Ça n’a pas d’importance ! La perception des objets par le détail

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ÇA N’A PAS D’IMPORTANCE ! La Perception des Objets par le Détail

Cécile Désille

Mémoire de fin d’études ENSCI / Les Ateliers Suivi par Renaud Ego Mars 2008


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INTRODUCTION

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DÉFINITIONS

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Des a priori populaires

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De l’Usage Collectif à une Fonction Spécifique

La partie et le tout Le “lisse-clinquant-brillant”

Point de vue académique Le paradoxe

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La totalité Solitaire/Solidaire

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Agent de liaison

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Le sens de l’attention

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L’anoblissement par le détail Le souci du détail : l’artisanat Détail assimilé

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La compréhension

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Le temps du regard Visions multiples

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Ailleurs

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Les coulisses de l’objet Invisible significatif Luxe & précieuses invisibilités Une nouvelle perspective du tout

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LE DÉPLOIEMENT

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Le seuil

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Totalité omnis : détail solitaire Totalité totus : détail solidaire

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Quelle est la Nature d’un Détail au sein d’une Totalité?

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Le Détail au-delà de l’Objet

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LE TOUT & LA PARTIE

LE SENS DE L’ATTENTION

Détail : une nouvelle perception du tout

* Bagatelle de bouche

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Pour une Peccadille de Chaussettes Blanches.

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Détail et appropriation Détail d’un souvenir

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Double lecture


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Grille d’appréciation Lecture multiple Lecture détaillée Double lecture recherchée

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La singularité

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84 85

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Objets connus Objets intimes * Interlude PFAFF® vs Elna Histoire d’un tank devenu vaisseau spatial.

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L’ A B S E N C E

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Univers identitaire

97 100 104 107 114 119 120 123

Un Invisible Fondamental

La dénomination La répétition L’identité du banal objet du quotidien Les formes extériorisées Des matériaux anonymes Image d’objet, objet image Détail illuminés pour une idée de nouveauté Les objets ne se cachent plus pour mourir

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À la recherche de l’identité perdue * Intermède «Que tes pieds sont beaux dans tes sandales !»

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Détail-signe

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La métonymie La dénotation

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Détail-symbole

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L’allégorie Perspectives ouvertes

LE PARADOXE DU MINIMUM

Détail Ouvert, Appropriation Totale

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Détail essentiel Fonctionnel/communicationnel La simplicité Le minimalisme Le minimum

La perception individuelle collective CONCLUSION BIBLIOGRAPHIE



« On ne peut pas connaître un pays par la simple science géographique… On ne peut, je crois, rien connaître par la simple science ; c’est un instrument trop exact et trop dur. Le monde a mille tendresses dans lesquelles il faut se plier pour les comprendre avant de savoir ce que représente leur somme… » Jean Giono, L’eau vive.


INTRODUCTION Du plus loin dont je me souvienne, j’ai toujours eu un intérêt particulier pour ce que la plupart des gens remarque à peine. L’infime, le quasi invisible, le revers et le recto sont des champs qui ont, et qui continuent de susciter, chez moi, un émerveillement certain. Mon attachement singulier pour ces notions est né du paradoxe qu’elles induisaient entre ma propre perception et celle du plus grand nombre. Alors qu’à mes yeux ces détails discrets sont toujours apparus comme essentiels, pour d’autres, au regard plus furtif, ils passent pour subalternes. Une différence de point de vue, sans nul doute, due à l’actuelle primauté de la totalité. Ce qui prévaut avant tout, est l’objet dans sa globalité, l’état final qu’il propose. Tous les détails et les singularités auxquels l’objet final doit son histoire et sa réalité (forme, fonction, signification propre) sont volontiers relégués au rang de l’accessoire, bien souvent qualifiés d’éléments “non-importants”. Mais la notion de détail peut-elle réellement se réduire à cette supposée insignifiance ? De ma propre expérience, il existait bien des cas où le détail ne pouvait se satisfaire d’une telle désignation. Ma mémoire, par exemple, n’est construite que d’images sélectionnées, de fragments d’événements et de bribes immatérielles. Finalement, de mes souvenirs, il ne reste que de simples détails, toutefois, essentiels. Des détails qui n’ont de sens que pour moi ou, au contraire, pour tous. Cependant, quelque soit leur portée, ils sont les trésors de mon patrimoine.

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Tout et rien à la fois, le détail est une notion paradoxale. Il est une petite partie caractérisable et circonscrite d’un ensemble plus vaste dans lequel il cherche à se fondre. En s’attachant à son analyse, est-il possible de proposer une perception nouvelle du tout ? Au-delà d’être un élément physique inhérent à une totalité, le détail joue un rôle spécifique. Il se fait le témoin d’attentions particulières, un constitutif du tout dont la portée semble dépasser la matérialité de l’objet. Le détail est un élément fondamental dans l’expression de la singularité du tout. Ainsi, s’intéresser au détail, c’est aborder la question de la totalité en empruntant volontairement des chemins de traverse. Au gré de ces détours, chaque élément devient essentiel, le sujet principal d’un nouveau chapitre dont le cumul révèle une histoire unique. Chaque objet recèle mille aspects qu’il convient de découvrir car « ce sont dans des petites choses inattendues, des détails, […], que nous apprenons tout » . Le détail est une entrée surprenante, pousser cette porte permet d’accéder au cœur d’une totalité et d’en apprécier toute la richesse.

Suzanne Daigle, Fly Baby Fly, Paris, Éditions Le livre de Paris, 1980, p.56.



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DÉFINITIONS D’un Usage Collectif à une Fonction Spécifique



Ce n’est qu’un détail : C’est une chose sans importance.


DÉFINITIONS Des a priori populaires « Oh, ce n’est rien ! Un détail, une broutille, une bagatelle… Rien qui ne mérite qu’on y attache quelque importance ! » Voilà comment le détail est couramment perçu. Aux yeux du plus grand nombre, il apparaît comme étant un élément n’ayant “pas d’importance”. Le détail est une bricole, un petit rien qui n’entrave pas la réalisation du reste. Bon nombre d’expressions font état du “peu d’importance” accordé au détail. Qui n’a jamais entendu ou prononcé « ce n’est qu’un détail », « c’est une question de détail », « ne fais pas de détail » ou encore « c’est un point de détail » ? Des locutions qui relèguent, communément, cette notion au second plan, tout simplement, remisée au rang du négligeable. Dans son usage populaire, le détail est devenu le synonyme de l’insignifiant. Au sein d’un ensemble, sa valeur est, intuitivement, analysée comme médiocre ou nulle. Des caractéristiques qui le font passer pour un simple accessoire du global. En ouvrant un Madame Figaro à la page du courrier des lectrices, j’y lis une note envoyée par une “aficionado” de la revue. En quelques lignes, elle explique qu’elle fut conquise par le détail du fond du nouveau site du magazine en ligne : « … un noir constellé de cellules pour un effet “guilloché”, très élégant… » Puis, elle conclut par une phrase, somme toute, fatidique « ce n’est qu’un détail, je l’accorde mais j’adore ! » Ce rappel à l’ordre sous-entend, sans nul doute, que l’intérêt de ce site ne se trouve évidemment pas dans les propriétés “esthétiques” de son fond. Mais ce détail, n’est-il, comme le suppose la lectrice qu’une fantaisie de l’équipe éditoriale, une broutille à l’égard du reste ? Le détail n’auraitil pour seule vocation que lui-même, soit sa propre réalisation ? N’a-t-il 14 15


aucune interaction avec le tout auquel il se réfère ? “Le détail du fond du site” n’a-t-il strictement aucune relation avec son contenu ? Est-il, comme le définit le plus grand nombre, une partie d’un ensemble dénuée de toute importance ? Pourtant, le détail possède des qualités non négligeables. Si, parfois, il n’est “rien”, il peut également signifier tout son contraire. Ne dit-on pas avoir le sens du détail, le souci du détail ou encore l’esprit de détail ? Des locutions où cette notion semble devenir un atout majeur de l’ensemble auquel elle se réfère. Le détail semble posséder la capacité de passer de l’accessoire au primordial. De cette constatation, il convient, alors, de se demander pourquoi, dans son emploi commun, le potentiel d’élévation du détail n’est-il que, très rarement, relevé ? Pourquoi, dans son usage courant, le détail est-il minimisé ?

La partie et le tout Pour comprendre ce préjugé populaire, il faut concéder un raisonnement par défaut : si « ça n’a pas d’importance » parce que « ce n’est qu’un détail ! » alors qu’est-ce qui est de si “grande importance” ? Inéluctablement, il existe une échelle de valeur où, au sein d’un ensemble, certaines choses semblent plus “importantes” que d’autres. Un vêtement, par exemple, est davantage apprécié pour sa forme ou sa couleur que pour le détail de ses coutures, tout comme une voiture est plus estimée pour son apparence générale ou les performances de son moteur que pour le grain du plastique de ses pare-chocs. En effet, ce n’est pas le détail analysé de façon isolée DÉFINITIONS


qui passe pour insignifiant, mais ce dernier au regard du tout auquel il appartient. Car, ne se définit comme tel, qu’une partie issue d’un ensemble, d’un tout composé de multiples parties, un bouton par rapport à une chemise, une lettre au sein d’un mot, une cellule dans un corps, une minute dans une année, la Terre dans l’univers,... L’insignifiance du détail naît du différentiel de perception entre le tout et la partie, le global et le particulier, le macro et le micro. Ce qui est estimé comme valable et significatif, aux yeux de la plupart d’entre nous, étant la globalité des choses, le reste étant vécu comme de simples petits détails. Dans cette approche, les objets sont saisis comme “globalité” et non comme “totalité”. Une précision lexicale fondamentale, car elle annonce des perceptions d’objets différentes, donc, par extension, des perceptions de détails variables. Penser une chose, en tant que “totalité”, revient à garder à l’esprit qu’elle est la somme d’un agencement de parties, le résultat d’actions spécifiques. La totalité conserve une certaine idée de sa logique constructive. Une voiture possède un châssis, un moteur, des roues, etc. La combinaison détermine la forme, la fonction et la signification de l’objet. Alors, que s’attacher à la “globalité” revient à considérer l’objet comme une fin isolée. C’est-à-dire que l’objet, dans son ultime représentation, semble avoir oublié tous les préceptes de sa réalité physique. L’objet final devient l’image de lui-même, il est appréhendé comme un bloc. Il est tel un produit injecté dont il n’est pas possible de soustraire une partie par rapport à une autre. Le tout apparaît comme “soudé”. L’idée d’un agencement de multiples parties formant un tout n’est pas prise en compte ou, si elle est remarquée, 16 17


elle est estimée comme secondaire, et n’altère en rien la prédominance de la globalité. La voiture, est avant tout, appréciée pour son apparence globale, l’image qu’elle renvoie. La recherche d’une logique constructive semble vaine ou une simple curiosité individuelle, car, seul, le résultat final est estimable, donc est estimé. Dans le contexte de la prédominance de la globalité, les possibles variations, accidents ou “petits” constituants sont nommés : détails. Leur importance est annihilée par la primauté de la finalité.

Le “lisse-clinquant-brillant” Seule, une chose, présentée sous sa forme définitive (un vêtement, une lampe, un immeuble), est importante car dotée de sens, donc estimable. Le détail (la couture, l’abat-jour, la fenêtre) est saisi comme une anecdote à l’égard de cette finalité. En effet, on se laisse volontiers séduire par le global, l’objet “lisse-clinquant-brillant”, plutôt que par les prémices de celui-ci , dont les détails font partie. Par exemple, on a communément admis que le gage de qualité d’un objet était du à son apparence lisse, à son effet clinquant ou encore à sa brillance. Cependant, aujourd’hui, tout le monde semble avoir oublié pourquoi ces traitements de surface rendent une chose plus appréciable qu’un objet terne. L’attirance quasi collective pour des objets présentant de telles finitions est de l’ordre de l’inné. Il s’est ainsi établi une sorte de norme esthétique dont on ne se souvient des fondements. DÉFINITIONS


Le lisse et le brillant signifient “l’aboutissement extrême”, une opposition à la matière brute. Son état n’est pas naturel mais le résultat d’une mise en œuvre spécifique, alliant techniques et histoires singulières. Au fil des siècles, le lisse et le brillant se sont, avant tout, présentés comme une performance technique, une quête de la perfection: faire d’un caillou un diamant. Un état obtenu par la maîtrise de chaque détail. Il y a encore quelques décennies, il était possible de rencontrer quelques ateliers et industries oeuvrant à la sublimation de la matière. Aujourd’hui, les lieux de mise en oeuvre ont disparu de notre champ de vision et n’ont laissé derrière eux que des a priori collectifs, du type “un objet appréciable doit être lisse, clinquant et brillant”. Pourquoi ? Cette question ne semble plus être à l’ordre du jour. En définitive, nous avons hérité de ce pourquoi les choses sont appréciables et non, ce pourquoi elles le sont devenues. Or, le détail ne trouve son sens et son origine que dans le cheminement constructif. Lorsqu’un élément est relevé comme étant un détail, il est bien souvent réduit à sa portée physique. Il est perçu comme une annexe, une “option” rapportée à la chose principale. Il ne semble pas avoir d’incidence sur le fonctionnement global de l’objet. Parfois, la couleur d’un objet est lue comme étant un détail, un élément de l’ensemble, soumis à des possibles variations. Elle est un détail car elle ne semble ni modifier, ni déterminer le sens du tout. Pour la plupart des gens, opter pour du vert plutôt que pour du rouge ne serait qu’une simple question de goût… Un détail variant selon la sensibilité de chacun. La préférence colorimétrique ne serait régie que par l’affect individuel, une fantaisie n’ayant pas de relation directe avec l’objet. Aux yeux de tous, il existerait 18 19


une scission entre la couleur et l’objet, le détail et le tout. Un schéma dans lequel chacun se ferait l’hôte de l’autre, sans véritable interaction. Le détail et le tout sont couramment perçus comme deux entités physiques pleinement autonomes. Si le détail est indépendant de la totalité, alors il peut en être soustrait. Il semblerait que la divisibilité du détail n’aurait pour seule répercussion qu’un décompte physique, sans effet annexe. Il est vrai que “déposséder” un objet de sa couleur n’aurait pas d’influence sur sa fonctionnalité. Une voiture avant sa mise en peinture restera toujours une voiture car elle conserve les attributs qui font d’elle un tel objet : quatre roues, une carrosserie, un moteur,... Toutefois, il convient de se demander si l’objet brut ou décapé possède-t-il le même sens que l’objet fini ? La couleur est-elle réellement un détail insignifiant de l’ensemble ? Un même objet a-t-il le même sens s’il était gris, bleu ou encore fuchsia ? Un panneau de sens interdit d’une autre couleur, interdirait-il toujours ? Finalement est-il possible d’appréhender le détail comme étant un élément n’ayant pas d’importance au sein d’un ensemble ? Communément, le détail n’est pas estimé à sa juste valeur. Il est, généralement, réduit à sa lisibilité physique. Son sens relatif à l’ensemble n’est que très rarement considéré. Il est analysé comme un élément matériel, autonome, non-essentiel et interchangeable au sein d’un tout. Pourtant, dans certaines situations, l’individu, qui jusqu’alors l’avait jugé comme étant bagatelle, lui accorde un crédit spécifique. Lors d’un achat spécifique, le détail semble être un révélateur de l’ensemble. Au-delà d’un certain prix, les détails d’un objet sont perçus comme étant garants de la qualité globale. Les détails de finition d’un canapé DÉFINITIONS


semblent être le reflet de la qualité intrinsèque de l’objet. Ils se dévoilent comme des éléments de distinction, entre des objets de typologies similaires, entre un canapé Ikéa et un canapé Cassina, mais aussi des éléments de différenciation entre un individu et les autres. Le détail s’annonce comme étant une notion complexe. La définition de sa perception met en évidence qu’il peut, à la fois, ne rien ou tout signifier au sein d’un ensemble. Paradoxal, il possède le potentiel de passer de la broutille à la particularité, du rien à l’essentiel. Ce paradoxe n’est établi que dans son usage courant. Il convient alors de se demander si cette particularité est une des qualités du détail ou seulement une déformation de son emploi commun.

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Point de vue academique Détail n.m. - XIIe vendre à détail - de détailler.

Étymologiquement, « détailler » se forme du préfixe « dé-», qui insiste sur la séparation des éléments et de « tailler », du latin taliare, « couper » . Le sens propre de « détailler » est l’action de couper en morceaux (détailler un quartier de viande) et par extension, signifie enlever en coupant , partage d’une chose en plusieurs parties , vendre par parties, une parcelle de, un bout du tout… Des définitions qui ne voient en ce terme que la possible fragmentation d’un tout par parties émancipées. Le détail d’une chose serait, selon l’origine étymologique, la partie d’un tout qu’il est possible de diviser de l’ensemble. Morceau du tout, portion de, le détail est un “petit” élément du “gros”. Une opposition marquée dans son usage premier, commercial, par la différenciation de ces deux expressions, vendre en gros et vendre au détail. Au sens figuré, faire le détail de quelque chose est l’action de considérer un ensemble dans ses éléments, un événement dans ses particularités. Il est une énumération complète des moindres éléments de l’ensemble. Chaque élément est indépendant car il doit être détaché de l’ensemble pour être caractérisé. Le tout naît de l’accumulation de chaque élément de l’inventaire.Là encore, le détail est appréhendé comme un élément physique, autonome de l’ensemble puisqu’il est possible d’établir une liste précise de la composition du tout. Chaque élément de l’association est circonstancié. Que ce soit l’approche étymologique ou l’étude du sens figuré, le détail se dévoile comme étant un élément de la composition du tout.

DÉFINITIONS

Définition du dictionnaire étymologique du français, les usuels du Robert. Définition du dictionnaire historique de la langue française : le Robert. Définition du dictionnaire Littré. Définition du dictionnaire historique de la langue française : le Robert.


Certes, ces définitions mettent en avant le caractère sécable du détail, toutefois, malgré sa possible dissociation physique, cette notion semble participer à l’unité de la totalité, tant sur le point formel que significatif. Oter un morceau de quelque chose n’est jamais sans conséquence. Néanmoins, aucune de ces définitions ne se questionne sur la nature de la relation détail/tout, ni sur le paradoxe énoncé dans son usage populaire. Jusqu’ici, le détail se définirait comme étant un “petit” élément qu’il est possible de détacher de l’ensemble, dans l’optique de le caractériser. Ainsi, si nous nous en tenons à ce strict raisonnement académique, nous pourrions en conclure que, chaque détail, puisque divisible, peut être soustrait de l’ensemble dont il est issu, sans que cette action ampute le sens global. Ainsi, il convient de se demander si le détail n’aurait aucune interaction avec le tout dont il provient ? Si le sens global prendrait en considération celui des détails ? Ou encore, quel est le rôle significatif du détail au sein d’un ensemble signifiant ? Ce n’est que dans le dernier point de la définition du détail, tel qu’on l’entend dans son usage courant, que le sens de cet élément, au sein d’une totalité, est évoqué. Il est un élément non essentiel (de l’ensemble), détail insignifiant ou encore une circonstance particulière , les détails de. Cette définition confirme les a priori collectifs énoncés précédemment. Le détail est une notion paradoxale. Il est possible de raconter une aventure dans ses moindres détails, (appréciation positive) tout comme il est possible de se noyer dans les détails (appréciation négative). Au regard du tout, le statut du détail oscille entre valeur ajoutée Définition du dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française : le Petit Robert.

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(raconter un fait dans ses moindres détails le singularise par rapport aux autres) et valeur retranchée (la profusion de détails noie l’attention de l’individu dans l’accessoire et altère l’essence du tout pour devenir : “l’arbre qui cache la forêt”). Le détail s’avère être le synonyme de bagatelle, bêtise, broutille, vétille mais aussi de leur contraire comme circonstance, élément et particularité. Or, comment un même élément peut-il être considéré, à la fois, comme non-essentiel et une particularité du tout ? Pour tenter de comprendre l’ambiguïté de ce terme, il faut le rapporter à l’ensemble dont il provient, analyser sa place, mais également son rôle au sein d’une totalité.

DÉFINITIONS


Le paradoxe Pour appréhender le paradoxe de la notion de détail, il faut tenter d’établir une définition plus précise que celle formulée par les a priori collectifs ou celle énoncée par les dictionnaires. Ces définitions sont incomplètes car elles ne mettent pas en perspective cette notion. Le détail en tant qu’élément isolé n’existe pas. Il n’obtient ce statut qu’au travers de la relation spécifique qu’il entretient avec une totalité. C’est dans ce contexte, que son paradoxe apparaît. Par essence, le détail est une partie d’un ensemble qui a pour ambition de “passer inaperçu”, de se résoudre dans une masse. Toutefois, son absorption n’est pas synonyme d’effacement. Le détail doit s’intégrer à la totalité, tout en conservant sa singularité. Il est donc, comme l’ont démontré les définitions précédentes, un élément identifiable au sein d’un tout. Cependant, il possède une fonction particulière dans la réalisation de la totalité, telle la couture d’une chemise. Les uns diront que la couture est un détail insignifiant de l’ensemble, la globalité de la chemise l’emportant. Quant aux dictionnaires, ils se limiteraient à la fonction d’assemblage qu’elle représente. Toutefois, même un élément aussi banal qu’une couture, ne peut se réduire à ces définitions. Certes, la couture possède une fonction propre, assembler plusieurs parties entre elles. Mais, au-delà, elle va ajuster avec finesse et précision les différentes parties du vêtement (manches, poignets, col, ...) pour leur conférer un sens commun (chemise). La couture crée la cohérence de l’ensemble. La chemise existe grâce la pertinence du détail de ses coutures. Si ce détail est perçu comme peu important, c’est qu’il est un élément humble. Il s’efface volontairement derrière les parties qu’il met en œuvre afin de les sublimer. Discrètement, il se fait passeur de sens. Le détail n’est pas sécable, mais bien au contraire, il est un élément essentiel et intrinsèque à la totalité. Il a pour ambition de créer l’harmonie de l’ensemble, de participer à l’élaboration 24 25


du sens global. La couleur d’une voiture, loin d’être un “petit” élément de l’ensemble, est cependant, un détail du tout puisqu’elle n’interagit pas avec la fonctionnalité de l’objet. Toutefois, le détail colorimétrique possède une fonction significative forte. Qu’une voiture soit rouge ou bleue, ces dernières ne renvoient pas la même image, donc ont des connotations différentes. Si le détail est communément relégué au rang du secondaire, c’est sans nul doute que seul, son potentiel physique est analysé. Or, la singularité de la notion de détail, est, avant tout, en terme de sens. Il n’est rien dans la réalisation physique de l’ensemble, mais tout en terme de sens. Ainsi, étudier un détail, de prime abord insignifiant, renseigne sur la vraie nature du tout. Le détail se dessine comme étant une clef significative de l’ensemble. Par conséquent, il apparaît difficile d’apprécier le sens global d’un objet en faisant abstraction du sens singulier de ses détails, les deux se présentant comme interdépendants. Daniel Arasse, historien d’Art, s’est intéressé au statut et au rôle joués par les détails picturaux au sein d’œuvres de la peinture européenne de la Renaissance jusqu’à la fin de l’impressionnisme. Il énonce que « dès lors qu’il est pris en considération, le rapport entre le détail et son support renouvelle la problématique de l’ensemble.» De ce fait, le détail est un code qu’il convient de déchiffrer afin d’en analyser la portée, d’en comprendre les répercussions au sein d’une totalité. Par conséquent, l’idée d’une compréhension indispensable fait entrer en jeu un autre acteur : celui qui analyse. De plus, il ne se définit en tant que tel que si l’homme l’a nommé ainsi. Le détail est donc soumis, dans sa dénomination et reconnaissance, à la subjectivité de chacun. Ces deux facteurs consubstantiels font du détail une notion riche et complexe.

Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Éditions Flammarion, 1996, p.6.

DÉFINITIONS



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LE TOUT & LA PARTIE Quelle est la Nature d’un Détail au sein d’une Totalité?



De détail : Qui concerne un ou plusieurs petits éléments détachés de l’ensemble pour être caractérisés.


LE TOUT & LA PARTIE Pour tenter d’appréhender la notion de détail, il faut la considérer en tant qu’étant un élément intégrant un ensemble. En effet, autant une totalité peut se suffire à elle-même, autant le détail n’existe qu’au travers de son interaction avec son support. Par ailleurs, cette nécessité d’être en relation avec une totalité est la seule constante qui semble s’opérer, car ni sa forme, ni sa matérialisation ne suit de règle. Le détail se révèle être un élément intrinsèque au tout. Son extraction le destitue de ce statut spécifique.La signature d’œuvre est perceptible comme remplissant la fonction de détail, or, extraire celle-ci change son propre sens. Isolée, elle n’aura qu’une vocation nominative, alors que rapportée à l’œuvre, elle offre des informations supplétives. Elle peut permettre de déterminer l’origine du tableau, sa signification ou encore sa valeur. L’analyse de la notion de détail est donc intimement liée à celle de la totalité. Ainsi, il n’est possible pas de définir, avec exactitude, un détail, en faisant abstraction de l’analyse du tout.

La totalité Tout objet est un tout ! C’est-à-dire qu’il est le résultat d’une combinaison spécifique entre différentes parties. Une chaise doit son existence à l’agencement de parties distinctes. Elle possède des pieds, une assise, un dossier. D’ailleurs, elle ne remplit cette fonction qu’à cette condition. Dans ce schéma constructif, le détail n’est pas accessoire ou superflu. Il est l’une des parties qui engendre le tout. Il est un détail technique

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(un assemblage), un détail de finition (un vernis), un détail identitaire (une signature), … Il est un élément pleinement intégré à la réalisation de la totalité, tant sur le plan physique que significatif. La reconnaissance de l’agencement spécifique de l’objet permet à l’individu de mieux l’appréhender. Comme l’énonce Claude Lévi-Strauss « pour connaître l’objet réel dans sa totalité, nous avons toujours tendance à opérer depuis ses parties. La résistance qu’il nous oppose est surmontée en la divisant » . Ainsi, si chaque objet est une combinaison de parties, alors tout objet est une construction, une “architecture singulière”. Une précision contrastant avec les a priori populaires percevant tout objet comme formé d’un seul bloc, ou presque. Le détail étant l’une des parties engendrant le tout, il est possible de l’appréhender au travers du réseau complexe auquel elle se rapporte : la totalité. Étymologiquement, il existe deux termes en latin pour définir une totalité : omnis et totus. Alors qu’omnis exprime l’universalité, totus, quant à lui, définit l’intégralité . Omnis expose une accumulation des parties associées formant un tout. Il désigne la réunion d’éléments au sein d’un groupe. Un palais omnisports, par exemple, est un lieu pouvant accueillir tous les sports. Chacun d’entre eux est distinct et indépendant : le tennis, le patinage artistique, le trial, etc. Tous les sports peuvent être pratiqués au même endroit mais, pas nécessairement, au même moment. Claude Lévi-Strauss, La pensée sauvage, Paris, Éditions Plon, 1962, p.38. Viggo Brøndal, Omnis et totus : Comment définir les indéfinis ?, Éditions Presses Universitaires de Limoges, 1986.

LE TOUT & LA PARTIE


Totus représente un tout, un entier dont les parties sont indissociables les unes des autres. Plus qu’une totalité qui se compose d’éléments solidaires, cette définition soumet l’idée d’un ensemble intégral. Il est à l’image du corps humain auquel il n’est pas possible de soustraire l’un des organes sans menacer la viabilité de l’être. Si le détail a pour ambition de s’intégrer à une totalité alors, il doit s’adapter aux différentes natures du tout. Ainsi, le genre du détail dépend de la nature de la totalité.

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Solitaire/Solidaire Le détail étant un élément pleinement intégré à la totalité, son genre dépend de la nature du tout duquel il provient. De ce fait, l’analyse étymologique de la totalité propose deux genres de détails.

