L'objet de la production

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En couverture : tĂŞte de vis standard de type cruciforme / tĂŞte de vis non-standard de type pentalobe



L’OBJET DE L A PRODUCTION

Mémoire de fin d’études de Christopher Santerre Sous la direction de Jacques-François Marchandise ENSCI - Les Ateliers, 2014.



Avant toute chose je tiens à remercier, Jacques-François Marchandise pour sa bienveillance et ses nombreuses références, Emmanuelle, Françoise, Jeanne, Corinne, Dominique & Jannick Thiroux pour leurs précieuses relectures, Clara ainsi que mes parents pour leur soutien constant, Enfin merci à tout ceux avec qui j’ai pu discuter de ce mémoire et qui ont de cette façon contribué de près ou de loin à sa réalisation.



FEUILLE DE ROUTE



INTRODUCTION

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L’OBJET DE LA PRODUCTION

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PAYS AGE PRODUCTIF

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Production, économie et idéologie

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Production, organisation et pouvoir

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Production, territoires et résilience

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Productivité, automatisation et chômage de masse

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Production, aliénation et recherche de sens

56

Production de valeurs et capital immatériel

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Production, standardisation et individuation

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Production et pratiques amateurs à l’heure d’Internet

Production, accumulation et recherche d’équilibre

78 84

SE SITUER, SE PROJETER

TERRITOIRES DISSIDENTS

Ned Ludd

Henry David Thoreau

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Arts & Crafts

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Mohandas Karamchad Gandhi

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Les Castors

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Enzo Mari

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Les Lip

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Richard Matthew Stallman

LA CARTE N’EST PAS LE TERRITOIRE

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OBJET DE VALEUR(S)

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CONCLUSION – DE L’OBJET AU SUJET RESSOURCES

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INTRODUCTION

Durant mon parcours à l’ENSCI j’ai tenté de comprendre certains dysfonctionnements de notre société industrielle. Je me suis notamment questionné sur l’éloignement toujours plus important entre celui qui fait et celui qui utilise, voire aujourd’hui qui ne fait que consommer. Je me suis alors interrogé à diverses reprises sur la capacité du modèle actuel à satisfaire nos besoins de manière soutenable. Je me suis ainsi progressivement intéressé à des alternatives isolées comme les circuits courts pour la nourriture, l’autosuffisance énergétique, ou encore le fait de produire soi-même des objets du quotidien. Aujourd’hui imprimante 3D, laboratoire de fabrication et réseau mondial nous promettent un avenir où la technique serait de nouveau au service de l’humain et non l’inverse. Il s’agirait, grâce à ces dispositifs, de permettre à chacun de se réapproprier ses capacités de production à l’échelle individuelle. Mais qu’en est-il dans les faits ? Ces objets sont-ils réellement en mesure de proposer des rapports à la production différents de ceux dominant l’ère industrielle depuis la fin du XVIIIe siècle ? C’est-à-dire, d’inverser, ou du moins d’équilibrer davantage les rapports de force à l’œuvre entre producteur et consommateur. Le premier objectif de ce mémoire est d’explorer ces capacités en formations et les limites de ces nouvelles propositions. Pour comprendre les dynamiques en jeu, il m’a fallu m’intéresser aux sources idéologiques et techniques de ces nouveaux objets de la production, généalogie souvent riche d’une histoire éclairante. Pour mener à bien ces investigations il m’a fallu appréhender plus précisément les enjeux que soulève le paysage productif actuel. Paysage au sein duquel sont régulièrement évoquées des tensions économiques et sociales, mais dont l’évolution se joue également dans les champs politique, culturel, environnemental ou encore philosophique.

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Il s’agit pour moi de mieux cerner par rapport à quoi s’articule ce que l’on nomme alternatives. S’agit-il systématiquement de postures de rupture, de résistance ? De simples évolutions de l’existant ? Ou bien de changements profonds des modèles en place ? J’ai ainsi cherché à comprendre comment se joue cette articulation entre le paysage productif dominant et sa marge. C’est pour comprendre les motivations qui poussent certains à faire un pas de côté que j’ai voulu dans la deuxième partie de ce mémoire aller à la rencontre d’acteurs qui ont, à un moment dans l’histoire, questionné les modes de production dominants et ouvert la voie à d’autres schémas de pensée et d’action. Des mouvements sociaux des ouvriers de l’industrie textile ayant marqué l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle jusqu’à l’utopie concrète du logiciel libre, ces rencontres sont l’occasion d’identifier des relations singulières entre la question de la production et ses implications sociales, morales, politiques ou encore spirituelles. À travers cet exercice il s’agit in fine de voir en quoi ces alternatives productives, ces territoires dissidents, une fois mis côte à côte, révèlent ou non une filiation d’engagements et de pratiques potentiellement inspirantes pour les années à venir. Tel est le principal enjeu de ce mémoire, appréhender le présent et explorer le passé afin d’envisager l’avenir de la production et, a fortiori, de ma pratique de façon plus lucide et autant que faire se peut, plus responsable.

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L’OBJET DE LA PRODUCTION

Au cours des différents projets que j’ai pu mener, j’ai peu à peu pris conscience, le plus souvent après coup, de ce qu’implique ma responsabilité en tant que concepteur et par conséquent en tant que partie prenante d’un processus plus large qui tend à modeler notre quotidien. Cette prise de conscience m’a fait réaliser à quel point il est vital d’exercer, que ce soit en tant que concepteur ou utilisateur, notre sens critique et ce sans retenue, à l’égard de l’objet de la production. Quels moyens sont mis en œuvre ? À quelles fins ? Et enfin sous quelle forme ? La question de la forme, qu’il faut entendre ici par l’agencement des éléments constitutifs (visibles ou non) d’un objet matériel ou immatériel apparaît comme un élément central, tant elle constitue la première des interfaces avec notre environnement. Ainsi tout objet de la production se présente au travers d’une forme. Forme qui par les moyens et les finalités qu’elle concrétise incarne une vision du monde et de l’humain. Dans cette relation mon intérêt est de voir comment une forme donnée peut encapsuler plusieurs niveaux de fonctions : mécanique, ergonomique, et plusieurs dimensions : esthétique, mais également économique ou idéologique. Prenons l’exemple des produits d’une société comme Apple réputée pour son approche fonctionnaliste de la conception et pour son amour de la simplicité. « Pourquoi disons-nous que la simplicité est une bonne chose ? Parce qu’on se doit de dominer nos produits. Apporter de l’ordre dans la complexité, c’est une manière d’être plus fort que le produit. La simplicité n’est pas seulement un effet visuel. Il ne s’agit pas de minimalisme ou d’une réduction de l’encombrement. Il s’agit d’aller jusqu’au cœur de la complexité. Pour trouver la

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vraie simplicité, il faut creuser profond. Par exemple, pour ne pas avoir de vis apparentes, on peut finir par avoir un produit totalement contourné et complexe. La solution, c’est de s’enfoncer jusqu’à l’essence même du produit avec, pour objectif, l’épure à tous les niveaux. Il faut repenser tout l’objet, ainsi que la façon dont on va le fabriquer. C’est par ce voyage jusqu’au centre du produit qu’on peut se débarrasser du superflu. »[1] On voit ici que la forme suit des fonctions qui vont bien au-delà de critères purement matériels de l’ordre de l’usage (il suffit d’utiliser une Magic Mouse pendant plus de deux heures pour éprouver cela physiquement), de l’ingénierie (la plupart des ordinateurs d’Apple sont de véritables casse-tête pour ingénieurs à l’image du premier iMac ou encore du PowerCube G4) ou encore d’une recherche de rentabilité immédiate par une économie de matière quelconque (beaucoup de solutions retenues par Apple en termes de design ne s’avèrent pas être les plus économes en termes de fabrication). Il s’agit avant tout de défendre une école de pensée à travers une hygiène de conception qui se manifeste par une forme et dont la fonction prédominante et ultime est dans le cas d’Apple d’atteindre « l’épure à tous les niveaux ». Ce qui dans un premier temps peut se présenter comme une démarche rationnelle, presque mécanique, se rapproche plutôt finalement de la matérialisation d’une quête quasispirituelle. Dimension d’autant plus importante dans l’histoire d’Apple quand on sait la place qu’a pu occuper « la recherche de l’illumination » dans la vie de Steve Jobs, que ce soit par son voyage initiatique en Inde durant lequel il étudia les diverses spiritualités orientales, la prise de LSD ou la pratique du bouddhisme zen. [2]

[1] Jonathan Ive évoquant la politique de

design d’Apple, extrait de la biographie de Steve Jobs écrite par Walter Isaacson, Le Livre de Poche, 2012, p. 382.

