l’homme»54. Il y accuse les sociétés civilisées de contrevenir à la loi fondamentale de l’évolution par leur médecine excessivement développée et leurs mesures de charité malvenues: L’effet incontestable de l’état de progrès social et de culture que nous avons atteint est d’entraver et de suspendre l’opération de cette loi juste et salutaire de «sélection naturelle», en vertu de laquelle ce sont les meilleurs exemplaires de la race – les plus forts, les plus beaux, les plus dignes – qui survivent […]55.
Darwin se fait l’écho de ce pessimisme en 1871 dans La Filiation de l’homme, lorsqu’il avertit ses lecteurs que «le progrès n’est pas une règle invariable», et les met corrélativement en garde contre le danger d’une régression biologique des nations modernes56. Galton avait exprimé une crainte similaire quelques années auparavant, dans son célèbre article sur «Le talent et le caractère héréditaires»: «L’un des effets de la civilisation est de diminuer la rigueur avec laquelle s’applique la loi de sélection naturelle. Elle préserve des vies chétives, qui auraient péri dans des contrées barbares»57. L’essor de l’eugénique négative post-darwinienne repose ainsi sur une contradiction interne de l’évolutionnisme progressiste. La conviction fondamentale d’auteurs comme Greg ou comme Galton est que le progrès culturel, dans la mesure notamment où il promeut la valeur chrétienne de charité, tend à renverser le processus normal de sélection naturelle et à créer les conditions d’une régression évolutive. Cette logique ressemble à s’y méprendre à celle de «l’effet réversif de l’évolution», que Patrick Tort a théorisé en s’aidant de l’image du ruban de Möbius58; à ceci près que le ruban, après avoir conduit de la nature à la civilisation sans rupture, reconduit ensuite tout aussi continûment de la civilisation à la nature – soit au travers du darwinisme social, qui réclame une concurrence non faussée entre les individus, soit par une inversion eugéniste active du principe de charité59. N’est-ce pas pour la même réversion de la réversion que Nietzsche plaide dans L’Antéchrist? Rappelons un passage éloquent du paragraphe 7, dans lequel le philosophe s’en prend à la «religion de la pitié» que constitue selon lui le christianisme:
54 Voir W. Greg, “On the failure of ‘Natural Selection’ in the case of Man”, in Fraser’s Magazine, Sept. 1868, pp. 353-362. 55 Cité dans D. Paul, Controlling Human Heredity: 1865 to the Present, N.Y., Humanity Books 1998, p. 29 (notre traduction). 56 Voir Ch. Darwin, The Descent of Man, and Selection in Relation to Sex, London, John Murray 18822, p. 140 (notre traduction). 57 Voir Fr. Galton, «Hereditary Talent and Character», in Macmillan’s Magazine 12, 1865, p. 326. 58 Il s’agit d’un ruban refermé sur lui-même après torsion d’un demi-tour. Il ne possède plus qu’une seule face et qu’un seul bord: lorsqu’on le parcourt, on passe de son endroit à son envers sans discontinuité. Voir P. Tort, L’Effet Darwin: sélection naturelle et naissance de la civilisation, Paris, Seuil 2008, pp. 93-108. 59 La différence entre le darwinisme social et l’eugénisme porte avant tout sur les moyens de réaliser une même fin. On peut cependant regarder l’eugénisme comme un pessimisme plus radical, qui estime impossible de faire naturellement triompher les forts dans une société policée. C’est ce pessimisme que Nietzsche fait sien en 1888.
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La pitié se met globalement en travers de la loi de l’évolution, qui est la loi de la sélection (Selektion). Elle conserve ce qui est mûr pour décliner, elle lutte en faveur des déshérités et des condamnés de la vie, elle donne à la vie même un aspect sinistre et douteux par l’abondance de ratage en tout genre qu’elle maintient en vie60.
On remarquera le mot technique de «Selektion» que Nietzsche utilise en allemand pour caractériser la loi de l’évolution. Ce n’est pas la notion proprement nietzschéenne de Züchtung qui est ici invoquée, mais bien celle de sélection naturelle sur laquelle Galton appuie par exemple son propos dans les Inquiries61. En recourant à une terminologie savante, Nietzsche reconnaît tacitement qu’il s’approprie l’eugénique négative de l’«école de Darwin», même s’il dirige évidemment ce programme contre ses propres adversaires axiologiques. Deux aspects de la «grande politique» attestent particulièrement cette provenance post-darwinienne. En premier lieu, elle est tournée contre le christianisme en tant que religion de la pitié, et non, par exemple, en tant que morale du ressentiment – signe que Nietzsche ne retient de sa généalogie des valeurs chrétiennes que ce qui entre en résonance avec la condamnation eugéniste de la charité62. Deuxièmement, la biopolitique nietzschéenne est antimilitariste63. Or la crainte de voir les individus les plus vigoureux décimés par des guerres nationales est typique de l’idéologie eugéniste: elle est exprimée dès 1868 par le grand darwinien allemand Ernst Haeckel, dont Nietzsche connaissait indirectement les théories par ses lectures biologiques64. Il n’est donc pas exagéré de dire que Nietzsche est un philosophe eugéniste au sens moderne du terme. Les mesures concrètes que le philosophe imagine pour empêcher les faibles d’évincer les forts préfigurent manifestement les lois eugénistes de la première moitié du XXe siècle, qui furent appliquées notamment aux Etats-Unis, dans les pays scandinaves et en Allemagne. Certes, on ne peut considérer la stérilisation forcée comme une pratique proprement nazie, puisque des Etats démocratiques l’ont légalisée presque sans rencontrer d’opposition65. Mais le biopouvoir nietzschéen aurait probablement été particulièrement impitoyable, comme l’atteste le posthume suivant, dans lequel affleure le désir extrêmement inquiétant d’amputer les membres dégénérés du corps social: La société, en tant que haut mandataire de la vie, a à répondre de toute vie manquée devant la vie elle-même, – elle a aussi à l’expier: elle doit par conséquent l’empêcher. La société doit prévenir la procréation dans de nombreux cas: pour cela, elle a le droit de tenir à sa disposition sans considération de provenance, de rang ou d’esprit, les directives contraignantes les plus
60
Voir L’Antéchrist / AC, § 7, trad. modifiée. Soulignons du reste qu’il n’existe pas à proprement parler de Züchtung naturelle chez Nietzsche. L’élevage est toujours une entreprise humaine consciente ou inconsciente, y compris dans l’incipit du second traité de la Généalogie de la morale, qui pourrait faire l’effet d’un contre-exemple de prime abord. 62 Eric Blondel note que cette réduction du christianisme à la sympathie altruiste ne va pas de soi, même d’un point de vue nietzschéen: voir L’Antéchrist, Paris, Flammarion 1994, p. 140, note 30. Il nous semble qu’il faut entendre derrière elle le discours d’un Greg ou d’un Galton contre la «charity». 63 Voir Fragments posthumes XIV / KSA 13, 25[1]. 64 Voir J. Gayon, «Nietzsche and Darwin», in J. Maienschein and M. Ruse (ed.), Biology and the Foundation of Ethics, Cambridge, Cambridge University Press 1999, p. 176. 65 Voir D. Paul, Controlling Human Heredity: 1865 to the Present, N.Y., Humanity Books 1998, p. 88. 61
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dures, privations de liberté, et le cas échéant castration. […] La vie elle-même ne reconnaît aucune solidarité, aucun «droit égal» entre les parties saines et les parties dégénérées d’un organisme: on doit amputer ces dernières – ou c’est le tout qui va à sa perte66.
C’est sans doute la dureté de la médecine sociale de Platon que Nietzsche mêle ici à l’eugénique négative moderne. Pour des raisons diététiques que nous n’examinerons pas ici, l’auteur de la République avait en effet placé sa cité sous le patronage d’un «Asclépios politique» qui ne soignerait que les corps foncièrement sains, et laisserait dépérir tous les autres67. Chez le dernier Nietzsche, la société devient cet Asclépios mandaté pour amputer les dégénérescences, avec tout le risque que cela comporte de recréer une opposition métaphysique dangereuse entre santé et maladie. Sur ce grave sujet, on ne peut nier que Nietzsche ait radicalisé les projets les moins cléments de l’eugénisme post-darwinien, et nous ne voyons aucune raison de l’exempter de sa responsabilité devant l’histoire. Mais qu’en est-il de la face positive de l’eugénique nietzschéenne?
2. Les croisements de variétés humaines: Galton contre Galton Lorsque Nietzsche découvre Galton, celui-ci a déjà publié plusieurs études statistiques sur la question de l’hérédité des qualités intellectuelles et morales, et conclu de son enquête que «le talent se transmet héréditairement à un degré très remarquable»68. Cette thèse relativement banale à l’époque prend un sens inédit dans la biologie de Galton, qui refuse le principe d’hérédité des caractères acquis et lui substitue l’idée d’une transmission passive du patrimoine inné69. C’est de ce nouveau concept d’hérédité «forte» que se réclame le programme d’eugénique positive que Galton met au point dès 1865: Si l’on dépensait en mesures d’amélioration de la race humaine un vingtième du coût et des efforts qui sont dépensés à améliorer les variétés de chevaux et de bétail, quelle galaxie de génies ne pourrions-nous pas créer! Nous pourrions mettre au monde des prophètes et des grands prêtres de notre civilisation, aussi sûrement que nous pouvons propager des idiots en accouplant des crétins*. Les hommes et les femmes d’aujourd’hui sont à ceux que nous pour-
66
Voir Fragments posthumes XIV / KSA 13, 23[1], trad. modifiée. Voir Platon, La République, III, 407d, Paris, Gallimard 1993, p. 182-183: «devant les corps totalement pénétrés intérieurement par la maladie, [Asclépios] n’entreprenait pas, par des régimes, des ponctions et des infusions à petites doses, de rendre la vie d’un homme longue et douloureuse, pour que ses descendants, comme on peut s’y attendre, aillent en engendrer d’autres aussi mal en point qu’eux; mais celui qui n’était pas capable de vivre dans le cercle qui lui était assigné, il ne croyait pas nécessaire de le soigner, pensant que ce n’était profitable ni pour lui ni pour la cité». 68 Voir Fr. Galton, «Hereditary Talent and Character», in Macmillan’s Magazine 12, 1865, p. 157 (notre traduction). Cette démonstration est ensuite reprise dans un ouvrage célèbre, que Nietzsche connaît mais ne possède pas dans sa bibliothèque personnelle: Hereditary Genius, London, Macmillan 1869 (voir Lettre à August Strindberg du 7 décembre 1888, KGB III, 5, S. 508). 69 Voir J. Gayon, «Le mot “eugénisme” est-il encore d’actualité?», in J. Gayon, D. Jacobi, L’éternel retour de l’eugénisme, Paris, PUF 2006, p. 129. * En français dans le texte. 67
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rions espérer faire naître, ce que les chiens paria des rues d’une ville orientale sont à nos propres variétés d’élevage supérieures70.
