DANS LE ROUGE Jean SONGE
DANS LE ROU 2
NS
Jean SONGE
UGE
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La caméra tourne. Dans les trous de la cagoule de cuir noir, il y a ces yeux qui me fixent, les fentes glacées de mon bourreau.
Je vois la mort, un étincelant rasoir de barbier à la main, elle s’approche lentement, nue, tas de graisse répugnant.
Je ferme les yeux; et ma vie défile derrière mes paupières, elle s’éloigne à une vitesse bien supérieure à 24 images-
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seconde.
Je suis le petit monstre à ma maman quand elle me berçe dans le nid de ses bras, je suis sa rature, mais elle m’aime, elle n’arrête pas de le répéter, elle dit que c’est pas demain que je finirai dans une baraque de fête foraine, derrière un rideau de velours rouge qu’on tire et, hop, voilà la femme à barbe, l’homme serpent, la plus grosse femme du monde... et moi, et moi.
... je suis sous la douche. Ah, les filles entr’aperçues. Je vole les images des plaines thoraciques où poussent les globes suaves et les poils sur les garçons, ils rient de leurs petits appendices, mes gentils camarades, et je reste à l’écart, hors-concours, paria, et je sens leurs regards buter contre mon dos et mes fesses, de l’eau partout sur mon corps, les gouttes ruissellent, un manteau liquide dans lequel je me glisse.
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A la sortie, des rumeurs, on chuchote, une fille me donne discrètement un billet, elle m’estime digne du plus vif intérêt et, moins farouche que ses copines, elle veut juger la bête sur pièce, rendez-vous est pris dans l’ombre des toilettes, et alors qu’elle m’offre une lueur coquine dans le regard et sa langue de vipère, mes pantalons s’enroulent autour de mes chevilles, sa main veut fouiller entre mes jambes, un hoquet de surprise la fait tressaillir, la porte claque, elle s’enfuit, ses jambes maigrichonnes à son cou qui porte les stigmates rouges de mes doigts. Ses hurlements résonnent dans la cour déserte du lycée. ... et me voilà prisonnier dans la réclusion de ma chambre d’adolescent, à conjuguer mes émois à deux mains, la droite se tue à la tâche, et la gauche suffit à peine à atténuer les crampes, des années sombres et maussades me fortifient les mains et les avantbras et j’entre dans la vie professionnelle par hasard et par la petite porte, seule M., mais comment s’appelaitelle, réussit à forcer le passage, on se retrouve vite enlacés à partager nos timidités, et là, pas lasse, hélas, elle se saisit de mon excentricité et, épouvantée, s’écrie « Non! Non! C’est pas possible! », me rejette, elle verse des larmes et compatit et veut se retirer sur la pointe des pieds, un couteau l’en empêche, le vague à l’âme et un Niagara sous les draps trempés de sang, j’essaye vainement de m’endormir, maudissant mon organe condamné à la flaccidité.
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... un ami, un soir, pense à me consoler de mon inaptitude à vivre normalement, il m’oblige à regarder une cassette porno, « pour soutenir la comparaison », qu’il dit, des ébats d’une pauvre géométrie, ça le peine quand je lui confie que ses étalons ne font pas le poids, et avant que mon ami ne prenne congé, fâché, je lui replie la colonne vertébrale dans un coin et on en parle plus. ... je passe dans un salon où on cause, dans mon métier d’écrivain, il faut s’exhiber pour exister, « Tiens, Machin, qu’est-ce que tu deviens, tête de chien? », on voit le niveau, devant le buffet je tombe sur un critique qui m’entreprend, et dans ce milieu, comme on est entre nous, on n’hésite jamais, entre deux vacheries, à s’embrasser, se toucher le bras, le cou, une épaule, et lui sa main s’égare, aventureuse, et me palpe le haut de la cuisse, je rougis, non pas que j’éprouve de la honte à être découvert, mais la familiarité à mon endroit me surprend encore, je prends congé et m’éclipse sous les chuchotements salaces, pleinement et douloureusement conscient de mon état de viande. Lui, je ne le rate pas dans le renfoncement d’une porte cochère. Sa langue gonflée lui noue une drôle de cravate.
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... c’est dans les pissotières d’une boîte de nuit que je fais la connaissance de Stan Ass, producteur de films X, j’ai toujours aimé la typographie, ma conduite l’intrigue, il m’apostrophe, je la lui montre, on s’entend à merveille, quelqu’un comprend l’étendue de mes possibilités, c’est pas trop tôt, « T’as un gisement d’or entre les pattes. », me dit-il avec un sourire éblouissant et, moi, plus miro que la pire taupe, je n’avais rien vu.
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J’ouvre enfin les yeux. Il n’est peut-être pas trop tard.
Je me suis retrouvé dans cette chambre miteuse, le papier peint à fleurs immonde, sous l’éclat cafardeux des spots, nu comme Adam, solitaire sans son Eve à croquer. J’ai attendu. La vedette féminine, Bouche d’Or, n’en finissait pas de se préparer. « Elle s’échauffe. », a plaisanté un des techniciens. Ils ont guetté avec impatience son entrée, en hypothéquant sur sa réaction psychotique à la découverte de ma rigidité. Ils ont été déçus.
« Moteur! » a claqué contre les minces cloisons. La jeune femme s’est rué sur moi pour m’engloutir. Sa gourmandise n’a pas été récompensée, un défaut d’appréciation dans la perspective lui a meurtri les lèvres. Elle a persisté dans son bel et louable effort et, après deux, trois suffocations, elle a renonçé. C’était trop pour elle, la Reine des pipes. De mémoire de tournage, cette capitulation a été une première. Je m’en serais bien passé. Stan Ass ne m’a pas félicité. Ma prouesse athlétique a foutu son tournage par terre, il perdait beaucoup d’argent, et moi, c’était ma foutue de vie, depuis le début, que je perdais. Le ton a monté. Et Stan Ass n’a plus rien perdu, ni la face ni le nord, il a congédié l’équipe technique, son garde du corps m’a neutralisé avant d’aller se changer, Bouche d’Or m’a regardé d’un œil méchant; et Stan Ass est passé derrière la caméra. Cloué au sol, mes poignets et mes chevilles solidement entravés par les chaînes fixées à des anneaux, Bouche d’Or a fait joujou avec moi, j’ai été très excité. Puis elle m’a abandonné et le malabar encagoulé a été là. Mes yeux sont clos, il est tout près, son haleine souffle sur mon ventre. La lame est froide.
- Coupez! ordonne une voix tranchante.
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A
u pied de l’immeuble, les rats et les
chats, énormes, le poil hérissé et dur, se crachaient à la gueule. Leurs griffes avaient éventré les sacs poubelle, déchiré les papiers gras et les matières plastiques pour se disputer les rares morceaux de viande et les résidus alimentaires éparpillés sur le béton. Aucun de ces mastotontes, des monstres de sept bons kilos, les crocs en avant, ne voulait céder un centimètre de terrain. Ils poussaient des cris épouvantables. Deux hommes observaient les bêtes.
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MAX NOUFLART, Inspecteur aux Mœurs, la trentaine frêle et élégante, grimaçait. L’obèse qui le flanquait, JERÔNIMUS PILUM, vingt ans à peine, le stagiaire que la Direction venait de lui coller dans les pattes, un petit pistonné de la branche des Crates, le boss du Service, mordait dans un maxi-sandwich, impassible. La saucisse qui dépassait du pain lui faisait comme un sixième doigt couleur saumon. Des filets de graisse et de moutarde coulaient sur sa chemise. À vue d’œil, quatre-vingt kilos environ séparaient les deux hommes. Max ne savait pas ce qui lui retournait le plus l’estomac, les bêtes ou l’homme, la différence entre les deux espèces était si mince.
Dans une arrière-cour, non loin du bâtiment, des chiens grondaient, encouragés par des cris d’hommes jeunes en colère ou excités.
Des voix s’interpellaient, les enchères montaient, des billets changeaient de mains.
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Il y avait un goût de sang et de boucherie dans les voix. - Pour votre baptême du feu, vous êtes verni, Jerônimus, dit Max. On commence notre tournée par un des coins les plus pourris de la ville. Ici, on touche les tréfonds de la chaîne alimentaire... Dans l’air, un sifflement. Max leva la tête puis recula en sautillant. - Attention, écartez-vous, dit-il, très calme. Un gros sac plastique s’écrasa au sol, éclata et dégueula son contenu qui éclaboussa le bout des chaussures de Jerônimus que son poids avait empêché de se déplacer vite.
Bien qu’amusé, Max lui jeta un regard de dégoût. Une énorme boursouflure, voilà ce qu’était Jerônimus. Un tas, à l’image de 99, 9% de la population et Max devait s’en accomoder. Max prit un air docte et enjamba un monticule de déchets. L’odeur était immonde. - Première consigne : ne jamais stationner en bas de l’immeuble. Jerômimus hocha la tête et contourna l’obstacle. - Il n’y a plus de ramassage des ordures, poursuivit Max. Les gens les balancent par les fenêtres, c’est plus simple.
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Au fond du hall d’entrée désert, il donna un coup de pied contre une porte métallique, qui grinça. Des particules de rouille papillonèrent dans l’air. - En panne, évidemment, le contraire eut été surprenant. Je suppose que l’exercice et vous, ça fait deux. Max s’élança dans l’escalier et commença à gravir les marches deux à deux, puis il s’arrêta et se retourna vers Jerônimus. - Hop, hop... Bon, allez... du nerf. L’obèse, inquiet, fronça les sourcils. - Combien on a d’étages à se taper? - Surprise... Hé! Faites attention de ne pas tomber, vous risquez de rouler dans l’escalier. - Ouais, très drôle... - Et ne comptez pas sur moi pour vous porter...
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L
e moteur, usé par l’équivalent de plusieurs tours de la planète, tournait au
ralenti, en produisant des bruits inquiétants dans son sillage. Sur le périphérique, les autres véhicules semblaient l’éviter. Donald, Chasseur des Routes, les yeux rouges, cernés, machonnait un cigarillo en réglant la CB.
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Le haut-parleur grésilla puis laissa filtrer des ronflements assourdis de mécaniques. - Garage Presto, à vot’ service... bougonna une voix. - Ouais, c’est Donald... Ça fait bientôt 23 heures que j’roule et j’ai toujours rien à me mettre sous la dent... T’as pas quelque chose pour moi? - L’atelier est bourré à craquer, vieux... On prend plus rien... - OK, à plus... Donald tripota un bouton près du micro. Une sirène de police retentit dans l’habitacle de l’épave. - Officier Léon?.. Donald... Rien à signaler dans ton secteur? - Négatif. Je te fais signe si y’a du neuf. - Je compte sur toi. Oublie pas que j’ai une p’tite enveloppe qui t’attend... Le flic ricana. - T’inquiètes...
Donald changea à nouveau de fréquence. Il capta une sirène d’ambulance. - Bon, les gars, qu’est-ce que vous foutez? Vous avez pas un tocard en rab pour moi? - C’est pas le moment, Donald. On est dans le collimateur de l’hosto. On fait profil bas... Pas de trafic pour l’instant... On te fait signe quand ça ira mieux... Donald coupa l’émetteur, frappa à plusieurs reprises le volant et plongea son cigarillo dans l’allume-cigare.
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- Meeeerde, meeeerde et remeeerde.
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S
ur le palier, des gargouillis de tuyaux et
d’écoulements d’eau, des cris de bébé, des éclats de voix indistincts, des sons de téléviseurs s’échappaient des cloisons. Une odeur de friture rance imprégnait les murs. Max donna une légère claque dans le dos de Jerônimus qui haletait à ses ncôtés. - Alors, Jerônimus, déjà un coup de barre? À dix heures du matin? - Accordez-moi... juste... quelques... secondes... fit, le souffle court, l’obèse. Le poing de Max s’abattit contre la porte, à travers laquelle était perceptible le tintamarre d’une TV. - Tsé, tsé... fit Max. Monsieur Phussel, contrôle, Éducation aux Mœurs, ouvrez la porte s’il vous plait... Il refrappa, un peu plus fort cette fois..
- J’arrive, bordel... fit une voix dans l’appartement. La porte s’entrouvrit, l’alarme laser bourdonna. - Messieurs... Max brandit sa carte officielle et son visage holographié se mit à scintiller en 3 dimensions. - Inspecteur Max Nouflart. Mon adjoint, Jerônimus Pilum... Nous souhaiterions nous entretenir quelques instants avec vous, Monsieur Phussel. - C’est à quel sujet?
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- Il semblerait que votre famille ne soit pas en conformité avec l’Agence. Une question de pointage... - Je vois. Un instant, je désactive la sûreté. L’homme pianota sur un clavier mural, le bourdonnement cessa, la porte s’ouvrit.
Le corps difforme de Phussel s’encadra dans l’embrasure. - Excusez ma méfiance, et pardonnez-moi l’expression, mais on peut pas dire que vous ayez le profil de l’emploi... ( Il étouffa un rire. Le triple menton se balança sous sa bouche comme de la gelée. ) En ce qui vous concerne, du moins... Max adopta un ton neutre, sec, pro. - Ne vous excusez pas, j’ai l’habitude. Je souffre d’un dérèglement hormonal, c’est génétique, des mutagènes ont modifié mon ADN. Résultat, je ne fixe pas les graisses. Phussel, stupéfait, siffla entre ses dents. - Première fois que j’entends parler d’un truc pareil. C’est pas de bol. - On s’y fait... Tout dépend du point de vue où on se place... Phussel se gratta la bedaine. - Hmm... Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre.
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Max et Jerônimus emboîtèrent le pas trainant et lourd de Phussel dans le corridor pendant que le son de la télé s’amplifiait. - Vous êtes montés à pied? demanda Phussel en haussant le ton. - Hmm, hmm, fit Max. - Foutu ascenseur... On a eu un problème, un accident... Ah oui, trois morts, un carnage... Surcharge, à ce qu’il paraît. Rupture des câbles... Ça ne nous façilite pas la vie, ce genre de tracas. - J’imagine bien... Dans le salon, Max tourna son regard vers l’écran plasma. - Dites, on pourrait pas... - Baisser le son? l’interrompit Phussel. Si, si... J’étais en train de regarder la demi-finale des championnats de sumo, ce Soniazaki est une vraie terreur... Phussel gagna le bout de la pièce et cogna l’écran. Les voçiférations du commentateur diminuèrent, aussitôt remplacées par la soufflerie d’un ventilateur. - Pour vos, heu, gênes, y’a pas des remèdes? - Pas à ma connaissance... Après avoir rempli les formalités administratives, coché quelques cases, des bulles éclatèrent dans les intestins de Phussel. Max regarda ailleurs, comme s’il n’avait rien entendu. - J’ai comme qui dirait un p’tit creux, dit Phussel. Non mais, regardez cette brioche. Il claqua son ventre, qui fit un bruit de caoutchouc mou, et ajouta: - Un sandwich au beurre de cacahuète enrichi à 99% de matières grasses, ça intéresse quelqu’un? - Sans façon, merci, dit Max d’un ton poli mais ferme. Jerônimus dansait d’un pied sur l’autre, il frétillait comme un possédé gélatineux. - C’est pas de ref... Le coude de Max s’était enfoncé dans le flanc de Jerônimus. - Désolé, mon collègue ne connait pas encore toutes les règles. - Même pas un yaourt aux infra-lipides? dit Phussel, presque suppliant. - Navré... On ne peut vraiment pas accepter.
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ehors, tandis qu’ils regagnaient
leur véhicule, Max retint Jerônimus par le coude. Les deux hommes marquèrent un temps d’arrêt. Max fixa Jerônimus dans les yeux. - Bon... Deuxième consigne. On accepte jamais rien chez quelqu’un... Jamais! Compris? - D’accord... Mais... Pas la peine de vous mettre dans cet état... Qu’est-ce que vous avez? Vous êtes tout pâle tout d’un coup? Le visage de Max semblait s’être vidé de son sang . - J’arrive pas à m’habituer, souffla-t-il. C’est plus fort que moi... Je ne sais pas ce qui m’incommode le plus, si c’est l’odeur aigre de la sueur, ou la vue... Mon malheur, c’est d’être né dans la mauvaise peau, à la mauvaise époque et au mauvais endroit! - Vous exagérez. Faut voir le bon côté des choses, que l’homme puisse exprimer tout ce qui tient à sa nature animale, vous trouvez pas? Max se plia en deux, se redressa puis aspira l’air à pleins poumons. - Et le mauvais côté? Les yeux de Jerônimus, deux billes enfoncées dans les plis de chair, s’arrondirent. - Quel mauvais côté? Max secoua la tête et expira un bon coup. - Laissez tomber... Allez plutôt surveiller la voiture. La dernière fois, ils ont réussi à baiser à l’intérieur, ils en ont foutu partout, j’ai dû tout nettoyer, ça m’a pris des heures.
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e restaurant affichait complet,
on refusait du monde. En sa qualité d’Officiel des Mœurs, Crates n’avait pas de problème, il avait sa table réservée à l’année. On le chouchoutait et personne n’osait lui dire que son invité faisait un peu tache dans l’ensemble. Les mangeurs leur jetaient des regards en coin puis chuchotaient entre deux mastications. - Messieurs, bonjour, dit le serveur en s’inclinant devant les deux hommes. Au menu aujourd’hui, nous avons : plaquettes d’œufs aromatisés, soja au saindoux, sauçissons aux olives, avocats sur lit de mayo à la crême fraiche, briques de bœuf à la Luau, gratins de pommes de terre, riz et pâtes. Tous nos produits sont, bien sûr, resynthétisés et irradiés aux rayons gamma et accompagnés, si vous le désirez, de nappages d’huiles - tournesol, olive, maïs - ou de lait. Ensuite, fromages enrichis, et le banana-split à la noix de coco et noix de pécan. Je vous laisse faire votre choix. Crates, l’œil pétillant, fit claquer ses mains, qu’il frotta ensuite l’une contre l’autre avant de congédier le serveur. - Parfait. Max, c’est moi qui régale. Allez, laisse-toi tenter.
- Seigneur... soupira Max.
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Quelques instants plus tard, alors que le serveur se faufilait vers les cuisines après avoir noté leur commande, Max, à voix basse, interrogea Crates : - Vous pensez que je peux demander des couverts? - Ne fais pas l’enfant... Tu vas pas recommencer, t’as tes dix doigts, non? Alors t’as besoin de rien d’autre. - Mais regardez autour de vous! On se sert avec les mains dans les plats, on se mouche dans les doigts, on nettoie ses dents avec la nappe... On crache partout... On nage dans les microbes... Ça m’écœure... - Mon garçon, un peu de bon sens. Regarde-toi... Tu fais pitié. Combien tu avales de tonnes par an? Tu dois être loin de la tonne minimum... - J’ai pas vérifié... Et vous, vous en êtes à combien? - À vue de nez, (Il rigola.) je dirais... Quatre à cinq tonnes à tout casser... Sans compter les additifs, bien sûr. - Ça me dépasse. Je crois que je vais entamer une grêve de la faim... Les médias adoreront ça... Je veux faire entendre la voix des maigres... Un fou rire manqua d’étrangler Crates. - Excellent, Max, excellent... C’est la meilleure de la journée. Vraiment. Dire que je comptais te virer... - Quoi? Crates étouffa son rire. - Rien, j’ai changé d’avis, tu me fais trop marrer... Détends-toi... La nourriture, c’est la liberté. Chacun peut y exercer sauvagement sa créativité. - C’est facile pour vous. Que vous parliez ou que vous pétiez, ça revient au même... Crates agitea la main en signe de dénégation. - Non, non... Tu ne saisis pas les subtilités de l’accord de la chair et du verbe. Il s’agit d’autre chose... (Il lâcha un pet, poussa un soupir de béatitude.) Depuis l’avènement de l’ère du Gras, le logos s’est fait chair. L’éthique s’est débarrassée d’une esthétique de l’existence. - On dit les logos, monsieur Crates... Logo, pas logos, il faut pas accentuer le s final... dit Max en adoptant un ton professoral. - Ouais, comme dans idiot! - Pourquoi vous dites ça? Je suis d’accord avec vous à 100%, il n’y en a plus que pour les marques d’aliments...
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À la fin du repas, Crates, aux anges, rota longuement, sourit et dit: - Ecoute-moi, je ne devrais pas te le dire, mais j’ai la ferme impression que l’Inspection de l’Education s’intéresse de près à ton cas. Ils sont passés hier au bureau et ils ont embarqué ton dossier ainsi que les procès-verbaux de toutes tes opérations. T’as rien magouillé, j’espère? Et rassure-moi, à l’adolescence, tu as bien passé ton code gustatif et tes rites d’initiation... T’as observé la cérémonie des vingt jours de la cellule d’obésité? Le manger-cru, le manger-pourri... - Comment j’aurais pu oublier ça... Le fameux âge (Max détacha les syllabes.) Un-Gras... - Fais pas le mariole. Le moment est mal choisi... Ils t’ont dans le collimateur, c’est pas bon signe... T’es pas à l’abri d’un blâme ou d’une sanction plus grave, genre rétrogradation... Ou alors, ça annonce de nouvelles restrictions... - Quel avenir j’ai de toute façon, vous pouvez me le dire? Ma carrière est au point mort, jamais un citoyen de troisième zone comme moi ne pourra se hisser plus haut. Aux yeux de la hiérarchie, je suis un sous-homme. Avant, au moins, on privilégiait la performance, pas les instincts et leurs satisfactions sous toutes leurs formes. - Mon garçon, tu l’es, privilégié. J’ai de l’affection pour toi, les autres de ton espèce ne peuvent pas tous en dire autant... Max, qui n’avait quasiment pas touché à ses assiettes, se leva et salua Crates. - Faut que je file! J’ai les finalistes du concours des Icônes à superviser... - Souviens toi de ce que je viens de te dire.
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epuis plus de 24 heures à présent,
Donald tournait sans fin. Il n’avait rien avalé de solide et sirotait une gorgée de café brûlant dans un gobelet en carton. - Putain, il est chaud... Fait chier... L’homme cogna à nouveau le volant, il n’aurait pas fallu que ça devînt une habitude car du café se renversa sur ses cuisses, et il cria. - Meeeeerde, ça brûle... Il lâcha le gobelet entre ses jambes puis se frotta les cuisses avec une serviette en papier usagée qui trainait sur le tableau de bord. L’obèse se tortilla sur son siège qui couinait comme un bébé phoque. - J’ai envie de tuer quelqu’un... dit-il en serrant les dents d’une façon atroce.
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ans le box,
le bourdonnement des séchoirs, le cliquetis des ciseaux et le chuintement des jets de laque obligeaient l’entraîneur à élever la voix. - Quoi?! Il leva la main et les bruits s’arrêtèrent net. - Qu’est-ce que vous racontez? Vous pouvez me répéter ça? Ma Miss ne fait pas le poids... Ma Miss! C’est la meilleure... Il tourna la tête vers une jeune fille d’une centaine de kilos qui pleurait à chaudes larmes dans le giron d’une ex-championne de lancer de marteau reconvertie dans le coaching. - Ce n’est pas moi qui le dit, jetez donc un œil sur la balance... fit Max. - Mais elle déconne, votre putain de balance! dit-il en empoignant Max par le revers de son costume. - Otez immédiatement vos grosses pattes boudinées de ma veste... Ça ne s’est jamais produit avec une balance atomique, et vous le savez aussi bien que moi... Les chiffres sont là, ils parlent d’eux-mêmes... L’entraineur lâcha Max puis jeta par terre la serviette qu’il portait autour du cou et la piétina en écumant d’une rage muette. - Elle est éliminée, conclut Max. Désolé, je ne fais qu’appliquer le règlement. * Sortant en hâte de ce qui dans son esprit ressemblait à un des cercles de l’enfer, Jerônimus sur ses talons, Max ne prêta guère attention à la voix féminine qui retentissait dans les haut-parleurs. - Médeçin, loge 3! Médeçin, loge 3! - C’est quoi, cet appel, à votre avis? demanda Jerônimus. Max haussa les épaules. - Cette conne a dû faire un arrêt cardiaque, sans doute... Le choc de l’élimination.
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a console diffusait en sourdine de la pop taïwanaise, des morceaux instrumentaux
plus sucrés que du sirop d’érable, quand Suzanne Restif pénétra dans l’appartement à l’heure du thé. - Chéri, je suis là. (Elle jeta un regard circulaire dans la pièce.) Chéri, où es-tu? La jeune femme perçut le bruit du robinet rouillé qu’on tournait pour couper l’eau. Il y eut des trépidations dans la plomberie. - Ici, mon amour... cria Max depuis la salle de bain. Il fit coulisser le panneau de la cabine de douche, s’empara d’une serviette, se frotta énergiquement le corps puis il entrebailla la porte avant de se sécher les cheveux. - J’arrive dans une minute. En effet, une minute plus tard, Max enlaçait la silhouette svelte de sa fiançée et l’embrassait sur le front. - Seigneur, j’ai eu une journée infernale... (Il se renifla le dessus des mains et poussa un soupir de soulagement.) Leur odeur me collait à la peau, il fallait à tout prix que je m’en débarrasse... (Il prit alors un air sombre.) J’ai encore fait un horrible cauchemar, j’ai vu à quoi ressemblerait l’homme de demain. Dans quelques générations, son front va s’aplatir, son crâne diminuer, il sera quasiment dépourvu de cerveau. Il aura des narines énormes, une bouche surdéveloppée, une grosse mâchoire inférieure et peu, ou pas de cou... Tu as pensé à nos futurs enfants? Le monde dans lequel ils vont grandir, ou plutôt grossir... (Son rire amer effraya Suzanne.) C’est abominable. Suzanne lui prit la main. - Calme-toi, rien que d’y penser, j’en ai des frissons..
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Un coup de bélier suffit à défoncer la porte et à briser l’harmonie du couple. La Brigade d’Intervention fit irruption dans la pièce. - Inspection de l’Education! Personne ne bouge! hurla un bloc de saindoux géant en uniforme. Précision inutile, le couple restait bouche bée. Dans la cuisine, on renversait déjà les tiroirs et le contenu des placards, qui se fracassèrent au sol. Des bottes s’écrasèrent sur les couverts, la vaisselle et une panoplie d’ustensiles. Un flic vint faire son rapport à l’oreille de l’officier. - Quoi?! des couteaux, des fourchettes, des... des petites cuillers... en argent, on ne se refuse rien, et puis quoi encore?!. Sergent, inscrivez... Confiscation immédiate de ces biens inutiles._ - Vous ne pouvez pas faire ça, dit Max, qui s’animait enfin. - Non?! dit l’officier. On va se gêner... - Mais... Que me reproche-t-on? Délit de faciès, de corpulence? J’ai un certificat en bonne et due forme... - Mais ouiiiii, on sait tout ça... Ce qui nous dérange, c’est vos activités clandestines, délictueuses, qui tombent sous le coup de la loi de l’infraction aux mœurs. Votre club, soit-disant secret (Il ricana, découvrant d’affreuses dents jaunes.), Des Esseintes, la promotion de la toilette et de l’élégance matérielle... N’importe quoi... Vous racolez sur le Web, ça n’a pas été très difficile de remonter jusqu’à vous.
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érônimus?!
Mais... qu’est-ce que vous faites là? L’obèse affichait un sourire carnassier; un rapace, comme les autres, Max aurait dû s’en douter. - C’est moi qui vous ait balancé... Je n’ai jamais compris ce que vous trouvait tonton Crates, mais là il ne pourra plus rien faire pour vous et il sera dans l’obligation de me nommer à votre place. C’est pas plus compliqué que ça, monsieur l’hypersensible. - Sous huitaine, dit l’officier à Max, vous allez recevoir une convocation au Centre, inutile de préciser qu’il est dans votre intérêt de répondre présent.
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uzanne psalmodiait à voix basse
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des prières dans la voiture de Max, un modèle récent, en excellent état de marche, rien à voir avec l’antiquité de Donald. - Mais qu’est-ce qui nous arrive? finit-elle par demander à on ne sait qui. Max, qui n’avait pas de réponse toute prête, ralentit, immobilisa le véhicule puis coupa le contact. Suzanne pleurnichait, puis elle se jeta au cou de Max et le couvrit de baisers. - Tout va s’arranger, dit Max, ne t’inquiète pas, je m’en occupe. N’oublie pas d’être prête... On se retrouve à neuf heures. Ils s’embrassèrent avec fougue puis Suzanne s’arracha à leur étreinte. La portière claqua. Suzanne lui adressa un dernier baiser à travers la vitre. - Je t’aime...
Q
uelques coupures, des ecchymoses, un léger traumatisme sans doute, dit
l’ambulancier à Donald. Rien de grave. On vous le laisse. Le Chasseur des Routes lança un coup d’œil à Max, assis, la tête dans les mains, sur le bord de la chaussée, puis il glissa un billet dans une poche de poitrine de l’ambulancier. L’ambulance redémarra, plein pot, sirène hurlante. - Qu’est-ce qu’il est léger, ce con, dit Donald en balançant le corps de Max, groggy, à l’arrière de sa voiture.
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12 «
M
erci, »
dit simplement Donald après avoir empoché sa prime et serré la main de la très haute et impressionnante responsable des Ressources Humaines du laboratoire clandestin avec laquelle il était en cheville, puis il disparut en quête de sa prochaine proie, secouant la main que la femme venait de lui broyer à moitié. Max, toujours en état de choc, ne gardait qu’un souvenir vague de son accident, toutefois il constata qu’on lui avait ôté ses vêtements, nettoyé ses blessures superficielles et laissé entièrement à poils. Les yeux mi-clos, il observa une scène qui lui paraissait irréelle, d’ailleurs cette journée n’était qu’une suite de scènes irréelles. Baignés dans une lumière qui brouillait les couleurs, des hommes s’alimentaient par des tuyaux, reliés à différents containers, qui s’engouffraient dans la bouche des Gloutons. Il avait entendu parler de ces cobayes qui goûtaient les NPA (Nouveaux Produits Alimentaires), mais il avait refusé d’y croire, on se demande pour quelle raison. - Ils font les aliments de demain, expliqua un technicien à l’auxiliaire qui surveillait les oscillations des capteurs sensitifs enregistrant les réactions des Gloutons.
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Dans une autre partie de l’immense salle, des Infra-Gras, en fin de Droits Alimentaires, moyennant des sommes dérisoires, acceptaient d’expérimenter de nouveaux programmes de régime grosseur. Allongés nus sur des tapis roulants, ils pénétraient lentement dans des caissons. Le technicien vérouilla les machines. À l’intérieur, un accélérateur de lipides commença à transformer les Infra-Gras. Ce fut l’affaire de quelques minutes. À la sortie, le technicien récupéra de splendides spécimens d’Hyper-Gras. Dans leurs nouveaux corps, ils éprouvaient un peu de difficultés à tenir debout. L’homme les examina un à un. Il sourit. L’opération était une réussite. Tous avaient décuplé de volume. Pas un seul déchet, c’était rare. Le type de l’entretien serait heureux, il n’aurait pas à nettoyer les traces de tripes qu’il récupérait parfois encore fumantes dans un caisson. - Vous êtes des nôtres maintenant, vous allez voir, le gras, c’est une source d’énergie! proclama l’homme en blanc. Tout le monde avait l’air content, et affreux, sale et méchant comme dans un vieux film italien, dont personne ne gardait plus aucun souvenir. Le technicien se tourna vers Max. - À nous deux, maintenant, dit-il, tout sourire. Max, très inquiet du sort qu’on lui réservait, sentit le sol qui se dérobait sous ses pieds et perdit connaissance.
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À
son réveil, Max avait très froid. Il frissonnait et la bouche ouverte il expirait. De la buée se formait sur la paroi du caisson puis s’évaporait très vite comme son corps se réchauffait à une vitesse extravagante. Max crevait de chaud. Il transpirait à grosses gouttes, ses cheveux se collaient à sa figure, de la sueur lui coulait dans les yeux, ses paupières clignaient de façon convulsive. Ses oreilles s’emplissaient du bruit atroce de son ventre qui gargouillait, comme si une main lui pétrissait les entrailles. Max grimaça de douleur. Il avait la sensation de se dilater. D’une seconde à l’autre, comme si on lui avait posé une bombe à retardement dans le bide, il allait exploser. Max était tout sec. Sa bouche avait un goût de sable. Il étouffait. Il cria en sachant que personne ne l’entendait.
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P
iétinant sur place, Suzanne vit une silhouette qu’elle ne reconnaissait pas se diriger vers elle. L’homme souriait, il aurait aimé
presser le pas, mais son corps l’en empêchait. Ses jambes le portaient mal, toute cette graisse entravait ses mouvements. À bout de souffle, il s’arrêta, leva le bras et la héla. Son bonheur était à une dizaine de mètres. Suzanne écarquilla les yeux, porta la main à sa bouche. C’était la voix de Max. La lèvre inférieure de Suzanne trembla puis elle tourna les talons et, sans jeter un regard en arrière, s’enfuit, épouvantée, mûre pour un stage de Rééquilibrage Psychique. Max la regarda s’éloigner à tout jamais. L’image de son rouge à lèvres, le carmin qui l’excitait, alla se graver dans sa mémoire. De grosses larmes roulaient sur ses bajoues. - Suzanne, ne pars pas, je t’en prie... marmotta-t-il. Je n’ai pas changé... Je suis toujours le même... (Il posa la main sur sa poitrine, qui pendait de façon lamentable.) Ici, à l’intérieur... 31
LA LETTRE
À
DONALD
Cher Donald E. Westlake,
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Vous ne me connaissez pas. Pourtant, vous êtes le seul à pouvoir me comprendre. Je n’ai plus que vous; et je ne suis pas n’importe quel Mickey. Aujourd’hui est un jour très sombre, et je ne parle pas de la météo, mais de la couleur gris-muraille de mon intérieur. Mon for, venez le visiter lors de votre prochaine venue à Paris si jamais les joies de la capitale venaient à vous lasser (ce dont je serais fort étonné). Enfin, au cas où, ma porte vous est ouverte, vous ne serez pas déçu. (Çi-joint mon adresse, mais je n’y suis déjà plus, j’ai émigré, bah, on se débrouillera autrement, tenez, je vous joins les clefs de mon appartement dans l’enveloppe. N’hésitez pas à en profiter.) Vous avez écrit plus de quatre-vingt livres, sous cinq identités différentes, vous êtes un des maîtres du genre noir, et vous êtes, pour moi, l’auteur formidable, je mâche les mots de mon admiration, de Adios Schéhérazade, qu’un autre auteur, aujourd’hui hélas disparu, et pour qui j’ai la plus haute estime, qualifiait de «hilarante tragédie d’un auteur de pornos à la chaîne, frappé par une crise de créativité...», précisant que « le drame de l’écrivain est une de ces fameuses «situations désespérées, mais non sérieuses» (...) Drame menu, qui ne mérite pas qu’on écrive des tartines universitaires sur le métalangage.» Certes. Sauf quand ça vous tombe dessus.