[2] ibid, p. 63.

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Cette hygiène de conception, dont la matérialisation formelle porte la fonction, doit donc pour assurer et préserver son intégrité, instaurer un double rapport de force. Le premier a lieu avec le produit qu’il s’agit de « dominer », de contraindre pour qu’il réponde au maximum à la ligne de conduite pré-établie. Le second rapport de force se fait avec l’usager qu’il s’agit de guider de la façon la plus fluide et douce possible afin que son usage ne puisse à aucun moment venir perturber l’harmonie créée au sein de l’objet. Dans une telle relation un basculement tend à s’opérer entre objet et sujet. L’objet devient ici sujet, c’est lui qui occupe le premier rôle. L’usager est quant à lui invité à le désirer, l’admirer et à l’utiliser dans la mesure du couloir que l’on a tracé pour lui. Difficile de voir derrière une telle asymétrie de rapport de force entre concepteur et utilisateur une mise en application stricto sensu d’une quête spirituelle sans velléité commerciale.

[3] op. cit. p. 193.

En effet Steve Jobs « savait, au fond de lui, qu’il avait perdu depuis longtemps sa flamme de renégat. Certains auraient pu lui reprocher d’avoir vendu son âme. Quand Wozniak, fidèle à l’éthique du Homebrew Computer Club, avait voulu donner gratuitement ses plans de l’Apple I, Jobs l’en avait empêché et l’avait convaincu de les vendre. C’était lui encore qui, malgré les réticences de Wozniak, avait transformé Apple en une grande société ; il l’avait fait coter en Bourse et n’était guère enclin à donner des stock-options aux amis de la première heure qui avaient sué sang et eau avec eux dans le garage paternel. Et à présent, il s’apprêtait à lancer le Macintosh. Il savait qu’avec cette machine il violait le code de la piraterie. L’ordinateur était vendu cher, très cher, et sans connecteur d’extension. Ce qui interdisait aux passionnés d’informatique de brancher leurs propres cartes ou de bricoler la carte mère pour y ajouter de nouvelles fonctionnalités. On ne pouvait pas même accéder à l’intérieur de l’ordinateur, il fallait un outil spécial pour ouvrir le boîtier. Le Macintosh était un système fermé, ultraprotégé ; c’était la machine d’un Big Brother, et non d’un rebelle avide de liberté. » [3] Avec le Macintosh, moyens et fins ne font plus qu’un, le matériel devient en effet le support privilégié d’un accès à l’information fournit dans un écrin épuré et parfaitement sous contrôle. L’intégrité physique et morale de la production dépend ainsi d’un contrôle absolu de l’ensemble de ses éléments constitutifs liant intimement forme et fonction, moyens et fins, scellés dans une enveloppe garante de la protection d’un tout, devenu aussi sacrée qu’intouchable.

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Cependant, dans le cas d’Apple, il semble que les problématiques à la fois commerciale et « spirituelle » soient profondément entremêlées. En effet, cette rupture vis-à-vis de l’éthique hacker, ce goût pour l’épure et le contrôle, de la conception à la production en passant par l’utilisation des produits (parfois même à l’encontre d’une logique commerciale élémentaire à l’image de la censure des applications à caractère pornographique sur l’App Store) ne peut être détachée des principes que Steve Jobs, en bon ascète, s’appliquait à lui même jusque la fin de sa vie (régime végétalien, jeûne régulier, réticence à se laisser ouvrir le corps...). Concevoir des produits n’était donc pas uniquement une façon de rapporter de l’argent à la société mais aussi et surtout une manière pour son fondateur de pratiquer une hygiène de vie qu’il s’était fixée et qui répondait en partie à des besoins et des valeurs jugées supérieures. Un tel goût pour le contrôle et l’épure n’est évidemment pas sans conséquences dans la nature de la relation créée entre les produits et leurs utilisateurs. Et plus largement, la manière dont cela va diffuser une certaine vision de la technique et de l’humain ainsi que des liens qui les unissent. Dans un tel contexte la confiance apportée à un outil peut rapidement et légitimement se transformer en méfiance. Et à plus forte raison lorsque cette asymétrie dans la capacité à contrôler l’objet s’avère potentiellement source d’abus divers de la part de l’entreprise qui produit cet objet. Le mode de conception des produits d’Apple a ainsi souvent été décrié parce que limitant volontairement les possibilités d’intervention de leurs propriétaires tant au niveau matériel que logiciel : boitiers sans vis, vis non standard, batterie soudée, ports propriétaires, carte-mère sur-mesure, code source fermé. Principes de verrouillage initiés dès le Macintosh et dont j’ai pu observer le durcissement à mon échelle dans les changements de conception opérés entre mon premier MacBook (2006) doté d’une batterie, d’un disque-dur et de barrettes de mémoire vive accessibles et facilement interchangeables, et le modèle équivalent actuel [4] dont les organes sont dorénavant soudés pour une meilleure « intégration ». Cette intégration verticale, chère à Steve Jobs, assure une parfaire maîtrise du produit (de la conception à la vente en passant par la fabrication) mais se fait au détriment d’un utilisateur qui s’inscrit, consciemment ou non, dans une relation

[4] L’équivalent actuel de mon premier Mac-

Book serait un MacBook Pro Retina 13’’, réputé pour être une machine tout aussi performante qu’irréparable. Le célèbre site américain iFixit lui donne d’ailleurs la note 1/10 en terme de réparabilité. (cf. http://www.ifixit.com/Teardown/ MacBook+Pro+13-Inch+Retina+Display+Late+2 013+Teardown/18695) La photographie des pages 18-19 est extraite de ce test.

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[5] Au sens figuré comme au sens propre

puisque le dernier produit de l’entreprise de Cupertino, le Mac Pro, est réellement une boîte noire, lisse et entièrement figée d’un point de vu matériel. __ http://www.apple.com/fr/mac-pro/ [6] Contrairement à l’obsolescence prémédi-

tée qui est elle assumée, il suffit de prendre un iPhone dans les mains pour s’apercevoir qu’on ne peut pas l’ouvrir et que tout est fait, de sa surface extérieure en verre à son architecture intérieure, pour compliquer des réparations éventuelles. [7] Cf. ce tutoriel afin de visualiser les don-

nées récupérées par le fichier depuis n’importe quel iPhone : http://www.courbis.fr/Localisation-iPhone-votre.html

[8] « Se réapproprier les moyens de pro-

duction : Karl Marx en rêvait, un chercheur du Massachusetts Institute of Technology (MIT) l’a fait. » Citation extraite de l’article de Sabine Blanc, Les fablabs en route vers le grand soir, paru dans la revue en ligne OWNI. __ http://owni.fr/2012/12/04/les-fab-labs-enroute-vers-le-grand-soir/

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de dépendance totale vendue comme une expérience globale. L’objet se fait boîte noire, lisse et hermétique [5] et la relation avec l’usager unilatérale. Dès lors, le renouvellement matériel aussi bien que logiciel peut être facilement programmé par le concepteur fabricant qui détient les pleins pouvoirs sur l’objet de la production. D’autre part cette opacité fait le lit de fonction non affichées [6] aux finalités non-maîtrisées. On peut notamment citer la découverte du fichier « consolidated. db » [7] présent dans le code source des iPhone (version 4 et ultérieures) et dont la révélation fit scandale après que certains se soient aperçus que celui-ci conserve l’ensemble des données de géolocalisation à l’insu des utilisateurs et sans que l’on sache à quelles fins. Ce type de pratique pose dès lors de nombreuses questions concernant de possibles atteintes à la vie privée. « Si tu ne peux pas l’ouvrir c’est que tu ne le possèdes pas. » soutient Mister Jalopy rédacteur de la Charte des droits du « faiseur » (Maker’s Bill of Rights). Ces exemples de dispositifs techniques qui sont évidemment loin d’être l’exclusivité d’Apple - bien qu’elle constitue ici un exemple commode par son extrémisme et sa qualité de référent pour l’ensemble de l’industrie - amènent donc à se poser la question de qui possède qui ? Et a fortiori de qui contrôle qui ? Tant ces modes de conception industriels appellent à des rapports de force toujours plus déséquilibrés entre concepteurs et utilisateurs. Un tel déséquilibre est loin d’être un phénomène nouveau, il forme même la pierre angulaire du système de production industrielle capitaliste qui n’a cessé de se diffuser depuis son apparition au sein de l’Angleterre de la fin du XVIIIe siècle. Système dissociant capital et travail ainsi que les intérêts du producteur et celui du consommateur. Lecture que l’on pourrait d’ailleurs aujourd’hui poursuivre à travers l’analyse d’objets appelant à une réappropriation de la production par tout un chacun à l’image des FabLabs devenus de véritables icônes néomarxistes [8]. Dans le cas d’Apple et consorts les velléités d’exercer une forme de pouvoir via la conception sont, à défaut d’être revendiquées comme telles, clairement affichées (il suffit de regarder de près la grande majorité des objets électronique actuels pour voir que cette intention est directement inscrite dans la matière). L’objet de ces productions, bien que discutable, est en tout cas très clair. Dans le cas des FabLabs, l’intention est plus difficile à identifier pour qui cherche à connaître la finalité