Ecartons prudemment la tentation d’identifier la «race humaine supérieure» (highly-bred human race) que Galton voudrait élever avec l’Übermensch de Nietzsche: quelle que soit la proximité rhétorique de ces deux discours, elle ne suffit pas à éclairer l’interprétation nietzschéenne de l’eugénique positive. Comment comprendre philosophiquement que Nietzsche, qui défend une théorie de l’hérédité «faible», prenne assez au sérieux le projet de Galton pour envisager à son tour de croiser des variétés humaines, en mettant lui aussi à profit l’«expérience des éleveurs»71? Pour mener à bien son entreprise de Züchtung, Nietzsche pourrait théoriquement se satisfaire d’une solution platonicienne, consistant à instaurer un ordre des castes rigoureux dont dépendrait l’accès à la reproduction. Une incorporation «gennéiste» de valeurs aristocratiques pourrait en effet se produire dans un tel cadre, si toutefois il était maintenu sur une longue durée. Or c’est justement cette exigence de durée qui pose problème dans l’Europe moderne, car celle-ci offre le spectacle d’un changement accéléré des conditions de vie72 et d’un brassage étendu des races73 – deux phénomènes qui font obstacle à tout effort d’élevage suivi, et tendent plutôt à favoriser la désagrégation pulsionnelle. Dans ce contexte de galimatias social et racial, Nietzsche tient pour impossible au moins provisoirement d’engager une véritable dynamique d’incorporation. L’eugénique positive de Galton présente dès lors pour lui un intérêt stratégique: puisqu’elle table sur un concept d’hérédité «fort», elle n’exige qu’une sélection méthodique des géniteurs, et peut se passer d’une réforme durable des modes de vie. Ce programme de sélection artificielle a donc dû sembler particulièrement indiqué à Nietzsche pour engendrer les élites susceptibles, plus tard, de conduire sa politique «gennéiste». Un argument supplémentaire vient à l’appui de cette lecture. Avant de concevoir son entreprise philosophique dans le langage de l’élevage, Nietzsche a développé durant ses années bâloises une pensée de l’éducation, qui préfigure à bien des égards sa réflexion sur la Züchtung. Or une prémisse fondamentale de ce premier projet est que les nouveaux éducateurs devront s’éduquer eux-mêmes, dès lors qu’il leur faut rompre avec la culture du temps présent74. En réinterprétant l’éducation comme élevage, Nietzsche ne revient pas sur cette conviction initiale: les éleveurs devront eux aussi s’élever eux-mêmes. En quoi l’élevage conçu par Galton a-t-il pu influencer concrètement la réflexion de Par-delà bien et mal? Il est un procédé des Inquiries, en particulier, dont Nietzsche semble s’être inspiré pour imaginer des croisements judicieux entre variétés humaines. Il s’agit de la fameuse technique de superposition photographique pour laquelle Gal-
70 Voir Fr. Galton, «Hereditary Talent and Character», in Macmillan’s Magazine 12, 1865, pp. 165-166 (notre traduction). 71 Voir Par-delà bien et mal / JGB, respectivement § 251 et § 262. 72 Voir Par-delà bien et mal / JGB, § 242. 73 Voir Par-delà bien et mal / JGB, § 208. Par une «race» humaine, Nietzsche entend une variété produite par une longue histoire d’incorporation de valeurs. 74 Voir Fragments posthumes des Considérations inactuelles III et IV / KSA 8, 5[25]: «Eduquer des éducateurs! Mais les premiers doivent s’éduquer eux-mêmes! Et c’est pour eux que j’écris» (trad. modifiée).
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ton est resté célèbre, mais dont on néglige souvent aujourd’hui la portée eugénique. Etant donné un groupe de portraits qui se ressemblent sous un ou plusieurs rapports, le but d’une telle composition est de souligner les traits qui s’accordent et d’effacer les particularités individuelles, de manière à faire ressortir un «type idéal»75. Mais le point important est que d’après Galton, cet assemblage photographique donne une idée du résultat qu’on obtiendrait en croisant des individus d’une variété humaine déterminée pour en renforcer le type. Ainsi, un portrait composé d’officiers des Royal Engineers issus des quatre coins de l’Angleterre donnerait à voir une sorte de quintessence de la race anglaise, et suggérerait en même temps une politique d’élevage permettant de renforcer celle-ci76. Lorsque Nietzsche envisage au paragraphe 251 de Par-delà bien et mal de «combiner par élevage» des caractéristiques d’officiers prussiens et de financiers juifs, on peut penser qu’il détourne la technique de superposition des Inquiries afin de la mettre au service de ses propres objectifs d’organisation pulsionnelle. Certes, ces objectifs n’ont rien de commun avec ceux de Galton. On trouve dans l’ouvrage de 1886 des attaques féroces contre l’Angleterre, les idées anglaises et la race anglaise77, et Nietzsche souhaite bien entendu mettre en œuvre un élevage européen plutôt que simplement national. Mais l’idée d’opérer des croisements reproductifs pour composer des traits psychologiques correspond tout à fait à la démarche des Inquiries, qui se préoccupe finalement bien plus d’améliorer l’hérédité psychique que l’hérédité physique78. Pourquoi Nietzsche choisit-il de croiser des races distinctes, plutôt que d’apparier des individus d’une même race? Pour le comprendre, il faut revenir à la définition du concept de race sur laquelle sa réflexion prend appui79. Si les races sont des types ethno-culturels modelés par une longue histoire d’incorporation, on comprend que le philosophe soit séduit par la pensée d’un mélange bien dosé, qui lui permettrait de recueillir les fruits d’incorporations réussies au lieu d’avoir à les orchestrer lui-même sur une très longue durée. La méthode de Galton semble jouer un rôle dans la genèse de cette stratégie d’élevage additif (hinzuzüchten). Et le souci nietzschéen de ne marier que des types assez forts pour ne pas se laisser dominer dans le mélange pourrait également y faire écho, puisque le chapitre sur les portraits composés des Inquiries affirme qu’un procédé photographique parfait empêcherait qu’un visage l’emporte sur les autres. Il est vrai que la recherche d’un tel équilibre a aussi une motivation spécifiquement nietzschéenne. L’élevage de Par-delà bien et mal tend à combiner des déterminations pulsionnelles qui comporteraient chacune un danger pour l’individu ou la nation qu’elles domineraient trop exclusivement. L’«art héréditaire de commander et d’obéir» est bien l’une de ces vertus viriles que Nietzsche célèbre régulièrement; mais s’il n’est pas tempéré par «un peu d’esprit et de spiritualité»80, il fait courir à son pos75
Voir Fr. Galton, Inquiries into Human Faculty and its Development, London, J.M. Dent & Co 1907, p. 7. Voir Fr. Galton, Inquiries into Human Faculty and its Development, London, J.M. Dent & Co 1907, p. 10: «Ce visage et les qualités qu’il suggère donnent probablement un indice quant à la direction dans laquelle la race anglaise pourrait le plus facilement être améliorée» (notre traduction). 77 Voir Par-delà bien et mal / JGB, §§252-253. 78 C’est ce que montre la place centrale de la notion de génie dans l’eugénisme de Galton. 79 Voir supra, note 74. 80 Voir Par-delà bien et mal / JGB, § 251. 76
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sesseur un risque d’abêtissement. Inversement, on sait par le premier traité de la Généalogie de la morale que la profondeur spirituelle est apparue dans les castes sacerdotales, au prix d’une intériorisation des instincts qui a rendu l’homme à la fois plus intéressant et malade. Pour éviter ce double écueil de la bêtise guerrière et de la maladie de l’intelligence, Nietzsche s’efforce de marier la force avec l’esprit, conformément à l’exigence déjà exprimée par le paragraphe 548 d’Aurore – mais en un sens aussi littéral que spirituel du mot mariage.
Conclusion L’eugénisme de Nietzsche est ainsi un phénomène hybride, comme celui de Platon. Négativement, il mêle la dureté de l’«Asclépios politique» aux stérilisations forcées de l’eugénique post-darwinienne. Positivement, il refuse de choisir entre la méthode de sélection artificielle de Galton et le rétablissement d’un ordre des castes qui se prolongerait sur le plan de la reproduction. Cette synthèse d’ancien et de moderne peut parfois déconcerter, bien qu’elle se fonde sur l’important dénominateur commun que constitue le point de vue de l’éleveur appliqué à l’homme. Il est clair en tout cas que la biopolitique nietzschéenne n’est pas métaphorique, et que Nietzsche ne plaisante pas quand il la définit. Pourtant, ainsi que nous l’avons signalé plusieurs fois dans cet article, la pensée de l’incorporation ne semble pas requérir à toute force une application eugénique. Dans la mesure où l’incorporation repose sur une hérédité lamarckienne, une réforme des mœurs et de la diététique pourrait suffire à la mettre en œuvre. C’est finalement pour des raisons politiques et stratégiques que le «gennéisme» de Nietzsche se cherche une traduction eugéniste: tout se passe comme si le philosophe de l’inversion des valeurs s’efforçait d’utiliser les armes de son temps pour restaurer un ordre ancien. L’eugénisme apparaît comme une dimension de la «grande politique», qui n’en épuise pas le sens. Faut-il reprocher à Nietzsche d’avoir «[conçu] des pensées sur des choses qui ne [le regardaient] pas»81? On peut dire de l’eugénique nietzschéenne ce que Wagner disait de son engagement révolutionnaire dresdois: elle est «unpraktisch»82. Il serait toutefois erroné d’en conclure qu’elle n’a pas eu de conséquences pratiques, car les crises de la première moitié du XXe siècle ont justement rendu possible ce qui n’aurait pas dû l’être. Tout en reconnaissant à Nietzsche la grandeur d’avoir réfléchi à l’hérédité humaine par-delà bien et mal, nous ne souhaitons donc pas le disculper des méfaits de sa «guerre à mort contre le vice»83.
81 Ceci reviendrait à lui appliquer sa propre caractérisation de l’«infection politique»: voir Par-delà bien et mal / JGB, § 251. 82 Voir R. Wagner, Über Staat und Religion, in Gesammelte Schriften und Dichtungen, Verlag von E.W. Leipzig, Fritzsch 1873, 8. Band, p. 8. 83 Voir L’Antéchrist, «Loi» / AC, «Gesetz».