C’est ce qui m’est arrivé. La panne. Au bout du rouleau j’étais, lessivé. Mon cerveau, ce fragile outil, partait en capilotade. Je ressassais sans début ni fin les mêmes idées, quand par un bonheur insensé j’en avais une. Ce manque tragique m’angoissait. Je restais assis des heures devant mon écran allumé. J’attendais (mon éditeur n’a plus à se donner cette peine). Et rien ne se passait. Pas la moindre muse ne venait me taquiner, ni électrifier mes sens, mes doigts s’atrophiaient. Pendant des jours, j’ai persisté dans cette ankylosante position. Plus zen que moi, vous lévitiez! Je m’étais trop identifié à mes personnages. Ma santé s’est altérée à chaque nouvelle aventure. La vie (l)imite le dard, avais-je coutume de plaisanter, mais désormais je n’obéis plus aux caprices de mon imagination; et littérairement je m’épuisais (quoique les fâcheux critiques puissent gloser sur l’étiquette « littéraire » à coller à mes maigres ouvrages - 50000 mots ) et, physiquement, à cause des débordements de mes créatures, je me délitais. Prenez Alex Raid par exemple, le super-privé monolithique d’une de mes séries. Je l’avais plongé dans des situations aussi abracadabrantes que scabreuses, je m’en ressentais. Lors de sa première aventure, sa maladresse et son flingue de fillette faisaient rire les vilains et les femmes fatales, il ratait tout ce qu’il entreprenait, je n’avais pas tout compris des lois du genre. La vie de mon héros eût été interrompue après cette tentative, si je n’avais décidé, sous l’inspiration d’un coup de pleine lune, de le métamorphoser en bête lubrique. J’intriguai un complot avec un savant évidemment fou qui, après un guet-apens hilarant (comptez sur ma plume gondolante), injectait à Alex un élixir miracle. Lequel se retrouvait avec un engin susceptible de rivaliser avec n’importe quelle perche d’un sauteur olympique, fût-il, et surtout, russe. Sous la menace, il enfilait le savant et dans le même élan priapique la sémillante assistante qui n’en pouvait mais. Une autre fois, il était aux prises avec une Hell’s Angel irrascible (pléonasme). Les deux en venaient aux mains, jeu de vilains, (le bougre était un rustre) et elle finissait par le tenir en joue avec un gros calibre, Alex dégainait à son tour (une de ses répliques est inoubliable: « Si mon stylo à yaourt était coté en Bourse, je serais déjà p.d.g. de Danone! »), il la désarmait, puis s’apprêtait à abuser d’elle quand surgissait une autre Hell’s Angel. Celle-là maniait un nunchaku (vous savez, cette sorte de fléau composé de deux courts bâtons que relie une chaînette, popularisé par feu l’émincé bridé Bruce Lee) et expédiait Alex aux paquerettes. Ensuite elle retournait l’arme contre lui, je veux dire qu’elle lui enfonçait profond (cf. dessin ci-joint). Avec moi, si le lecteur cherchait du cru et de l’action, il était servi sur un plateau, pas de fioritures, droit et direct au cul, au but, voulais-je écrire.
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Eh bien, voilà qui ne faisait pas avancer d’un feuillet mon prochain tome. Qu’est-ce que j’aurais pu faire de cet abruti par la violence, le fric et le stupre? Et si je l’avais marié? Marlowe avait bien convolé, lui. En voilà une idée. Stupide. Après avoir épuisé les joies de la parade nuptiale, Alex aurait cherché à assouvir ses vices. Il en était bourré... Non, j’étais déjà tombé assez bas et je m’étais vautré plus qu’à mon tour dans les clichés, mais pour une fois, j’aurais aimé bâtir une intrigue qui se tienne. Tenez: imaginons que l’action se passe dans une région placée sous le signe de la concupiscence, de la bêtise, de l’insanité et de la magouille, rien que ça, le Texas en pire, voyez. Il (le coin) est l’endroit privilégié de l’entraînement des services secrets et de leurs groupes para-militaires d’élite. La mafia installe une clinique clandestine. Pour remédier à la crise de l’industrie du ciné X, des chirurgiens sont séquestrés, ils mettent au point des greffes d’organes capables de transformer un type en étalon à prises multiples et de pourvoir une fille d’orifices aussi nombreux que variables. A partir de là, les possibilités sont infinies, et les combinaisons géométriques pallient au néant des scénarios. La mafia fait aussi des économies d’acteurs puisqu’un couple peut s’envoyer en l’air sur un parcours d’au moins douze trous. Vous voyez le tableau. Évidemment, tout le monde s’éclate à la coke, les milieux s’interpénètrent, puis s’affrontent, Alex au milieu: règlements de compte, sexe, règlements de compte, sexe, ad libitum... Et je te confectionne un super-thriller.
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Qu’est-ce qui m’a pris? J’ai déliré. Comme si mon éditeur me payait (mal) pour écrire des (bons?) livres. Vous auriez vu sa tête quand je lui ai expliqué mon projet dans son bureau hier. Sa bouche grotesque articulant péniblement: « Mais qu’est-ce que c’est que cet étron ( il parlait comme ça, mais il n’en n’aura plus le loisir )? Vous êtes à côté de vos chaussettes, mon vieux! Vous vous prenez pour Hamlet ( il voulait dire Hammet, ce con )! Faudrait revenir à la réalité, et plus vite que ça, le lecteur s’en balance de vos trucs de esseffesse ! » Il y avait de l’animosité dans sa voix. Le sang m’est monté à la tête, j’ai pris le club de golf qui traînait; et il a perdu la sienne, tant pis... De la fenêtre de ma chambre, dans un petit hôtel avec vue sur le port, une immense grue montée sur rails fait comme un immense bec crochu mordant le ciel. Comment je me suis retrouvé sur les bords de la Manche, c’est une autre paire... Mais je vais changer de vie, il était temps, quitter ce maudit pays; et je n’aurai plus à payer les traites de la piscine et de la Ferrari, c’est déjà un souci en moins. Confusément, Jean Songe
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SIX MILLIARDS
L’ultime avertissement, comme une terrible contraction de femme enceinte, eut lieu pendant que la pleine Lune se moquait des foutaises des accouchements liés à son activité, des changements d’humeur, des migraines, des pubs et de la météo après le journal télévisé. Un peu après vingt et une heures, l’air était d’une douceur estivale et, nue à sa fenêtre, après avoir observé le soleil couchant, qui avait embrasé le ciel nuageux de ses abominables coulis rosâtres, la première victime se demandait si ses fréquentes exhalations altéraient la couche d’ozone de la stratosphère : celle qui nous évite de ressembler à des steaks hachés ultra grillés. Alors que l’homme songeait à couvrir sa nudité et à y apporter une réponse, il vit un deuxième soleil exploser à flanc de colline, droit devant lui. Les rayons de ce soleil lui éclatèrent dans le ventre et l’homme bronza à la vitesse de la lumière. Il mourut sans rien comprendre à ce qui lui arrivait. Comprendre n’aurait rien changé à son triste sort. Les nuages contaminés se regroupèrent, s’effilochèrent très vite, et se dispersèrent sous l’effet du vent qui s’était levé. Voilà, le ton était donné.
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MOINS UN, ENVIRON J’ai qu’un défaut : j’aime le monde. Le monde s’en fout. J’aime aussi les gens, même si c’est parfois pour les rouler. La réciprocité reste à prouver. Et j’aime par dessus tout ma femme, même si, à l’occasion, je couche avec d’autres. Et je viens de la tuer. Pourtant je hais le mal sous toutes ses formes et l’usage de la violence me met hors de moi. Seulement, voilà. Si j’ai tué ma femme, c’est pour mon bien. L’accord entre moi et le monde est rompu. C’est comme ça. Maintenant, je suis dans de beaux sales draps, tachés, et pas de sperme pour une fois : de sang ! Je viens de buter Marilou, sans raison ou bien si, c’est elle qui a commencé, mon pain sexuel quotidien, il y a de quoi se lamenter. Tout allait si bien. Le soleil venait de se lever et j’étais encore couché. Je roupillais à poings fermés, le visage serein comme une fesse de bébé sur lequel de bonnes fées auraient veillé pour me guider dans mes rêves de guimauve et de célébrité. Mais même les putains de fées font des pauses-café. Soudain, une angoisse, je me suis dressé, trempé de sueur, droit comme un drôle de D dans le lit. Un cauchemar m’avait projeté hors du sommeil. J’étouffais, suffoquais, mes poumons sifflaient. Ces signaux d’alarme avaient chassé les fées. J’ouvris un œil. Et je découvris, mortifié, la vérité. Marilou était montée à califourchon sur ma frêle personne. Ma tendre et moche moitié, fallait la voir de ses yeux pour le croire, tentait de me faire avaler le traversin. Hélas ! je ne délirais pas, il y a des limites à la fantaisie, d’ailleurs, elle avait déjà introduit dans ma bouche grande ouverte un bout de la longue couleuvre de coton. Le morceau butait sur la luette. D’ordinaire, c’était ma cavalière qui s’adonnait à la gorge profonde. Ce brutal crescendo érotique fit prendre à nos ébats un tour à me couper la trique matinale. Marilou n’en démordait pas. Elle persistait à vouloir à tout prix me faire absorber ce fichu petit-déjeuner, à froid. Je l’aimais chaud, et j’ai pigé illico une chose, une seule : elle était résolue à me la boucler pour toujours. Bon. 37
J’essayai de tenir à distance la colère, qui est mauvaise conseillère, et sa cousine adrénaline, qui pue la naphtaline ; en vain. Hop, j’ai attrapé la lampe de chevet et je la lui ai estampillée sur le crâne. Une bonne dizaine de coups suffit à faire lâcher prise à ma femme. T’as reçu le message, connasse ? Affirmatif. Sauf que Marilou ne pouvait plus répondre. Sa ligne était coupée, définitivement. Accompagnée dans sa chute par le traversin qu’elle étreignait encore, Marilou est retombée comme un vieux flan sur le tapis au pied du lit. Alors là, je me suis levé de fort méchante humeur. J’étais pas bon à prendre avec des pincettes.
« Merde, triple merde zébrée ! » je jure entre mes dents. On sonne à la porte. Je suis comme une énorme vague sombre sous l’œil du cyclone. J’ai même pas le temps de faire le tri dans mes pensées noires et confuses. Ni une, ni deux, je file ouvrir. J’aime encore mieux voir la tronche de celui qui a l’audace de venir m’importuner que de macérer dans le jus homicide. « Souhaitons que ce soit de bonnes nouvelles », marmonné-je encore.
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Un sourire et VLAN, bougez avec la Poste et bonjour Hermès trismégiste, je me reçois un paquet oblitéré en pleine figure. Je vacille, les sens interdits, sens dessus dessous. La concierge semble ravie du vilain tour qu’elle me joue. Les minces étrennes que je lui avais filées au nouvel an ont dû se ficher en travers sa gorge polyglotte comme la grosse arête de morue que je la soupçonne d’être, à moins que l’érection dans mon pantalon de pyjama ne lui provoque sa bouffée de violence. « Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? » dis-je. « Rien ! » j’entends répondre. Et je pige vraiment plus rien quand je me prends les couilles à deux mains après qu’elle m’a allongé un coup d’espadrille entre les guibolles. La douleur me tord en deux.
Dès lors, plus question de négocier, l’incident diplomatique est inévitable.
Les hostilités sont engagées.
Je fais des bonds sur place, haletant. Elle rigole, la garce. Je vais lui foutre sa pâtée, les locataires ont des droits, merde, surtout dans ce taudis. Nulle part il n’est stipulé dans le bail que la concierge peut vous ravaler la façade à la paille de fer quand bon lui chante, ou qu’elle décide, sur un coup de sang, ses oursins sans doute, de vous changer de sexe. Après avoir repris mon souffle, j’enfonce mon poing dans le bas-ventre de la concierge. La force du coup lui provoque une descente d’organes à faire pâlir un gynécologue, la femme tombe à genoux. Si j’ai buté Marilou, c’est pas pour me laisser briser les roubignolles par la première connasse venue, aah non mais, promis, la prochaine fois je la sauterai, si elle respire toujours. Pour faire bonne mesure, j’écrase mon autre poing sur les lèvres charnues. La femme me fixe droit dans les yeux, l’air de me jeter un sort, puis elle s’effondre en arrière. « Holàlà », soufflé-je. 39
Je suis sous le choc. Une trentaine d’années fidèle à quelques principes de chômeur longue durée, et un début de matinée suffisait à anéantir tous mes efforts. La vie, un jour c’est La roue de la fortune, le lendemain c’est le cancer du Sida, dingue ! Je m’habille et je sors. Dehors, l’oxyde de carbone a ce bon goût qui brûle suavement les poumons. Ça me rappelle que j’ai oublié mes clopes. Pour la majorité de mes semblables, la journée a pris une tournure aussi catastrophique que la mienne. La rue est jonchée de corps abasourdis et blessés qui se relèvent de guingois, et d’autres sont enchâssés dans la tôle emboutie de véhicules qu’on a abandonnés sur place ou encore il y a des cadavres aplatis sur la chaussée avec des traces de pneus sur le cœur. Le monde va très mal aujourd’hui ou de nouvelles règles viennent d’être inscrites au code de la route sans que je l’ai su. En dehors des résultats du Loto et du championnat de foot, je me tiens pas tous les jours au courant de l’actualité. De tous les côtés des plaintes montent du bitume. Un lugubre tintamarre entrecoupé de bruits de sirènes, klaxons, crachottis de gomme cramée. Si l’Enfer refoule du goulot, la ville doit être au centre de ses renvois. Je traverse la rue et me retrouve à côté des clous, le cul en l’air. Une portière a claqué dans mon dos et la passagère a été éjectée. Elle a pas le temps de se répandre en excuses de confit de conne, elle meurt aussitôt dans mes bras. Je la laisse tomber. La succession ininterrompue de surprises m’a donné une de ces soifs. Un peu plus loin, la vitrine d’une épicerie chinoise me tend ses canettes ; je presse le pas. Je lorgne à travers la vitrine. Bien m’en prend. Un gros Chinois ahanant et un beauf flageolant échangent des coups de concombres. Et vas-y que je t’écrase le groin, pan dans les caries, les légumes volent bas cette saison.
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Les deux adversaires moulinent à tour de bras jusqu’à l’éclatement final de leur matraque potagère. Ils ont l’air épuisé mais ils reviennent quand même à la charge pour un ultime assaut. Le client brandit un jambon surgelé et le commerçant la balance. Aussitôt propulsé, l’objet s’élève au-dessus du rayon des coquillettes et atterrit sur un large front plissé de dégoût. L’aiguille, sous la violence du choc, effectue plusieurs allersretours. À l’instant où j’abandonne les énergumènes, le Chinois arrondit la note au zéro supérieur et rectifie méthodiquement le portrait de son débiteur avec un poids de cinq cents grammes dans chaque main. C’est pas comme ça que je vais remplir le puits sec de mon foie. En guise de gosier, je me trimbale un arbre du Ténéré. Mais j’ai intérêt à changer de crémerie pour un petit en-cas, ou le patron vous baratte l’estomac et vous le retourne comme une crêpe suzette. Il y a un malaise, bien sûr, personne ne le nierait, une crise de civilisation. Je suis désinformé, je pensais pas que c’était si aigu, fallait se tenir au fil du courant mon gars, écouter la météo, zyeuter le journal, et autre chose que tes conneries habituelles. C’est une idée, les pisse-copies ont toujours un point de vue gratte-moi le cul sur la chienlit.
Mais ça urge pas.
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Holà ! Y a-t-il seulement quelqu’un pour étancher l’hémorragie, c’est dégueulasse ce sang épais d’alcoolique qui coule à gros filets le long des caniveaux. On ferait passer un alcootest à mes semelles et mes pompes se retrouveraient en cabane. Et il n’y a personne pour compter les visages tuméfiés ornant les devantures, les coups de feu aux fenêtres et les piétons estropiés ou rétamés à mort par la connerie ambiante. Que fait la police ? Jamais là quand on en a besoin d’eux, ces cons là. Je surprends un frottement dur dans l’air et lève immédiatement la tête. J’ai juste le temps de faire un bond en arrière. Un corps file sous mes yeux. L’homme me manque d’un poil et termine sa chute sur le trottoir, les bras en croix, les jambes en éventail, le torse en accordéon et la tête en bouillie. Et une hachette plantée dans le dos. Bordel blues, voilà qu’il pleut des macchabées maintenant. Les jaloux et les susceptibles se sont passés le mot : c’est la grande braderie des règlements de compte, les soldes sur les vacheries. J’avise un bar qui paraît tranquille. La léthargie comme état normal, exactement ce qui me convient pour me remettre de mes émotions. Je pousse la porte. Des lieux calmes existent encore, je suis rassuré. Les fidèles, soudés au zinc, sirotent, silencieux, en savourant l’étendue du carnage. Ils ont le sourire sirupeux des mioches devant un Walt Disney. Beyrouth, Bagdad, Sarajevo, des coins comme çà, pour cézigues, ça doit être un parc d’attractions. Tu leur tailles un costard, tu leur refiles une casquette et t’as une brochette de gardiens de la guerre, pourquoi pas, il y a bien des gardiens de la paix. Les minutes défilent lentement. Mes yeux errent dans le bar. Je vois la canette dans la bouche du voisin, mais je me refuse à sentir celle qui est enfoncée dans mon cœur. Peu à peu, les consommateurs se retirent un à un. Une petite course ou une grosse commission, ou - qui sait ? bobonne mijote peut-être sur le feu ?
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Et je me retrouve en tête-à-tête avec le patron. À peine quelques secondes à se sonder et le nez vermiculaire du gros vient se coller contre le mien, qui est aquilin. Ça doit le rendre jaloux. Il me renifle comme une maladie. Mon sang ne fait qu’un tour. Je lâche mon godet et prends mes jambes à mon cou avant que la main du gros ait plongé sous le comptoir. La porte vole en éclats sous la double décharge de gros plombs, mais je ne suis déjà plus qu’une virgule noire filant à l’horizon. Les points de fuite rétrécissent. La conne concomitance laisse présager le pire. Où trouver un havre de paix et un petit déjeuner convenable, à l’écart de cette folie furieuse ?
Je reprends mon souffle à l’ombre d’une impasse discrète.
À cette allure, la cité malade va vite se transformer en cimetière géant. L’amitié, putain, voilà une valeur stable et fiable. C’est bô l’amitié. Et rare. Pas chère et, dans mon cas, ça pourrait apporter des distractions et des emmerdes. Mais l’amitié c’est aussi le partage. Regarder ensemble dans la même direction, vers la crique où mouillent les filles, chasser la mouette rieuse et chieuse qui se moque de votre belle entente ; croquer les pommes de Cézanne et pas les pâtes de chez Sustoucrû. Ah l’amitié, je pourrais en tartiner de plus mielleuses. Je monologue intérieur à l’extérieur et le temps passe et fait trépasser. J’ai tracé mon plan. J’ai décidé de traverser au pas de course la ville assassine, puis, touchant au but, je me vois agoniser, très vraisemblablement, sur le paillasson de mes amis. Du moins, c’est ce que je redoute dans un accès de lucidité. Tant pis, je fonce !
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Je n’ai plus rien à redouter. Mes amis gisent au milieu du salon. Raides morts. Je suis comme lobotomisé. Réflexe : j’allume la télé. L’écran bleuit : Flash spécial. Une tête sans queue - il est coupé à la taille - débite les sornettes sur l’épidémie. Un fléau de dimension nationale ravage les cerveaux. On déplore l’explosion d’une base secrète, ou un truc dans ce genrelà, qui poursuivait des expérimentations biochimiques sur des gaz développant l’agressivité. L’antidote, mystérieusement baptisé Lafayette Loco, en est encore au stade expérimental. Là où il y a des gênes, il n’y a pas de plaisir. Si j’ai bien assimilé les données du problème, dans une traduction approximative, tout le monde est une sorte de psychopathe plombé à retardement avec des temps de réaction plus ou moins longs. Une incubation féroce. Tchernobyl, pipi de roitelet. Comme pour appuyer la démonstration, un pistolet apparaît dans le champ de la caméra, le canon est appuyé contre la tempe de l’homme-tronc, une main anonyme presse sur la détente et la tête de l’homme-tronc zappe comme un bouchon. Champagne !
Sans regret, je dois l’avouer, l’horreur avec un grand H, comme dans Haine, n’est pas faite pour me déplaire. Mais je n’allais pas attendre que l’infection vienne me cueillir. J’étais prêt à accélérer le processus. Un de plus, un de moins, ni vu, ni connu, j’allais occire tous ceux qui me polluaient la vie depuis qu’on m’avait coupé les ailes. Je me sens très Rapadelic Liquidator, un héros de manga à la mode ; l’heure de ma revanche avait sonné. Henri allait châtier les cons. Aux armes, Super-Henry, colportons le microbe vengeur. Je filai chez moi à toutes jambes, en espérant passer à travers les pépins.
La traversée de la ville se fait sans heurt, sic.
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J’ai réuni les outils nécessaires à ma reconversion. Ils ont l’air inoffensifs ainsi disposés à plat sur la table de la cuisine, mais qu’une main ferme s’en empare et la face des salauds va s’en trouver modifiée. Je fourre le matériel dans un sac de sport et je pars en croisade. Dans l’escalier, je tombe sur madame Roidelet, la vieille peau de vache du troisième et son clébard tubard, conchieur de paillassons à l’occasion. Je les avais pris en grippe ces deux-là, la vieille me le rendait bien. En me croisant, elle vire au vert, siffle entre ses fausses dents. L’ancêtre râle, menaçante, et le chien me crache ses miasmes sur les chevilles. J’hésite pas. Un coup de marteau rebridge la bouche de madame Roidelet. Le chien, je me le farcis à la broche. Ensuite je déambule au hasard de la topographie. Mon allure trahit la confiance retrouvée. Je flâne. Serein, je sème la mort sur mon passage, au gré de ma fantaisie. Et c’est alors l’éclat d’une détonation qui me surprend, et une douleur inconnue me troue les flancs d’où ruisselle un liquide chaud, qui me poisse les mains. Impuissant, je les lève audessus de mon visage et les regarde. Etendu sur le pavé, le soleil dans les yeux, je me vide lentement de mon sang puis, exsangue, je souris comme le dernier des six milliards d’idiots, environ.
Un peu avant midi, le vent chassa les nuages et poussa le fléau plus loin. Le monde était ironie. Le monde restait énigme pour ceux qui s’appelaient Joseph.
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SADO
le dur-à-cuire On m’appelait Sado.
Personne ne connaissait mon vrai nom. Ma véritable identité n’avait d’ailleurs aucune importance, sauf, peutêtre, pour mes parents que la nature spéciale de mes activités aurait pu embêter et gâcher leur retraite. Mais, là où ils reposaient, plus rien ne pouvait les déranger. Alors, dans mon dos, les gars du quartier m’avaient donné ce méchant surnom. C’étaient pourtant des durs qui, eux non plus, ne faisaient pas de cadeau. La rumeur populaire racontait que ma figure était trop moche, « Je foutais les pétoches ».
Enfant, je n’avais pas cette drôle de tête qui a fait ma renommée, bien que je n’aie jamais cessé de tirer une gueule d’enterrement (et ça chagrinait beaucoup mes parents; je savais que mon état les avait inquiétés de ma naissance à leur décès ), mais, surtout, la raison pour laquelle on m’appelait Sado, c’est que je faisais un sale boulot. J’avais pourtant l’excuse de le faire proprement; sauf accident. Heureusement, quand on était un professionnel de la profession, les accidents étaient rares. Sinon, aussi sûrement qu’un coup de poing vaut mieux qu’une menace en l’air, votre réputation de pro en prenait un sale coup, et vous ne faisiez pas de vieux os. On vous retrouvait un jour, une grimace de surprise ou de mécontentement sur les lèvres, les pieds retenus par une chaîne accrochée à un morceau de béton, sous dix mètres d’eau, dans la vase du port. Cette fin de carrière n’avait rien de brillant. Vous conviendrez avec moi qu’il y a des façons plus intéressantes de finir ses jours que de servir de beefsteack aux crevettes et aux poissons (ces derniers ne partageront pas mon point de vue, mais on ne le leur demande pas, encore une chance) et, bien entendu, je mettais un point d’honneur à fignoler le moindre détail dans chacune de mes interventions. Le client était satisfait ou remboursé.
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Il y avait intérêt à se planquer quand je sortais ma tête, que quelques cicatrices avaient rendue bleue comme un crapaud, de l’hôtel Borgne, impasse des Soucis, où j’avais mes petites habitudes et ma chambre. On le savait: il y avait du grabuge dans l’air. Sur mon passage les types s’écartaient en se poussant du coude, les mères fourraient leurs mômes sous leurs jupes, des hystériques faisaient même le signe de croix, les chats miaulaient, le poil dressé sur leur échine, les chiens hurlaient à la mort et les rats d’égout allaient se jeter en couinant dans l’eau croupie des caniveaux. N’importe quoi, vraiment. Je distribuais des coups de pied à tout va. Tout ce cirque m’amusait ou m’exaspérait, c’était selon mon humeur, qui dépendait de ma digestion. Bref, c’est que je n’étais pas un rigolo, attention: je tuais des gens. Pour de l’argent, pas pour le plaisir, contrairement à ce que croyait la majorité de mes voisins. Je tuais pour vivre. Tout simplement. Voilà mon boulot, vieux comme le monde; et si quelqu’un avait trouvé quelque chose à ajouter, il aurait suffi de venir me le dire en face, et on aurait discuté de la vie et de l’au-delà entre quatre yeux.
Cloîtré dans ma chambre, les volets toujours clos, j’attendais sans fébrilité les contrats. Je lisais en rigolant des magazines remplis d’histoires sottes et violentes d’affrontements entre bons et méchants. Leurs auteurs manquaient ou de talent ou d’imagination. Leurs inventions grotesques étaient une insulte à la vérité la plus élémentaire. J’aurais peut-être dû aller en refroidir un ou deux, afin de signifier à leurs collègues de prendre leur ouvrage plus au sérieux, mais ça aurait été une entorse aux règles du métier. Il ne faut pas confondre le plaisir et le travail, dans le crime comme dans les autres secteurs d’activité. Alors, entre deux contrats, je m’amusais à écrire mon autobiographie. Une vraie leçon de réalisme destinée à faire pâlir de jalousie tous les amateurs de sensations fortes. Je n’interrompais mon œuvre que si le téléphone sonnait deux fois, s’arrêtait brutalement, puis reprenait trois fois sa stridence. C’était le signal. Je décrochais. Votre compte était bon si vous étiez celui dont la tête était mise à prix. La commande était passée, et plus rien ne pouvait l’annuler.
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Dans ma caboche couturée (sous la lumière du jour, on pouvait penser qu’on m’avait cousu des fermetures éclair sur la tronche, et, conséquemment, je ne sortais qu’à la tombée de la nuit, ce qui arrangeait aussi mes affaires) vous étiez déjà mort. Je n’avais pas d’états d’âme. Les billets défilaient déjà devant mes yeux. Il n’y avait que pour l’état de mon compte en banque que je pouvais me faire du souci. Puis je partais en chasse. À l’homme. L’argent, je devais quand même aller le gagner. Il y a de ça quelques années, au fil des mois, mes descentes se firent de moins en moins fréquentes. « C’est la crise de l’emploi », chuchotait la rumeur, maligne comme une tumeur cancéreuse. Tout le monde s’en réjouissait, mais craignait fort ma prochaine sortie. On se faisait des idées: je mijotais une extinction générale, selon les dires de quelques esprits qui se croyaient malins. On décida de voter à main levée pour un délégué. C’est Fauxderche, le patron de l’hôtel Borgne, qui fut élu. C’était bien le seul à s’être approché de moi d’assez près sans y avoir laissé un œil au beurre noir. Et encore, un œil, c’était peu cher payé. Mais lui, hé, fallait bien qu’il encaissât le loyer.
Avec ce prétexte en poche, il alla illico aux nouvelles. Voir son peu aimable mais néanmoins plus ancien client: moi. Quelle ne fut pas sa surprise de me trouver ratatiné au fond des draps. J’étais tombé gravement malade.
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Incapable de pouvoir justifier légalement de mes ressources, je ne pouvais ni me faire soigner, ni me faire prendre en charge par la Sécurité Sociale. Quelle misère d’avoir travaillé si longtemps et si durement pour en arriver là, et dans cet état. De toute façon, ma tête, vert olive comme une salade trop cuite, en disait long. J’étais fichu. Une de ces maladies modernes et implacables qui vous clouait au lit, juste avant le cercueil. A mon chevet, Fauxderche eut presque pitié de ma personne. J’en avais perdu des kilos, moi qui en avait eu à revendre du temps de ma splendeur et des rondeurs. Mais dans sa mémoire, pourtant plus percée qu’une passoire, lui revenaient tous les coups pourris que colportaient des mauvaises langues, sans que quiconque eut jamais vérifié l’exactitude des méfaits.
Tenez, au hasard des exemples, jamais je n’ai jeté dans ses escaliers la mère Michelle qui avait perdu son chat sur une aire de repos de l’autoroute qui l’emmenait en vacances avec ses enfants; jamais je n’ai braqué la recette du week-end de Khaled, l’épicier arabe du coin, un soir de canicule, l’été où les thermomètres ont explosé; jamais je n’ai fait des avances à la si jolie blonde, la jeune Providence, qui ne demandait que ça, frissonner dans les bras d’un dur-à-cuire; jamais je n’ai incendié la voiture de Lapoule, qui n’a que le malheur d’être employé dans une société privée de vigiles... Et je pourrais multiplier les mensonges proférés à mon égard. Je n’avais rien démenti, d’accord, et la présomption d’innocence alors? Naturellement, on ne prête qu’aux riches; et le criminel ne fait pas exception à cette règle. Mais qui avait manifesté sa reconnaissance après que j’eus effrayé un inspecteur des impôts un peu trop curieux du mode de vie de certaines familles dont je tairai le nom? Officiellement, personne. Officieusement, ma sale réputation était assurée à peu de frais et cette publicité clandestine m’amenait sans cesse de nouveaux clients.
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Heureux de sa découverte, sans se retourner, Fauxderche claqua la porte derrière lui. Moi, je claquais des dents. Quand il brailla la nouvelle, le voisinage ne se gêna pas pour crier sa joie. Chacun chantait son allégresse sous mes fenêtres: «Foutu, le tueur est foutu.» Tordu de douleur dans mon lit, je les maudissais, tous ces lâches qui voulaient ma perte. «Vous verrez, jurai-je entre deux claquements de dents, je n’ai pas dit mon dernier mot. Je ne serai pas le seul à partir les pieds devant...» Dans mon délire, je parlais avec mon pistolet et je caressais son acier froid. Les six balles posées autour de mon corps aminci et trempé d’une sueur glacée comptaient la fin de mes jours.
Le cauchemar ne faisait que commencer. La nuit était tombée et la foule fatiguée était partie se coucher. J’étais le seul à veiller. Une petite mélopée étrange et aigre m’avait tiré de la fièvre qui enveloppait mes maux. Une main frêle avait tapoté un moment au carreau de la fenêtre avant que je ne m’en aperçoive. Je pensai que la maladie me jouait de vilains tours. Alors un visage féminin s’était encadré derrière le carreau et je poussai un cri de souris, ce qui ne me ressemblait pas. Sans aucun doute, la mort en personne était venue me chercher. Plus un poil hérissé ne frissonnait sur ma peau. Je fixai la fenêtre. La main et le visage avaient disparu. Effacés. Je soupirai.
Trop vite et trop tôt. La chambre s’illumina d’un seul coup, sous l’éclat de milliers de flammèches colorées. Une mystérieuse et grande jeune femme était apparue au milieu d’un bouquet final d’étincelles. Elle se tenait droite, les poings sur les hanches. La plus belle fille que j’avais jamais vue. Des pleins et des déliés harmonieux aux endroits qu’il fallait. Mais, comme souvent avec ce genre de poulette qui n’a pas froid aux yeux ni ailleurs, il y avait un hic. Un justaucorps, fait de minuscules écailles souples, collait à sa silhouette. Deux accessoires un peu ridicules retenaient mon attention de tueur. Un trident, qu’elle avait planté dans une latte du plancher, et la couronne cornue qui scintillait dans le roux de son opulente crinière, me troublaient. Elle était magnifique, vraiment, mais d’une beauté paralysante, inquiétante comme une tenancière de bar de l’Enfer. Mon courage était parti avec mes forces et je ne faisais pas le fier. Néanmoins, je ne tremblais plus, car la fièvre m’avait déjà secoué de tous les côtés.