d’un tel dispositif. Ainsi ces derniers deviennent les supports de nombreuses sur interprétations quasi-prophétiques en phase avec une lecture linéaire et matérialiste de l’histoire humaine tracée par Marx il y a maintenant plus d’un siècle et demi. Le système productif étant au cœur de l’évolution des communautés humaines selon Marx, le capitalisme est ainsi décrié, il bloque l’évolution « naturelle » quasi darwinienne de notre rapport à l’appareil productif en favorisant sa concentration. La libération des forces productives devant à terme participer à libérer l’humain de sa propre condition. Cette difficulté à appréhender la finalité de tels objets se révèle donc au mieux être un terreau propice à l’imaginaire, à la construction de plus ou moins nouvelles utopies, au pire un tremplin à désillusions comme ont pu et continuent de l’être de nombreux objets de la production. Ce qui est sûr c’est que ce degré de liberté d’interprétation aussi bien dans les moyens employés que dans les fins visées fait des FabLab des objets de curiosité qu’il est impossible d’ignorer dans le paysage productif actuel. De plus, comment rester insensible à la promesse portée par les initiateurs de ce type de dispositifs qui voudraient que dans un futur proche tout soit productible partout et sur une simple demande ? Cependant lorsqu’il s’agit, comme dans le cadre de ce mémoire, d’interroger l’objet de la production afin d’en appréhender au mieux les tenants et les aboutissants, il est impossible de ne pas s’attarder sur ce qu’il y a derrière un tel projet. Qui est à l’origine de ce type de dispositifs ? À quelle(s) fin(s) ont-ils été développés ? En définitive quels ponts historiques, techniques, idéologiques et politiques créent-ils ? Une telle démarche, si elle permettait de comprendre la dynamique (d’où cela vient et vers quoi cela tend) et le cadre socio-technique dans laquelle s’inscrit tel ou tel dispositif pourrait contribuer à une ré-appropriation authentique et à une possible relation équilibrée avec les dits dispositifs. Bien qu’ayant régulièrement fréquenté des FabLabs, j’ai pourtant encore du mal aujourd’hui à saisir leurs enjeux réels. Lieu d’apprentissage en programmation, électronique et prototypage rapide ? Incubateur pour jeune entreprise à fort potentiel économique ? Micro-usine ? Lieu de rencontre où la technique et la production ne seraient finalement qu’un prétexte ? Peut-être un peu de tout cela à la fois et c’est ce qui en fait certainement l’intérêt. Le journaliste et philosophe

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Macbook retina 13 ‘‘ teardown, iFixit, 2013. — http://www.ifixit.com/Teardown/MacBook+Pro+13-Inch+Retina+Display+Lat e+2013+Teardown/18695



[9] André Gorz, Écologica, Galilée, 2008,

André Gorz a, sur la fin de sa vie, témoigné d’un réel engouement pour des lieux de production citoyens dessinant selon lui les contours d’une possible société post-capitaliste : « Les outils high-tech existants ou en cours de développement, généralement comparables à des périphériques d’ordinateur, pointent vers un avenir où pratiquement tout le nécessaire et le désirable pourront être produits dans des ateliers coopératifs ou communaux ; où les activités de production pourront être combinées avec l’apprentissage et l’enseignement, avec l’expérimentation et la recherche, avec la création de nouveaux goûts, parfums et matériaux, avec l’invention de nouvelles formes et techniques d’agriculture, de construction, de médecine, etc. Les ateliers communaux d’autoproduction seront interconnectés à l’échelle du globe, pourront échanger ou mettre en commun leurs expériences, inventions, idées, découvertes. Le travail sera producteur de culture et l’autoproduction, un mode d’épanouissement. » [9]

p. 40-41

[10] Fabien Eychenne, FabLab. L’avant-garde

de la nouvelle révolution industrielle, FYP, Paris, 2012, p. 11-12-13-14.

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Sauf qu’à l’heure actuelle on ne parle pas d’ateliers communaux mais bel et bien de FabLab, pour Fabrication Laboratory. Détail significatif si ce n’est central tant on sait que le langage constitue un outil privilégié pour signifier notre environnement (et donc y exercer une forme de pouvoir). Deux termes donc, qui nous renvoient à des réalités différentes. Alors que les ateliers communaux restent un concept abstrait sans étiquette, le FabLab, lui, s’inscrit dans une dynamique de recherche qui débute à la fin des années 90 du côté de Boston au sein du Massachusetts Institute of Technology. C’est à ce moment que Neil Gershenfeld, monte un programme en partenariat avec le Media Lab (laboratoire du MIT connu pour son influence dans le secteur des hautes-technologies) afin de mener des recherches sur la fabrication numérique qu’il estime pouvoir suivre une évolution semblable à celle de l’informatique personnelle. Il crée en 2001 le Center for Bits and Atoms, laboratoire entièrement dédié à ces recherches sur la fabrication assistée par ordinateur. Il y développe entre autre le cours devenu célèbre « How to make (almost) anything » (« Comment fabriquer (presque) n’importe quoi ») qui participera à l’élaboration du format FabLab. C’est à dire un lieu muni essentiellement de machines à commande numérique (fraiseuse, découpe vinyle, découpe laser et la fameuse imprimante 3D), lieu ouvert à tous et dans lequel il serait apparemment possible de fabriquer presque tout ce que l’on veut, du moment que cela soit, à un moment ou à un autre numérisé pourrait-on rajouter. [10]


Donc, si l’on résume, on peut tous y aller, on peut tout y faire (si possible avec un peu ou beaucoup de numérique), mais on ne sait toujours pas pourquoi on aurait envie d’y aller n’y même ce qu’on y ferait vraiment. Et c’est peut-être là où le bât blesse. Car aujourd’hui, après plus de dix ans d’existence, il reste encore difficile de cerner l’utilité réelle de ces lieux censés favoriser une ré-appropriation de la production par tout un chacun. Il est néanmoins courant de dire qu’entre le moment où des technologies apparaissent et le moment où elles expriment leur plein potentiel d’usage il peut s’écouler parfois plus de 30 ans. Ce fut notamment le cas avec Internet, ce principe visant à interconnecter des ordinateurs pouvant être éloignés de plusieurs milliers de kilomètres émerge dans les années 60 mais ne ressemblera à ce que l’on connait aujourd’hui qu’à partir des années 90. [11]

[11] http://fr.wikipedia.org/wiki/internet

Pour autant, ce manque de lisibilité semble constituer la plus grande force de l’entité FabLab. En effet à un moment où l’industrie peine à se renouveler, les FabLabs comme dotés d’une aura mystico-technique digne d’un avion supersonique ou d’un programme spatial, apparaissent sans que l’on sache trop pourquoi, comme de puissants catalyseurs d’espoir. Le FabLab, encouragé par un discours quasi-messianique rempli de bonnes intentions, apparaît dès lors comme le remède idéal pour : ré-industrialiser les territoires à moindre frais, ré-inventer l’éducation, soutenir l’innovation, aider les pays « qui en ont besoin » (le premier FabLab a été implanté en 2001 dans une petite ville d’Inde), etc. [12]

[12] Cf. Fabulous Fabrication - A way to help

On pourrait considérer que les FabLabs ne constituent qu’un outil parmi d’autres concourant à démocratiser l’accès à des outils de production et des savoir-faire. Ce serait cependant mettre de côté à quel point ce concept aujourd’hui résonne lorsqu’il s’agit de promouvoir l’idée d’une réappropriation des moyens de production. Surexposition qui tend à se faire au détriment d’autres initiatives éprouvées : coopératives, ateliers associatifs, associations d’éducation populaire favorisant le recours à l’autoproduction. Mais également au détriment d’initiatives plus récentes qui ne demandent qu’à se faire connaître : artisan numérique indépendant, coopératives de matériel agricole sous licences creative-commons, espaces collectifs de fabrication non étiquetés FabLab...

inventors in poor countries realise their idea. __ http://www.economist.com/node/3786368

Pent-être qu’en définitive l’objectif du FabLab soit surtout de faire parler de lui afin de promouvoir une certaine vision de l’avenir de la production. Cette libre interprétation apparente

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[13] cf. Programme du MIT de recherche sur

la matière programmable. __ http://milli.cba.mit.edu

[14] Ewen Chardronnet, Fabrication numérique

et économie de l’atelier, Ars Longa 2011

[15] Cité par Matthew Crawford dans Éloge

du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, Paris, 2010, p. 49.

