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ego à nu

ALLENO

PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT FEUILLET PHOTOGRAPHE ROBERTO FRANKENBERG

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Chef triplement étoilé, Yannick Alléno dirige dix-huit restaurants à travers le monde, dont le palace le Cheval Blanc à Courchevel. Cet inventeur de la « sauce moderne » transmet, depuis septembre, son savoir-faire au sein de l’Institut Paul Bocuse.

Pourquoi avez-vous créé l’École de la sauce au sein de l’Institut Paul Bocuse ? La sauce est le verbe de la cuisine. Sans la sauce, on ne peut pas écrire l’histoire, les mots ne font pas les liants. C’est la seule préparation permettant d’assembler les aliments et d’apporter cohérence et complexité à l’assiette tout au long du repas, de l’entrée au dessert. Et pourtant, à de nombreuses reprises dans l’histoire, ce que j’appelle le ciment de la cuisine nouvelle a été mis de côté, jugé trop gras, trop contraignant ou encore à l’origine de nombreux gâchis. Il était temps de réhabiliter la sauce et de former les cuisiniers à ce savoir-faire incontournable. Car une brigade de cuisine sans saucier n’en est pas une !

Quel est le contenu de cette formation ? Ce cursus est unique au monde et s’intéresse aussi bien aux principes et fondamentaux de la tradition saucière française qu’à la maîtrise des techniques modernes, telles que l’extraction et la cryo-concentration. Celles-ci se démarquent par leur goût marqué et permettent d’exprimer la vérité du produit jusque dans sa texture et son terroir. En même temps, cette évolution gustative ne peut pas oublier les caractéristiques nutritionnelles et diététiques adaptées aux exigences d’aujourd’hui. La recherche sur le non-gaspillage et l’écologie, la salinité naturelle des produits afin de remplacer le sel, l’ouverture d’esprit avec les grandes sauces du monde, l’alliance d’accords impossibles, le rôle de la sauce dans la pâtisserie moderne et le fait d’aller vers une cuisine plus légère et durable sont autant d’objectifs aussi prometteurs qu’ambitieux au programme de cette école.

Pourquoi le choix de l’Institut Paul Bocuse ? C’est une référence connue et reconnue. Sur un plan personnel, Paul Bocuse a eu une immense importance dans ma carrière. J’ai toujours senti son regard bienveillant sur moi. Il fait partie de mes influences, comme Manuel Martinez, Roland Durand, Jacky Fréon et Louis Grondard. Ils m’ont enseigné l’excellence et plus généralement tout ce que je sais aujourd’hui, notamment la valeur du travail. C’est ce goût de l’effort qui me fait avancer, qui me conduit à aller chercher autre chose tout en me référant aux bases. Et mes parents, bien

YANNICK

Né le 16 décembre 1968 à Puteaux

Décroche pour la première fois trois étoiles au Guide Michelin en 2007

Dirige dix-huit restaurants à travers le monde

Sa devise : « Un conseil est bon

en tout temps »

Son ingrédient fétiche : « Le céleri boule, indispensable pour donner de l’arôme aux sauces. Comme un parfum, il ramène du caractère et du goût ».

© DR sûr, qui ont eu successivement plusieurs bistrots en banlieue parisienne. Ce sont eux qui m’ont transmis leur passion et le goût de la bonne cuisine. J’ai été élevé, non pas dans les jupons de ma mère, mais dans ses casseroles !

D’où vous vient cet amour pour les sauces ? L’intérêt d’une assiette, c’est la sauce à 80 %. Faites l’expérience d’une salade sans assaisonnement pour mieux comprendre ce chiffre. C’est l’ADN de la cuisine française. Leur préparation demande du temps, de la précision et de la réflexion. Grâce à l’extraction et la concentration, j’ai mis en place un processus qui va chercher l’essence des goûts, capter les parfums. Je prends le meilleur de chaque élément et ensuite je fais de l’assemblage comme pour les grands champagnes. Je concentre sous l’effet du froid. L’eau est évacuée du liquide et il ne reste qu’un jus minéralisé, vraiment concentré, léger.

