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BODIES OF IDENTITIES

Dans le cadre de la 9e édition du Mois européen de la photographie « Rethinking Identity », le Casino Luxembourg propose sous le titre « Bodies of Identities » une exposition qui s’interroge sur les enjeux complexes de l’identité dans notre société contemporaine.

Aujourd’hui, les questions identitaires se posent par rapport à des orientations équivoques, parfois conflictuelles, au croisement des problématiques psychologiques, philosophiques, biologiques, géographiques, culturelles et socio-politiques. Les œuvres très variées d’une vingtaine d’artistes se confrontent en dialoguant sur les rapports de subjectivités et de tensions sociales dans un monde en crise tout en conjurant les hiérarchies et les politiques d’identité actuelles.

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Pour Louisa Clement, le corps humain fragmenté représente un point de départ à une analyse de ce dernier en tant que matière et motif. Elle présente avec son installation 55 Heads, cinquante-cinq portraits photographiques de têtes de mannequins de vitrine. Bien que dépourvues de visages, chaque portrait dévoile son identité par le biais de différents attributs qui lui sont propres : la forme de la tête, sa position, sa matière, sa surface ou encore sa couleur. En mettant en évidence cette individualité, Clement questionne la notion de neutralité du mannequin et l’impossibilité de la représentation d’un corps-type. Ces portraits ne sont pas sans évoquer une certaine esthétique propre aux avatars ou autres corps numériques.

Shy Yume, un avatar de la femme idéale créée à partir d’un sondage effectué auprès des internautes sur un site pornographique et évoluant désormais sur les réseaux sociaux, est au centre de l’installation Shy de Lorraine Belet. Son portrait occupe un écran placé sur des extraits de conversations de forums en ligne imprimés. On peut y lire des détails sur la relation - souvent violente et abusive - qu’entretiennent les internautes avec leur avatar. Shy - produit archétypal de fantasmes - devient en même temps un miroir ouvrant vers une identification et une résonance avec le spectateur. Belet nous ouvre les profondeurs abyssales du monde virtuel et de ses rapports désincarnés.

C’est un acte purement volontaire que Marianna Simnett effectue dans son œuvre vidéo The Needle and the Larynx. Elle s’y fait injecter du Botox directement dans le muscle crico-thyroïdien, empêchant ainsi celui-ci de se contracter. Cette paralysie temporaire a pour effet un abaissement du timbre de la voix de l’artiste. Simnett se soumet ici à une procédure habituellement faite sur des hommes afin de leur conférer une voix plus profonde, plus masculine. Dotée d’une voix désormais étrangère – l’artiste fait l’expérience d’une aliénation de son propre corps. Par ce geste, elle questionne les stéréotypes des corps et des genres ainsi que leur perpétuation rendue possible par de telles interventions chirurgicales. Le corps – et de fait l’identité – deviennent une matière malléable et transformable à souhait par le biais d’interventions d’une violence indéniable.

La voix, respectivement les sons produits par notre corps et ses organes, sont également au centre du film By the throat du duo Effi & Amir. Contrairement à Simnett, Effi & Amir explorent la manière dont notre voix et notre prononciation sont profondément ancrés en nous et comment ils dévoilent certains aspects de notre identité, souvent malgré nous. Des sons et mots prononcés deviennent ainsi des facteurs d’identification et de détermination d’appartenance à un territoire ou à un groupe. Le Shibboleth, un test linguistique déterminant l’appartenance à un groupe par la voix, remonte à l’antiquité biblique et se voit toujours pratiqué à des points de frontière où la provenance de la personne - révélée par sa voixdéterminera si elle pourra accéder à ce territoire. By the throat explore de manière documentaire et scientifique différentes manifestations de Shibboleth et les destins rattachés à cette identité profonde portée par les sons de notre voix.

Les corps s’effacent entièrement dans la série d’impressions numériques Candids de Julian Palacz. Ici, la figuration laisse place à une abstraction composée d’un dense réseau de lignes vibrantes. Cette image est le résultat d’une analyse algorithmique de vidéos privées de l’artiste. Les lignes retracent tous les mouvements des corps à l’intérieur du cadre de la vidéo. Sans en dévoiler le contenu, Palacz met à nu des moments de sa vie par le biais d’une transformation numérique. L’artiste va même jusqu’à partager le code de déverrouillage de son téléphone portable dans la série de cubes d’acier intitulée 17352799. Les outils numériques de sécurité, de surveillance et d’analyse numérique deviennent pour Palacz des outils de création tout en étant un reflet de nos identités exposées à ces algorithmes.