[16] Johan Söderberg, Imprimante 3D, der-

nière solution magique – Illusoire émancipation par la technologie, Le Monde Diplomatique, janvier 2013, p. 3.

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du concept qui a permis sa diffusion massive ferait ainsi presque oublier l’institution qui en est à l’origine et l’idéologie qui lui est associée : le Center for Bits and Atoms, laboratoire de recherche du MIT. Institution financée en grande partie par l’industrie aéronautique et la DARPA (département américain de recherche et développement en technologies à usage militaire). Dans ce cadre originel le concept de FabLab ne constitue qu’une étape intermédiaire expérimentale vers de nouvelles formes de production toujours plus autonomes. [13] « Gershenfeld juge même sa démarche dans sa phase tout à fait préliminaire au regard d’un nouveau processus d’évolution des machines. Son horizon, sa singularité, est d’éliminer la barrière entre le monde de la physique et celui des ordinateurs, d’éliminer la frontière entre les bits et les atomes, que la computation intelligente soit intégrée au monde physique lui-même. Il imagine des machines moléculaires qui seront capables, d’un côté de fabriquer « des choses parfaites à partir de parties comprenant des défauts en construisant par calcul informatique », et de l’autre, de dupliquer, programmer et recycler elles-mêmes des machines avec « les attributs essentiels de systèmes vivants. » [14] On pourrait apparenter cette quête à celle engagée, il y a plus d’un siècle par l’ingénieur américain F. W. Taylor et ses recherches menées sur la rationalisation du process de production (The Principles of Scientific Management, 1911) dans lequel, selon lui, « toute forme de travail cérébral devrait être éliminée de l’atelier et recentrée au sein du département conception et planification […] » [15]. L’automatisation permettant à terme une forte réduction des coûts de la production en initiant un mouvement d’indépendance vis-à-vis des savoir-faire ouvriers. Dès lors la programmation mécanique (les cartes perforées des premiers métiers à tisser automatiques) puis informatique occupe un rôle central dans cette émancipation de l’outil de production. « Des motivations complémentaires poussaient au développement de machines à commande numérique : le besoin de fabriquer des pièces qui ne pouvaient pas facilement être construites à la main, la volonté d’accroître la productivité et la perspective d’œuvrer à la réalisation des visions technoutopiques des chercheurs du Massachusetts Institute of Technology (MIT), principaux concepteurs des logiciels et des machines. » [16]


Par « visions techno-utopiques » il faut entendre ici une référence au courant idéologique initié aux États-Unis à la fin des années 60 et ayant pour base des institutions comme le MIT, ainsi que d’autres universités comme Stanford et Berkeley et plus largement l’ensemble de la baie de San Francisco [17]. Ce courant dont les membres ont participé à l’édification de l’informatique moderne et du cyber-espace voit dans les nouvelles-technologies un moyen pour l’humain de s’auto-déterminer en se libérant de toutes contraintes extérieures d’ordre social et moral : État, religion, famille, mais aussi physique en repoussant les limites de la maîtrise de la matière et du vivant. L’un des éléments fondateurs de cette contre-culture étant le catalogue américain, The Whole Earth Catalog (dont Steve Jobs fut un lecteur assidu), publié par Steward Brand entre 1968 et 1972 et dont le premier numéro s’ouvrait sur ces mots : « We are as gods and might as well get used to it.» [18] (« Nous sommes tels des dieux et il faut que l’on apprenne à vivre avec. ») Ce catalogue, qui fait la promotion d’un « Libre accès aux outils » et l’apologie d’une autodétermination des individus invitant à sortir de cadres sociaux pré-établis, avait réussi à créer une improbable rencontre entre les idéaux libertaires portés par une partie de la jeunesse d’alors et les compétences techniques de certains férus de technologies. Rencontre teintée de méfiance dans un premier temps mais qui fondera par la suite les bases idéologiques de sociétés comme Apple, Google ou encore Facebook. Sans oublier des bastions de la contre-culture hacker tel que le Homebrew Computer Club (club informatique de la Silicon Valley) ou le Chaos Computer Club de Berlin.

[17] Aux sources de l’utopie numérique, Fred

Turner, C&F, 2012.

[19] C’est sur ces mots que Steward Brand

ouvre le premier numéro du Whole Earth Catalog parue durant l’automne de l’année 1968. __ http://www.wholeearth.com/issue-electronicedition.php?iss=1010

Bien que circonscrites dans le temps et l’espace, les trajectoires d’une entreprise comme Apple et d’un concept comme les FabLabs témoignent de la puissance des liens qu’unissent l’objet de la production (l’artefact) à son objet (l’intention) et de fait, de l’importance des choix humains qui ont concouru à son dess(e)in.

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PAYSAGE

[1] E. F. Schumacher, Small is Beautiful.

Une société à la mesure de l’homme, Contretemps / Le Seuil, 1978, p.13.

Produire des biens et des services implique une organisation sociale adaptée à cette fin. En 1978 l’économiste allemand E.F. Schumacher soulignait que l’« Une des erreurs fatales de notre temps est de croire résolu le problème de la production. » [1] Trente-six ans plus tard, il semble tout aussi difficile sinon plus encore de penser que la question de la production soit complètement maîtrisée que ce soit d’un point de vue social, économique ou environnemental. Pour autant, même si « le problème de la production » semble toujours loin d’être résolu, celui-ci appelle inévitablement à une nouvelle topographie. C’est la démarche que j’ai tenté de mettre en place ici de façon aussi personnelle que partielle via une approche cartographique me permettant d’appréhender, dans une certaine mesure, les contours de ce que constitue le paysage productif contemporain. Dans ce large terrain d’exploration, j’ai pu identifier neuf reliefs  qui témoignent de frictions entre des pratiques dominantes qui semblent atteindre leurs limites et des

Manufacturing #18, Cankun Factory, Zhangzhou, Province de Fujan, Chine. Photographie extraite du documentaire canadien Manufactured Landscapes, Edward Burtynsky, 2006.


PRODUCTIF

dynamiques plus ou moins récentes les questionnant. Il a ainsi été question d’aborder successivement des tensions à l’œuvre entre : culte de la croissance et nouvelles croyances, mode d’organisation vertical et organisation en réseau, mondialisation et production locale, recherche d’automatisation constante et avenir du travail, aliénation et désir d’émancipation, production de masse et besoins d’individuation, impact du numérique dans la création et le partage de valeur(s), position hégémonique de l’expert et nouvelles pratiques amateur, anthropocentrisme et recherche d’équilibre symbiotique. À un moment où les termes de crise systémique, changement de paradigme, nouvelle / troisième révolution industrielle apparaissent comme autant de ritournelles lorsqu’il s’agit de faire état du paysage productif actuel, cet instantané invite à une prise de recul afin de mieux cerner les forces en présence, leurs objets respectifs et les enjeux qu’elles soulèvent.