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La dimension eugéniste de la «grande politique» de Nietzsche
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Abstract Cet article s’efforce de restituer l’eugénique du dernier Nietzsche en mesurant sa place dans le projet politique développé à partir de Par-delà bien et mal. Je soutiens que Nietzsche est un eugéniste à la fois positif et négatif: il aspire à contrôler la procréation humaine pour promouvoir un type supérieur d’hommes, non seulement en croisant des individus ou des variétés appropriés, mais aussi en excluant des populations «dégénérées» de la reproduction. Il peut paraître surprenant qu’un philosophe qui se décrivait comme inactuel ait adopté une idéologie post-darwinienne. Mais pour expliquer ce paradoxe, il est essentiel de reconnaître le mélange d’ancien et de moderne qui caractérise la position de Nietzsche. Sa sélection artificielle se situe à mi-chemin entre celles des deux pères fondateurs de l’eugénisme, Platon et Galton. L’élevage nietzschéen peut toutefois également suivre une voie lamarckienne, ce qui invite à relativiser l’importance de la sélection humaine dans l’économie globale du Versuch. This paper aims at shedding light on the late Nietzsche’s eugenics, viewed as part of the political project developed from Beyond Good and Evil onwards. I argue that Nietzsche is both a positive and negative eugenicist: he wishes to control human procreation in order to promote a higher type of men, not only by crossing suitable individuals and varieties, but also by preventing «degenerate» populations from breeding. It may seem surprising that a philosopher who portrayed himself as untimely should have adopted a post-darwinian ideology. In order to explain this paradox, it is essential to acknowledge the mixture of ancient and modern which characterizes Nietzsche’s position. His artificial selection can indeed be situated midway between those of the two founding fathers of eugenics, Plato and Galton. However, Nietzsche’s breeding can also happen through dietetics, a fact which requires to put the importance of human selection into perspective in the global economy of the Versuch.
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Introduction On a longtemps prétendu que la philosophie de Nietzsche était inachevée, en raison de l’abandon du projet de La Volonté de puissance. A la suite de Heidegger, on a ainsi souvent considéré les brouillons préparatoires à La Volonté de puissance comme plus riches de sens que les derniers ouvrages publiés ou préparés pour la publication, notamment Ecce Homo et L’Antichrist. Les travaux menés par Giorgio Colli et Mazzino Montinari ont montré que Nietzsche avait renoncé au projet de La volonté de puissance pour se consacrer à celui d’une Inversion de toutes les valeurs en quatre livres qui prendra finalement la forme d’un Antichrist en un seul et unique livre. A l’instar de Heidegger, les lecteurs qui prétendent que l’œuvre de Nietzsche est inachevée, refusent souvent d’accorder un caractère politique à sa pensée. Nous voudrions, à l’inverse, montrer que Nietzsche considérait L’Antichrist, qu’il pensait susceptible de «briser l’histoire en deux»1, comme l’aboutissement de son œuvre, et que le personnage de l’Antichrist possède également un aspect politique. Selon Heidegger, l’abandon de La Volonté de puissance constitue un échec philosophique, il est le reflet de l’incapacité de Nietzsche à sortir de la métaphysique occidentale. Pour Heidegger, les dernières œuvres de Nietzsche, dont L’Antichrist, obturent l’accès à sa «véritable philosophie» qui «demeure en arrière plan, dans les “posthumes”»2. Heidegger trouve qu’il est abusif de considérer ce qu’il appelle les «inédits» de Nietzsche comme de simples «“fragments”», des «“esquisses”», des «“travaux préparatoires”» ou des «morceaux», car ces textes contiennent selon lui la forme la plus aboutie de sa philosophie. Heidegger va même jusqu’à affirmer que les brouillons que l’on peut retrouver dans La Volonté de puissance sont de vrais «“aphorismes” minutieusement retravaillés»3. Il considère en revanche Le Cas Wagner, Crépuscule des idoles, L’Antichrist, Ecce Homo et Nietzsche contre Wagner comme des
1 Ecce Homo / EH, «Warum ich ein Schicksal bin», § 8; lettres à Malwida von Meysenbug du 4 octobre 1888 et à August Strindberg du 8 décembre 1888, Dernières lettres, hiver 1887 - hiver 1889. De La volonté de puissance à L’Antichrist, trad. Y. Souladié, Paris, Manucius 2011, pp. 162 et 196 / KSB 8, pp. 447 et 509). Tous les textes de Nietzsche et de Heidegger sont traduits par nous. 2 M. Heidegger, Nietzsche: Der Wille zur Macht als Kunst, Frankfurt am Main, V. Klostermann 1885, Gesamtausgabe, Bd. 43, p. 11. 3 M. Heidegger, Nietzsche: Der Wille zur Macht als Kunst, Frankfurt am Main, V. Klostermann 1885, Gesamtausgabe, Bd. 43, p. 14.
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«écrits mineurs»4 au sein desquels la philosophie de Nietzsche «ne parvient pas à un façonnement définitif [endgültigen Gestaltung]»5. Pour Heidegger, Nietzsche a fait preuve d’impatience en rédigeant ces dernières œuvres et en abandonnant La volonté de puissance. Il n’a pas su attendre la maturation de son œuvre6. Ce parti pris pour les textes posthumes que l’on trouve chez Heidegger et nombre de ses successeurs est lié sans doute en grande partie à la place qu’y occupe le nihilisme. Le terme de nihilisme, très présent dans certains brouillons de La Volonté de puissance, s’éclipse en effet dans les derniers livres publiés pour faire place à celui de christianisme. Or, Heidegger pense que chez Nietzsche le christianisme n’est qu’une des formes du nihilisme7. Le problème du nihilisme lui apparaît plus fondamental que celui du christianisme, d’où le fait qu’il trouve L’Antichrist moins sérieux que la fausse Volonté de puissance et sa célèbre préface sur le nihilisme européen8.
Le «grand temps de moisson» Ce mépris de L’Antichrist et du problème du christianisme a survécu à Heidegger. Combien d’études a-t-on publié ces 20 dernières années sur Nietzsche et le nihilisme? Combien peu sur L’Antichrist? On semble considérer que Nietzsche était plus sérieux lorsqu’il s’évertuait à construire un système philosophique axé sur la compréhension du nihilisme, que lorsqu’il se mit en tête de «maudire»9 le christianisme. Il est très instructif de se pencher attentivement sur la correspondance du dernier trimestre 1888, car cet abandon de La Volonté de puissance et cette promotion de L’Antichrist, Nietzsche les présente lui-même fin 1888 comme un aboutissement: Je n’ai jamais traversé une période approchant celle que j’ai vécue de septembre à aujourd’hui. Les tâches les plus inouïes, menées à bien aussi légèrement qu’un jeu [...]. Je ne pourrais pas raconter tout ce qui a été achevé: tout est achevé10.
L’abandon de La Volonté de puissance, loin de constituer un quelconque échec, ne fait que marquer un tournant de sa philosophie, tournant qu’il appelle son «grand temps de moisson»: Je suis maintenant l’homme le plus reconnaissant du monde – automnal, dans tous les sens du terme: c’est mon grand temps de moisson. Tout me devient facile, tout me réussit, bien que
4 M. Heidegger, Nietzsche: Der Wille zur Macht als Kunst, Frankfurt am Main, V. Klostermann 1885 Gesamtausgabe, Bd. 43, p. 11. 5 M. Heidegger, Nietzsche: Der Wille zur Macht als Kunst, Frankfurt am Main, V. Klostermann 1885 Gesamtausgabe, Bd. 43, p. 11. 6 M. Heidegger, Nietzsche: Der Wille zur Macht als Kunst, Frankfurt am Main, V. Klostermann 1885 Gesamtausgabe, Bd. 43, p. 11. 7 M. Heidegger, Holzwege, «Nietzsches Wort “Gott ist tot”», Frankfurt am Main, V. Klostermann 1977, Gesamtausgabe, Bd. 5, p. 221. 8 Pour plus de précisions, nous renvoyons à notre thèse de doctorat: Y. Souladié, Nietzsche. Une philosophie de L’Antichrist, soutenue à l’Université de Toulouse, le 9 janvier 2009. 9 «Fluch auf das Christenthum» est le sous titre de L’Antichrist. 10 Lettre à Carl Fuchs du 11 décembre 1888, Dernières lettres, hiver 1887- hiver 1889. De La volonté de puissance à L’Antichrist, trad. Y. Souladié, Paris, Manucius 2011, p. 205 / KSB 8, p. 521 s.
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personne n’ait apparemment eu de si grandes choses entre les mains11.
Les dernières lettres de Nietzsche témoignent de la pertinence philosophique qu’il accordait à son Antichrist. Tous les derniers livres du philosophe ont ainsi été conçus en vue d’introduire L’Antichrist12. Ils témoignent de la cohésion de sa dernière philosophie: Crépuscule des idoles est présenté comme un «délassement»13 avant L’Antichrist, Ecce Homo comme un «avant propos»14, de ce livre. Sa dernière partie se voit même décrite comme «un avant goût» de L’Inversion de toutes les valeurs15. Elle se termine par la célèbre phrase «M’a-t-on compris? – Dionysos contre le Crucifié…». Loin d’être un échec, l’abandon de La Volonté de puissance a provoqué l’acte unificateur de toute la philosophie de Nietzsche. L’Antichrist, Inversion de toutes les valeurs n’est pas un écrit mineur, un simple «pamphlet “anti-chrétien”»16, comme on a pu le prétendre, mais le produit de la maturité, le livre grâce auquel toute sa philosophie s’illumine, ainsi que nous l’indique cette lettre du 22 décembre 1888: Très curieux! Je comprends, depuis quatre semaines, mes propres livres, – plus encore, je les estime. Très sérieusement, je n’ai jamais su ce qu’ils signifiaient; je mentirais, si je disais, Zarathoustra excepté, qu’ils m’en ont imposé. C’est la mère avec son enfant: elle l’aime peut-être, mais dans une parfaite stupidité sur ce que l’enfant est. – Maintenant, j’ai la conviction absolue que tout est réussi, depuis le commencement – tout est unité et veut l’unité17.
