Portrait de la doyenne des Français (Réforme, juin 2018)

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Portrait

RÉFORME NO 3757 • 7 JUIN 2018

Notre doyenne à tous SŒUR ANDRÉ.

nourrice. Puis enfant, c’est son frère André, alors étudiant à Montpellier et le seul protestant pratiquant de la fratrie, qui l’emmenait en douce au culte. Pendant la Première Guerre mondiale, sa grand-mère profite de l’absence de sa mère pendant six mois, pour l’inscrire au catéchisme chez les protestants. À l’adolescence, elle entre comme gouvernante dans une famille marseillaise protestante. Elle retourne au catéchisme. « Il fallait apprendre par cœur toujours les mêmes lignes. Ça ne m’intéressait pas. En plus, on m’a propulsée animatrice alors que je n’y connaissais rien », confie-t-elle. Puis elle part comme gouvernante pour Paris, dans une famille où on lui conseille de suivre son catéchuménat chez les sœurs de Notre-Dame du Cénacle. « Je l’ai fait pendant deux ans. J’ai compris que c’était la vraie vie. La religion m’aidait à supporter l’éloignement d’avec ma famille. »

Lucille Randon est née le 11 février 1904 à Alès. À 114 ans, elle est l’aînée des Françaises et Français – et la religieuse la plus âgée au monde. Elle vit à Toulon dans le Var.

S

Une sœur jumelle Comment a-t-elle pu traverser le XXe siècle et entamer largement le début du XXIe siècle ? « Ma sœur jumelle est morte à 18 mois. Il faut peut-être que je remplace ses années », pense-t-elle. Les bébés vivaient séparés chez deux nourrices différentes : « Celle de ma sœur était un peu frivole. Elle aimait mieux aller danser avec son mari. Un jour de grosse chaleur, ma sœur était en nage à force de courir. Puis elle a eu froid et a attrapé une pneumonie. Le jour de sa mort, je suis devenue blême et sans réaction d’un coup, au point que ma propre nourrice s’est affolée et m’a transportée chez mes parents en leur disant que j’étais comme morte. Le docteur m’a auscultée et a dit

L’amour des enfants

© ÉLISE BERNIND

œur André n’a pas perdu son humour avec l’âge. « Si vous enlevez ma centaine, j’ai en réalité 14 ans ! », lance-t-elle en guise de présentation. Plus sérieusement, cette protestante convertie au catholicisme en 1926 affirme se sentir vieille depuis ses 104 ans. « C’est la santé qui définit l’âge. Avant mes 104 ans, je travaillais encore. Je me levais à 6 h pour cueillir les fleurs les plus belles et les plus fraîches, et embellir la petite chapelle de la maison de retraite dans laquelle je vivais en Savoie. » Depuis, sœur André a perdu la vue et se déplace en fauteuil roulant : « Je suis une battante, une superactive. L’immobilité me tue. Je ne peux ni lire, ni écrire, ni manger toute seule à cause de mes yeux. J’aime mieux m’occuper des autres plutôt que les autres s’occupent de moi », explique-t-elle en rappelant les raisons pour lesquelles elle est entrée chez les Filles de la Charité, 74 ans plus tôt. « En communauté, on ne travaille pas pour soi. Je me suis donnée tout entière aux autres et je ne regrette rien, bien au contraire. Je ne voulais pas me marier. Je voulais entrer dans la vie religieuse. Mais maintenant, je préférerais que Dieu me rappelle car je donne beaucoup de travail ici. Sœur Marie-Pierre [la responsable de la communauté au sein de l’Ehpad, ndlr] et les sœurs se donnent du mal pour que je sois bien. Pour cela déjà, j’en ai assez », confie-t-elle.

« Maintenant, je préférerais que Dieu me rappelle car je donne beaucoup de travail à la communauté » que je n’avais absolument rien. Pour lui, c’était ma jumelle qui m’appelait. Il pensait qu’une fois ma sœur enterrée, je retrouverais mes couleurs. C’est ce qui s’est passé », raconte sœur André, les mains perpétuellement croisées en prière. Sœur André a eu cinq frères et sœurs. Seuls deux frères ont vécu jusqu’à 80 ans, après une carrière de magistrat à Marseille pour le premier et de footballeur professionnel dans les Cévennes pour le second. Les autres sont partis jeunes. « Mon troisième frère est mort en 1920 de ce qu’on pensait être la grippe espagnole. En fait, c’était autre chose. Il avait 18 ans et moi 16 ans. Vous n’avez pas connu ça, vous, la grippe espagnole. Il y a eu tellement de morts ! », interpellet-elle doucement, avant de plonger dans le silence quelques instants. « Je me suis

occupée de lui pendant deux ans. Un jour, je suis allée dans le jardin me reposer et j’ai supplié Dieu de le prendre. Il n’en pouvait plus, et moi non plus. Il est mort le lendemain. J’étais complètement déprimée, mais j’ai commencé à croire. » La vocation de sœur André ne naît pourtant pas à ce moment-là. Depuis son enfance, elle navigue entre protestantisme et catholicisme, toujours en cachette de ses parents. Ces derniers ont abandonné la religion à cause d’un grand-père paternel pasteur un peu trop zélé.

Grand-père pasteur « C’était la bonté même, mais il était très exigeant. Le culte était obligatoire dès trois ans et il ne s’agissait pas de s’endormir. Mes parents ne nous ont pas fait baptiser, sauf mon frère aîné, André. Il a été baptisé accidentellement, un soir de pluie parce qu’un pasteur s’était abrité chez nous », se souvient la religieuse. Bébé, Lucille allait à la messe avec sa

« Je suis une battante, une superactive. L’immobilité me tue »

« Quand mon frère André a appris que je m’étais convertie au catholicisme, il a pleuré. Mais il a vite compris. Il m’adorait. Sa femme et lui me considéraient comme leur fille. André et mes grandsparents maternels étaient tout pour moi », raconte avec reconnaissance celle qui choisit le prénom de ce frère adoré lorsqu’elle entre, en 1944, chez les Filles de la charité de Saint-Vincent-de-Paul. Devenue religieuse, sœur André continue de prendre soin d’enfants, cette fois à Vichy. « Je me suis occupée de tellement d’enfants, et ils me l’ont bien rendu. Les enfants, il faut les respecter et leur parler correctement si on veut qu’ils fassent pareil. » Certains l’ont particulièrement marquée comme Olivier qui ne voulait être gardé par personne d’autre qu’elle. Ou cette fillette qui ne parlait pas et restait allongée jusqu’à ce qu’elle soit confiée à sœur André par sa grand-mère. Ou Didier, et ses deux frères de plus de 90 ans aujourd’hui. « Ils m’ont retrouvée grâce aux articles dans la presse depuis que je suis doyenne. Didier est venu me voir avec sa femme. Ils ne m’avaient pas oubliée après tout ce temps. Ce n’est pas beau, ça ? », souligne-t-elle. Aujourd’hui, à Toulon, sœur André ne peut plus prier comme avant. « À la deuxième dizaine du chapelet, je ne sais plus où j’en suis. Le bon Dieu le comprend, je pense. Il nous connaît mieux que nousmêmes. » À la fin de notre entretien, sœur André part directement déjeuner sans avoir pu assister à la messe du matin. « Le bon Dieu comprendra, répète-t-elle. Excusez-moi de ne pas avoir mieux répondu à vos questions. » « Oui, Il comprendra, c’est pour l’œcuménisme », ajoute sœur Marie-Pierre en poussant le fauteuil roulant vers la salle à manger.• ÉLISE BERNIND

ENVOYÉE SPÉCIALE À TOULON


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