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- Huuum... A qui ai-je l’honneur? je fis en essayant de m’éclaircir la voix. - Comment?! Tu ne me reconnais pas, Sado? Je suis celle qui t’accompagne dans tous tes contrats. Je suis ton démon-gardien (elle rit, et ses dents étaient d’une blancheur de squelette), il y a bien des anges-gardien, n’est-ce pas? Nous travaillons, toi et moi, pour la même cause, on a le même patron, mais tu t’en doutais, non? Tu fais passer de vie à trépas et mon maître récolte les fruits de ta moisson rouge comme le sang que tu répands! Aujourd’hui, c’est différent, je viens négocier avec toi une grosse affaire, la plus importante de ta carrière de salaud. Je t’offre une guérison totale et la promesse d’une longue vie en échange de tes services, comment dire, gracieux. Tu vois, l’Enfer se vide et il faut songer à le repeupler. - Vous me faites marcher, dis-je. - Hélas non, c’est les bonnes œuvres qui foutent en l’air le bizness, charité par çi, charité par là, tout le monde s’achète une conduite et, immoralité, nous, là-haut, on se les gèle... Les feux ne sont plus entretenus. - Bigre, c’est pas une mince besogne, protestai-je faiblement. - Ne t’inquiètes pas Sado, nous recrutons aux quatre coins de la planète. En ce qui nous concerne, regarde autour de toi et souviens-toi, tu trouveras ceux qui méritent d’aller rôtir. Ils ont été un paquet à souhaiter ta mort! - C’est sûr. Et... les frais de transport et d’armurerie, qui va les prendre en charge? - Ta vie a-t-elle un prix, Sado? (Je secouai mollement la tête.) Alors, nous sommes d’accord, conclut l’envoyée du Diable. Comme je restai sans voix, elle me piqua le ventre avec le trident. Les pointes envoyèrent une secousse électrique. Partie du nombril, elle zigzagua à travers mon corps, du bout de mes orteils jusqu’à la racine de mes cheveux. J’en eus les yeux exorbités. Et la diablesse disparut avec son fourbi.
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Je m’étais endormi comme un nouveau-né. Au petit matin je m’étais senti vite ragaillardi. Sur mon ventre, trois points rouge, pas plus gros que des têtes d’épingle, montraient que je n’avais pas rêvé. Un miracle ou un maléfice, comment appeler ça autrement? J’avais pu me lever d’un bond. J’avais enfilé un costume neuf, non sans avoir glissé mon pistolet dans l’étui que je portais sous l’aisselle. Je dévalai les escaliers quatre à quatre, prêt à en faire baver au monde. Je m’arrêtai au comptoir du bar et commandai un verre de whisky, et du meilleur, précisai-je à Fauxderche qui n’en menait pas large. C’était quand même lui qui m’avait prématurément enterré. Aussi ne se fit-il pas prier pour me servir et m’offrir un autre verre, aux frais de la maison, puis un autre. La lueur qu’il voyait dans mes yeux de tueur ne lui disait rien de bon. « Je suis le prochain. », pensait le patron du Borgne. Tandis que j’éclusais les godets à la file, une question naissait dans mon esprit. Comment allais-je procéder? J’étais un homme d’ordre et de méthode, jamais je ne me livrais à des actes irraisonnés ou mal calculés. Un maximum de garanties n’était ni inutile ni superflu. Ma survie en dépendait. Je m’étais forgé des habitudes de vieux garçon. J’avais besoin d’un nom, une adresse, ensuite repérer les tics quotidiens de ma future victime, et un beau jour - parfois pluvieux - crac, net, efficace, sans bavures, je passai à l’action, en prenant soin d’effacer toutes les marques de mon funeste passage. Cette fois-ci, c’était pareil et différent. J’avais tous les renseignements, et facilement, mais c’étaient mes voisins. Tuer pour de l’argent quelqu’un que vous ne connaissiez ni d’Eve ni d’Adam, c’était une chose, mais tuer comme ça, à brûle-pourpoint, votre marchand de biscottes sans sel, c’en était une autre! La nouveauté et l’originalité de ce contrat-là, c’est un fait, me contrariaient. J’y avais gagné la santé du corps, d’accord, mais la santé de la tête, qui s’en souciait?
Aïe, aïe, aïe, ça tournait et chauffait sous mon crâne.
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L’alcool aidant, je commençai par oublier les termes du contrat. Je me retenais d’une main hésitante au comptoir et marmonnais des trucs incompréhensibles. J’étais peut-être un as du flingue, mais pour la picole, zéro, j’étais un débutant. Evidemment, c’était la première fois que je buvais. Enfin, comme un trou. Fauxderche pouvait le jurer, il m’avait toujours connu à jeun. Et il savait reconnaître un amateur d’un pro du coude levé; d’ailleurs, parfois, les consommateurs le surnommaient en rigolant Alcootest. Rien qu’en lui soufflant dans les bronches il pouvait dire combien de grammes d’alcool vous aviez dans le sang. Au sortir de l’hôtel Borgne, l’information était toujours bonne à prendre. Mes yeux vagues erraient dans le bar. S’ils cherchaient quelque chose, c’était ma mémoire. Et la mémoire, on la trouve rarement au fond d’un verre. Après avoir goûté à un échantillon de marques choisies par Fauxderche - finalement, je ne me défendais pas si mal que ça - je n’étais plus en mesure de recoller ensemble les morceaux de ma dernière nuit. - Oh là là... J’la connais bien la fille au maillot de danse, ooooh ça oui, droite comme un i... majuscule, hein!... Attention, elle fait peur... Elle est brûlante... Tu la touches et, hop, t’as quarante... Faut éliminer qu’elle dit... Plus facile à dire qu’à faire... Qui d’abord, hein? Qui?! Et pourquoi?... Manque de personnel, en Enfer!... Oh, ma tête... J’ai mal à ma tête... Pistolet?... Pistolet toi-même!... Fauxderche n’y comprenait rien, et pour cause... mais il se doutait qu’il fallait me tenir à l’œil. Je dis à Fauxderche de mettre l’addition sur ma note et pris la porte en titubant. L’air chaud de la fin de matinée ne me fit aucun bien. Le quartier était désert, le mot de passe avait circulé: « Danger, sortie de Sado! ».
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Malencontreusement, un piéton japonais, touriste en goguette, amateur de pittoresque et de vieilles pierres, pointa son nez par là. Il me bouscula alors que je naviguais d’un trottoir à l’autre. Aussitôt, en guise de salut, je lui collai le canon de mon pistolet sous le menton. - Hé, mon gars, ça va pas? protesta le bonhomme bridé dans un français impeccable. Y’a pas idée d’accueillir les gens avec un tel engin! Faut pas se laisser aller... Fais pas cette gueule de six pieds de long!... Une tête comme la tienne est un hommage aux caprices et à l’imagination de la nature. C’est un cadeau du ciel! Laisse-moi te tirer le portrait. Tu es magnifique! Je pris une pose de guingois. Je ne savais plus quoi penser. Désorienté. D’habitude, j’eus clos le bec de l’imprudent aussi sec, mais les mots du Japonais me tracassaient. Ils avaient fait tilt dans mon esprit. Peut-être que ce type était un maître zen qui s’ignorait. - C’est vrai ça que j’suis pas un salaud, dis-je à part moi que réfléchissait l’objectif de l’appareil-photo. En guise de remerciement, je lui tirai une balle dans le pied. Le coup était parti tout seul. J’avais la détente chatouilleuse. Mettez-vous à ma place, certaines mauvaises habitudes ne pouvaient pas se passer comme ça du jour au lendemain. J’en connaissais qui auraient donné cher pour s’en sortir avec un trou dans le pied. Mais ils n’étaient plus là pour le réclamer.
Sans rancune, je serrai la main de l’étranger qui s’enfuya aussi vite qu’il put. A cloche-pied, sa tâche n’était pas aisée. Il hurlait qu’il n’y avait qu’en France qu’on voyait des trucs pareils. C’était bien mal connaître l’espèce humaine si on veut mon avis, mais je mis sa réflexion sur le compte de la douleur. Non sans peine je rebroussai chemin et montai dans ma chambre pour songer à tête reposée. Je voulais faire le point, qui restait flou à cause de cette migraine venue de je ne sais où. Je me dégrisai lentement mais sûrement. Je décidai qu’une petite sieste me serait profitable. Je m’assoupis. Je rêvai de trident, de coups de pétard, de brasiers, de femme-feu d’artifice... et de biscottes sans sel. 54
Le réveil se fit en sursaut. J’étais en nage. Une paire de grands yeux rouges était plongée dans les miens. Mon démon-gardien était de retour, manifestement ivre elle aussi, mais de colère. - Alors, Sado! On ne tient pas ses promesse?! hurla-t-elle. Elle était furieure parce qu’elle avait le sentiment de s’être fait posséder, ce qui pour un démon est une marque terrible de faiblesse. (Et dans la magie qui nous occupe, donné c’est donné. On ne peut pas reprendre un sortilège). La diablesse était coincée, j’avais eu ma part du marché, et j’étais tenu de rembourser ma dette, à condition de rester correct. Et comment m’obliger à céder à la tentation? On pouvait me menacer, mais pas me forcer, c’était contraire aux lois du marché. - C’est l’alcool, plaidai-je. J’en bois jamais, j’ai perdu la boule. C’est vrai, quoi, ça peut arriver... Pour d’autres, c’est le jeu, les femmes... Moi, mon péché mignon, à compter de maintenant, c’est la boisson! - Ecoute Sado, je te donne une seconde chance! La dernière! A toi de voir, mon vieux, dit-elle familièrement, comme si on avait gardé les portes de l’Enfer ensemble. Elle s’éclipsa sur le champ. - Bonne cuisson, lui lançai-je. Et j’allai trinquer à sa santé. Dès lors, je devins l’attraction du bar du Borgne. Mon histoire était connue de tous. Et voilà comment je terrassai mon redoutable adversaire. Je m’étais résolu à ne plus tuer. La vraie raison de ce changement, nul ne la connut, et elle resta obscure, y compris à moi-même. L’influence orientale, sans doute. Je racontais que je souhaitais oublier mon passé, me reposer et profiter du magot que j’avais amassé. Mais avant de me laisser aller, je devais trouver un moyen de me débarrasser une bonne fois pour toutes de la présence démoniaque.
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J’avais vite découvert la faille. Un autre soir où elle était venue me sermonner, les yeux encore rougis, mais cette fois de larmes, un peu plus ivre que de coutume, je sifflai une bouteille d’un trait. Je la surveillais du coin de l’œil, et au fur et à mesure que les lampées glissaient, la fille se faisait un peu plus transparente. À la fin il ne restait plus que sa voix. Puis, à la dernière goutte, plus rien! La solution du problème était si simple. Boire. Encore et toujours. L’ivresse totale me permettait d’oublier jusqu’à l’existence de la créature. Mon seul moyen de défense m’imposait de boire de l’aube au crépuscule; et de dormir à poings fermés sur la crosse de mon pistolet pendant la nuit. De guerre lasse, la diablesse avait abandonné la partie. J’étais devenu trop fort à ce jeu, je la faisais disparaître à volonté, me suffisait de claquer ma langue imbibée de whisky sur mon palais. Alors j’avais rangé mon arme désormais inutile dans le tiroir de ma table de chevet. Puis j’avais jeté la clef.
- Hé ouiiii.... comme j’vous l’dis... Pfuuiiit, plus personne! Une sacrée femelle, ooh ça oui... Des rondeurs... Tu la vois, t’as envie de la prendre dans tes bras, erreur... Tu les perds... Et un fichu caractère... Non, non, plus jamais ça... Faut boire, ou mourir... À sa santé... Sinon, elle va rev’nir... Z’en connaissez beaucoup, vous, des futés qu’ont dupé le Malin, hein?!... - Remettez-nous ça, patron! beuglaient en chœur les chômeurs. - A la tienne, Sado! - A la vôtre, les gars!
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Les années passèrent, et je coulais des jours paisibles. Accoudé au zinc, je régalais l’assemblée de mes histoires incroyables. J’avais laissé en plan mon projet d’autobiographie. Mon public était là, suspendu à mes lèvres tremblotantes. Les sombres complots auxquels j’avais participé; les pièges tendus par la police ou la Mafia, ou les deux à la fois, qui avaient failli se refermer sur moi; la façon dont j’avais échappé à quarante tueurs (dont un aveugle), lancés à mes trousses pour me faire taire à propos d’une intrigue politico-financière qui s’était soldée par une vague de suicides dans les ministères; mes fausses identités: je montrais les photos, avec perruques, barbes et moustaches postiches, personne n’en revenait; les cachettes où je pouvais rester tapi des semaines entières à manger du cassoulet en boîte et des poires au sirop en attendant des jours meilleurs; les sommes folles que j’avais gagnées et perdues dans des tripots clandestins tenus par des espèces de gangsters de bas étage; les filles splendides, intéressées par mes coups de fric, plus mortelles que des champignons vénéneux et les mecs d’une loyauté exemplaire, complices de mauvaise vie, et inversement; et etc... On ne s’ennuyait pas, impasse des Soucis. Mais l’ivrogne que j’étais devenu n’était pas satisfait par sa nouvelle vie. Car, en secret, un tourment me rongeait. L’unique femme pour qui mon cœur avait palpité plus fort n’appartenait pas à ce monde. Et elle m’était interdite. On me voyait de plus en plus souvent arpenter sans fin le quartier. - Cette fille-là, mon vieux, elle était terrible... répétai-je jusqu’à la nausée. Un après-midi, j’avais paru si seul et si triste que personne n’osa rigoler en ma compagnie. Je refusai de trinquer. On s’alarma de mon attitude. J’avais confié d’un ton las: - Vous en faites pas... Je saluai tout le monde et les quittai. Je me traînai jusqu’au port. De la jetée, je contemplai l’horizon plat, gris, aussi lointain que mon âme égarée. Je voulus basculer dans les eaux noires et profondes quand une main me retint par le coude. Je pivotai et reconnus mon sauveur.
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- T’as pas changé, dis-je en souriant. - Ooh si, fit la voix adoucie par les années et les épreuves, mais toi non plus, tu sais... - J’ai juste changé de couleur. Je suis rouge maintenant et mes cicatrices sont violettes. Tu es venue me chercher? Elle hocha la tête. - Tant mieux, soupirai-je. Elle me caressa les doigts. - Tu m’en as fait voir, m’expliqua-t-elle, à cause de toi, j’ai perdu mon emploi, j’ai été chassée et pourchassée. J’ai erré longtemps avant de pouvoir te rejoindre. Nous voilà réunis. À égalité. Tu sais, j’ai toujours eu le béguin pour toi. Le coup de foudre!... (On sourit ensemble) Y’a rien de pire pour une fille comme moi. C’est la raison de ma défaite. J’aimais ta gueule cassée et rafistolée. Aujourd’hui encore...Je la pris dans mes bras et la serrai contre mon cœur. - Sens comme il bat fort, lui murmurai-je dans le creux de l’oreille, en caressant sa merveilleuse chevelure rousse.
A ma bague frappée d’une tête de mort quelques cheveux blancs restèrent accrochés quand je retirai ma main. J’ôtai la bague de mon doigt et la jetai dans l’eau. Elle coula à pic. Un trait était tiré définitivement sur le passé. L’avenir était à nous. J’étais sa bouée de sauvetage. Elle était ma cure de désintoxication.
- Ces monsieur-dame désirent? demanda le garçon de café. - Une bouteille... d’eau, s’il vous plaît, répondis-je du tac-au-tac. Aussitôt dit, aussitôt fait, la bouteille était sur la table et je versai dans les deux grands verres, au ras du col. - Tout ça d’eau! fit-elle en se gondolant. - Ça d’eau! Ça d’eau! repris-je en me tordant à mon tour. Sado c’est fini... Je vais changer de nom. Dorénavant, je m’appellerai...
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Je n’eus pas le temps d’achever ma phrase. Un éclair foudroya notre table. Elle se fendit et se sépara en deux morceaux parfaitement égaux. La bouteille et nos verres se fracassèrent par terre. Je fis un bond. Mes réflexes étaient presque intacts, peut-être un peu ralentis par l’alcool qui circulait dans mon sang et par les tremblements de mes membres. Je fouillai dans ma veste et cherchai mon pistolet, en vain, je ne le portais plus sur moi depuis belle lurette... Surgis de nulle part, ou plutôt de derrière le phare, à environ trente mètres, trois bonshommes, pas plus hauts que des tabourets de bar, serrés dans des costumes noirs de croque-mort, se ruaient sur nous. Ils poussaient des cris perçants et effroyables. Leurs visages étaient congestionnés et dans leurs pupilles rétrécies des flammes dansaient. Ils avaient l’air plus hostile qu’une meute de loups affamés. - C’est qui ces nains? questionnai-je bêtement, alors que la réponse aurait sauté à l’œil d’un borgne. - Des diablotins! s’exclama-t-elle, je t’expliquerai plus tard. Il faut filer en quatrième vitesse.
On ne demanda pas l’addition et on voulut prendre nos jambes à nos cous. Mais le garçon de café s’interposa, il réclamait son dû, et, comme je le repoussai d’un brutal coup d’épaule, il pivota sur lui-même et un second éclair le frappa de plein fouet dans le dos. Nos bouches n’eurent pas le temps de dessiner un O de stupeur. Un minuscule tas de cendres gisait à nos pieds. Un nœud papillon reposait en son centre. Une bourrasque de vent le balaya aussitôt et le nœud s’envola rejoindre les mouettes dans le ciel.
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- Fonçons, dis-je à ma diablesse en la tirant par une main. On traversa la jetée à toute allure. À l’angle de l’embarcadère, on se rencogna sous l’arcade d’une des entrées du marché couvert. J’observai discrètement nos assaillants. Ils n’étaient plus si pressés. Ils regardaient le ciel en secouant la tête. On aurait dit des gamins trop sérieux dans leurs vieux habits du dimanche. - Ils ont dû me surveiller et attendre tranquillement que je te retrouve, me ditelle en reprenant son souffle. Ils sont venus remettre les compteurs à zéro. - Ça veut dire quoi? - Que ta dette n’a pas été effacée, et ils ont été envoyés pour nous punir. Moi, parce que j’ai failli à ma mission, et toi pour avoir joué au plus fin. J’aurais dû me douter qu’IL ne nous le pardonnerait jamais... - T’as vu comment ils étaient habillés? dis-je, sans pouvoir m’empêcher de rire nerveusement. - Quel rapport?! Tu croyais qu’ils allaient se trimballer la queue fourchue à l’air? - Je sais pas... Tu ne peux pas faire quelque chose? - Hélas non! Mes pouvoirs m’ont été retirés. Je suis une diablesse déchue. Ma peau ne vaut pas plus chère que la tienne. En effet, de notre peau je ne donnais plus grand-chose.
Soudain, les cris redoublèrent d’intensité. On échangea un furtif mais brûlant baiser. Mon courage fut décuplé. Je passai à l’attaque en voçiférant moi aussi. J’allais improviser. Ma tentative fut inutile. Nos petits ennemis se débattaient, pris au piège dans un filet d’acier qui se balançait au bout de la flèche d’une grue. Le capitaine du port, un des fidèles du Borgne, actionnait l’engin. Écarlates, les diablotins fumaient de rage. Des jets de vapeur brûlante s’échappaient d’entre les mailles. Le capitaine comprit le danger. Il les lâcha au-dessus de l’eau. Les trois affreux firent un beau plouf et un grand pschiit effervescent en touchant la surface de la mer, car ils s’autocuisirent immédiatement, tant leur température était élevée. Le contact de l’eau froide sur leurs peaux bouillantes les avait tués net. J’ai pensé que les crabes allaient se régaler, mais ma diablesse m’a confié qu’ils étaient bourrés de sodium et impropres à la consommation; et que même les crustacés n’en voudraient pas comme repas.
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On avait gagné. Après la perte de trois de leurs meilleurs limiers, un conseil diabolique extraordinaire avait décidé de nous ficher la paix. Le jeu ne devait pas en valoir la chandelle. La mine très contrariée, un émissaire était venu nous dire la bonne nouvelle. Depuis cette visite, ma diablesse travaille au bar du Borgne. Ses histoires, encore plus abracadabrantes que les miennes, font le bonheur de tous et le bar ne désemplit pas. On vient des quatre coins de la ville pour l’écouter. Le capitaine en raffole, surtout qu’il se rince le gosier gratis. Un cadeau de la maison. On lui doit bien ça. Ma diablesse fait aussi quelques tours de magie dont je n’arrive pas à piger le truc. Elle m’a dit qu’il n’y en avait pas... Fauxderche est aux anges, et il m’a embauché moi aussi pour calmer les esprits énervés. Avec ma gueule et mon C.V., je n’ai même pas à lever le petit doigt, personne n’a envie de se frotter à ma couenne. Bon, nos enfants ont eu un peu de mal à se faire des copains, à cause de cette lueur rouge qu’ils ont parfois dans les yeux et de cette manie de faire chauffer tout ce qu’ils touchent (c’est commode pour faire cuire les œufs, il faut l’avouer), c’est vrai.
Mais, à part ça, on est vivants et heureux.
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Il devait être 1h35 du matin lorsque Stephen King se coucha. La nuit était douce, silencieuse, constellée d’étoiles, une nuit à faire de beaux rêves, songea-t-il. Songer à faire de beaux rêves, c’est un peu pléonastique, non, se dit-il en s’allongeant sur le dos, les yeux ouverts dans le noir. Il poussa un soupir. C’était son problème d’écrivain qui remettait en question l’issue de son nouveau roman: les mots ne vous lâchaient plus, on n’en avait jamais fini avec eux. Ils vous pourchassaient partout, même sous les draps. Toutes ces phrases qui lui encombraient l’esprit, ce n’était pas bon, à quoi ça rimait? Son corps aurait dû se rebeller, sa langue se tordre, ses dents grincer, ses gencives saigner, ses lèvres se gercer, tout son être manifester son désaccord. Mais le corps restait soumis aux pouvoirs de l’esprit. Stephen King sut que sa nuit serait blanche. Le crâne lourd de nuages gonflés de mots, il n’était pas prêt de trouver le sommeil. Il devait prendre son mal, ou sa malédiction, en patience, et attendre que le vent de son ciel intérieur les soufflât. Il croisa les mains sur son ventre.
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- Allons, détends-toi, Stephen, fit une voix chaude dans les ténèbres de la chambre. Stephen King dut se mordre la lèvre inférieure afin de repousser le cri au fond de sa gorge. Un cri de surprise, car il avait reconnu le son de cette voix à nulle autre pareille, la voix qui avait bercé son adolescence. Il releva la tête, puis redressa le buste. Elvis se tenait au pied du lit. Le King en personne, ou tel qu’il lui apparaissait, serein, et mince et sensuel comme dans sa jeunesse animale, nimbé de lumière rose, il sourit, les pieds à une dizaine de centimètres au-dessus du sol. Elvis ouvrit la bouche. Au grand étonnement muet de Stephen aucun asticot ne s’en échappa, car dans un flash un passage de sa nouvelle Un groupe d’enfer lui traversa l’esprit. L’écrivain fantastique, porteur des mauvaises nouvelles, familier de la mort, se demanda alors de quelles nouvelles Elvis était le messager.
- Rassure-toi, dit Elvis, il ne t’arrivera rien... Je suis venu remettre à l’heure ton horloge intérieure et lever tes derniers doutes. Stephen King ne trouva rien à répliquer; et Elvis lui tint, à peu près, ce langage: - Tu es écrivain, ne l’oublie jamais. Ton esprit se déploie le long de deux axes mentaux perpendiculaires. L’un horizontal, l’autre vertical. Quatre directions s’offrent à toi. Il n’y a pas de hiérarchie, elles sont d’égale importance et ne valent que par leur complémentarité. Prises isolément, elles ont un sens mais sont dénuées de vertus, elles ne servent pas à grand-chose. Privé de l’une d’elles, l’écrivain est mutilé. Son travail sera incomplet. S’il les considère ensemble, son œuvre sera meilleure. Et plus il ira loin dans ces quatre directions, plus son œuvre sera accomplie.
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» L’axe horizontal est celui de l’avoir. C’est les idées que l’esprit peut créer et la masse de celles qu’il peut embrasser, assimiler, synthétiser dans une reformulation personnelle. L’étendue des connaissances qui doit croître jusqu’aux confins de son intelligence, auxquels on finit toujours par se heurter. Il y a des limites. Tôt ou tard. Même la lumière a la sienne. » L’axe vertical est celui de l’être. L’écrivain descend dans ses gouffres et fait remonter le maximum d’états, y compris ceux qu’il voudrait ignorer, et il gravit dans l’espace, sort par le haut, puise dans le cosmique l’illimité dont son corps le prive. Entre les activités humaines, le ciel, les nuages, l’orage, la foudre, la lune, le soleil, les étoiles, les galaxies, les OVNI, les extra-terrestres, et que sais-je encore, ou du plus profond de la matière vivante, dans la double hélice de l’ADN, et le double-serpent de la cosmogonie indienne, il franchit des distances incroyables, dilate l’espace et le temps.
» Pourtant l’inaccessible n’est pas le plus lointain. Des instruments adéquats - les télescopes géants - permettent à l’œil de scruter des galaxies situées à des milliers d’années lumière, alors que l’infiniment petit, échappant à une vision directe, seules des formules mathématiques arrivent à le décrire. Mais l’œil de l’esprit est le plus puissant des microscopes à effet tunnel, Stephen, et tu creuses, tu creuses... » Tu l’as reconnue, j’en suis sûr, Stephen... la figure que dessine l’écrivain est la croix. Celle que tu portes, que tu le veuilles ou non... Eclairé par le rayonnement d’Elvis, Stephen King avait l’air hébété. Si l’au-delà ménageait de telles surprises, il était prêt à faire le grand saut. La mort avait emporté un Elvis obèse, enrobé d’une graisse obscène, et camé jusqu’au plus profond de ses entrailles. Dans cet instant mémorable, l’apparition avait retrouvé la grâce juvénile de ses débuts à Memphis et sa métamorphose s’accompagnait d’une réflexion que personne ne lui avait jamais connue et que, de plus, on ne lui demandait pas. Il y a de quoi en rester coi, se dit-il, poursuivi par les démons du langage.
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- Ces mots ne m’appartiennent pas, expliqua Elvis, qui lisait aussi dans les pensées. Je ne suis qu’un interprète, ce que j’ai toujours été d’ailleurs. Venons-en à tes outils, tu veux bien, Stephen? Quels sontils, tu n’en possèdes pas des dizaines. Réfléchis... Stephen King était dans l’incapacité totale de répondre.
- Tu disposes de deux moteurs de recherche, reprit Elvis, de deux pôles de connaissance: la paranoïa et la schizophrénie. Connues comme psychoses, ces maladies ne deviennent mauvaises qui si l’individu dépasse la dose que lui seul peut quantifier. Trop de paranoïa et de schizophrénie nuisent à la santé; un cocktail des deux, savamment dosé, rend extralucide. » Tout le monde connaît les symptômes de l’approche parano: toutes les forces qui t’entourent ne visent que ta destruction. Le mal vient de l’extérieur et de l’Autre, le monde est ligué contre toi. Il y a des faiseurs de parano comme il y a des faiseurs de pluie. La parano est une énergie transmissible. Celle dont tu disposes sert à la retourner contre ceux qui réduisent la vie. » Ton problème est: Comment construire une journée d’écriture qui ne s’effondre pas à la seconde suivante? Quelle quantité de réalités peux-tu supporter? » Je crois qu’on pourrait dire que la paranoïa a une forme littéraire, qui serait la forme psalmiste, les versets, mais cela nous entraînerait peut-être trop loin... Stephen King restait perplexe.
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- À présent, reprit Elvis, prenons l’approche schizo: toutes les forces qui t’entourent ne visent que ta division. Je crois que la prolifération galopante des chaînes TV, des radios, des téléphones portables, et des ordis et d’Internet, qui multiplie les images, les sons et les textes, enveloppe l’homme et le modifie. D’après ce que je vois de là-haut, bien que ce ne soit pas exactement là-haut, mais cette image fera l’affaire, j’observe un éclatement de l’unité à l’intérieur de l’homme. Ça tiraille de tous les côtés. Il faut accepter ses multiples personnalités, les dénombrer et les identifier. Il y en a au moins trois principales enchâssées l’une dans l’autre, humaine, puis mammifère et enfin reptilienne. Ensuite viennent celles que tu portes, visibles dans tes rêves, Stephen, et celles que tu importes, souvent issues d’autres créations, donc d’autres cerveaux, parfois fragmentaires, réduits à l’état de bribes de mots quand, au détour d’une phrase, tu t’aperçois que tu es parlé. » À toi de réconcilier ces voix, sinon tu pourrais finir comme ces serial killers qui hantent je ne sais combien de bouquins, et ce n’est pas un hasard. Les serial killers sont schizos, ils incarnent le prototype dégradé de la dissociation de personnalité. C’est le syndrôme du Docteur Jekyll et M. Hyde. Hyde n’a rien de bon en lui, il n’est que la part mauvaise, le noyau dur de méchanceté extrait de Jekyll. » L’écrivain déploie donc ses antennes paranoïaques et schizophréniques. Il en tire des méthodes d’élucidation et de formulation de questions nouvelles, ou de renouvellement des questions anciennes. Enfin sa tâche devient poétique, comprise, comme me le disait un de ces poètes français défoncés que je fréquente, la poésie peut être ceci ou cela. Elle ne doit pas forcément être ceci ou cela... Sauf délirante et lucide. En somme, l’écrivain peut apparaître comme un créateur d’oxymorons. Ce mot, si incongru, prononcé par Elvis avec son accent du Sud, déclencha quelque chose chez Stephen King, qui retrouva enfin l’usage de la parole. - C’est Dieu qui t’a envoyé?
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Elvis secoua la tête. - On ne prononce pas son Nom. Il est Silence. Selon certains, Il se livrerait à une expérience. L’univers est son laboratoire, l’homme est son rat. Depuis qu’Adam a choisi la connaissance en sortant du jardin d’Eden, Il s’est placé en observateur du Bien et du Mal, et depuis, Il se livrerait sur les hommes à des expériences obéissant au principe d’incertitude. Si c’est le cas, Il donne tort à Einstein, qui ne pouvait croire qu’Il pouvait jouer. Pourtant, c’est ce qu’Il fait. Savant suprême, toutes les formes de réalité l’intéressent et, sous son influence, chaque individu a la sienne. Mais pour valider ses expériences, Il doit les renouveler un nombre incalculable de fois. Je crois qu’on peut estimer que les statistiques accumulées depuis la nuit des temps sont insuffisantes. Elles ne Lui ont pas encore permis de trancher. Il a tout son temps, Lui. Pas comme moi, d’ailleurs je dois te laisser, je ne dispose que d’une autonomie restreinte pour m’adresser à toi. On m’a envoyé parce que nous sommes égaux. Nous sommes des Rois, Stephen. J’espère avoir correctement rempli ma mission et... Elvis n’acheva pas sa phrase, il disparut. Alors Stephen King sut ce qu’il lui restait à faire. A tâtons, sa main se referma sur ses lunettes posées sur la table de chevet. Il les chaussa puis jeta un rapide coup d’œil sur le réveil: 1h36. À peine croyable. Quelques instants plus tôt, il somnolait devant une émission dont il ne gardait aucun souvenir. Il se leva avec précaution. Debout, il glissa les pieds dans ses mules, enfila son peignoir et traversa l’immense chambre obscure sans rien renverser. Il se rendit dans le salon de musique en prenant soin de refermer derrière lui toutes les portes qu’il avait eu à franchir. La maison dormait. Surtout ne pas la réveiller. Dans la pénombre, les lumières du juke-box faisaient une tache iridescente. Stephen King les contempla, fasciné, comme si une soucoupe volante s’était posée sur l’épais tapis. Il se dirigea vers l’appareil, se pencha et, sans hésiter, appuya sur les touches D16. Dans un chuintement, le 45 tours se posa sur le plateau, le bras en forme de cobra se souleva et le saphir sous la tête, dont les yeux rouges scintillaient, toucha la surface de vinyle. Il y eut une suite de légers craquements puis les premières mesures de Return To Sender firent vibrer l’air et chassèrent les derniers démons retranchés dans le cerveau de Stephen King. Avant qu’Elvis ne prenne possession de la pièce, l’écrivain, le sourire aux lèvres, sut quelle fin il allait donner à son nouveau roman.
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I
LUPO
Le vieil homme s’appelle Sungiri. L’échine courbée, il arrose lentement et avec soin la terre de son jardin. Ce geste tranquille concentre toute son attention. Ses lèvres fines remuent, mais aucun son ne sort de sa bouche. Il récite des mantras connus de lui seul. Ses paupières sont presque closes, et ses traits sont plus creusés qu’à l’ordinaire. Sillonné de rides semblables à des cicatrices profondes, comme si on lui avait labouré la peau à coups de râteau, le visage de Sungiri a la couleur du cuivre. Sans ses longs cheveux noirs et raides, il pourrait être un clone oriental de Prune Face, un des méchants de la B.D. Dick Tracy, créé par Chester Gould, que Warren Beaty adapta fidèlement pour le grand écran. Personne ne connaît l’âge de Sungiri. Il fait vieux, voilà tout, et il doit l’être. Des années auparavant, il est allé consulter les registres officiels ; et, sous les yeux incrédules du fonctionnaire impérial, il a avalé son bulletin de naissance. « J’efface mon passé, lui a-t-il dit en guise d’explication, et il faut bien commencer par quelque chose, de préférence le début. » Lui seul est capable de réussir ce qu’il est en train d’accomplir, à l’insu de tous. Une touffe de cheveux noirs est sortie du sol. Sungiri a reposé son arrosoir. Il prend un gros livre posé au pied d’un cerisier en fleurs, ou d’un lilas blanc. Il consulte son G.L.A. (Grand Livre de l’Agriculture). Cet ouvrage le suit partout. Il en lit à voix haute un passage : «Si vous mettez dans la terre le nombril d’un homme et le sperme d’un loup et si vous l’arrosez avec de l’eau, il en sortira un loup-garou. L’homme-bête poussera quand le tonnerre grondera.» Sungiri frappe dans ses mains. De gros nuages noirs couvrent le ciel.