Comme le fait remarquer Didier Franck dans Nietzsche et l’Ombre de Dieu, «si ce n’est qu’après avoir assimilé L’Antichrist à l’Inversion que Nietzsche a pu lui-même saisir l’unité de son œuvre, alors la destruction du christianisme en est la clé de voûte»18. Cette unité de l’œuvre ne passe pas par une Aufhebung du nihilisme, une 11 Lettre à Franz Overbeck du 18 octobre 1888, Dernières lettres, hiver 1887- hiver 1889. De La volonté de puissance à L’Antichrist, trad. Y. Souladié, Paris, Manucius 2011, p. 164 s. / KSB 8, p. 453. 12 Richard Roos note: «Pour préparer l’action à venir, il écrit Crépuscule des idoles et Ecce Homo, qui ne sont pas une simple récapitulation, mais une véritable réinterprétation de toute sa production antérieure en fonction de L’Antéchrist, comme en 1886 les Préfaces auraient dû préparer La Volonté de puissance» (R. Roos, «Les derniers Ecrits de Nietzsche et leur publication», in J.-F. Balaudé, P. Wotling, Lectures de Nietzsche, Paris, Librairie Générale Française 2000, p. 47). 13 Crépuscule des idoles / GD, «Vorrede». 14 Lettre à Heinrich Köselitz du 13 novembre 1888 / KSB 8, p. 467. Dans une lettre à son éditeur, Nietzsche définit ainsi le rôle d’Ecce Homo: «Je me suis absolument convaincu d’avoir encore besoin d’un autre livre, un livre préparatoire au plus haut degré, pour, dans un délai d’un an environ, pouvoir me présenter avec le premier livre de l’Inversion. Il faut créer une véritable impatience – autrement, cela se passera comme avec le Zarathoustra» (Lettre à Constantin Georg Naumann du 06 novembre 1888, Derniéres lettres, hiver 1887- hiver 1889. De La volonté de puissance à L’Antichrist, trad. Y. Souladié, Paris, Manucius 2011, p. 174 / KSB 8, p. 463 s.). 15 «Je veux commander dans trois mois la sortie d’une édition manuscrite de [L’Antichrist. Inversion de toutes les valeurs], elle restera entièrement secrète: elle me servira d’édition d’agitation. [...] D’abord paraîtra Ecce Homo, dont j’ai parlé, dans lequel le dernier chapitre donne un avant goût de ce qui est sur le point d’arriver, et où j’entre moi-même en scène comme l’homme de la fatalité…» (Brouillon de lettre à Georg Brandes du début décembre 1888, Dernières lettres, hiver 1887- hiver 1889. De La volonté de puissance à L’Antichrist, trad. Y. Souladié, Paris, Manucius 2011, p. 191 / KSB 8, p. 500 s.). 16 Ainsi que le présente Eric Blondel dans son «Introduction» à L’Antéchrist, trad. E. Blondel, Paris, Flammarion 1996, p. 11. 17 Lettre à Heinrich Köselitz du 22 décembre 1888, Dernières lettres, hiver 1887-hiver 1889. De La volonté de puissance à L’Antichrist, trad. Y. Souladié, Paris, Manucius 2011, p. 216 / KSB 8, p. 545. 18 D. Franck, Nietzsche et l’ombre de Dieu, Paris, PUF 1998, p. 431. NB: dans le texte original, Didier Franck traduit Umwerthung par «Transvaluation» et non par «Inversion».
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«simple rétroversion de la métaphysique»19, comme le veulent certains lecteurs, mais par la proclamation d’une «malédiction» à l’encontre du christianisme. L’unité de la philosophie de Nietzsche ne se fait que grâce à la figure de l’Antichrist, destructeur, “maudisseur” du christianisme. Il est tout à fait incorrect de présenter l’œuvre de Nietzsche comme «inachevée»20, la dernière philosophie de Nietzsche a pris corps dans L’Antichrist, Inversion de toutes les valeurs. La dernière philosophie de Nietzsche est, comme nous le dit le paragraphe 256 de Par-delà Bien et Mal, «une philosophie de l’Antichrist»21. Il apparaît donc nécessaire de dépasser l’aspect irrévérencieux de L’Antichrist et de prendre ce livre au sérieux. Sa composition a en effet été mûrement réfléchie. Loin de considérer son œuvre comme inachevée, Nietzsche va présenter cet Antichrist comme son livre «le plus indépendant»22, et le considérer comme une de ses deux œuvres majeures (la seconde étant Ainsi parlait Zarathoustra). L’Antichrist n’est pas le fruit d’un mouvement d’humeur, mais celui d’un long travail de recherche. Au début de l’année 1888, Nietzsche s’est plongé dans de nombreuses lectures qui ont eu un impact considérable sur sa vision du christianisme23. L’Antichrist est le fruit des lectures de l’hiver 1888, il est l’aboutissement d’un mouvement. Pas à pas, Nietzsche en est venu à se convaincre que la résolution des problèmes philosophiques qui le hantaient depuis Zarathoustra, ceux de la métaphysique, du nihilisme, de la Cultur, devait passer par une attaque frontale et sans compromis contre le christianisme. Il apparaît absolument nécessaire de distinguer les textes sur le christianisme d’avant et d’après l’hiver 188824. L’Antichrist ne saurait être considéré comme la répétition de vieux griefs que Nietzsche aurait eus à l’encontre du christianisme.
19 M. Heidegger, Holzwege, «Nietzsches Wort “Gott ist tot”», Frankfurt am Main, V. Klostermann 1977, Gesamtausgabe, Bd. 5, p. 217. 20 Cf. par exemple J. Vioulac, «De Nietzsche à Husserl», in Les Etudes philosophiques, mai 2005, Paris, PUF 2005, p. 203. 21 Cf. Y. Souladié, L’Inversion contra La volonté de puissance, in Y. Souladié, Nietzsche – L’Inversion des valeurs, Hildesheim, Olms 2007, pp. 3-25. URL: http://www.europhilosophie.eu/recherche/IMG/pdf/souladie. pdf. 22 Crépuscule des idoles / GD, «Streifzüge eines Unzeitgemâssen», § 51. 23 Ses principales lectures (en allemand et en français) en rapport avec le christianisme sont alors Prolegomena zur Geschichte Israels, (Berlin, G. Reimer Verlag 1883), Skizzen und Vorarbeiten, 3. Heft: Reste des arabischen Heidentums, (Berlin, G. Reimer Verlag 1887) de J. Wellhausen; Les Possédés, (trad. V. Derély, Paris, Plon 1886) de F. Dostoïevski; Ma religion, (Paris, Fischbacher 1885) de L. Tolstoï; Les Législateurs Religieux: Manou, Moïse, Mahomet, ( Paris, Lacroix 1876), de L. Jacolliot; La Vie de Jésus, (Paris, Lévy 1863) de E. Renan. De nombreuses citations, paraphrases et notes attestant la lecture de ces ouvrages figurent dans le Cahier W II 3, novembre 1887 - mars 1888 (KSA 13, pp. 9-194; Kommentar: KSA 14, pp. 749-758). En ce qui concerne L. Jacolliot, voir plus particulièrement les fragments 14[175] à 14[216] du cahier W II 5, printemps 1888 (KSA 13, pp. 362-393; Kommentar: KSA 14, p. 762 s.). Cf. KSA 15, «Chronik zu Nietzsches Leben», p. 170. 24 Jörg Salaquarda estime ainsi qu’il faut impérativement séparer les écrits antichrétiens de 1888 de ceux qui les précédent (J. Salaquarda, «Der Antichrist», Nietzsche-Studien 2, 1973, p. 131).
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Le terme «Antichrist» L’aspect politique du personnage de l’Antichrist apparaît dans le choix même du terme. Der Antichrist vient du grec Antichristos qui apparaît pour la première fois dans les deux Epîtres de Jean25. Si Antichristos est généralement rendu par «l’Antéchrist» en français – «l’Antichrist» quoique plus approprié demeurant minoritaire – l’allemand possède, quant à lui, trois traductions différentes: «Der Endchrist», «der Widerchrist», «der Antichrist». Der Endchrist est un terme théologique peu courant. Signifiant littéralement «le Christ de la fin», il désigne plus spécifiquement cet être devant venir à la fin des temps pour prêcher une religion contraire à celle du Christ. Luther l’emploie à quelques occasions, généralement pour désigner le Pape et la papauté26. De par sa perspective apocalyptique, Der Endchrist demeure sans doute la traduction restant la plus fidèle au sens originel de Antichristos, les Epîtres de Jean, comme tous les textes du Nouveau Testament, se plaçant dans une optique résolument eschatologique, concevant la fin des temps comme imminente. Der Widerchrist, littéralement le «Contre-Christ», est le terme employé par Luther pour traduire Antichristos dans sa version du Nouveau Testament. Der Widerchrist était le terme employé par tous les théologiens et les érudits au temps de Nietzsche. Der Antichrist enfin, terme plus contemporain, dérivé des langues romanes, était au dix-neuvième siècle un terme populaire, peu employé dans le milieu intellectuel, der Widerchrist étant alors de rigueur dans tout texte et tout discours savant27. La Bible d’Elberfelder (1855) fut la première à employer der Antichrist pour traduire Antichristos. Nietzsche a volontairement choisi der Antichrist aux dépens de der Widerchrist plus usité dans le milieu intellectuel de son époque. Il a voulu par-là marquer sa volonté de se faire comprendre de tous, et non simplement des érudits. Peu présent dans les écritures, l’Antichrist est devenu, au fil du temps, une figure connue même des plus profanes, au même titre que le Diable auquel il est souvent associé. Nietzsche lui-même prétend que c’est le peuple, la «posture populaire» qui, en premier lieu, a reconnu en Ainsi parlait Zarathoustra une incarnation de l’Antichrist: La posture populaire – la seule que je puisse concevoir – envers ma position sur le christianis25 «Enfants c’est la dernière heure. Vous avez entendu que vient l’Antichrist, et il y a maintenant beaucoup d’antichrists. Nous connaissons là que c’est la dernière heure» (1ère Epître de Jean, II, 18). «Qui est le menteur, sinon celui qui nie que Jésus est le Christ? C’est l’Antichrist, il nie le père et le fils» (1ère Epître de Jean, II, 22) «Et tout esprit qui n’avoue pas Jésus n’est pas de Dieu, il est de l’Antichrist dont vous avez entendu qu’il vient, et maintenant déjà il est en ce monde» (1ére Epître de Jean, VI, 3) «Car beaucoup d’égareurs sont sortis en ce monde, ceux qui n’avouent pas que Jésus-Christ est venu en chair. C’est là l’égareur et l’Antichrist» (2ème Epître de Jean, 7). 26 M. Luther, An den christlichen Adel deutscher Nation von des christlichen Standes Besserung, 52, 75, 77-79 (1520); Von dem Papsthum zu Rom, wider den hochberühmten Romanisten zu Leipzig (1520); Warum des Papsts und seiner Bücher von Doktor Martino Luther verbrannt sind (1520); Ein Sendbrief an den Papst Leo den Zehnten (1520); Die Schmalkaldischen Artikel, II, 4 “Vom Papsthum” (1537). URL: http://www.glaubensstimme.de/doku.php?id=autoren:l:luther:a. 27 Je tiens à remercier le Dr. Hans-Ulrich Weidemann de l’Université Eberhart-Karl de Tübingen pour son aide précieuse et ses remarques érudites sur le Nouveau Testament.
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me, s’est clairement et nettement définie. “Soit le Christ, soit Zarathoustra!” Ou en allemand: il s’agit du vieil Antichrist promis de puis longtemps28.