RELIEF N°1 —

PRODUCTION, ÉCONOMIE ET IDÉOLOGIE Depuis plus de deux siècles l’accumulation de richesses a constitué le ciment des sociétés  industrielles, leur assurant une relative stabilité en donnant un os à mordre au corps social. En ce début de XXIe il semblerait que la croissance économique ne parvienne plus à faire office de ciment social. Au sein de ce paysage en perte de repères, certains proposent de revoir les critères de mesure de la richesse tandis que d’autres invitent à aller plus loin en questionnant radicalement l’idéologie de la croissance des sociétés industrielles. LE PIB, CET OBJET DE CULTE. Apparu aux États-Unis au moment de la Grande Dépression, cet indicateur doit permettre de mesurer de manière synthétique les effets de la crise sur l’économie. Le PIB, pour Produit Intérieur Brut, est ensuite initié en France après la Seconde Guerre mondiale et généralisé progressivement à l’ensemble des pays du monde. L’augmentation de celui-ci, la dite croissance, constitue depuis la principale boussole des pays industrialisés ou non pour mener leur politique économique. Un culte quasi-religieux est voué à cette croissance du PIB qui lui vaut de nombreuses litanies quotidiennes de la part des différents acteurs économiques. Le PIB vise à mesurer, pour un pays et une année donnés, la valeur totale de la « production de richesse » effectuée par les agents économiques résidents à l’intérieur de ce territoire (ménages, entreprises, administrations publiques). Par production de richesses, il faut entendre une série d’activités additionnées sans discernement. À titre d’exemple le PIB prend en compte : l’achat d’un scooter, le paiement d’une réparation chez le garagiste, l’activité générée par le corps hospitalier en cas d’accident, l’acquisition d’une licence IV par un restaurateur ou

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encore une partie du travail au noir intégré au PIB sous forme d’estimation. Le PIB exclut néanmoins l’ensemble du travail domestique (préparation des repas, ménage, nettoyage du linge, jardinage), le travail bénévole, les loisirs ou encore les ressources naturelles et autres « services » fournis par la nature. Dans cette approche des secteurs comme la santé ou l’éducation sont perçus comme des coûts. De plus la pauvreté n’y est pas perçue comme un problème. D’autre part, le PIB n’est porteur d’aucune alerte (économique, sociale, environnementale ou même politique). Enfin sa construction autour de la notion d’accumulation de transactions marchandes n’anticipe à aucun moment les effets de seuil liés à la rareté des ressources (cf. À ce sujet les travaux du Club de Rome datant des années 70, notamment le rapport The Limits of Growth.). Bien que ces limites soient de plus en plus reconnues, la place symbolique accordée à l’indicateur et sa croissance reste très prégnante au sein du corps social : comme s’il s’agissait de nourrir la chose sans que l’on ne sache plus vraiment pourquoi et sans même remettre en question cet état de fait. Car, en réalité, rares sont ceux qui, au quotidien, se réfèrent à cet indicateur, quelques milliers de personnes tout au plus dans chaque pays : journalistes, économistes, enseignants, agences de notations, directions du budget des États et institutions internationales, et enfin gouvernements, élus nationaux, fonctionnaires de la haute fonction publique et partenaires sociaux. [1] En dépit de son caractère abscons, voire absurde, et assurément limité, la croissance du PIB continue de faire consensus en raison de son incroyable puissance symbolique qui permet de justifier telle ou telle politique économique par une démonstration arithmétique. Agissant tel un leurre celui-ci semble constituer un mirage rassurant, un but à atteindre pour lequel s’est engagée une course sans fin.

[1] Pierre Lachaize et Julien Morel, Les usages

du PIB, Résumé aux décideurs (support de conférence), The Shift Project, 2013.

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Point de vue, illustration inspirĂŠe du travail de Yona Friedman.


[2] Cf. Moins, c’est mieux ? Dossier docu-

mentaire réaliser par la chaîne franco-allemande sur la notion de croissance et de ses alternatives. __ http://future.arte.tv/fr/sujet/decroissance [3] Présentation et méthode de calcul dé-

taillée de l’Happy Planet Index. __ http://www.happyplanetindex.org/assets/happy-planet-index-report.pdf

[4] Forum pour d’Autres Indicateurs de

Richesse qui se donne pour objectif d’ « Offrir une vision renouvelée de la richesse ou du développement humain durable. __ http://www.idies.org/index.php?category/FAIR [5] Indicateur développé par l’Organisation

de Coopération et de Développement Économique. Cet indicateur « du Vivre Mieux » est paramètrable directement en ligne selon des critères de mesure tels que : le logement, le revenu, l’emploi, les liens sociaux, la santé ou encore l’engagement civique. __ http://www.oecdbetterlifeindex.org

[6] « Il ne s’agit ni d’un parti, ni d’une idéo-

logie unifiée, mais d’une nébuleuse complexe dont l’influence augmente à la gauche du champ politique français. […] Qu’il s’agisse de « décoloniser notre imaginaire » des conceptions économiste et développementiste, de retrouver du lien grâce à la relocalisation et à l’appel à la « simplicité volontaire » ou de réduire l’empreinte écologique, à chaque fois c’est le primat de la technique industrielle et de ses méfaits qui est en cause. » __ François Jarrige, Face au monstre mécanique, une histoire des résistances à la technique, imho, Paris, 2009, p. 162-163

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C’est dans l’idée de lutter contre une économie découplée du politique et de l’éthique qu’un certain nombre d’acteurs tentent de développer de nouveaux outils de mesure à même d’orienter les sociétés contemporaines vers des horizons plus soutenables. VERS UNE SOCIÉTÉ POST-CROISSANCE ? [2] Parmi ceux qui envisagent l’horizon de l’après PIB, on compte plusieurs alternatives directes au PIB à l’image de l’Happy Planet Index [3] (voir aussi l’initiative du collectif FAIR [4] ainsi que le Better Life Index de l’OCDE [5]). Créé par la New Economics Foundation, l’Happy Planet Index ou littéralement l’Indicateur de Planète Heureuse, utilise les éléments de mesures suivants : un indice de bien-être ressenti, un indice d’espérance de vie, leur produit étant rapporté à un indice d’empreinte écologique par tête propre à chaque pays. Le tout doit alors permettre de mesurer le niveau de « bien-être durable pour tous » qui comprend le bien-être des générations présentes mais aussi futures. Ainsi nous apprenons que le pays le plus heureux du monde selon ces critères s’avère être le Costa Rica avec un HPI de 64 sur 100 suivi de près par le Vietnam (60,4) et la Colombie (59,8). Tandis que le moins heureux est le Qatar avec un HPI de 25,2. Le premier pays d’Europe n’arrive qu’en 29e position avec la Norvège (51,4), la France quant à elle est postionnée 50e (46,5), enfin les États-Unis arrivent au 105e rang avec un HPI de 37,3 (et surtout 7ha de terres arables nécessaires par tête contre 2,5 pour le Costa Rica) malgré un PIB et un IDH parmi les plus hauts du monde. En parallèle de ces initiatives, d’autres observateurs affirment depuis une trentaine d’années que le changement doit aller bien au-delà des outils que constitue une batterie d’indicateurs. Pour ces derniers, c’est le nécessaire changement des mythes contemporains et du mode de vie occidental dont il est question. > Les objecteurs de croissance : partisans du bien-être, plutôt que du « beaucoup-avoir ». Le terme de décroissance apparaît pour la première fois en France en 2006 sous la plume de Jacques Grinevald pour la traduction de l’ouvrage de l’économiste Nicolas GeorgescuRoegen (La décroissance. Entropie – Écologie – Économie, 1971). Il sera suivi de près par The Limits of Growth (1972) de Dennis Meadows. Volontairement provocateur, le mouvement décroissant [6] a ceci d’intéressant qu’il est l’un des rares à


dessiner les contours d’une société radicalement différente de celle que l’on connaît aujourd’hui, où les réponses aux enjeux sociétaux actuels ne sont pas nécessairement conditionnées par la technique. Il y est notamment question de décoloniser notre imaginaire des conceptions économiste, matérialiste et développementiste. Sur le plan individuel, est encouragée la démarche dite de simplicité volontaire, tandis qu’au niveau macro une relocalisation des activités économiques doit permettre de réduire l’empreinte écologique tout en favorisant le renforcement du lien social. > Ville en transition : la décroissance pragmatique. Initié en 2006 par Rob Hopkins, alors enseignant en permaculture dans la ville de Totnes en Angleterre, le mouvement des villes en transition est quant à lui basé sur une réflexion empirique et citoyenne liée à l’idée de résilience vis-à-vis de la hausse inexorable du prix du pétrole. L’objectif du mouvement des villes en transition consiste à encourager les habitants d’un territoire à prendre conscience des conséquences du pic pétrolier afin de pouvoir réfléchir et agir de concert pour s’y préparer au mieux. Les démarches préconisées sont relativement proches de celles du mouvement décroissant à savoir : la réduction des émissions de CO2 et de sa consommation d’énergie d’origine fossile selon un plan fixé à l’échelle de la collectivité, l’augmentation de son degré de résilience par la relocalisation de ce qui peut l’être et l’intensification du tissu social. Chaque collectivité locale est invitée à trouver par elle-même les solutions qui lui conviennent le mieux en fonction de ses ressources et de ses enjeux. Malgré certaines similitudes dans le fond, ces initiatives le plus souvent portées par ces collectifs de citoyens diffèrent dans leur forme. Alors que les objecteurs de croissance invoquent une démarche très engagée, au risque de paraître parfois jusqu’au-boutiste, le mouvement de la transition appelle à un changement des modes vie par la concertation afin d’éviter tout climat potentiellement coercitif. Point crucial s’il en est sachant que les périodes de troubles à la fois économique et idéologique peuvent agir comme de puissants appels d’air pour une multitude d’autres idéologies qui ne sont pas toujours forcément portées par le consensus.