La vidéo The Pudic Relation Between Machine and Plant de Pedro Neves Marques met en scène une main robotique caressant les feuilles d’une plante - un Mimosa Pudica (mimosa pudique). Sur un fond de laboratoire, cette relation aux connotations sensuelles et sexuelles entre une machine et une plante pose la question de la sensibilité des plantes au toucher et vice-versa de la capacité des robots à reproduire les mouvements du corps humain, et donc aussi d’imiter le toucher sensuel d’une main humaine. Pedro Neves Marques tend un arc entre les réflexions et recherches botaniques du 18 e siècle sur la sensibilité des plantes et la pensée post-humaniste contemporaine.

Dans la série de Acorazadas (Blindé), de Lucia Pizzani, le jeu d’apparition et de disparition, mais aussi de protection et d’intégration, révèle une recherche esthétique et écologique sur l’idée d’une seconde peau qui protège du monde extérieur. Ses collages d’images de magazines, extraits de la nature et d’autoportraits qui sont en symbiose avec ces organismes, évoquent une nouvelle identité humaine fusionnelle avec le monde des plantes et animaux.

Les figures hybrides Intermediaries créées par Bharti Kher font se rencontrer des cultures, croyances et esthétiques différentes, mais aussi des matières et formes qui, au départ, n’étaient pas pensées pour se côtoyer et partager un espace physique rapproché. À partir de fragments de figurines et de sculptures, parfois en y ajoutant des formes abstraites, Kher fait surgir des personnages aux identités métissées. Ces assemblages et leurs raccords ne sont pas parfaits ; ce qui leur confère une force évocatrice et une plasticité assumée et authentique. Kher crée ainsi des figurines à l’image de nos sociétés contemporaines. L’icône ancestrale laisse place à de nouvelles formes identitaires empreintes d’altérité et de mixité.

Dita Pepe, Dame Astrid, 2021

La majorité des filles abordent cette profession de manière décalée. Elles ne réalisent pas vraiment les risques impliqués. Elles pensent : « Ouais, je peux gérer. Les gens me regarderont bizarrement, et puis après je m’en fiche ! » Mais elles ne réalisent pas qu’à l’avenir, elles ne pourront pas travailler avec des enfants, dans la santé publique ou ailleurs. Et elles doivent filtrer les entreprises qui disent non parce qu’elles étaient dans le porno. Par exemple, j’en suis arrivée à la conclusion que je ne veux coucher qu’avec des personnes qui m’attirent. Je n’aime pas quand on m’envoie quelqu’un que je n’aime pas, mais je ne dirai pas non. C’est comme la prostitution - les gens qui paient pour ça sont surtout plus âgés ou moins attirants. Un jeune mec attirant ne lâchera pas du fric pour vous ; ça n’arrive qu’une fois tous les trente-six du mois. Ce que je n’aime pas dans ce travail, c’est être avec quelqu’un qui me répugne. C’est ce qui peut vous arriver de pire. Mais tout le monde a son prix, donc quand on me propose le juste prix, je suis prête à y retourner, pour une nuit seulement. Mais sur le long terme, ça ne sera plus mon souci ; je refuse.

Texte (extrait du livre Les frontières de l’amour, 2021) de Zuzana Kolarzova, auteure de l’étude Pornoherectví jako profese (La pornographie comme profession, 2019) à l’Université Palacky d’Olomouc sous la supervision du sociologue Martin Fafejta.

Dans sa pratique artistique, Dita Pepe explore le large éventail d’existences et d’identités qu’elle aurait pu avoir dans des réalités parallèles. Le «et si...» induit une recherche concernant les expériences d’autres femmes, ici en particulier - celle des travailleuses du sexe. Leurs histoires et identités visuelles servent Pepe comme filtres pour se concentrer sur ses propres sentiments tout en interrogeant les rapports de pouvoir. Un peu comme dans un jeu de masquerade, elle se vêt de leur peau visuelle et émotionnelle pour se mettre en scène devant sa propre caméra. Se promenant dans le monde de nombreuses possibilités, elle cherche son propre espace, sa propre voie.

Aneta Grzeszykowska, dans la série Beauty Mask, prend son propre visage comme point de départ pour interroger - par le procédé du « morphing » - les fondements mêmes de la représentation visuelle des êtres humains. Les masques de beauté cachent son identité, mais déforment également et de façon sévère sa physionomie. Contrairement à ce qu’ils promettent, les masques apparaissent comme un rappel brutal des effets de la chirurgie esthétique, évoquant des pratiques SM. Le visage de la femme est déformée au point de faire ressembler le masque à une muselière ce qui témoigne des contraintes que la société impose aux femmes en raison de leur sexe. [gender-based]

Philomène Hoël associe image, film et performance pour mettre en scène et actionner des scénarios de crise du réel. Elle est fascinée par les conflits d’identité et la construction de subjectivités, comme le montre son diptyque Niki. Parfois absurdes ou étranges, ses œuvres puisent dans ses propres souvenirs, ceux de partenaires, d’amis, de proches ou d’inconnus ; elles montrent notre désir de dissoudre notre individualité au gré de nos rencontres et posent la question de la subjectivité construite et de la fiction d’un soi. Son travail s’intéresse à toutes les formes de résistance, de rejet, de répulsion, mais aussi de confusion, d’angoisse, de désir.