Le choix du terme Antichrist aux dépens de Widerchrist illustre avant tout la volonté de Nietzsche d’apparaître comme une espèce de monstre: der Antichrist est un mot qui effraye le peuple29. Avec lui c’est un nouveau règne qui s’annonce, le règne des valeurs inverses à celles du christianisme, celles que les «bons» ont toujours redoutées. L’Antichrist est le premier signe audible d’une nouvelle ère. Il annonce un bouleversement politique
L’Antichrist comme équivalent de Dionysos Mais plus que tout cela, en choisissant le préfixe grec «anti-» au détriment des préfixes allemands «wider-» et «end-», Nietzsche souligne la provenance grecque de son Antichrist. Dans Ecce Homo, il fait par ailleurs directement référence à cette racine grecque, lorsqu’il écrit: «je suis, en grec, et pas seulement en grec, l’Antichrist…»30. Le préfixe «anti-» était relativement peu utilisé en allemand au 19e siècle, les germanophones disposant de nombreux autres préfixes pour souligner l’opposition: «gegen-», «wider-», «un-», et même parfois «a-» ou «il-»31. Il apparaît ainsi nécessaire de porter une attention particulière aux mots composés avec le préfixe «anti-» dans les dernières œuvres de Nietzsche, ce préfixe grec faisant en effet souvent référence aux valeurs dionysiaques. Ainsi, lorsque l’ «Essai d’autocritique» de La naissance de la tragédie se demande quel est le «vrai nom de l’Antichrist?», il ne voit d’autre nom que celui de Dionysos. C’est contre la morale que dans ce livre problématique s’était jadis tourné mon instinct qui intercédait en faveur de la vie et s’inventa par principe une contre-doctrine et une contre-évaluation de la vie, purement artistique, antichrétienne. Mais comment la nommer? En philologue, en homme de mots, je la baptisai non sans quelque liberté – car qui saurait le vrai [rechten] nom de l’Antichrist? – du nom d’un dieu grec: je l’appelai le dionysiaque. – 32
Comme l’a déjà signalé Jörg Salaquarda33, «Antichrist» équivaut à «Dionysos», à ce principe profondément affirmateur, dont l’aspect négateur, aussi violemment qu’il puisse parfois se manifester, demeure toujours secondaire34. La dernière phrase d’Ecce Homo, «M’a-t-on compris? – Dionysos contre Le Crucifié», annonce donc en toute logique l’ouvrage dont Ecce Homo est censé constituer l’«avant propos»35.
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Lettre à Heinrich Köselitz du 26 août 1883 / KSB 6, p. 435 s. Cf. J. Salaquarda, «Der Antichrist», Nietzsche-Studien 2, 1973, p. 96 s. 30 Ecce Homo / EH, «Warum ich so gute Bücher schreibe», § 2. 31 Nietzsche utilise par exemple «illiberalen Instinkte» dans Crépuscule des idoles / GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 38. 32 La naissance de la tragédie / GT, «Versuch einer Selbstkritik», § 5. Cf. Note posthume, 1888 /KSA 13, 14[89]. 33 J. Salaquarda, «Der Antichrist», Nietzsche-Studien 2, 1973, p. 127. 34 Cf. Ecce Homo / EH, «Also sprach Zarathustra», § 6. 35 Lettre à Heinrich Köselitz du 13 novembre 1888 / KSB 8, p. 467. 29
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Loin d’être purement négatif, L’Antichrist renvoie à Dionysos, à un principe actif. L’Antichrist n’est pas le fruit du ressentiment de l’individu Nietzsche envers le christianisme, mais doit se comprendre comme un principe actif qui ne se tourne contre le christianisme, que dans la mesure où ce dernier, apparu après le dieu sylvain, est tout entier dirigé contre la vie dionysiaque.
Le christianisme et le ressentiment C’est ainsi le christianisme et non l’Antichrist-Dionysos qui, si l’on a «compris» Nietzsche, devra être considéré comme un «anti», une malédiction contre la vie saine. «La doctrine chrétienne fut la contre-doctrine qui s’opposa à la leçon dionysiaque», nous dit une note de 188536. A l’origine, la civilisation grecque (mais aussi les civilisations romaine et juive) s’était érigée sur un rapport sain à la nature, nous dit L’Antichrist 37. C’est le christianisme qui s’est opposé à ces sociétés accomplies, a corrompu en elles ce qu’il pouvait corrompre, et a maudit ce qui persistait à lui résister38. Dans la mesure où il se tourne contre un christianisme s’étant édifié en réaction à la vie païenne, l’Antichrist peut légitimement se réclamer de Dionysos. Dans les derniers textes de Nietzsche, le christianisme se voit toujours déterminé de manière négative39. Dans L’Antichrist, il est décrit comme «l’hostilité à mort contre les seigneurs de la terre»40, comme une «forme d’hostilité à mort contre la réalité qui n’a jamais été surpassée jusqu’ici»41, comme «l’ennemi mortel» de la «science»42; le christianisme se pose «en principe opposé [Gegensatz] à toute réussite de l’esprit [...] édicte une malédiction contre l’“esprit”, contre la superbia de l’esprit sain»43. Le paragraphe 5 de L’Antichrist prétend que le christianisme «a fabriqué un idéal à partir de la contradiction des instincts de conservation de la vie forte». Dans la mesure où son «idéal» a été construit en opposition à un principe actif, c’est donc bien le christianisme qui est déterminé par ce à quoi il s’oppose. Le paragraphe 21 va ainsi définir ce qui est chrétien exclusivement dans un rapport de négation: on y trouve en effet à plusieurs reprises l’expression «chrétienne est la haine de […]» Chrétienne est […] la haine contre ceux qui pensent autrement; la volonté de persécuter. […] Chrétienne est l’hostilité à mort contre les seigneurs de la terre, contre les “aristocrates” […] Chrétienne est la haine contre l’esprit, contre la fierté, le courage, la liberté, le libertinage de l’es36
Note posthume, 1885 / KSA 11, 41[7]. «A l’origine, surtout à l’époque de la royauté, Israël aussi se trouvait dans une relation juste, c’est-à-dire naturelle aux choses» (L’Antichrist / AC, § 25; Cf. § 58 s. pour les civilisations grecque et romaine). 38 Cf. L’Antichrist / AC, §§ 5, 43, 46 s. 39 «“Dieu”, “l’au-delà”, “l’abnégation”, de pures négations» (Le Cas Wagner / FW «Epilog»); «La morale chrétienne – la forme la plus pernicieuse de la volonté de mensonge, la véritable Circé de l’humanité» (Ecce Homo / EH, «Warum ich ein Schicksal bin», § 7); «Le concept de “Dieu”, inventé comme concept opposé à la vie, – en lui, tout ce qui est nuisible, venimeux, calomnieux, toute la haine mortelle contre la vie, ramené à une effroyable unité!» (Ecce Homo / EH, «Warum ich ein Schicksal bin», § 8). Cf. Crépuscule des idoles / GD, «Streifzüge eines Unzeitgemässen», § 9. 40 L’Antichrist / AC, § 21. 41 L’Antichrist / AC, § 27. 42 L’Antichrist / AC, § 47. 43 L’Antichrist / AC, § 52. 37
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prit; chrétienne est la haine contre les sens, contre les joies des sens, contre la joie tout court… 44
Le christianisme est ici déterminé comme une entité réactive, que l’on ne parvient à définir qu’à travers son opposition à ce qui est réussi. Il apparaît ainsi comme un pur produit du ressentiment. Tout comme la morale éponyme, son acte fondateur résulte d’un «Non» prononcé à l’encontre d’un ordre de valeurs préexistant45. Quel est cet ordre de valeurs contre lequel cet «anti» qu’est le christianisme se tourne? Cet ordre, nous dit Nietzsche, c’est celui de la «réalité», de la «nature»46. Le paragraphe 60, lui, prétend que le christianisme mène une «guerre d’hostilité à mort [TodfeindschaftsKrieg]» contre tout ce qui est «noble sur Terre»47. Cette référence à ce qui est «noble [vornehm]» n’est pas anodine: elle ne manque en effet pas de nous renvoyer à La généalogie de la morale et à son opposition entre une morale noble et une morale du ressentiment 48 (ou entre une «morale de maîtres» et une «morale d’esclaves» selon certains textes49). Dans L’Antichrist, Nietzsche va écrire qu’il n’y a pas de «plus grande opposition de valeurs» que celle entre «les valeurs chrétiennes» et les valeurs «nobles»50. Pour le dernier Nietzsche, la morale noble ne s’oppose pas tant à la morale du ressentiment ou à la morale d’esclaves qu’à la morale chrétienne. Dans «Pourquoi je suis un destin» (censé constituer un «avant-goût»51 de L’Antichrist), Nietzsche se présente en effet comme «l’Immoraliste» et ne cesse de stigmatiser cette morale chrétienne: M’a-t-on compris? – Ce qui me démarque, ce qui me met à part du reste de l’humanité, c’est d’avoir dévoilé la morale chrétienne. […] L’aveuglement devant le christianisme est le crime par excellence – le crime contre la vie… […] La morale chrétienne – forme la plus pernicieuse de la volonté de mensonge, la véritable Circé de l’humanité: Ce qui l’a corrompue. […] Cette morale du renoncement, la seule qui n’ait jamais été enseignée, trahit un “vouloir mourir”, elle nie le plus fondamentalement la vie52.
C’est cette morale qui s’oppose le plus fondamentalement à Dionysos, présenté dans Ecce Homo comme «l’immense et illimité dire Oui-et-Amen»53.
L’Antichrist et la morale noble La forme même de L’Antichrist témoigne de sa nature profondément affirmatrice, dionysiaque: cet ouvrage a été construit suivant la logique de la morale noble, telle 44
L’Antichrist / AC, § 21. Cf. L’Antichrist / AC, § 24; La généalogie de la morale / GM, I, §§ 7-10. 46 L’Antichrist / AC, § 15. 47 L’Antichrist / AC, § 60. 48 La généalogie de la morale / GM, I, § 10. 49 Par-delà Bien et Mal / JGB, § 260. 50 «Les valeurs chrétiennes – les nobles: nous seulement, nous les esprits libérés, avons restitué cette opposition de valeurs, la plus grande qui soit !» (L’Antichrist / AC, § 37). 51 Brouillon de lettre à Georg Brandes du début décembre 1888, Dernières lettres, hiver 1887-hiver 1889. De La volonté de puissance à L’Antichrist, trad. Y. Souladié, Paris, Manucius 2011, p. 191 / KSB 8, p. 501. 52 Ecce Homo / EH, «Warum ich ein Schicksal bin», § 7. 53 Ecce Homo / EH, «Also sprach Zarathustra», § 6. Cf. Za, III, «Vor Sonnen-Aufgang». 45
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qu’elle est développée dans La généalogie de la morale. Regardons en effet la manière dont s’ouvre le paragraphe 1 de L’Antichrist: Regardons-nous en face. Nous sommes des Hyperboréens, – nous ne savons que trop à quel point nous vivons à l’écart. «Ni par terre, ni par mer tu ne trouveras le chemin qui mène aux Hyperboréens»: voilà ce que Pindare savait déjà de nous. Par delà le nord, la glace, la mort – notre vie, notre bonheur… Nous avons découvert le bonheur54.