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RELIEF N°2 —

PRODUCTION, ORGANISATION ET POUVOIR La production industrielle, notamment depuis son développement massif au cours du XXe siècle est rapidement devenue synonyme d’un partage rigide et hiérarchique des responsabilités à même de garantir la bonne gestion d’un mode de production lourd et coûteux à mettre en place. Modèle d’organisation qui est aujourd’hui remis en question par son incapacité à s’adapter aux changements de conjoncture. En parallèle, d’anciens et nouveaux modes de production ad hoc, c’est-à-dire dont l’organisation émane des individus, se distinguent par leur incroyable capacité de résilience et d’adaptation au changement. CHÂTEAU DE CARTES. La majeure partie des infrastructures de production industrielle repose avant tout sur un pari justifiant des investissements de départ importants. Ce pari c’est celui du maintien du statu quo (maintien de la demande de la part des consommateurs par exemple) qui a permis l’émergence et le développement de la dite activité industrielle. C’est, si l’on prend deux exemples emblématiques de la production industrielle : parier sur le fait que nous aurons toujours besoin de plus de voitures et d’en changer régulièrement, ou encore, le fait que se fournir en énergie nucléaire sera toujours rentable et possible à long-terme. L’industrie automobile ou l’industrie nucléaire sont l’une comme l’autre,  amenées à faire face à des facteurs de changement. Facteurs prévisibles comme l’évolution de la demande qui appelle à devoir adapter dans une certaine mesure les volumes de production ; mais également des facteurs imprévisibles pour lesquels de telles infrastructures apparaissent comme beaucoup moins bien préparées. Ce sont, par exemple, des changements

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de comportements rapides des utilisateurs de voiture, ou encore la saturation d’un marché qui n’est plus à même d’absorber les volumes produits chaque année ; c’est aussi la raréfaction des ressources notamment fossiles ou encore dans le cas du nucléaire des coûts imprévus d’entretien, de démantèlement, de sécurisation ou de gestion d’accident. Impossible en effet de ne pas penser à celui de la centrale de Fukushima dont les conséquences imprévisibles dépassent largement les compétences de la compagnie en charge de sa gestion [1]. En ce qui concerne la voiture on citera le cas extrême de la ville de Détroit, ville déclarée en faillite en juillet 2013 [2] dont le développement économique reposait essentiellement sur l’industrie automobile, laquelle traverse aujourd’hui une profonde remise en question aux États-Unis comme en Europe. Dans le cadre d’une production manufacturière, le paradigme de l’industrialisation basée sur des principes de standardisation et réplication de masse a été pendant longtemps et reste encore majoritairement aujourd’hui la manière la plus efficace de produire. Ces deux exemples soulignent néanmoins à quel point la fragilité de ce type de structures est proportionnelle à la somme des moyens humains et matériels engagés et surtout la rigidité avec laquelle ils sont employés. Incapables d’embrasser le changement et de s’adapter à des situations complexes, les structures productives basées sur des modes d’organisation bureaucratiques font donc face à des risques de revers importants sur les plans humain, matériel et environnemental.

[1] Voir l’article Fukushima : Tepco sous le feu

des critiques pour sa gestion de la catastrophe. __ http://www.novethic.fr/novethic/rse__responsabilite__sociale__des__entreprises,securite__ industrielle,fukushima__tepco__feux__critiques__pour__sa__gestion__catastrophe,141361.jsp) [2] Cf. http://www.rfi.fr/

ameriques/20130807-detroit-faillitecontestee-dave-bing-rick-snyder-afcme/

En face de ces modes d’organisation verticaux, qui bien qu’encore prédominants semblent de moins en moins constituer un modèle référent pour les années à venir,

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Closed modular systems, openstructures.net, Š Thomas LommÊe, 2014.


Open modular systems, openstructures.net, Š Thomas LommÊe, 2014.


[3]Néologisme issu de la contraction de la

locution latine ad hoc signifiant « à cet effet » (personne ou objet parfaitement adapté à son action / usage) et du suffixe -cratie qui se réfère au pouvoir (du grec ancien kratos).

apparaissent de nombreuses formes d’organisation plus souple : entreprise en réseau, entreprise sans usine, «lean management » etc. Parmi ces formes, apparaît un regain d’intérêt pour des modes d’organisation plus organiques accordant davantage de pouvoir de décisions aux individus. Dans les années 70, Alvin Toffler utilise ainsi le terme d’adhocracy [3] (cf. Le choc du futur, 1970) dans le cadre d’une étude sur la culture d’entreprise où il l’oppose à une bureaucratie victime de sa rigidité. Au même moment l’architecte Charles Jencks évoque l’idée d’un art de vivre et de fabriquer des objets ad hoc (cf. Adhocism – The case for improvisation, 1972). C’est-à-dire un mode de production plus que d’organisation, dans lequel prime le fait d’improviser afin « de résoudre les problèmes les uns après les autres avec ce qu’on a sous la main. » POUVOIR SUR MESURE.

[4]Voir l’interview de Joseph Grima réalisée

par le magazine en ligne Dezeen : « Joseph Grima on Adhocracy at Istanbul Design Biennal. » __ http://www.dezeen.com/2012/10/15/josephgrima-on-open-design-at-istanbul-designbiennial/)

[5]L’entreprise Local Motors fonde son

dynamisme et sa rapidité de conception sur un recours massif au crowd-sourcing ou littéralement l’appel à la foule, en l’occurence des designers et ingénieurs, pour concevoir ses engins motorisés. Le premier d’entre eux, le Rally Fighter, est une sorte d’hybride extrême entre un véhicule de franchissement et un coupé sportif. Vendu au prix non moins déraisonnable de 99,000 $ ce coup d’essai a surtout permis à la micro-usine basée a Phœnix et à sa communauté d’amateurs de se faire largement connaître à travers le monde. Au point qu’en 2011, Jay Roger, le fondateur de Local Motors, se voit confier par la DARPA (l’agence américaine responsable des projets en recherche avancée pour la Défense) le développement du potentiel successeur du véhicule militaire Humvee (plus connu sous son nom commercial Hummer). Quelques

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Si l’on se base sur ces deux références, l’adhocratie apparaît donc à la fois comme une façon de décrire un mode d’organisation de la production souple et non-hiérarchique et à la fois comme une manière habile de répondre aux besoins du quotidien en s’accommodant, de façon subie ou choisie, des ressources locales et directement disponibles. Dans le cadre de l’exposition éponyme (Adhocracy, octobre 2012, Istanbul) tenue lors de la première Biennale de design d’Istanbul, Joseph Grima, commissaire de l’exposition, met l’accent sur le renouveau de cette notion quarante ans après son apparition et à un moment où la prise de pouvoir de masse initiée par Internet semble se diffuser largement dans le champ de la production de biens matériels. [4] > La structure organique et horizontale d’Internet appliquée à la production manufacturière. Autrefois réservées au développement de logiciel libre ou open-source, les dynamiques de production contributives et décentralisées sont aujourd’hui utilisées pour concevoir et produire des produits manufacturés des plus simples au plus complexes : véhicules (cf. Local Motors [5]), drônes (cf. DIY drones, Proteï), imprimantes 3D (cf.Foldarap), petit-électroménager (cf. Open-structures), arme à feu (cf. Defense Distributed) ou encore habitat (cf. Wikihouse). Deux éléments apparaîssent comme cruciaux dans le


INDIGÉNUITÉ L’approche créative de ressources limitées et la revendication d’une attitude « ça-je-peuxle-faire-moi-même », ainsi que la faculté de se servir de ce qu’on a sous la main comme matériaux et comme idées, qu’elles soient personnelles ou venant d’autrui. _ Joar Nango & Silje Figenschou Thoresen, The Indigenuity Project.