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La pluie verse. Des éclairs zèbrent le ciel. Le tonnerre gronde. Sungiri sous l’orage reste zen. Il vit à l’écart du monde. Sous une fausse identité. C’est le dernier représentant de la noble lignée des G.S.C. (Grands Sages Cultivateurs). Les Oboshoguns les ont persécutés pour des raisons qu’il n’a pas eu le temps de m’expliquer. À ce sujet, les pistes les plus sérieuses semblent être la trente-huitième réforme agraire et la suppression de la culture du cannabis. L’introduction (surveillée) dans les campagnes des Turbologic-tracteurs et des Mégalogic-moissonneusesbatteuses-lieuses avait soulevé les paysans en masse. Longtemps considérés comme des objets magiques, les engins avaient été exposés sous une cloche de verre au Musée de l’Extranormal. Et sur une décision soudaine et arbitraire, leur utilisation avait rendu inutiles les bras de dizaines de milliers d’êtres humains, qui pouvaient aller pointer aux officines régionales de l’OMPE (l’Office Mondial Pour l’Emploi). Lesquelles furent immédiatement squattées. Regroupés en conseils, les paysans votèrent des occupations à durée illimitée. Les Oboshoguns refusèrent de négocier. Ils envoyèrent des légions de Ninjas Exterminateurs réprimer le mouvement. La carte du pourrissement fut choisie. Les officines furent assiégées et les révoltés affamés. Et on les priva de sommeil et de repos. La nuit ne tombait plus. Les faisceaux d’énormes projecteurs illuminaient tout vingt-quatre heures sur vingt-quatre, et des murs de haut-parleurs diffusaient en boucle et à plein volume un remix techno de La danse des canards (le Dj trouvait que c’était le summum du kitsch). Au bout de trois mois, l’estomac dans les talons, les yeux exophtalmiés, les tympans en compote, mus par l’énergie du désespoir, les paysans prirent d’assaut les positions ennemies. La surprise faillit jouer en leur faveur. Les légions subirent de lourdes pertes (le cannibalisme resurgit : des dizaines de Ninjas furent mangés tout cru). Il y eut des pillages ; et les affrontements dégénérèrent en massacres. La puissance de feu et la supériorité logistique des Ninjas firent la différence. Ils emportèrent cette guerre civile.
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Les survivants se rendirent. On exécuta les meneurs séance tenante ; des milliers d’hommes furent déportés dans les mines de chewing-gum aphrodisiaques (où ils périrent, non pas victimes des émanations toxiques, mais des séances de branlettes à répétition qui les laissèrent exsangues) ; et les G.S.C., qui avaient soutenu les émeutiers (prodiguant des conseils stratégiques) et n’avaient pas hésité à leur prêter main forte, furent déclarés hors-la-loi et leurs têtes mises à prix. Quant au cannabis, son interdiction visait à favoriser la mise sur le marché des nouvelles dopes de synthèse. En tant que principaux récoltants, les G.S.C. avaient la meilleure herbe. Accessoirement, c’était de gros fumeurs. Dans le top-ten des plus gros fumeurs de joints de l’Empire, Sungiri figure dans le peloton de tête, en seconde position.
II Hiver comme été, Sungiri porte une sorte de kimono superblanc en toile écrue. Cette tenue lui fait l’année. Bien obligé, le facteur ne passe livrer le courrier et les colis qu’une fois au début du printemps, et au-dessus de trois kilos de marchandises, il faut s’acquitter d’une taxe exorbitante ou graisser la patte de l’employé impérial, pratiques inadmissibles selon Sungiri, qui se retient à chaque fois pour ne pas utiliser les prises secrètes apprises dans son manuel de Jet-Kun-Do (paraphé par Bruce Lee lui-même.) Dans le catalogue des 3 Suisses, Sungiri avait pris soin de choisir le modèle aux manches extra larges. Grâce à elles, d’un revers du bras, il peut éponger ses larmes. Sungiri est un Sage Pleureur. Un flot de larmes coule presque en permanence de ses canaux lacrymaux (Un exercice de sa volonté : ses larmes nettoient ses yeux ovoïdes des impuretés qui pourraient pervertir le regard qu’il porte sur le monde. Il s’agit d’être clairvoyant.) C’est comme un tic chez lui. Résultat, au bout d’une année, les manches s’effilochent, les coutures craquent de partout, le kimono tombe en lambeaux, bon à foutre à la poubelle, direct.
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Chaque soir, après un dîner frugal - un bol d’Ovomaltine dans quoi flottent des grains de riz complet et des morceaux de tofu - Sungiri enlève son kimono et le met dans le lave-linge séchant, puis il se couche, enveloppé dans un drap, sur un matelas dur comme de la pierre. À l’aube, il renfile son kimono et se prépare du thé vert qu’il fait bouillir pendant ses ablutions. Sungiri marche pieds nus. Sa dernière paire de tongs Nike a rendu l’âme. Il l’a enterrée selon les préceptes mystiques codifiés dans le G.L.A. (son second livre de chevet après le manuel de Bruce Lee il ne possède que ces deux livres là), les semelles retournées et les talons face au soleil couchant. Quand, trois mois auparavant, Sungiri avait voulu se réapprovisionner dans le Décathlon le plus proche, à 150 bornes de chez lui à vol de grue - et il fallait traverser des contrées hostiles - , le vendeur, désolé, lui avait annoncé que son modèle favori n’était plus disponible. Il y avait une rupture de stock. Sungiri avait tempêté. Il se refusait à chausser une autre marque, ça lui coûtait sa récolte semestrielle d’herbe, mais sa récompense était de contempler son reflet en pied dans la glace du magasin. Il ne voyait plus que ses Nike flambant neufs, et il trouvait qu’il avait la classe internationale. Mon crâne pointe son dôme hirsute, puis ma tête, mes épaules, mes bras, mon torse et mes hanches émergent des entrailles de la terre. La première chose sur quoi se posent mes yeux, c’est la face ruisselante et ridée à la mode Prune Face de Sungiri. Le choc ! Je tourne la tête et alors, entre les gouttes, j’entraperçois la cabane en rondins. Toute riquiqui, ses contours flous se découpent devant une chaîne de hautes montagnes aux cimes blanchies et dentelées comme la mâchoire inférieure d’un squale. La cheminée crache une fumée laiteuse dans un ciel couleur d’ardoise. C’est l’aube. Une vraie carte postale, sauf que je suis trempé jusqu’à la moelle et que je commence à me les geler sévère, la moitié du corps enfoncée dans le sol comme une vulgaire carotte. Ma situation est embarrassante. Je ne comprends rien à ce qui m’arrive. Au moment d’ouvrir la bouche, en quête d’explication, Sungiri me fait chut avec le doigt. Il refrappe dans ses mains. L’orage s’arrête net. Les nuages disparaissent et le ciel s’éclaircit. Quel prodige ! Moi aussi, je veux apprendre à commander les éléments, les déchaîner si le cœur m’en dit.
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Sungiri se penche en avant et me regarde dans les yeux. - Je te nomme Lupo. Tu es précoce et déjà doué de la parole, mais il y a encore du boulot. Tu n’es encore qu’un demi loup-garou. (La surprise me cloue les mâchoires. Je hoche la tête.) Rassure-toi, d’ici peu de temps, tu seras grand et fort, et tu deviendras, peut-être, roi des animaux. Détrôner le lion ? Bon, vu comme ça, je fais un beau sourire et je l’applaudis. - Tu as compris, bravo, dit-il.
Dans cet univers parallèle à la Terre, les animaux se plantaient comme des légumes ainsi que les loups-garous. Sungiri interroge le Wakwak. C’est un arbre merveilleux qui porte sur ses branches des têtes d’oiseaux multicolores et parlantes. Ses paroles sont toujours précédées du cri « Wak wak ! « Il prédit l’avenir. Quand le Wakwak prend la parole, des images sortent des têtes des oiseaux. Elles sont projetées au-dessus de l’arbre, comme des bulles de bande dessinée. Effet psychédélique garanti. - Wak wak ! Par delà les montagnes, une arche gigantesque retient captif un spécimen de chaque animal terrestre. La créature qui en est responsable s’appelle Nefastor. (L’homme, malingre, a des oreilles de lièvre de Californie et des ailes de chauve-souris - plus exactement, d’une pipistrelle !) C’est un sorcier. Il a de grands pouvoirs magiques, et il est secondé par une bande de T.J.G.O. (des Têtes à Jambes à Grandes Oreilles. Drôles de monstres : leur corps est remplacé par un énorme visage; ils ont des petits bras placés sous les oreilles - qui ressemblent à des paraboles - et leurs jambes s’accrochent sous le menton ; dans certaines régions, on les appelle aussi des Grylles). Nefastor cherche à réaliser l’ancienne prédiction selon laquelle celui qui regroupera tous les animaux dans une anti-arche de Noé sera le maître du monde. Alors ce sera l’avènement de l’Imposteur, et on en chiera un max. Nefastor est en passe de réaliser son projet. Il ne lui manque qu’un tigre, un dragon et un loup-garou. Ses troupes sont à la recherche de ces trois animaux (les T.J.G.O., armés de sarbacanes, de machettes et protégés par des boucliers, marchent en colonne serrée). Lupo est le prochain sur la liste. Sungiri, tu dois faire quelque chose pour les empêcher de le capturer. Sungiri ne s’énerve pas ; il lui en faut davantage.
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III Sungiri s’assoit dans la position du lotus. Aussitôt il est profondément concentré. Comme c’est un maître, il commence à léviter. Atteindre le septième ciel en quatrième vitesse ne lui pose aucun problème. Il va mettre tout le bordel (gens, animaux, choses, nature) en harmonie, et on n’en parlera plus. Il deviendra ainsi le sauveur du monde, sans que le monde ne l’apprenne jamais. - Maître, soyez prudent, dis-je, un peu inquiet quand même.
Des cris sauvages retentissent tout autour de nous. Nous sommes encerclés. Des T.J.G.O. par dizaines ! Les peintures de guerre phosphorescentes luisent sur les grosses têtes livides des T.J.G.O. Ils ont l’air menaçant, pas commodes du tout. Les monstres ont bien choisi leur moment. Prisonnier de la terre nourricière, je suis condamné à regarder, sans pouvoir me défendre, ou prendre la poudre d’escampette. Le développement de mes couilles s’interrompt tout net. Des noisettes ! Elles se ratatinent dans le scrotum. J’ai une trouille bleue, mais je sors les crocs, histoire de les impressionner, et je grogne. Un minable cri. L’effet tombe à plat. - Rendez-vous, vous êtes cernés ! Vous n’avez aucune chance ! crie une voix dans mon dos. La formule n’est pas originale, mais brille par sa limpidité. J’ai le réflexe de retenir Sungiri par une cheville pour l’empêcher de s’élever définitivement. Le septième ciel attendrait. Y’a plus urgent. J’ai vachement de mal à cramponner Sungiri. Il n’est plus soumis à l’attraction terrestre. Comme s’il était gonflé à l’hélium, il est irrésistiblement attiré par les forces du Haut. Je le secoue de toutes mes forces. Je me mets à gueuler : « Maître, réveillez-vous ! » Les T.J.G.O. se figent.
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Une grimace douloureuse déforme les visages surdimensionnés. Ils lâchent leurs armes pour se boucher les oreilles. Je me remets à crier plus fort. - Yaouh ! Yaah ! Les T.J.G.O. sont comme paralysés. Ça marche ! J’en profite pour tirer un bon coup sur la jambe de Sungiri. Et, sans faire gaffe (je ne connais pas encore ma force), je la lui arrache au niveau du genou. Le sang gicle. Un jet puissant qui me douche et m’aveugle presque entièrement. Je reste comme un con avec sa jambe dans ma main, ne sachant plus quoi faire. Je la jette le plus loin que je peux, dans l’espoir insensé d’assommer au moins un T.J.G.O. Ma tentative échoue lamentablement. La jambe retombe dans l’herbe après trois loopings. Enfin Sungiri sort de sa transe. Il bascule dans l’air et fait une lourde chute sur le crâne. Droit comme un I à l’envers, son corps se rigidifie. Il fait le poirier ! Puis il jette un regard semicirculaire autour de lui. De sa blessure, le sang continue de jaillir comme d’une source. Sungiri s’en soucie comme d’une guigne, indifférent à la douleur, à la gravité de son état, et à moi, couvert de sang. Les T.J.G.O. ont récupéré leurs sarbacanes. Ils se mettent en position de tir. La cible principale reste Sungiri. Si le Wakwak avait dit vrai, je dois juste être capturé. Je reprends espoir. D’un geste de la main, Sungiri transforme les sarbacanes en appareils ménagers bruyants, tous en parfait état de marche : vieilles machines à laver, mixers, transistors branchés sur Skyrock, moulins à café, sèche-cheveux et radio-réveils se mettent à pleuvoir sur les T.J.G.O. Ils s’enfuient à toutes jambes, en poussant des cris de douleur effrayants.
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Sungiri se remet sur pied. Des bouts de ligaments et de fémur, des fragments de cartilage, du tissu musculaire et des lambeaux de peau sortent du moignon. C’est pas beau à voir. Je manque tourner de l’œil, mais je me ressaisis. En équilibre sur sa jambe valide, Sungiri comprime sa plaie à deux mains. Il a son brevet de secourisme et connaît des remèdes de sorcier. Le sang pisse entre ses doigts ; il gronde entre ses dents. - Que s’est-il passé, Maître ? je demande naïvement, tout dégoulinant de sang. - Plus tard, plus tard, répond-il. Au lieu de poser des questions stupides, tu ferais mieux de me venir en aide. Je fais un geste d’impuissance. - Désolé, Maître, je voudrais bien, mais je suis un peu, bloqué. - Merde, c’est pas de bol. Tant pis, je vais me démerder tout seul. Comme d’habitude. Ma jambe, où l’as-tu balancée, crétin tibétain ? L’offense est grave. Je suis tout penaud. Je désigne le carré d’herbe où la jambe gît, pliée à l’équerre. À cloche-pied, secouant la tête, Sungiri va la ramasser et se la cale sous le bras, puis il sautille jusqu’à la cabane, une longue traînée de sang zigzaguant derrière lui. Il disparaît en claquant la porte. Alors j’entends un cri ; ensuite, plus rien. Mon anxiété redouble ; et si Sungiri était mort, en me laissant planté dans la terre, à la merci des hyènes et des vautours, sans armes, ni eau ni nourriture, dans l’attente que des orages providentiels me délivrent ? Combien de temps pourrais-je tenir ? Je n’en ai pas la moindre idée. Mais Sungiri réapparaît environ quinze minutes plus tard. Il sautille comme un cabri. Un large bandage protège sa blessure. - J’ai eu un petit malaise parce que j’ai été obligé de cautériser le moignon avec une bûche de la cheminée, m’explique-t-il. Quant à ma jambe, je l’ai mise au congélo, je m’en occuperai en temps voulu. Ce n’est pas si grave. Une bonne aiguille, du catgut de synthèse, et je serai comme neuf. Je boiterai un peu, mais y’a des gonzesses à qui ça plaît (Il a un sourire égrillard.) Et puis, qui n’a pas ses petits défauts, hein ? Je suis épaté. Le courage et le stoïcisme de Sungiri me laissent sans voix. Il rugit de rire. - Avec les bonnes formules magiques, mon petit, rien n’est impossible.
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IV Sungiri me frotte avec une éponge naturelle. Le sang poisseux ne s’enlève pas si facilement. Des touffes de poils restent collées. - Peut-être que je devrais te raser entièrement, ça irait plus vite. Cette idée saugrenue ne me plait pas du tout. Je fais la grimace. Sungiri éclate de rire. - Je déconne, fait-il. Un loup-garou glabre, ça la foutrait mal. Quand Sungiri a fini d’ôter le sang, il me rince à l’eau claire et me sèche. Je me sens revivre. - La prochaine fois, tu essaieras de mesurer ta force, me dit-il. Je baisse les yeux et acquiesce. - Que va-t-il se passer, Maître ? - Je connais les T.J.G.O. Ils n’abandonnent pas si facilement. Ils vont aller chercher, ou fabriquer, des superboules Quiès, et ils reviendront. Leurs oreilles sont comme des ailes où retentissent les bruits du monde. Ils sont très sensibles. C’est leur force - elles leur ont permis de nous retrouver - et c’est leur faiblesse, comme tu as pu t’en apercevoir. Maintenant qu’ils savent où nous sommes, je dois accélérer ta croissance. Il n’y a plus que ça à faire. Sungiri alterne orages et arrosages. Je pousse comme un champignon atomique. Au crépuscule, je suis sorti de la terre. Un bon gros mâle de cent cinquante kilos environ. Noir comme du charbon, à l’exception d’une magnifique bande de poils argentés qui court sur mon dos. La marque des mâles dominants, comme chez les gorilles. Debout, j’époussette mes poils. - Bon, fait Sungiri, te voilà complet, adulte. Je crois que j’ai jamais aussi bien réussi un Homo Canis Lupus Lupus, non je bafouille pas, ça veut dire que t’es un loup-garou de plaine. Je sais, tu vas me dire que nous sommes à la montagne, et je te répondrai et alors, quelle différence ça fait ? À part le régime alimentaire, t’es bâti sur le même modèle qu’un loup-garou de montagne, mais va savoir pourquoi, j’ai toujours préféré votre compagnie à celle de tes frangins des montagnes. Ils bougent pas assez, je vous trouve plus sociable, moins casanier. Bah, laisse tomber, je suis qu’un vieillard qui radote.
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Sungiri m’entraîne dans la cabane où il me fait partager son repas. Réprimant mon dégoût, je me force à avaler la mixture. C’est exécrable. La cuillère à soupe est minuscule dans ma grosse main griffue. Elle tient mal. Je fais des efforts pour ne pas en foutre partout. Ma maladresse fait sourire Sungiri. Le repas terminé, je fais la vaisselle puis un brin de toilette. À mes cheveux indisciplinés, je veux me donner un coup de peigne. Un vieille glace à main, ovale et ébréchée, traîne sur l’évier. Je la saisis. Trente minutes plus tard, je reprends mes esprits. Sungiri m’a fait renifler des cristaux dans une fiole. Je lui suis reconnaissant de s’abstenir de faire des commentaires sur ma perte de conscience. Il me dit qu’il faut passer aux choses sérieuses. Il roule deux cônes et m’en tend un. - Fume, dit-il, ça te détendra. - Qu’est-ce que c’est ? - Goûte, tu m’en diras des nouvelles. Je n’ose pas refuser. L’herbe de Sungiri est mortelle. Forte et délicieuse. Après trois lattes, je suis défoncé. Un sourire benêt élargit mon visage. On fume nos pétards en silence. D’abord, Sungiri m’apprend les rudiments du code des loups-garous, et quelques trucs annexes qui pourront toujours me servir. Ensuite il m’hypnotise. Par télépathie, il me bombarde d’informations de tous ordres, des plus triviales - genre le maniement des couverts et les formules de politesse - à d’autres plus sophistiquées : des notions d’histoire, d’histoire de l’art, de philosophie, de biologie et de physique. Mon cerveau les copie en avance rapide. A la fin de la nuit, je dois être titulaire de l’équivalent d’un bac S. Le soleil se lève, et Sungiri prononce les paroles fatales. Il n’a pas le choix. Je m’en souviendrai toujours, comme si elles avaient été prononcées hier. - Tu dois aller te cacher au bout du monde en attendant que je trouve un moyen de nous tirer de là, ordonne-t-il. Il me pousse dehors. Je salue une dernière fois mon Maître et je m’arrache. Pas question de moisir dans le coin. Dans ma hâte, je n’ai oublié qu’un renseignement : le bout du monde, c’est par où ? Sungiri ne l’a pas précisé et j’ai oublié de le lui demander. Je vais au plus simple. Je pique un sprint droit devant moi, décidé à me jeter la tête la première dans l’océan indien.
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L’eau glacée me chatouille les couilles. Juste avant de plonger dans les rouleaux, j’ai un horrible pressentiment. «La danse des canards» résonne dans mon crâne. Ça veut dire danger ! Sungiri m’avait prévenu : « Quand tu entendras La danse des canards, prends garde à toi ! « - Mais, Maître, avais-je protesté, pourquoi La danse des canards ? - J’ai entendu cette saloperie pendant des mois, je ne m’en suis jamais remis. Le seul moyen que j’ai trouvé pour me l’ôter de la tête, c’est de te la refiler. - Merci du cadeau, c’est trop sympa. Demi-tour. Je dérape dans le sable mouillé et remonte vers le Nord-Est. Je préfère faire un détour par l’Alaska, quitte à rallonger ma route de quelques milliers de kilomètres.
V Noir. « Lumière ! » crie Nestor à l’attention du projectionniste. Je suis assis au premier rang d’une salle de cinéma privée, en compagnie des frères Darwin. Nestor et Pollux. Les deux producteurs les plus efficaces d’Hollywood, et les plus redoutés et détestés. D’un claquement de leurs doigts embagousés de diamants dix-huit carats ils font et défont des carrières. Les deux gros bonshommes, la dégaine mafieuse dans leurs costards style Armani, félicitent un troisième type, le très jeune et prometteur Fred Young, auteur d’un premier et « remarquable « long-métrage, intitulé «L’encyclopédie des zombies». Pas très commercial comme titre, mais l’œuvre a obtenu le premier prix du festival de l’Etrange, dans la catégorie Gerbos. Ensemble, nous venons de visionner les quinze premières minutes du film tiré de ma vie. Sans déconner, la mienne. Nestor tapote la joue de Fred Young. - Pas mal, pas mal, concède-t-il. T’es pas trop manchot avec une caméra, fiston. On s’est pas trompé sur ton compte. Tu promets. Tes quinze premières minutes sont alléchantes. Le montage est efficace, le rythme est bon, les effets spéciaux sont super. Ça manque peut-être d’un peu de fesse, on verra. Continue comme ça, t’es sur la bonne voie.
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- Ouais, a ajouté Pollux, sûr qu’on tient un truc du tonnerre. Ça va faire un carton. Fred Young, dans ses petits souliers, sourit de façon niaise. Mais ce sourire masque sa jubilation intérieure, qui est grande. Il le tient, son passeport pour le box-office. Il ne laissera pas passer sa chance. Aussi discrètement qu’il peut, il inspire un grand coup. Pas d’excitation excessive, il lui reste soixante-quinze minutes de film à mettre en boîte. Et Nestor et Pollux lui mettront la pression ; pour ça, on peut compter sur eux. Le budget came de Fred Young va exploser. J’ai ce don : je sais lire dans les esprits. - Lupo, vieille noix, dit Nestor (qui renonce à passer un bras autour de mes épaules comme il en avait l’intention, il lui faudrait des échasses.) T’es formidable ! Y a rien de plus à dire. Ta vie était faite pour devenir un film. - Ouais, t’es une star, confirme Pollux. Une vraie de vraie ! J’accepte leurs compliments d’arracheurs de dents. On se lève. Je réajuste mes Ray-Ban et allume un Havane. Vêtu d’un bermuda de surf, d’un teeshirt X-Files, de pompes deux tons sans chaussettes et de ma casquette de base-ball, je dégage un max. Au bar, on se remémore le passé. Le fameux jour où ils m’ont découvert, même s’il a fallu que je les aide un peu. On rit de bon cœur.
VI Un informateur anonyme leur ayant appris que les nouveaux parrains de la drogue japonaise projetaient de les kidnapper, c’est flanqués d’une paire de Golemogols, un Black et un Caucasien, que les Darwin Bros. se promenaient au Parc Zoologique. Voir des animaux en captivité apaisait leurs nerfs à vif. Après un tour distrait, ils s’accotèrent à un rocher artificiel. Tout en se gavant de frites et de pop-corn et de soda, Pollux se lamentait (sur l’effondrement du cinéma mondial, le désintérêt croissant de ces enculés de spectateurs, la télé et les réseaux câblés, les jeux vidéo, le Net, etc., tous ces maux). - Le hic, je crois, l’interrompit Nestor, c’est qu’on a assisté à une disparition rapide de l’esprit du cinéma. Ce n’est pas pour rien que Louis B. Mayer, le plus puissant des moguls, interdisait les représentations viles des êtres et des choses. Pas plus de putains que de chiottes à l’écran ! Quand King Vidor osa montrer une cuvette de cabinet dans La foule, il lui en a voulu à mort. C’était le premier signe de la décadence. Une chute qui conduit aujourd’hui à ce que même les films pour enfants soient scatos.
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- De quoi tu parles, Nestor ? - Regarde Ace Ventura ! Si c’est pas dégueulasse, un héros qui parle avec son cul. - Mais… les gens rigolent. - Pipi, caca-prout, l’humour couches-culottes, je sais. Crois-tu que Gary Grant serait mort sur des chiottes comme Travolta dans Pulp Fiction ? Tu peux imaginer ça ? Qui a envie de payer pour voir une star en train de pisser ou de chier ? Où est passé ce que Mayer appelait justement le devoir d’illusion des stars ? Le B.A.-BA du cinéma, c’est Beauté, Amour, Baston. Beauté des actes, amour d’un couple, baston contre les méchants. Tout ce dont sont privés les gens chez eux. Maintenant, nous sommes au fond du trou. C’est par là que nous regardons le monde ; et ce n’est pas qu’une métaphore. - Tu déconnes à plein tubes ! décréta Pollux. - Non, je suis très sérieux. Ce qu’il faudrait, c’est une star d’un genre nouveau, pensa tout haut Nestor. Derrière eux, je les observais et les écoutais. Très intéressantes, les tirades du gros. Depuis le temps que j’attendais un moment pareil. J’en avais plus qu’assez d’être captif. Deux mois étaient passés. Un zoo n’était pas une cachette plus mauvaise qu’une autre. Je restais blotti, le dos rond, au fond de ma cage. De loin, on me confondait avec un gros loup ou un ours de taille moyenne. Mais on s’en lassait rapidement. Je n’avais pas fait tout ce chemin et bravé tous ces dangers pour un résultat aussi minable. On avait vite fait le tour des pauvres avantages : logement (exigu) et bouffe (passable) gratos ; et ça s’arrêtait là. Un bail d’un mois aurait été amplement suffisant. Les distractions étaient trop rares. Et, surtout je dormais mal, moi qui avait tant besoin de plonger dans les abysses du sommeil. Un cauchemar récurrent hantait mes nuits : j’erre dans un musée désert ; je me perds, cherche la sortie dans ce labyrinthe d’immenses travées ; je tombe en arrêt devant une petite colonne Morris, surmontée d’un siège de W.C. où se lit l’inscription Duchamp, je sais que la colonne devrait s’appeler Marcel ; je regarde dans la cuvette ; et je découvre avec horreur une tête d’ours en réduction, qui flotte dans une eau sale. Les yeux jaunes, grands ouverts, morts, me regardent. Hagard, je me réveillais quand les mâchoires s’ouvraient et que l’ours cherchait à me mordre le visage. Foin d’interprétations, je mettais ça sur le compte de la constipation. Je me sentais observé ; difficile dans ces conditions de chier sereinement. Tout serait oublié à l’air libre. Maintenant se présentait une occasion en or de me tirer de mon trou à rats. Les deux types ne devaient pas filer avant de m’avoir vu, et entendu. Attirer leur attention, mais sans déclencher une émeute.
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Les visiteurs étaient peu nombreux, mais le danger pouvait surgir de partout. Les yeux protégés par leurs verres-miroirs, sur le qui-vive, les Golemogols dévisageaient et détaillaient tous ceux qui les entouraient d’un peu trop près.
Ils mesuraient plus de deux mètres et semblaient taillés dans l’airain. Leurs corps bio-plastiques faisaient écran devant leurs patrons. Leurs visages n’exprimaient rien, aussi dépourvus de sentiments qu’un tortionnaire de l’Inquisition. Des simili-robots dans une enveloppe de chair et de silicone kevlarisée. Programmés pour surveiller et défendre quiconque loue leurs services, ils allient puissance et rapidité; et ils ignorent le danger (parce qu’ils se gavent d’amphètes illégales, comme les nouveaux anti-Pavoris, qui inhibent totalement les circuits émotionnels de la peur. Si vous en abusez, votre espérance de vie raccourcit subitement. Le sentiment d’invulnérabilité se développe jusqu’à un point fatal où vous tentez l’impossible : arrêter à mains nues une voiture vous fonçant dessus, sauter du sixième étage, traverser un corridor de flammes de cent mètres de long, avaler du plomb fondu, ce genre d’exploits).
Un loup-garou n’entrant pas dans une des catégories «danger potentiel immédiat», les Golemogols me tournaient le dos. Conscient qu’il ne fallait effrayer personne - on ne pouvait pas prévoir les réactions du pékin lambda, et les Golemogols, eux, tiraient d’abord et posaient les questions ensuite - je passai discrètement les mains à travers les barreaux de ma cage. Je devais étirer mes bras, qui sont pourtant fort développés. Enfin je réussis à frôler l’épaule des deux producteurs. Merde, pas suffisant. Je pris l’accent californien. Cooool. Je collai ma bouche contre les barreaux. Ma voix d’animateur radio se coulait dans les oreilles des producteurs. - Pardonnez mon impertinence, messieurs, j’ai écouté votre conversation et je comprends votre problème. J’ai une solution. Accordez-moi quelques secondes, il n’en faudra pas plus pour vous convaincre. Je vous assure que votre surprise sera de taille.
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- On travaille pas avec des amateurs, répondit Pollux, sans se retourner. Peut-être que j’avais mal formulé ma requête. N’auraitil pas été plus efficace de hululer, puis de pousser un cri interminable, et de rugir bestialement avant de me frapper la poitrine de la paume des mains et de déclarer d’une voix grave et sauvage de gros gorille lettré : - Regardez-moi, trouducs, je suis la solution de tous vos problèmes ! Un peu trop intimidant et risqué. À « trouducs «, les Golemogols m’auraient déjà vidé leurs chargeurs dans l’estomac. Le langage gestuel serait plus adapté. En douceur. Mes doigts habiles alpaguèrent l’alpaga. Les Golemogols ont vu le mouvement un quart de seconde trop tard. Ma poigne d’acier se referma sur les cols de veste Versace. Nestor et Pollux Darwin, ahuris, décollèrent brusquement. Leurs pieds ne touchaient plus terre, ils agitaient les jambes dans le vide. Des marionnettes de cent dix kilos. Se balançant au bout de mes bras, ils faisaient moins les marioles. Nestor réagit le premier. - Restez pas plantés comme deux crétins, éructa-t-il en direction des Golemogols, descendez-nous de là ! - On descend qui, d’abord, boss ? demanda le Black. Quasiment indestructible, mais doté d’un cerveau de dinosaure. - Faites le nécessaire, c’est tout ! ordonna Nestor. Les Golemogols se regardèrent. Nécessité fait loi. Ils défouraillèrent leurs armes. Synchros. Ça allait tourner à la boucherie. Pas fou, je laissai tomber Nestor et Pollux.
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Ils eurent un mal de chien à se relever. Ils suffoquaient.. Trop de graisses, trop de sucres, trop de tout en vérité. Ils incarnaient l’Excès dans toute son obscène vérité. Les Golemogols défroissèrent les costards de leurs employeurs sans que ceux-ci ne leur demandent rien. Les pantalons avaient morflé aux genoux ; et celui de Pollux était souillé à l’entrejambe (Il s’était pissé dessus.) Les frangins bouillonnaient de rage. - On se calme, dis-je très distinctement. Je voulais juste attirer votre attention. - Enfoiré de monstre ! Flinguez moi ça ! fit Pollux, encore sous le choc. Les Golemogols eurent une seconde d’hésitation. Nestor, plus prompt, leur fit signe d’abaisser leurs armes. Il avait retrouvé sa lucidité. Mais qu’est-ce qui leur adressait la parole ? Ma parole, un putain de loupgarou! Pas un de ces animaux soi-disant savant qui, après vingt ans de pratique assidue, a tout juste assimilé une trentaine de signes d’un langage symbolique pour dire « J’ai faim, je veux ma purée ! «, digne d’un enfant de deux ans, non, une vraie bête parlante ! Nestor était baba, muet de stupéfaction et d’admiration. Quand il retrouva ses mots, il dit à Pollux de patienter avant d’aller se changer, puis il me demanda comment un tel prodige était possible.
Je préférai leur mentir. Si je leur parlais de Sungiri et de ce qui m’était arrivé, ils ne me croiraient jamais. Ces hommes-là n’étaient pas encore prêts. Plus tard, peut-être. - Je me suis instruit en écoutant parler les humains et en apprenant à lire dans les journaux et les bandes dessinées, les gens me balancent n’importe quoi. La moitié du travail consiste à bien choisir. Tirer le bon grain de l’ivraie, c’est l’expression appropriée, non ? Nestor et Pollux, plus excités que des gamins dans un looping du Grand Huit, se tapèrent dans les mains. - Tu as un nom ? me demanda Nestor. - Je m’appelle Lupo. Ravis, ils s’exclamèrent en chœur : - Lupo, nous allons faire de toi la plus grande star que le monde ait jamais vu ! Voilà des paroles que j’aurais entendues au moins une fois dans ma vie. C’est pas donné à n’importe qui.