L’Antichrist ne s’ouvre pas sur une critique, sur une négation du christianisme, mais sur un éloge des Hyperboréens. Or, ces Hyperboréens sont un peuple de la mythologie grecque. A travers eux, Nietzsche affirme le caractère, grec, dionysiaque de ce «nous», de la petite communauté d’esprits supérieurs à laquelle il prétend appartenir. Nietzsche se reconnaît des pairs et les définit comme des êtres «braves», caractérisés par la «la profusion, la tension, l’accumulation de forces»55, qui connaissent un «bonheur» seulement accessible à quelques élus. Immédiatement après, le deuxième paragraphe commence par donner une définition de «Qu’est-ce qui est bon?». Nous sommes bien là dans la logique de la morale noble, suivant laquelle ce qui est réussi, dominant, commence tout d’abord par se définir lui-même comme «bon». Ce n’est qu’ensuite que le deuxième paragraphe se demandera «Qu’est-ce est qui mauvais?». Les antichrists doivent ainsi être appréhendés de la même manière que les «méchants» de la première dissertation de La généalogie de la morale qui, à l’origine, se déterminaient eux-mêmes comme des «nobles» des «bons» des «beaux» et des «heureux»56. Ces derniers, suite à l’inversion impulsée par la classe sacerdotale, se sont vus universellement désignés comme des «méchants». Ces méchants-là ne sont en réalité pas des êtres négatifs, mais des hommes nobles, forts et accomplis. Ils ont seulement été calomniés par des êtres plus médiocres qui, pétris de ressentiment, leur ont jeté une «malédiction». Suivant un schéma similaire, L’Antichrist indique que les chrétiens ont jeté une malédiction sur ces hommes nobles et affirmateurs que sont les hommes dionysiaques, les qualifiant alors d’ «antichrists». En réaction, ils ont érigé en idéal de la bonté (en idéal positif) ce «Christ», ce Crucifié qui s’oppose à Dionysos. Tout comme le méchant de La Généalogie de la morale, l’Antichrist s’avère, après enquête généalogique, être un personnage foncièrement positif. En se présentant comme «l’Antichrist», Nietzsche sait pertinemment qu’il va passer pour un «méchant» aux yeux de la majorité, du troupeau moral, mais espère cependant que ses pairs, le reconnaîtront comme l’un des leurs, comme un «bon». Zarathoustra, le premier psychologue des ˙bons, est – par conséquent – un ami des méchants. [...] il ne dissimule pas que son type d’homme, un type relativement surhumain, est justement surhumain par rapport aux hommes bons, et que les “bons” et les “justes” nommeraient son Surhomme diable [Teufel]…57 54 55 56 57
L’Antichrist / AC, § 1. L’Antichrist / AC, § 1. La généalogie de la morale / GM, I, § 10. Ecce Homo / EH, «Warum ich ein Schicksal bin», § 5.
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Ne voir en l’Antichrist qu’un personnage négatif, voir en lui un «Teufel», un «méchant», c’est rester prisonnier de l’évaluation plébéienne du «bon et méchant», telle qu’elle est décrite dans la «première dissertation» de La Généalogie de la morale. Nombre de lectures qui ne déterminent L’Antichrist que dans son rapport agressif au christianisme58 restent prisonnières du système axiologique de la morale du ressentiment, de la morale chrétienne: elles ne le conçoivent que comme un «méchant» et ignorent sa nature dionysiaque et affirmatrice, sa nature de «bon». Elles ne semblent pas être à même de «comprendre» Nietzsche, ainsi que son opposition entre Dionysos et le Crucifié.
L’inversion des valeurs morales «M’a-t-on compris? – Dionysos contre le Crucifié…». Cette dernière phrase d’Ecce Homo annonce effectivement L’Antichrist. Elle construit l’«unité»59 entre lui et les ouvrages passés de Nietzsche. Cette formule peut également être comprise comme une reformulation de l’opposition entre une morale noble, celle du «bon et mauvais», et une morale du ressentiment, celle du «bon et méchant», telle qu’elle est présentée dans La Généalogie de la morale. Dionysos incarnerait ce qui est «bon», le Crucifié ce qui est «mauvais». A cette morale dionysiaque s’opposerait une morale chrétienne du «Christ contre l’Antichrist». Tout comme le «bon» de la morale noble s’était vu redéterminé comme «méchant» par celle du ressentiment, «Dionysos» aurait ici été redéterminé comme «Anti-Christ» par la morale chrétienne, c’est à dire comme un être agressif, foncièrement méchant envers les chrétiens. En affirmant la positivité de l’Antichrist, Nietzsche chercherait à réhabiliter cette morale du «Dionysos contre le Crucifié», contre celle du «Christ contre l’Antichrist». Tout comme les hommes du ressentiment de La généalogie de la morale avaient qualifié les hommes nobles de «méchants», le christianisme a jeté la suspicion sur toute tentative d’anoblissement de l’homme. Il a jeté l’anathème sur le type élevé de l’homme: «le christianisme a envoyé tous les “grands hommes” en enfer»60. Il a toujours présenté ces derniers comme des «antichrists», comme ce que l’on doit le plus redouter61 et, jouant sur cette peur, il a tout fait pour favoriser le développement d’un type d’homme opposé. Ce type plus élevé [...] a jusqu’ici presque été la chose à redouter; – et c’est à partir de cette crainte que le type inverse [umgekehrte] fut voulu, dressé, atteint: l’homme animal domestique, animal de troupeau, animal malade, – le chrétien…62
58 Par exemple les lectures de Julius Langbehn, Ernst Bertram, Thomas Mann, Karl Jaspers, Frederick Charles Copleston, Eugen Fink, Eugen Bisher. 59 Lettre à Heinrich Köselitz du 22 décembre 1888, Dernières lettres. De La volonté de puissance à L’Antichrist, trad. Y. Souladié, Paris, Manucius 2011, p. 216 / KSB 8, p. 545. 60 Note posthume, 1887-1888 / KSA 13, 11[153]. 61 L’Antichrist / AC, § 3. 62 L’Antichrist / AC, § 3.
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L’inversion des valeurs morales devra ainsi être à double sens: d’une part le mauvais devra être désigné en tant que mauvais. «Des valeurs de déclin, des valeurs nihilistes règnent sous les noms les plus saints»63, nous dit en effet L’Antichrist. Le christianisme devra ainsi être maudit. D’autre part, les «méchants» devront être redéterminés comme «bons». Tous ceux qui des millénaires durant ont été couverts d’opprobre par le christianisme (les athées, les Juifs, les artistes, les esprits libres en tout genre) devront être réhabilités. En effet, ce que le christianisme calomnie, nous dit L’Antichrist, doit nécessairement avoir de la valeur: Ils attaquent, mais tout ce qui est attaqué par eux en est par là distingué. Quand un “premier chrétien” attaque, il ne salit pas… C’est tout l’inverse [Umgekehrt]: c’est un honneur d’avoir les “premiers chrétiens” contre soi. On ne lit pas le Nouveau Testament sans une prédilection pour ce qui s’y trouve maltraité, [...] celui qu’il hait, ce qu’il hait, cela a de la valeur… le chrétien, le chrétien prêtre plus spécialement, est un critère pour les valeurs64.
Ceux qui ont été diabolisés par le christianisme devront donc, suivant la logique de l’Inversion de toutes les valeurs, être considérés comme particulièrement valeureux. Les aspects de l’existence rejetés par les chrétiens et autres nihilistes sont d’un ordre infiniment plus élevé dans la hiérarchie des valeurs, que ce que l’instinct de décadence a pu approuver, appeler bon65.
L’Inversion de toutes les valeurs va ainsi réhabiliter le terme «Antichrist», maudit et considéré comme négatif par les tenants de la morale chrétienne, alors qu’il incarne la fierté, la réussite et la puissance. C’est précisément dans cette perspective d’inversion des valeurs morales qu’apparaît la notion de Grande Politique.
La Grande Politique «Nous sommes entrés dans la Grande Politique, même dans la plus grande de toutes…», écrit Nietzsche à Georg Brandes, début décembre 1888, Je prépare un évènement qui va très vraisemblablement diviser l’histoire en deux, à un tel point qu’il nous faudra un nouveau calendrier, avec 1888 comme An I. [...] nous aurons des guerres comme il n’y en a jamais eu, mais pas entre nations, pas entre classes: tout cela volera en éclats – je suis la plus effrayante dynamite qui soit66.
Un peu plus loin, Nietzsche annonce à Brandes que cet évènement, qui doit briser 63
L’Antichrist / AC, § 6. L’Antichrist / AC, § 46. Cf. § 9: «Ce qu’un théologien ressent comme vrai, c’est forcément faux: on a par là presque un critère de la vérité. C’est son instinct de conservation le plus basique qui interdit que la vérité accède, en quelque point que ce soit, aux honneurs ou même simplement à la parole. Aussi loin que porte l’influence des théologiens, le jugement de valeur est tête en bas, les concepts de “vrai” et “faux” sont nécessairement inversés [umgekehrt]: ce qui est le plus nuisible à la vie, s’appelle ici “vrai”, ce qui l’élève, la renforce, l’affirme, la justifie et la fait triompher, s’appelle “faux”». 65 Ecce Homo / EH, «Die Geburt der Tragödie», § 2. 66 Brouillon de lettre à Georg Brandes du début décembre 1888, Dernières lettres, hiver 1887-hiver 1889. De La volonté de puissance à L’Antichrist, trad. Y. Souladié, Paris, Manucius 2011, p. 190 / KSB 8, p. 500. 64
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l’histoire en deux, c’est la parution de L’Antichrist, dont il «estime à un million d’exemplaires dans chaque langue, le premier tirage»67. Que cela signifie-t-il? Que ce qui est susceptible de briser l’histoire en deux, ce qui est éminemment politique, c’est l’écriture philosophique en elle-même. L’article 7 de la «Loi contre le christianisme», «Tout le reste en découle», prend ainsi tout son sens: la mise en œuvre de la Grande Politique découle de la diffusion à grande échelle (un million d’exemplaires) de L’Antichrist. Cet ouvrage, avec «ses lettres devant rendre la vue aux aveugles»68, est censé avoir une influence directe sur le devenir de la société. Le tout dernier carnet de notes posthumes69 ne cesse de stigmatiser la “petite” politique guerrière de Bismarck et de la dynastie Hohenzollern, «cette maison de fous et de criminels» qui «a mené les guerres les plus parfaitement folles qui n’aient jamais été menées»70, car les guerres que promet Nietzsche dans Ecce Homo, «il y aura des guerres comme il n’y en a jamais eu», sont des «guerres des esprits»71. C’est précisément en vertu de la nature spirituelle des guerres qu’il prépare que Nietzsche peut écrire dans le même paragraphe d’Ecce Homo: «Ce n’est qu’à partir de moi qu’il y aura sur terre une Grande Politique»72. Nietzsche ne donne quasiment pas de détails pratiques sur cette Grande Politique (comme il n’en donnait déjà pas sur le Surhomme dans Zarathoustra). Les paragraphes 3 et 4 de L’Antichrist laissent entendre qu’elle pourrait consister en une politique d’éducation devant favoriser l’apparition de types plus élevés. Il s’agirait de légiférer pour mettre en place les moyens de produire en série ce type humain supérieur, calomnié par les bons, les chrétiens, car ce dernier n’a, jusqu’ici, été que le fruit de «heureux hasards [Glücksfalle]»73. Le problème que je pose ici n’est pas de savoir ce qui doit prendre la place de l’humanité dans la succession des êtres (– l’homme est un terme –): mais quel type d’homme on doit élever [züchten], on doit vouloir, comme plus haut en valeur, plus digne de vivre, plus assuré d’avenir. Ce type plus élevé en valeur s’est déjà assez souvent présenté: mais comme un heureux hasard, comme une exception, jamais en tant que voulu74.