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mois plus tard, la communauté présentait au président Barack Obama le XC2V, premier essai de ce qui préfigurera peut-être le futur véhicule de l’armée américaine. Depuis la jeune startup propose également ses services à des industriels afin de leur permettre de recueillir des idées nouvelles en proposant des défis aux membres de la communauté, les idées retenues étant récompensées par des prix. B’Twin, l’entité dédié au cycle du groupe Oxylane, a ainsi récemment fait appel à Local Motors afin de réfléchir sur un nouveau moyen de locomotion. Après vingt jours de compétition, 90 propositions ont été soumises par les membres de la communauté et c’est un Néo-Zélandais, John Bukasa, qui a remporté ce défi. Son tricycle, désormais en phase de développement, devrait donner le jour à un prototype qui, une fois validé par une série de tests consommateurs, pourrait bien être produit. __ http://pro.01net.com/editorial/568253/localmotors-developpeur-dautomobiles-en-opensource/ [6] Cf. L’article Africa Teaches the West How to

Build a Car. __ http://www.notechmagazine.com/2013/10/ africa-teaches-the-world-how-to-build-a-car. html [7] Cf. Les Micromachins de Damien Antoni et

Lydia Blasco, recherche menée en Asie du SudEst sur « des services urbains décentralisés » __ http://smallinfrastructures.blogspot. fr/search?updated-max=2011-0118T20:41:00%2B01:00&max-results=30

développement de ce nouveau type d’infrastructure : - L’utilisation couplée d’Internet et de logiciels de CAO qui permet d’accélérer considérablement les temps de développement en rendant caduques pour cette phase immatérielle toutes contraintes d’espace-temps (travailler à plusieurs, à distance, etc.). - L’accès à des machines-outils autrefois réservées à la grande-industrie permettant de mettre en place rapidement de micro-unités de fabrication avec des besoins en ressources humaines et matérielles fortement inférieurs à ceux de l’industrie traditionnelle. Cette légèreté structurelle associée à une importante faculté d’adaptation permet à ces acteurs à mi chemin entre l’artisanat et l’industrie de faire preuve d’une grande robustesse face à divers facteurs extérieurs prévisibles ou imprévisibles. > Adhocraties subies : références malgré elles. On retrouve cette capacité à faire preuve de résilience dans des contextes où les modes de production se trouvent être souples et distribués non pas par opportunités technologiques mais essentiellement par contraintes économiques. Par conséquent, il est intéressant (pour ne pas dire ironique) de voir apparaître un renouveau d’intérêt pour des pratiques adhocratiques (au sens de Jencks, c’est-à-dire l’art de s’accommoder de l’existant) qui le sont malgré elles, par pur nécessité vitale car s’inscrivant le plus souvent dans des contextes de pénurie. On citera en particulier les fortes cultures d’autoproduction présentes en Afrique [6] et en Asie du sud-est [7] témoignant du maintien sur ces territoires d’une importante culture du fait main et d’une production artisanale décentralisée. Enfin, impossible de ne pas citer le cas de Cuba, contraint de mettre en place des stratégies de production adhocratiques suite à l’embargo américain [8].

[8] Cf. The Power of Community. How Cuba Sur-

vived Peak Oil, film retraçant la mise en place de stratégie de résilience face la raréfaction des produits pétroliers sur l’île. __ http://www.youtube.com/ watch?v=UUWces5TkCA Ou encore Rikimbili : Une étude sur la désobéissance technologique et quelques formes de réinvention de Ernesto Oroza, publié en France en 2009 par la Cité du Design de Saint-Étienne. 40

> Adhocraties choisies. On peut regrouper sous cette appellation des expériences récentes reposant sur des modes d’organisation organiques ayant recours aux technologies numériques dans le but de favoriser le développement d’économie de subsistance de façon choisie. C’est par exemple l’expérience de la coopérative énergétique hollandaise Windcentrale [9] où 1 700 foyers


ont réussi à rassembler 1,3 million d’euros en l’espace de 13 heures pour financer l’achat d’une éolienne de 2MW qui leur fournira de l’électricité pour les 12 prochaines années. En Allemagne, on compte 800 coopératives énergétiques en renouvelable (+50 % par rapport à 2012) qui fournissent en énergie l’équivalent de la consommation de 100 000 foyers [9]. Un autre domaine dans lequel les dynamiques de production ad hoc se sont développées, en partie grâce au numérique, c’est celui du partage de savoir-faire paysans. La coopérative française Adabios Autoconstuction par exemple s’attelle à rassembler des connaissances pour la construction de matériel agricole qu’elle diffuse ensuite sous la forme de notices en creative-commons disponibles en ligne [10]. Dans la même veine l’organisation à but non-lucratif Open Source Ecology travaille sur le développement d’un kit de cinquante machines libres de droit facilitant l’édification d’une économie locale et résiliente basée sur une autosuffisance matérielle et alimentaire [11]. Indépendamment des contextes, ces dynamiques adhocratiques semblent donc apparaître avant tout comme des réactions de survie, pragmatiques et spontanées, face à des manques ou des ruptures brutales auxquels les modèles bureaucratiques actuellement dominants sont incapables de faire face. En remettant en cause les monopoles d’action, cette re-distribution des capacités de faire - autrement dit du pouvoir - à l’échelle individuelle et communautaire aujourd’hui amplifiée par l’usage du numérique, pose plus que jamais la question de nouvelles responsabilités individuelles et a fortiori celle d’une gouvernance ad hoc qui reste à imaginer.

[9] Cf. L’article du magazine en ligne, Crowd-

fundinsider, spécialisé dans le financement participatif : Windcentrale Raises €1.3 Million, 1700 Dutch Households Get Wind Turbine. __ http://www.crowdfundinsider. com/2013/09/23211-windcentrale-raises-e13-million-1700-dutch-households-get-windturbine/

[10] Extrait de la page d’accueil du

site : « Partie du constat qu’un certain nombre de bonnes trouvailles émergent constamment du bricolage irrépressible et intuitif des agriculteurs, l’association recense sur le territoire du matériel adapté, pour en tracer les plans, en corriger quelques axes, et les diffuser largement par des formations à l’autoconstruction. Cette activité de diffusion de technologies appropriées, appropriées aux et par les paysans, s’effectue également avec l’aide du « Guide de l’autoconstruction : outils pour le maraichage biologique », et par ce présent site Internet, dont le Forum est un des éléments qui nous permet de constituer un réseau d’échange de savoirs et savoir-faire autour du machinisme agricole. » __ http://www.adabio-autoconstruction.org [11] « Open Source Ecology is accelerating

the growth of the next economy - the Open Source Economy - an economy that optimizes both production and distribution - while promoting environmental regeneration and social justice. We are building the Global Village Construction Set. This is a high-performance, modular, do-it-yourself, low-cost platform - that allows for the easy fabrication of the 50 different industrial machines that it takes - to build a small, sustainable civilization with modern comforts. » __ http://opensourceecology.org/wiki

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RELIEF N°3 —

PRODUCTION, TERRITOIRES ET RÉSILIENCE [1]

[1] Le terme de résilience doit être compris

dans son contexte écologique, il se réfère à la « capacité d’un système à absorber un changement perturbant et à se réorganiser en intégrant ce changement, tout en conservant essentiellement la même fonction, la même structure, la même identité et les mêmes capacités de réaction. » __ http://villesentransition.net/transition/pages/ resilience/quest-ce_que_la_resilience

Au cours de la deuxième moitié du XXe siècle la mise à disposition de l’industrie d’énergies fossiles et d’une main-d’œuvre abondantes et abordables a rendu possible l’émergence d’une production mondialisée concrétisant l’idée d’une spécialisation à l’échelle du globe. Ce modèle d’une production éclatée sur plusieurs territoires tend aujourd’hui à être remis en question par la raréfaction de ce qui l’a rendu possible et d’une incapacité structurelle à faire preuve de résilience. Le retour au local apparaît de plus en plus comme une solution aux limites d’une chaîne de production devenue mondiale. Cependant, passés les effets d’annonces, on peut légitimement se demander dans quelle mesure ce retour au territoire est encore possible. FRAGILITÉ ET DÉRIVES DU MADE IN WORLDWIDE. Que ce soit pour des raisons économiques, sociales, environnementales ou sanitaires, plusieurs initiatives et événements soulignent aujourd’hui de façon récurrente les limites d’une production industrielle mondialisée qui tend de plus en plus à être victime de sa propre complexité.