Totalité omnis : détail solitaire Les détails issus d’une totalité de type omnis, sont des parties autonomes et indépendantes de l’ensemble. Le détail se manifeste sous la forme d’un morceau de la globalité. Son identification est aisée car ses frontières sont clairement énoncées. Une nouvelle par exemple est un détail au sein d’un recueil de textes, une totalité de type omnis. Son extraction n’influence pas sa compréhension, toutefois, sa lecture au sein de la compilation peut apporter de nouveaux indices non perçus lors de la lecture isolée. Dans ses Mythologies, Roland Barthes écrit des critiques sur différents emblèmes de la société française de l’après guerre. Il aborde le sujet de la DS Citroën, du catch ou encore celui du Tour de France. Chacun des essais peut être appréciés indépendamment. Cependant, leur réunion dévoile un fil conducteur à ce florilège. L’auteur s’interroge sur les nouveaux mythes sociaux pour en dénoncer les mécanismes de formation et leurs visées idéologiques. Au sein d’un ensemble omnis, le détail est un élément solitaire du tout. Il est délimité et reconnaissable au sein du tout. Une nouvelle possède un début et un point final. Toutefois, son action ne se limite pas à sa représentation physique. Le détail d’un tout omnis a le potentiel d’influencer l’ensemble de la combinaison. Le sens d’un logotype, un détail, ne se cantonne pas au dessin de son graphisme. Il s’applique à la totalité du produit sur lequel il est estampé. Le logo et le support possèdent chacun des sens propres. En revanche, leur association offre une signification plus précise de l’ensemble. Un logo LouisVuitton sur un sac, fait de ce dernier un objet intégrant les valeurs véhiculées par la signature de la marque. LE TOUT & LA PARTIE


Totalité omnis : détail solitaire Un détail issu d’un ensemble de type totus est plus difficile à reconnaître puisque la cohérence du tout naît de l’interdépendance des éléments qui la compose. La corrélation entre chacune des spécificités trahirait un équilibre parfait. Chaque fragment est solidaire de l’ensemble. Soustraire l’une de ses parties reviendrait à amputer une partie de son sens. Chaque détail est un chapitre dont le sens résulterait de leur cohésion. Il s’apparenterait à l’état de surface d’un produit injecté, où la finition de l’objet final est indissociable de la totalité et pourtant reste un détail au sein la totalité. Le détail solidaire est, par exemple, la couleur d’un panneau de signalétique. Ce dernier signale dans sa globalité l’interdiction par le biais de la couleur rouge. Puis, les signes qu’il comporte vont déterminer la nature de l’interdiction. Dans leur fonction, le panneau et la couleur sont interdépendants. La notion de détail ne se limite pas à ces deux définitions qui sont, en somme, les deux extrêmes d’un segment. D’un détail solitaire issu d’un tout de type omnis à un détail solidaire d’un tout totus, il existe tout un champ possible que le détail revêt selon le contexte, se rapprochant plus ou moins de l’une de ces définitions, puisque la totalité de provenance, elle-même varie entre la définition d’omnis et totus. Il n’existe pas de tout qui ne soit qu’une parfaite intégralité ou une universalité. Par exemple, le coloris d’une voiture est à la fois un détail solitaire et solidaire. La couleur est dissociable de l’automobile, puisqu’il existe un riche référentiel pour un même modèle.Toutefois, l’association de l’objet “voiture” et du détail “couleur” confère à l’ensemble un sens nouveau : une automobile rouge renvoie, dans sa globalité, l’image de la puissance, de la force, de la virilité. Les répercutions d’un détail dépassent le cantonnement de sa représentation physique au sein d’un ensemble. Il possède le potentiel de modifier le sens et/ou la perception globale.

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Agent de liaison Le Tout et le Détail sont intimement liés. Leur combinaison donne naissance à un ensemble unique. La richesse du détail réside en ce point : il n’est pas transposable à un autre support ou s’il l’est, celui-ci n’aura pas la même valeur. La variabilité du détail ne permet pas de conclure par un tableau à double entrée, du type “nature/fonction”, synthétisant, de manière quasi scientifique, cette notion au regard du tout. Ce raccourci aurait donné naissance à une classification trop stricte et ordonnée pour un concept si versatile. Ainsi, chaque support étant différent, chaque détail est unique. Paradoxalement, cette unicité induit une très grande variété de types de détail, et c’est de cette hétérogénéité que va naître son unité. Celle-ci est à l’image d’une symphonie orchestrale trouvant son harmonie dans la multiplicité des timbres. L’unité phonique émane de la diversité instrumentale, où chaque instrument possède une tonalité singulière, jouant une note avec une couleur particulière. La grandeur de l’ensemble découle de la complexité de la composition musicale où chaque individu parfait l’impression acoustique générale. Il existe un point commun à ces différents types de détail. Ils ont pour ambition de générer l’harmonie du tout. Qu’il soit une trompette ou un violon ou qu’il soit un détail d’ordre technique, un détail esthétique ou encore un détail identitaire, chaque détail a la volonté d’établir l’harmonie et la cohérence de la totalité tant sur le plan physique que significatif. Le détail joue le rôle d’un agent de liaison. Un assemblage, un détail technique, lie diverses parties constitutives d’un ensemble, il leur confère une réalité commune. La couleur offre une harmonie, une unité à des parties formellement indépendantes. Le logo, quant à lui, atteste une identité commune à la totalité de l’objet. Le détail a pour vocation d’unifier les diverses parties pour faire de leur cohésion une concordance. Il est assimilable à un trait d’union. Tout comme le signe orthographique qui unit des mots de nature différente LE TOUT & LA PARTIE


afin de produire un mot composé (quatre-vingt-dix-huit, outre-atlantique, acrylonitrile-butadiène-styrène), le détail agence plusieurs parties dans l’optique de générer un ensemble harmonieux (une charnière de porte, le rouge d’un extincteur, un vêtement griffé). Que ce soit les mots adjoints ou les parties ralliées, chaque élément conserve sa singularité toutefois, de la composition naîtra une nouvelle entité. Le détail est une notion complexe, car sa définition dépend de la totalité dont il est issu, qui elle-même, est soumise à des variations de genre. Il n’existe pas un seul type d’objet mais une quantité innombrable. Si chaque objet comporte des détails alors il existe, au moins, autant de détails qu’il existe de typologies d’objet. Cette versatilité offre une palette admirable de détails qui ont une ambition commune, sublimer leur support en créant leur harmonie. Celle-ci réalisée, les détails, ayant rempli leur rôle, s’estompent humblement dans la masse. Toutefois, cette diversité n’est pas le seul facteur à l’origine de la complexité de la notion du détail. Sa réalisation harmonieuse dépend également d’attentions spécifiques : de celui qui le pense, le conçoit mais aussi de celui le dévoile.

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* Bagatelle de bouche



Le dĂŠtail qui tue.


Pour une Peccadille de Chaussettes Blanches.

Métro – ligne 8, direction Créteil.

C’était un jour comme les autres. Rien de plus banal pour une parisienne qu’un retour de

fin de journée en transport en commun. Assise là, je me laissais

bercer par la monotonie des “bip” de fermeture automatique des portes, seule distraction à mon voyage. À mon habitude, je regardais sans voir ce qui m’entourait. Mon esprit vagabondait, il était déjà à mille lieux de là, où moi, physiquement, je me trouvais… Je m’évadais dans de lointaines pensées pour, surtout, fuir cette récurrence quotidienne. Lorsque tout à coup, dans un “bip” détonant, in extremis, un homme, manquant de se faire couper en deux par la violence de la fermeture des portes, surgit ! Cet élan énergique, quasi héroïque, attira mon attention. Une grande masse noire vient troubler la tranquillité du flou de mon regard ! Un homme… Un Joli Jeune Homme, devrais-je dire, si l’on cherche à s’attacher à l’exactitude des événements ! Soyons précis, un garçon catégorie : macaron à la framboise… à croquer ! C’est alors que, comme par hasard, mon esprit retrouva, tout naturellement, le chemin de mon corps. Bien que quelques rangées en arrière, mes lèvres ne purent se retenir d’articuler un “Bonsoir…” invitant… Comme s’il put l’entendre à 10 mètres de distance, dans un métro sur-fréquenté. Je faisais de mon siège un belvédère. Un peu en retrait, campée à mon poste de faction, je l’observais. Mes yeux s’étaient transformés en jumelles à infrarouges avec illuminateur intégré. Vous comprendrez évidemment que je m’inquiétais de perdre ce parfait inconnu de mon champ de vision. De plus, je peinais à refroidir les ardeurs de mon cerveau qui n’arrêtait pas de s’exclamer : « Youyou ! j’suis, là ! Hey, oh ! j’suis là ! C’est moi que tu cherches ! »


Bastille – La plupart des voyageurs sortent du métro, et par la même, de mon champ de vision. Enfin seuls (avec une trentaine d’autres passagers) ! L’espace dégagé, je ne vois plus que lui - mais lui ne me voit toujours pas – Je le scrutais dans les moindres détails, j’étais à la recherche de signes de notre future entente, de codes prononçant notre alchimie prochaine. Un joli jeune homme qui, de surcroît, présentait bien :

Costume jacquard noir - trois boutons.

Veste ajustée, pantalon repassé, pli marqué.

Chemise de popeline - blanche.

Col français, poignets mousquetaires, boutons de manchette.

Chaussures lacées de cuir noir, cirées poli-miroir.

Attaché-case ? oui ? non ? pas à droite, ni à gauche, sauvée !

Intéressant… Passionnant ! Rêvant, que, pour une fois - si Dieu existe ! - ce métro puisse nous emmener jusqu’à Moscou ! Et dans un élan de folie, je me voyais déjà crier : « Chauffeur ! Pour nous, le bout du monde ! » Je ne le lâchais pas, de peur qu’il ne partage pas, jusqu’au bout, cet incroyable voyage avec moi… Nous étions si bien ! Moi, je descendais à Liberté. Un joli jeune homme, généreux avec cela ! Car il faut bien l’admettre, ça ne court plus les rames ! À peine remis de cet effort physique (qui lui permit de me rencontrer), il céda volontiers sa place à une Dame tout juste embarquée. C’est alors, que feignant de descendre à la prochaine station, je me rapprochais, discrètement, de lui (…en plus, il sentait bon ! ). La Dame descend. L’inconnu, se retourne vers moi - il a des pépites d’or plein les yeux - et me propose, le plus poliment du monde : « Voulez-vous vous asseoir ? »


Mon dieu, il m’a parlé ! Troublée, je le prie de s’installer encore toute émue de l’éclat stellaire de son regard. Les joues aussi rouges que les siennes, je tentais de disparaître pour ne pas éveiller les soupçons. Je me glissais dans la foule. À présent, dos à lui, j’étais nostalgique de mon précédent observatoire. Jusqu’au moment où, je m’aperçus, que si je me mettais sur la pointe de pieds, un peu de biais, trois-quarts gauche, je pouvais voir son reflet entre les têtes encombrantes des passagers devant moi ! Et que, même, si je penchais légèrement la tête à droite, de part les effets de perspectives, elle pouvait se retrouver sur son épaule. La vitre du métro devint alors le lieu de notre possible futur en commun. Je n’en perdais pas une miette… Notre bonheur était parfait. Porte Dorée - Mouvement de foule, tout le monde descend ! Je me retrouve de nouveau à ses côtés, lui installé sur son strapontin, moi debout, adossée à la porte opposée. Je voyais bien qu’il ne se rendait pas encore compte de l’importance de cet instant ! Pourtant, une idylle amoureuse, parfaite, était en train de naître. Je me sentais Juliette et lui, sans doute, sans le savoir, un peu Roméo ! Pourtant, je ne le savais pas encore mais cette nouvelle proximité allait nous être fatale ! J’étais en train de le détailler de la tête au pied. Lorsque la promenade de mon regard se stoppa net au niveau de l’ourlet de son pantalon ! Sa posture assise induisait forcément un retroussement de pantalon qui laissait transparaître un morceau de chaussette. MAZETTE ! Je me retrouvais face à la réalité ! Stupéfaite qu’aucun autre passager n’eut été troublé par ce qui venait d’être révélé : des chaussettes blanches ! Certes, un détail insignifiant mais qui, pour moi, prononça notre divorce prématuré. Sa vraie nature transparaissait au travers de ses chaussettes ! Ce n’était pas l’homme d’affaire qui s’était trompé de paire de chaussettes, mais, bel et bien, le sportif qui s’était déguisé en homme d’affaire. Désillusion, j’avais tout faux ! C’était la Malédiction de la Chaussette Blanche.


Le blanc n’étant pas un réel problème, mais la destination sportive, oui ! Il

arborait

avec

fierté

l’emblème

de

toute

la

communauté

athlétique.

Une paire de celles achetées par lot de dix. La quantité d’achat dénonçant l’assiduité de sa fréquentation des gymnases, salles de sport et autres sanctuaires de “remise en forme”. Des chaussettes avec un liseré à rayures bleu marine et rouge qu’on ne troue qu’en faisant trop de basket ou de tennis. Comment était-ce possible ? Comment avais-je pu me fourvoyer à ce point ? Comment mettre un terme à cette si belle histoire (en devenir) pour cause de chaussettes non conformes ? Pourquoi ? J’étais perdue… Autour de moi, le monde s’effondrait ! Un si bel homme, dans un costume lui seyant à ravir, mais qui pourtant, portait des chaussettes de sport ! Je n’arrivais pas à comprendre ce contraste surprenant. Je ne réalisais pas encore… Un adepte des vestiaires ?! Cet homme était un sportif, un vrai ! Son allure virile n’était, en fait, que le fruit de nombreux joggings pré-petit-déjeuner ! Je voyais alors, très clairement, nos dimanches partagés après vingt ans de mariage : debout 7h : footing, vélo, rando ! Des week-ends rythmés par

un

principe

fondamental :

le

surpassement

de

soi!

Et

moi ?

Fini les vacances farniente ! Debout 8h (attention grasse mat’ !) : popote, réchaud, sac à dos ! Alors que moi, au mieux, j’aurai aimé faire du bronzo-pédalo-dodo… « CHAUFFEUR, OUVREZ LES PORTES !!! » Liberté – Soulagée de m’en être aperçue à temps, je descends. Il faut dire que ses chaussettes nous auront épargné d’onéreux honoraires d’avocat.

-Fin-



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LE SENS DE L’ATTENTION Le Détail au-delà de l’Objet



Avoir l’esprit de détail : Être minutieux.



LE SENS DE L’ATTENTION Discret, par essence, le détail nécessite une attention particulière, tant au niveau de sa concrétisation que dans sa révélation. Ainsi, un autre facteur entre dans la composition de cette notion : l’homme. Chaque détail est le fruit de la méticulosité de celui qui le pense, de la minutie de celui qui le façonne et n’apparaît qu’aux yeux des plus consciencieux.

Attention particulière Selon sa définition, le détail se résout dans une totalité. Même s’il œuvre pour sa résorption, il n’en reste pas moins un élément physique, plus ou moins identifiable selon son support. Pour que ce dernier se fonde dans la masse en conservant une autonomie significative, il doit être abordé avec justesse et finesse. Le détail se présente comme étant un élément équilibré entre son propre épanouissement et celui de l’objet dont il provient. Il s’apparente à un élément de liaison entre les différentes parties constitutives d’un tout. Plus qu’un simple composant d’assemblage, le détail étend le sens qui lui a été conféré à sa totalité. Ce surpassement manifeste sa volonté d’harmoniser l’ensemble.

LE SENS DE L’ATTENTION


L’anoblissement par le détail Jean Prouvé, en qualité d’ingénieur et d’architecte, atteste de ce pouvoir spécifique du détail. Il certifie que « si l’on construisait des avions comme l’on construit des maisons, ils ne voleraient pas ! »10 Il reproche le manque de rigueur des assemblages des matériaux de construction qui font nos toits. Il voit dans l’architecture, une négligence des détails qui sont, selon lui, l’essence même de tout projet. Il met en évidence que ce désintérêt appauvrit la qualité de l’ensemble et altère la pertinence du sens global. L’avion, quant à lui, a quelque chose de magique, qui tient du quasi improbable : un oiseau d’acier volant grâce à la maîtrise de chaque pièce, à la justesse de ses assemblages, à l’exigence de son exécution, en somme, à la finesse de tous ses détails. Il existe un rapport particulier entre une totalité et ses détails. Lorsque ceux-ci ont été pensés et réalisés avec soin, ils ont le potentiel d’anoblir le tout. Percevoir le soin accordé aux coutures, à un état de surface, au revers d’une veste ou au recto d’un meuble peut avoir valeur d’estimation pécuniaire et/ou affective. Si un objet est traité jusque dans ses moindres détails, alors la globalité de ce dernier jouira de la qualité perçue des spécificités. Si un canapé présente une intégration particulière des coutures, et si, celles-ci sont abordées avec autant de soin que celui accordé au choix du tissu d’ameublement, par exemple, alors ce même canapé renverra l’image d’un ensemble de qualité. Le souci du détail révèle la qualité de l’attention globale. Plus que révéler les attributs du tout, le détail confesse la valeur “interne”. “Interne” qu’il faut entendre non pas comme “caché dedans”, mais comme l’attention qui lui a été attribuée tout au long de son processus de fabrication.

10 Hubert Damisch, « Le parti du détail », in Jean Prouvé “constructeur”, sous la dir. de François Burkhardt, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1990, p.41.

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Le souci du détail : l’artisanat La réalisation harmonieuse de chaque détail est dépendante de son exécution. Elle est donc directement liée à l’attention de l’individu qui le pense, le façonne. D’ailleurs, une expression énonce l’importance de cette prise en compte : le souci du détail. Le soin accordé introduit l’idée de la présence d’une tierce personne possédant un esprit de détail. Un individu garant de son développement plein et harmonieux. Le détail apparaît comme la marque de la générosité humaine, il contraste avec l’artificialité de l’objet perçu, au premier abord, comme créé de toutes pièces. Le détail est un signe d’humanité. Il naît de la minutie, il est le fruit d’un travail attentif, d’une réflexion orientée vers l’infime pour s’étendre à la globalité. Le secteur de l’artisanat illustre le rapport solidaire existant entre le détail et le soin qu’il requiert. Une attention spécifique qui est, en quelque sorte, le postulat de départ de tout projet artisanal. Chaque artisan base son travail sur l’exaltation des particularités, des détails de la matière qu’il met en œuvre. Cette approche productive, via “l’infime”, est comparable à celle consentie par Jean Prouvé qui désigne le détail comme l’élément clef de toute construction. Soigner les détails anoblit la globalité. Ainsi, pour ne pas trahir ces qualités essentielles, l’artisan œuvre dans le respect de la matière. Yves Fouquet, artisan sculpteur-ornemaniste, explique qu’il doit savoir « appréhender la matière pour lui offrir la possibilité de s’exprimer. L’artisan doit la sentir, la toucher, comprendre ses variations, pénétrer en son cœur pour anticiper son évolution. Il doit chercher ses limites, jouer avec ses contraintes, les intégrer pour faire d’elles des richesses. »11 La minutie, l’exactitude et la précision sont autant de notions qui permettent la viabilité de tous détails, et par extension, de toute totalité artisanale. Ainsi, un rapport singulier entre détail et totalité s’impose. Dans cette pratique manuelle, c’est le “petit” qui offre la grandeur de l’ensemble et où le grand est contenu dans le petit 12. 11 Entretien avec Yves Fouquet rencontré dans son atelier du 37, rue de Montreuil, Paris, mai 2006. 12 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Éditions P.U.F., 1981, p. 148.

LE SENS DE L’ATTENTION


Grâce aux savoirs et techniques qu’il possède, l’artisan met en œuvre la matière première et perpétue ses spécificités. Cette dernière n’atteindra sa magnificence que si l’artisan lui alloue une attention particulière. Les gestes ancestraux qu’il exécute, sont autant de rituels de la finesse qui ont pour vocation d’élever la matière oeuvrée. Ce façonnier dégrossit, dégauchit, rabote, ponce, cisèle. Petit à petit, l’artisan transforme la matière première en matière sensible. La méticulosité devient, alors, une unité au regard de l’ensemble. La matière s’affine, s’ajuste, se précise entre les mains de l’homme. Il la travaille adroitement, subtilement jusqu’à donner naissance à une forme, exaltant les particularités élémentaires. Peu à peu, le tout laisse transparaître des détails formels, preuves de son savoirfaire. Des ciselures, crénelures, dentelures apparaissent au fil de ses gestes précis. Le détail de façon, s’impose, alors, comme étant le seul témoin de la minutie de l’artisan, car l’effort de l’homme doit disparaître dans la masse pour ne donner à voir que le parfait équilibre de la réalisation. Les détails visibles (crénelures, …) soulignent l’agilité de celui qui les a engendrés. Ils sont le symbole de la minutie, de l’investissement passé d’un individu.

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Artisan-orfèvre ciselant. Atelier GuÊnot.



Détail assimilé Si, dans le cas des objets artisanaux, le détail physique est le témoin de l’attention minutieuse de son façonnier, parfois cette attention singulière n’est perceptible que par l’impression qu’elle laisse à l’individu. C’est ce vers quoi tendent tous typographes et graphistes. Ces deux disciplines engagent leur énergie dans ce que l’œil humain, non initié, ne voit pas mais ressent. Leur investissement se voit gratifier lorsque l’individu lit ou regarde, sans se rendre compte de l’effort qui a été fourni pour atteindre cette aisance quasi naturelle. Le typographe et le graphiste sont tous deux des spécialistes du détail. Ils mènent un travail sur l’équilibre parfait. Chaque partie est agencée de telle façon que le travail combinatoire disparaît pour ne donner à voir que l’essentiel, la lettre, le texte ou encore les images. Leur travail est réussi lorsque leur effort s’efface derrière le contenu. L’invisibilité devient alors la transcription de la finesse et de l’agilité de leur travail, ne laissant à l’homme qu’un sentiment de lecture fluide et confortable. Le confort n’est pas une donnée innée. Il ne se concrétise que si le typographe ou le graphiste s’en est porté garant. Ainsi, tout objet est dépendant de données invisibles qui lui sont, pourtant, intrinsèques. Le détail d’un objet, que ce soit une dentelure sur une pièce artisanale ou l’impression perçue lors d’une lecture, se présente comme une ouverture vers un univers “hors champs” dont la totalité ne peut se passer. Cet univers se compose de données immatérielles, telles que la méticulosité ou encore la précision. Elles ne possèdent pas de représentations physiques spécifiques au sein d’un objet car elles ne se concentrent pas en un point défini mais, sont diffuses, de façon constante, dans l’ensemble. Elles font partie de l’invisible relatif à tout objet, elles sont essentielles car la qualité de la totalité en dépend et en résulte. Le détail matériel ou le ressenti individuel en est leur extension.

LE SENS DE L’ATTENTION



La compréhension Si les mains façonnières jouent un rôle fondamental dans la concrétisation du détail, elles n’en sont pas les seuls attributs humains. Sa réalisation dépend, également, de l’œil consciencieux du spectateur. Sa délicatesse appelle à une investigation particulière de celui qui souhaite le rencontrer, le comprendre, par hasard ou par méthode.

Le temps du regard Daniel Arasse, en évoquant les détails picturaux des peintures de l’art italien de la Renaissance, énonce que « pour que cette présence [du détail] inscrite dans l’œuvre devienne présente à celui qui regarde, il y faut le temps du regard, son parcours, sa “promenade” »13. Il existe un temps spécifique au cours duquel l’œil investigateur se perd dans la totalité, chemine en guise de compréhension consciente ou non. Dans cette « promenade du regard », le spectateur entame une déconstruction de l’ensemble. C’est alors que « le détail se manifeste comme un écart ou une résistance par rapport à l’ensemble ; il semble avoir pour fonction de transmettre une information parcellaire, différente du message global. »14 Dans ce temps de la découverte, le détail laisse entrevoir qu’il y a autre chose à comprendre. Quelque chose d’autre dont le sujet n’est pas clairement énoncé mais dont l’identification s’avère fondamentale, car son décryptage a le potentiel de bouleverser le sens global.

13 Daniel Arasse, Le Détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Éditions Flammarion, 1996, p.224. 14 Ibid, p.7.

LE SENS DE L’ATTENTION


Détail de l’œuvre de Francisco de Goya, Tres de Mayo, 1814. Huile sur toile, 345 x 266 cm. Musée du Prado, Madrid (Espagne).

Dans le tableau intitulé Tres de Mayo (1814), Francisco de Goya expose l’impétueuse répression envers les insurgés qui se sont soulevés, le 2 mai 1808, à Madrid, contre l’occupation napoléonienne, en Espagne. Le peintre exprime, dans la globalité de l’œuvre, l’horreur et la violence de cette scène. À mesure que le spectateur contemple ce tableau, s’en imprègne, de nouveaux éléments se dessinent. C’est alors, qu’un détail, jusqu’alors insignifiant, révèle toute son importance. Francisco de Goya a marqué d’un infime point noir le creux de la main du personnage principal. Cette marque symbolise un stigmate, elle suscite l’idée d’une possible autre lecture. Le personnage principal est transcendé, le peintre l’érige, par cette simple allusion, au rang de martyre, incarnant l’image du Christ en croix. Par cette marque, l’œuvre dans sa globalité, dépasse le cadre historique et devient un réquisitoire. Le peintre utilise le détail comme un moyen d’interpeller le spectateur en faisant appel aux possibles références communes. Déceler la portée d’un détail demande un investissement personnel de celui qui souhaite l’appréhender. Sa perception n’est possible que dans l’isolement. Pour le comprendre, il faut savoir faire abstraction du tout auquel il se rapporte pendant un laps de temps. Recréer un espace mental, le faire résonner pour en trouver son sens propre et, par delà, la relation qu’il entretient avec le tout. Sa révélation se fait dans un moment spécifique durant lequel il existe une réelle interaction entre ce qui est regardé et celui qui observe. Comme le soumet Maurice Merleau-Ponty, « on ne voit que ce qu’on regarde »15. Ainsi, ce fragment n’apparaît qu’à celui qui prend le temps de le chercher, de l’observer car « toutes les petites choses demandent de la lenteur »16. Il n’est visible qu’aux yeux de celui qui sait s’approcher, « toucher du regard »17 puisque son caractère élémentaire, sa volonté de résorption, tend à vouloir le dissimuler. 15 Maurice Merleau-Ponty, L’œil et l’Esprit, Paris, Éditions Gallimard, 1964, p.17. 16 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Éditions P.U.F., 1981, p. 149. 17 Bernard Noël, Journal du regard, Paris, Éditions P.O.L., 1988, p.13.

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Visions multiples

Tous les détails, même s’ils furent exécutés en tant que tels, ne sont pas visibles par tous.Puisqu’ils supposent une interprétation, l’individu dans sa recherche, analyse ces éléments au travers du filtre de ses propres références (sociales, culturelles, affectives, religieuses, …). « Voir juste n’est pas une condition suffisante pour voir le réel, si l’on est pas assuré de voir quelque chose. »18 L’investigateur invoque ses connaissances pour établir une signification à sa découverte. « L’objet et sa signification ne font pas corps spontanément, c’est nous qui allons donner sa signification à l’objet. C’est pourquoi, tout d’abord nous lui prêtons une signification personnelle. »19 La véracité du sens attribué, est elle-même dépendante des savoirs individuels, toutefois, quel que soit le sens référé, le détail aura induit une nouvelle approche du tout. Un objet compris jusque dans ses moindres détails devient un objet sensible. Cette perception présente les choses sous un nouvel angle, celui de leur intimité. Le détail est un point de contact pour entrer dans cette confidence.

18 Clément Rosset, L’objet singulier, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p.14. 19 Lucius Burckhardt, Le design au-delà du visible, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1991, p.64.


Ailleurs « Tous les pays qui n’ont plus de légendes, Seront condamnés à mourir de froid … » Patrice de LA TOUR DE PIN, La Quête de Joie, 1939.

