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CHAPITRE 3. LES SENS COMME PARAMÈTRES DE LA MORPHOGÉNÈSE

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AVANT-PROPOS

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Chapitre 3. Les sens comme paramètres de la morphogénèse

Pour comprendre la démarche du projet, il est important de faire un rappel sur la perception de l’espace pour les personnes atteintes de déficiences visuelles. C’est en s’appuyant sur ces principes que la morphogenèse du projet s’est formée.

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Comprendre la déficience visuelle pour enrichir la sensorialité : “sentir” l’espace

La compensation de la déficience visuelle repose sur l’utilisation et le développement maximal des autres perceptions sensorielles, d’où l’importance de s’appuyer sur ces dernières dans le cadre de la conception d’une architecture sensorielle. La vue est le sens qui permet d’observer et d’analyser l’environnement. De tous nos organes sensoriels, la vision reste la source majeure d’information de l’être humain. En effet, l’environnement se forme au travers d’informations vues, ressenties puis analysées. Or, dans une situation de déficience visuelle, le sens manquant (la vue) est compensé par l’ouïe, le toucher, l’odorat et la perception des masses. Ces capacités sensorielles résiduelles se développent et s’apprennent avec le temps, pour les utiliser à des fins de représentation mentale de l’environnement. Voici une présentation succincte de l’utilisation des différents sens qui peut être faite par les personnes atteintes de déficience visuelle.

● L'ouïe

L’ouïe, sens par lequel nous percevons les sons, est à l’origine de l’équilibre, de la perception des corps dans l’espace, mais est aussi la base de la communication et du langage. En tant que deuxième sens, après la vue, l’ouïe est le sens dont l’importance est la plus grande pour interpréter les éléments qui nous entourent. Il devient le sens premier dans le cas d’une déficience visuelle. Il permet de se repérer dans l’espace, notamment par le bruit généré par les flux et les activités, mais encore par le biais de

la résonance créée par les volumes. L’acoustique est donc très importante : le bruit de la canne blanche ou des pas sur le sol selon les volumes et les matériaux peut indiquer un changement d’espace, de trajectoire ou la présence d’une intersection.

● Le toucher

Le toucher est notre premier rapport à l’espace proche. Le sens du toucher est sollicité par le contact de la main, du pied, du corps sur l’environnement immédiat. Il est généralement utilisé pour accompagner les cheminements des personnes malvoyantes, par le biais de bandes podotactiles. Il est toutefois important de souligner que le toucher est le plus intime des sens car il nécessite un contact du corps avec l’environnement. Il peut donc mettre certaines personnes en difficulté.

● L’odorat

L’odorat est le sens qui nous permet de percevoir les odeurs, très développé chez le nouveau-né, capable de distinguer l’odeur de ses parents, il est secondaire et est perturbé par de nombreux facteurs chez l’adulte, comme l’atmosphère qui change complètement sa perception. La perception olfactive est pourtant un élément important pour l’identification du lieu et le repérage dans l’espace pour les personnes déficientes visuelles. Il contribue à renforcer la mémoire des lieux.

● La perception des masses Elle n’est pas considérée comme un sens en tant que tel, mais la perception des masses est un facteur sensoriel à ne pas oublier. Il est même le plus développé pour les personnes déficientes visuelles puisqu’il correspond à la capacité de ressentir la présence d’une masse plus ou moins importante à proximité de soi, comme un mur, une colonne, un auvent, du mobilier ou d’autres personnes.

● La vue

Cela peut sembler paradoxal d’énoncer la vue parmi les sens permettant de se repérer dans l’espace lorsque l’on est déficient visuel, mais certains peuvent avoir des résidus visuels permettant d’apercevoir les contrastes et les couleurs. Il est donc très important de varier les pleins et les vides (transparence) mais également de distinguer les différents espaces par des couleurs vives pour permettre un repérage aisé.

Ainsi, ces différents sens permettent à la personne atteinte de déficience visuelle de se repérer dans l’espace sans la vue. Il est donc primordial de comprendre que pour rendre l’espace aisément compréhensible, il faut mettre en place des dispositifs facilitant le repérage dans l’espace (où je suis), l'orientation (où je vais) et la localisation (de soi, d’objets, d’espaces, des autres).

Comprendre la déficience visuelle pour enrichir la sensorialité : se déplacer

Pour pouvoir se déplacer, une série d’anticipations motrices et mentales spécifiques sont nécessaires à la personne déficiente visuelle : mémoriser, sélectionner, géométriser, morceler.

● Mémoriser

Tout trajet piétonnier sans la vision nécessite d'être préalablement mémorisé. La mémoire de l'expérience du parcours in situ est la condition première d'un cheminement autonome du déficient visuel en ville ou dans un bâtiment. Il est l’objet d’un travail approfondi, d’entraînements et de lourds efforts.

● Sélectionner

Les différents éléments constitutifs d’un trajet forment des repères qui doivent être identifiés et sélectionnés par la personne. Une fois ajoutés les uns aux autres, ils

forment un schéma mental qu’il est nécessaire d’adapter selon l’évolution de l’environnement en question.

● Géométriser

Les stratégies précédentes se référant à une volonté d'anticipation des déplacements. Au contraire, la géométrisation nécessite d’être pratiquée dans l'espace, dans le lieu, pour être maîtrisée. Elle prend forme d'abord dans le choix de la ligne droite comme condition sine qua none de tout parcours : l'enchaînement des lieux au cours du déplacement se fait par la recherche de l'angle droit. Autrement dit, le cheminement s’effectue selon un enchaînement particulier de lignes droites. Elle fonctionne une fois encore sur le repérage puis la mémorisation de repères propres à l'environnement. Pour cela, des espaces et des plans à la géométrie simple et aisément compréhensible facilitent la géométrisation par les personnes déficientes visuelles.