Aline Bouvy puise son inspiration dans les éléments qui font partie de son quotidien. Ceux-ci forment un composé étrange qui génère, selon les circonstances, des pulsions créatives qui interrogent l’objet. Ainsi, son œuvre Urine Mate est une allusion à la masculinité et au quotidien, en même temps qu’elle est un jeu sur les mots anglais mate (copain, mec) et made (fait). Ainsi, « Urine Made » est un clin d’œil à la photographie présentant une sculpture dont le moule en plâtre a été mélangé à l’urine de l’artiste dans le quotidien intime de son atelier. Bouvy soulève la question de la définition de matière première authentique, ici l’urine et le plâtre. Le travail d’Aline Bouvy s’inscrit dans cette ambition profonde de nous ramener à la simplicité humaine, en dépassant les connotations construites, hiérarchisées et politiques de notre société. (1)

Dans Figur I, Andrzej Steinbach attire notre regard sur une jeune femme au crâne rasé et au regard équivoque. Ses différentes poses sont autant de facettes de son identité, ce qui rend impossible de savoir qui elle est réellement. L’arrière-plan neutre et les vêtements qu’elle porte ne livrent aucun indice. Sa posture et son langage corporel, qui font subtilement référence au langage gestuel de la photographie de mode, se moquent de toute perception établie du genre et déconcertent. Steinbach nous invite à ralentir, à regarder de plus près et à étudier les similitudes et les différences. Cependant, il semble qu’il n’y ait aucun moyen de sortir de cette ambivalence.

Romain Vadala questionne sa relation avec les images omniprésentes dans les médias. Né dans les années 90, il grandit au moment où l’Internet, puis les smartphones et les médias sociaux, deviennent une partie intégrante de notre vie quotidienne. Ses portraits flous et esthétisants sont une réflexion sur le temps présent et sur une jeunesse qui vit inévitablement avec un sentiment d’ambivalence face à la déconstruction constante du sens et des valeurs connues. Reflétant cette réalité instable, leur identité visuelle subit en accéléré tous les changements : entrer dans l’âge adulte, s’adapter aux règles du monde virtuel, définir son genre.

(1) Extrait d’un article d’Audrey Christiaens à l’occasion de l’exposition de l’artiste Urine Mate à la Galerie Albert Baronian, Bruxelles (Belgique), 15 janvier-15 février 2016.

Les peintures et vidéos de Lukas Panek explorent la circulation et la modification des images de nos jours. À partir de divers points d’entrée, il dirige à plusieurs reprises son attention vers les subtilités de l’économie de la production d’images contemporaines. Examinant les hiérarchies au sein des cultures axées sur l’image, Panek dissèque non seulement celles qui existent entre les images individuelles et leur contenu, mais aborde également la relation critique entre leur utilisation et leur reproduction. Il les identifie en outre comme des compagnons dépréciés de la vie quotidienne, cherchant à renforcer leur dimension sociale dans des domaines qui vont bien au-delà du simple privé et personnel. Quand on les regarde, elles deviennent les archétypes d’une expérience universelle : les formes fondamentales de nos co-existences.

Chez Vince Tillotson, le travail porte sur l’identité collective plus que sur l’identité individuelle. Ses photographies se focalisent sur la manière dont l’architecture est utilisée comme un outil pour refléter nos systèmes de croyances identitaires et culturelles. Dans cette série réalisée dans l’État de New York, il documente de façon conceptuelle les symboles nationalistes et l’architecture néoclassique en évoquant la fragilité de nos démocraties occidentales face au regain populiste généralisé.

Dans sa série de treize photographies It’s a Beautiful Name but it Can Sometimes Be a Burden, l’artiste Alban Muja s’intéresse aux prénoms portés par les personnages qui figurent dans l’image. Chacun d’entre·eux porte avec lui une relation particulière à ce prénom. Celui-ci leur a été attribué pour différentes raisons ; anecdotiques pour certains, symboliques pour d’autres. Avec le temps ces raisons sont devenues une partie intégrante de leur identité et les aura marqués à un moment ou un autre de leur vie. La beauté des noms se trouve aussi dans ces histoires qu’ils racontent.