Pour appréhender un objet dans son entier, le chemin de la compréhension nous engage, parfois, à faire quelques détours. Des tergiversations essentielles qui ont le pouvoir de nous présenter l’ensemble sous un jour nouveau, au-delà de ses apparences. Le détail joue un rôle fondamental dans ce cheminement analytique, détourné. Il propose de nouvelles entrées, de nouveaux sentiers, certes moins évidents, voire souterrains, mais dont la destination est plus précise. Il permet de révéler l’ensemble à sa juste valeur. Au fil de cette “promenade” de la pensée, le détail interpelle. Il suscite l’idée qu’il y a quelque chose d’autre à comprendre. Quelque chose d’autre qui prend corps dans un autre espace que celui délimité par la finalité de l’objet. Quelque chose d’autre dont la transcription ne peut se faire qu’au travers d’une interprétation personnelle.Le détail nous sollicite individuellement.Il requiert notre attention, pour nous dévoiler la réalité de l’objet et non sa simple matérialité. Il se situe à la croisée du visible et de l’invisible de chaque chose.

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Les coulisse de l’objet Le détail ouvre notre regard vers un nouvel espace essentiel que nous ne voyons pas nécessairement. Cette découverte modifie notre rapport au tout, car la matérialité d’un objet ne se présente plus comme l’unique chose à percevoir. Dans cette nouvelle appréciation, le détail se fait signe de richesses cachées. Il révèle l’existence d’un ailleurs de l’objet. Ailleurs qu’il convient d’estimer comme l’invisible de Maurice Merleau-Ponty. Non pas comme une négation du visible mais plutôt comme son revers, sa « profondeur charnelle »20, les coulisses de son avènement. En Art, par exemple, l’ailleurs du tableau se manifeste comme une nécessité. Le spectateur doit s’immerger dans cet espace extérieur pour appréhender le sens global de l’œuvre. Le détail est un code créé par l’artiste permettant l’accès à cet ailleurs significatif. Car comme l’affirmait Daniel Arasse tout tableau a un sens dominant clairement énoncé dans l’espace pictural, préhensible par tous et un sens auxiliaire à appréhender au travers des détails encodés. Au-delà du style personnel de chaque artiste, ce qui fait la spécificité de chaque oeuvre est le sens induit par ses détails, sinon « toutes les Vierges à l’enfant seraient identiques »21. L’invisible rendu accessible vient nourrire le visible. C’est le cumul des deux qui fait d’une œuvre une pièce unique, d’où la singularité de chaque Vierge à l’enfant. Dans le tableau, Tres de Mayo, énoncé antérieurement, Francisco de Goya compte sur la perception de cet ailleurs pour que le contemplateur saisisse la réelle portée de son message. Il dote son œuvre d’une clef d’ouverture vers l’immatériel : le stigmate représenté dans la main du personnage principal. Dans cet exemple, le détail est une amorce pour accéder 20 Maurice Merleau-Ponty, Le visible et l’invisible, Paris, Éditions Gallimard, 1964. 21 Daniel Arasse, « La peinture au détail », Histoires de peintures, août 2003, (émission France Culture, numéro 20), Paris, Éditions Denoël, 2004.

LE SENS DE L’ATTENTION


directement aux convictions les plus intimes du peintre. Ce mode d’interpellation est récurent chez ce peintre. D’ailleurs Charles Baudelaire dira de lui qu’il exécute « de vastes tableaux en miniature. »22 La « miniature » devant être comprise telle que l’entend Gaston Bachelard. C’est-à-dire, comme un microcosme renfermant les attributs de la grandeur du tout.23 Le tableau de Francisco de Goya est remarquable pour son double sens. Tout objet possède un sens dominant et un sens auxiliaire, un visible et un invisible qui communiquent, s’interpellent et se complètent. Cette dialectique est similaire à celle énoncée par Gaston Bachelard, lorsqu’il évoque l’interdépendance « du dehors et du dedans d’un espace. »24, où l’un tient essentiellement de l’existence de l’autre. Est-il possible de définir un dehors en faisant abstraction de son dedans ? Le dehors d’un espace ne se caractériseraitil pas uniquement par contraste avec son dedans ? Le visible des choses ne dépendrait-il pas de précieuses invisibilités ? La “physicité” d’un objet ne serait-elle pas une concrétisation de données immatérielles essentielles à la singularité de l’objet ?

22 Cit. Charles Baudelaire, Curiosités esthétiques, p.429, in Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Éditions P.U.F., 1981, p.159. 23 Ibid., p.140. 24 Ibid., p.191.

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Invisible significatif L’immersion dans l’ailleurs de l’objet est essentiel car elle nous dévoile “la machinerie” physique et significative du tout. Elle nous permet de nous rendre compte de la complexité de chaque chose, d’appréhender l’ensemble au-delà de ses caractéristiques formelles ou usuelles. Comme l’atteste Bernard Noël, « le travail du peintre est le dessous de la peinture comme la réalité est dessous le visible. Le travail et la réalité sont ainsi dissimulés par la réalité qu’ils créent. »25 Ainsi, estimer un objet en tant que simple finalité matérielle est réducteur. Il serait plus juste de le considérer comme étant un dénouement ou encore une terminaison. L’objet s’impose comme étant le résultat d’une combinaison de données tant physiques que psychiques. Les données physiques sont aisément reconnaissables, puisqu’elles possèdent une matérialité. Les données psychiques, immatérielles,quant à elles, ne sont percevables que par l’expérience du détail; une expérience fondamentale révélant le sens du tout. Pour le saisir, l’homme doit donc s’impliquer individuellement.Cependant, il sera gratifier de cet effort fourni puisque « le minuscule, porte étroite s’il en est, ouvre un monde. Le détail d’une chose peut être le signe d’un monde nouveau qui, comme tous les mondes, contient les attributs de la grandeur » 26. L’énonciation de cet ailleurs serait, donc, nécessaire à la perception de la réelle estimation du tout.

25 Bernard Noël, Journal du regard, Paris, Éditions P.O.L., 1988, p.13. 26 Gaston Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, Éditions P.U.F., 1981, p.146.

LE SENS DE L’ATTENTION


Luxe & précieuses invisibilités Il existe un secteur d’activité qui a clairement intégré la nécessité de cet ailleurs : le luxe. Un produit de luxe ne serait-il pas un produit de qualité irréprochable, portant justement en lui l’idée d’une “autre chose” le distinguant ? Et c’est justement l’idée de cette “autre chose” qui fait de lui un produit singulier. Au-delà de servir un usage, le produit de luxe entraîne son détenteur dans un monde d’histoires parallèles qui viennent sublimer l’objet possédé. Ici, la réelle qualité de l’objet ne réside pas dans sa simple matérialité. Son ailleurs joue un rôle fondamental car c’est lui qui fait la différence. Qu’est qu’un sac par rapport à un sac Chanel ? Tous deux sont des contenants, cependant le sac griffé se démarque par les valeurs et principes que véhiculent ses détails. Il est un produit de luxe, un objet de rêve transportant l’individu au-delà de sa simple fonction. Toutefois, il ne faut oublier que le luxe est, avant tout, une prétention mais une prétention créditée par l’histoire singulière des Maisons. Ces dernières, l’ayant bien compris, alimentent continuellement l’ailleurs des produits qu’elles confectionnent. Ainsi, elles ne cessent de mettre sur le devant de la scène les coulisses de leurs objets.

Une nouvelle perspective du tout Il n’est pas possible d’appréhender pleinement une chose en faisant abstraction de son ailleurs. Il est essentiel car l’objet final en découle et en dépend. L’ailleurs de chaque objet permet à celui qui le décèle de comprendre pourquoi, comment, dans quel but ont été faites les choses. Il définit son espace de gestation, son origine. L’invisible circonscrit l’objet, définit son contexte. De ce fait, l’objet final perd son inanité, il n’est plus une simple surface inerte, mais possède une réelle consistance. 68 69


Le détail lui offre une perspective, ouvre un monde de savoirs, de techniques, de principes, de valeurs, … soit de sens particuliers. Cette connaissance du spécifique vaut aux objets un statut particulier, et ce, même pour une simple feuille de papier. La globalité de l’objet est sa fonction feuille, sur laquelle il est possible d’écrire, de dessiner, de peindre, de gribouiller, et ses particularités, ses détails, sont ses dimensions. Une feuille “courante” mesure généralement 21 x 29,7 cm. Souvent, je me suis demandée pourquoi la longueur était 29,7 cm et non 30, ce qui aurait facilité bon nombre de découpes. Un jour, j’appris que ces dimensions étaient un “canon” (rapport de proportion entre plusieurs nombres) découvert par Léonard de Vinci. Des dimensions possédant « une propriété extraordinaire : lorsqu’on plie une feuille de 21 x 29,7 cm en deux, la longueur devient la largeur et on obtient toujours la même proportion entre les deux. On peut continuer à plier comme ça autant de fois qu’on voudra la feuille de 21 x 29,7 cm, on conservera toujours ce même rapport. C’est la seule proportion à posséder cette propriété. »27 Et cette simple feuille de papier A4, à qui j’ai toujours reproché le manque de 0,3 cm, devint “magique” parce que justement il lui manquait ces 3 millimètres. Le détail possède la capacité de rendre les choses sensibles. L’objet estimé jusqu’alors comme vide ou mystérieux, devient, peu à peu, consistant et connu. Ses détails nous offrent la possibilité d’entrer en son cœur. En somme, la révélation de l’ailleurs d’une chose nous permet d’entrer dans son intimité. L’objet compris dans son entier sort de l’anonymat. Il possède une identité singulière, une histoire spécifique. Et peu importe que celle-ci soit véridique ou pas, à partir du moment où cet objet n’est plus n’importe lequel. 27 Bernard Werber, L’Encyclopédie du Savoir Relatif et Absolu, Paris, Édition LG.F., 2003, p.189.

LE SENS DE L’ATTENTION



4 LE DÉPLOIEMENT Détail : une Nouvelle Perception du Tout



Avec dĂŠtail (vieilli), en dĂŠtail (usuel) : En entrant dans les moindres parties, en omettant aucune circonstance.


LE DÉPLOIEMENT Le détail se situe au seuil d’un monde nouveau de connaissances mais aussi d’appréhensions en attente de conquête. Il est une porte ouverte vers l’intimité des choses. Un accès privilégié pour percevoir autrement les objets qui font notre quotidien. Il nous fait entrer dans leurs confidences, dans leurs replis et leurs recoins. Le détail renouvelle le rapport au tout. Les choses inertes laissent transparaître, peu à peu, leur complexité. Au fur et à mesure, leurs vies secrètes se dessinent. L’objet banal se singularise. L’objet singulier exalte son unicité et par la même particularise celui qui le possède.

Le seuil Le détail est la dernière frontière de la matérialité d’un objet. Il nous transporte vers un ailleurs essentiel qui permet une compréhension plus profonde de l’objet lui-même. Il nous entraîne dans un monde imaginaire, non pas qu’il soit pleinement irréel, mais il ouvre vers un nouveau monde qu’il convient de se représenter mentalement car les acteurs de ce monde extérieur ne sont pas présents au même moment, ni en un même lieu. Leur réunion tient de la volonté de comprendre leur interaction, leur lien dans la réalisation de l’objet final. Le monde auquel les détails font appel trouve son écho et son entier épanouissement au sein des références personnelles de chacun. Ce monde est constitué de signes et de codes, de valeurs immatérielles que chaque individu doit déchiffrer afin d’en comprendre le véritable sens ou celui qu’il estime tel. L’univers absent décodé caractérise le détail, qui fut son entrée et, par extension, particularise la totalité, son avènement.

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Détail et appropriation Sous le capot d’une automobile de 6 cylindres à plat et 24 soupapes, il existe une quantité considérable de détails. Des détails techniques qui font appel à la complexité de leur mise en œuvre, à la maîtrise mécanique de chaque pièce. Un équilibre parfait sans lequel le véhicule n’atteindrait pas l’image d’une voiture surpuissante, une machine “infernale”, quasi furtive, s’il en croit certains encarts publicitaires. L’univers automobile fait sans cesse référence à l’imaginaire collectif, parce qu’avant de rouler, notre simple voiture doit nous faire rêver ! « L’automobile est consommée dans son image, sinon dans son usage, par un peuple entier qui s’approprie en elle un objet parfaitement magique »28, explique Roland Barthes. Elle est magique parce qu’elle apparaît comme sauvage avec ses “courbes félines”, ses phares dignes des plus beaux yeux de lynx, en somme idéale pour la conduite en jungle urbaine. Même si, ici, l’invisible relatif au véhicule a davantage une vocation marketing, celui-ci, n’est pas sans modifier notre rapport à l’objet. Car si le conducteur est convaincu par les aptitudes quasi animales de sa voiture, alors celle-ci sera perçue comme telle, et non plus comme un simple agencement de paramètres mécaniques. L’immersion dans l’invisible relatif à l’objet, modifie l’estimation globale. Car entrer dans son intimité induit forcément de le laisser entrer dans la nôtre. Ainsi, aux critères objectifs, s’ajoutent des critères subjectifs, que seul l’individu concerné est à même d’expliquer. Un conducteur aime sa voiture parce qu’elle est féline et rapide. Le détail, unique trace matérielle de cette appropriation, valorisera, alors, la globalité. De plus, transposer dans notre univers personnel, l’objet, a toutes ses chances 28 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Éditions du Seuil, 1957, p. 140.

LE DÉPLOIEMENT


de voir sa durée de vie croître considérablement. Le détail d’un objet nous donne accès à sa réalité et, par la même, fait de lui un objet pérenne. Chacune des nouvelles lectures de la totalité gardera en mémoire l’attachement particulier à ce détail singulier. Les qualités de son univers de référence se voient transposées au détail l’ayant amorcé. L’objet dans sa totalité, estimé pour le potentiel de ses détails se voit synthétiser en eux. Le détail devient une valeur d’appréciation du tout. Le détail devient un critère d’estimation personnel et un facteur de distinction au regard des autres produits. L’architecte John Pawson énonçait que « la différence se mesure parfois dans les plus infimes détails »29 car ce sont eux qui sollicitent notre attention, et qui, par déploiement, mettent en évidence leur différence globale.

Détail d’un souvenir Un autre phénomène est directement lié à l’estimation des objets par leurs détails : la mémorisation. En effet, il n’est pas possible de retenir la totalité d’une chose, d’un espace ou encore d’un objet, car physiologiquement, l’homme n’en a pas la capacité. Ces derniers nous sollicitent par bribes, fragments, par leurs détails. Ainsi, notre mémoire n’est qu’une accumulation de détails dont le souvenir conditionne la totalité de l’événement. Si un soir, vous sortez dîner dans un restaurant, que votre mets décuple vos sensations gustatives, mais que vous vous trouvez mal installé sur cette chaise trop raide pour un lieu de cette prétention. Alors, votre mémoire créera, sans doute, un raccourci surprenant, puisque la dureté de votre assise tendra à l’emporter sur la qualité de votre plat. 29 John Pawson, Minimum, Paris, Éditions Phaidon, 1996, p. 14.

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Le détail le plus marquant synthétise le tout. Toutefois, il en va de même pour les appréciations positives. Si le toucher particulier d’un objet a agréablement surpris vos capteurs tactiles, alors la qualité de cette sensation élèvera le tout au rang de cette attribution. En somme, la prise en compte des détails est primordiale car, ce sont eux, dont nous nous souvenons, mais c’est par eux, également, que nous communiquons. Il est, alors, ô combien fréquent d’entendre l’évocation d’un objet réduit aux simples éléments le distinguant des autres, ses détails. “Dis-moi, tu me prêtes ta robe avec les trois petits boutons ?” ou encore “Peux-tu me passer la boîte avec le couvercle bleu, s’il te plaît ?” Ici, les “trois petits boutons” et la couleur du couvercle sont fondamentaux car ils s’imposent comme facteur de différenciation. La portée des détails dépasse le propre rapport qu’ils entretiennent avec la totalité dont ils sont issus. Ils se font critères d’estimation, de distinction et de différenciation. Ils singularisent leur support car ils ont le potentiel de transférer leurs propres qualités à leur totalité de provenance. Ils offrent un renouveau du tout, une lecture différente, soumise à la subjectivité de leur prise en compte.

LE DÉPLOIEMENT


Double lecture Le détail pris en considération offre une possible autre lecture de la totalité. Les attributs qui lui sont conférés modifient l’appréhension globale. Le tout est lu au travers des qualités qui lui sont concédées, tant sur le plan de son exécution, que sur le plan de sa signification. Alors que la première lecture du tout s’apparentait à une simple investigation, sans but précis, la seconde, quant à elle, correspond à une recherche de confirmation. Car si le détail ouvre la porte de l’univers invisible relatif à tout objet, celui-ci donne, par la même, accès à d’autres informations, parallèles complémentaires ou encore corrélatives. Les messages livrés par ces informations peuvent enrichir ou bouleverser la compréhension générale. Dans une deuxième appréhension du tout, l’individu cherche à approuver les données décelées dans cet ailleurs. Il devient expert de la matérialité. Ainsi, il n’est pas possible de faire abstraction de ce vers quoi nous orientent les détails.

Grille d’appréciation Les détails nous intègrent pleinement dans le décryptage du sens du tout. Ainsi, ils nous permettent d’établir une grille de lecture de l’appréciation de l’ensemble. L’objet n’apparaît plus comme un élément passif, mais comme un objet ayant quelque chose à dire. La surface inerte devient un support de communication dont le détail se fait signe. Toutefois, il convient de noter que si la compréhension du tout induit un investissement personnel de l’individu, alors les codes que renferme l’univers extérieur à l’objet sont soumis aux connaissances de chacun.Ainsi, la lecture de la totalité est dépendante des savoirs individuels et des références communes partagées avec celui qui est à l’origine de ce message. De ce fait, la lecture d’un même objet varie selon l’individu qui l’appréhende. En outre, il existera toujours

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une différence de compréhension entre un individu s’étant immergé dans la dimension “cachée” de l’objet et un individu ne s’étant attaché qu’à sa simple matérialité. Ainsi, l’énonciation du monde extérieur de l’objet fait naître différents degrés de lecture, allant de la simple considération de son apparence jusqu’à une lecture poussée dans ses moindres détails. L’objet est perceptible de différentes façons.

Lecture multiple Toutefois, une seule lecture approfondie ne suffit pas toujours à comprendre un objet dans son entier. Il faut, parfois, renouveler plusieurs fois cette investigation pour que l’objet se révèle pleinement. Car les références au travers desquelles un individu lit l’objet évoluent, mais aussi car certains détails ne se dévoilent pas tout de suite, mais uniquement dans son usage ou dans un contexte spécifique auquel l’objet n’est pas confronté quotidiennement ou tout simplement car l’attention ne se focalise pas sur le même point. Il existe donc une progression qui donne accès à d’autres significations. Il est possible de regarder plusieurs fois un même objet, sans que jamais celui-ci ne se présente, à nous, de la même façon. Parfois, la multiplication des lectures est une nécessité. Selon l’échelle de l’objet contemplé, il n’est pas toujours possible d’en saisir le sens en un seul regard. Par exemple, en architecture, il n’est pas possible de s’attacher à la globalité de l’édifice, tout simplement parce que la vision est conditionnée par les dimensions physiques du corps. Chaque bâtiment ne peut être observé que par bribes. La lecture globale résultante sera une addition des différents fragments perçus indépendamment. C’est l’individu, qui dans son interprétation,

LE DÉPLOIEMENT


va lier des détails afin d’un trouver un sens commun. Selon la combinaison des fragments, la perception de la globalité diffère d’un individu à l’autre. Selon l’expérience des détails, un même édifice peut être appréhendé de diverses façons.

Lecture détaillée Le conditionnement corporel peut être un facteur positif de la perception. Lors d’une visite au Louvre, je fus stupéfaite du lieu attribué aux Noces de Cana (1562-1563) de Véronèse. Il me semblait que l’espace de contemplation n’était pas adapté aux dimensions de l’œuvre (666 x 900 cm). Le tableau monumental semblait confiné, étriqué dans un espace restreint dans lequel il ne pouvait trouver sa pleine expression car le spectateur, manquant de recul, ne pouvait avoir une vue d’ensemble.Toutefois, ce malencontreux problème d’espace fit mon bonheur. Autant, il était impossible de voir de loin, autant il fut possible de voir de près. Il était possible de s’en approcher d’aussi près que j’eus l’impression de pouvoir entrer dans l’intimité de la toile. Sans doute, aucun des Bénédictins de l’île de San Giorgio Maggiore n’eut une telle proximité avec ce tableau qui ornait leur réfectoire. J’étais si proche que mon œil se promenait de détail en détail, se perdait dans les drapés, dans le dessin du carrelage, etc. Avec attention, je scrutais chacune des expressions, chaque trait des visages des protagonistes. La proximité me permettant une immersion totale dans une quantité innombrable de détails. Malheureusement, le milieu de mon œil se situant à 164 cm du sol, je fus contrainte de ne voir que ce qui se trouvait à ce niveau. Je regrettais de ne pas posséder la faculté de grandir sur commande. J’étais entrée dans l’intimité du premier plan, il me restait encore celle du second plan à dévoiler, moi aussi, je voulais voir ce qui se passait de l’autre côté de la balustrade. Alors, je pensais qu’il me faudrait revenir prochainement avec un escabeau … 80 81


Novice, dans le domaine de la peinture vénitienne du XVIe siècle, il est certain que je n’ai pu mesurer la portée des détails que j’ai pu observer. Cependant, sans même en apprécier le sens, une telle profusion m’a profondément marquée.

Si l’appréciation globale d’une chose est soumise aux attributs physiques d’un individu, celle-ci peut, également, dépendre de l’orientation de son attention. Il est, par exemple, possible d’écouter de nombreuses fois un même morceau de musique, sans jamais avoir la sensation de l’écouter deux fois d’une façon identique, selon que l’individu focalise son attention sur un détail plutôt que sur un autre. Il peut choisir de se concentrer sur les voix, les cors ou encore les vents, de ce fait, la perception globale sera différente et dépendante du centre d’intérêt auditif. Cependant, la focalisation n’est pas le seul facteur de la divergence de la perception du tout. L’appréhension peut aussi dépendre des conditions d’écoute. Ainsi, entendre le même morceau dans des conditions différentes peut en offrir une préhension singulière. Le morceau sera écouté différemment qu’il soit entendu dans un lieu public, dans un studio d’écoute, à l’oreille nue chez soi ou au casque, et encore tout dépend de la spécificité du casque audio qu’il soit “ouvert” ou “fermé”.

Double lecture recherchée Jusqu’ici, la double lecture d’un tout était dépendante des aptitudes physiques et intellectuelles du spectateur, toutefois, la possible autre lecture peut être un effet recherché par le créateur de la totalité. La seconde lecture créée par le biais des détails est un moyen pour s’adresser à un public averti. LE DÉPLOIEMENT


Précédemment, nous avons vu que Francisco de Goya, avait volontairement marqué d’un détail pictural le creux de la main du personnage principal pour offrir à son œuvre une nouvelle dimension. Tout comme le peintre espagnol du XVIIIe siècle, le réalisateur polonais contemporain, Krzysztof Kieslowski travaille sur la pluralité des lectures. Il voit en elle un enrichissement de l’œuvre cinématographique puisque chaque nouvelle lecture peut apporter un nouvel élément non vu jusqu’alors qui, lui-même, suscite l’envie d’une autre lecture en vue de confirmer ce qui vient d’être décelé. En parlant de sa trilogie Bleu, Blanc, Rouge, il énonce : « J’ai réalisé ces trois films dans l’ordre, pour permettre au spectateur de les voir lui aussi dans l’ordre, c’était comme un signe, mais ce n’est pas nécessaire. Ce sont trois histoires séparées, bien que liées et évoluant ensemble. Je respecte beaucoup mes spectateurs et je leur laisse la liberté de les découvrir dans l’ordre, de n’en voir qu’un seul ou même aucun ! Bien sûr, il y a une progression, et pour accéder à d’autres significations, il faut tirer le deuxième, le troisième ou le quatrième rideau. Mais il y a aussi le premier rideau, et là, c’est juste une histoire. Je n’ai jamais pensé à un triptyque comme en peinture ; plutôt à trois nouvelles rassemblées dans un même volume. On pourrait imaginer qu’un auteur les aurait écrites pour un hebdomadaire et ensuite publiées dans un recueil. Bien sûr, les spectateurs peuvent être amenés à établir des correspondances ou des liaisons entre ces trois films. D’ailleurs, si l’on étudie les entrées en salles, on se rend compte que lorsqu’un nouveau film de la trilogie sort, pendant deux semaines les spectateurs du précédent film augmentent. Si le même phénomène se produit pour Rouge, cela voudra dire que le public aura envie de découvrir des choses nouvelles. »30 Krzysztof Kieslowski concède qu’il y a dans cette trilogie soixante-dix éléments récurrents. Chaque élément est visible dans Bleu, Blanc et Rouge, mais est traité 30 Extrait d’un entretien avec Krzysztof Kieslowski, paru dans Positif, septembre 1994, (numéro 9).

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de façon différente afin que dans chacune des versions celui prennent un sens spécifique. Une personne met des bouteilles dans un caisson de recyclage du verre, trois solutions : le personnage principal passe sans voir cette action ou s’arrête et observe la seconde personne en action ou, le personnage principal propose son aide. Quelle que soit la nature de cette autre lecture, qu’elle naisse d’un nouveau point de vue fixé sur un détail particulier ou qu’elle soit créée de toute pièce, induite par des détails intelligemment parsemés, la nouvelle approche est toujours un facteur gratifiant pour l’ensemble. La perception inédite du tout dévoile la capacité des objets à être moins certains que ce que les individus auraient pensé. Un même objet, sans même changer de forme peut prendre des sens différents. L’objet final n’est plus inerte mais vit au travers des connaissances de mon regard. En somme, le détail permet une appréciation différente de l’ensemble, il propose une mise en perspective et une connaissance du réel. Cette lecture extra-ordinaire singularise le support, car l’individu, pendant un temps donné, est entré en correspondance avec sa nature essentielle. Par cette révélation, ce dernier se voit, lui-même, singularisé, car il est entré dans la confidence des choses.

LE DÉPLOIEMENT


La singularité Marc-Alain Ouaknin énonce que « le sens de chaque chose jaillit de sa différence avec autre chose. Quand il n’y a pas de différence, les choses deviennent indifférentes. »31 Les détails mettent tout en œuvre pour vaincre cette indifférence.

Objets connus C’est, sans doute, grâce à la connaissance de ces données périphériques que les objets artisanaux ont toujours eu un statut particulier dans notre société. L’histoire singulière de ces objets va de paire avec l’Histoire. Ils sont donc des objets inscrits dans le temps. De plus, ils ne sont pas de source inconnue, mais l’œuvre d’un artisan identifiable et localisable dans un atelier donné. De ce fait, l’objet final, qu’il soit un simple pot ou un panier en vannerie porte en lui les détails de sa singularité. Le panier n’est pas un simple panier de marché, mais il résulte du travail soigné de l’artisan vanneur qui tressa, grâce à l’acquisition de gestes séculaires, de simples fibres végétales. Le possesseur estime son objet pour la connaissance de ses informations identitaires qui le différencie des autres choses. Il en va de même pour le vin. La connaissance de l’identité, de la provenance est fondamentale car elle va déterminer la qualité, le goût mais aussi les arômes du vin. Des caractéristiques variant selon la région, qu’il soit un Bordeaux ou un Bourgogne, mais aussi, selon le cépage qu’il soit un Cabernet-Sauvignon ou un Pinot noir, mais également, selon la nature géologique du terrain du château. Avant même d’être une boisson, le vin est, avant tout, un lieu et une histoire spécifique. Chaque localité et procédé 31 Marc-Alain Ouaknin, Les dix commandements, Paris, Éditions du Seuil, 1999, p.75.