● Morceler

Se mouvoir avec une déficience visuelle nécessite une reconnaissance des axes de

référence qui jalonnent le parcours, ainsi que la localisation d'un point d'arrivée en termes de distance. Le morcellement consiste à découper le trajet en différents tronçons à cheminer. La distance totale du parcours est appréhendée par la somme des tronçons franchis.

Ces différentes opérations montrent que la relation des personnes déficientes visuelles à l'espace construit, n'est ni une relation de dépendance, ni une relation de neutralité. Le parcours, pour les déficients visuels, s'inscrit dans une logique dynamique d'actions anticipées.

La conception pour les non-voyants induit donc un processus de conception des espaces différent, intégrant nécessairement la multisensorialité, en imaginant des stimulis environnementaux afin d’activer les différents sens.

L’exemple de l’architecture sensorielle par les personnes déficientes visuelles montre à la fois la multitude de ressources qu’offre l’espace bâti, mais aussi la relation étroite qu’établissent les usagers avec leur environnement.

Dans le schéma ci-dessous, j’ai tenté de représenter schématiquement les sens (en orange), la façon dont ils peuvent être stimulés par le bâtiment ou plus largement par l'environnement (en rose), ainsi que les paramètres spatiaux que je peux faire varier pour générer ces stimulis (en vert) :

Figure 11 : Diagramme des paramètres de sensorialité de l'espace

L’ouïe, sens premier pour amorcer la morphogénèse du projet

Comme évoqué précédemment, lorsque l’on perd la vue, l’ouïe devient le sens premier, celui par lequel les stimulis seront perçus en priorité par le cerveau. Cette nouvelle hiérarchisation des sens rend les patients déficients visuels d’autant plus vulnérables dans l’environnement de l'hôpital : l’affolement dans les couloirs, les brancards poussés à toute allure en cas d’urgence, les cris et les pleurs parfois, les bips, les sirènes…

Il semble donc nécessaire, dans cet environnement si bruyant et anxiogène, de créer des espaces de “refuge” sonore et sensoriel. Nous verrons dans cette partie comment un sens (ici, l’ouïe) peut permettre de générer de l’espace.

A partir de ce constat, j’ai expérimenté un diagramme me permettant de classer les espaces selon le risque d’y générer des nuisances sonores. Pour cela, ils sont organisés autour de deux axes caractérisant les usages qui pourraient y avoir lieu : calme / actif et collectif / individuel. En effet, ces nuisances peuvent générer une forme de compétition entre les usages : les espaces bruyants domineront toujours sur les espaces calmes et tendront à rendre impossibles l’usage de ces derniers.

Figure 12 : Diagramme de répartition des espaces selon des critères de nuisances sonores

Ce premier diagramme nous donne une première forme d'organisation spatiale des

espaces.

Afin de respecter le principe de géométrisation évoqué précédemment, il est nécessaire de penser une forme de bâtiment aisément appréhendable, “lisible”. C’est ainsi que l’on voit cet axe diagonal se plier afin de former un “L” : - cela génère deux ailes dans le bâtiment, une aile calme et une aile dynamique - le “L” contribue à mettre à distance les espaces les plus calmes des nuisances sonores en “cassant” la réverbération potentielle du son - ce principe d’ailes est facilement appréhendables et mémorisables par des personnes déficientes visuelles, d’autant plus lorsque ces dernières peuvent en plus s’orienter avec le bruit (ou le silence) généré par les différentes activités - cette forme en “L” génère un espace extérieur protégé par le bâtiment, sécurisant, sans être “cloîtré” ou enfermé entre des murs pour autant.

Le repérage dans l’espace, comme nous l’avons vu, se fait également par le volume et la perception des masses. Ainsi, pour faciliter encore davantage l’orientation mais surtout la compréhension du bâtiment, on apportera à celui-ci une dynamique entre les espaces en proposant une organisation selon des rythmes spécifiques. En s’inspirant du morse, on créera un enchaînement dynamique et rapide des espaces dans l’aile la plus active, tandis que dans l’aile la plus calme, on mettra en place un enchaînement plus lent, avec une dilatation de l’espace entre les salles, générant ainsi un ralentissement et

permettant davantage d'intimité.

Figure 13 : Représentation schématique de la rythmique de l'espace (cf. morse)

Figure 14 : Schéma d'influence des nuisances sonores sur la volumétrie de l'espace L'aile dynamique est donc plus courte et plus large pour accueillir les espaces de rencontre et d'échange, alors que l’aile calme destinée à des espaces plus intimes, sera plus longue, fine, étirée.

Le rythme donné par la distanciation plus ou moins grande des espaces sera complété par un jeu de volumétrie. Comme nous l’avons vu, la résonance contribue à faciliter le repérage dans l’espace, elle permet de situer les pleins et les vides, et donc potentiellement de localiser aisément les différentes salles. Ces repères acoustiques permettront de se localiser et s’orienter dans le bâtiment.

A partir de ce sens premier qu’est l’ouïe, l’espace se génère, le bâtiment prend forme. Un exercice similaire est répété avec les autres sens, listés précédemment, de manière à former des boucles de rétroaction dans lesquelles chaque nouveau paramètre affine davantage cet espace, tridimensionnel et multisensoriel.

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