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VII Un pistolet collé sur chaque tempe, le directeur du zoo, suant à grosses gouttes, accepta sans discuter de signer les papiers de ma libération. Je lui serrai la main, en lui écrasant un peu les doigts. Il grimaça un sourire. Six mois plus tard, je tournais dans un énième remake de Notre Dame de Paris. Ma prestation dans le rôle de Quasimodo a fait sensation. Des critiques érudits ont écrit que c’était le meilleur bossu depuis la performance muette de Lon Chaney. Ce regard déchirant d’amour, putain, c’était beau. Ça faisait des années qu’on en avait pas vu un d’aussi émouvant. Quelle leçon pour les acteurs humains. Tout le monde s’est accordé à vanter mon talent, mes possibilités, mon énorme potentiel. Le film a fait un triomphe. Les spectateurs sortaient des salles le mouchoir à la main. J’ai été nominé aux Oscars. Mon nom a fait le tour de la planète. Une star était née. Plus moche que le fruit d’un accouplement entre Barbara Streisand et Robin Williams : Lupo !
Mon triomphe fait des jaloux. À la tombée de la nuit, dans la pénombre du parking des Studios, alors que je m’apprête à regagner mon véhicule, mes oreilles en pointe se dressent en entendant mentionner mon nom sur un ton peu amical. - Putain, mais tu l’as vu, ce Lupo ! Crois-moi, cet enfoiré de monstre va casser la baraque ! On a pas fini d’entendre parler de lui, dit une voix masculine. - C’est quand même incroyable de se faire voler la vedette par un truc poilu, lui répond l’autre voix. - Faudrait s’en débarrasser. Mais comment ?! Mon ouïe extra-fine me permet de capter cet échange entre deux stars (facile déduction : seuls les producteurs, les réalisateurs et les stars ont une place réservée au parking et les deux premières catégories n’ont aucune raison de m’en vouloir.) Je me suis tapi derrière une Rolls. Mes yeux ont viré au rouge phosphorescent, mais, malgré le tapetum lucidum, tissu favorisant la vision nocturne, impossible de reconnaître les deux jaloux (penser à consulter un ophtalmo dans les plus brefs délais).
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VIII Contrairement aux idées reçues et répandues à tort et à travers, ma vie quotidienne de star n’est pas que pouvoir, luxe, volupté, caprices, idioties, scandales, alcools, drogues et sexe. Il faut manifester objectivement son aura. Le travail est fait pour ça. Une de mes journées en a témoigné (bien que mon cas fût limite). L’existence d’une star est un job à plein temps. Souvent il est impératif de se lever avant le soleil, vers 5 heures du mat’. Le temps de déciller ses yeux chiasseux, de passer sous la douche, d’enfiler un jogging, d’avaler un grand verre de jus de fruits et une tasse de café, et je file aux Studios. À six heures, je suis attendu dans ma loge. Je suis le cauchemar numéro 1 des maquilleuses. (« Tous ces poils, bordel ! Y’en a partout. « chuchotent-elles.) Elles appliquent du fond de teint sur mes pommettes et autour de mes yeux ; et basta. Une fois par semaine, j’ai droit à un masque de beauté et une esthéticienne m’épile les sourcils. Ensuite les coiffeurs se démerdent avec ma fourrure. Tous ne sont pas pédés, je tiens à le signaler. Ils me shampouinent et me rincent. Les brosses et les peignes démêlent et coiffent les poils mouillés. On tente de les domestiquer, mais on se garde bien d’innover dans la coiffure. Le poil naturel. Pas de bigoudis, pas de bouclettes, pas de dégradés, pas d’ondulations à la con. L’unique tentative s’est soldée par un bide cuisant : j’avais été ridicule. Ma ressemblance avec la Bête sortant du bain dans la version Disney de La Belle et la Bête avait provoqué une de mes colères phénoménales. Il avait fallu démolir le peu de ce qui restait de ma loge et en reconstruire une nouvelle.
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Puis la matinée se passe à cuire sous les spots des photographes qui m’arrangent le portrait. Il est nécessaire de changer plusieurs fois de costumes. Ce n’est ni agréable, ni désagréable, c’est la routine. À dix heures trente, un factotum m’apporte un café et en profite pour me lire mon courrier. Les lettres de mes fans et de mes détracteurs composent un pot-pourri de conseils et de critiques en tous genres, de sollicitations, et d’insultes et de délires eugénistes et racistes. À tous, on envoie une photo dédicacée. Parfois je glisse un petit mot. Jamais je ne reçois de lettre d’amour. À l’issue de la séance, je réponds aux journalistes dépêchés par les journaux spécialisés ou non. La plupart des questions insultent mon intelligence. Enfin, c’est la pause déjeuner. L’après-midi, on filme. Le plan de tournage dûment rempli, je retourne dans ma loge. Après être passé au démaquillage, puis entre les mains d’un masseur et d’un chiropracteur, une ancienne basketteuse vient me gratter partout. Les énormes doigts de la fille, repliés comme des serres d’aigle, font vibrer de bonheur mon corps . Il y a longtemps que je n’ai plus de poux, mais la sensation du grattage est irremplaçable. Une heure de pur plaisir avant de retourner au charbon. Passer un smoking si une avant-première est cochée sur l’agenda ou une tenue plus décontractée s’il s’agit de figurer à une party ; croquer un sandwich ; et se mettre en pilotage automatique. Dodo vers minuit, une plombe du matin. On objectera qu’il y a pire. Certes. Et qu’il y a des compensations. Certes.
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Sur un conseil de Nestor, j’ai dévoré, de la première à la dernière ligne, Hollywood Confidential. Un ramassis de citations compilées par la journaliste Coral Amende. L’essentiel de ce qu’il fallait retenir sur la psyché des stars pour comprendre leur comportement était contenu dans cet ouvrage. Ce fut un matériau précieux. Au chapitre 8, «À part ça, ça va ?», était mentionnée une enquête publiée dans Psychology Today. Le top-ten des facteurs de stress des stars y était dressé, je le rappelle : 1 : La presse (surtout la presse à scandales) 2 : Les critiques 3 : Le harcèlement 4 : Les menaces (lettres, appels téléphoniques) 5 : Le manque d’intimité 6 : Le manque de sécurité 7 : La surveillance constante 8 : Les phases descendantes d’une carrière 9 : Un risque concernant la vie des enfants 10 : Les fans trop curieux Je me suis abstenu de tout jugement moral. Aucun de ces dix points ne m’inquiétait. Cependant je reste seul. Il m’arrive de déambuler dans les vingt-sept pièces vides de mon palace néo-victorien, des boules de l’enfer grosses çacomme coincées dans la gorge, et de me demander ce que je fous là. Je peux passer des heures à contempler un noyau d’olive entre deux doigts de ma main gauche, un verre de Martini à moitié plein dans ma dextre. Qui voudrait vivre dans la peau d’un loup-garou ? Plus adulé que King Kong et admiré des foules ; et alors? Sans amour, et sans femme dans son lit, quelle est la valeur de la vie ? Mon problème, c’est que les loups-garous ont des bites minuscules. Tout le monde sait ça, sauf Courtney Bingle. Oui, celle-là même, la starlette croqueuse de tout ce qui brille à Hollywood. Sa bouche gonflée au collagène a fait le tour de toutes les productions. Son ascension a été fulgurante. Les producteurs se la disputent. Elle n’a plus qu’à se baisser pour honorer les contrats les plus avantageux. Lors d’un break sur le tournage de Notre Dame de Paris, toute émoustillée à l’idée d’être la première femelle d’Hollywood à fourrer un loup-garou savant dans la couche de sa caravane, Courtney s’était foutue de la taille de mon zob.
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- Chéri, attends u ne seconde, t’es monté com me u n nourrisson. Merde, ma is i l faut que je pren ne u ne loupe et ma pi nce à épi ler pour t rouver ta bite. Chienne de garce de starlette de mes deux ! À la différence de mon talent inné (« La caméra est amoureuse de lui «, ne cessait de répéter le cadreur), un nombre incalculable de prises était nécessaire pour que son Esmeralda prenne vie. Un invraisemblable gâchis de pellicule. Le metteur en scène s’arrachait les cheveux. Ça ne devait pourtant pas être très difficile de jouer du tambourin, en battant des cils, en roulant du cul, et en secouant les nichons. C’était même, somme toute, le minimum qu’on pouvait exiger d’elle. Et comme sa réputation de langue d’aspic l’avait précédée, je lui avais promis de la lui arracher et de me lécher le cul avec si jamais j’apprenais qu’elle avait bavé sur mon appendice. Après, je m’improviserais chirurgien et regrefferais moi-même la langue, avec de grosses agrafes, j’avais précisé. Ce n’était pas une menace en l’air, je n’eus pas besoin de faire un dessin à Courtney. Elle avait bien compris que je ne plaisantais pas. Elle me traita d’enculé de clébard géant de merde. - Tu peux me croire, confia-t-elle peu après à sa meilleure amie qui me le répéta lors d’un cocktail, les loups-garous ne valent pas mieux que les mecs, tous des salopards. Je me suis consolé dans les bras des Lolicons, les juvéniles putes bridées. Habituées des petites teubs asiatiques, elles n’en poussent pas moins de ravissants « Iku ! Iku ! » (« Je jouis ! Je jouis ! »). Chaque lundi, je renouvelle ma carte d’adhérent de l’Eros Center de Beverly Hills, rebaptisé Palais des Nonnes par les Yakusas de la triade Jigoku (L’enfer) qui, maintenant, contrôlent le business du sexe, des jeux et de la dope. Car les Yakusas de Jigoku ont gagné la guerre de la dope. Ils régulent le trafic d’un bout du territoire à l’autre. Il ne leur reste plus qu’à dicter leurs conditions d’achat en gros ou, mieux, à faire main basse sur les pays producteurs. C’est une question de temps. Et ce temps, ils l’ont après que leurs killers ont intoxiqué avec une nouvelle variété de sauce tomate laxative (à effet très longue durée) les plats de spaghettis servis dans tous les restaus tenus par les clans mafieux, côtes ouest et est confondues. Mince d’exploit !
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Les wise-guys sont désormais condamnés à se morfondre une demi-douzaine d’années le cul vissé sur la cuvette des high-tech-techios (fabriquées par le consortium asiatique Cibo Matto - ce qui ne manque pas d’humour puisque leur nom signifie « la folie de la bouffe »). Bel avenir. Considérant l’inconfort de la situation, un parrain de la côte Est a ruminé pendant des jours ; et il a eu une idée : reconvertir les labos de raffinement clandestins en labos de recherche sommés de trouver un remède efficace. Euphorie générale ! Les chimistes se sont mis immédiatement à l’œuvre. Des équipes font les trois-huit ; on bosse donc sans relâche sur un riz transgénique constipant. Cependant, un parrain de la côte Ouest a fait remarquer qu’on pourrait peut-être choisir une autre céréale, parce que « Bordel ! Où va-t-on le cultiver ce putain de riz, à votre avis ? Non seulement les niaquoués nous baisent, mais en plus on va les enrichir. Trouvez autre chose. Du chocolat, c’est bon le chocolat. » On lui a fait répondre que si on voulait obtenir des résultats rapides, c’était le riz ou rien. Que préférait-il ? Je tiens ces informations confidentielles d’un dealer abonné de toutes les réceptions hollywoodiennes.
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IX (Quand, dans un film, on souhaite illustrer les longues distances parcourues par un ou plusieurs personnages, on montre une carte sur laquelle une flèche progresse en pointillés au fur et à mesure du trajet accompli- cf. Les aventuriers de l’arche perdue.) La reconfiguration mondiale a modifié les frontières, les pays ont changé de nom ou ont été dissous et fondus dans de vastes Empires. Pour plus de commodités, j’ai gardé l’ancienne appellation des pays cités ci-après. Imaginez le topo. Si on me suit à la trace, je suis remonté par le plateau du Tibet, tracé une diagonale passant par les taïgas mongoliennes, contourné par la droite le lac Baïkal sis en Sibérie orientale, et au Détroit de Béring je suis passé par l’île Saint-Laurent pour gagner l’Alaska, ensuite j’ai amorcé ma descente en ligne droite, coincé entre les Rocheuses et le Pacifique. Enfin, j’ai touché les États-Unis. J’ai soufflé longtemps. J’ai connu la faim. Je me suis nourri essentiellement d’herbes roidies par le gel, de lichen anémique ; et j’ai bouffé des pissenlits par la racine et sucé de la glace. J’ai connu le froid. Les régions que j’ai traversées se caractérisent toutes par un climat extrêmement rigoureux. La température descend presque toujours en dessous de - 15° C. Bref, j’ai souffert. Dans ma biographie - non autorisée (The Incredible Strange Star That Kicks Your Ass) -, Johnny B. Fax a jugé qu’aucun être vivant n’aurait pu accomplir ce périple. Il a insinué que j’avais eu recours à des stéroïdes et à des anabolisants. Bref, que j’étais dopé ; et que Sungiri n’était qu’une sorte d’ « apprenti-sorcier dealer ». Mais, par delà le froid et la faim, j’ai affronté d’autres périls. De nombreux obstacles se sont dressés sur mon chemin. Ma vie a été menacée à chaque fois (et La danse des canards, toujours, qui me mettait en garde).
Chaque aventure mérite d’être contée séparément :
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X L’histoire de l’adorable homme des neiges Un plateau uniformément blanc s’étend à perte de vue. Deux forêts de sapins et d’épicéas le bordent. Ça et là, des congères font des bosses plus ou moins hautes. Méfiant, je scrute le sol. Les traces de pas profondément enfoncées dans la neige m’intriguent. Une pointure phénoménale. Je n’ai jamais vu ça. Mon pied fait la moitié de la taille de l’empreinte. J’avance prudemment. Les traces semblent se perdre dans les bois sur le côté est. Je préfère m’en écarter et rester à terrain découvert. Si danger il y a, je le verrai venir de loin. Soudain une congère explose. Dans une gerbe éblouissante de neige et de glace, un mur cristallin d’environ cinq mètres, percé de deux yeux rouges, se dresse devant moi. Le yéti des légendes, dans toute sa splendeur, a jailli de son trou. Le gros malin. Il sourit. Il paraît inoffensif et sans malice. Ça, l’abominable homme des neiges, des nèfles, c’est une gigantesque peluche de poils d’un blanc pur, irréel. Il me prend par les épaules, me soulève et me hisse jusqu’à son visage. Sa tête dodeline. Sous les longs poils ne se distinguent que les ballons rouges de ses yeux et son éclatant sourire en croissant. Il darde un ruban, couleur de corail, entre ses dents minuscules de végétarien. Il me lèche la figure. Son haleine pue comme les chiottes d’un night-club à cinq plombes du mat’. Puis sa langue explore les moindres plis et replis de mon corps. C’est râpeux et pas désagréable et ça enlève toutes les saloperies qui se sont accumulées dans mes poils. Une toilette complète. Je m’abandonne entre ses bras. Il me retourne et me lèche le dos. Je comprends ses intentions quand, après être descendue le long de ma colonne vertébrale, la pointe de la langue se concentre sur une rondelle sensible de mon anatomie. La bave coule entre mes fesses. Putain, ce gros nounours humecte mon trou de balle. Je tords la tête et vois, effaré, ce à quoi je suis promis. Quatre vingt centimètres de tuyau raide, rose et violacé, dépassent de sa fourrure. Il bande comme un cheval, ce con de yéti. Pas besoin de lire dans son esprit (si tant est qu’une telle chose existe chez un tel être, assez primitif, somme toute), il aime les mâles. Le Yéti est pédé, si c’est pas un scoop ça. Il doit me prendre pour une sorte de cousin éloigné, un peu rachitique, mais qui, faute de compagnon, fera l’affaire. Je vais passer à la casserole.
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Le yéti me relâche brusquement. Pris au dépourvu, je chute à plat ventre dans la neige et m’enfonce dans une couche molletonneuse d’une quarantaine de centimètres. Le yéti plaque une patte sur mon dos et m’immobilise. Une véritable enclume. Impossible de me dégager. Je réagis au quart de tour. Zen, ne pas résister, se laisser aller, suivre le courant, oui ; et je gratte la neige ; mes bras crawlent ; mes mains fouissent à toute berzingue ; je creuse une galerie où je me laisse glisser à mesure que je progresse. Le yéti, sûr de sa force, ne s’aperçoit de rien. Il pousse un long cri striduleux. Dix minutes plus tard et dix mètres plus loin, le sol moutonne. Je sors la tête, coiffée d’un bonnet de neige. Je m’ébroue. Ma vue est trouble. J’ai les narines obstruées et la bouche collée. Je suffoque. Je reprends ma respiration. Ma tête fait un point noir au milieu de l’immense tapis de ouate. Enfin on répond au cri du yéti. Une dizaine de ses potes lui fait écho en tenant la même note. Ils sortent de la forêt et accourent. On voit qu’ils sont joyeux. Ils battent des mains. Leurs yeux brillent. C’est la fête ! J’étais le gâteau surprise. Ils voulaient se payer un gang bang de tous les diables. Je rampe sur une centaine de mètres, puis j’exécute un demi-tour en restant aplati et observe les sodomites. Le géant des neiges soulève son pied. Il garde la patte levée et ses yeux balaient la neige. Il ne comprend pas comment j’ai pu disparaître. Les autres se tiennent les côtes, se foutent de sa gueule, puis, incroyable, ils s’effondrent en pleurs dans les bras des uns des autres.
Le beau petit cul vierge s’est fait la malle. Merde. De chaudes larmes ruissellent sur les poils. Ses larmes se transforment en stalactites. Ils se les sucent mutuellement. Tout s’enchaîne très vite et finit en orgie.
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Certain d’être à une distance suffisante, je me remets sur mes pattes. Mes membres postérieurs me propulsent hors de vue des yétis qui, de toute façon, très absorbés par leurs jeux érotiques, m’ont oublié. Dans ma confrontation, j’ai eu de la chance. Car si j’avais croisé la route d’un groupe de femelles, il est quasiment certain que je ne m’en serais pas tiré à si bon compte. Elles m’auraient lessivé. Quand il s’agissait de copuler, les femelles n’étaient pas très regardantes sur l’origine de l’espèce. Dans leurs périodes de chaleur (qui duraient neuf mois), elles erraient dans les montagnes, par petits groupes de trois ou quatre. Malheur au mâle qui tombait entre leurs pattes. Elles se jetaient sur lui comme un essaim d’abeilles en colère. Qu’importe qu’il fût pédé (et il l’était dans 95 % des cas), à force de papouilles, léchouilles, et branlettes légères, elles obtenaient une érection tout à fait convenable. Alors elles le violaient en le chevauchant par rang de supériorité physique (la première servie était souvent la plus jeune adulte ; sa vigueur l’emportait sur celle de ses congénères). Elles étaient insatiables : chaque accouplement durait cinq jours. Celles qui attendaient leur tour hydrataient et alimentaient la fornicatrice, sans qu’elle eut besoin d’interrompre ses assauts ; à peine ralentissait-elle le rythme. Leurs cris de jouissance étaient tels qu’ils rendaient le mâle fou ou sourd (parfois les deux). À ce régime, il était fréquent que celui-ci ne tînt pas la distance. Un arrêt cardiaque le terrassait avant la fin des ébats successifs (et, dans un état de frustration indescriptible, les femelles insatisfaites, hystériques, s’arrachaient de désespoir des pleines poignées de poils ; puis, méconnaissables, elles allaient se jeter dans les crevasses profondes d’un glacier). Si le mâle avait résisté, son sort n’était guère enviable. Il restait inerte, exténué, complètement vidé, essoré, rincé. Incapable qu’il était de se relever, les femelles le laissaient pour mort ; ce qui ne tardait pas puisqu’il s’endormait pour ne plus jamais se réveiller. Son corps sous-alimenté restait prisonnier de la neige et de la glace qui le congelaient peu à peu, il était refroidi pour toujours.
Donc, pour résumer, si le yéti est si rare, c’est qu’il se reproduit très peu.
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XI Au volant de mon coupé Jaguar rouge sang, je file dans la nuit sur la route gravissant les collines de Hollywood. Les phares de mon bolide trouent le noir. Je tapote le volant. Mes doigts tambourinent sur le volant tandis que mon esprit vagabonde. Parmi les images mentales qui défilent, la momie fait une apparition. Mon visage est tourmenté. Qu’est-ce que je suis venu foutre dans ce monde étrange ? Sungiri ne m’avait pas préparé à ça. Si je m’étais attendu à pareille surprise. La plupart des hommes sont devenus fous ; et on ignore toujours la cause de cette folie soudaine. La ligne des crêtes amollies des collines rouges se dessine sur fond d’azur. La traînée blanche d’un Boeing raye le monochrome bleu du ciel. Niché dans un séquoia, mon regard émerveillé plonge sur le décor urbain. En contrebas, un fleuve sinue ; des bateaux fendent les eaux sombres du port ; les bâtiments et les buildings s’empilent comme des Lego. J’entreprends de descendre de mon perchoir. C’est la première grande ville que je vois. Mon périple touche à sa fin. D’abord je suis déçu. Le charme insipide de la banlieue me laisse indifférent. Je m’étais attendu à quelque chose de moins classe moyenne. Plus d’éclat. Je n’attends pas longtemps. Au coin de la rue, une silhouette robuste fait irruption dans mon champ de vision. J’y regarde à deux fois. Elle est enrobée de bandelettes de la tête aux pieds. Une momie ! Hallucinant ! Elle s’approche de moi. Seuls ses yeux restent visibles. La voix, masculine et étouffée, me dit : - Qu’est-ce que tu fous ici ? Tu sais pas que c’est interdit de zoner dans les parages ? - Je viens juste d’arriver. - Ne traînons pas. Suis-moi, je connais un raccourci. On avance en direction d’un terrain vague. La momie agrandit un trou dans le grillage. Nous traversons les monticules de terre jonchés de rebuts d’origines diverses. On pourrait reconstituer l’histoire de ces dix dernières années à partir de ces échantillons dégradés, mais ça aurait intéressé qui ? On devise en pressant le pas. - La vache, super ton costume, on dirait des vrais poils. Dommage que là où on va, ça soit plutôt parodie et compagnie, si tu vois ce que je veux dire (Il m’adresse un clin d’œil.) Et puis, de toute façon, t’es trop petit et pas assez ressemblant pour faire King Kong. Quelque chose ne colle pas. Je le retiens par le coude et l’arrête. - Excuse-moi, mais où suis-je ? (Mon sens de l’orientation n’est pas infaillible.) - T’es bizarre, toi. Dis-moi plutôt dans quel film tu joues, et je te dirai qui tu es et où nous sommes. 94
- Je comprends pas. Tu sors d’un foutu musée, ou quoi ? Non, impossible. T’es déguisé, tu vas à une fête, c’est carnaval ! Je me trompe ? - Complètement. Faut atterrir, mec. Qui je suis à ton avis ? - Difficile à dire, comme ça. T’es une momie, c’est sûr. - Tu n’y es pas du tout, creuse-toi un peu la cervelle. - Impossible, j’ai le cerveau en compote. Je suis naze. La momie est déçue. - Allez quoi, merde, fais un effort. - Désolé, je vois pas. La momie rigole. - Tu ne vois pas l’homme invisible ? Elle est bonne, si, si. Je sors des Nouvelles aventures de l’homme invisible, la version de Carpenter. Mais si je mets pas de bandelettes, on me remarque pas. Tu saisis le problème ? Vu, pas vu. Je suis l’homme invisible qu’on voit, t’as pigé ? Complètement cintré. Je secoue la tête. Nous longeons une autre rue paisible. Au loin, on entend un bruit de sirène. - Attends! dit l’homme invisible. (La sirène se rapproche.) Quelqu’un a dû nous voir et nous balancer. Vite, tirons-nous d’ici ! Il est pris de panique. Je le regarde sans bouger. - Casse-toi, j’te dis. (Je ne réagis toujours pas.) Tant pis, merde, j’t’aurai prévenu. L’homme invisible fait demi-tour et détale dans le sens opposé à la sirène. Il disparaît derrière l’angle d’un immeuble. Étonnant. J’ai un problème. Je me gratte le cuir chevelu. Depuis quand les dingues se baladent-ils en liberté ? Débouchant à l’angle du pâté de maisons, la voiture pie customisée prend le virage sur les chapeaux de roues. Gyrophare allumé, sirène hurlante, freins bloqués, la voiture butte contre le trottoir, à un mètre de moi. Trois flics en uniforme jaillissant hors de la bagnole comme s’ils poursuivaient le Diable en robe bleue. Je regarde autour de moi. Les maisons sont coquettes - si on aime le genre standard - les pelouses soignées, les oiseaux chantent dans les arbres et, excepté l’homme invisible, je n’ai pas encore croisé un seul humain. Après qui les flics en ont-ils comme ça ? Je ne vois que l’homme invisible, tu parles. Dans le genre échappé de l’asile, il est parfait. La réponse à mon interrogation me laisse sur le cul. Les flics se sont jetés sur moi. Propulsé au sol dans le plus pur style foot américain, ils me basculent sur le flanc. Ils me tordent les bras dans le dos. Je n’oppose aucune résistance. Si je l’avais voulu, je n’aurais fait qu’une bouchée de ces trois abrutis, mais ma surprise est telle que je me laisse brutaliser sans riposter. Ils me passent les menottes en me récitant mes droits. Ils m’accusent de troubler l’ordre public. C’est la meilleure ! Abasourdi, je préfère garder le silence.
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XII Des grosses mouches bleues vrombissent au-dessus des flaques d’urine séchées. La cellule est un cloaque. - C’est dégueulasse, fait l’homme âgé d’environ quarante, quarante-cinq ans. Il porte une tenue d’archer du Moyen Age qui le boudine à la ceinture. Il est rondouillard. De corps, et de tronche. Ses cheveux mi-longs dépassent d’un chapeau vert, triangulaire et pointu, piqué d’une plume de paon. Sa fine moustache est taillée au poil près. Un modèle de raffinement, sauf que ses dents de devant sont noircies, celles de derrière doivent être marrons, et son haleine pue le tabac ; mais ça ne l’empêche pas d’afficher un grand sourire de séducteur, qui ne colle pas avec son physique. «Ces salauds m’ont pris mon arc et mon épée. Ils m’ont laissé que ça.» Il désigne son carquois, vidé de ses flèches, posé contre la banquette sur laquelle il est assis. «Mais je me suis pas présenté. Moi, c’est Robin des Bois ! Tel qu’Errol Flynn l’a immortalisé.» Il tend sa main, que je serre. - Salut, moi c’est Lupo. Lupo tout court. Je suis censé te connaître ? - Ça dépend si la télé a été ta seconde maman, ou si t’as vu autre chose. Si t’as été curieux. Si certains noms évoquent quelque chose pour toi. - Lesquels par exemple ? - Oh là, je pourrais t’en citer des tas. J’en connais plein. James Allen, Cody Jarrett, Captain Blood. - Ça ne me dit rien. Ils ont fait quoi ? Tout est si, confus… et étrange. Excuse-moi, m’en veux pas, Robin, mais je viens de très loin. J’ai débarqué ici par hasard et je ne comprends pas très bien ce qui se passe. Tu pourrais m’expliquer ? C’est dans les trois mètres sur trois de la cellule que Robin Hood se fait un plaisir de m’annoncer la bonne nouvelle. Le monde est scindé en deux. D’un côté, le monde ordinaire, sur quoi on pourrait discuter longtemps, et dans lequel la majorité de l’humanité continue, bon gré, mal gré, de vivre ; et de l’autre, le nouveau Monde de l’Illusion, apparu quelque mois auparavant, surgi directement dans les cerveaux qu’il est venu visiter. Ceux qui habitent ce monde - quelques dizaines de millions quand même - n’en reviennent pas. Chaque individu incarne un personnage sorti du paysage cinématographique. Une forme nouvelle de schizophrénie, d’après les psychiatres retenus de l’autre côté.
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Robin lisse sa moustache. - Tu vois, mon trip, c’est les films d’aventure. Attention, je suis un puriste. Je te parle pas des conneries bourrées d’effets spéciaux, non, je te parle des chefs d’œuvre d’antan. La grande époque, j’l’ai pas connue, mais je m’en fous, j’ai vu tous les films. Errol Flynn dans la forêt de Sherwood, ça a une autre gueule que Kevin Costner, tu peux me croire. - Pourquoi on t’as arrêté alors ? C’est un délit d’être Robin Hood ? - Non, mais je suis sorti du périmètre autorisé. J’avais plus de clopes et j’ai pensé que j’en trouverais en-dehors de Cinécity. Une connerie. Comme c’est la première fois que je me fais pincer, je bénéficierai certainement d’un sursis. Un matin, tous ces hommes et toutes ces femmes se sont réveillés, transformés. Différents. Autres. Multiples. Leur identité, leur personnalité n’a plus rien représenté. Une étrange et douce folie s’est emparée d’eux. La vie réelle n’avait plus aucun sens. Leur ancienne existence avait été un leurre. C’était comme si une force nocturne avait arraché un voile noir qui les avait maintenus dans les ténèbres. Une lumière irradiait. Elle était projetée sur eux. En se levant, ceux qui étaient touchés avaient jeté leur ancien moi et dit adieu à tout ce qui les rattachait au passé. Ils étaient vierges comme une toile blanche. Ils recommençaient à zéro.. Une mue radicale, totale. Maintenant ils se glisseraient dans la peau d’un autre. Meilleur. Celui dont ils avaient toujours rêvé (Fu Manchu ; Marlowe ; Gilda ; Terminator ; et des millions d’autres, célèbres, connus, méconnus, obscurs, et inconnus sauf d’une poignée.) - C’est mieux que d’être livreur de pizzas, non ? fait Robin Hood. - Tu ne regrettes rien ? je demande. Ta vie d’avant ne te manque pas ? - Pffft... Je m’en souviens à peine. J’ai des flashs quelquefois, et ça passe aussitôt. Le Complexe de l’Incarnation, ça t’arrive, c’est tout. Y a rien à faire. Tu peux pas l’expliquer. Tu le sens au plus profond de toi. C’est pas un truc dont tu peux te débarrasser. Quand ça te tombe dessus, tu dis simplement « ouais, fonçons «. - Et ça vaut vraiment le coup ? osé-je, bien que la réponse est évidente. Les yeux de Robin se mettent à briller. - Comment te dire ? Mon cœur bat plus vite. Tout est plus intense. Merde, la vie, c’est du cinéma. C’est formidable. Aujourd’hui, si les keufs m’avaient pas pincé, je me serais payé une sacrée journée. Un de mes potes préfère les méchants, c’est un super Shérif de Nottingham. Tu verrais nos duels à l’épée, c’est quelque chose.
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- Tu veux dire que vous passez la journée à vous battre à l’épée ? C’est de la démence ! - Et comment ! Comme des gosses, oui, mon pote. On peut aussi tirer à l’arc, passer à travers les fenêtres, sauter des balcons, ou quand t’as un coup de pompe, te reposer dans les bras d’une gonzesse qui pose ses lèvres fraîches sur les tiennes. (Je visualise la scène : la fille n’est pas écœurée, comment est-ce possible ?) Si t’en as marre, c’est pas compliqué, tu passes à une autre scène, le tour est joué. Ou tu changes de personnage. On peut toujours se démerder. Demain, si j’en ai envie, je me fais d’Artagnan, le Pirate Noir, le Voleur de Bagdad, j’ai l’embarras du choix. Le monde a perdu la boule, moi le premier, mais j’ai pas perdu la mémoire. Les personnages de Douglas Fairbanks, Paul Muny, Jimmy Cagney, ce genre de mecs, qui les fera revivre ? On n’est pas nombreux, et c’est très bien comme ça. On emmerde personne et on nous fiche une paix royale. Les vieilles bobines intéressent plus grandmonde. - C’est le cas de nombreux êtres, dis-je. On les oublie, ils disparaissent et leur souvenir ne subsiste que dans quelques cœurs, parfois même dans un seul. Le mien, de cœur, se serre. Je pense à Sungiri, ultime G.S.A. vivant sur terre. Que peut-il bien faire à présent, isolé dans ces montagnes ? - T’es un sentimental, fait Robin, je m’en doutais. Tu sais ce qu’il y a de meilleur dans ce qui nous arrive ? (À part l’herbe de Sungiri, je ne vois pas. Mais Robin n’attend pas ma réponse.) Tu ne connais plus jamais l’ennui. Un argument massue. Je ne réplique pas. Je lève les yeux et, très vif, attrape une mouche au vol. Une bien grasse. Je la croque. Croac sous les dents. - C’est plein de vitamines et d’anticorps, je commente (à l’occasion, je ne crache pas sur un peu de viande d’insecte, de reptile ou de rongeur, type surmulot.) - Dégueulasse ! fait Robin Hood. Je fais une moue écœurée. Je crache la mouche par terre. - Qu’est-ce que c’est que ça ? ! Je ramasse l’insecte pour l’examiner de plus près. L’abdomen ouvert découvre un organisme artificiel. À la place des entrailles, une micropuce scintille. J’arrache la tête. Deux micro-caméras, logées dans les yeux à facettes, sont reliées à un circuit électromagnétique. - Une Spyfly, s’exclame Robin, j’en avais entendu parler, mais j’en avais encore jamais vue. Je serais à ta place, je ferais gaffe. T’as l’air de sacrément les intéresser. 98
Après mon jugement, reconnu coupable, j’ai été collé derrière d’autres barreaux. Fort de ce que m’avait appris Robin Hood, je ne m’étonnais plus de voir passer n’importe qui. Lors des journées portes ouvertes aux fous, Indiana Jones, Jesse James, Dracula, Geronimo, Zorro, la créature de Frankenstein, Perdita Durango, les extraterrestres de La Guerre des étoiles, E.T., Scarface, Batman, des flics style LAPD, des vamps (capiteuses), ou Dieu sait qui et quoi d’autre, me saluaient, ou me jetaient des trucs. Quelquefois, il arrivait qu’un Tarzan myope manifestât le désir de me serrer dans ses bras en m’appelant « Mon frère ». Plus rarement, Hannibal Lecter dégustait une glace en me narguant. Il était dehors. J’étais en plein dedans. C’était un fantastique mélange de personnages. - C’est Babylone, me disais-je. Ça ne me consolait de rien.