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de fabrication induit une saveur particulière. C’est la combinaison identitaire (région, cépage, château, année) qui annonce la qualité d’une bouteille encore bouchée. La composition originelle donne, chaque année, naissance à un cru particulier. Tout comme pour les objets artisanaux, l’énonciation de l’identité d’un vin est essentielle, car c’est au travers d’elle qu’il va exprimer sa singularité. L’œnologue peut élaborer une distinction entre les différents crus en se basant sur sa connaissance de leur origine qui est synthétisée en quelques mots sur l’étiquette d’une bouteille.

Objets intimes Ce même phénomène se produit pour les objets trans-générationnels. L’objet hérité est chéri car son histoire est connue. L’appartenance à un parent et la connaissance de son histoire personnelle accorde aux objets hérités un statut spécifique. Ils sont, en quelque sorte, une part du patrimoine personnel du légataire, dont lui seul connaît le récit, donc la réelle estimation. De plus, l’objet hérité fait partie de la catégorie “objet ancien” définit par Jean Baudrillard dans Le système des objets. « Il est un objet purement mythologique dans sa référence au passé. » L’objet hérité, l’objet ancien n’a, bien souvent, « plus d’incidence pratique, il n’est là que pour signifier. » 32 Ici, il est l’énonciation de la propre filiation de l’individu. « L’objet ancien n’est pas fonctionnel, ni “décoratif ”, il a une fonction bien spécifique dans le cadre du système : il signifie le temps. » 33 Le présent du légataire, mais aussi, le passé des différentes générations qui composent sa lignée. 32 Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Éditions Gallimard, 1968, p.104. 33 Ibid.

LE DÉPLOIEMENT


En somme, l’objet hérité constitue une part de l’histoire donc de l’identité de l’individu. Les données invisibles, permettent à l’objet de changer d’état. « L’objet jusque-là inconnu, qui faisait partie du monde indifférencié des “choses”, devient finalement un “objet”, c’est-à-dire qu’il est identifié, même s’il n’est pas toujours nommé à ce moment-là. »34 La nouvelle lecture, toutes clefs en main, permet à l’individu d’établir sa singularité. Dès lors, l’objet devient “vivant”. Il possède un corps, sa matérialité, une identité communiquée par son invisible relatif, une “âme” : son ailleurs. Compris dans son entier, il devient sensible et cette perception intime le rend unique. Ainsi, l’objet n’apparaît comme singulier qu’aux yeux de celui qu’il a interpellé. Dans son investigation, l’individu aura mis en évidence la spécificité de l’objet, de ce qui le distingue des autres. L’objet connu singularise son détenteur car ce dernier peut partager l’histoire de son bien. Il est expert de l’objet détenu et possède la capacité de partager ce savoir singulier. Le détail permet d’accéder au trésor le plus précieux de chaque chose, son identité propre, et non celle illusionnée par sa finalité.

34 Bernard Blandin, La construction du social par les objets, Paris, Éditions P.U.F., 2002, p.240.

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* Interlude


PFAFF® vs Elna®

Histoire d’un tank devenu vaisseau spatial.

On aurait pu croire qu’il y avait une légitimité naturelle au fait que certaines chenilles puissent se transformer en papillons. Mais qui aurait pu croire que le tank le plus robuste du monde avait la faculté de se métamorphoser en navette spatiale ? Le tank appartenait à ma grand-mère maternelle. Bien entendu, ce n’était pas un de ceux qu’on pouvait garer sur le pas de la porte mais un modèle mieux adapté aux besoins contemporains et aux usages domestiques. C’était une machine semi-professionnelle, plus discrète, portative, un condensé mécanique - quoi que tout aussi puissant et manœuvrable par combinaisons mécaniques d’une esthétique structurelle, que l’on pouvait stationner au fond d’un placard. Cet engin rigoriste était une PFAFF au carénage métallique, produite à la fin des années 60. Cette machine, tout droit sortie de quelques bataillons militaires, se composait d’un châssis technique, inébranlable, sur lequel reposait un capot, amovible. Ce bouclier de protection arborait un vert camouflage qui lui permettait, si l’envie lui en prenait, et, pour certaines missions de l’extraordinaire, de se fondre dans quelques forêts ou bosquets ménagers. Son blindage d’acier protégeait sa vitale précision mécanique, soit, ses plus beaux attributs : son moteur, ses

pistons,

ses

rouages

et

ses

engrenages,

des

attaques

extérieures.

C’était une machine intransigeante et inflexible qui n’était pas là pour rigoler ! Maîtrise et fermeté étaient de rigueur pour manœuvrer un tel engin. C’est vrai que pour le diriger, il eut fallu que ma grand-mère soit autant mécanicienne que couturière. Sa machine légionnaire cousait, bordait, surpiquait avec une exactitude et une précision, sans doute génétique, puisqu’elle était d’origine germanique, transmettant, ainsi, à chaque ouvrage cette rectitude allemande.


Quinze ans plus tard, ma mère, elle aussi, acquit une machine de typologie similaire. Mais le tank d’antan, influencé par les premiers pas de Neil Armstrong et de Buzz Aldrin, s’était métamorphosé en une futuriste navette spatiale. Elle avait choisi une machine à coudre d’une technicité des plus avancées et de la plus haute qualité35. Une machine lunaire, directement issue de la lignée d’Apollo 11. Un engin fabriqué dans quelques laboratoires secrets de la “National Aeronautics and Space Administration”. La Elna-computer club/class 500 était, sans nul doute, un élément phare du programme “Vision for Space Exploration”. Les avancées techniques avaient permis à ce vaisseau d’être entreposé là, sous une table ou encore un guéridon, en attentant son acheminement vers la zone de lancement. Cette machine monolithique était d’un blanc interstellaire. Le cœur technique avait perdu, au fil des ans, son accessibilité. Ainsi, un panneau de contrôle, digne de celui d’un Boeing 777, avait été installé sur l’aile du vaisseau. Depuis son module de commande, ma mère ne cousait, ne bordait, ne surpiquait plus, mais pilotait un engin intergalactique…

35 Extrait du manuel d’instruction de la machine à coudre Elna -Club computer/class 500, p.2.



5 L’ABSENCE Un Invisible Fondamental



Descendre dans le détail : Exposé circonstancié d’une affaire, d’un événement.


L’ABSENCE L’univers absent est nécessaire à la viabilité de chaque objet puisqu’il indique la vraie nature du tout. Ces données absentes de la matérialité ont pour fonction de renforcer la présence et la pertinence de l’objet. L’univers immatériel de tout objet est à l’image du “vide” des estampes asiatiques, de grands espaces, souvent perçus, par un occidental, comme non traités. Cependant, ces grands aplats colorés, présents au milieu de scènes figuratives, ont une fonction essentielle. Par contraste entre le vide et le plein, ils mettent en avant le sujet des estampes et un espace à penser, né de l’esprit ou du rêve36. « Le vide et le plein ne sont pas seulement une opposition de forme, ni un procédé pour créer la profondeur dans l’espace. En face du plein, le vide constitue une entité vivante. Ressort de toutes choses, il intervient à l’intérieur même du plein en y insufflant les souffles vitaux. »37 Le vide donne la valeur du plein. François Cheng explique que, dans la philosophie chinoise, « le vide vise la plénitude. C’est lui en effet qui permet à toutes choses “pleines” d’atteindre leur vraie plénitude. »38 Ce même phénomène se produit dans la musique. Il est assez difficile d’imaginer une mélodie sans silence. La musique pour trouver son langage a besoin de ses soupirs. Les silences musicaux ont pour vocation de mettre en exergue la partition audible, mais aussi, ils participent au rythme et au sens de l’ensemble. Tout comme les silences sont nécessaires à la musique et les vides aux estampes asiatiques, l’objet ne peut se passer de son univers immatériel. L’individu en se questionnant sur la valeur de l’invisible va redéfinir les valeurs et le sens qu’il avait préalablement attribué à la matérialité. Que ce sens décerné soit positif ou négatif, il ne peut laisser indifférent. Le tout se révèlera autrement, influencé par une perception “en profondeur”. En outre, l’ailleurs de l’objet est d’autant plus fondamental car il définit son essence donc son identité. Ainsi, le tout différencié se singularise. 36 François Cheng, Vide et plein, Paris, Éditions du Seuil, 1991, p.103. 37 Ibid, p.74. 38 Ibid, p.56.

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Univers identitaire Le détail d’un objet en plus de se présenter comme un signe condensant la valeur du tout, possède une fonction identitaire forte.

La dénomination N’occupant qu’une place marginale à l’égard de l’œuvre, la signature peut être perçu comme un détail. Et ce d’autant plus, qu’en apparence, elle ne semble pas avoir de répercussion sur la totalité dépeinte. La signature est un signe calligraphique, une marque spécifique apposée par une personne afin d’approuver un contenu et d’en assumer la responsabilité. Elle énonce l’origine de son créateur. Malgré les apparences, cette mention permet d’adjoindre à la totalité l’univers personnel du signataire. Ce n’est qu’après la lecture de cette mention que la valeur de l’œuvre, tant significative, pécuniaire ou affective, n’est attribuée. Le détail se présente comme un facteur déterminant de l’ensemble. Pierre, Paul ou Jacques pourront peindre autant de tournesols dans leur vase qu’ils le souhaiteront, ceux-ci seront toujours estimés différemment de ceux représentés sur une toile mentionnant le prénom de Vincent. Il en va de même pour les logos dont la présence crédite la valeur du produit. À la différence de la signature nominative, le logo est la synthèse graphique énonçant les valeurs d’une marque. Il est son identité, « un symbole généralement et même nécessairement abstrait, qui doit assurer l’authenticité de ce sur quoi il est placé. Il ne communique pas une information, mais tient à confirmer une identité. »39 39 François Dagognet, Éloge de l’objet : Pour une philosophie de la marchandise, Paris, Éditions Librairie Philosophique J. Vrin, 1989, p.169.

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La signature nominative et le logo sont, tous deux, des détails portant en eux la fonction identitaire. Ils ont pour vocation d’énoncer clairement l’origine du produit en faisant référence à une ou plusieurs personnes, physiques ou morales. Ils se manifestent comme des signes approuvant l’originalité de l’objet. Quelle que soit la nature du détail (signataire, technique, esthétique, …), celle-ci apporte invariablement des informations relatives à l’identité du tout. Nathalie Heinich, sociologue, énonce que « le concept d’identité n’a de sens qu’à condition de l’envisager comme une construction et non comme une substance : il n’existe pas d’identité en soi, mais des opérations diverses susceptibles de conférer à un être un ensemble de propriétés relativement stabilisées »40. De ce fait, un individu définit son identité, non seulement, par son nom et son prénom, mots véhiculant et synthétisant sa singularité par rapport aux autres, mais également, par l’ensemble des événements qui se sont produits dans sa vie. Tout comme l’identité d’un être résulte d’un ensemble de données singulières, l’identité d’une chose est la somme de multiples particularités qui font d’elle un objet unique. Chaque détail renseigne sur une partie de l’identité globale. Un plan de joint indique une valeur identitaire industrielle, l’assemblage renseigne sur l’identité technique et le piston sur l’origine mécanique. Chaque détail est un morceau de l’identité globale, chacun renvoyant à un univers périphérique possédant des informations spécifiques. Lors de la rétrospective Design en stock, 2 000 objets du Fonds national d’art contemporain41, Christine Colin, commissaire de l’exposition, prend le parti de montrer des objets en grand nombre puisque c’est l’une des caractéristiques de la production contemporaine. Dès lors, 40 Nathalie Heinich, L’Élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Éditions Gallimard, 2005, p.175. 41 Exposition qui eut lieu d’octobre 2004 à janvier 2005 au Palais de la Porte dorée, Paris.

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face à la profusion, la classification s’impose comme un outil indispensable pour apporter des repères aux visiteurs. Cette exposition part de l’hypothèse que les vocables design, arts décoratifs, création industrielle et métiers d’art n’identifient pas des secteurs différents mais le même organisé, classé, délimité différemment selon l’importance accordée à la conception, à la communication, à la fonction, à la fabrication et à la distribution. L’organisation d’une telle manifestation fut possible grâce à la connaissance minutieuse de l’identité de chacun des 2 000 objets présentés. La classification fut établie par recoupements de données identitaires. Christine Colin évoque l’importance de la combinaison identitaire : « lorsqu’un objet est acquis par une collection publique, il est inscrit à l’inventaire. Ce dernier réunit une vingtaine de types de données documentaires qui constituent sa fiche d’identité. Treize de ces critères d’identification de l’objet sont utilisés, dans le cadre de l’exposition, pour organiser, classer, la collection. Certains sont très couramment employés par les catalogues culturels ou commerciaux : designers, nationalités, dates de création, types d’objets, matériaux et techniques, éditeurs. D’autres moins : couleurs, lieux de fabrication, stades de production, dimensions, nombres d’éléments, tirages, ensembles. Ils offrent autant de points de vue différents sur les objets »42. « Classer un ensemble par dates, par matériaux, par fonction ou par designers oriente notre regard sur les objets »43, chacun de ces éléments suscitant l’intérêt du visiteur différemment car chacun d’entre eux fait appel à des connaissances spécifiques. Mais au-delà, relever un détail insoupçonné jusqu’alors peut présenter le tout différemment, donc peut susciter un intérêt autre. Ainsi, un même objet peut posséder plusieurs combinaisons identitaires. La sélection d’un ou de plusieurs signes comme condensant de l’identité globale, diffère selon le public auquel ils se destinent. Il sera, parfois, favorable 42 Christine Colin, avant-propos du catalogue de l’exposition « Design en stock », Paris : C.N.A.P., 2004. 43 Ibidem.

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pour l’objet que le détail identitaire prenne la forme d’un logo, parfois, il sera plus pertinent pour l’objet qu’il prenne la forme d’un plan de joint, d’un matériau ou d’un éditeur. De temps à autre, il faut énoncer clairement l’origine, pour atteindre le plus grand nombre, parfois, seule, l’évocation suffit, car le détail s’adresse à un public averti, à un ensemble d’individus possédant les clefs de la compréhension et de la ré-attribution du signe identitaire.

La répétition Certains designers, comme Erwan et Ronan Bouroullec, n’utilisent pas la signature nominative comme détail identitaire. Ce sont d’autres éléments, tels une gamme colorée spécifique (blanc, orange, vert, gris) et l’inflexion de certaines courbes qui énoncent l’origine de leurs produits. Ces détails sont des évocations inconscientes de la part des designers. Cependant, elles se profilent comme étant des éléments récurrents du “style” Bouroullec. Ainsi, au regard de la totalité de leur travail, chacun des produits porte le symbole caractérisé de leur provenance. Ils sont reconnaissables entre tous car ils possèdent des attributs singuliers. Même si ces derniers évoluent au fil du temps, ils gardent une cohérence énonciatrice. L’évolution des signes identitaires de leurs projets suit la maturation de leur travail. Les couleurs se nuancent, les courbes progressent, mais muent de façon harmonieuse sans créer de scission avec les modèles passés. D’un vase à un canapé, en passant par une paroi d’Algues, les projets des Bouroullec portent tous en eux des traits communs, personnels et singuliers. Leur signature correspond à la transcription formelle de leur sensibilité, un langage propre autour duquel se construit l’unité de leurs travaux. 100 101


Ronan & Erwan Bouroullec

Les Tuiles, 2006.

Mousse thermoformée, tissu, 500 x 280 mm chaque. Showroom de Kvadrat,Stockholm.

Parasol lumineux, 2001. Piétement métallique stratié polyester, bre de verre, 200 x 186 x 186 cm. Galerie Kreo, Paris.

Outdoor, 2001.

Piétement acier chromé mat, surmoulé de PVC, Assise en polystyrène, mousse polyuréthane. Ligne Roset, Paris.

Grape carpet, 2001.

Laine, ø 30 cm. Galerie Kreo, Paris.

Rocs, 2006.

Plateau en bois, segments en carton revêtus de toile de reliure, taille variable. Vitra, Suisse.



Toutefois, ce mode de signature, ne fonctionne que si le spectateur connaît les codes identitaires. Ce qui induit nécessairement qu’il doit avoir considéré ce signe sur, au moins, deux produits puisque l’énonciation de l’identité se fait par réitération des éléments. Le mode de signature par répétition possède ses limites. Car, même si le spectateur détient les clefs de la ré-attribution, celles-ci sont dépendantes des connaissances individuelles. L’évocation s’avère être un mode de signature moins précis ou direct que la signature nominative qui, elle, n’est soumise à aucune interprétation, donc immédiate. La subjectivité liée à l’interprétation des détails identitaires évocateurs est fondamentale car c’est au travers d’elle que la dénomination sera faite. Toutefois, nous pourrions citer l’importance des connaissances individuelles et leurs limites en prenant l’exemple du scandale de l’Opéra Bastille. Lors du concours public, le jury devait choisir entre différents projets “anonymes” celui qui répondait au mieux aux critères de sélection, institués par le président de la République, François Mitterrand, qui, en 1982, désirait un nouvel opéra national pour décharger l’Opéra Garnier et faire de ce nouvel édifice, un lieu moderne et populaire afin de démocratiser la musique classique. Au terme des délibérations, le jury choisit un bâtiment dont la façade était composée de grands carreaux et qui explicitait l’ouverture de la culture de la musique classique au travers de vastes fenêtres “extérieures”. Ce projet fut choisi, non pas pour la qualité de sa réponse aux critères de sélection, mais avant tout pour la présence de ses carreaux en façade, les ouvertures “extérieures” et les cadrages particuliers faisant référence au style singulier d’un architecte. Le jury vit en ces détails la signature d’un architecte possédant une renommée internationale : Richard Meier. Or, en voulant reconnaître la signature de l’architecte américain, Richard Meier, le jury se fourvoya. L’édifice retenu comportait bien des détails du “style” Meier mais n’en était pas un. En ne s’attachant qu’aux apparentes similarités, la commission vota majoritairement pour L’ABSCENCE


l’œuvre de Carlos Ott, un architecte canadien-uruguayen. Les détails sont, parfois, trompeurs… Ce fait divers fit scandale puisque l’anonymat requis pour ce genre de concours s’avérait impossible. Il fut démontré qu’il était aisé de lire la signature d’une œuvre au travers de détails non dénominatifs, par la seule répétition d’éléments intégrant un style. Ici, la réitération des détails devait formuler l’identité irrévocable d’un célèbre architecte. Malgré, leur reconnaissance, leur source originelle s’avéra faillible. Le type de détail identitaire varie, donc, selon le public auquel il s’adresse. Pour toucher le plus grand nombre, il faut que l’attribution de l’originalité soit faite de façon claire et explicite (signatures nominatives et logos). Alors que l’évocation se destine à un public averti, à tous ceux qui possèdent la faculté de la restituer. Cependant, que ce soit une énonciation sans interprétation possible ou une simple allusion, le détail est un élément essentiel de l’identité globale, donc facteur de singularités. Ainsi, quelle que soit sa nature, le détail nous invite à nous interroger sur la valeur identitaire des objets qui font notre quotidien.

L’identité du banal objet du quotidien Force est de constater, que les objets, d’une manière générale, sont en pleine crise identitaire ! Différents facteurs sont à l’origine de cette atteinte. Le premier est lié à l’hyperchoix des objets issus d’une production industrielle, ceux, qui sont majoritairement présents dans la vie quotidienne d’un individu.Aujourd’hui, il n’existe plus un type de produit pour un usage spécifique possédant des particularités distinctes, mais une quantité innombrable de produits pour un même usage et, de surcroît, vantant tous les mêmes mérites, ayant tous des discours similaires, des particularités communes et des détails quasi identiques. 104 105


De nos jours, il pleut des téléphones mobiles, des lecteurs MP3, des téléviseurs à écran plat, des chaises, des fauteuils et des ordinateurs. Ils sont tous différents et si tristement semblables. Ils se veulent tous uniques, de par leurs discours, mais s’avèrent identiques au niveau de leur usage et, bien souvent, au niveau de leur forme. « Les produits de grande consommation sont de mieux en mieux “designés” et de moins en moins différents les uns des autres. Ce n’est pas le triomphe de la “Gute form” et de son unicité puisque la “différence marginale” continue de faire l’ultime distinction. Mais enfin, tout commence à se ressembler dans une fonctionnalité accrue et de bon aloi. Les produits blancs (électroménager) et noirs (audiovisuel) ont largement perdu leur statut symbolique pour n’être plus que les “serviteurs discrets” dont rêvait le docteur Braun. Même les automobiles, pourtant chargées de tous fantasmes de mobilité et de puissance, ont subi les contraintes du risque financier et de la rationalisation industrielle pour se fondre dans une production relativement homogène. »44 De plus, en multipliant les fonctions pour un même objet, ce dernier tend à perdre sa lisibilité et sa singularité. Mon téléphone portable, et ce quelle que soit sa marque, est à la fois une télévision à mini écran plat, un ordinateur, un agenda, un appareil photo, une mini caméra, un lecteur MP3, un réveil, …, manquerait plus qu’il se transforme en chaise ! L’objet se noie dans une démultiplication de détails fonctionnels. Nous sommes face à un progrès qui a fini par in-différencier. Le consommateur n’a plus de repère. Un même objet ne se définit plus par la spécificité de sa fonction. La formule fonctionnaliste des “3F”, “Form Follows Function” de Sullivan n’est plus d’actualité. La forme n’est plus déterminée par un usage particulier, ni plus de valeurs singulières et encore moins par des signes identitaires propres à l’objet. 44 François Barré, avant-propos du catalogue de l’exposition « Design, miroir du siècle », Paris : Flammarion, A.P.C.I., 1993.

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Les détails accessibles ne communiquent plus la vraie valeur de l’ensemble. Ils n’ouvrent plus vers un ailleurs relatif, fondamental à la compréhension et l’appréhension, de l’objet, mais renvoient à un univers parallèle faisant référence aux “images” conceptuelles d’un discours, plus ou moins connecté à l’objet. Les codes identitaires sont perdus dans une production surnuméraire de fonctions. Le sens global n’est plus affirmé par les détails, la forme ou encore l’usage mais par un discours marketing bien rodé. L’objet utilitaire s’est transformé en objet support de communication. L’origine des choses n’est plus lisible dans la forme et ses détails propres, mais énoncée au travers des mots qui la créent et la communiquent. De ce fait, les détails n’indiquent plus la pertinence de l’objet mais celle du discours qui lui est rattaché. Les objets industriels d’aujourd’hui se présentent comme des touts éclatés. Chaque composant, chacune des parties semblent être dissociées les unes des autres. La forme, la fonction et le sens sont indépendants. Les objets de nos jours sont devenus les “serviteurs discrets” de paramètres extérieurs à eux-mêmes. Ce nouvel asservissement leur a fait perdre leur statut symbolique propre pour en acquérir un autre. François Barré, dans son avant-propos du catalogue de l’exposition Design, miroir du siècle énonce que « l’ère mécaniste avait une esthétique structurelle et de ce fait naturelle. L’ouvrage d’art en reste l’archétype. Ses haubanages, ses tirants, ses piles donnaient à voir une construction (une figure) simultanément à une fonction. La montre et ses rouages, la locomotive à vapeur et ses pistons, la grue et son “mécano”, le vélo… sont des objets auto-démonstratifs exprimant de façon exemplaire une construction et son fonctionnement, une esthétique en œuvre. La généralisation de l’électronique et de l’informatique, accompagnée d’une miniaturisation constante des composants, engendre un univers d’occultation où rien ne se voit plus et ne se donne à comprendre. Ce design occulte ( “qui est caché sous une forme de mystère” selon la définition 106 107


du Littré) produit des abstractions, où rien de ce qui circule et de ce qui fonctionne ne prend forme. La forme dont on voulait aux temps fondateurs et progressistes qu’elle suivît la fonction, ne suit plus rien, même pas la forme… Elle a pris son autonomie. Elle précède plus qu’elle ne procède. »45 Il s’est établi une séparation totale entre le contenu et le contenant. Nous nous trouvons face à des boîtes noires où le système signifiant est déconnecté du système structurel. Tous les éléments, qui font d’une chose un objet, sont traités indépendamment. Le seul trait commun à l’ensemble est un discours commercial qui, sous couvert de ventes croissantes, tisse une cohérence (artificielle) entre tous les composants (forme, fonction, signifié et signifiant).

Les formes extériorisées Cette dissociation des éléments, adjointe à d’autres paramètres, notamment à celui de l’essor des matières plastiques et à leur technicité, ont engendré une nouvelle ère, celle du “capotage”. La forme devenue pleinement autonome, s’est libérée des principes fonctionnalistes. Elle s’est transformée en un accessoire du sens de l’ensemble. « Comme on voit dans certaines espèces animales, la forme s’est extériorisée autour de l’objet. »46 Elle s’adapte, change, au gré des besoins des différents acteurs qui font d’elle une réalité. « Chacun tente de mettre la forme de l’objet à son propre service. Le fabricant veut que la forme soit adaptée à son outil industriel afin de réaliser des économies d’échelle et, si possible l’idéal industriel : un standard beau et bon pour tous. Le distributeur, lui, 45 François Barré, avant-propos du catalogue de l’exposition « Design, miroir du siècle », Paris : Flammarion, A.P.C.I., 1993. 46 Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Éditions Gallimard, 1968, p.75.

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veut réaliser des gains de place pour stocker et transporter à moindre coût. Le responsable du marketing veut des gammes toujours plus étendues pour couvrir tous les segments du marché et parvenir à son idéal : un produit pour chacun. Le publicitaire veut que l’objet soit compréhensible ou identifiable au premier coup d’œil (le photographe veut qu’il soit photogénique…). Le designer veut se mettre au service de ces différents desseins, mais aussi, parfois de desseins plus personnels. Force est de constater que l’usager n’est qu’un maillon de la chaîne. Le design est le résultat formel de toutes ces intentions croisées. Ainsi, le designer serait moins le professionnel de la forme que des intentions dont elle procède. »47 L’objet pérenne s’est métamorphosé en objet malléable, provisoire, en “objet de mode”, “saisonnier”. « Il y a un déplacement de l’utilité vers une fonction symbolique où celle-ci devient prédominante sur les autres fonctions de l’objet. »48 Le produit n’est plus estimé pour ce qu’il est intrinsèquement, mais pour ce qu’il représente et communique aux autres. Ce dialogue suscite des modifications de ce qui est communicable et visible pour les autres soit, l’extériorité du produit : sa forme. « Fluide, transitive, enveloppante, elle [la forme] unifie les apparences, dépassant vers un ensemble cohérent la discontinuité angoissante des divers mécanismes »49 pour conférer à l’ensemble une signification inédite. Pour répondre, à ce changement de fonction, de l’utilitaire vers le symbolisme, la forme extérieure est en constante évolution. Elle mute, incessamment, pour donner naissance à de nouveaux symboles et motiver, par la même, l’envie de changement et de possession. Les téléphones portables, par exemple, ont connu un revirement formel radical. Tout le monde se souvient de nos anciens portables aux formes exagérément arrondies, voulues douces, inspirées du galet 47 Christine Colin, avant-propos du catalogue de l’exposition « Design en stock », Paris : C.N.A.P., 2004. 48 Bernard Blandin, La construction du social par les objets, Paris, Éditions P.U.F., 2002, p.96. 49 Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Éditions Gallimard, 1968, p.75.