Quelles sont vos principales sources d’inspiration pour créer ces sauces ? La musique, les odeurs, les voyages, l’art, les gens… tout m’inspire ! Il faut être un collecteur curieux dans la vie. À mon sens, le pire serait de se borner à un seul art. J’aime explorer, jouer avec les ingrédients, essayer de nouvelles techniques, introduire de nouvelles saveurs, goûter, transformer, modeler le produit et inventer des recettes… créer m’enthousiasme. Notre désir est de donner de l’émotion à nos hôtes en leur permettant de vivre une expérience culinaire jamais connue auparavant. L’émotion connecte la nourriture et les clients ; en exprimant notre créativité dans nos plats, nous leur transmettons aussi notre passion.

Comment définiriez-vous votre style ? Ma signature, c’est une cuisine moderne, ultra créative issue d’une réelle recherche et développement, très gouteuse et adaptée aux envies actuelles. Elle est née de l’envie de faire correspondre nos plats à notre temps. Nous mangeons moins de manière générale et souhaitons consommer moins gras et salé tout en redoublant de puissance gustative. Aussi, j’avais envie de retrouver ce qui constitue véritablement l’identité de la cuisine française, sa complexité, après des années de cuisine dite de produits. Pour cela, avec mes brigades, nous en reprenons chacun des piliers fondateurs pour les traduire de manière moderne. Ce travail m’enthousiasme et je me réjouis chaque jour de l’engouement qu’il provoque. Nos récentes récompenses n’en sont que l’écho.

Vous cumulez les étoiles du Guide Michelin, les toques au Gault & Millau, les prestigieux prix… Qu’est-ce que cela représente pour vous ? C’est quelque chose qui me fait particulièrement plaisir et me rend fier. Ces distinctions viennent couronner tout le travail que j’ai réalisé. Je suis ravi pour mes équipes, pour tous les collaborateurs et pour les producteurs qui nous permettent de nous exprimer, nous cuisiniers, par l’attention qu’ils apportent à leurs produits.

Dans votre dernier livre Tout doit changer – Quel service pour le grand restaurant ?, vous proposez une remise à plat des codes du service dans les grands restaurants… J’ai eu le temps de réfléchir à mon métier durant les longues périodes de fermeture des restaurants et fait le constat d’une évolution du comportement des clients. L’assiette d’une grande maison ne fait plus la différence. Le service compte aujourd’hui tout autant aux yeux du consommateur. Le Guide Michelin dit des restaurants d’exception qu’ils valent « un voyage », mais c’est le seul endroit où le voyage n’est pas préparé ! Il est impossible désormais d’imposer un menu. Aujourd’hui, quand vous effectuez une réservation dans l’une de mes adresses, nous vous proposons un rendez-vous téléphonique pour sonder vos goûts, allergies et le budget à ne pas dépasser. La préparation de la visite permet ainsi de servir les mets et les vins à leur apogée, certaines recettes exigeant de mariner la volaille pendant trois jours et de régler la sauce en fonction du vin choisi, qui doit être sorti de la cave quelques jours avant. Cette organisation évite aussi un gâchis monumental. Dans le passé, on se devait d’avoir 15 volailles au frigo au cas où quelqu’un en voudrait.

À quelques jours des fêtes de fin d’année, quel est votre menu de Noël idéal ? Je crois tout autant en l‘implication et en la simplicité qu’en la détermination d’un menu compliqué. On peut faire simple et bon si on y met du cœur et le temps. Mes parents étaient bistrotiers, j’aime les plats goûteux. Une bonne volaille fermière fait toujours plaisir. On l’humidifie bien pendant la cuisson pour qu’elle soit tendre et on la sert avec son jus sur le côté. 

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