XIII L’histoire du tigre flemmard
Une semaine s’est écoulée depuis mon départ. Mon ventre ne crie plus famine. Bien que je sois carnivore, je peux faire des entorses à mon régime alimentaire. Parfois, c’est par goût, parfois, c’est ça ou crever. Hier, je me suis tapé un énorme steak de yack prêt à être congelé. Je l’ai dévoré tout cru. L’animal n’était pas décédé depuis trop longtemps, sa viande était comestible. À la fin de ce banquet que je ponctuai d’un splendide rototo, j’ai arraché une de ses longues cornes. Ça ferait une arme assez redoutable. Mais je n’ai pas réussi à dépecer le ruminant, afin de me confectionner un manteau de poils très chaud. Ma faim est assouvie, mais je grelotte toujours de froid. Montant des herbes, une terrible odeur de pisse me saute aux narines, puis je remarque les coups de griffes sur les troncs d’arbres. Je suis entré en territoire ennemi. Un fourré saupoudré de neige s’écarte à cinq mètres devant moi. La magnifique tête roussâtre, presque dorée, et rayée de noir, se fraye un passage. Son col blanc se fond dans la neige. Les yeux jaunes en amande sont fixes. Je suis tombé sur le plus grand de tous les fauves. Un putain de tigre de Sibérie. Tout son être exhale une puanteur sauvage, surgie du fin fond des âges. Il me souffle son haleine fétide au visage. J’en ai des frissons. En appui sur ses pattes postérieures, le tigre se montre agressif, paré à l’attaque. Pas question de se mesurer à une bête pareille, douée d’une force titanesque, elle fait dans les 300 kilos à vue de nez. Je fais demi-tour. La corne de yack ne m’aurait été d’aucun secours. Je pivote sur les talons, plonge à quatre pattes et pique le plus beau sprint de ma vie. Jamais ma foulée de quadrupède n’a été aussi rapide que ce jour là. Le tigre de Sibérie se lance à ma poursuite et laisse tomber au bout de deux cents mètres environ. Des occasions meilleures se présenteront ; et il n’aura pas à se fatiguer. Ce félin n’est pas tenace. C’est la chance des proies qui réussissent à échapper à ses griffes. Néanmoins je parcours un bon kilomètre. À bout de souffle, je finis par m’arrêter. Maintenant je crève de chaud. 99
XIV Entre mon incarcération et mon jugement, j’ai été transféré dans un service spécial. Ils m’ont trimballé d’une salle de laboratoire à une autre. On m’a fait subir une batterie de tests. Sans grands résultats. Je ne savais pas ce qu’on me cherchait et mes interrogateurs l’ignoraient sans doute eux-mêmes. Ils ont fait une dernière tentative. - Bonjour, dit le clown dans son costume de fonctionnaire, je suis le docteur Pi, suggestologue. L’Empire m’a chargé de remettre les choses en ordre, en commençant par mettre fin aux agissements de certains individus comme vous (Moi, un individu ? me dis-je. Première nouvelle.) Pour la bonne gestion de la société, c’est indispensable ! Chaque être et chaque chose, à sa place ! Dans un cadre défini au préalable. Ainsi, comme vous l’avez déclaré aux forces de l’ordre, vous vous appelez Lupo, c’est ça ? Vous confirmez ? Je hoche la tête. Assis derrière son bureau pourvu d’un vidéophone, les coudes posés sur le plateau, les mains jointes sous le menton, Pi me fixe à travers le verre épais de ses lunettes de myope. Des cercles concentriques dansent dans ses pupilles. Une technique d’hypnose du second degré. À peine supérieure à celle d’un illusionniste amateur. Je m’immisce dans son esprit et lui dit : « Trouvez autre chose, vous perdez votre temps. « Pi bondit sur son siège. Un vrai ressort. - Cessez ça immédiatement. De toute façon, fouiller son cerveau n’est guère intéressant. Le peu que j’en ai vu était suffisant. C’est un de ces bordels là-dedans. Rien n’est classé, tout s’empile comme dans un vieux grenier. La salle de labo est l’interface de l’intérieur de la tête de Pi : un fouillis de fils et de câbles serpente parmi un bric-à-brac d’ordinateurs, de moniteurs, de caméras vidéos, de micros, de magnétos, de graphiques, de dossiers et de poupées-chiffon transpercées d’aiguilles. On m’installe dans un fauteuil, style dentiste, face à Pi. Des pastilles électromagnétiques fixées sur dix centimètres carrés - rasés - de mon crâne sont reliées à un complexe d’ordinateurs ronronnant dans un coin. Une assistante en blouse blanche fait la potiche près des machines. Un visage d’ange sexy. Un châssis de première classe. Des seins et un cul obsédants. Je louche dessus, la bave aux babines (enfin presque, les ongles rongés me débectent un peu). Glaciale, la fille me snobe. Si elle avait su que j’étais le futur roi des animaux, son attitude aurait certainement été plus cool ; et les choses auraient peut-être pris une tournure différente. Il n’est pas interdit de rêver, merde. Seulement, je sonde son esprit à elle aussi. Catastrophe : entre les fiches-maquillage, Comment garder le cap du plaisir et Georges Clooney qui la lutine dans Urgences, il n’y a pas de place pour un loup-garou savant.
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Autant se divertir avec Pi et ses explications fumeuses. Je lui prête une oreille attentive. - Un vaste problème que ceux qui veulent introduire le merveilleux dans le quotidien. Et un loup-garou qui parle, si c’est pas merveilleux, je veux bien. (Une image de castration apparaît brièvement dans son esprit.) Enfin non. Si on vous a confié à moi, c’est qu’en tant que docteur Pi, je suis chargé de la lettre P. Chaque spécialiste a sa lettre. D’après votre dossier, que j’ai soigneusement étudié, Lupo, je vous rangerais dans la case « parapsychologique «. Rectifiez-moi si je me trompe. (Il sourit.) Entre « parapsychique « et « parascève «. Et quand je dis « Para «, ça signifie « à côté « et désigne donc des phénomènes qui ne sont ni familiers ni accessibles ordinairement. Un exemple parmi d’autres, je prends le premier qui me vient à l’esprit. Comment différencier un parapluie d’usage courant d’un parapluie yakusa, muni d’une seringue hypodermique ? (Je hausse les épaules.) On ne va quand même pas analyser tous les parapluies en circulation. C’est là que j’interviens ! J’ai intériorisé tous les modèles de parapluie en circulation dans le monde. Ça en fait, des modèles, croyez-moi. Remarquez que l’inconscient peut nous jouer des tours. En effet, dans le dictionnaire, « parapluie « précède « parapsychique «. Les associations, c’est drôle, non ? Hier, c’était le parapluie, aujourd’hui c’est vous, LuPo (il accentue le P). De quel P demain sera fait, je me le demande. Une seule règle : restez vigilant. Il se cure le nez. En temps normal (mais cette notion a-t-elle encore un sens ? ), et si mes membres n’étaient pas entravés, ces inepties m’auraient doucement fait rigoler. - Si vous vous amusez, ne serait-ce qu’à redéfinir tous les mots dont le préfixe est « para «, de parabase à paravent en passant par parangon, paraphimosis, paramécie, vous avez du pain sur la planche. Et paranoïa, vous en faites quoi ? - Taisez-vous ! Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Les délires reprennent de plus belle pendant une plombe. Une soupe de salmigondis amphigouriques servie par la voix sirupeuse de Pi. Il me saoule. Mes barrières mentales s’écroulent les unes après les autres comme un château de cartes. Je craque. - Mise en marche du dispositif ! ordonne Pi à la fille. Elle abaisse une poignée rouge fixée au mur. Les caméras et les magnétos se déclenchent. Des données graphiques défilent sur les écrans. Mon encéphalogramme s’affiche sur un moniteur. La fille prend des notes sur un carnet. Là-dessus, je me mets à avoir une de ces envies de faire pipi. Trois heures plus tard, les machines grésillent. Des circuits fument, les gaines en plastique chauffent, prêtes à fondre, les écrans se brouillent. La pin-up a laissé tomber son cahier sur ses genoux. Son onychophagie fait des ravages. Le docteur Pi se tient la tête entre les mains. Ses paupières sont closes. Il soupire. - Je ne suis pas celui que vous croyez, réussis-je à articuler. Le visiophone fait bip-bip. Pi sursaute. Il ouvre les yeux. 101
- Ah, je vous l’avais bien dit. On ne me la fait pas à moi. (Il presse une touche.) Qui est à l’appareil ? Je ne vois rien. Purée de merde de pixels, je n’ai qu’une image floue et brouillée. Il tourne le vidéophone vers moi. - Vous savez qui c’est ? Je regarde s’agiter à la surface de l’écran des sortes de protozoaires neigeux. - Non, je fais en soupirant, aucune idée. Alors des ectoplasmes en forme de cumulus sortent lentement du vidéophone. Ils se collent à ma bouche, à mes doigts et à mes oreilles. Ils se connectent avec moi ! Quand la liaison est établie, les formes en suspension se baladent dans la pièce. Elles donnent l’impression de renifler les murs. Elles finissent par se stabiliser après en avoir fait le tour. Elles prennent corps et se détachent de moi. Et je reconnais la silhouette de Sungiri (aisément reconnaissable : il n’a pas encore recousu sa jambe). Auréolé d’une cerne noire doublée d’une zone lumineuse et colorée, il m’ouvre les bras en gage d’amitié. Son sourire me réchauffe le cœur. - Incroyable ! je crie, Maître, c’est vous ! Sortez-moi de ce cauchemar ! J’ai retrouvé mes esprits. Mes forces décuplent. J’arrache les sangles, les pastilles électromagnétiques et je cours me jeter dans les bras de mon Maître. Mais je passe à travers l’ectoplasme et me ratatine la gueule par terre. La danse des canards. Merde, pas maintenant. Les battants de la porte du laboratoire s’ouvrent à toute volée. Sungiri se volatilise. En formation triangulaire, deux devant, un en retrait, trois soleils se matérialisent dans le labo. Ils brillent d’une luminescence aveuglante. Je veux dire qu’il est réellement impossible de les regarder plus d’une fraction de seconde. Juste le temps de s’apercevoir que ces soleils sont armés. Le point rouge du faisceau laser de leurs P.M. balaie les choses, Pi, son assistante, et moi. À genoux, je me frotte ma mâchoire endolorie. Les canons noirs des P.M. restent braqués sur moi. Trois points rouges phosphorescents dessinent un triangle isocèle sur ma poitrine. Je lève les mains en l’air. Inutile de les provoquer. Le doigt crispé sur la détente, ils paraissent nerveux (j’apprendrai ultérieurement que c’est des flics de la B.R.P.P. - Brigade de Répression des Phénomènes Paranormaux - de sinistre réputation, ils se croient tout permis, invulnérables dans leurs combinaisons enduites d’une pulvérisation de laque hyprasolaire.) Ils s’écartent pour laisser passer un civil. Une huile, à sa manière de rouler les mécaniques, élégant, bronzé et tout, lunettes noires y compris. - Votre compte est bon, dit-il en m’adressant la parole. Tout ça n’était qu’un leurre. Vous êtes tombé dans le panneau. En fait, votre cerveau était sur table d’écoute psychique. Un de nos médiums mutants a capté votre appel. Ça va vous coûter cher ! Et d’abord, d’où sortait-il, ce citron ? Comment l’avez-vous appelé ? Sun quoi ? Je fais non de la tête. Qu’il aille se faire foutre ! Lui et ses congénères, ils ne tireraient plus rien de moi. - Enfermez-moi ça au Parc Zoologique et jetez la clé de sa cage, ordonne le mec. Alors que les soleils m’emmènent, j’envoie mon plus beau sourire au mec en ouvrant discrètement ma braguette et je soulage ma vessie sur ses pompes à 500 dollars. 102
XV L’histoire de la bienvenue aux H.C. Le village de Oimekon détient un record mondial, que nulle part ailleurs on ne cherche à égaler ou à battre : celui du froid (- 78° C, on ne rigole plus ). Harassé, j’ai des difficultés à ouvrir la porte de l’auberge. Je pèse de tout mon poids pour réussir à l’ouvrir complètement et à pénétrer dans l’établissement. L’intérieur est vétuste, sale, mais chaud (l’extérieur était miteux, délabré, pris dans une gangue de glace). Une voix tonne. - La lourde, bordel, j’ai l’cul qui gèle ! Je la referme d’un bon coup de patte arrière. Je vais m’installer à une petite table pas trop dégueulasse. Les autres sont maculées de taches et couvertes de canettes vides et de cendriers pleins qui dégueulent leurs mégots. Le groupe de mecs s’est tu, occupé à boire et à fumer à la chaîne. On ne voit que leurs dos courbés formant un demi-cercle autour d’une cheminée assez grande pour recevoir un bœuf. Et en effet quelque chose de volumineux, embroché, cuit dans l’âtre mais on n’oserait pas demander ce que c’est, de crainte d’apprendre une terrible vérité. L’odeur de poils et de chair brûlés me fait frémir de dégoût. Les mecs ont les manches de chemise retroussées au-dessus des coudes; des tatouages bigarrent les bras, qui sont très musclés ; et la variété des motifs et des inscriptions compose une anthologie de la vulgarité. Vaguement curieux, et parce qu’ils n’ont rien d’autre à foutre, les mecs jettent un œil par-dessus leurs épaules ; et ils font volte-face en même temps. C’est la plus belle collection de gueules cassées qu’on puisse imaginer. Je n’affiche aucune réaction. Yeux torves, arcades sourcilières recousues, nez cassés, lèvres fendues, dents ébréchées, mentons, joues et fronts entaillés, morceaux d’oreilles arrachées (des traces de morsures !), chaque visage porte la marque d’une ou plusieurs blessures. Des putains de têtes de cons éméchées et hirsutes qui ricanent. Une antre de méchants pirates ! Dans le tas, il y a toujours une plus grande gueule ; une figure de rat interpelle les autres fripouilles. - Matez ça, les mecs, c’qui arrive ! Mais d’où tu sors, sac à poils ? Les rires bruyants, gras, fusent.
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- Aucune importance, tête de mort, je réponds d’un ton neutre. Lâche-moi la grappe, c’est tout. Je veux juste boire et manger, c’est trop exiger ou je dois demander l’autorisation à quelqu’un ? À qui je dois passer ma commande ? - Comment y cause, tu te crois où ? siffle entre ses gencives un des plus maigres du lot. (Sa bouche est une zone lunaire, ses dents ont disparu ; il n’y a plus que des cratères dans ses maxillaires.) C’est pas écrit foutu bar à touristes sur la devanture. - Y a pas de devanture. - Raison de plus. La gueule de rat écrase sa boîte de bière entre ses doigts et la jette dans le feu. Il a une mauvaise peau, grêlée de points noirs et de traces d’acné. Le bout de son pif a été fendu d’un coup de lame, on dirait un prépuce. Pour parachever le portrait, un rhume lui encombre les bronches. Une goutte de morve pend sous ce nez remarquable. - Ouais, faut croire qu’y sait pas à qui il a affaire. Joue au con avec nous, tu vas voir. On est des dangers publics. Tous les enfoirés de flics et de travailleurs sociaux de mes deux sont d’accord là-d’ssus. Irrécupérables, qui disent. C’est un compliment, tu crois pas ? Nous, c’qui nous botte, c’est l’baston, foutre la merde, picoler, baiser… Je le coupe net. - Passionnant ! Moi, ce que j’aurais aimé, si t’étais pas aussi moche, c’est de t’enculer à sec. On ne rit plus. - Vas-y, répète, traite-moi de fiotte, enfoiré de mal-blanchi. - T’as remarqué ? T’as pas la vue trop basse pour un dégénéré. Si je te disais où je suis né, tu serais incapable de situer l’endroit sur une carte, même si on te mettait le doigt dessus. - Tu manques pas de couilles pour un basané. T’es pas très blanc, hein, frangin ? Et tu sais c’qu’on leur fait à ceux d’ta race ? - La race, la race... mais même ces cons d’anthropologues n’emploient plus ce nomlà. On parle d’espèce ou de populations maintenant, mais le concept doit t’échapper, face de bitte ! Non mais vous vous êtes vus ? Vous vous prenez pour quoi, tas de nazillons merdeux ? Il fronce les sourcils, qu’il a aussi peu fournis que les poils de sa moustache. - Tu connais les AA ? Les Alcooliques Anonymes, ceux qui vont se confesser entre eux comme quoi ils ont trop picolé, que leur vie était devenue un enfer à cause de ça, des putains de pleurnichards, ben nous, c’est exactement le contraire, on est les HC, les Hooligalcolos Connus ! On est fiers de nos tares ! Bordel, t’as jamais entendu parler d’nous ? La lie de l’occident. On est fichés par toutes les polices des différents Empires. On est interdits de stade, n’importe où dans l’vaste monde. On peut plus voir un seul putain d’match d’foot, ni s’défouler, ni avant, ni après... T’étais sur Mars, ou quoi ? Naaan, j’crois plutôt que t’es qu’un foutu trou du cul de babouin qui sait plus où est sa jungle de merde. Et ici, manque de bol, t’es chez nous ! C’est chez nous ici ! Notre Q.G. ! On peut plus aller nulle part ! Comme on est les pires parmi les pires, ces enculés nous ont exilés ici, l’trou du cul du monde gelé ! Est-ce que tu t’rends compte ?! Alors, ici, on fait c’qu’on veut. Personne, t’entends bien, macaque, peut v’nir nous faire chier sans en subir les conséquences. 104
- Et tu comptes faire quoi, me virer ? - On va s’gêner, pardi ! - Alors regarde ! J’abats mon poing sur le plateau de la table. Le bois éclate avec fracas. La table, fendue en deux, se replie en V.
- Ça te va comme violence macho ? - Merde, lâche-t-il. - C’est qu’un… Un quoi d’abord ? demande une face de pig. Les bouches font des plis interrogatifs. - Un loup-garou, je réponds. La face de pig s’incline. - Merde ! Total respect ! Les mecs, c’est l’envoyé des dieux. Le vieux mongol nous l’avait bien dit. Quand l’ancêtre de Genghis se manifestera, ce sera le signal. Il sera votre guide et vous mènera à la victoire. - Vrai de vrai, reprend la face de rat, un vieux mongol avait prédit ton arrivée. Il nous a r’filé aussi un plan de conquête du monde. Il nous a dit que c’lui qui retrouv’rait le casque à cornes et la cotte de maille de Genghis, il s’rait invincible. Plus personne pourrait l’emmerder. Ces objets ont des pouvoirs magiques. Tu peux me croire que quand on mettra la main dessus, le monde va en chier ! On f’ra pas de quartiers, comme ce bon vieux Genghis, quand y faisait décapiter tout l’monde. Les Huns savaient s’amuser, y faisaient des pyramides avec les têtes. Y massacraient tout ! Les jeunes, les vieux, les chiens, les chats. L’égalité dans la mort, c’est démocratique comme procédé, tu crois pas ? - Je vais vous décevoir, mais y a erreur sur la personne. Je n’ai pas l’intention de me lancer à l’assaut du monde. C’est pas du tout dans mes projets. Je cherche plutôt à me faire oublier, à passer inaperçu. - Keskispasse ? Quelqu’un t’cherche les crosses ? On peut sûrement t’filer un coup de main, pas vrai les gars ? Ils hochent tous du chef en grognant des borborygmes. - C’est sympa, mais ça ne sera pas nécessaire. Je peux me débrouiller seul. Les yeux de la face de rat papillonnent. Il prend ses compères à témoin. - Quoi ? ! Tu r’pousses la main qu’on t’tend, mais pour qui tu t’prends, enfoiré? Ça ne s’refuse pas l’aide des Hooligalcolos Connus ! Un râle de désapprobation s’est élevé dans l’auberge. - Il y a un début à tout, mec. La face de rat se frotte les jointures du poing gauche. C’est reparti pour une autre danse des canards, je le sens.
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- Tu vas faire allégeance à notre groupe. C’est la coutume. On a d’chouettes rites d’initiation. Quiconque franchit notre porte est obligé de s’y plier. Il n’y a pas d’exception à cette règle. Emparez-vous de lui ! gueule-t-il à ses troupes. Le pugilat a tourné court. Je n’ai aucune envie de participer à leurs jeux que je devine sado-masochistes. Avant qu’ils ne se jettent sur moi, je pousse des rugissements qui les paralysent la poignée de secondes nécessaire à une série de bonds par-dessus les tables. Je saute comme un kangourou, esquive les mains qui m’effleurent les chevilles et distribue quelques coups dans les mâchoires au passage. J’arrive à me faufiler jusqu’à la porte sans trébucher. Si je suis toujours aussi affamé, je ne suis plus gelé, l’exercice m’a réchauffé les muscles. La porte s’ouvre sans peine et je la referme aussi sec derrière moi. Une bourrasque de blizzard me fouette le visage. Les yeux me piquent. Pendant que je bloque la sortie d’une main, l’autre fait basculer une énorme congère contre le battant. De l’autre côté, les Hooligalcolos tapent comme des sourds hystériques. Ils sont coincés à l’intérieur. Il n’y a pas d’autre issue. Les fenêtres sont recouvertes d’une couche de glace et de neige d’au moins un mètre d’épaisseur. Les cris terribles qu’ils poussent sont des cris de supporters qui ne veulent pas reconnaître leur défaite et ont mis à prix la tête de l’arbitre. Je recule ; et mon talon butte contre un monticule de neige. Je manque de basculer en arrière et de me ramasser la gueule. Un morceau de ferraille fait une tache de rouille au milieu du blanc. En grattant la neige, je me casse un ongle mais je dégage un jerrycan d’essence. Il est presque plein. Je sais ce qu’il me reste à faire. Je mets la main dans mes poils et trouve mon briquet jetable. Je le secoue. Il est vide. Je le jette. Il me reste une pochette d’allumettes de secours. Je dérape sur des plaques de neige ou de verglas, je glisse, mais je persévère. L’auberge est copieusement arrosée. Les Hooligalcolos continuent de hurler à mort. J’ai vidé le jerrycan. Mes allumettes sont mouillées. Je les réchauffe dans la paume de ma main puis je gratte la première. Le bout soufré s’écrase et s’émiette. Une à une, je les perds. Et comme dans un mauvais suspense, c’est à la dernière allumette que l’essence s’embrase. Une immense langue de feu flambe, s’élève en colonne orange et rouge et s’attaque à l’auberge. Ça chuinte, ça craque, c’est envoûtant. La neige fondante verse des torrents de larmes. Une fraction de seconde, j’ai cru que l’incendie allait s’éteindre. Mais l’auberge s’est effondrée comme une meringue trop chaude. Le toit et la charpente se sont abattus sur la tête des Hooligalcolos. Pris au piège, ils ont fini de griller à petit feu dans un concert de lamentations de petites filles. Je ne me suis pas laissé attendrir. J’ai fait la sourde oreille. Près d’un feu de camp et d’un barbecue improvisés dans les décombres, j’ai bu du vin chaud et rassasié mon estomac. La quantité de viande à ma disposition dépassait mon appétit. J’ai fait des provisions de nourriture pour la route.. C’est à mon corps défendant et à cause des Hooligalcolos Connus que j’avais sombré dans le cannibalisme. 106
XVI Il a fallu s’adapter. Les Empires voulaient contenir l’épidémie, empêcher sa croissance. On a décidé de réserver certaines zones au Pays du Cinéma et des conseillers-sherpas ont pensé à bâtir des ghettos dorés dont personne ne voudrait s’échapper. Des villes entièrement factices ont été édifiées, elles scintillent de mille feux électriques. Des néons et des projecteurs sont allumés sans interruption. Le jour s’étire sans fin et la nuit est américaine. Ces villes baptisées Pleasure Domes (Dômes du plaisir), clin d’œil érudit aux constructions fantasques des palaces cinématographiques élevés entre 1911 et le milieu des années 30 aux États-Unis, assemblent des pièces architecturales archétypiques du patrimoine mondial et que le cinéma a immortalisées au moins une fois. En me baladant dans une de ces villes, j’ai découvert des copies de la place rouge de Moscou, des buildings de Tokyo et New York, des palais d’Istambul, du marché aux puces de Madrid, de la casbah d’Alger, de la tour Big Ben de Londres, des canaux de Venise, des quais de la Seine et du Sacré-Cœur de Paris et des tas d’autres éléments cueillis aux quatre coins du monde, qui forment des accumulations baroques où chaque détail a été ciselé. Le cimetière est un hommage aux films de la Hammer, peint en noir et blanc avec toutes les nuances de gris, et une brume artificielle flotte en permanence au-dessus des tombes. Des morceaux de bush australien et du désert de Monument Valley cernent ces constructions fantasmatiques. Un monde merveilleux de façades en trompe-l’œil. Même les palmiers de Los Angeles, qui bordent les avenues, sont en caoutchouc. C’est le règne de l’excès, de la démesure, de l’outrance, de la grandiloquence. Et tous ceux piégés dans l’illusion se foutent de l’envers du décor, des squelettes en fil de fer, du bois, du plâtre, du carton-pâte et du toc. Je me sens chez moi. Quand le moment est venu d’aller dormir, on rentre dans des hôtels construits à la périphérie des Pleasure Domes. Des bâtiments bâtis en dur, réels. Dans des vrais lits, on continue de rêver au lendemain merveilleux qui nous attend. On s’endort comme des bébés. On sourit dans son sommeil. Des vrais sourires d’ange.
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XVII L’histoire de l’éléphant de mer surfeur des neiges Il faut avoir vu, pour le croire, l’attaque du Mirounga leonina mutantis, l’éléphant de mer carnivore. Un phoque-mutant, redoutable. Sa technique de chasse est originale. Caché derrière une bosse de glace, immobile (et si on l’aperçoit, on le confond avec un rocher), ce mastodonte graisseux attend son heure. Sa patience est sans bornes. Il guette pendant des jours s’il le faut et il ne sort de son abri que si une proie passe à sa portée. Alors il se laisse glisser le long de la pente (on dirait alors un suppositoire géant ; c’est stupéfiant, mais qui aurait vraiment peur d’un suppositoire géant ?). Il prend de la vitesse, dévale tout schuss (il peut atteindre les 50 kilomètres heure), dérape d’un coup de nageoire antérieure devant sa proie stupéfaite, et la happe d’un coup de gueule. Ses mâchoires, très mobiles, ornées de longues dents recourbées, s’ouvrent comme celles d’un épaulard ; et quand elles se referment sur vous, il est trop tard. Impossible d’échapper à son étau. En général, l’éléphant de mer essaie de ne pas broyer sa victime, qui se débat en pure perte. Il la garde entre ses dents, puis il plonge dans un trou d’eau, rejoint la mer et s’en va tranquillement déguster son repas à 1 000 mètres de profondeur, à l’abri des regards d’autres prédateurs. Celui que j’ai affronté devait mesurer plus de cinq mètres et peser presque quatre tonnes (une taille exceptionnelle) ; et il était foutrement affamé. Ses deux rangées de quarante dents, longues de dix centimètres, claquaient sinistrement dans le vent glacé. Pendant sa glissade, il gonfla son museau en forme de trompe et poussa un rugissement monstrueux. Une corne de brume de l’Enfer ! Erreur. C’est ce qui m’avertit. Au dernier moment, j’ai bondi par-dessus sa gueule béante pour esquiver la charge. J’ai atterri derrière son cul colossal. Il donnait des coups de tête à droite et à gauche, sans comprendre ma disparition soudaine. Il était surpris. J’ai voulu m’emparer des nageoires postérieures et j’ai compris que je n’arriverais jamais à soulever cette masse de chair vingt fois supérieure à la mienne. Je sautai à califourchon sur son dos et plantai la corne de yak dans l’épaisse couche de graisse. L’éléphant de mer rua, tentant de me désarçonner, mais du cheval, il n’avait aucun attribut. Sur terre, il est trop lent et trop lourd. Cependant je dus m’y reprendre à plusieurs reprises avant de percer son cœur de cinquante kilos.
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XVIII Dans une jungle luxuriante, suite du tournage de ma vie : Les singes-figurants se sont mis en grève. Ils refusent de continuer à tourner. Fred Young est ficelé à un baobab, sous la surveillance de trois grands singes paranos armés de battes de baseball. L’équipe technique et les acteurs palabrent dans leur coin, à distance respectueuse des singes en colère. Contre mon gré, je sers de médiateur. Les singes se plaignent des exigences de Fred, le traitant de sale con de junkie de merde, de cervelle de tapioca cocaïnée. Sous l’emprise de la dope, imperméable aux limites du réel, le cinéaste leur demande de faire des trucs dangereux, quasi-impossibles. Les mesures de sécurité ne sont pas respectées (« Putain, quelles mesures de sécurité ? » hurle Fred en se pinçant convulsivement le nez.) Les singes estiment qu’ils courent de grands risques, et leur salaire, calculé sur le cours de la banane de l’ex-Zaïre, n’est pas terrible. J’appelle Nestor sur mon portable. Après quelques échanges verbaux de marchands de tapis, je réussis à obtenir une augmentation, des primes, et de meilleures conditions de travail. Les singes acceptent enfin de reprendre le tournage. On libère Fred. Il se masse les poignets et menace de virer tout le monde. Je lui dis de la boucler, ou c’est lui qui va être viré par mes soins, et j’ajoute qu’en signe d’accord, il doit accepter de manger une boulette de peaux de fruits mâchés. Un singe se fait un plaisir de cracher dans la main de Fred la boulette qu’il mastiquait. Fred jette un coup d’œil à la mixture. Une bouillie grumeleuse, couleur dégueulis. D’abord il refuse. Je lui rappelle certains nouveaux termes du contrat : les Darwin me donnent carte blanche. Fred finit par plier malgré son dégoût. Regarder, toucher, c’est une chose. Avaler c’en est une autre, beaucoup plus difficile. Réunis en arc de cercle autour de lui, les singes patientent. Ils arborent ce regard animal que l’imbécillité des humains amuse toujours. 109
- Action ! Je gonfle mes joues et souffle de toutes mes forces dans un sifflet à roulette. Le bruit strident met en déroute la bande de Têtes à Jambes et Grandes Oreilles. La femelle gorille, prisonnière dans une cage en bambous, trépigne de joie. Je la délivre. - Coupez ! Hawks, la femelle gorille, qui joue la captive aux yeux clairs, fait trois bonds et s’élance au bout d’une liane. Elle survole l’équipe médusée. Elle vient cogner de plein fouet Fred dont la tête heurte le viseur de la caméra. Au passage, elle lui pique sa moumoute (merde, Fred, vingt-cinq balais et plus un poil sur le caillou, la pression, le stress, ouais, on sait.) et disparaît dans la végétation en ricanant. A quatre pattes, Fred se tâte le crâne et grommelle « Sale bête ! » Il s’aperçoit, trop tard, que je l’ai entendu. Il ajoute, péteux : « Rien de personnel, Lupo. » Je hoche la tête. Fred part se faire soigner son bobo à l’infirmerie. Profitant de l’occase, les acteurs se plaignent à leur tour des coups que les singes distribuent à tout va. Je tente de les raisonner. - Ils sont taquins. S’ils voulaient vraiment vous faire du mal, ça leur serait très facile. Ils pourraient vous arracher les membres ou la tête sans aucun effort. On discute mon argument. On se rend à l’évidence. Ben voyons, j’ai raison. Fred revient. Frottant son œil au beurre noir tartiné de crème analgésique, il pique une de ces colères qui l’ont rendu par la suite légendaire. Tout le monde le regarde et attend que ça se passe. Le calme revient après qu’il a épuisé son stock d’injures puisé dans cinq langues différentes. L’ouzbek et le mandarin sonnent de façon curieuse, mais ses variations en joual, pakistanais et italo-anglais ne manquent pas de piquant. Quand tout et tous sont en place, le clap électronique branché, une tribu de pygmées s’invite sur le plateau. Des Bubbliblablas. Une bonne cinquantaine. J’en avais entendu parler, mais leur existence me paraissait sujette à caution. Des cannes à pêche de compétition pendent au bout de leurs bras. Trapus, musclés, tatoués, cheveux tressés en dreadlocks touchant les fesses, la peau noire tirant sur le bleu, ils ont une sacrée allure, même si aucun ne dépasse le mètre trente. L’un d’eux s’avance. Son corps est couvert de tatouages rouges (le plus frappant dit «Ma bite est plus grosse que la tienne, grand con», le dessin est éloquent) et son pagne est en plumes de perroquet, alors que les autres Bubbliblablas n’ont droit qu’aux plumes de tourterelles turques. Le chef, présumé-je.
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- C’est quoi ce bordel ? dit-il. Il a une très belle voix de ténor. Surprenant, une telle puissance vocale chez un mec de cette taille. D’ailleurs, le chef abuse de son organe. Il se fait appeler Caruso, en hommage au célèbre ténor italien, dont il est tombé raide dingue, comme cela était arrivé à Al Capone au temps de la Prohibition. Le chef a découvert le ténor en troquant, avec un caméraman d’une équipe TV napolitaine, une minichaîne compact et une collection de CD (dont des enregistrements de Caruso au Metropolitan Opera de New York) contre un cendrier en crâne de macaque rhésus. Chaque matin, à six heures tapant, le chef Caruso double un extrait d’opéra joué plein pot et réveille toute la tribu. Son rêve est d’interpréter un jour La Tosca à la Scala de Milan, mais son accent italien est à couper au couteau, et les cours de perfectionnement par correspondance ne donnent pas les résultats vantés par le prospectus publicitaire. - Vous avez demandé une autorisation ? Personne ne nous a prévenus, vous êtes sur notre territoire. On arrive pas à pêcher en paix. Vous faites trop de bruit, les poissons ne mordent plus. Ah, l’arrogance occidentale est sans limites. Les conventions internationales, vous en faites quoi ? A cause de vous, nous subissons un grave préjudice. Vous nous privez de nourriture. On reste sur notre faim. Si nous rentrons bredouilles au village, les gosses vont chialer, nos femmes vont gueuler et ce soir, ceinture. Ce différend doit être réglé sur-le-champ. Un procès serait trop long et nos avocats ont d’autres chats à fouetter, alors il ne vous reste plus qu’à déguerpir. - C’est hors de question ! trancha Fred. - A moins que vous nous dédommagiez. Sinon, moi et ma tribu, nous nous verrons dans l’obligation de livrer une bataille dont l’issue, je le crains pour vous, ne fait aucun doute. (Caruso brandit sa canne à pêche. D’un geste vif et sûr, il actionne le moulinet.) Nous sommes champions de lancer de la zone océanique. On attrape ce qu’on veut avec notre matériel. Si vous voulez éviter le pire, le bateau qui mouille sur la berge du Golgokao ferait un présent tout à fait acceptable. Caruso joint les mains et s’ incline.