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ou de la savonnette. Des formes préhensibles et adoptables par tous. Aujourd’hui, tout le monde vit avec un portable dans la poche, il eut donc fallu trouver un moyen de re-créditer la technologie. La revalorisation est passée par la forme. L’angle droit et la sobriété des nouveaux portables tendent à démontrer le “nouveau” sérieux d’une technologie inchangée. Un design s’ajustant aux dires de ceux qui souhaitent le vendre et aux envies de ceux qui souhaitent le posséder. Toutefois, les téléphones mobiles, d’il y a 5 ans, sont-ils si différents de ceux d’aujourd’hui ? Leur fonction fondamentale, téléphoner, diverge-t-elle avec l’invention de 1876, d’Alexender Graham Bell ? Certes, la fonction et les produits engendrés par cet usage ont connu de considérables évolutions et mises au point, toutefois, n’ont jamais connu de réelle révolution. Ainsi, nous pourrions nous demander si le changement de forme induit véritablement un changement de fonction. La forme des choses est autonome par rapport au contenu. Elle a perdu sa signification essentielle en devenant dépendante des mots qui la communiquent. L’objet fonctionnel est devenu, avant tout, objet signe. Cette transmutation n’est pas un phénomène inhérent à notre société moderne. Lorsqu’en 1934, Raymond Loewy fut invité par la Pennsylvania Railroad à participer à l’élaboration de la nouvelle locomotive électrique, « la fameuse G.G.I. »50, l’esthéticien industriel n’apporte pas que des solutions « douées de sens pratiques »51, comme il le laissait entendre, mais intervient également sur le sens global. À la vue des clichés du prototype, Raymond Loewy fut interpellé par la “laideur” de la machine. « Cette locomotive n’était pas belle. Elle avait quelque chose d’hétéroclite. L’ensemble n’était pas homogène, sa carcasse d’acier n’était qu’un assemblage disparate de plaques rivées. Elle avait un air inachevé et disgracieux. »52 50 Raymond Loewy, La laideur se vend mal, Paris, Éditions Gallimard, 1963, p. 151. 51 Ibid., p. 152. 52 Ibid., p. 151.

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Sous couvert de sa proposition assertorique que “la laideur se vend mal !”, Loewy modifie la forme générale de la locomotive afin de générer, d’une part, une cohérence formelle avec le remplacement des plaques rivées par des plaques d’acier soudées bord à bord, et d’autre part, en éliminant les rivets, il donne naissance à une coque lisse au dessin énonçant l’image de l’aérodynamisme. Les mises au point formelles53 de Loewy ont profondément modifié la signification de l’ensemble. En épurant la carrosserie de ses appendices inutiles54, l’esthéticien industriel dota la coque d’une nouvelle signification pour un châssis mécanique inchangé. La nouvelle forme de la locomotive avec son carénage fuselé parlait de vitesse, de puissance. Elle troqua son vieil habit mécanique pour un manteau magique et élancé, clinquant neuf ! Même à quai, cet engin transperçait déjà les airs.Toutefois, l’attribution d’une nouvelle signification, via un dessin inédit, était à l’époque un progrès puisque, jusqu’alors, les objets résultaient davantage d’un agencement technique que significatif. De nos jours, les objets ont connu tant de changements formels et significatifs pour des cœurs identiques que les modifications d’apparence apportées ont perdu de leur efficacité. L’objet n’est plus un tout solidaire mais s’est transformé, peu à peu, en un objet fractionnaire ! Chacun des fragments de l’ensemble, la forme, le contenu, la fonction, la signification et le discours semblent être indépendants les uns des autres, chacun s’adaptant aux besoins du marché.Toutefois, comment est-il possible de trouver un sens commun à un ensemble éclaté ? Comment peut-on déterminer une origine propre à un tout fragmenté ? Quels sont les éléments identitaires auxquels le consommateur puisse se référer ? Quels sont les signes identitaires relatifs à l’objet subsistants à tant de changements ? 53 Raymond Loewy n’intervient que sur l’extériorité de la G.G.I.. Son travail consiste en une re-valorisation formelle de la coque de la locomotive et n’intervient pas sur le cœur mécanique de l’engin. 54 Laura Cordin, Raymond Loewy, Paris, Éditions Flammarion, 2003, p. 83.

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Raymond Lœwy, locomotive G.G.I., 1935, Pennsylvania Railroad, États-Unis.



En passant d’un statut utilitaire à un statut symbolique, l’objet a perdu son identité propre. Le déplacement de fonction a eu pour effet de modifier les signes identitaires. L’objet dans sa globalité est devenu image, ainsi, les détails qui persistent ne sont plus ceux relatifs à l’usage, à son essence, mais ceux qui s’accordent à la fonction principale : le nouveau symbolisme. En effet, si la forme ne donne plus d’indications spécifiques sur la fonction, ni plus sur l’origine du produit, alors il serait convenu de penser que d’autres détails, intégrant l’ensemble, puissent renseigner sur l’originalité de l’objet.Toutefois, même les détails semblent avoir perdu leur essence. Ils sont traités en tant que valeur perçue (réalisation de l’objet-image) et non comme vraie valeur du tout (réalisation de l’objet-essentiel). Seuls subsistent ceux qui ont le potentiel de servir le discours, d’acquérir de nouveaux segments du marché, les autres, semblant le desservir, sont évincés, camouflés, cachés. De ce fait, si l’objet ne porte plus en lui les signes de son identité propre. Alors quels sont les éléments qui pourraient remplir ce rôle ?

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Des matériaux anonymes On aurait pu croire que ce climat hostile, de perte de repères et de changement de statut, aurait eu pour effet de mettre en exergue certains éléments à forte signification identitaire, comme les matériaux. Des éléments de la totalité, auxquels l’individu aurait pu se référer avec assurance. Toutefois, même au sein de cette catégorie, la confusion règne. Les matériaux sont passés d’un statut signifiant propre à un statut d’apparence. L’essor des plastiques et des nouveaux matériaux a rompu l’ordre logique de classification et d’identification. « La matière s’est différenciée à l’infini, parfois même volatilisée. »55 Ce que je croyais être en métal est en plastique, ce que je pensais être en bois est en composite et ce que je voyais comme étant en verre se révèle être, une fois de plus, en plastique. Des matériaux nouveaux qui prolifèrent tout autour de nous, mais dont il n’est pas possible d’emblée d’établir “une fiche technique” précise. Car, d’une part, ils se font “caméléons”, la technique a réussi à les faire passer pour ce qu’ils ne sont pas. Ils possèdent l’apparence mais pas les attributs physiques et, encore moins, chimiques. D’autre part, trop récents, ils ne possèdent ni héritage culturel, ni valeur symbolique, des détails auxquels l’individu aurait pu se reporter. Ezio Manzini énonce qu’« un monde de matériaux sans nom est en train de se créer. Ils remettent en question notre rapport avec eux, nous empêchant de leur attribuer une signification qui leur confère une épaisseur physique et culturelle. Dans ce nouveau monde, il nous semble ne percevoir que des surfaces, des relations locales et momentanées, en un mot : des apparences. »56 En somme, les matériaux ont perdu leur pouvoir significatif et leur perte 55 Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Éditions Gallimard, 1968, p.69. 56 Ezio Manzini, La matière de l’invention, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1989, p.31.

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de reconnaissance a failli à leur compréhension et leur pleine adoption. Ils se sont mués en leurres intelligents. De nos jours, « performances et qualités d’aspect semblent se combiner de la façon la plus disparate, produisant des solutions finales qui défient toutes classifications. Il en résulte une tendance inévitable à opérer une distinction entre ce que le matériau est (sur le plan physique et chimique) et ce qu’il paraît être. »57 Les matériaux ont un dédoublement de personnalité. Leur nature essentielle diffère de leur apparence. Ils ont perdu leur fonction identitaire de référence immuable. Les tables en bois massif, intemporelles, ont laissé place à du mobilier plus fugace, réalisé en MDF (Medium Density Fiberboard), OBS (Oriented Strand Board), aggloméré, contreplaqué, lamellé-collé, … Des matériaux qui ne parlent plus qu’à ceux qui les manipulent, et encore, car leur débit n’assure pas nécessairement la connaissance de leur provenance, de leur production ou encore de leurs singularités. On les manipule en toute confiance. Ainsi, la quasi totalité des matériaux s’est transformée en “des matériaux d’aspect” que l’on choisit, gère, adapte, modifie à la manière d’une gamme colorée, soumise aux aléas des cahiers de tendances et contrainte par la pression économique. Le matériau a vu sa primauté significative disparaître au sein de la totalité. Il ne détermine plus exclusivement la noblesse de l’ensemble. Il est un accessoire fluctuant du tout et non plus une partie pleinement constitutive de la totalité. Même si la préférence pour l’usage de certains matériaux a toujours été conditionnée par des tendances, l’accélération de leurs ré-orientations tend à démontrer leur récente et paradoxale “subalternité”. Il y a quelques années tout le monde faisait l’éloge du verre car « le verre, très exactement comme l’ambiance, ne laisse transparaître que le signe de son contenu et s’interpose dans sa transparence, tout comme le système de l’ambiance 57 Ibid.

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dans sa cohérence abstraite, entre la matérialité des choses et la matérialité des besoins. Sans compter la vertu essentielle, qui est morale : sa pureté, sa loyauté, son objectivité, l’immense connotation hygiénique et prophylactique qui en fait vraiment le matériau de l’avenir (…) »58. Puis finalement, on est passé à la mode du tout polypropylène avec ses charnières fil “so chic”, ce matériau a fini par laisser sa place à la grande famille des translucides, puis, à l’étincelante transparence des polycarbonates colorés qui injectés ou découpés tentent de retrouver une certaine idée de “l’esprit d’antan” dont l’emblème de cette “nouvelle” mode pourrait être la chaise Louis Ghost de Philippe Strack, éditée par Kartell (2002). En somme, le matériau ne signifie plus, il a perdu son gage identitaire. Seule « son apparence, dans l’actuelle phase technique et culturelle, est souvent devenue la seule réalité à laquelle on puisse se référer. »59 Il est certain que le stratifié décoratif HPL (Hight Pressure Laminate) utilisé par la Formica® Corporation a encore quelques beaux jours devant lui… 58 Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Éditions Gallimard, 1978, p.58. 59 Ezio Manzini, La matière de l’invention, Paris, Éditions du Centre Georges Pompidou, 1989, p.31.

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Philippe Starck, Louis Ghost, 2002. Polycarbonate, l. 54 cm, h. 94 cm, p.55 cm, h. assise 47 cm, h. accoudoir 67 cm.Kartell, Italie.



Image d’objet, objet image L’apparence des choses, en tant que seule preuve de leur réalité, n’est pas une prédisposition réservée aux matériaux. L’intensification de la production a, elle aussi, eu pour effet de réduire l’état global de l’objet à celui d’une simple image. Le contexte d’hyperchoix, ajouté au développement des nouvelles technologies et à l’essor des nouveaux matériaux, ont profondément modifié le paysage des objets. Ces évolutions ont ouvert l’ère des produits soumis. Les objets, dans leur intégralité, se font esclaves de leurs apparences et des tendances qui rythment leur durée de vie. Ils ont perdu leur consistance naturelle, ils ne sont plus que des surfaces “lisses” et fonctionnelles. Les objets ne sont plus que des images. Des images que l’on possède provisoirement et comme toute image, leur prolifération fait que l’on ne les voit plus qu’à la sauvette. Ces images usuelles, « nous les voyons, sans les voir. Nous les avons vus comme nous voyons n’importe quoi. Nous les voyons en vrac. »60 L’excès a fini par altérer notre faculté à distinguer, mais aussi, à apprécier les choses pour ce qu’elles sont véritablement. Gillo Dorflès, sociologue italien, explique que, de nos jours, « nous sommes devant des choses qui ont plus d’apparence que de présence. » Un état d’apparence qui pourrait apparaître comme recherché puisqu’il s’avère plus aisé de modifier la surface plutôt que l’épaisseur des choses. La plupart des objets de notre environnement ne présentent plus qu’une apparence insipide, un état qui les a transformés en des fantômes du quotidien. Ce lissage global a eu pour effet de gommer toutes les particularités. Ainsi, les objets se sont vus déposséder de leurs détails propres 60 Cit. FumiYosano, in Maurice Mourier, Comment vivre avec l’image ?, Paris, Éditions P.U.F., 1990, p.122.

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et se sont mués en des choses inertes. Tous les signes prônant leur résistance face à la totalité ont été manipulés, corrigés, pervertis pour produire des ensembles dociles, toujours plus malléables et soumis pour que les nouveaux faiseurs de vie, les “grands marketers”, puissent les faire et les défaire au gré des études de marché et des rapports de ventes. En définitive, l’objet est devenu le support de prédilection des discours commerciaux à forte valeur symbolique fabriquée, son usage et sa relation l’individu étant devenus subalternes. En effet, plus un objet est produit en grande quantité, plus il tend à perdre son identité propre. C’est-à-dire, que l’objet ne communique plus d’information relative à sa vraie nature. Tous les détails, qui auraient pu renseigner sur cette essence particulière, sont estompés, camouflés, cachés pour ne pas altérer le sens de ceux qui lui ont été adjoints. Les plans de joint, signes d’identité industrielle, sont dissimulés sous les étiquettes des pots de yaourt, les détails mécaniques ou techniques disparaissent dans la masse des produits injectés pour laisser place aux logos, labels et autres signatures, créditant le discours d’enrobage. De nos jours, il y a une perte des valeurs originelles au prorata de signes identitaires “artificiels” rapportés. L’identité des produits qui nous est communiquée n’est plus propre aux objets mais est créée de toutes pièces.

Détails illuminés pour une idée de nouveauté Il y a peu de révolution dans les objets. Leur fonction et leur usage suivent un cycle lent. Cependant, l’économie de marché dans laquelle nous vivons, nous incite à consommer toujours plus. De ce fait, les mêmes produits, pour les mêmes usages, doivent constamment apparaître comme des nouveautés. Pour perpétuer ce renouvellement artificiel, le marketing 120 121


enveloppe les “nouveaux” produits de discours “inédits”. Des mots si puissants que nous pourrions nous demander « s’il ne suffirait pas, parfois, de changer le nom d’une chose pour en changer l’usage ? » 61 Aujourd’hui, les médias réussissent même à nous vendre de l’eau qui fait bronzer, des yaourts préventifs contre l’ostéoporose ou dermatologique… Tout se confond ! L’objet simple, uni-fonctionnel qui mérite les louanges de tous par la pertinence de sa réponse est en voie de disparition ! Pour créditer, la nouveauté arrangée, l’objet se voit formellement transformé. Dans cette requalification, les designers n’ont qu’un rôle “cosmétique”, ils sont débauchés sur leur propension à générer des produits qui séduisent les utilisateurs. Les détails des formes proposées sont détournés de leur fonction pour répondre, au mieux, à l’idée d’un produit “neuf ”. Ils ne remplissent plus leur fonction primaire de résolution dans la masse et de cohérence de l’ensemble, mais au contraire, sont traités de façon ostentatoire. Ils sont des greffes ou des hypertrophies, qui ont une fonction spécifique : la communication. Pour remplir cette nouvelle attribution, ils doivent être visibles, sur-évalués, sur-dimensionnés « pour pouvoir capter, à tout moment, notre regard et notre intérêt. »62 Les détails se sont transformés en signes autonomes. Ils ne sont plus que des signaux faisant référence aux slogans publicitaires. Et cette nouvelle destinée leur a fait perdre la relation qu’ils entretenaient avec la valeur interne du tout. Pour exemple, lorsque l’aide au guidage des automobiles est sorti, ces dernières arboraient avec fierté les capteurs placés sur les pare-chocs, tels de petites éruptions cutanées. La déformation formelle ne suffisant guère à communiquer aux autres cette “nouveauté”, donc une révision de la totalité, un son strident lui a été ajouté. Lors des pénibles manœuvres de créneau, le signal sonore, non seulement avertissait le conducteur 61 Bernard Noël, Journal du regard, Paris, Éditions P.O.L., 1988, p.17. 62 Ruedi Baur, « J’ai mal aux yeux », Azimuts, Paris, 1995 (numéro 9).

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de sa marche arrière mais, par la même, la totalité de la rue. La nouveauté acquise donc, l’effet inédit passé, celle-ci devient invisible, fondue dans les pare-chocs et inaudible pour les habitants des alentours. Ces détails techniques furent assimilés par la population, puis pleinement intégrés dans le dessin des boucliers, pour laisser place à d’autres “nouveautés” censées, elles aussi, redéfinir la qualité globale. La mise en évidence de certains détails a pour objectif de présenter le (même) tout sous l’angle de la nouveauté. Ainsi, les objets de masse de la vie quotidienne bourgeonnent de détails dénaturés. Ils ne répondent plus à leur fonction primaire de résorption discrète dans un ensemble, dont le but majeur est de générer une cohérence globale, une ouverture vers un ailleurs à vocation identitaire, pérenne. Les détails sont délogés à coups de chausse-pieds, ils sont mis en lumière, sous les feux des projecteurs de campagnes publicitaires. Ils sont devenus des rejetons formels et des hétéroplasties fonctionnelles d’un jour ou d’une saison. Leur adjonction à d’autres parties constitutives, donne naissance à des ensembles, souvent, maladroitement agencés. Effet recherché ? Peu importe, puisque le sens n’est plus communiqué par la combinaison formelle mais par des dires extérieurs que le grégaire consommateur, obnubilé, tient pour vérité. Des touts bancals qui connaissent la fugacité de leur durée de vie. Les détails, ne sont plus que des “stars” d’un jour. Épuisés par leur sur-exposition, ils se fanent, sans même avoir eu le temps de nous conter leurs secrets. Non pas qu’ils n’aient plus rien à nous transmettre mais, seulement, car nous vivons dans une société d’objets Kleenex !

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Les objets ne se cachent plus pour mourir L’intensification effrénée de la production a fini par redéfinir la notion même de péremption. Dans les années 60, la fonction de péremption s’imposait comme une nécessité économique. Depuis les années 80, la technologie s’est introduite dans la totalité de nos objets quotidiens et induit sa propre obsolescence. Or, cette fonction de péremption perd son sens quand l’objet devient obsolète par manque de performance. L’obsolescence, valeur négative, s’est inversée en valeur positive. Peu importe la duré de vie de l’objet, ce qui compte, c’est son propre déclin comme signe de l’essor technologique. La qualité de l’objet est d’être obsolète. Après avoir produit une grande quantité d’objets qui avaient pour ambition principale l’asservissement, nous voilà, aujourd’hui, dans une société d’objets qui doivent apprendre à mourir ! Et mourir jeunes ! Ainsi, deux courants contraires se dessinent. D’une part, il y a le détail et la lenteur que sa compréhension nécessite, et d’autre part, “l’éphémérité” de l’existence de leurs totalités. Accéder aux richesses, gardées par les détails, d’un objet demande du temps. Le temps de l’immersion, de l’assimilation, mais aussi, celui de l’interprétation. Un investissement personnel et temporel qu’un individu engage en contre partie d’une réelle connaissance de l’ensemble. Il se voit gratifié de posséder un bien connu dans ses moindres détails. Cependant, du temps, les objets ne semblent plus en avoir à offrir. Ils naissent sous forme d’apparition “flash” et dès lors qu’ils sont populaires, ils disparaissent ; une série en poussant une autre. La pleine adoption et l’appréhension des objets sont devenues subalternes. Ce qui compte, ce n’est plus leur possession mais leur consommation. Pour répondre à ce défit marchand, nous avons précédemment vu que les produits étaient en constante re-formulation pour toujours apparaître comme des “nouveautés”. L’ABSCENCE


Toutefois, il convient de noter, que ces changements soutenus ont fini par redéfinir l’objet même. Si la péremption s’affiche comme une valeur ajoutée, calculée, alors, l’objet d’un temps provisoire doit, avant tout, être un produit de l’instantanéité. Ainsi, pour plus d’immédiateté, les objets ont remisé leur pudeur au placard pour se suffire dans ce qu’ils nous donnent à voir. Mais que voyons-nous ? Nous nous trouvons face à des touts qui ne sont plus à penser mais à absorber entièrement. Les détails, signes de l’identité pérenne du tout, n’ont plus le temps de s’exprimer. Le consommateur, lui non plus, n’a plus le temps d’accéder à leurs ailleurs fondateurs. Dans ce monde où tout prolifère, tout doit aller vite, très vite… Mais, qu’est-il possible de percevoir dans cette société en constante accélération ? Comment les choses nous atteignent ? Comment énoncent-elles leur originalité ? Sous couvert d’efficacité, de nouveaux détails sont “créés”. Ils sont travaillés et estampés de façon ostentatoire sur les produits devenus support. Les produits croulent sous les logos, signatures, label n°1, 2, 3, 4,... l’excès de signes devant répondre avec immédiateté aux questions du consommateur, ou, plus exactement, ils doivent empêcher le consommateur de se questionner. L’objet en se transformant en signe et en image s’est vu déposséder de sa vraie nature. Les détails qui lui sont adjoints, tentent, vainement, de lui ré-attribuer une origine ou une lignée. De ce fait, il y a autant de détails identitaires rapportés que nécessaire pour persuader le consommateur de la “véracité” de cette origine. Nous vivons dans l’ère de la labellisation, de l’Appellation d’Origine Contrôlée, des labels “Produit en Bretagne”, des touts homologués et normalisés ISO, des produits certifiés AFAQ ou AFNOR. Pour créditer cette originalité, les objets ont fini par ressembler aux maillots de Richard Virenque courant le Tour de France, chacun y allant de son “produit de l’année” ou encore “élu saveur 2007”. L’objet a fini par ne plus se suffire à lui-même. 124 125


À la recherche de l’identité perdue Pourquoi les produits voient-ils leur identité s’extérioriser ? Pourquoi l’origine des choses n’est-elle plus qu’énoncée par des signes extérieurs à ceux qui lui sont inhérents ? En somme, pourquoi, après s’être épuisé à transformer les objets en standards insipides, cherche-t-on frénétiquement à leur ré-attribuer une once de singularité ? Tout simplement, parce qu’il n’est pas possible d’apprécier pleinement une chose inconnue. Connaître les détails, les circonstances particulières d’un objet permet de le différencier par rapport aux autres. Des caractéristiques louant la singularité de l’objet. Une fois celles-ci mises en évidence, l’objet apparaît comme préhensible par l’individu. Toutefois, dans le climat actuel, il n’est pas toujours aisé de distinguer les codes propres, ceux de l’énonciation de l’essence de l’objet car ils sont perdus dans une profusion de produits et une surproduction de signes. Dans cet environnement, qu’est-ce qui énonce les circonstances particulières d’un objet ? L’objet lui-même, la marque, le designer ? À force d’avoir voulu rendre chaque composant “ultra-signifiant”, plus rien ne semble avoir de sens. L’excès de signes a fini par porter préjudice au sens naturel. Plus la production s’est intensifiée, plus l’objet s’est lissé en un standard formaté répondant aux normes de fabrication en série. Le produit « qui à force d’abstraction a fini par se dissoudre dans une hyper-normalisation qui a abouti à une banalisation de l’objet en série. »63 L’objet de masse est une réponse moyenne aux attentes et besoins moyens de chacun. Un rabais de la qualité au prorata de la quantité. Aujourd’hui, nous nous trouvons face à une production dont la valeur numérique dépasse tout entendement. Dans cette production démesurée, 63 Jocelyn de Noblet, Design. Le geste et le compas, Paris, Éditions Aimery Somogy, 1988, p.176.

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l’objet reproductible à l’infini semble avoir perdu sa force naturelle. Égaré au milieu de ses clones, il a bien du mal à énoncer son unicité. De plus, il apparaît difficile de prétendre à une singularité pour des objets produits à des milliers, millions, voire milliards d’exemplaires. Ce problème d’identité des produits industriels ne semble pourtant pas être un phénomène récent. Déjà dans les années 70, - pourtant bien loin des valeurs numériques de la production actuelle- l’artiste-peintre FrançoisArnal, après avoir mené une recherche sur les formes et les matériaux, était animé par la volonté de re-qualifier la production industrielle devenue insipide et anonyme. Influencé par les revendications sociales de 1968, il entreprend de repenser notre environnement quotidien et manifeste la nécessaire insertion de l’artiste dans la vie. Il crée, en 1969, l’Atelier A avec quelques amis artistes, designers et architectes (Adzak, Arman, Brusse, Cazenave, Malaval, Annette Messager, Kowalski,Télémaque, …). Ce collectif a pour intention de générer des objets utilitaires qui se fondent dans la vie quotidienne. Cette entreprise avait pour ambition de rendre perméable les différentes disciplines. En alliant l’art à l’industrie, les différents protagonistes souhaitent donner naissance à des produits industriels énonçant leur identité propre. Des objets du quotidien possédant une écriture spécifique et une certaine poésie, soit une singularité. Ainsi, l’Atelier A édite des sièges, des tables, des luminaires,… De plus, par souci d’authenticité et de devoir pédagogique, l’atelier avait mis en place un système de fiches d’information accompagnant chaque produit. Ces données mentionnaient, d’une part, la démarche du créateur et, d’autre part, indiquaient les caractéristiques de l’objet. Le collectif avait la volonté de redéfinir le sens, mais aussi, l’essence des objets qui font notre quotidien. Chacun d’entre eux devait être à même de transmettre leurs précieuses qualités qui faisaient d’eux un objet unique, même s’il était inscrit dans une production sérielle. Cette expérience s’acheva en 1975. Les collaborations menées avec le monde industriel finirent par desservir les travaux purement

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Jean-Michel Sanejouand, SymĂŠtrique, 1970.


Ettore Sottsass, bibliothèque Carlton pour Memphis,1981.


artistiques des créateurs. Toutefois, dans la tradition du mouvement des Arts and Crafts et du Bauhaus, l’aventure de l’Atelier A est l’un des rares exemples qui réussit l’incursion des artistes modernes dans le domaine fonctionnel. Cette action donna naissance à des modèles du design, qui figurent encore, comme le fauteuil à bascule Symétrique de Jean-Michel Sanejouand (1970) ou encore l’ensemble Fil avec ses chaises, repose-pieds, étagères en tiges de métal chromées courbées de François Arnal (1970). La trans-temporalité des objets issus de cette initiative démontra la nécessité d’inscrire les produits dans un processus concret. L’objet fonctionnel ne peut se limiter à son simple usage. L’interaction doit être autre, plus riche qu’un état dicté par la gestuelle humaine. Pour qu’il soit désiré, adopté, chéri, il faut qu’il évoque les spécificités de son intimité. Ces mentions (origine, créateur, procédé de fabrication, date, etc.) sont autant de détails qui servent à appréhender leurs réels enjeux, même si ces derniers peuvent s’avérer distants de l’intérêt du consommateur. L’objet n’est pas qu’une forme utilitaire servant l’homme, elle est également une chose qui doit savoir s’exprimer si elle souhaite s’imposer, s’inscrire durablement et générer des relations sociales avec l’individu. Si elle ne suscite pas l’intérêt individuel, elle n’est qu’un gadget, un truc, un machin, un bidule. Quelque chose qui nous sert un temps, puis, que nous jetons sans rancune, sans aucune responsabilité, ni culpabilité. De cet enseignement, la communication et les produits s’en sont vus modifiés. L’objet n’est plus un O.(V.)N.I. parachuté sur le marché, mais un produit qui s’inscrit dans un processus de réflexion, de création mais aussi de fabrication. Les objets sont à voir, à utiliser mais aussi à comprendre, à rêver et à écouter. Des groupes tels qu’Alchimia (1976) d’Alessandro Mendini ou encore Memphis (1981) sont nés de cette prise de conscience. Pour contrer la rationalisation économique, L’ABSCENCE


le Nouveau Design, impulsé par Ettore Sottsass avec la création du groupe Memphis, propose « plus de couleur, plus de matériaux, plus de gaieté, plus de présence, plus d’humour, en un mot plus de plaisir. Il engage la reconquête de tous les aspects du langage de l’objet. »64 Des intentions qui ont la volonté de générer une revalorisation de l’objet, un combat contre la banalité. Ce groupe critique la société capitaliste coupable de manipulations de nos objets abandonnés aux ambitions des industriels65. De ce fait, Memphis œuvre pour la re-qualification de tous les détails qui font d’un objet une chose appréciable pour ce qu’elle est, et non pour ce qu’elle paraît être. « Memphis n’est pas un mouvement d’avant-garde qui publie des textes théoriques ou manifestes. Il s’agit plutôt d’une réaction esthétique cohérente et concertée face à la banalisation stéréotypée d’un design institutionnel qui ne s’est pas renouvelé. »66 Memphis invente un nouveau vocabulaire de l’objet en s’inspirant d’autres courants comme le Pop Art pour les couleurs, une simplification des formes qui retrouve celle du Minimal Art mais aussi du post-modernisme pour l’architecture. Les différents membres de ce groupe mènent ensemble une recherche sur l’identité propre de nos objets quotidiens. Si l’objet d’hier est devenu muet, il faut alors trouver d’autres moyens pour lui rendre la parole. Memphis choisit radicalement la provocation. Pour favoriser cette expression le groupe s’ouvre à d’autres domaines. Sans complexe, les designers de ce groupe, de tous horizons (italiens, français, anglais, autrichiens, espagnols, américains, japonais) sollicitent tantôt les industriels (notamment la société Abet Laminati pour laquelle des lamifiés décoratifs furent créés), tantôt les artisans tout en flirtant continuellement avec le milieu artistique. « Avec le bel artisanat retrouvé, l’esprit des Arts 64 Christine Colin, préface du catalogue de l’exposition « Moins et plus », sous la dir. de Christine Colin, Paris : C.N.A.P., Michel Baverey, 2002, pp. 23-24. 65 Jacques Bosser, ProDesign, Éloge du design utile, Paris, Éditions de La Martinière, 2007, p.47. 66 Jocelyn de Noblet, Design. Le geste et le compas, Paris, Éditions Aimery Somogy, 1988, p.241.