Née en Italie, d’origine togolaise, Silvia Rosi s’intéresse aux questions d’identités dans le contexte de la diaspora africaine sur le sol italien. En s’inspirant des portraits en studios africains, elle déconstruit les codes identitaires familiaux et culturels à travers des autoportraits où elle incarne sa mère voire son père pour raconter leur histoire de migrants. Dans sa série récente Teacher Don’t Teach Me Nonsense, l’artiste, portant un vêtement en tissu dans la tradition togolaise représentant des chiffres et des lettres, se trouve devant un fond du même motif, ne laissant apparaître que son visage. Ainsi elle semble, comme l’exprime le curateur Awa Konaté (magazine Foam ) « indétectable du regard colonialiste ».

Les personnages photographiés par Younes Baba

Ali arborent des vêtements ou accessoires marqués par l’inscription « Italia ». La provenance de ces personnes n’est pas dévoilée, pourtant il apparaît assez clairement qu’il s’agit ici de migrants. Pure nécessité vestimentaire ou marque du désir d’identification à ce nouveau contexte et à la population locale ; la question reste ouverte. La gravité du positionnement politique italien actuel face aux migrants n’en est que plus accentuée.

Dans la série STRIKE de Rafał Milach, les regards suivent le spectateur, interrogeant le concept d’identité construit en réponse à des événements socio-politiques. La curiosité des observateurs se mêle à la colère et à la détermination des manifestants. Accumulant plusieurs niveaux visuels d’interprétation, une grille de lecture est proposée qui interroge les différentes prises de position par rapport à une série de protestations citoyennes contre la limitation des droits des femmes en Pologne. On est déboussolé et on se demande qui se positionne comment dans ce conflit. Ces personnes font-elles partie de la protestation ou sont-elles indifférentes ? Ce qui semblait être une présence fortuite qui aurait pu passer inaperçue devient élément intégrant d’un manifeste politique.

COMMISSAIRES

TILLS: RAPHAËL LECOQUIERRE

Raphaël Lecoquierre développe une pratique intimement liée à l’image photographique, aussi bien ses propriétés matérielles propres que son pouvoir suggestif, qu’il manipule à l’aide d’expérimentations et de procédés singuliers. Son travail est à la fois minimal, poétique et radical. Il questionne notre rapport au visible et au déferlement aliénant des images qui nous entourent.

Entamée à partir de 2010, suite à la découverte inopinée d’un ensemble de photos échouées sur un bord de mer, le corpus Nūbēs (Nuages en latin) actuellement centrale dans son travail, regroupe un ensemble diversifié de tableaux, sculptures et installations in-situ réalisé à l’aide d’un procédé faisant usage d’un vaste ensemble de photographies analogiques vernaculaires. Ces images de famille, de paysages et autres instants de mémoires glanées et accumulées au fil du temps, sans hiérarchie ni catégorisation particulière, sont dissoutes par oxydation afin d’en extraire la substance colorée. Les pigments prélevés sont incorporés à du stuc vénitien et utilisés comme matière première pour la création de motifs. Les images documentant le monde disparaissent et se renouvellent à la surface de compositions picturales nébuleuses, s’apparentant à des blocs de souvenirs aux contours troubles et indéfinis. Opérant dans une dialectique entre destruction et création, Nūbēs est un espace de poésie autonome et méditatif, imaginé comme un arrêt sur images atemporels évoluant aux frontières de la représentation. Ces surfaces à l’aspect marbré invitent le regardeur à y prendre une part active en explorant sa propre imagination.

Là où Lecoquierre projette ses images dans une matérialité et temporalité autre, les figeant dans la matière pour en révéler le potentiel évocateur, l’artiste multidisciplinaire, producteur de radio et DJ Lou Drago, basé à Berlin, intervient pour insuffler une dimension sonore et performative – mais aussi méditative – à l’exposition Tills. Suspending Time représente ainsi une série de performances qui « potentialisent l’expérience du temps vertical ou non linéaire ».

COMMISSAIRE

JE SUIS MOI, JE SUIS TOI

Les expériences formatrices - de l’enfance à la maternitésont essentielles à la construction de l’identité d’une femme.

Dans son livre Le deuxième sexe, Simone de Beauvoir affirme avec éloquence que «l’on ne naît pas, mais que l’on devient femme». Le processus de construction de la personnalité des filles passe nécessairement par une identification à la mère.

Dans une relation mère-fille, les filles, du fait de leur ressemblance physique et de leur proximité, s’identifient à la figure maternelle et vice-versa. Je suis moi, je suis toi présente un portrait intime et personnel de la découverte de soi, composé de photographies et/ou d’installations vidéo d’Aneta Grzeszykowska, de Krystyna Dul, d’Eman Khokhar et de Celeste Leeuwenburg, qui abordent toutes des thèmes liés à la relation universelle mère-fille.

La sociologue Nancy Chodorow explique que «les mères considèrent leurs filles comme une extension d’elles-mêmes». Cette relation a fait l’objet d’une réflexion de la part de nombreuses artistes

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