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- Et puis quoi encore ? gueule Fred en agitant les mains comme un V.R.P. qui sent une affaire lui échapper. On va quand même pas leur filer la navette qui nous permet de regagner notre camp de base ! C’est pas le chantage d’une bande de nains tatoués qui va m’impressionner ! Un spasme nerveux fait tressauter les paupières de Caruso. Oh, oh, je pense, tu viens de faire une boulette, Fred. T’aurais pas dû le vexer. Ordinairement, les Bubbliblablas ne sont pas méchants. C’est des embrouilleurs, fidèles à une tradition ancestrale. Les rois de la tchatche, de la surenchère verbale. Dès qu’on leur en donne l’occasion, ils discutent pour un rien, à n’en plus finir. N’importe quel prétexte était bon. Mégoter sur des détails, ils adorent ça. C’est un jeu. Et Fred n’a pas eu la patience de rentrer dedans, ou peut-être qu’il en ignorait les règles. Caruso bouge le petit doigt. On entend un sifflement aigu fendre l’air. Un hameçon crochète Fred sous l’œil droit. Son hurlement refroidirait Bruce Willis dans «Die Hard 2». Son agresseur reste invisible, peut-être est-il perché dans un arbre. Les genoux de Fred se dérobent sous lui. Il est violemment tiré en arrière et glisse sur le cul. On a le temps de voir la chair de sa joue se fendre peu à peu, comme un emballage de papier qu’on déchirerait. Les feuilles de palme avalent Fred et ses cris. Les Bubbliblablas sont hilares. Ils se distribuent de grandes claques dans le dos. Pute Vierge ! Personne n’aimerait être à la place de Fred. Seulement on espère que ça lui servira de leçon à ce blanc-bec, toujours à l’ouvrir à tout bout de champ, incapable de tenir sa langue. Soudain les Bubbliblablas poussent un grand cri collectif. Les faux T.J.G.O., le pas lourd, repus, reviennent de la cantine aménagée sous une tente à l’écart du plateau. Les Bubbliblablas les ont aperçus. Les bruits de pets et de rôts les ont effrayés (vive le cassoulet !). Ils s’éparpillent en quatrième vitesse, abandonnant derrière eux leurs cannes à pêche. On retrouve le malheureux Fred dans la position du fœtus. Entortillé dans le fil, le visage imbibé de sang, il implore l’aide de sa maman.
Pour plus de sûreté, le tournage s’achève dans les Studios de la Compagnie.
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XIX Une étude, Remarques sur la domination du « septième art » dans l’imaginaire contemporain publiée dans Actes de la recherche en sciences sociales, a répertorié les choix de personnages préférés de chaque génération et les a analysés (Pierre Bourdieu a signé le chapeau de l’article ; peu de temps après, il a succombé au Complexe de l’Incarnation et on le voit tenir le double rôle de Charles Chaplin dans Le dictateur.) Par précaution méthodologique, les signataires de l’étude se limitaient aux pays postindustrialisés ; ailleurs, on ne savait pas avec précision sur quoi la population fantasmait, ça changeait sans arrêt. Quelques repères sommaires : Généralités : Les personnages cités dressaient un catalogue de 250 films, des années 20 à aujourd’hui. La dernière décennie fournissait 80 films ; les 80’s : 59 ; les 70’s : 35 ; les 60’s : 29 ; les 50’s : 23 ; les 40’s : 15 ; les 30’s : 7 ; et les 20’s : 2 (La ruée vers l’or (1925) et Metropolis (1926)). 22 réalisateurs avaient au moins deux films dans cette sélection : Woody Allen ; Robert Altman ; Luc Besson ; Tim Burton ; James Cameron ; Charles Chaplin ; Ethan & Joel Coen ; Francis Ford Coppola ; Terry Gilliam ; Alfred Hitchcock (largement plébiscité) ; John Huston ; Krzysztof Kieslowski ; Stanley Kubrick ; Kiyoshi Kurosawa ; Sergio Leone ; Georges Lucas ; David Lynch ; Martin Scorcese ; Steven Spielberg ; William Stevenson ; Quentin Tarantino ; et Orson Welles. Les productions Walt Disney étaient classées à part. Si on se référait à la sélection par genre en vigueur, on obtenait : 103 Drames ; 60 Comédies ; 29 Polars ; 23 Fantastiques ; 19 Aventures ; 8 Westerns ; et 8 Dessin Animés. L’Empire de l’Ouest Américain avait produit 220 films ; l’Europe : 24 ; et l’Empire de l’Est : 6.
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Quelques clés : Scarlett O’ Hara et Rhett Butler dans Autant en emporte le vent, et les héros de six autres drames et comédies de la fin des années 30, avaient les faveurs des plus âgés (surtout des femmes, 67%) ; des couples de vieux (mains jointes contre leurs poitrines collées) n’arrêtaient pas de roucouler, de se pâmer, leurs lèvres s’effleuraient sur fond de coucher de soleil sanguinolent puis ils s’embrassaient fougueusement, mais sans mettre la langue, par crainte de s’emmêler les dentiers je suppose ; Citizen Kane, le pasteur assassin de La Nuit du chasseur - le mec avait tatoué Love sur la main droite et Hate sur la main gauche, j’ai voulu les mêmes, je les ai eus, ça déchire - et Rick Blaine et Madame Laszlo dans Casablanca se taillaient une belle place ; dans l’ex-Japon, Toshiro Mifune et Les 7 samouraïs faisaient un malheur (mais les Incarnés avaient tendance à prendre leur rôle trop au sérieux, ils s’étripaient avec des vrais katanas). Les baby boomers des 50’s nous refaisaient Jim Stark dans La Fureur de vivre (les rares accidents de la circulation mettaient en cause des Porsche) ou les ados attardés d’American Graffiti, qui mâchaient du chewing-gum à longueur de journée, sifflaient les filles qui pouffaient, tout en essayant de mater sous leurs jupes, bref ils retombaient tous en adolescence (et fumaient et se branlaient dans les chiottes, misère) ; Le Docteur Folamour avait la cote ; on apprenait aussi que des mecs agressaient à l’arme blanche, en l’occurrence un couteau en caoutchouc, leur femme qui se savonnait peinarde sous la douche, comme dans un truc de pervers, vraiment chelou, intitulé Psychose, alors que d’autres se contentaient de gentiment chanter sous la pluie. La génération de 68 se reconnaissait dans les fous, vrais ou simulés, de Vol au-dessus d’un nid de coucous ; et dans Les Aventuriers de l’arche perdue, bien sûr, y avait quelques relous qui faisaient les Rambo (mais les colonels Kurtz de Apocalypse Now les mataient) et les plus zarbis jouaient à la roulette russe comme dans Voyage au bout de l’enfer (des petits plaisantins chargeaient quelquefois les flingues à balles réelles) ; Woody Allen avait son carré de fidèles (avec une mention pour Annie Hall) ; dans les campagnes, on chassait le daim et Delivrance faisait des ravages, bien que personne ne voulût faire le cochon. Chez les anciens keupons, ceux de 77, le nombre de chauffeurs de taxi était incroyable, y avait plein de mecs qui se faisaient appeler Travis, des vrais dingues. - C’est à moi que tu causes ? était leur réplique favorite. Mais les bons et les méchants de La Guerre des étoiles avaient leurs farouches amateurs manichéens. Entre les deux se glissaient Don et Michael Corleone et tous les mafiosi de la saga du Parrain. Quant aux jeunes d’aujourd’hui, ils se reconnaissaient dans les Usual Suspects et les tueurs de Pulp Fiction et de ses succédanés ultra-violents et simples d’esprit ; Janice (Le Silence des agneaux) était le personnage préféré des filles. Contrairement aux décennies précédentes, le genre noir l’emportait sur les autres genres.
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XX L’océan est déchaîné. Une tête poilue flotte sur la crête des vagues. Un coup, on la voit, un coup, elle disparaît. Ballottée comme un bouchon, elle surnage tant bien que mal. Assis, emmitouflé dans mon peignoir de bain (un grand L en caractère gothique brodé dans le dos) et abrité sous un parasol, j’ai pitié de celui qui simule la noyade. À mes côtés, anormalement calme, Fred observe, lui aussi, la tête. Les yeux mi-clos, il ne cille pas. Aucune émotion n’affleure à la surface de son visage. Les médecins lui ont conseillé de ne pas s’énerver, ou sa cicatrice, encore fraîche et profonde, risque de se rouvrir et il en résulterait une balafre violette assez moche. Je le soupçonne d’être bourré de Valium et de Prozac. Fred prend son talkie-walkie et demande gentiment à un de ses assistants qu’on stoppe les ventilateurs spéciaux. Les engins se taisent aussitôt. La mer se déride. Le loup-garou attend que l’eau soit redevenue aussi plate qu’une flaque d’huile géante avant de sortir du bassin artificiel. Il s’ébroue au bord et fait glisser les fermetures éclair dissimulées sur ses flancs. La carapace de poils s’ouvre en deux. L’homme sort de sa peau de bête. Je vais lui serrer la main. - Belle performance. Félicitations (Je suis sincère), je serais bien incapable d’en faire autant. Nous autres, tout loups-garous que nous sommes, on ne sait pas nager. Je crois que c’est notre seul handicap. Enfin, ce n’est pas le seul, il y a autre chose… - Qu’est-ce que c’est ? demande Linus Frukuda, ma doublure humaine. Je tape dans le dos de Linus. Il y a un grand Plouf. Ma réponse se perd dans la brise. - Oh, trois fois rien, je fais à part moi en songeant à la taille de ma bite.
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XXI L’histoire du grizzly trop curieux Sur le continent américain, je me croyais au bout de mes peines. Ma vigilance se relâcha ou, peut-être, la fatigue m’avait diminué. C’est ça. Et, dans une brume matinale qui m’empêchait de voir à plus d’un mètre, je me retrouvai le nez collé à quelques centimètres d’une montagne de poils foncés. Je palpai la fourrure brune. Certainement pas du poil de gorille. Et puis, cette puanteur insupportable semblable à des dizaines d’œufs de chouette pourris. Pire que le tigre de Sibérie. Je relevai la tête. Sainte merde, un cul de grizzly! Heureusement, l’animal ne me sentait pas ; il était en train de creuser une fosse dans le sol, à la recherche de nourriture, et le vent soufflait latéralement. Hypersensible aux bruits et aux odeurs, et hyper rapide, il ne fait pas bon de s’approcher d’un ours à moins de cent mètres, et encore. Et là, je pouvais lui faire un doigté rectal ! Je retins ma respiration et entrepris de marcher à reculons sur la pointe des orteils, sans quitter des yeux son arrière-train. Hélas, une branche craqua sous moi et, comble de malchance, le vent tourna brusquement. Le grizzli se retourna et se dressa sur ses pattes arrières. Une tour monstrueuse ! Il grognait. Il me localisa. Mon instinct me dictait de continuer à reculer. L’ours essayait d’identifier ma silhouette et l’odeur qui m’accompagnait. Ni homme ni bête de son écosystème, qu’est-ce que cela pouvait bien être ? Sa curiosité était piquée, ou il avait encore faim, tout simplement. Le grizzly retomba sur ses pattes ; il montra les dents ; il grogna à nouveau ; de la bave dégoulinait de la bouche ; le cou se tendait ; les poils se hérissaient ; les oreilles s’aplatissaient en arrière ; et le regard devint jaune. Il chargea. Je détalai. J’avisai un grand sapin. J’accélérai et agrippai la première branche assez solide qui me tombait sous la main. Je me hissai dessus. Puis je grimpai le plus haut que je pouvais. Vise un peu la leçon de grimpette, ours de mes deux. Accroche-toi, essaie de me suivre, je peux monter à quarante mètres, si je veux. Enfin, je jetai un coup d’œil en dessous de moi. Bordel, rien n’arrêterait donc ce monstre ? Le grizzly escaladait le tronc. Mais, à cinq mètres de hauteur, sa masse compromettait son ascension. Ses griffes giflaient l’air, brisaient des branches. Un seul coup aurait suffi à me tuer. L’ours renonça et redescendit sans cesser de grogner. Il tourna autour du sapin pendant des heures. Fasciné par la détermination meurtrière de l’animal, je construisis un nid avec des branches que j’entrelaçais. Puis je m’installai tranquillement, comme si j’étais au balcon d’un théâtre. En début d’après-midi, le grizzly s’endormit au pied du tronc et se réveilla deux heures plus tard. Sa danse infernale reprit. Ce manège dura trois jours, à l’issue de quoi le grizzly tailla la route. 116
XXII L’hélicoptère stationne à une trentaine de mètres d’altitude. Le pilote fait son point fixe au-dessus de moi. L’herbe frémit. Le caddie, un Black plié en deux sous le poids des deux gros sacs pendus à ses épaules, dit quelque chose que je ne comprends pas. Le grondement du moteur et le sifflement du rotor font un vacarme insupportable. Ça me déconcentre. Merde, on est pas dans un quartier chaud de L.A., il n’y a pas de gangs à moins de vingt kilomètres à la ronde. J’ai le parcours pour moi tout seul. Les 18 trous m’appartiennent. Ma carte d’unique membre me donne le droit de fouler ce gazon, de le piétiner, de le labourer, d’importer une colonie de taupes, ou de le dynamiter si ça me chante. Le Country Primate Club est ma propriété. Je me le suis fait construire après mon éviction du Summer Hills de Malibu. Mon adhésion à ce très select club n’avait dérangé que la frange la plus conservatrice de ses membres, estimée à environ 85 % et composée pour la plupart de juristes, de politiciens et de businessmen. Un cloaque de mâles blancs protestants, cupides, pervers, antisémites et racistes, homophobes, anti-avortements, et partisans de la peine de mort et de la vivisection, mais marrants à leur façon. (Très peu de gros pontes du show-biz à Summer Hills, l’ambiance est pas assez glamour pour eux.) Quitte à s’étouffer dans leur bile, ces vieux républicains auraient certainement préféré côtoyer le lubrique Bill C. que de partager un bout de terrain avec moi, un loup-garou. C’est que j’avais adoré les provoquer, leur imposer ma présence, sortir à poil des douches en massacrant le Star Splangled Banner, m’enivrer au bar, puis me raccrocher au comptoir en tenant des propos scandaleux, quel pied ! Avant de me faire virer, ces enfoirés m’en avaient plus appris sur l’espèce humaine que mes « amis » du métier. Sainte merde, protégez-nous des acteurs ! On ne peut rien en tirer. Des coquilles vides dans un emballage doré. Que celui qui n’a jamais connu les caprices de ces mégalos ou subi les prêchi-prêcha de John (Travolta) ou de Tom (Cruise) me jette la première bobine de film. 117
Dans cet univers parallèle à la Terre, la bande-annonce de Eyes Wide Shut était inédite. Avant que le titre du prochain film de Stanley Kubrick ne s’affiche sur l’écran, on devait découvrir la poitrine de la star féminine, une actrice d’origine australienne. Sur son sein gauche s’inscrirait son nom, et sur le droit, celui de la star masculine. À la ville, ils étaient mari et femme : Miss Nicole Kidman et Mister Tom Cruise. Comme beaucoup d’autres mâles sur cette planète, le peu que je savais sur Eyes Wide Shut m’avait ému. Je l’attendais impatiemment, le nouveau chef d’œuvre du maniaque et regretté Kubrick. Et je me maudissais encore d’avoir loupé la prestation de Nicole sur les planches d’un théâtre londonien, où elle apparaissait complètement à poil pendant une dizaine de secondes, ce qui valut à la pièce (dont tout le monde avait oublié le titre) de battre tous les records de réservation de tickets. Régulièrement, en début de soirée, quand un coup de blues menaçait de me fondre dessus, je visionnais un des films de Nicole. Je connaissais par cœur des passages entiers de chacun d’entre eux. Mes moments préférés étaient ceux où la jeune femme apparaissait dénudée ; et ils étaient assez nombreux. Souvent, désespéré, je finissais par me branler. Puis j’allais me coucher, sans avoir touché à mon plateaurepas. Des nuits pareilles, j’avais beaucoup de mal à trouver le sommeil. Je souffrais le martyr. J’étais en convalescence. Ma queue n’était pas complètement guérie. Dans une clinique très privée, aux tarifs exorbitants (c’était carrément de l’extorsion de fonds, mais ils obtenaient les meilleurs résultats dans ce genre d’opérations délicates), je m’étais fait greffer une bite de poney (restons modeste, les filles auraient perdu connaissance devant une bite de cheval.) Les toubibs m’avaient mis en garde : les points de suture étaient fragiles. Ils m’avaient déjà recousu deux fois. À la troisième reprise, ils ne garantissaient plus rien. Je devais éviter de penser à Nicole et faire une cure d’abstinence de films kidmaniens. Lors d’avant-premières ou de soirées hollywoodiennes, je l’avais rencontrée à plusieurs reprises. Elle m’avait d’ailleurs embrassé une fois sur la joue. « Vous piquez », m’avait-elle dit. Ce fut la seule fois où elle m’a adressé la parole. Maintenant, elle me fuyait comme si j’étais un de ces singes verts accusés d’être les porteurs du virus du Sida, comme l’avait colporté une rumeur à une certaine époque. Je n’avais plus aucune chance de la croiser. À cause de la susceptibilité de Tom. 118
La scène s’était passée dans un salon cossu, et très privé, du Planet Hollywood de Beverly Hills. Aménagé en salle de billard, l’endroit était réservé aux seules stars. À part moi, il y en avait deux autres réunies ce jour-là. Dans un coin, son gros cul commodément calé dans un fauteuil de cuir, Schwarzie faisait semblant de lire Variety. Il mâchonnait un cigare énorme. Son regard de bovin placide ne perdait pas une miette du spectacle. Tom m’avait lancé un défi au billard. Il s’en mordait les doigts. Je venais de blouser la bille 8 dans une des deux poches latérales. Expédier la blanche en trois bandes dans une poche de coin était une formalité. Ainsi je remportais ma cinquième partie d’affilée. Depuis que j’avais cassé le premier triangle réunissant les 15 billes au centre du tapis vert, Tom n’avait plus touché à sa queue. Il était allé s’asseoir et se contentait de me regarder papillonner avec grâce autour de la table. Je me faisais plus léger qu’une caresse de plume. Frôlant le bois verni du cadre des bandes, j’enchaînais les coups avec une sûreté, une fluidité et une souplesse extraordinaire. Ma flèche de bois faisait disparaître les billes l’une après l’autre. J’avais la maestria d’un grand joueur. Ma main droite se refermait doucement sur le talon de la queue ; le trépied de ma main gauche permettait que la boucle formée par l’index et le pouce eût le diamètre idéal ; et ma queue coulissait à merveille entre mes doigts. Je n’avais pas l’air de réfléchir, jouant d’instinct la bonne bille dans la poche de mon choix. Je tentais et réussissais des coups que des pros mettaient des années à maîtriser. Le billard et moi ne faisions qu’un. Au début de la sixième partie, après une série de cinq coups parfaits, je me suis arrêté pour frotter le bleu sur le procédé de cuir dur. Tom s’est approché. - Tu aurais fait un sacré arnaqueur, m’a-t-il dit. Jamais je n’aurais dû parier avec toi. (Tom avait interprété Vincent Laurent, un as du billard américain dans La Couleur de l’argent de Scorsese. Parfois, il se prenait encore pour un champion. Il a posé sa main sur mon épaule.) Mec, je peux te parler en toute confiance, maintenant que tu es dans le club des 10. - Ah, ouais, sûrement, j’ai fait, son numéro de charme me laissait indifférent. J’avais hâte de rejouer. Tom a éclaté de rire. Son rire de star, son brevet des quenottes étincelantes déposé sur les écrans du monde entier.
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- C’est cool, mec, tu t’y feras. On est le gratin, merde alors ! Toi aussi, tu fais partie des mecs les plus côtés d’Hollywood, ceux qui font la pluie et le beau temps dans ce métier. Ceux qui pèsent lourd, tu vois ce que je veux dire, 20, 25 millions de dollars par film. Mel, Harrison, Jim, Bruce, Leonardo, Arnold (Tout sourire, il a déplié son index et a fait mine de viser l’ex-monsieur Univers. Celuici a décroché sa mâchoire inférieure et lui a renvoyé un sourire qu’on aurait cru thermoformé dans de la résine dure.) Enfin, tu les connais tous. On a pas à se plaindre. Toi comme moi, on a tout ce dont un mec peut rêver, non ? La nature nous a gâtés. Pognon, égo, beauté (Il a toussoté), même toi. C’est connu que le succès rend beau n’importe qui. On a des maisons, des yachts, des Porsche, des zincs. Qu’est-ce qu’on peut espérer de plus ? Parle pour toi, bonhomme. Avec ta gueule de play-boy, ton sourire enjôleur, tes pectoraux lisses, et Nicole Kidman dans ton pieu, difficile de faire la fine bouche, je te l’accorde, tout paraît facile. Mais imagine-toi un instant dans la peau d’un loup-garou, échangeons nos places, et tu ne verras plus la vie de la même façon. - Nicole, je lui ai rappelé, t’oublies Nicole. - Waouh, t’es fou, mec ! Nicole, bon Dieu, mais elle est audessus de tout ça. Rien ne peut se comparer à elle. Tu sais pas de quoi elle est capable. Elle a vraiment tout pour elle. Elle est, comment te dire, merveilleuse. Dix fois mieux que moi.- Je l’aurais parié. - Mais bon, reprit Tom d’un air vaguement mystérieux, je suis sûr qu’au fond de toi, tu sais qu’il y a autre chose dans la vie. L’argent, le pouvoir, le sexe, c’est pas tout. Ça compte, c’est pas moi qui vais te dire le contraire. Mais quand t’en as fait le tour, que reste-t-il ? Tu sens qu’il te manque quelque chose. Là. (Il s’est enfoncé un doigt dans le creux du plexus.) On est entouré de trop de conneries. On raconte n’importe quoi. Hollywood est une machine à débiter des saloperies en tranches. Tout le monde y prend goût, et vite. Elles t’intoxiquent et tu deviens dingue. Tiens toi bien, j’ai entendu dire que tu payais des strip-teaseuses pour aller les lécher dans les toilettes après leur numéro, mais t’imagines ? (Merde, la fille avait dû moucharder. C’était pourtant une petite lèche de rien du tout, les sniffs d’héro et de coke m’avaient mis le cerveau à l’envers. 120
C’était la première - et dernière - fois que je mélangerais les dopes.) Qui a pu inventer un truc pareil, bon sang, faut être taré. Forcément, que tu le veuilles ou non, la merde finit par te toucher. On doit se protéger des mauvaises vibrations. Bon, mec, tout ça pour te dire que j’espère que tu crois pas ce qu’on dit sur l’église de scientologie. Ron a mis le doigt sur des vérités, personne peut le nier, seulement certaines personnes ne peuvent pas, ou ne veulent pas les croire, c’est tout. Moi, je sais que cela m’a aidé à être plus moi. Tu lis les préceptes de la Dianétique, ça tient le coup, et quand l’Electrometermark V te met face à tes contradictions, je t’assure qu’après, tu vois plus clair en toi. Je dois t’avouer aussi que les Dianezene me font un bien fou, ces pilules font des miracles, mec, je t’assure. Plus j’avance, plus je suis sur la voie de l’immortalité. J’ai manqué de lâcher ma queue. J’ai lancé à Tom un regard incrédule. - Comment ça marche ? ai-je demandé, assez curieux de découvrir la voie de l’immortalité. - Par réincarnations successives. Mais oui, bordel, fais pas ces yeux de mérou frit ! On dirait ce con de Robin Williams dans Popeye ou je sais plus quel navet. La vérité, c’est qu’on est ce qu’on a été. Quand j’ai fait Top Gun, la première fois que j’ai touché le manche d’un Jet, j’ai immédiatement su que j’avais été pilote dans une vie antérieure. Ça t’est jamais arrivé ? - J’étais légume dans une vie antérieure. Tom a marqué une pause. Il a froncé les sourcils. - Pas possible, mec. Putain, ça doit être dur d’apprendre ça. Remarque, ça t’a pas empêché de grimper au sommet. Tu sais, tu devrais venir à une de nos réunions un de ces quatre, tu te rendrais compte par toi-même que je ne t’ai pas raconté de salades. - Hmm, hmm, certainement, Tom (Je lui ai pris le poignet.) Y a qu’un truc qui me tracasse. (Je jouais le prototype de l’andouille. Un vrai rôle de composition, il va sans dire.) - Vas-y, t’es mon pote (Il m’a tapoté la main, très grand frangin.), tu peux tout me dire. - Nicole… - Quoi, Nicole ? - Elle est scientologue, elle aussi ? - Oui. - Comment ça baise, une scientologue ? Rideau. Fin de mon amitié avec Tom Cruise. Je n’ai pas osé lui réclamer les cinq mille dollars que j’avais gagnés au billard. 121
XXIII L’hélicoptère continue de me casser les couilles. Je fais de grands gestes signifiant « Faites chier, barrez-vous ! » À l’approche du trou numéro 15, j’ai besoin d’un max de concentration. « Pas trop fort », conseille le caddie, un Black taillé comme un haltérophile. Comme je m’apprête à putter, l’hélicoptère décrit un grand arc de cercle et largue des centaines de régimes de bananes en plastique sur la pelouse. Sur chaque régime, un petit rectangle de bristol est épinglé (Un travail de fourmi.) Le caddie en arrache un qu’il me tend. - Je suppose que ça vous est destiné, dit le Black. - Y a des chances, je réponds en prenant le bristol. Le dessin imprimé en relief représente un homme affligé d’oreilles de lièvre et d’ailes de chauve-souris. Nefastor. Je l’avais oublié en cours de route, celui-là. Nefastor se rappelle à mon bon souvenir. Il est sur mes traces. OK, bien reçu. La guerre est déclarée. Je vise soigneusement ma balle. Je prends tout mon temps. L’hélicoptère refait un point fixe à trente mètres en biais des deux mammifères au sol que nous sommes. L’engin semble nous narguer. Pourtant je souris. « Cible verrouillée. » me dis-je. Je frappe la balle, qui file comme un missile. Une trajectoire rectiligne parfaite. Droit au but ! Le pilote la reçoit sous l’angle extérieur de l’œil gauche. L’os jugal craque alors que sa tête inconsciente est projetée sur le côté. Elle retombe lourdement ; la pointe du menton percute la poitrine ; les mains lâchent les commandes ; le pilote oscille sur son siège ; et il bascule dans le vide (sa ceinture de sécurité n’est pas bouclée, erreur fatale). L’hélico tournoie quelques secondes, avant de piquer du nez. L’appareil s’écrase dans une mare, soulevant un geyser de flotte et de boue. Le trou 13 n’est qu’à quelques mètres. Malheur. Je croise les doigts puis je me précipite. Derrière le pare-brise fendillé en étoiles, les deux occupants ont perdu connaissance et du sang. Ils se sont éclatés le front contre le tableau de bord. Je n’ai pas besoin de m’approcher. Je les ai reconnus. Un Black et un Caucasien. Les Golemogols !
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XXIV Une des premières lois de ma thermodynamique était que si on propulse avec suffisamment d’énergie deux corps contre une porte vitrée, ils la défoncent. C.Q.F.D. J’applique ma théorie aux deux vigiles qui gardent l’entrée de la partie administrative des Studios. Sans le vouloir, les deux balèzes participent à l’expérience. Ils étaient restés polis, mais fermes. Ils obéissaient aux ordres, voilà tout. - Monsieur Nestor Darwin et monsieur Pollux Darwin sont absents, monsieur Lupo, m’expliqua le plus jeune qui faisait une tête de plus que moi. Ils nous ont donné des consignes strictes, vous ne pouvez pas entrer. Nous sommes désolés. - Les gars, soyez cools. Laissez-moi passer, ou vous allez le regretter. Je n’avais rien contre eux. Ils font leur taf. Je les comprenais, mais je voulais entrer et personne ne m’en empêcherait. D’une pichenette, j’ai chassé les bras qui me barraient le passage. Malgré leur corpulence et leur qualité de spécialistes ès arts martiaux, quelqu’un aurait dû mettre en garde les vigiles. Simple question de rapport mathématique : la force d’un loup-garou est six fois supérieure à celle d’un humain. Inutile de discuter. La prochaine fois, ils réfléchiraient davantage avant de refuser quoi que ce soit à un spécimen de mon espèce. Je les ai soulevés sans difficultés. Un dans chaque main. Puis je les ai expédiés dans les airs. Un vol plané direct dans la porte qui s’est fracassée. Désormais effondrés parmi les débris de verre et de plastique, aplatis comme des crêpes, les vigiles gisaient, salement amochés. Ils souffraient de contusions et de coupures multiples au corps et au visage. Du sang s’écoulait de nombreuses blessures. Quelqu’un appellerait des secours, on s’occuperait d’eux. Je les ai enjambés. Les débris ont croqué sous la plante de mes pieds. J’adresse un coucou amical aux standardistes réceptionnistes et je franchis le hall. Les deux donzelles, témoins impuissants de ce qui vient d’arriver aux malheureux types, restent sans voix. Un sourire pétrifié se colle sur leurs visages de mannequin plastique suceur interchangeables. Je prends l’ascenseur et sors au dernier étage. - Salut les filles ! Les frappes sur les claviers s’arrêtent net. Les secrétaires lèvent leurs faux cils au plafond, et elles grimpent sur leurs sièges en poussant des cris aigus d’excitation. Dans les lieux publics, je provoque aussi souvent cette réaction-là (associée au parfum enivrant de ma sudation ; c’est sexuel tendance Groddeck), mais : « Alors là, je t’assure, ma chériiiie, voir débouler ce gros machin poilu en polo Lacoste à manches courtes et en pantalon de golf, c’était too much. » Je m’arrête un instant. Je soulève ma visière en plexi orange et je savoure mon effet. Alors je tire ma langue rose, et je fais des bruits obscènes avec les lèvres, puis je me gratte le rectum, et ensuite je renifle mon index. - Quelqu’un veut goûter ? Ça sent la banane.
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Les femmes échangent des regards qui en disent long ; et les âmes plus sensibles manquent s’évanouir. Je traverse l’enfilade de bureaux. Je ne passe pas inaperçu. Cent cinquante kilos qui rebondissent sur une moquette, ça a de quoi impressionner les plus téméraires. Personne n’ose s’interposer. Miss Simpson, la secrétaire particulière des Darwin Brothers, aimerait bien dire quelque chose, mais sa bouche reste arrondie sans qu’aucun son n’en sorte. J’enfonce la dernière porte. Le panneau de chêne se fend en deux. Le bureau de Nestor et de Pollux est vide. Comme je repasse devant les vigiles, toujours étendus au sol, l’un d’eux relève le menton et murmure entre ses chicots : - On vous l’avait bien dit, monsieur Lupo.
XXV Je sais où se terrent les Darwin. Dans leur nid perché sur une butte d’Hollywood. La résidence qu’ils se sont faite construire est la réplique fidèle de la sinistre demeure de «Psychose». Lequel des deux Darwin joue Norman Bates, on l’ignore, et on tient encore moins à apprendre qui fait Janet Leigh. Nestor travesti en vieille femme et Pollux sous la douche, ou le contraire, dans les deux cas, ça file la chair de poule. Je grimpe les escaliers quatre à quatre. - Nestor ! Pollux ! M’obligez pas à fouiller toute la baraque ou je vous botterai le cul si fort que vous serez obligés de porter des couches-culottes ! (Je marque un temps d’arrêt sur le palier du deuxième étage.) Inutile de vous planquer, je sens d’ici l’odeur de la peur qui colle sous vos aisselles de grosses vaches. - On est là ! On est pas cachés. Les Darwin ont des voix d’enfants timorés. Ils sortent d’une pièce, les mains en l’air, ridicules dans leurs robes de chambre en soie écarlate. Je m’avance. Ils reculent. - J’espère que vous avez des explications satisfaisantes à me fournir, je dis d’un ton menaçant. Vos enfoirés de Golegomols bossaient en sous-main pour Nesfator. Vous étiez au parfum ? Du plat de la main, je repousse les deux producteurs dans ce qui est une chambre spacieuse et luxueuse. - Asseyez-vous, là ! C’est un ordre. Nestor et Pollux posent leur gros cul sur le bord du lit à baldaquin. En appui sur mes quatre membres, je souffle un bon coup. Mes babines se retroussent. Les canines inférieures pointent entre mes lèvres.