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and Crafts soufflant à nouveau sur ceux qui pensent l’environnement, et la post-modernité tenant à ce que chaque objet, chaque meuble recouvre sa fonction d’origine, on voit renaître les canapés, les buffets, les armoires, les bahuts, … »67 Avec les fantaisies débridées de Memphis, c’est le ludique qui entre dans nos maisons. « Mais pas dans celle de n’importe qui puisque l’idée de petite série et de mise en valeur de la performance artisanale aboutit à la fabrication de pièces coûteuses. Aussi, compte tenu du rôle pilote que l’on pouvait espérer voir jouer par ces créations auprès de l’industrie, il faut bien admettre que la voie adoptée par le “nouveau design” n’a pas donné les retombées escomptées : aujourd’hui, on serait bien en peine de trouver les descendants des objets Memphis dans un grand magasin ou un supermarché. »68 Même si le mouvement contestataire de Memphis n’eut pas d’influence concrète dans le milieu industriel, il reste l’un des groupes du mouvement moderne ayant redéfini les valeurs de l’objet en l’inscrivant dans une véritable démarche. Ce groupe de “design critique”69, par son opposition au design institutionnel, usé par les industriels, redéfinit ce que l’on pourrait appeler “le style”. Chacun des objets produit par Memphis s’inscrit dans une lignée cohérente et reconnaissable, aux intentions clairement énoncées. Ainsi, à sa valeur d’usage, l’objet se voit adjoint de nouvelles valeurs plastiques, symboliques mais aussi ludiques. Des valeurs dont nous avons peut-être autant, sinon davantage, besoin, comme le remarque Jean Baudrillard « de cette comestibilité fantasmatique, allégorique, subconsciente de l’objet que sa véritable fonctionnalité »70. L’objet serviteur fait sens, il s’inscrit dans « des systèmes sémiologiques fortement et subtilement organisés qui convertissent les choses en signes 67 Raymond Guidot, Histoire du design : 1940-2000, Paris, Éditions Hazan, 2000, p. 258. 68 Ibid. 69 Expression empruntée à Jacques Bosser, ProDesign.Éloge du design utile, Paris, Éditions de La Martinière, 2007, p. 47. 70 Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Éditions Gallimard, 1968, p.104.

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et le sensible en signifiant. »71 Ce mouvement prône la reconquête de la perception intellectuelle des objets. Une perception qui se veut en profondeur, au-delà de la commune réduction usuelle, un retour aux valeurs originelles de l’objet. Par ailleurs, au terme de cette entreprise, un objet “design” se doit de provoquer, “réinventer”, comporter un élément critique, ouvrir de nouvelles voies. Des objectifs louables qui définissent ce qu’est le design contemporain. Un objet ‘design’ doit dépasser son simple usage. Par delà les codes et les signes qu’il comporte, l’objet doit être à même de transporter durablement celui qui le regarde ou le possède. Les détails qu’il comporte doivent renseigner non seulement sur sa provenance mais également sur sa destination. Inscrit ainsi dans un processus de réflexion, de création, de fabrication, …, mais aussi dans une projection d’usage, d’adoption, l’objet se présente comme entier connu et enraciné. Peu à peu, l’objet inerte revient à la vie. Il recouvre l’importance de ses invisibilités, de son ailleurs auquel il doit sa longévité. Il n’est plus le fruit de “rien”, une chose parachutée sur le marché, mais intègre une démarche particulière. Les détails qui font de lui un objet spécifique sont énoncés. En outre, l’émancipation de la discipline du design, permet à chaque objet de trouver son propre langage. Il apparaît comme possédant une forme, un usage et un sens singulier, mais au-delà, il reconnaît son appartenance à un ensemble plus vaste : un projet. Il est un mot au sein d’une phrase, dont la signification propre résulte du sens global et non plus un mot isolé. Ainsi, les modalités de communication ont évolué. Jusqu’à la fin des années 1980, il existe une réelle médiatisation de projet72. Cependant, le “succès” 71 Cit. Roland Barthes, Système de la mode, Paris, Éditions du Seuil, 1967, in Jocelyn de Noblet, Design. Le geste et le compas, Paris, Éditions Aimery Somogy, 1988, p.217. 72 Christine Colin, « Des individus et des repères spatiotemporels », in Design & Designers français, sous la dir. de Christine Colin, Paris : Industries françaises de l’ameublement, 2006, p.16.

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de cette lecture circonstanciée, en détail, de l’objet vint changer la donne. Le design en créant un vocabulaire spécifique permit à l’objet de retrouver sa juste place. À la vue de cette “réussite”, journalistes et marketers s’empressèrent de faire du design le sauveur de l’insipide produit industriel, objet banal du quotidien. Et comme il n’existe pas d’objet “design” (best seller des ventes) sans designer, les bureaux de communication se hâtèrent de révéler l’identité personnelle de ces “Saints-Sauveurs” d’un autre genre. Nous sommes, ainsi, passés d’une culture de projet, globalisante, au culte des designers, focalisant. Christine Colin énonce que nous sommes passés « d’une médiatisation de projet, telle qu’elle était pratiquée par la presse professionnelle, à une médiatisation de “portrait” avec la presse grand public. » Peu à peu, « les portraits médiatiques ont fait écho aux monographies dans l’édition d’ouvrages. Puis, les monographies sont devenues des autoportraits. »73 Ce phénomène eut pour conséquence de créer un amalgame entre l’identité personnelle du designer et celle de l’objet. L’objet n’est plus exclusivement estimé pour la qualité de son exécution, soit pour lui-même, mais tend à être également apprécié pour la mention de sa signature. Cette tendance poussée à l’extrême a donné naissance à une sur-médiatisation, voire, une starification des designers. Leurs qualités personnelles sont pleinement assimilées aux projets qu’ils ont menés. Deux facteurs semblent être à l’origine de ce phénomène de médiatisation. Le premier est, sans nul doute, lié au phénomène de mondialisation. Aujourd’hui, la plupart des objets produits ne sont plus exclusivement destinés à une ville, une région ou une nation. Ils sont généralement réalisés pour un ensemble de pays, un continent voire la Terre entière. La production 73 Christine Colin, « Des individus et des repères spatiotemporels », in Design & Designers français, sous la dir. de Christine Colin, Paris : Industries françaises de l’ameublement, 2006, p.16.

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dans son intensification et son internationalisation a fait perdre aux objets les détails de leur identité géographique. Ils sont pensés ici, fabriqués là-bas, assemblés ailleurs, vendus chez nous, chez nos voisins proches ou éloignés. En ouvrant ses frontières, la production a lissé l’identité géographique des produits pour que ceux-ci répondent au mieux aux besoins de chacun, que ce dernier soit français, européen ou d’outre-atlantique. Ainsi, sur le marché mondial, les produits se répondent, tout en offrant des usages similaires. Ici et ailleurs l’offre est sensiblement la même. Le design lui-même a subi les effets de ce lissage global. Alors que pendant trente ans, il fut possible de parler de design italien, français ou américain, aujourd’hui, il n’existe plus de code permettant de qualifier un objet d’italien, français ou d’américain puisque la culture même tend à s’universaliser. Aujourd’hui, on parle de cette génération de designers, de Konstantin Grcic, de Jasper Morrison, de Marc Newson, …, sans même savoir s’ils sont allemands, anglais ou australiens. Ce n’est plus leur nationalité qui détermine leurs spécificités mais leurs sensibilités individuelles nourries par leur culture de provenance, d’appartenance et leurs influences. « Le design d’aujourd’hui ne correspond plus aux différentes cultures nationales, ni plus aux produits qui les composent, mais à des individus qui sont les seuls acteurs solides dans un scénario chaotique composé de molécules en mouvement. »74 Il est certain que pendant des lustres, le facteur géographique fut à l’instigation de styles spécifiques. Mais aujourd’hui, à l’heure où l’on parle, non plus de territoires nationaux, mais d’un territoire mondial, de nouvelles “circonscriptions” de pensées émergent. Ces territoires abstraits ne possèdent pas de délimitation physique. Ce sont des espaces communs dans lesquels se retrouvent et se répondent des langages singuliers animés par des ambitions 74 Andrea Branzi, « Design sans frontières : le cas Bouroullec », in Design & Designers français, sous la dir. de Christine Colin, Paris : Industries françaises de l’ameublement, 2006, p.77.

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personnelles. Andrea Branzi définit ces « plates-formes immatérielles et spirituelles » comme étant « des sortes de sémiosphères, des essaims linguistiques dans lesquels les différentes cultures nationales se dispersent ; des systèmes expressifs globalisés où tout est pareil et tout est différent. »75 Dans chacune de ces sémiosphères, il existe une bibliothèque de codes communs que chacun de ses acteurs adapte à sa propre pensée. Chaque essaim linguistique possède un “alphabet” unique utilisé par tous ses protagonistes mais dont l’agrément formel est individuel. Ainsi, chacun des acteurs est libre de choisir la “typographie” qui correspond au mieux à l’expression de ses propres convictions. Dans ce nouveau contexte, ce n’est plus la mention made in qui est promue mais le created by assignant un être à la genèse de tous produits. Ainsi, les designers sont valorisés en tant qu’individus ; « des personnes désormais devenues continents, villes, régions, territoires : des personnes qui élaborent et propagent un ADN qui leur est propre, fait de sensibilité, de cérémonies, de couleurs, de salutations. »76 L’objet devient un moyen de véhiculer et de communiquer les convictions, les prises de position propres à celui qui l’a créé. L’identité de l’objet est liée à celle de celui qui l’a pensé. De ce fait, le designer devient le “patrimoine”, le référent identitaire ou l’identité même des objets qu’il conçoit et c’est cette attribution qui va permettre aux objets de se différencier. L’objet retrouve sa singularité. De plus, il apparaît comme plus proche des individus car il porte en lui une part d’un individu, un détail d’humanité. Et c’est cette nouvelle assignation du designer qui est à l’origine du second facteur de sa médiatisation. En effet, face à ce regain d’humanité, le sang des marketers ne fit qu’un tour ! Percevant le potentiel médiatique de cette nouvelle attribution identitaire, ils s’empressèrent de s’affranchir 75 Ibid. 76 Ibid.

L’ABSCENCE


des designers pour mener ensemble des projets de co-branding dont les slogans leurs faisaient, par avance, siffler les oreilles : “un objet conçu par l’homme pour l’homme !” Initialement, le co-branding est une discipline marketing qui a pour objectif d’associer deux ou plusieurs marques pour le développement, la commercialisation et/ou la communication d’un produit. Peugeot et ses voitures Roland Garros, Yoplait et ses mousses au chocolat Côte d’Or sont des exemples des ces stratégies commerciales associatives. Ces regroupements « visent à pérenniser les marques en enrichissant leurs contenus et leurs images, tout en élargissant leurs cibles de consommateurs et en minimisant leurs investissements de la communication et de recherche et développement. »77 Dans le cas des produits co-signés, « les entreprises associent le prestige octroyé au nom du designer à celui donné par la marque. »78 Ces actions collectives sont de plus en plus programmées car les études démontrent que les clefs du succès des ventes résident dans l’avènement d’une signature. Les produits estampillés du nom de leur créateur semblent, ainsi, être d’une qualité “supérieure” par rapport aux autres produits de la marque du fabricant. Cependant, il convient de noter que ces collaborations ne sont possibles que par le positionnement spécifique des designers sur le marché. En effet, aujourd’hui, leurs signatures sont, de plus en plus souvent, gérées comme des marques. Philippe Starck finit même par faire de son propre nom, héritage de sa filiation, un logo. Un choix stratégique qui leur permettent d’avoir une grande visibilité et lisibilité sur le marché. Un système dans lequel le designer se fait le propre promoteur de son travail et de son originalité.

77 Luc Boyer, Didier Burgaud, Le Marketing avancé, Paris, Éditions d’Organisation, 2000, p.216. 78 Benoît Heilbrunn, « Quelques marqueurs du design français », in Design & Designers français, sous la dir. de Christine Colin, Paris : Industries françaises de l’ameublement, 2006, p.46.

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Si les produits co-signés permettent aux designers de s’établir sur le marché, il n’en reste pas moins que ces actions restent majoritairement favorables au second signataire : la marque. En effet, au-delà d’adjoindre la seule renommée du créateur, la marque fait sienne les valeurs personnelles de l’individu. C’est un peu comme si, lorsque vous buviez l’eau de source Saint-Georges ou une Heineken fraîchement sortie de sa Luxury Bottle, vous absorbiez un peu de Philippe Starck ou d’Ora Ïto en personne… Ces entreprises sont menées pour créer une proximité avec le consommateur. Puisque ce n’est plus une personne morale (la marque) qui s’adresse à lui mais une personne à part entière (le designer). Toutefois, l’usage excessif de cette pratique amorce ses propres limites. Il est certain qu’il fut légitime de penser que le designer était la personne qui incarnait au mieux l’identité des produits qu’il conçut. Cependant, lors de ces collaborations à “grande échelle”, le designer répond à un cahier des charges strict. Son intervention est soumise aux contraintes productives et commerciales. La réponse qu’il apporte est, certes, teintée de sa sensibilité mais ne peut en aucun cas formuler sa propre identité puisque son rôle se limite, bien souvent, à la “cosmetibilité” du produit, à l’habillage qu’à une réelle action sur son cœur. Dans ce contexte, les designers n’ont pas moins d’un rôle de “re-looking”, de redesign soit une relecture formelle, une remise au goût du jour de l’image des valeurs de la marque. Le design industriel (en opposition au design d’auteur) a bien du mal à permettre aux produits d’exprimer leur vraie nature. Inscrit dans un processus complexe, l’objet n’est pas moins l’œuvre du designer que de ses dissidents. Il est une réponse aux désirs de chacun d’entre eux. De ce fait, il n’est pas le design de conception globalisant que l’on aurait bien voulu nous vendre… L’ABSCENCE


L’objet de notre temps est en pleine crise identitaire. L’intensification de la production ainsi que l’émergence de nouveaux référents (nouvelles typologies d’objets, nouvelles technologies, nouveaux matériaux, nouveaux codes, …) a fait perdre aux objets leur force naturelle. Ils ne semblent plus se suffire à eux-mêmes dans l’expression de leur fond. Pour vaincre cette “dénaturalisation”, on assiste à une production excessive de codes sensée redéfinir la vraie valeur du tout. Or, cette multiplication de signes et d’informations relatives n’a pas l’effet escompté puisqu’elle ne cesse de renforcer le trouble identitaire. Alors que les détails aideraient à l’émancipation du tout, ici, le phénomène inverse se profile. L’excès de signes a fini par tuer le sens global, rendant le tout insipide. Les objets ne se manifestent plus que sous forme d’apparences : de simples surfaces ayant égaré les richesses de leur épaisseur. Pour contrer cet effet superficiel, tous les détails sont mis en avant, essayant à grand-peine de re-qualifier l’ensemble. Cependant, cette surexposition crée une confusion ; la hiérarchie de la valeur des détails s’étant évanouie dans l’ostentation. Ainsi chaque signe apparaît comme étant de valeur similaire. De plus, leur profusion tend à brouiller les chemins qui nous mènent à leurs ailleurs fondateurs, la lecture d’un détail étant parasitée par la présence assidue de signes limitrophes. Cette perturbation altère notre faculté à percevoir les nuances donc à comprendre l’objet dans son entier. La grille de lecture, au travers de laquelle l’objet est évalué, s’avère être, de nos jours, obsolète car l’objet a changé de statut. Alors qu’auparavant il répondait à un usage spécifique dans une société de consommation basée sur le besoin, aujourd’hui, l’objet, au-delà de proposer un usage, remplit le rôle de signe ou de symbole dans cette nouvelle ère de consommation basée sur la communication. Ainsi, la totalité de l’objet, semble s’être muée en un détail aidant à l’émancipation et l’expression de l’individu émetteur ou détenteur. 138 139




* Intermède


« Que tes pieds sont beaux dans tes sandales ! »*

Alors que certains s’apprêtent de polos, vestes, tricots griffés, d’autres roulent en voitures rabaissées ou téléphonent avec des nouveautés, moi, je définis une part de mon identité par ce que je porte aux pieds… J’ai toujours eu un rapport particulier à tout ce qui touche au vestimentaire, voire quasi compulsif en matière de chaussures, baskets, bottes, souliers... Il me faut ce que les autres n’ont pas… l’unique, l’incroyable, l’extraordinaire. Lors d’un voyage à New York, après quelques visites d’ordre culturel, me voilà partie en quête de l’objet magique, de LA paire de chaussures unique. Car qui disait voyage, disait souvenir à chausser ! Aux aguets, l’œil vif, j’arpentais les rues de long en large à l’affût de la paire

hors

paire.

Magasin

après

magasin

mon

impatience

grandissait.

Lorsque, tout à coup, perdue au milieu d’un rayonnage de baskets usées par la série, d’un “shoes-store” quelconque,

une paire de souliers à caractères sportifs

m’apparut ! Des baskets exceptionnelles arborant un jaune fluo stupéfiant souligné par des pièces d’assemblage argentées. Enfin, c’était elles! Elles étaient là mes chaussures de rêve. Mes promises m’attendaient, m’appelaient. Je ne les avais jamais vues, elles étaient donc pour moi. J’en étais tombée amoureuse sans même les avoir essayées ! Elles devenaient mon “objet souvenir” outre-atlantique, mon trophée. Fière comme Artaban, je les scrutais dans leur écrin attendant impatiemment le jour de leur première sortie. « Souliers à caractère sportif » ai-je dit ! J’ai omis de préciser que la rareté de cette paire de baskets, dans le milieu urbain, était, sans nul doute, due à leur réelle “dévotion” pour une discipline sportive : l’athlétisme. Elles auraient


pu être créées pour chausser les plus grands coureurs de marathon, de décathlon ou encore les lanceurs de poids, mais non… Mes chaussures lunaires avaient été conçues pour les coureurs de vitesse, pour tous ceux dont le pied doit adhérer à la piste. Je compris bien vite que ces chaussures ne devaient pas sortir de leur couloir sportif. Pourtant cette paire me seyait à ravir. Comment me résigner moi qui me voyais déjà “craner” avec aux pieds mes nouveaux souliers ? Mais le sport eut une nouvelle fois Car

leurs

crocs

féroces

devinrent

raison… Je ne suis pas allée bien loin… des

obstacles

à

mes

déplacements

quotidiens : leurs semelles rigides présentaient des crampons moulés, aiguisés et impraticables. Chaussée de mes “merveilles”, chaque pas devenait un calvaire. Le revêtement lisse de nos trottoirs, stations de métro, carrelages, parquets, …, me faisait l’impression d’une patinoire travaillée pour les Jeux Olympiques.

* Le cantique des cantiques, VII, 1.



Détail-signe

L’essor d’une société communicationnelle a engendré une modification du statut global de l’objet. Au-delà de son offre usuelle, l’objet se voit adjoint une fonction de communication. Même si les objets ont toujours participé à l’élaboration et la propagation d’un message particulier, aujourd’hui, ce principe a été pleinement intégré au tout pour en devenir une composante fonctionnelle à part entière. Dorénavant, la qualité d’un produit tient, d’une part, de sa réponse à un besoin spécifique et, d’autre part, de sa capacité à transmettre un message à tous, à moi-même ou aux autres. Quelle que soit leur typologie, les objets ont développé cette nouvelle fonctionnalité en vue de se démarquer sur un marché engorgé. L’objet éloquent a pour objectif d’atteindre singulièrement le consommateur. Le changement d’état du tout entraîna nécessairement des modifications au niveau de ses parties.Ainsi, les détails inhérents à la totalité ont, eux aussi, subi certaines transmutations. Pour tenter de comprendre quelle fut l’influence de cette nouvelle vocation communicative, il faut repenser l’analyse de genre du détail, sous l’angle de la contrainte de la diffusion d’informations. Si tout objet est devenu vecteur d’informations, ceux-ci cherchent, avant tout, à communiquer des valeurs abstraites. Dans ce schéma, les détails se font les témoins de l’existence de ces données immatérielles. Selon qu’ils soient solitaires ou solidaires, ils en sont une illustration métonymique ou métaphorique.

La métonymie Le détail solitaire est une partie du tout dont le sens et l’univers auquel il se réfère sont indépendants de la totalité. Rapporté à l’ensemble, le détail solitaire adjoint au tout les qualités de son univers singulier. Ainsi, par sa simple présence, il enrichit le tout et en offre une lecture autre (teintée L’ABSCENCE


de ses valeurs particulières). Son apposition sur un support ne peut en changer les qualités physiques, cependant, sa présence tend à en modifier le contenu significatif. Le logo d’une marque, apposé sur un support, va transmettre ses qualités à celles du tout. Le détail solitaire véhicule des données abstraites. Il a pour vocation de prouver la présence d’autres informations qu’il convient de prendre en compte afin d’avoir une lecture globale du tout. C’est en ce sens que le détail solitaire se définit comme étant une métonymie. Puisque possédant une représentation physique, au-delà d’être une métonymie, le détail solitaire est un signe. Il est la synthèse optimisée de ce qu’il souhaite adjoindre comme signification à l’ensemble. La fonction “lecture” de nos appareils est, par exemple, représentée par un signe, une figure géométrique triangulaire. Ce signe, en plus de rendre matérielle une fonction, véhicule l’univers technique des objets sur lesquels il est signalé. Les logos, quant à eux, sont une abréviation graphique de toutes les valeurs (identitaires, morales, marchandes) d’une marque. Quentin Bajac énoncera à ce propos que « le goût de la métonymie pousse le discours marketing à résumer l’entreprise à son enseigne. Le pouvoir est dans le signe. »80 Le pouvoir du signe détrône celui de l’objet global. Sinon, pourquoi le marketing s’obstinerait-il à transformer chaque valeur en code universel ? La nécessité de codification est perceptible dans le milieu des marques. La concurrence étant telle que tous les produits se sont vus être encodés afin de matérialiser leur singularité. Ce n’est plus l’objet dans son entier qui est promu mais, bel et bien, l’univers auquel le signe fait référence. Ainsi, à coup de slogans publicitaires, Nike avec son « Just do it » propose des baskets aidant au surpassement de soi. Une émancipation possible, non pas par la paire de baskets mais par la présence du signe swoosh, une virgule offrant des ailes à celui 80 Commissaire d’exposition : Les peintres de la vie moderne, septembre 2006-mars 2007, centre Pompidou.

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qui la porte. Le pouvoir des objets réside donc, en partie, dans celui de leur signe. Ce transfert d’autorité atteint son apogée dans l’ensemble des objets liés à la représentation d’un individu. L’“icotype” de Nike a un tel degré d’universalité qu’il peut servir à lui seul de publicité pour la marque. La virgule se substituant à la présentation de n’importe quel produit. Ce ne sont plus les produits que l’on communique, mais leurs signes que l’on fait valoir. Par ailleurs, la prépondérance des signes entraîne la contrefaçon des supports sur lesquels ils sont présents. La valeur ne résidant plus dans la qualité du tout, mais dans la puissance de leur signe, il suffit alors d’une simili copie de la totalité pour faire illusion. Ainsi, l’univers spéculatif auquel font référence les signes abusés font aussi la fortune des contrefacteurs.

La dénotation Le signe est une dénotation. Il est un élément invariant et objectif de la signification du tout. « La dénotation se distingue des autres significations (connotées) par sa fonction singulière d’effacer les traces du procès idéologique en le restituant à l’universel et à l’innocence “objective”. »81 Par sa simple présence, il met en évidence la nécessité de sa prise en compte et l’unique signification qu’il matérialise. Même si le signe apparaît comme secondaire au sein du tout, ce n’est que par son estimation objective que le tout pourra être apprécié dans son entièreté. Le triangle de lecture indique que le tout a la possibilité de lire des informations. Il renvoie au caractère technique de l’ensemble, invisible à l’œil nu. Toutefois, comme tous signes, ces détails n’ont de valeur que parce qu’ils sont partageables. C’est-à-dire qu’ils n’endossent ce rôle signifiant 81 Jean Baudrillard, Pour une critique de l’économie politique du signe, Paris, Éditions Gallimard, 1972, p.193.


que dans la mesure où leur représentation et leur sens sont universels. Un triangle isocèle dont le sommet le plus haut est orienté vers la droite, est de prime abord, une figure géométrique quelconque. Cependant, sa présence répétée en vue de transcrire une valeur spécifique et immuable, lui a donné le statut de signe. Il est un élément reconnu par tous pour cette attribution singulière. Tout un chacun en connaît le sens. En somme, le signe n’existe que parce que les informations qu’il communique sont communes à tous. Les termes du contrat qu’il offre sont strictement définis. Néanmoins, le contrat qu’il propose ne peut être dépassé ni par l’objet, ni par la perception que l’on en a. Son analyse induit une lecture objective. Transposé à un ensemble, il cristallise les données annexées sur son support. De ce fait, il peut y avoir méconnaissance mais en aucun cas interprétation du signe et de sa relation au tout. L’action de leur fusion se limite aux termes du contrat pré-établi. Lors de la lecture de ce détail solitaire, l’individu est sollicité passivement. Il intègre son sens sans jamais pouvoir remettre en question le bien-fondé de cette signification. C’est au travers de cette promesse orchestrée que les signes révèlent la valeur (réelle ou supposée) de l’ensemble. Le doré d’une montre, superficiel ou dans la masse, renseigne sur le prestige de l’objet mais, au-delà, la couleur indique également le prestige de celui qui la porte. Par son objectivation, le signe est aisément “détournable”. Il ne s’estampe que sur les supports qui vont lui permettre de conforter ses qualités propres. Sa présence sert également son auto-promotion. De plus, la variété de supports sur lesquels un même signe peut être appliqué favorise son détournement. Le support passant finalement pour subalterne. La maison Prada, par exemple, anoblit les produits sur lesquels son logo est estampillé, des vêtements aux lunettes, en passant par le rayon parfumerie et par les revendeurs de téléphonie mobile. Les signes, type logos, sont des caricatures de ce que peuvent devenir les détails solitaires dans un excès d’égocentrisme. En effet, on peut constater qu’aujourd’hui, 148 149


les produits griffés sont davantage estimés pour la présence de leur logo que pour leur qualité intrinsèque. Ici, ce n’est plus la totalité qui importe mais le détail. D’ailleurs, les marques l’ont bien compris puisque les signatures griffées se déclinent, grossissent, deviennent motif, parfois jusqu’à en oublier leur cohérence avec leur tout d’accueil. Le plus important étant leur visibilité. Ces détails solitaires sont des signes dont les valeurs singulières sont détournées de leur support pour être pleinement adoptées par l’individu fièrement détenteur. Les entreprises ayant analysé l’engouement des consommateurs pour les signes se hâte de concevoir des produits en vue d’un futur détournement. Sinon quel intérêt aurait eu la maison Prada à commercialiser des téléphones griffés ? Les objets nous servent toujours autant mais différemment. Leur usage fonctionnel devient secondaire. Bernard Blandin explique que « les relations “symboliques” à l’objet incluent celles qui font d’un instrument de communication un signe d’appartenance à un groupe social. Depuis les analyses de Barthes regroupées dans ses Mythologies, nous savons qu’un objet peut devenir un signe et véhiculer une signification qui peut n’avoir qu’un lointain rapport avec l’objet et ce à quoi il sert. L’objet devenu signe fonctionne comme un alibi : le sens de l’objet n’est pas dans sa finalité, mais ailleurs. Baudrillard, dans son Système des objets va jusqu’à dire que les objets, dans la société de consommation, n’ont plus qu’une seule finalité, celle de signe. »82 Le signe d’appartenance à un groupe social apparaît, alors, comme une fonction de l’objet, activée ou mise en œuvre par l’exposition de l’objet aux autres. À ce propos, le sociologue Michel Maffesoli précise que « l’objet peut devenir emblème et support de rituels, vecteur de communion […], il sert de pôle d’attraction pour les tribus postmodernes. L’objet au sein d’une tribu est valorisé parce qu’il peut aider au regroupement 82 Bernard Blandin, La construction du social par les objets, Paris, Éditions P.U.F., 2002, p.94.