Selon certains Nietzsche ne s’intéressait pas à ce qu’il appelait la «petite politique» de son temps, mais uniquement à la «Grande Politique», c’est à dire aux questions de Cultur, de civilisation et non de basse politique. En résumé, ces lecteurs pensent que son problème était le politique et non la politique. Il faudrait, à notre sens, pousser la logique encore plus en aval: le projet politique de Nietzsche n’a pas uniquement pour objectif de modifier la société humaine, mais entend également changer l’humain lui-même en modifiant son corps (c’est tout le projet du Surhomme dans Ainsi parlait 67 Brouillon de lettre à Georg Brandes du début décembre 1888, Dernières lettres, hiver 1887-hiver 1889. De La volonté de puissance à L’Antichrist, trad. Y. Souladié, Paris, Manucius 2011, p. 190 / KSB 8, p. 500. 68 L’Antichrist / AC, § 62. 69 Notes posthumes, 1888-1889 / KSA 13, 25[1]-25[21]. 70 Note posthume, 1888-1889 / KSA 13, 25[14]. 71 Ecce Homo / EH, «Warum ich ein Schicksal bin», § 1. 72 Ecce Homo / EH, «Warum ich ein Schicksal bin», § 1. 73 L’Antichrist / AC, § 3 s. 74 L’Antichrist / AC, § 3.
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Zarathoustra). La Grande Politique entend avoir une influence effective sur le cours de l’évolution naturelle (rappelons que Nietzsche, enfant de son temps, croyait en l’hérédité des caractères acquis75), de cette évolution qui, chez l’homme, suite à l’influence du christianisme, n’a cessé de privilégier les types les plus faibles. Le projet politique du dernier Nietzsche implique donc non seulement la volonté de changer la société, mais également celle de changer la vie elle-même. Nietzsche semble ainsi accorder à la pensée le pouvoir d’influer directement sur le monde sociopolitique. La pensée à le pouvoir de changer le monde. Ce pouvoir ne saurait cependant être considéré comme transcendant. La pensée pour Nietzsche n’est pas une entité purement spirituelle76. Elle n’influe sur le monde que dans la mesure où elle émane du corps: «l’organisme entier pense»77. C’est le corps et le corps seul qui philosophe78, et si la pensée possède le pouvoir de changer le monde, c’est dans la mesure où il y a une interdépendance entre elle et le corps. Dans L’Antichrist, la notion d’incorporation, centrale à partir du Gai savoir, fait face à son ultime développement. La relative indistinction instaurée entre L’Antichrist en tant que livre et l’Antichrist en tant qu’homme (Nietzsche lui-même)79 prend ainsi tout son sens. L’Inversion de toutes les valeurs [s’avère être] est tout autant le livre, L’Antichrist (et sa préface, Ecce Homo), que Nietzsche l’Antichrist en personne, que le corps de Nietzsche. Inversion de toutes les valeurs: c’est ma formule pour un acte de suprême retour sur soi [Selbstbesinnung] de l’humanité, acte qui en moi est devenu chair et génie80.
Pour le dernier Nietzsche, il ne semble ainsi pas faire de doute que cette inversion de toutes les valeurs du christianisme, qu’il ne cesse d’appeler, s’est produite en luimême, en son corps (d’où le fait qu’il se considère comme une incarnation de Dionysos en personne). Pour sa Grande Politique, Nietzsche n’a nul besoin de guerres «jetant devant les canons» l’«élite de la force de la jeunesse et de la puissance»81 européenne, nul besoin d’attentas sanglants, nul besoin de dynamite, c’est lui-même qui est cette dynamite – «Ich bin kein Mensch, ich bin Dynamit»82.
75
Cf. Par-delà Bien et Mal / JGB, § 264; Crépuscule des idoles/ GD, “Streifzüge eines Unzeitgemässen”, § 47. Cf. L’Antichrist / AC, § 3: «Le “pur esprit” est une pure sottise». 77 Note posthume, 1884 / KSA 11, 27[19]. 78 Cf. Note posthume, 1882-1883 / KSA 10, 5[32]. 79 Ainsi, suivant les mots de «l’avant-propos» de L’Antichrist, «Einige werden posthum geboren», c’est aussi bien Nietzsche l’Antichrist que le livre L’Antichrist qui «naissent posthumes». Noter que cette relative indistinction entre le livre et l’auteur, propre à L’Antichrist, tranche avec le paragraphe 1 de «Pourquoi j’écris de si bons livres» (EH, «Warum ich so gute Bücher schreibe», § 1), comprenant également la phrase «Einige werden posthum geboren», où Nietzsche écrit: «Je suis une chose, mes livres en sont une autre». Nietzsche distingue ainsi clairement L’Antichrist de ses ouvrages passés. 80 Ecce Homo / EH, «Warum ich ein Schicksal bin», § 1. 81 Note posthume, 1888-1889 / KSA 13, 25[15]. 82 Ecce Homo / EH, «Warum ich ein Schicksal bin», § 1. 76
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Abstract Ce texte se propose tout d’abord de restituer à L’Antichrist la place qui lui revient dans l’œuvre de Nietzsche, en montrant comment le philosophe entendait par son biais conférer une unité à sa philosophie. Ensuite, prenant le contrepied de nombre de lectures, il se propose de montrer que le personnage conceptuel de l’Antichrist peut également revêtir un aspect politique, en étudiant les perspectives pratiques de l’inversion de toutes les valeurs en matière de morale. Enfin, il tente de déterminer les modalités suivant lesquelles la Grande Politique doit briser l’histoire de l’humanité en deux. Dieser Vortrag wird zuerst versuchen, die rechte Stellung des Antichrists in das Gesamtwerk Nietzsches wiederherzustellen. Dabei wird gezeigt, wie der Philosoph mit diesem Buch seiner Philosophie eine Einheit zu geben beabsichtigte. Dann, im Gegensatz zu gewisser Nietzscheinterpretationen, wird er zeigen, dass die Begriffsfigur des Antichrists ebenfalls eine politische Seite haben kann. Dafür wir er sich mit der praxisgerechten moralischen Aussichte der Umwertung aller Werte sich beschäftigen. Schließlich wird er versuchen zu bestimmen, wie die Große Politik die Geschichte der Menschheit in zwei Stücke zerbrechen soll. First, this paper will restore the right position of The Antichrist in Nietzsche’s work, by showing how the philosopher intended to give a unity to his philosophy by means of this book. Then, in contrast with some interpretations, this paper will show that the conceptual figure the Antichrist can also have a political aspect, by studying the ethical practical perspectives of the inversion of all the values. Finally, it will try to determine how the Great politics should break the history of mankind in two pieces. Este texto nos propone primero restituir al Anticristo la importancia que debe ocupar en la obra de Nietzsche, mostrando cómo el filósofo quería, con este libro, conceder una unidad a su filosofía. Después, tomando al revés numerosas lecturas, propone mostrar que el personaje conceptual del Anticristo también puede asumir un aspecto político, estudiando las perspectivas prácticas de la inversión de todos los valores en materia de moral. Por fin, intenta determinar las modalidades según las que la Política Grande debe quebrar la historia de la humanidad en dos.
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Les auteurs
Anne-Gaëlle Argy a soutenu en 2009 une thèse sur «Nietzsche et le brahmanisme» à l’Université de Reims Champagne-Ardenne. Elle s’intéresse plus largement à la façon dont les concepts philosophiques de l’Inde brahmanique ancienne furent interprétés et utilisés dans l’Europe du XIXe siècle. Tom Bailey studied philosophy at Oxford and Warwick and taught at Warwick and the Open University, before moving to Italy, first as a researcher at the University of Pisa and now teaching at John Cabot University in Rome. His current research focuses on Kant and post-Kantian philosophers of the nineteenth-century (in particular Nietzsche), modern and contemporary political philosophy, and applied ethics. Martine Béland est professeur au Département de philosophie du Collège Édouard-Montpetit (Longueuil) et chercheur associée au Centre canadien d’études allemandes (Montréal). Ses recherches et publications récentes portent sur la première réception de Nietzsche dans les pays germanophones. Blaise Benoit est Docteur de l’Université Panthéon-Sorbonne et chercheur associé au Département de Philosophie de l’Université de Nantes. Auteur d’articles sur Nietzsche, il est membre du G.I.R.N. et fait partie du conseil scientifique de la structure d’édition électronique du G.I.R.N., «Les Editions d’Ariane» (curriculum vitae et contact : http://www.caphi.univ-nantes.fr/CV-Blaise-Benoit). João Constâncio is Auxiliary Professor of Philosophy at the Universidade Nova de Lisboa. He wrote his PhD on Plato. He now directs a research project on Nietzsche, and he has been publishing extensively on Nietzsche for the last two years. Céline Denat est Maître de Conférences à l’Université de Reims (France), coordinatrice du GIRN et co-directrice des Editions d’Ariane. Vânia Dutra de Azeredo est professeur de Philosophie Contemporaine à la Pontifícia Universidade Católica de Campinas (PUC-Campinas), Campinas, Brésil.
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Nietzsche, penseur de la politique? Nietzsche, penseur du social?