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- J’attends, je fais. - Par quoi on commence ? demande timidement Nestor. - On va direct à la conclusion. Nefastor. - Bon, d’accord, dit Pollux. Nestor s’apprête à poursuivre quand je relève la tête, l’oreille et le nez dressés. - Deux secondes! Je hume l’air. Une odeur de roussi chatouille mes narines. La Danse des canards. Alerte rouge ! Je renifle. C’est pas une odeur de bouffe. Rien ne peut cramer dans la cuisine, tout le personnel a quartier libre. Ce jour-là, Pollux et Nestor se font livrer leurs repas par un traiteur. - Vous sentez rien ? je fais. - Ouais, y a une odeur bizarre, fait Pollux. Tu la sens pas, Nestor ? - J’ai le nez bouché depuis trois jours, je sens que dalle. Putain, j’ai certainement un cancer des sinus. - Arrête un peu de somatiser, frérot. T’as toujours un pet de travers. Tu vois un petit bouton sur ton bras, ça y est, c’est le syndrome de Kaposi. Si je t’écoutais, tu trimbalerais toutes les maladies de la terre, un concentré de virus ambulant. Je devrais te faire enfermer dans une chambre stérile, comme ça tu me foutrais la paix avec tes maladies à répétition. Nestor ne répond rien. Son nez est peut-être bouché, mais il n’est pas sourd. On entend des craquements ! Des détonations ! Comme des grosses ampoules qu’on briserait presque simultanément. - Vous avez entendu ça ? Bordel, c’est les yakusas, crie-t-il. Ils prennent d’assaut la baraque. Ils ont neutralisé les systèmes d’alarme, pas étonnant, toute la conception du foutu truc est japonaise. Si ça se trouve, c’est eux-mêmes qui les fabriquent. - Pourquoi ils feraient tout ce boucan ? C’est pas logique, réplique Pollux. - Affaiblissement de l’adversaire par intimidation ! Tactique de la terreur ! Ils nous avertissent qu’ils nous tiennent, que c’est inutile de fuir. La graisse des Darwin se met à trembloter dans leurs lingerie à 3000 dollars. Je leur fais signe de ne pas bouger. Je me rue dans le couloir et file à son extrémité. Je sais ce qui m’attend. Pas plus de yakusas que de silicium en branches. Mon instinct ne me trahit jamais. Je m’appuie contre la balustrade et me penche pour jeter un coup d’œil en bas. Simple vérification.
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La fumée dégage une odeur âcre. Ses volutes me piquent les yeux. Un carrousel de flammes ravage le rez-de-chaussée. Le mobilier de style, les appareils dernier cri, les tapis persans, les tableaux de maîtres, les rideaux de velours, tout flambe. La chaleur est insoutenable. La porcelaine de Limoges, les vases Ming et les vitraux des fenêtres éclatent en suivant la propagation du feu. Le bois des premières marches de la montée d’escalier noircit déjà. Des langues rouge et orange les lèchent avec avidité. Il n’y a pas de temps à perdre. Les fenêtres et les portes sont grandes ouvertes dans toutes les pièces, il y a des appels d’air partout, et la maison est remplie de choses prêtes à être consumées. Le feu va la dévorer en quelques minutes. Je regagne la chambre. - Bon, je dis sans m’affoler, y a le feu. Nestor parait soulagé. - C’est pas les yakusas ? - Non, mais faut s’arracher vite fait. - Putain de bonne nouvelle, soupire Nestor. Oh, saint Oscar, merci. À son tour, Pollux pousse un soupir en secouant la tête. J’enjambe une fenêtre. - Magnez-vous ! Nestor et Pollux se nichent dans mes bras. Ils ferment les yeux. Je saute. - Merde, on a oublié le principal, se rappelle Nestor pendant la chute. - Trop tard, je constate. Mes pieds ont touché le sol.
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XXVI L’incendie se voit à des kilomètres à la ronde. Les flammes dressent des cônes monumentaux, jaune, orange et rouge incandescents, dans les airs. Les pompiers déploient des moyens gigantesques. Ils prennent des risques insensés. Malgré ça, la bicoque s’écroule comme un château de cartes. Le bruit est épouvantable. Tout part en fumée. En bas de la butte, Nestor et Pollux, blottis dans les bras l’un de l’autre, contemplent le désastre. Ils versent des larmes de crocodile. Dire qu’on les croyait dépourvus de sentiments. - C’est qu’une baraque, dis-je. Vous êtes assurés ? Les Darwin hochent la tête. - Alors quoi, Nestor, Pollux, quel est le problème ? Vous pourrez vous en faire reconstruire dix comme ça, les doigts dans le nez. - C’est pas ça, dit Pollux, c’est notre collection de vignettes Panini. On a perdu tous nos albums ! Dans le tas de cendres, on récupère un médaillon en or frappé d’une silhouette que j’ai eu le tort d’oublier un peu trop vite. C’est la manière de Nefastor de se rappeler à mon bon souvenir (façon de parler).
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XXVII Dans les mondanités du spectacle, Nestor met un point d’honneur à soutenir sa théorie de l’évolution du cinéma. Comment est-on passé de la pudibonderie du puritain L.B. Mayer au cloaque actuel ? Mon idole Nicole Kidman participe à cette décadence. Elle s’essuie la foufoune dans la première scène de Eyes Wide Shut et Nestor s’insurge contre la démystification de la star. Il me postillonne son énervement à la figure lors d’une fête donnée après l’avant-première de leur nouvelle production dont le titre m’échappe. Une antépénultième ineptie, sans doute. Il m’a coincé dans un coin de la piste de danse et j’observe, par-dessus son épaule, que parmi les centaines d’invités, personne ne danse au son voluptueux de l’orchestre de salsa. Les buffets sont pris d’assaut, le champagne coule à flots, le caviar est servi à la louche et, au coude à coude, on se ravitaille dare-dare avant de disparaître, aspiré par les turbulences des corps à la dérive. Je suis servi. Mon compte est bon. J’ai plus d’un verre dans le nez. Pour me débarrasser de Nestor, je lui dis qu’au Moyen Age, on ne dissociait pas les fonctions primaires de la vie courante. C’est après qu’on a réprimé les instincts et peut-être que le cinéma prenait le temps à rebours, il vivait son Moyen Age. Je lui conseillai de travailler à une histoire de l’organique à travers les films pour voir à quel moment on avait basculé dans le vulgaire. La morve, les crachats, les sécrétions, ça ne l’inspire pas ? J’espère le dégoûter et l’envoyer à l’autre bout de la pièce. Contrairement à mes illusions, Nestor semble méditer ma proposition. Ensuite il me demande : - As-tu déjà réfléchi au Complexe de l’Incarnation ? - Non, pas vraiment. - Voilà : on sait qu’en tant qu’êtres humains, nous sommes formés des mêmes noyaux d’atomes issus des mêmes étoiles. À chaque instant de notre vie, nous baignons dans les noyaux des êtres et des choses disparus depuis l’aube des temps, nous respirons leurs molécules. Bon. L’apparition du Complexe de l’Incarnation a coïncidé avec l’explosion de la vidéo. Maintenant, nous savons aussi que les bandes magnétiques des K7 vidéo s’effacent, elles perdent peu à peu leurs particules. Supposons que ces particules restent en suspension dans l’air, invisibles. Il y en a des milliards et des milliards, qui composent des sortes de fantômes nous entourant, et que, par une opération que je ne peux expliquer, certaines personnes captent les particules qui altèrent leur personnalité et les transforment en personnage de film.
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- Ta théorie est débile. Mais admettons qu’elle soit juste, tu oublies un facteur essentiel. La distribution de ces particules serait complètement chaotique. Les probabilités mathématiques pour que des particules effacées de tel film vidéo à un point X se retrouvent à l’identique chez quelqu’un à un point Y sont nulles. Avec ta théorie, les particules se mélangeraient. Tu aurais des particules des films les plus anciens comme des dernières nouveautés. On se retrouverait avec des nouveaux personnages, complètement hybrides, et je pense que le résultat serait la création de monstres « humains ». Imagine une seconde le croisement de Buster Keaton, de Luke la Main Froide, d’Alex d’Orange mécanique et de Judge Dread, et que tu multiplies ce résultat par un nombre invraisemblable de personnages, à l’arrivée ton nouveau personnage ne ressemblera à aucun héros de film. Ou alors peut-être que ce personnage ne sera pas très différent de n’importe quel individu pris au hasard dans la rue avec ces 3 à 4 fois 1028 particules élémentaires. Dans le Complexe de l’Incarnation, c’est l’idée d’un personnage qui prend possession de quelqu’un, ou l’inverse. Je ne sais pas. - Merde, Lupo, alors là tu m’en bouches un coin. Je vais m’en jeter un derrière la cravate.
Hollywood ! Hollywood ! Combien de conversations d’ivrognes as-tu enduré ? La nôtre est finie. Nestor tourne les talons.
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XXVIII On s’explique entre six yeux. Les Darwin m’avouent que Nefastor, allié aux yakusas du clan Jigoku, a racheté leurs Studios. Sa politique d’offensives tous azimuts contre les studios s’est avérée payante. Il est en passe de devenir le numéro 1 du cinéma mondial. On court au désastre. Il m’apparaît clairement que je dois déjouer ses plans, sinon rien ne l’arrêtera dans sa conquête totale du pouvoir. Je vois clair dans ses noirs desseins. Un : tel que l’a révélé la prophétie du Wakwak, l’arbre merveilleux de Sungiri, Nefastor poursuit toujours la réalisation de l’ancienne prédiction et, après la capture de tous les animaux dans une anti-arche de Noé, il deviendra l’Imposteur, s’assurant ainsi la domination sur le monde réel. Deux : en tant que leader incontesté de la production de films, il contrôlera le Monde de l’Illusion. Sa puissance couplée au pouvoir des images l’aidera à réunir les deux mondes et plus rien ne pourra l’empêcher de devenir une synthèse de Hitler, Attila, Néron, Napoléon, Staline et Mao. L’archétype du dictateur. Funeste avenir. Lorsque je confie aux deux frangins mon intention d’attaquer Nefastor, sans exposer mes motifs, ils me répliquent que mon plan pue la mauvaise improvisation à plein nez. Mais l’heure n’est plus à la stratégie. Et j’ai besoin de leur collaboration. - Pour l’approcher, je vais me déguiser en blaireau géant. - En blaireau ? répète Pollux. - Oui, les Japonais détestent cet animal. Il porterait malheur, selon eux. Nefastor appréciera l’allusion.
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XXIX Nefastor est flou. Ses petits yeux brillent au centre d’un visage anguleux. Son corps est tout maigre et lisse, comme si on avait tendu sur ses os une surface membraneuse. Les pointes supérieures de ses ailes, repliées dans le dos, encadrent sa paire d’oreilles de lièvre de Californie. Je le vois à travers un voile de tulle. Afin de parfaire mon déguisement, j’ai adopté des lentilles de contact qui m’handicapent la vue. Ce n’est pas tout. J’ai un mal de chien à bouger. L’animal a un gros corps balourd et ses pattes sont trop courtes. Se retrouver dans la peau d’un blaireau n’a rien d’excitant. Par l’intermédiaire des Darwin, on a convenu d’un rendez-vous dans la propriété secrète de Nefastor. Je suis censé les représenter et lui apporter un luxueux cadeau en gage de soumission. Nefastor est trop fier pour refuser. Le paquet que je lui tends renferme une mini-bombe. Dès que les rubans seront défaits, la mise à feu sera déclenchée et le paquet lui arrachera la gueule ou la réduira en hachis. Ses gardes du corps (trois T.J.G.O - souvenez-vous : les Têtes à Jambes à Grandes Oreilles, ou Grylles) m’ont passé à la fouille avant que j’entre dans la bibliothèque, mais ils ont négligé mon paquet cadeau. Fatale insouciance. Nefastor prend le paquet, me regarde dans les yeux, lâche le paquet, puis il empoigne mon museau flexible, tire dessus et le masque en latex rayé noir et blanc lui reste entre les mains. Mes lentilles tombent. Comment a-t-il fait pour me démasquer aussi vite ? Je demeure un instant demeuré. - Vous m’attendiez ? - Ma foi, oui. Je n’aime pas le rire de gorge qui lui renverse en arrière sa tête de rongeur. Un Grylle me serre de près. Je lui hurle dans son oreille parabolique. Un hurlement à lui exploser le tympan. Il lâche sa sarbacane, se contorsionne de douleur et s’effondre la tête la première sur le sol. Je m’empare de son arme et vise le cœur de Nefastor. Il n’y aura pas de séance de rattrapage. Nefastor déploie ses ailes de chauve-souris pour s’envoler. Je n’ai pas le droit à l’erreur. Je vide mes poumons en soufflant ! Ma flèche fend l’air ; et se plante dans le dos d’un livre rare. J’ai raté le monstre d’un bon mètre et abîmé une œuvre coûteuse. Les Grylles m’encerclent. Je tente de pousser un autre cri dévastateur, mais aucun son ne sort de ma bouche. Je suis aphone. Ma première tentative m’a privé de voix. Les Grylles rigolent. On me neutralise. Je suis dépouillé de mon costume de blaireau et emmailloté dans une camisole de force. Ils m’ approchent de Nefastor qui s’encadre dans une fenêtre en ogive.
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A travers la parfaite transparence de la vitre, il me montre son immense arche perchée sur la colline de son grandiose domaine. L’herbe d’un vert de jaspe monte telle une vague sous le vaisseau. Les cris de toutes les espèces enfermées créent un fond sonore tonitruant. Des gardes armés jusqu’aux dents arpentent sans relâche les dizaines d’hectares. Nefastor me dit qu’ils ont ordre de faire feu sans sommation, puis il s’exclame : - Regarde-la ! N’est-elle pas magnifique ? Je touche enfin au but ! Ma collection est presque complète. Mes Grylles ont capturé un tigre et, tiens-toi bien, un autre spécimen de loup-garou. Je ne sais pas d’où il sort celui-là. Son éducation laisse à désirer. On ne peut rien en tirer, il a deux ans d’âge mental, mais l’essentiel est qu’il soit en ma possession. Il ne me manque plus que le dragon et ça en sera fini. Bientôt, tous les animaux seront en ma possession ! La prédiction se réalisera et le monde s’inclinera devant moi, ensuite toutes les représentations imaginaires du cinéma seront miennes. J’aurai la réalité et le rêve. Après je m’arrangerai pour que le réel et la fiction ne fassent plus qu’un. Négatif et positif fusionneront. Je serai tout-puissant. Un Dieu vivant ! Je pourrai manipuler les populations à ma guise. Elles travailleront à ma gloire sans s’en rendre compte. Et toi, misérable star, mi-homme, mi-bête, qu’est-ce que je pourrais faire de toi ? Tu ne m’es plus d’aucune utilité. Ta place n’est nulle part. Vaine a été ta tentative, tu t’es sacrifié pour rien. Fiasco sur toute la ligne. (Il me tourne le dos.) Débarrassez-moi de lui ! Hors de ma vue ! Le pilote coupe le moteur de la vedette. L’océan est calme. On est assez loin du rivage. Deux Grylles me tiennent en joue. Un troisième enregistre la scène sur une caméra numérique et entame le compte à rebours : si à trois, je ne me jette pas dans l’océan, ils me flinguent. Je bascule par dessus bord. Ils m’ont ôté la camisole. Mon supplice sera plus lent. Nefastor me surveille depuis mon arrivée à Hollywood. Il a envoyé des espions sur les plateaux de tournage et il a été trop heureux d’apprendre que je ne savais pas nager. Je coule à pic et disparaît sous l’eau.
Seigneur, Sainte-Merde de miséricorde, serait-ce la fin de Lupo ?
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XXX Le soir, les Grylles campent au bas de la colline. L’arche est suspendue au-dessus de leur grosse tête. Soumis et contraints de veiller sur la précieuse marchandise entassée dans les soutes, ils sont lessivés. Les pupilles en tête d’épingle, des valises s’empilent sous leurs yeux ronds, inexpressifs. Ces zombies flirtent dangereusement avec la dépression nerveuse. Ils sont mûrs pour tomber dans ses rets. Entre deux tours de garde, ils s’affaissent sur leurs couches et passent des nuits blanches. Les cris des animaux les empêchent de dormir sur leurs deux oreilles. Les différentes espèces - oiseaux, insectes, mammifères, etc. - semblent se relayer pour les empêcher de prendre du repos. C’est infernal. Les Grylles aimeraient les tuer à mains nues ou les égorger, mais les sévices que leur infligerait Nefastor les empêchent de céder à leurs pulsions. Alors ils boivent du vin de palme et se saoulent la gueule de façon méthodique. Sungiri a conseillé aux animaux cette tactique de l’épuisement. Car le vieux sage veille sur moi. Il ne m’a jamais abandonné à mon sort. Invisible dans l’ombre, il attend le moment opportun pour éliminer Nefastor, qui ignore que sous la surface terrestre sommeillent des forces secrètes. Sungiri, lui, connaît les mantras susceptibles de réveiller ces forces. La plus terrible d’entre elles, celle qu’il recherche le plus, se trouve sous les yeux de Nefastor. Le Dragon gît dans le sommet de la colline. Inerte, il est dissimulé dans les aspérités du terrain. Sungiri a localisé sa position et s’emploie à le réveiller en douceur. Avec patience et précision, comme un obstétricien sûr de son art, il le ramène à la vie.
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XXXI Les animaux braillent à qui mieux-mieux et étouffent le bruit de mes pas. J’avance avec prudence. La nuit n’est pas totale. Un croissant de lune éclaire le paysage. Les gardes ne sont pas aussi vigilants que Nefastor me l’avait laissé entendre. Ils ne m’ont pas repéré. J’arrive en un seul morceau au sommet de la colline. Quand Nefastor me l’a montrée, un détail subliminal m’avait accroché l’œil. Une présence que j’avais été le seul à distinguer. J’avais vu juste. Derrière l’arche, assis en lotus, Sungiri continue d’égrener ses mantras. De loin, son imitation de rocher est très convaincante. Sans ouvrir les yeux, il me fait signe de ne plus avancer. Ça y est. Il a vivifié les forces secrètes de la terre. La colline va accoucher d’un Dragon. Il y a deux techniques de réveil de Dragon. Soit on recouvre le rocher anthropomorphe d’une toile blanche enduite de peinture, puis on décalque les contours et les formes du Dragon et, par un tour de passe-passe magique, on retourne la toile et, hop, le Dragon apparaît. Mais il y a un hic ! La créature surgit à l’état sauvage. Elle est pratiquement incontrôlable, même pour un maître de la qualité de Sungiri. Le vieux sage a donc choisi la seconde option, beaucoup plus lente mais beaucoup plus fiable. Le Dragon l’adoptera aussitôt sa venue au monde et le reconnaîtra comme son papa. Une première contraction : la colline s’ébroue, son tapis d’herbes se hérisse, des failles se creusent dans le sol, la terre dresse des pics comme des becs de rapace. Une deuxième contraction : la surface verte se cabre et se profile une bosse extraordinaire. Une série de contractions rapprochées : la terre crache des mottes d’herbe en l’air, des pierres se détachent, des cailloux roulent sur le flanc de la colline dont le sommet se fendille. Des zébrures l’animent de lignes sombres. Toute cette activité souterraine est accompagnée de craquements de film d’horreur. Enfin la croûte minérale et végétale cède complètement. Les animaux se taisent depuis le début de l’intervention de Sungiri. L’arche vacille sur ses fondations, mais ne s’écroule pas. Le dragon sort des entrailles de la colline. Il se dresse sur ses quatre pattes.
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Le rejeton de Sungiri est un fantastique quadrupède. Sa gueule de reptile se balance à la pointe d’un cou aussi long que celui d’une girafe. Il darde une langue fourchue entre ses dents acérées de fauve. Une paire d’ailes de chiroptère se déploie sur la crête dorsale à dents de scie qui sillonne son corps couvert d’écailles. Des petites ailes sont accrochées aux tendons d’Achille de ses pattes velues et ornées de griffes. Sa morphologie magnifie sa puissance. J’en chierais dans mon froc. Sungiri se met debout. Je suis soulagé. Il ne boite plus et ne souffre plus des séquelles de son accident. Il caresse le ventre de la bête. Je crois entendre un roucoulement sortir de la gueule du Dragon. Tout ce remue-ménage ne passe pas inaperçu. Nefastor, flanqué de cinq gardes, rapplique dare-dare. Ils gravissent le flanc de la colline et le trio, que nous formons le Dragon, Sungiri et moi, les tient en respect. Les naseaux du Dragon fument et il exhale une haleine pestilentielle. Les gardes n’en mènent pas large. Leur quincaillerie tremble dans leurs mains. Nefastor lui-même a perdu de sa superbe. Il fait moins le fanfaron. - Mais tu es mort ! Noyé ! me dit-il. - Je suis bien vivant. L’eau ne me fait plus peur. J’avais pris des cours de natation en cachette avec le cascadeur Linus Frukuda, ma doublure, qui est aussi maître nageur. Il m’a aidé à dompter ma nature. Nefastor trépigne, ses traits se boursouflent. Il se voudrait menaçant. Il refuse de s’avouer vaincu. Il profère une suite de mots inintelligibles, mais ses incantations magiques tombent à plat. Elles restent sans effet. Son arrogance s’est vite envolée. Il croyait pouvoir terrasser le Dragon. Ses épaules s’affaissent. Il n’est plus qu’un bonhomme chétif, affublé d’ailes et d’oreilles ridicules. L’énergie du Dragon, qu’il a puisée dans la terre, est supérieure à ses pouvoirs de sorcier. Et le soutien de Sungiri, plus mon retour, ont rendu le combat inégal. Nefastor, pas fou mais foutu d’avance, veut déguerpir. La patte antérieure du Dragon referme ses griffes autour de sa taille, sans l’égratigner. Aussi vif qu’un chat avec une souris. Le Dragon le soulève et le laisse tomber tout cru dans sa gueule grand ouverte. Il ne fait qu’une bouchée de l’ex-futur tyran. Un petit rôt ponctue sa collation. Les Grylles n’opposent aucune résistance. Harassés, ivres, ils sont à bout de forces. ls déposent les armes à nos pieds. Je délivre les animaux. Ils s’égaient dans la nature. Le monde a échappé au cataclysme. Il me reste un dernier acte à accomplir.
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XXXII Les fauteuils claquent. Tout le monde est debout. Que des célébrités, des stars. On m’acclame. Un tonnerre d’applaudissements. Je suis obligé de me lever. Ils m’ont couronné pour la seconde fois. C’est ma soirée. Toutes les caméras sont braquées sur moi. Dans mon smoking violet, une écharpe de mohair blanche lâchement nouée autour de mon cou, je suis splendide. Souris, je me dis ; et je plaque une copie de sourire sur ma figure. Je lève les bras. Les Darwin m’avaient averti. Je ne les avais pas crus. Avec seulement un second film à mon crédit, autobiographique de surcroît (hagiographique, ont ironisé les premières critiques), je ne pensais pas remporter à nouveau l’Oscar du meilleur acteur. Je traverse la salle, grimpe sur la scène et m’incline devant le prestigieux couple de présentateurs qui anime la soirée. Sharon Stone m’embrasse et me félicite. Richard Dreyfuss me serre dans ses bras. Comme il m’arrive à la taille, il fait une plaisanterie à ce sujet, que je n’entends pas. Un truc salace, je crois. L’assemblée rit. On attend qu’elle se calme, puis Sharon me tend l’Oscar. Je le pose sur le pupitre, près du micro, et me lance dans un discours d’équilibriste verbal. Je n’ai pas vraiment conscience de ce que je raconte, mais une fois lancé, je n’arrête plus de jongler avec les mots : - Personne dans le monde réel ne pourra le nier, mais le bon côté du Monde de l’Illusion, c’est que toutes les manifestations de violence physique ont disparu. Les traces qui pourraient subsister de cet âge révolu sont en quantité tellement infime qu’elles n’apparaissent même pas dans les statistiques. » Donc, et la liste n’est pas exhaustive, finis les coups de feu, de couteaux, de haches, de barres de fer, de marteaux, de tessons de bouteille, de rasoirs, de ciseaux, de pics à glace, de pics à brochette, et de poing, et de pied. Finis, sous la contrainte, les coïts, les rapports buccaux, anaux, l’intromission d’objets. Finis l’arsenic, la mort aux rats, les champignons vénéneux, les médocs létaux. Finis les gosses battus à mort, abattus, étranglés, empoisonnés, étouffés, noyés. Finis l’asphyxie, les pendaisons, les défenestrations et les précipitations diverses, les armes à feu dans la bouche, sous le menton, sur la tempe, les barbituriques, les drogues, la noyade, les collisions à quatre et deux roues. » Les différents types de violence qu’on rangeait en assassinats, meurtres et tentatives de meurtres, viols et crimes sexuels, coups et blessures graves, et même légères, empoisonnements, infanticides, vols à main armée ou avec violence, suicides. En somme, tout ce que l’homme pouvait infliger comme dommages à autrui ou contre lui-même ne définit plus une des caractéristiques majeures du comportement humain : sa capacité de nuisance. Et ça, c’est un foutu progrès. (Une salve d’applaudissements ponctue mon appréciation.)
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» Plusieurs siècles avaient échoué à éradiquer la violence. Et quelques mois à peine ont suffi pour que, dans le Monde de l’Illusion, les effets conjugués de la catharsis et de la sublimation - prendre son pied, quoi (rire général) - à l’œuvre dans le Complexe de l’Incarnation réussissent à accomplir ce qui paraissait impossible. Plusieurs rapports scientifiques prouvent aussi qu’un changement biologique semble en cours. Les sujets mâles sécrètent beaucoup moins de testostérone. À mon tour, j’attends avec impatience la chute d’une partie de mes poils (rires). » Je vous remercie d’avoir soigné mon égo. Mais ma place n’est pas ici. Je suis une sorte de chaînon manquant et je suis au regret de vous annoncer que j’abandonne ma carrière cinématographique. Un énorme « Ô » d’étonnement traverse la salle. Les photographes débordent le service d’ordre et se précipitent sur la scène ; je suis cerné ; les flashs me mitraillent sous tous les angles. J’essaie de garder le sourire. Une voix s’élève par-dessus le brouhaha. - Faux-frère, dissident, traître ! s’écrie Pollux, qui se lève d’un bond. Il brandit le poing. Il tente de me rejoindre et se heurte à des murs de dos, d’épaules et de bras qui lui barrent le passage. - Laissez-moi passer, bordel, c’est ma créature. - Après tout ce qu’on a fait pour lui, sanglote Castor dans le décolleté de sa voisine. Le chagrin de Castor n’apitoie guère Jamie Love Lewis, la star de la série «TV Pubic Enemies». Son idée de la compassion n’est pas de se faire baver entre les seins. Elle lui pince l’oreille et étire le lobe comme un chewing-gum. Castor pousse un cri de hyène blessée. Il sort le nez de l’opulente poitrine ; ses yeux jaillissent des orbites ; il porte la main à son oreille. La poule a failli la lui décoller ou déchirer. Il lève le bras, c’est moins une qu’il ne lui flanque une grande baffe. Le malabar qui accompagne Love Lewis pour la forme (elle est gouine), sorte de veau marin peroxydé et gonflé aux amphètes, lui saisit le poignet au vol et le lui tord. Castor n’insiste pas. Il se rassoit, et pointe un index vengeur sur la star. - Moi vivant dans cette ville, vous ne ferez jamais de cinéma, la menace-t-il. - Je t’emmerde, vieux gras.
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Castor voit rouge. Il a compris Viagra. Comment a-t-elle pu l’apprendre ? Son secret est éventé. Lui qui laissait courir le bruit de sa virilité toujours active et 100 % naturelle. Si elle, une star du petit écran est au courant, tout le monde doit l’être, il sera la risée de tout ce qui compte dans le bizness. Et elle pouffe, cette conne. Il n’y a pourtant aucune raison de se réjouir. Castor essaie de se maîtriser. À moins que ? Inquiet, il se passe la main dans ses cheveux lissés à la gomina. Une poignée lui reste collée entre les doigts. Ses implants capillaires foutent le camp. Il a encaissé un max, mais le vase Ming de sa patience est brisé en mille morceaux, qui ne se recolleront pas de sitôt. Il arrache son nœud papillon, puis sa veste de smoking, ses bretelles et sa chemise à jabots et plante ses dents (des jaquettes) dans le dossier de son fauteuil. Castor entreprend de dévorer le capitonnage en velours lie-de-vin. Les caméras TV n’en perdent pas une miette. C’est bon pour l’audimat ! Je fais un signe discret aux trois Golemogols que j’ai engagés pour ma protection. Ils écartent sans ménagement les photographes, font une chaîne de muscles qui m’entoure, puis me frayent un passage jusqu’aux coulisses. Des voix m’interpellent, je ne réponds pas, des mains me touchent, je ne les sens pas. Dehors, je disparais à l’arrière d’une Limousine. Sungiri est au volant. Il se retourne et m’adresse un clin d’œil complice.
On rentre à la maison.
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NOUVELLES EN QUATRIÈME VITESSE
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Fais-les saigner
Drame fantastique Un individu gris et passe-partout découvre par hasard qu’il a le pouvoir de faire menstruer les femmes à volonté. Il décide de tirer parti de cet étrange pouvoir.
Un homme abracadabrant
Comédie dramatique Un Quasimodo de province voit sa vie métamorphosée grâce aux prodiges de la chirurgie esthétique. Hélas! Il se réveille un beau matin et son visage a coulé sur la descente de lit pendant la nuit. L’homme défiguré rumine sa vengeance.
Pour tes beaux yeux de poisson mort
Policier Un médecin-légiste tombe amoureux d’une jeune noyée. Meurtre ou suicide? Son enquête le plongera dans les basfonds du monde de la conserverie et du surgelé.
Trois trous de balles perdus
Polar De mystérieuses disparitions se produisent sur le terrain de golf d’une station balnéaire. La rumeur parle d’enlèvements extra-terrestres.
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Baisers sur fond de blanquette
Erotique A Evian, un couple de restaurateurs se livre à la débauche avec les mitrons repus. La sauce n’est pas au goût d’une poignée de notables qui décide de mettre fin à ces activités auxquelles ils ne sont pas conviés.
Contes du slip mouillé
Fantastique Les innombrables tasses et déboires d’un maîtrenageur à la poursuite d’un légendaire maillot de bain doté de pouvoirs aphrodisiaques.
Trois trous de balles perdues
Polar De mystérieuses disparitions se produisent sur le terrain de golf d’une station balnéaire. La rumeur parle d’enlèvements extra-terrestres.
La flaque
Drame Un camion-citerne transportant de l’huile de foie de morue frelatée se renverse dans une rivière des Cévennes. Un écologiste, seul témoin de la catastrophe, se heurte à l’incompréhension de ses amis et aux sarcasmes des autorités.
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Braquemards, bistouquettes et autres histoires de braguettes
Erotique Mathilde, vendeuse dans une boutique de lingerie, est troublée par le froissement des tissus dans les cabines d’essayage.
La concierge est dans l’escalier, refroidie!
Policier Un journaliste enquête sur les milieux louches de la conciergerie à Paris. En se prenant les pieds dans un paillasson retors, il signe le début de ses découvertes renversantes.
Dieu est un mangeur de yaourts
Fantastique Dieu, que tout le monde croyait mort, vit retiré dans un bordel mexicain. Après avoir enregistré une série de disques country ratés, il noie son chagrin dans les bars et la tequila. Un imprésario futé le retrouve sous un comptoir et lui fait signer un contrat.
L’étourdi
Drame Un homme berce son bébé dans la friteuse électrique, en pensant lui donner un bain. Le bébé cuit, l’homme ne sait pas comment annoncer la nouvelle à son épouse.
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Boire Venise et mourir
Mélodrame Victor est un veuf frais. Il part à Venise pour oublier. Le cœur en morceaux, il décide de mettre fin à ses jours en buvant l’eau des canaux. Un beau gondolier veille.
Dites-le avec des fleurs
Drame Une jeune femme évanouie tient dans une main un sexe en érection, tranché net. Dans l’autre, un bouquet de fleurs. Le fleuriste éconduit gît à ses côtés. Les apparences peuvent être trompeuses.
L’enclume des jours
Drame Chaque matin, une épouse tyrannique oblige son honnête travailleur de mari à monter une enclume dans le grenier, à jeun. Un jour, le plafond cède.
Tout ce que je sais je le tiens de Rintintin
Comédie Un acteur au chômage accepte de doubler le chien Rintintin dans les scènes périlleuses. Mais le metteur en scène est un dangereux mégalomane.
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Une bite dans la main, un poil dans la bouche
Comédie dramatique Un homosexuel refuse de jouer plus longtemps le jeu de la société de consommation.
Le chasseur de chattes Erotique Qui y a goûté ne peut plus s’en passer.
Le corbillard d’Elvis
Comédie policière et musicale On exhume le cadavre d’Elvis et on découvre une bite de chien coupée et enfoncée dans la gorge de l’idole. Qui a fait le coup? Aux USA, on ne badine pas avec la protection des animaux. Toutes les polices sont sur les dents.
L’enfant qui voulait aller loin
Drame Gaspard est un jeune paraplégique. Au cours d’un hold-up, il est pris en otage et, dans la fusillade générale, il perd l’usage de ses deux bras et du reste. Il décide de ne pas s’en laisser compter par les aléas de l’existence.
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S’il te plaît, gratte-moi mon cancer
Comédie dramatique Les derniers souhaits d’un vieillard milliardaire condamné. La famille se plie à ses exigences sans sourciller, jusqu’au jour où...
Rétamé à mort par la connerie
Farce Un employé ministériel modèle et modeste est la victime des manigances manipulatrices de ses supérieurs hiérarchiques. Mais le fantôme de Kafka veille sur lui.
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m ise en page de Jea n-Jacques Tachdjia n pour les ĂŽ les qu i flottent
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Fi na l cut ------------- 4 L’i nst i nct et la conser vat ion -------------10 La lett re à Dona ld -------------32 Si x m i ll ia rds moi ns u n, env i ron -------------36 Sado le dur-à-cu i re -------------46 Les deu x rois -------------62 Lupo -------------68 Nouvelles en quat rième v itesse -------------139
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les îles qui flottent
les îles qui flottent © Les I les qu i flottent 15, r ue W lad islas Nowa k, 82200 Moissac
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