L’ABSCENCE


de ses membres. Il devient le support permettant le partage d’une émotion. »83 Par exemple, les objets techniques les plus récents (lecteur mp3, téléphone portable, palm, etc.) sont soumis au phénomène de mode : utiliser le modèle identifié comme celui que “tout un chacun se doit de posséder”, revient à faire partie d’une élite, d’un club, mais cela n’implique pas que faire partie de cette élite soit le besoin que satisfait l’objet. Le même phénomène s’opère pour les gens qui arborent ostensiblement leur Rolex, ou encore leur Golf Volkswagen. Même si l’individu ne cherche qu’à s’impressionner lui-même, le soi étant alors considéré comme un autre, la recherche de statut social est, peut-être, considérée comme une fonction collective. L’individu peut avoir pour objectif d’atteindre un statut particulier. Ainsi, il adoptera sa consommation à cet objectif. L’objet devient alors un médiateur symbolique entre soi et les autres. Il est donc possible d’inférer l’identité des autres à partir de leurs possessions. Il reste indéniable que l’objet participe à la représentation publique d’un individu. Si les objets sont traditionnellement pensés comme le prolongement du corps et de l’esprit, ils sont aussi perçus et estimés car ils sont le miroir de notre style de vie, de notre personnalité. « Certes il n’existe pas de relations simples entre les catégories d’acheteurs et les catégories de voitures. L’être humain est un ensemble complexe de motivations nombreuses qui peuvent se combiner d’innombrables façons. Néanmoins on admet que les différentes marques et modèles aident les gens à exprimer leur propre personnalité. »84 L’objet se fait le témoin silencieux de notre existence. Le signe visible de ce que je suis.Tout comme les marques cherchent inlassablement à se positionner sur le marché, l’individu consomme activement afin d’affirmer son statut dans la société. Les objets contribuant à la construction du soi, permettent au consommateur de s’identifier, 83 Cit. in Jaqueline Winnepenninckx-Kieser, 4ème Tutorat collectif en Marketing du réseau A.L.M., Mauvezin, juin 2007. 84 Cit. P. Martineau, in Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Éditions Gallimard, 1968, p.265.

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plus précisément, de s’auto-identifier, de progresser dans sa quête d’autonomie. Ainsi, le standard d’usage n’est plus défini par la composante fonctionnelle d’un produit mais sur sa distinction sociale ou culturelle. L’objet devient un détail de soi, un détail social.


Détail-symbole Le détail solidaire est un élément intrinsèque au tout. Sa perception se fait au travers d’allusions. Le détail solidaire est un indice dont l’interprète est l’individu. Le sens qu’il lui confèrera est intimement lié aux valeurs personnelles de ce dernier. Ainsi, il crée une relation d’échange entre l’individu et la totalité. Les détails solidaires font appel à la subjectivité de chacun. Ils établissent un contrat direct avec le destinataire, sans intermédiaire.

L’allégorie La subjectivité requise pour l’interprétation de cet indice, désigne le détail solidaire comme étant un symbole. C’est-à-dire qu’il est un élément qui évoque, par sa forme ou sa nature, une association d’idées spontanées avec quelque chose d’abstrait ou d’absent. La colombe est le symbole de la paix et le rouge celui de la passion. Cependant, la signification à laquelle le symbole renvoie est établie, certes, à partir de bases communes, mais dont l’entière interprétation est conditionnée par les valeurs et connaissances individuelles. Chacun se figurant ce qu’est le concept de paix ou de passion. Contrairement au signe qui fait référence à une pensée rationnelle et logique, le symbole, selon Kant, fait appel à la « pensée intuitive ». Il permet à la pensée de tendre à l’appréhension de domaines situés au-delà de ce qui est accessible à la pensée rationnelle. Chaque individu déchiffre les symboles au travers de son propre patrimoine, il ne se limite pas aux bien-fondés. Alors que le lien entre le signifiant et le signifié du signe est arbitraire, le symbole, quant à lui, vise la figuration, il est allégorique. Il cherche à créer des images mentales pérennes. Le signe possède une valeur conventionnelle de désignation, il est univoque. Le symbole est plurivoque, il renvoie à diverses réalités. 152 153


Il est une image individuelle ayant une valeur évocatrice, magique et mystique.Il transpose ses propres valeurs au sein de notre univers personnel. Le détail solidaire ne possède pas une signification pré-établie mais autant de sens différents qu’il existe de perceptions individuelles. Alors que le signe atteint les individus de façon collective, le symbole sollicite individuellement des valeurs humaines qui trouvent leur écho dans notre intimité. Le détail solidaire est un symbole métaphorique, une figure basée sur le transfert. Le sens que nous lui conférons est, avant tout, celui qui est analysé, perçu, au travers de nos émotions. Il n’a de sens que parce qu’il m’évoque personnellement quelque chose. Ce blanc dont l’interférence nacrée me rappelle la voiture de Greg et l’après-midi passée chez un coloriste, l’encombrement et le poids de cet objet qui me rappelle celui d’une pomme, le grain de cette matière qui m’interpelle sans savoir ce qu’il m’évoque concrètement. L’individu est libre d’interprétation. Le symbole se dessine donc comme étant une connotation renvoyant à un univers périphérique ouvert. Il suggère une orientation d’interprétation, mais ne dicte en aucun cas les limites de cet univers. Les symboles sont à l’image de « la musique [qui] ne saurait se limiter à son propre langage : elle n’existe et n’a d’impact sur la sensibilité que parce qu’elle signale autre chose qu’elle-même, cette autre chose étant précisément ce qu’elle réussit, mieux que tout autre langage. »85 Dans l’interprétation de la métaphore symbolique, l’individu y investit son propre registre qui reflète sa vue personnelle du monde. Tout comme le langage musical, le symbole est universel car il est intraduisible.

85 Clément Rosset, L’objet singulier, Paris, Éditions de Minuit, 1979, p.81.

L’ABSCENCE


Perspectives ouvertes

Alors que le signe induit l’effacement de la chose principale, le symbole, quant à lui, représente son renouveau. Dans son appréciation personnelle, le symbole rétablit une communication entre l’individu et l’objet. Il rend « aux objets une immédiateté, une réalité brute qui ne seraient pas mise à prix »86 puisqu’elle est basée sur des ressentis humains. Le symbole en offre une perspective ouverte. L’univers périphérique auquel le symbole renvoie, n’est autre que l’univers personnel de chacun. La plupart des objets dessinés par les frères Bouroullec ont une forte valeur symbolique. Leur Lit clos (Galerie Kreo, 2000) sur pilotis évoque à celui qui le voit les cabanes de notre enfance (chacune de ces cabanes de référence étant unique). Leurs Objets lumineux (Galerie Kreo, 2004) peuvent être perçus comme étant des chrysalides par leur luminescence ou des sarcophages par leurs dimensions. La simplicité de leurs formes permet à chacun d’y projeter les mêmes références. Cette précision dans la perception extérieure permet à ces objets de devenir eux-mêmes des symboles. Ainsi dans leur globalité ils évoquent autre chose qu’eux-mêmes. Ils ne sont plus lit ou lanterne mais cabane, chrysalide ou autre. Leur forme et leur usage s’estompent face au pouvoir du symbolique.

86 Jean Baudrillard, Mots de passe, Paris, Éditions Fayard, 2000, p.16.

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Objet lumineux, 2004.

Contre-plaqué de bouleau, altuglass, h.102,9 cm, ø 40,5 cm Galerie Kreo, Paris.

Lit Clos, 2000.

Contre-plaqué de bouleau peint, acier, aluminium, altuglass, 200 x 240 x 140 cm.Galerie Kreo, Paris.



Les symboles possèdent ce qu’ont perdu les signes, une force “naturelle” puisque leur dessein dépend de l’interaction individuelle. Ainsi, l’objet dans sa totalité sort de la passivité de son usage. Il nous raconte une histoire intime, teintée des valeurs de la totalité et fixée par nos propres convictions. Les touts incluant des détails-symboles sont appréciés pour leur inclusion individuelle et leur liberté d’interprétation. Chacun pouvant en raconter une histoire singulière. En somme, ces objets sont plus proches des individus parce qu’ils ne dictent pas leur finalité significative.C’est l’homme qui en déterminera la fin. entre l’individu et l’objet semble contrer les effets néfastes d’une production démesurée. Elle s’affiche aussi comme étant un moyen pour que le consommateur adopte pleinement le bien qu’il détient. Ce phénomène se traduit, entre autre, par la résurgence des produits narratifs. Des produits qui se personnifient et racontent des histoires à un individu, seul narrateur. Cependant, lorsque le symbolisme dépasse l’évocation, il retombe sous l’emprise du signe. Le retour du style Baroque fut impulsé en vue de recouvrir ce lien privilégié existant entre l’individu et l’objet. Néanmoins, la transposition quasi parfaite de ces valeurs inscrites dans le temps dans des matériaux contemporains figea l’interprétation sensible car l’univers de référence était préalablement délimité. Que signifie la chaise Louis Ghost (Kartell, 2002) de Starck si ce n’est une vraie chaise Louis XV ? Aucune autre image n’est possible.

L’ABSCENCE



6 LE PARADOXE

DU MINIMUM DĂŠtail Ouvert, Appropriation Totale



Le sens du détail : Considération de chaque élément dans ses moindres particularités.


LE PARADOXE DU MINIMUM Pour se démarquer, mais également pour nous atteindre individuellement, les objets ont la nécessité de communiquer autre chose que leur simple valeur d’usage. Ils doivent transporter ceux qui les possèdent et c’est à cette condition qu’ils seront pleinement adoptés. Les objets comportant des signes aident à l’émancipation et à l’affirmation de l’identité d’un individu dans la société. Quant aux objets à forte valeur symbolique, ils ont pour ambition de trouver leur signification et leur place dans la société au travers de notre patrimoine personnel. Si l’objet-signe favorise l’autonomie identitaire des individus, il se révèle être, par ailleurs, soumis à la conjoncture actuelle. C’est-à-dire qu’il subit les tendances du moment. Au fil des saisons, il peut passer de l’objet que “tout un chacun se doit de posséder” à “has been”. Il est ainsi chroniquement fortement apprécié pour sa composante communicationnelle. L’offre d’identification étant dépassée, l’objet dans sa totalité voit ses jours se terminer au fond d’un placard, d’un tiroir, en tout cas dans le noir, en attente d’un possible “revival”. Par opposition, l’objet-symbole n’est pas nécessairement un objet dont nous profitons de l’usage. Il s’apparente davantage à un objet de contemplation (issus de l’artisanat ou de la décoration) qui nous sert une fois l’an. Il se trouve quelque part dans notre environnement quotidien, latent et immobile. Il nous fait rêver bien plus qu’il ne nous sert. Partant de l’analyse que les objets d’aujourd’hui sont davantage appréciés pour ce qu’ils représentent plutôt que pour ce qu’ils sont réellement, il convient de se demander comment il est possible de re-qualifier leur essence et leur composante fonctionnelle, sans négliger leur portée d’auto-identification, pour que celles-ci soient estimées à leur juste valeur ? 162 163


Détail essentiel

Aujourd’hui, la séparation des tâches est bien établie. Soit l’objet possédé nous sert dans un but fonctionnel, soit communicationnel. En somme, les objets ne parviennent plus à instaurer naturellement un équilibre pertinent entre chacune de ses composantes afin qu’aucune d’entre elles ne prédomine.

Fonctionnel/communicationnel Bien des tentatives ont été menées dans l’optique de re-qualifier les composantes de l’objet à leur juste valeur. Dernier en date, le phénomène de customisation qui propose une personnalisation des objets du quotidien. Volkswagen lance un nouveau service, le New Beetle Art, qui permet de personnaliser sa voiture sur une base de quatre modèles différents, déclinables selon les couleurs. La société Nike suit et propose son NikeID au slogan présomptueux « la perfection est personnelle. » Un site sur lequel le consommateur façonne ses baskets à son image et à son confort (pointure du pied droit et gauche, largeur du pied, matériaux, couleurs). C’est l’invention du produit unique à échelle industrielle. La recherche identitaire n’est plus liée au détournement. Elle a été pleinement intégrée en tant que composante du tout et valeur ajoutée justifiée. C’est elle qui déterminera une partie du sens global, l’autre étant, en théorie, affirmée par le produit lui-même. Cependant, LE PARADOXE DU MINIMUM


la proposition d’un service individualisé sur des produits de qualité continue à favoriser l’affirmation du soi plutôt que la mise en valeur de l’essence des produits. En définitive, les produits customisés continuent de refléter ce que je suis (et sont appréciés pour tel) et non ce qu’ils sont. Les produits semi sur mesure n’ont pas réussi à atteindre leur objectif “je suis un bon produit parce que je suis porté par Pierre, Paul ou Jacques”. La qualité identitaire ne permet pas de révéler ou d’élever la fonction propre ou les qualités singulières de l’objet. C’est-à-dire que malgré l’inclusion de ses “déviances” auto-identitaires, en tant que valeurs revendiquées, ces produits ne sont pas parvenus à atteindre un équilibre sain entre la qualité de leur fonction et leur part communicative. En définitive, ils se limitent à un effet miroir, reflétant les valeurs de leur détenteur, et retombent sous l’emprise signe. Et ce, même si les valeurs qu’ils revendiquent sont des valeurs individuelles. Quant aux produits dont la composante fonctionnelle prédomine, ils restent des objets de l’ombre, muets et effacés. Ils sont appréciables compte tenu du service rendu mais, au-delà de leur usage, ils n’entretiennent pas de relation intime avec l’individu. Hors de leur utilisation, il n’y a pas de projection personnelle possible. Ce sont des produits asservis qui finissent, généralement, au fond d’un placard. Certains ont bien tenté de les rendre communicants, cependant, l’effet escompté n’est pas tout à fait celui qui fut désiré. Ainsi, quelques produits “ventriloques” ont vu le jour. FagorBrandt fit appel à Chantal Thomass pour sauver notre Vedette nationale. Malgré les efforts fournis, la machine à laver Dessus/Dessous, tout droit sortie de la maison de Barbie et capitonnée d’autocollants, n’eut comme retentissement qu’un bon coup de pub sur base 164 165


Machine à laver Vedette Dessus/Dessous, FagorBrandt & Chantal Thomass, 2007. Édition limitée ( 300 exemplaires ).



de co-branding et ne fit rougir que la mère Denis. L’association entre la société d’électroménager et la “papesse du dessous chic” a davantage œuvré à la requalification de l’image de marque plutôt qu’à celle du produit lui-même. L’intervention de la styliste engendra une relation de confiance entre le consommateur et la marque et non spécifiquement avec la Vedette hybride VLT 4115. Elle n’eut pas, non plus, pour effet de reconsidérer la place du produit dans l’environnement de l’individu, donc par extension sa relation intime à celui-ci87. Par ailleurs, même si la marque fit appel à une professionnelle du vestimentaire, on est en droit de se demander quelle est sa légitimité significative à l’égard de cette machine à laver populaire ? Chantal Thomass est la spécialiste de la lingerie fine, des dessous chics. Outre la garantie qualitative qu’elle incarne, son intervention reste, cependant, surperficielle. Hormis les autocollants apposés sur la machine, celle-ci est comparable à toutes celles qui existent sur le marché. Bien que la promotion d’un programme dédié au lavage des dessous fragiles soit faite, cette fonction “inédite” semble être davantage un habillage du programme “délicat” universellement répandu. Cette fonction est d’autant plus suspecte puisque la créatrice a assorti le lave-linge d’un sac à dessous griffé. Mesdames, puisque c’est à vous que cela s’adresse, si vous vous êtes empressées d’acquérir cette machine dans le but de faciliter le nettoyage de vos parures griffées, je suis au regret de vous annoncer que malgré Tiens! Une machine à laver pour dessous féminins à pastiches autocollants roses bonbon… Inattendu… Un vrai petit bijou pour maîtresse (chic ) de maison ! À l’heure de l’égalité des sexes et du partage des tâches, il n’est pas certain que ce lave-linge serve beaucoup l’émancipation de la femme… Les clichés ont effectivement la vie dure ! 86

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son prix supérieur, la Dessus/Dessous n’est pas plus performante que les autres lave-linges de la même marque. En définitive, cette association n’a pas permis de réaliser l’harmonie entre les différentes composantes du produit. Les produits que l’on aurait cru les plus équilibrés ne s’avèrent pas être ceux dont nous avons le plus besoin. L’objet-symbole, qui est cher à l’individu car il y projette des attributs qui lui sont personnels, reste la plupart du temps un objet-souvenir, contemplatif (parce que décoratif) ou élitiste (parce que rare ou cher). On cherche inlassablement à positionner les produits sur le marché en imposant à qui, pourquoi, comment, à quelles conditions. Le marketing se bat pour ne pas perdre ses précieuses parts de marché en omettant, bien souvent, que leurs dividendes annuels résultent, avant tout, d’une relation singulière entre un individu et son bien. Il cherche inlassablement des solutions qui lui permettraient de continuer à concevoir/produire/ vendre des quantités démesurées de produits qui touchent (véritablement ou illusoirement) le consommateur. Malgré le constat que l’offre ne correspond plus ni à la demande, ni aux besoins spécifiques des produits, le marketing s’échine à rajouter, amplifier, reteindre ces derniers mais en vain. Et « cet objet qu’on avait voulu maintenir dans une sorte de passivité analytique, se venge… »88 Il manifeste son mal-être, son désarroi. Le problème est plus profond… Au-delà de leurs rectifications par ajout ou soustraction de parties, les objets, devenus insensibles, annoncent leur nécessaire remise en question. 88 Jean Baudrillard, Mots de passe, Paris, Éditions Fayard, 2000, p.83.

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Dans une société où les codes et les valeurs ont changé, il semble essentiel de reconsidérer l’objet dans son entier, pour que ce dernier recouvre sa force naturelle, sa place légitime et ses perspectives ouvertes. L’objet doit se défaire de son emprise consumériste qui le cristallise, “l’objectivise” et le fixe temporellement donc le désinvestit de toute illusion. Jean Baudrillard énonçait la nécessité de réinvestir les objets pour leurs qualités réelles. « Il me semblait que l’objet était presque doué de passion, ou du moins qu’il pouvait avoir une vie propre, sortir de la passivité de son usage pour acquérir une sorte d’autonomie et peut-être même une capacité de se venger d’un sujet trop certain de le maîtriser. Les objets ont toujours été considérés comme un univers inerte et muet, dont on dispose au prétexte qu’on les a produit. Mais pour moi, cet univers-là avait quelque chose à dire, qui outrepassait son usage. Il entrait dans le règne du signe où rien ne se passe aussi simplement parce que le signe est toujours l’effacement de la chose. L’objet désignait donc le monde réel mais aussi son absence. »89 Pour ce faire, il faut que l’objet retrouve les valeurs (fonctionnelles, significatives, symboliques) qui l’animent. Ce retour à l’essentiel devant favoriser une certaine forme d’individualité, peut être, même, un renouveau de son symbolisme. Le symbolisme étant, ici, primordial car c’est au travers de lui que la relation homme/objet peut être modifiée, et, par extension, réviser la place de l’objet dans la société. En effet, un retour aux valeurs propres de l’objet induirait des relations privilégiées et individualisées, bref subjectives. L’objet banal dissiperait l’objectivité qui finit par l’accabler pour être de nouveau investi par des valeurs individuelles portant l’homme 89 Ibid., p.12.

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et son bien vers un accomplissement futur. L’objet recouvrerait une harmonie interne mais aussi externe grâce au lien tissé avec l’individu. L’objet naturellement équilibré entre toutes ses composantes, mais aussi ayant la faculté de transmettre ses valeurs réelles, trouvera spontanément sa juste place et fera de son détenteur, son interlocuteur privilégié.

La simplicité Après quelques années de conception “ornementale” (forme et sens, plus ou moins “décoratifs”, rapportés à une fonction), l’objet doit entreprendre une reconquête de son cœur pour réinvestir son autonomie et sa force naturelle. Savoir ce qu’il est véritablement pour qu’il soit apprécié en tant que tel et pour que son sort ne soit plus le résultat exclusif de forces étrangères (marketing). De plus, pour que ce renvoi positionnel ne soit pas qu’une thérapie objectale il faut que la forme offre la lecture de sa nouvelle considération. Car l’objet et sa “destinée” ne se réaliseront qu’à la condition que l’individu en fasse l’expérience. Une appréhension et une compréhension essentielle car l’objet ne se définit réellement qu’au travers de cet échange. Regarder un objet, c’est se laisser conduire par sa forme, ses couleurs, ses usages réels ou possibles et, peu à peu l’objet nous capte, nous pénètre, nous entrons dans son univers, nous perdons nos qualités de sujet et en éprouvons du plaisir. Dans la perception, le sujet percevant n’est pas un spectateur passif de formes objectives : les objets qui sont investis par nos préoccupations subjectives sont valorisés

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dans le champ perceptif.90 L’objet n’est plus à absorber passivement mais n’existe et ne prend son sens que dans son interaction avec l’individu. Du rôle de spectateur, l’individu retrouve son rôle d’investigateur. Pour plus d’efficacité relationnelle, l’objet doit être décapé 91, comme dirait Jean Baudrillard, dénué de tous éléments potentiellement perturbateurs, pour lui rendre une immédiateté. L’objet doit faire preuve de simplicité pour avantager la perception que l’on en a. C’est-à-dire qu’il doit être rendu à l’essentiel pour que transparaisse une partie de son “âme”, atteindre une certaine forme de simplicité. Néanmoins, l’objet simple n’est pas simpliste. Paradoxalement, « la simplicité est en définitive très difficile à atteindre. Y parvenir requiert énormément d’efforts car elle repose sur l’attention, la pensée, le savoir et la patience. »92 En définitive, la simplicité fait appel aux mêmes qualités intellectuelles et exécutives que le détail. Dans leur accomplissement, ces deux notions partagent des préceptes communs. Tout comme le détail, la simplicité ne se réalise qu’à la condition de la disparition de la difficulté pour ne donner à voir et percevoir que l’essentiel. La simplicité doit donner l’image d’une cohérence quasi naturelle, éliminer toutes traces d’effort. Cependant, ce n’est pas parce que la difficulté s’est estompée dans la masse que l’objet se limite à ce qu’il donne à voir. Si tel était le cas, la totalité serait simpliste car elle n’offrirait qu’une perception crue. L’essence d’une chose ne réside pas exclusivement dans sa physicité. Si l’objet connaît avant tout une ambition fonctionnelle alors, cette essence doit aussi se dévoiler au cours de son usage. 90 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Éditions Gallimard, 1976. 91 Jean Baudrillard, Mots de passe, Paris, Éditions Fayard, 2000, p.16. 92 John Pawson, Minimum, Paris, Éditions Phaidon, 2006, p.9.

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Si cette révélation réussit à s’opérer dans tous les champs d’investigation de l’objet alors, celui-ci sera d’autant plus apprécié car il rendra compte d’une part de sa complexité. En outre, sa pudeur face à son dévoilement permet à l’objet simple de s’inscrire dans le temps. Sa révélation complète étant dépendante de l’interaction individuelle, son intérêt dépasse alors le temps du premier regard. L’objet conserve une part de “mystère” qu’il dévoile peu à peu. Pudiquement, il égrène ses richesses, offre dans le temps des bribes indicatrices de la complexité à laquelle il doit sa singularité. Ainsi, une certaine authenticité émane des objets simples, une sincérité induisant une transparence de leurs qualités. Déjà en 1908, l’architecte autrichien Adolf Loos manifeste la nécessité d’un retour à la simplicité. Selon lui, le dépouillement est le seul moyen de rendre l’architecture authentique. Elle doit combattre tous les parasites qui altèrent la perception du sens du tout. Ainsi, dans son réquisitoire Ornement et crime, il s’insurge contre la Sécession viennoise (courant architectural autrichien proche de l’Art Nouveau) qui utilise de façon systématique donc à l’excès l’ornementation, qui, selon lui, est « un artifice complet engendrant la laideur »93. Il cherche à combattre l’ornementation physiquement dépendante de l’architecture. Sa démarche n’est pas esthétique mais, avant tout, éthique. Il dénonce les réelles motivations de l’ornementation qui n’est qu’“art” fait de faux-semblants qui a pour but de véhiculer les codes de la bourgeoisie, figures détournant l’attention de l’essentiel. Il fait donc de son texte un plaidoyer en faveur du raffinement de la simplicité 93 Adolf Loos, Ornement et crime, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2003, p.17.

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et de l’authenticité. Il brise le règne de la façade et revendique le nécessaire retour d’une architecture cohérente, le renouvellement de constructions harmonieuses de l’intérieur vers l’extérieur en évacuant tout superflu. Il encourage les architectes à retrouver le sens d’un côté, du matériau (dont il s’agit de conserver la noblesse naturelle) et de l’autre, de la fonction94. Dans leurs applications, les matériaux sont optimisés, travaillés de façon méticuleuse pour que ceux-ci exhalent leur essence et encensent l’usage qui en sera fait. Leurs mises en œuvre participent à la transparence de leur perception. Adolf Loos exemplifie et dit que « le verre doit être ainsi fait que la boisson me semble meilleure. »95 Il faut que l’architecture ou, ici, l’objet rende évidentes les qualités qui lui sont intrinsèques. La décoration doit sourdre du matériau et non être “plaquée” dessus. Par opposition à l’ornementation, l’architecte fait l’éloge du lisse. Il invoque la simplicité au profit de l’efficacité fonctionnelle et significative. Il démontre que la sobriété permet une concentration sur l’essentiel, une immédiateté dans la perception. En s’attachant au lisse, Adolf Loos fait, paradoxalement, l’apologie du détail car le tout rendu à l’essentiel ne peut négliger ses détails. Dans le dépouillement, l’attention qui leur est portée doit être redoublée pour que l’harmonie tant recherchée se réalise. Ainsi, dans les ensembles qu’il propose, les détails esthétiques sont justifiés car ils résultent de l’agencement précis entre les différentes parties, détails techniques et structurels. Le tout recouvre son alchimie et sa cohérence visuelle, fonctionnelle et significative. Une sincérité qui a pour conséquence 94 Ibid., p.11. 95 Ibid., p.55.