Scarlett Marton è professoressa all’Università di São Paulo, fondatrice del GEN (Grupo de Estudios Nietzsche) e della rivista Cadernos Nietzsche, è autrice di libri e articoli, pubblicati in Brasile, in Europa e in America Latina, sulla filosofia di Nietzsche, tra cui: Nietzsche, das forças cósmicas aos valores humanos (Belo Horizonte, 3a ed. 2010); Nietzsche: la obra hecha y la obra todavía por hacer, «Estudios Nietzsche», 2, 2002; Nietzsche in Brasilien, «Nietzsche-Studien», 29, 2000; L’éternel retour du même: thèse cosmologique ou impérative éthique?, «Nietzsche-Studien», 25, 1995. Chiara Piazzesi si è formata in Filosofia alle Università di Pisa e di Lecce e alla Scuola Normale Superiore di Pisa, con lunghi soggiorni di ricerca a Parigi, Lione, Berlino, Greifswald, Montréal, Chicago. Insegna sociologia all’Université du Québec à Montréal, Canada. È membro del Seminario Permanente Nietzscheano e coordinatrice del GIRN. Tra le sue pubblicazioni, Nietzsche: fisiologia dell’arte e décadence (Lecce 2003); Abitudine e potere. Da Pascal a Bourdieu (Pisa 2003; La verità come trasformazione di sé. Terapie filosofische in Pascal, Kierkegaard e Wittgenstein (Pisa 2009). Ivo da Silva Júnior est professeur à l’Université de São Paulo (UNIFEPS), membre du GIRN (Groupe International de Recherche sur Nietzsche) et membre du GEN (Groupe d’Études Nietzsche, Brésil). Emmanuel Salanskis est ancien élève de l’École Normale Supérieure (Paris) et agrégé de philosophie. Il vient d’achever une thèse de doctorat sur «L’épreuve de l’élevage dans la pensée de Nietzsche» sous la direction de Patrick Wotling. Après avoir exercé les fonctions d’Allocataire Moniteur Normalien à l’Université de Reims, il bénéficie pour l’année 2011-2012 d’un post-doctorat à l’Universidade de São Paulo. Yannick Souladié, docteur en philosophie, est chercheur associé à L’EA 5031 Erraphis (Toulouse II). Il a traduit les Dernières lettres de Nietzsche (Paris, Manucius, 2011), édité ses Ecrits autobiographiques (Paris, Manucius, 2011), dirigé le collectif Nietzsche. L’Inversion des valeurs, (Hildesheim, Olms, 2007) et publié plusieurs articles sur Nietzsche et la philosophie contemporaine, dont «La Laideur de Socrate» (Nietzsche Studien, n° 36), «Dostojewskis Antichrist» (Nietzsche Philosoph der Kultur(en)?, Hg. von A. Sommer, Berlin, De Gruyter, 2008).
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Indice
Préface Céline Denat e Chiara Piazzesi
5
Nota sulle citazioni dagli scritti di Friedrich Nietzsche
9
Note sur les citations des écrits de Friedrich Nietzsche
10
Abbreviazioni/Abréviations
11
Nietzsche et les Lois de Manou Anne-Gaëlle Argy
13
Entre l’éthique et la politique: la condition de l’action chez Nietzsche Vânia Azeredo
25
Nietzsche on Justice: Reading «Power» in On the Genealogy of Morality Tom Bailey
37
Typologie des hommes du commun. Nietzsche et la «populace» Martine Béland
45
Gerechtigkeit als Problem. La justice comme problème Blaise Benoit
57
Is Nietzsche’s concept of freedom ‘political’? João Constâncio
73
Nietzsche et la politique de la domination Ivo da Silva Júnior
109
Nietzsche et la Révolution Française Scarlett Marton
119
Die schweigenden Reden Zarathustras und das beredte Schweigen seiner Jünger – Eine Beobachtung zu «Vom neuen Götzen» Silvio Pfeuffer
133
Amour et justice: un parcours éthique de transformation des relations individuelles Chiara Piazzesi
151
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Nietzsche, penseur de la politique? Nietzsche, penseur du social?
La dimension eugéniste de la «grande politique» de Nietzsche Emmanuel Salanskis
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L’Antichrist en tant que personnage politique Yannick Souladié
187
Les auteurs
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nietzscheana 18 collana diretta da Giuliano Campioni, Maria Cristina Fornari fondata da Sandro Barbera, Giuliano Campioni e Franco Volpi saggi, quaderni, testi 0. Giorgio Colli, Ellenismo e oltre. Einleitung, a cura di Stefano Busellato, con una introduzione di Sandro Barbera [edizione fuori commercio], 2005, pp. 108. [sezione quaderni] 1. Sandro Barbera, Paolo D’Iorio, Justus H. Ulbricht, [a cura di], Friedrich Nietzsche. Rezeption und Kultus, 2004, pp. 362. [sezione saggi] 2. Sergio Franzese, [a cura di], Nietzsche e l’America, 2005, pp. 292. [sezione saggi] 3. Claudia Rosciglione, Homo Natura, 2005, pp. 220. [sezione saggi] 4. Richard Wagner, Sulla vivisezione. Lettera aperta al signor Ernst von Weber, autore dello scritto «Le camere di tortura della scienza», Traduzione, introduzione e note di Sandro Barbera e Giuliano Campioni, 2006, pp. 48. [sezione quaderni] 5. Maria Cristina Fornari, La morale evolutiva del gregge. Nietzsche legge Spencer e Mill, 2006, pp. 362. [sezione saggi] 6. Luca Lupo, Le colombe dello scettico. Riflessioni di Nietzsche sulla coscienza negli anni 1880-1888, 2006, pp. 264. [sezione saggi] 7. Patrick Wotling, Il pensiero del sottosuolo, traduzione di Chiara Piazzesi, 2006, pp. 76. [sezione quaderni] 8. Maria Cristina Fornari [a cura di], Nietzsche. Edizioni e interpretazioni, 2006, pp. 552. [sezione saggi] 9. Friedrich Nietzsche im 20. Jahrhundert. Aspekte seiner Rezeption, a cura di Sandro Barbera, Renate Müller-Buck, 2006. [sezione saggi] 10. Giuliano Campioni, Nietzsche. La morale dell’eroe, 2008, pp. 156. [sezione saggi] 11. Chiara Colli Staude, Nietzsche filologo tra inattualità e vita. Il confronto con i Greci, 2009, pp. 166. [sezione quaderni] 12. Friedrich Nietzsche, Gli Academica di Cicerone. Appunti preparatori alle lezioni universitarie 1870-71. A cura e con un saggio introduttivo di Stefano Busellato, 2009, pp. 170. [sezione testi] 13. Sandro Barbera, Giuliano Campioni, Il genio tiranno. Ragione e dominio nell’ideologia dell’Ottocento: Wagner, Nietzsche, Renan, prefazione di Mazzino Montinari, 2009, pp. 218. [sezione saggi]
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14. Chiara Piazzesi, Giuliano Campioni, Patrick Wotling [a cura di], Letture della Gaia scienza - Lectures du Gai savoir, 2010, pp. 384. [sezione saggi] 15. Giuliano Campioni, Leonardo Pica Ciamarra, Marco Segala [a cura di], Goethe, Schopenhauer, Nietzsche. Saggi in memoria di Sandro Barbera, 2012, pp. 708. [sezione saggi] 16. Pietro Gori, Paolo Stellino [a cura di], Teorie e pratiche della verità in Nietzsche, 2012, pp. 212. [sezione saggi] 17. Donatella Morea, Il respiro più lungo. L’aforisma nelle opere di Friedrich Nietzsche, 2012, pp. 282. [sezione saggi] 18. Céline Denat, Chiara Piazzesi [a cura di], Nietzsche, pensatore della politica? Nietzsche, pensatore del sociale?, 2017, pp. 206. [sezione saggi] 19. Elena Laurenzi, Sotto il segno dell’aurora. Studi su María Zambrano e Friedrich Nietzsche, 2012, pp. 182. [sezione saggi] 20. Annamaria Lossi, La ragione estetica. Saggio su Nietzsche, 2012, pp. 172. [sezione saggi] 21. Francesca Manno, Attore e mimo dionisiaco. Nietzsche, Wagner e il teatro d’avanguardia francese, 2012, pp. 348. [sezione saggi] 22. Stefano Busellato [a cura di], Nietzsche dal Brasile. Contributi dalla ricerca contemporanea, 2014, pp. 204. [sezione saggi] 23. Annamaria Lossi, Claus Zittel [a cura di], Nietzsche scrittore. Saggi di estetica, narratologia, etica, 2014, pp. 216. [sezione saggi] 24. Bruna Giacomini, Pietro Gori, Fabio Grigenti [a cura di], La Genealogia della morale. Letture e interpretazioni, 2015, pp. 320. [sezione saggi] 25. Simone Zacchini, Una instabile armonia. Gli anni della giovinezza di Friedrich Nietzsche, 2016, pp. 196. [sezione saggi]
C. Denat, C. Piazzesi cur.
Nietzsche, pensatore del sociale?
«C
omment une innovation politique suffirait-elle à faire des hommes, une fois pour toutes, les heureux habitants de la terre ? », demande Nietzsche, qui semble en effet souvent se défier de l’intérêt que l’on pourrait porter aux questions politiques et sociales, et qui se caractérise d’ailleurs lui-même comme un penseur « antipolitique ». Il exige aussi pourtant que l’on en vienne enfin à « apprendre du nouveau sur la politique », à «inventer quelque chose en politique » – à penser une nouvelle et « grande politique », qui se substitue à la façon selon lui insuffisante dont on pense et agit en cette matière –, indiquant clairement par là qu’il entend mettre au jour à cet égard des perspectives et des problèmes originaux, que s’attachent à analyser les études réunies dans ce volume.
Nietzsche, pensatore della politica?
“C
ome potrebbe un’innovazione politica bastare a rendere gli uomini una volta per sempre soddisfatti abitatori della terra?” si chiede Nietzsche, che spesso pare diffidare dell’interesse rivolto alle questioni politiche e sociali, e che caratterizza se stesso come un pensatore “antipolitico”. Allo stesso tempo, però, Nietzsche esige anche che si riesca infine a “imparare qualcosa di nuovo sulla politica”, a “inventare qualcosa in politica” – a pensare una nuova e “grande politica”. Quest’ultima deve sostituire le maniere insufficienti in cui si pensa e si agisce in politica: a questo proposito, Nietzsche indica chiaramente il suo intento di rivelare prospettive e problemi originali, che i saggi riuniti in questo volume intendono analizzare.
Nietzsche, pensatore della politica? Nietzsche, pensatore del sociale? Nietzsche, penseur de la politique? Nietzsche, penseur du social?
nietzscheana saggi 18
a cura di Céline Denat, Chiara Piazzesi
Edizioni ETS ETS