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de rétablir une relation vraie ( par opposition à la relation dupée qu’offre l’ornementation parce qu’issue de codes rapportés) avec l’individu. De plus, en respectant les caractéristiques propres à chaque partie, les architectures mises en œuvre sont pérennes car elles ne peuvent être remises en question par les effets de mode puisqu’elles n’évoquent que leur vraie nature, une essence intemporelle, dénuée de codes trompeurs qui pourraient annoncer leur décadence.

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Robert Morris, Sans titre ( 4 cubes de miroirs), 1965. Miroir sur bois, 100 x 100 x 100 cm chaque.


Le minimalisme Le contexte actuel possède quelques similarités avec celui d’Adolf Loos. Tout comme les bâtiments viennois du début du XXe siècle étaient décorés à l’excès de figures représentant des valeurs autres, la plupart des objets d’aujourd’hui sont ornés de codes revendiquant des valeurs qui leurs sont impropres. Ainsi, comme l’architecte autrichien implorait le recours à la sobriété pour rendre une âme à l’architecture, un retour à la simplicité s’annonce nécessaire pour sauver les objets de leur insipidité, et leur offrir la possibilité d’énoncer clairement leur essence. La simplicité s’oppose, par nature, à l’excès et l’encombrement. Rendre les choses simples consiste à oblitérer le “non-important” pour accentuer ce qui l’est. Elle offre la possibilité de se trouver en contact avec l’essence plutôt que d’être distrait par l’accessoire. Les codes qui permettent à l’objet d’atteindre un statut spécifique (en devenant objet-signe ou symbole) ne sont pas inessentiels, toutefois, leur excès et leur prédominance écrasent tant l’objet que celui-ci perd la faculté de s’exprimer. Rendre les objets du quotidien plus simples induirait une hiérarchie des informations, un retour d’une lecture logique de l’ensemble. L’objet avant d’être un moyen pour véhiculer des données spécifiques possède, avant tout, une matérialité, un usage particulier et un sens propre. Ce que la simplicité est à même d’apporter à ces objets, est une nouvelle organisation. Il serait utopique de penser que les objets pourraient se défaire de leurs codes annexes. Il ne faut pas oublier que ce sont eux qui permettent également aux objets d’avoir une lisibilité sur le marché et une place dans notre quotidien. Cependant, se défaire, pendant un laps de temps, du poids de ces codes dédiés à la communication, permettrait aux objets de retrouver leur force naturelle. Il faut donc que dans sa matérialité, sa signification et son usage, l’objet soit autant, sinon plus, appréciable que la valeur des codes qui lui sont rapportés. L’objet doit regagner quelques fondements de modèles passés : la simplicité d’Adolf Loos et la cohérence de l’architecture moderne, le « less is more » de Ludwig Mies van der Rohe pour l’élimination des éléments perturbateurs, la mise en évidence de la forme au regard LE PARADOXE DU MINIMUM


de la fonction, l’honnêteté des matériaux, l’intégrité structurale et l’affinement jusqu’à l’extrême de ses réalisations. Mais il doit aussi savoir s’inspirer d’autres courants comme le Minimal Art qui avait pour ambition de retrouver la pureté des formes dans sa création « d’objets le plus simple possible pour qu’ils n’expriment que leur essence. »96 Il ne faut pas entendre le minimalisme comme étant une solution. Cependant, les recherches que ces artistes ont entreprises sur le dépouillement des formes dans le but de générer des objets spécifiques97 ne sont pas à négliger. Réduites à l’essentiel, les oeuvres minimalistes ont réussi à offrir une puissante perception. Donald Judd énonçait qu’il « n’est pas nécessaire qu’une œuvre donne beaucoup de choses à voir, à comparer, à analyser une à une, à contempler. Ce qui est intéressant, c’est la chose même dans sa totalité, sa qualité en tant que totalité. Les choses les plus importantes sont isolées, elles sont plus intenses, plus claires, plus puissantes. »98 Dans l’abstraction et dans leur radicalisme, les minimalistes réussirent à créer de réelles intégralités en « éliminant tout détail pour imposer des objets compris comme totalités insécables, indécomposables. Des “touts sans partie”, des objets qualifiés à ce titre de “non-relationels”. Robert Morris insistait sur le fait qu’une œuvre devrait se donner comme une gestalt,une forme autonome,spécifique,immédiatement perceptible ; il reformulait son éloge des “volumes qui créent de puissantes sensations de gestalt” :“leurs parties sont si unifiées qu’elles offrent un maximum de résistance à toute perception séparée”. »99 Le Minimal Art n’est donc pas un appauvrissement dans l’expérience, au contraire, il est une concentration sur une seule perception. Une perception efficace exemptée de tout parasite : il n’y a à percevoir que ce qui est à voir. L’objet minimaliste renvoie à sa présence littérale ou à son existence dans le monde physique. Du point de vue de cette perception spécifique, le Minimal Art diverge des ambitions du design. Alors que les minimalistes revendiquent une mono-perception, les designers par souci de multiplier les relations 96 97 98 99

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Georges Didi-Huberman, Ce que nous regardons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1995, p.33. Ibid. Cit. Donald Judd, « Specific Objects », 1965, in Ibid., p.107. Ibid., p.30.


individu/objet recherchent la poly-perception. Le minimal s’oppose au maximalisme et le minimum à l’expressionnisme. Ainsi, il faut retenir comme enseignement non pas le minimal mais l’idée de minimum. « Le minimum se définissant comme étant la perfection qu’atteint un objet lorsqu’il n’est plus possible de l’améliorer par la soustraction. Il est la qualité d’un objet lorsque chacune des composantes, chaque détail et chaque articulation, ont été condensés jusqu’à l’essentiel. Il est le résultat de l’omission de l’inessentiel. »100 Alors que l’objet minimal a pour vocation de faire converger tous les efforts mis en œuvre dans le but de générer des totalités perçues comme des intégralités, l’objet minimum, quant à lui, ne renie pas son héritage structurel. Bien qu’optimisés afin de produire des touts symbiotiques, parties et détails restent décelables.

Le minimum Tout au long de son histoire, le design contemporain a toujours tenté d’atteindre l’idée d’un objet minimum. Pour de nombreux courants et designers la recherche d’une certaine forme de simplicité s’affiche davantage comme étant un moyen pour véhiculer des convictions personnelles ou collectives plus qu’une réelle ambition ayant pour motivation l’exaltation de l’essence du tout. Le Bauhaus, par exemple, en basant ses recherches non pas sur l’inspiration mais sur une méthode organisée autour de la connaissance de la forme, de l’usage, des matériaux et de leurs procédés de fabrication, ce mouvement engendra des objets minimums qualifiables de bruts. Il est un mouvement fonctionnaliste qui n’invente pas de nouvelles fonctions, mais il stipule que la beauté est issue exclusivement de la bonne adoption de l’objet à sa fonction et à son processus de production. Ils sont, d’une part, minimums car l’expression de la fonction via la forme induisit un épurement physique. Un dépouillement ayant pour volonté d’optimiser la perception de la nouvelle relation 100 John Pawson, Minimum, Paris, Éditions Phaidon, 2006, p.7.

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entre les différentes composantes de l’objet. D’autre part, les objets issus du Bauhaus sont qualifiables d’objets minimums bruts car ils oeuvrent à la mise en évidence de l’essence de leurs valeurs primaires sans souhaiter investir les territoires du symbolisme. Cette théorie rompt radicalement avec tout modèle hérité des “arts majeurs” et prétend sortir l’objet de fonction du champ de l’expression. Ses dissidents oeuvrent à la mise en évidence des valeurs, qui selon eux, définissent un objet : sa forme et sa fonction. Pour ce faire, ils sollicitent des principes de conception techniques difficilement pénétrables par un individu non initié. En revanche, le designer japonais Shiro Kuramata, invoque la simplicité au service du symbolisme. Ses travaux sont des objets minimums dont la valeur communicationnelle est mise en exergue afin d’interpeller sensiblement l’individu. Cependant, la clarté et l’ostentation des métonymies utilisées tendent à orienter de façon explicite la perception individuelle, donc ne laisse qu’une infime place pour l’interprétation personnelle. En 1976, Shiro Kuramata crée la Glass chair (1976), une architecture de plaques de verre évoquant immanquablement la fragilité et la légèreté. L’objet dans sa forme a atteint son minimum, l’expression optimisée de son essence, toutefois, en voulant rendre évidente la lecture qui en sera faite, il se cristallise en objet signe. Les travaux menés par le Bauhaus mais aussi par Shiro Kuramata ont réussi à approcher une certaine idée de l’objet minimum. Cependant, l’épurement s’avère être davantage lié à la recherche d’une conviction (sociale pour le Bauhaus et culturelle pour Shiro kuramata) plutôt qu’un réel travail sur la révélation de l’authenticité des objets via la simplicité. Même si ces objets ont démontré leur capacité à réduire à l’essentiel une ou plusieurs de leurs composantes, la concentration reste partielle. Ainsi, l’individu ne peut se trouver qu’en partie en contact avec l’essence. La perception n’est pas totalement libre. L’objet garde en lui des traces dénotatives qui ne lui permettent pas d’être appréhendé entièrement.

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Shiro Kuramata, Glass chair, 1976.



Fort de ces enseignements, certains objets ont réussi à rendre essentiel chacune de ses composantes. Ni bruts, ni symboliques, ni trop, ni pas assez, ni archétypes, ni schématiques, ces objets sont parvenus à un équilibre parfait. Parties et détails évoluent en symbiose pour offrir au tout une harmonie telle, que parfois, elle s’avère troublante. La forme et la fonction énoncent naturellement le symbolisme et celui-ci évoque la forme et la fonction. Ces objets minimums ont même la faculté de rendre la technique poétique. Ils sont la “raison devenue visible”101 comme dirait Donald Judd. L’objet alchimique laisse transparaître sa qualité esthétique pure. Ainsi, apparaissent les nuances, les fractions millimétriques, les subtilités, les accords et les harmonies qui étaient, jusqu’alors, masqués par le surplus. L’objet minimum permet à l’individu de se trouver en contact avec son essence, mais laisse de nouveau entrevoir les richesses du tout. Il induit une perception pure. « Lorsqu’une pièce est vide, l’emplacement exact de l’interrupteur électrique exige la plus vive attention s’il l’on ne veut pas en faire un élément discordant, dérangeant les proportions du mur qu’il vient rompre. Il en est de même de l’abus d’encombrement dans un intérieur. Il est faux de dire qu’une pièce vide est nue et dénuée de caractère. C’est en fait le résultat d’un processus d’élimination. Vous réduisez, vous simplifiez, mais tandis que vous continuez à réduire, atténuer, comprimer, vous parvenez au point où vous franchissez une limite vers une sorte de monde miroir dans lequel vous percevez, en regardant attentivement, non pas du vide, mais une impression de richesse. Vous découvrez qu’il existe cinquante tonalités de blancs différents. Lorsqu’un objet est réduit à son essence, les proportions s’animent et la simplicité acquiert une résonance propre. »102 L’objet dans son entier devient, alors, un détail total103. Chaque partie a été optimisée pour qu’elle ne révèle que le meilleure d’elle-même. Une concentration qui a été pensée, façonnée comme un détail, c’est elle qui devient l’élément de liaison permettant la cohérence 101 Cit. Donald Judd, « Specific Objects », 1965, in Georges Didi-Huberman, Ce que nous regardons, ce qui nous regarde, Paris, Éditions de Minuit, 1995, p.107. 102 John Pawson, Minimum, Paris, Éditions Phaidon, 2006, p.13. 103 Expression empruntée au poète Alain Jouffroy, « Le poème est un détail total ».


du tout, mais aussi c’est elle qui ouvrira les portes de son ailleurs fondateur et les voies sensibles de l’appréhension. Le détail en tant que tel disparaît puisque la totalité dans sa perfection n’est plus qu’un détail global. Et comme tous détails, l’objet dans son entier sollicite individuellement celui qui le regarde, le touche, le manipule ou le possède. Sa compréhension n’est pas dictée mais sensible, indépendante des connaissances et des ressentis de chacun. L’objet minimum se livre intimement à l’homme car « l’absence d’encombrement procure de l’espace pour penser, et sans doute même pour comprendre. »104 L’objet banal offre la possibilité d’être saisi dans son entier sans jamais imposer un mode de perception spécifique. Il offre une approche ouverte de l’ensemble. Et si l’objet minimum n’est plus qu’un détail total alors, comme tous détails, il ne rend compte que du principal : l’essence même. L’objet minimum n’est pas un objet utopique. Des designers comme Jasper Morrison, Stefan Diez, Sam Hecht, Martin Szekely, … sont tous animés par la volonté de rendre leurs travaux économes. Non pas qu’ils s’imposent une économie de moyens mais ils oeuvrent à la recherche d’une simplicité optimisée afin de décupler la pertinence de la forme, de la fonction, du sens, de la perception en les rendant essentiels. Ils sont à la recherche de formes expressives, d’authenticité et de sincérité. Ces designers offrent ainsi à chacun de leurs projets une harmonie poétique transcendant leurs singularités. Par ailleurs, si cette simplicité est tant convoitée c’est aussi parce qu’elle permet de minimiser la frontière entre la sensibilité du designer et celle de l’individu. L’objet en recouvrant la douceur de son symbolisme devient un objet utile et intime. Toutefois, la question de l’objet minimum reste, la plupart du temps, la chasse gardée du milieu de l’édition limitée. Car atteindre le minimum demande de l’attention, de la patience, de la persévérance, bref, du temps. Celui-là même que les objets industriels ne semblent plus avoir. Mais sans doute aussi parce que l’objet minimum est à la recherche d’émotions singulières qu’ils semblent être difficiles à rationaliser, reproduire, communiquer. 104 John Pawson, Minimum, Paris, Éditions Phaidon, 2006, p.11.

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Martin Szekely, Six Constructions, 2002.

Nid d’abeille aluminium, acier laqué, fibre de verre. Galerie Kreo, édition limitée.



Perception individuelle collective « Soit une chose ne “vaut” rien, soit elle “n’a pas de prix”. » Jean Baudrillard, Mots de passe.

L’objet minimum entretient une relation spécifique avec l’individu. La perception ouverte qu’il offre permet à l’homme de l’appréhender de façon complète et intime. En réduisant à l’essentiel ses différentes composantes (formelle, fonctionnelle et significative), l’objet minimum favorise un espace d’interprétation personnelle. Le tout présente des pistes que l’homme capte au travers de ses sensations puis, complète par ses ressentis, ses souvenirs et des images qui lui sont propres. L’objet n’apparaît plus comme figé mais s’enrichit des expériences individuelles. Au cours de sa lecture, l’homme retrouve sa place d’acteur. Cette relation spécifique permet à l’objet d’atteindre un statut singulier. Il n’est plus un objet inerte et quelconque, perdu au milieu d’autres, mais un objet particulier dont l’estimation tient des attributs conférés par l’homme. Il est unique car seul celui qui le possède sait pourquoi il l’aime. L’objet minimum restitue l’épreuve traditionnellement réservée à la découverte d’un détail. L’implication personnelle que nécessite la compréhension de l’objet permet d’établir une relation de confiance entre l’homme et son bien. Ce dernier laisse entrer l’individu dans son for intérieur et n’acquiert de réelle signification qu’au travers de l’intimité humaine. Au-delà d’induire une connivence entre les deux protagonistes, cette interaction permet de pérenniser le statut du tout. Il prend corps parmi les connaissances, la mémoire de celui qui le détient. Néanmoins, l’interférence résultant du minimum n’est pas le fruit du hasard. Son obtention naît directement de l’attention et de la méticulosité du designer. En manifestant sa volonté de réduire une chose à son essence, le designer exprime son désir d’amplifier le lien social existant entre l’objet et son destinataire. En dénuant le tout d’intermédiaire, le designer LE PARADOXE DU MINIMUM


a su « augmenter l’épaisseur du réel en exerçant ses projets sur les territoires de l’imaginaire en créant de nouveaux récits, de nouvelles fictions. »105 Même si l’objet minimum a démontré sa capacité à sortir de la banalité, ce type d’objet semble, toutefois, être en contradiction avec le système industriel dans lequel s’inscrit la pratique du designer. Le design est une activité qui vise à créer des objets destinés aux impératifs industriels. C’est-à-dire que toutes les composantes du tout qu’il conçoit doivent être reproductibles et subordonnées à la rationalisation productive. Cependant, si l’objet minimum s’exerce sur les territoires de l’imaginaire, donc qu’il nécessite la subjectivité de chacun, comment est-il possible de le produire industriellement ? Dans sa pratique de la forme sensible, le designer peut-il rendre reproductible un phénomène abstrait tel que la perception personnelle ? Est-il possible de standardiser un ressenti non quantifiable ? Certains projets en architecture, comme le musée juif à Berlin de Daniel Libeskind, ont réussi à rationaliser l’irrationnel : le sensible. Les recherches sur les formes expressives de ce bâtiment ont permis de générer des perceptions, paradoxalement, communes à tous les visiteurs. Lors de votre promenade dans le “Blitz”, vous êtes entraîné dans des salles dites “à sensations”. Vous y entrez et après quelques minutes, l’oppression ou l’angoisse vous pétrifie. Éprouvé, vous en sortez, et là, face à vous, une note informative transcrit avec une troublante exactitude ce que vous venez de ressentir. Même si l’intensité de cette sensation est différente d’un individu à l’autre, Daniel Libeskind, dans son architecture, a su rendre collective la plus individuelle des perceptions. Dans certaines mesures, il serait donc possible de reproduire un sentiment humain, ou de tendre vers une perception commune ? 105 Andrea Branzi, Nouvelles de la métropole froide, Paris, Éditions du Centre Pompidou, 1991, p.120.

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Daniel Libeskind, Der Holocaust-Turm

(La Tour Holocauste). MusĂŠe Juif, Berlin.



Œuvrer à la recherche d’une perception spécifique, permet à l’homme de comprendre durablement et pleinement ce qu’il vit ou ce qu’il possède.Cependant l’architecture et le design ont une obligation de rendement quelque peu différente donc des contraintes divergentes. Alors que l’architecte s’attache majoritairement à la réalisation des pièces uniques, le designer, quant à lui, doit penser quantité, parfois même démesurée… Dans cette perspective productive, l’action du designer est contrainte. Sa pratique est conditionnée par de nombreux desseins (marketing, productif, commercial,…) dont il procède. Finalement, son intervention n’est qu’un détail dans la chaîne de production. Contrairement au milieu de l’édition, le designer, dans sa pratique industrielle, n’a pas une pleine emprise sur les projets qu’il entreprend. Sa réponse doit intégrer les attentes de chacun des acteurs qui permettent aux objets d’avoir une réalité. Ce qui ne laisse qu’une infime place à l’expression du designer.Dans ce contexte, son intervention semble être “parcellaire”. Même si ce dernier cherche avant tout à servir l’intérêt de l’objet, il n’en reste pas moins soumis à des cahiers des charges qui pré-orientent la destinée du produit final. Dans ce schéma, comment est-il possible pour un designer d’aborder la question du minimum ? Dans son champ d’action “réduit”, le designer peut-il condenser une chose à son essence afin de favoriser une perception spécifique du tout ? Bien entendu, il serait utopique de penser que le produit dans son entier puisse se transformer, du jour au lendemain, en un réel objet minimum. L’objet industriel pour vivre a la nécessité de se faire le support d’autres informations. Des données qui n’entreraient pas dans sa réduction à l’essentiel mais dont il ne saurait se passer car c’est à elles qu’il doit sa visibilité sur le marché. Cependant, il existe quelques exemples qui démontrent qu’à l’échelle industrielle il est possible de concevoir des objets minimums. Apple est l’une des rares sociétés qui a réussi à proposer un large LE PARADOXE DU MINIMUM


panel d’objets minimums. Au-delà de permettre à Apple un véritable positionnement et une forte démarcation sur le marché, sa quête du minimum s’apparente davantage à une éthique propre à l’entreprise. Prenons l’exemple de l’Ipod. Même si son achat, se révèle être conditionné par l’effet de mode, cet objet doit son succès à autre chose que son tapage médiatique. Outre sa réduction formelle qui le fit naître comme une sorte d’archétype inédit, l’Ipod est un objet dont l’appréhension extérieure est spécifique, sensible. La façon dont on le manipule est davantage de l’ordre de la caresse. Il possède les proportions parfaites pour tenir dans la main, dans une poche, pour se faire oublier en tant qu’exécutif d’une fonction et devenir une extension de soi. Ses fonctions réduites à l’essentiel le rendent préhensible par tous, donc un peu humain. L’idée du minimum dépasse son caractère formel et se retrouve tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. De plus, dans sa quête du minimum, l’Ipod a su retrouver une certaine pudeur. L’objet est lié à l’homme par son contenu, cependant, il est parvenu à trouver le juste équilibre entre l’objet cherchant à se faire comprendre et l’objet énigmatique cherchent à questionner. Il est mystérieux car son cœur technique est indécelable de l’extérieur. Il apparaît comme étant monolithique, une forme étrange dont il est difficile de déceler la fabrication. Intriguant, il suscite l’attentions de tous. L’Ipod est un objet magique. Nul ne sait comment il fonctionne, cependant, son cœur caché protège les trésors de celui qui l’a dans la main. La musique et autres informations qu’il recèle sont personnelles qui l’y a placée. Seul l’objet et l’individu, connaissent son contenu. Cette connivence a pour effet d’amplifier le lien intime qui existe entre l’individu et son lecteur musical. Même si la production de l’Ipod à dépasser les milliards d’exemplaires, chacun de ses détenteurs semblent avoir une perception commune de l’objet. Cette entente est notamment due au fait que l’objet, dans sa “physicité”, a atteint son minimum. Même au-delà puisque 192 193




son interface, sa manipulation, son conditionnement ont été traités dans leurs moindres détails, réduits à l’essentiel. Cependant, il convient de noter que les objets Apple restent des cas atypiques. Ici, le design se situe en amont, il génère donc une partie du cahier des charges, alors que dans le schéma traditionnel du système productif, le design ne reste, malheureusement, qu’une pratique “au service de”. Il est à la solde de multiples desseins qu’il doit savoir concrétiser tout en réussissant à communiquer le propre dessein de son créateur. Ainsi, même si le designer voit son champ d’action être conditionné, zoné ou délimité, ce dernier doit orienter son travail vers la révélation de la vraie nature du tout. Même s’il n’aborde qu’une partie de l’ensemble le designer doit rendre évidente la lecture de l’essence du tout. Le minimum doit donc servir les objets pour que ceux-ci puissent transmettre à l’homme leur identité, leur origine donc leur singularité. Il doit, même dans l’infime, pouvoir rendre perceptible la grandeur de la totalité. Le designer ne doit pas chercher à évincer les signes liés à la production industrielle mais doit savoir faire de ces détails des trésors. Opérer un travail pour les rendre lisibles et compréhensibles. Le designer doit orienter son travail sur la potentialité de rendre l’objet éternel. Rendre à l’ensemble ou à la partie traitée simplicité, authenticité et sincérité. Tendre vers le minimum, générer des espaces à penser et à appréhender, ne jamais chercher à imposer mais toujours susciter le désir curieux de comprendre plus que l’on ne voit. Dans sa pratique, le designer doit aborder chaque objet ou chaque partie comme s’ils n’étaient qu’un détail : un élément singulier doté d’une richesse infinie. Et si le tout ou la partie n’est plus qu’un détail alors, il sera à même de transmettre ce qu’aucune autre chose ne pourra jamais communiquer à sa place, la réelle histoire de l’objet : sa légende.

LE PARADOXE DU MINIMUM


CONCLUSION Le détail est une notion éminemment complexe. Alors que l’on aurait pu croire qu’il n’était rien ou presque, il se révèle être, en fait, un élément déterminant de l’ensemble auquel il appartient.

Humble Le détail cherche invariablement à se fondre dans la masse pour ne donner à voir ou percevoir que l’essentiel. En liant avec finesse les différentes parties constitutives d’un tout, il œuvre à la réalisation harmonieuse de l’ensemble. Dans cette concrétisation, le détail joue un rôle fondamental. Son interaction physique avec d’autres parties lui offre une place stratégique. Une situation inédite qui lui octroie un pouvoir de diffusion. Le détail se fait passeur d’idées, vecteur de sens.

Humanité Si les détails concourent à la cohérence d’un ensemble, ce n’est pas par hasard ou par accident, bien au contraire… Ils sont les témoins physiques de la pensée, mais aussi, de la main de l’homme. Malgré leurs dimensions retenues au regard du tout, ils doivent leur grandeur à tout ceux qui ont pris le temps de les façonner et de les percevoir. Ils sont des détails d’humanité.

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Riche Le pouvoir du détail ne se limite pas à son accomplissement au sein d’une totalité. Il est une source de richesses, infinie. Il ne se contente pas d’élever l’ensemble auquel il appartient, il permet à celui qui a su l’appréhender de renouveler son regard. D’avoir une lecture autre du tout. Déceler un détail revient à comprendre que son action ne se limite pas à sa seule matérialité. Il se situe au seuil du matériel et de l’immatériel. Son appréhension permet à l’individu de s’immiscer dans un univers périphérique, un lieu en retrait. Cet espace est fondamental car recèle tous les trésors de l’objet. Il révèle la genèse de la forme, de la fonction et du sens global.

Sensible Le détail est un élément timide qu’il faut aborder avec attention et patience. Sa perception est essentielle car elle est à même d’offrir une autre estimation de l’ensemble. Une appréhension en profondeur. L’homme qui a pris le temps de le voir, de le comprendre, d’entrer dans l’univers auquel il se réfère verra sa curiosité récompensée. L’objet compris jusque dans ses moindres détails apparaîtra à l’individu comme singulier. Le détail se bat contre la banalité.


Si le travail du designer est avant tout animé par la volonté de rendre les choses singulières, il ne peut alors faire l’économie d’une réflexion prenant appui sur le détail. Ce dernier est un élément central de l’ensemble qui a le potentiel d’élever le tout au-delà de sa simple estimation matérielle. Il permet de transmettre une évaluation autre que celle dictée par la totalité. Chaque détail est une source inestimable d’informations renseignant sur l’âme de l’objet. Il interpelle singulièrement l’homme car il est un extrait, un fragment puissant et merveilleux, réduit à son essence. Ainsi, tenter de comprendre la portée d’un détail dans la perception du tout, revient à offrir la possibilité de soulever le couvercle d’une boîte aux trésors, laisser entrevoir les mille et un secrets qui font d’une chose, un objet magique. Le designer doit savoir appréhender les détails, les révéler pour leur donner la dimension qu’ils méritent. Les rendre perceptibles pour que leurs histoires spécifiques transparaissent et pour que de nouvelles conceptions du global surgissent. Et au-delà… Si le designer a pour ambition de créer des objets pérennes qui dépassent la passivité de leur usage, alors, il doit savoir penser ses projets comme des détails totaux, les optimiser jusqu’à l’obtention du minimum. Car le minimum, paradoxalement, permet à l’homme d’avoir une perception accrue du tout. Le designer doit savoir réduire ou penser les choses concentrées pour les rendre essentielles.

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Catalogues d’exposition Moins et plus, sous la dir. de Christine Colin, Paris : C.N.A.P., Michel Baverey, 2002. Design en stock, 2000 objets du Fonds national d’art contemporain, sous la dir. de Christine Colin, Paris : C.N.A.P., 2004.


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Mémoires de fin d’études Paul-Bertrand Mathieu, Éloge du détail, décembre 1995. (ENSCI) Mikaël Le Tohic, Question de détail, mars 2002. (ENSCI)



MERCI À Renaud Ego,

Lucie Dorel & Maud Lavit, Greg Bousquet, Stéphane Bureaux, Simon D’Hénin, Aude BricoutVerdier, Anne-Sabine Henriau & Françoise Hugont, Sophie Désille & Charles Schillings, Patrick & Sylvie Désille.




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