[2] Virginie Raisson, Atlas des Futurs du

> Le syndrome de l’ultradépendance [2]

monde, Robert Laffont, Paris, 2010 p.132-133

La première de ces limites est énergétique. En effet, l’avènement d’une production globalisée a été permis par le recours massif à des moyens de transports à motorisations thermiques (route, rail, transports maritime et aérien navigation intérieure) eux-mêmes fortement dépendants d’une extraction toujours plus importante d’énergie fossile et notamment de pétrole (le transport représente actuellement

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plus de la moitié de la demande). À tel point que le pétrole (qui représentait 60 % de l’énergie primaire consommée dans le monde en 2010) forme dorénavant un substrat devenu indispensable car étant à l’origine de la quasi-totalité des activités des sociétés industrielles et des modes de vie affiliés. De fait, à la moindre hausse du cours du baril, c’est l’ensemble des chaînes de production mondiales qui se trouvent affectées. N’épargnant aucun secteur de la production du fait d’une grande interdépendance, ce phénomène totalement nouveau dans l’histoire de l’humanité, révèle l’ultradépendance à la fois structurelle et systémique des sociétés thermoindustrielles [3] dont le fonctionnement est majoritairement assuré par cette unique ressource. > The Reshoring initiative [4] En raison de cette inflation du coût de l’énergie, délocaliser afin de pouvoir produire moins cher ne semble plus sonner comme une évidence. Du moins, c’est ce que souhaite démontrer Harry Moser qui a mis en place une initiative pour promouvoir la ré-industrialisation des États-Unis : « the Reshoring Iniative », ou littéralement « initiative de relocalisation ». Pour cela, il offre gratuitement aux entreprises américaines un outil en ligne qui permet d’estimer selon lui, le vrai coût de la délocalisation. Il prend en compte des postes de coûts récurrents, les dépenses liées au transport en fonction des pays et les facteurs de risques qu’il juge indispensables pour évaluer le coût réel d’une opération de délocalisation. En parallèle de cet outil, Harry Moser, présente également plusieurs études de cas d’entreprises américaines ayant fait le pas. Néanmoins, les chiffres avancés dépeignent une dynamique encore timide : entre 200 et 250 entreprises

[3] Terme initié par l’épisté­mo­logue et

his­to­rien du développe­ment sci­en­tifique et tech­nologique, Jacques Grinevald. [4] « Reshoring Initiative. Bringing manufac-

turing back home » __ http://www.reshorenow.org

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«

VOICI UNE VILLE QUI ÉTAIT AUTREFOIS LE SYMBOLE DES MIR ACLES DE L’INDUSTRIALISATION,

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ET MAINTENANT C’EST LE SYMBOLE D’UNE NOUVELLE FORME D’ÉCONOMIE, LOCALE ET BASÉE SUR L’AGRICULTURE.

»

Grace Lee Boggs, activiste et philosophe américaine. Extrait du web-documentaire Détroit je t’aime (2012) réalisé par Hélène Bienvenu et Nora Mandray. 45


auraient effectué ce retour au pays ce qui représente, selon l’ingénieur, environ 50 000 emplois. Ce qui est peu lorsqu’on compare cela aux 500 000 emplois que l’industrie américaine a recréés entre 2010 et 2013 et aux 5 millions qu’elle a détruits entre 2000 et 2009. Mais au-delà de leur pertinence économique, ces chiffres posent en creux la question sociale et morale de la délocalisation à un moment où les emplois se font de plus en plus rares. > Le cheval Findus

[5] Cf. L’article de Cécile Chevré : Scandales

alimentaires : l’autre visage de la mondialisation. __ http://www.atlantico.fr/decryptage/scandalesalimentaires-autre-visage-mondialisation-cecile-chevre-696128.html

[6] « Moto X - The only smartphone assem-

bled in the U.S.A. » __ http://www.motorola.com/us/FLEXR1-1/MotoX/FLEXR1.html « Mac Pro. Conçu et assemblé aux États-Unis ». __ http://www.apple.com/fr/mac-pro/

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Enfin, au fil des années l’intermédiation croissante de la production et des échanges semble également avoir créé un terrain fertile pour des opérations spéculatives tirant partie de l’opacité générée par ce maillage d’interactions de plus en plus dense. Situation d’autant plus préoccupantes lorsqu’elle touche des questions aussi sensibles que celle de l’alimentation et de sa traçabilité, comme l’a récemment montré le scandale de la viande de cheval. [5] UN RETOUR AU FABRIQUÉ PAR / ICI > Vers un rattachement de la production au territoire (fait ici) Pour toutes ces raisons et d’autres encore la production globalisée est de plus en plus contestée comme une solution tenable à long-terme, en tout cas plus dans les proportions pratiquées actuellement. Dans plusieurs pays fortement industrialisés s’engage un mouvement de réindustrialisation encouragé notamment par des arguments de solidarité nationale à un moment où les emplois sur les territoires se font de plus en plus rares. Aux États-Unis de grandes entreprises de la Silicon Valley donnent le ton à l’image d’Apple et de Google qui n’hésitent pas à communiquer généreusement sur leurs nouvelles lignes de production américaines et le très symbolique « Assembled in U.S.A » associé [6]. Mis de côté pendant plusieurs décennies le rattachement au territoire, le fait ici, semble donc redevenu un argument de vente de premier plan, jouant sur l’affect patriotique. En France, un engouement similaire pour le fait ici se manifeste. Des produits dont la production française n’avait jusqu’ici pas été revendiquée outre-mesure se voient affublés du


drapeau tricolore attestant haut et fort de leur attachement au territoire national (des céréales pour le petit-déjeuner au petitélectroménager). Une myriade de petits acteurs réinvestissent des secteurs sinistrés devenus des martyrs de la production globalisée à l’image de l’industrie textile, tels les jeans et chaussures 1083, les chaussettes Archiduchesse ou encore le très explicite Slip Français. Ici le rattachement au territoire ne constitue pas uniquement « un plus produit » mais se situe bel et bien au cœur de la stratégie de ces jeunes entreprises. > Vers un rattachement de la production au producteur. (fait par) À côté de ce rattachement au territoire, des initiatives récentes comme le site ETSY prônent un rapprochement direct avec le producteur (mais qui peut être géographiquement très loin ce qui n’est pas sans ambivalence) et plus précisément celui qui fait de ses mains. En fournissant une vitrine au rayonnement mondial à des milliers d’artisans les fondateurs de la plateforme souhaitent faciliter et favoriser le fait de pouvoir mettre un nom et un visage sur la production d’objets. L’idée étant d’estomper l’opacité qui recouvre aujourd’hui le processus de production de la majorité des produits manufacturés en démocratisant la possibilité de connaître celui qui fait. > Vers un rattachement de la production au producteur et au territoire. (fait par / ici) Au fil de ces dernières décennies la mondialisation agricole tendait à fait disparaître la relation directe entre producteur et consommateur. Les circuits-courts rencontrent aujourd’hui un succès croissant à un moment où le besoin de savoir d’où viennent et comment sont fait les produits que l’on consomme apparaît de plus en plus pressant. On citera les groupements d’achats solidaires initiés au Japon (Teikei) et en Europe germanophone dans les années 60 (puis repris sous le nom de CSA « Community Supported Agriculture en Amérique du Nord) et connus en France sous le nom d’AMAP [7]. Ces circuits-courts alimentaires ont vocation à être amplifiés par l’usage du numérique comme en témoigne le succès d’initiatives telles que La Ruche qui dit Oui !, plateforme en ligne mettant en lien direct producteurs locaux et consommateurs. Circuits-courts qui font souvent l’objet

[7] Le principe d’Association pour le Maintien

d’une Agriculture Paysanne apparaît en France au début des années 2000 sur une initiative d’un agriculteur toulonnais, Daniel Vuillon, qui décida de lancer la première AMAP Française suite à un voyage aux Etats-Unis où il découvrit les CSA.

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d’une reconnaissance institutionnelle par les collectivités. D’autres part on observe un essaimage auprès de grandes entreprises qui reprennent l’idée (cf. Paniers SNCF, ou encore les distributeurs Système U qui ont mis en place une charte régionale destinée à mettre en avant les producteurs locaux.).

[8] Le magasin-atelier a été baptisé ainsi en

hommage à l’ouvrage éponyme de John Ruskin qui avec William Morris prona, entre autres, une économie de l’atelier avec le mouvement Arts & Crafts.

[9] Le site Sourcemap permet de visualiser la

provenance de différents éléments nécessaires à la fabrication d’un produit. Ici par exemple pour l’iPhone : http://free.sourcemap.com/view/3531#cluster-stop-3

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Dans le champ de la production manufacturière on notera l’émergence de « néo-artisans » tirant partie de la flexibilité du numérique pour re-déployer la production en centre-ville à l’image des Anglais d’Unto This Last [8] produisant et commercialisant directement leurs pièces de mobilier en plein cœur de Londres. Dans la même veine, on peut également citer les Français de la Nouvelle Fabrique basée dans le nord de Paris. Intéressant à long-terme pour des biens issus de ressources et de savoir-faire locaux, ce processus de relocalisation semble aujourd’hui limité au « assembled in » lorsqu’il s’agit de relocaliser la production de biens complexes dépendants de ressources et de savoir-faire disséminés à l’échelle mondiale [9]. Outre la complexité, la motivation des différentes partiesprenantes tient souvent à l’échelle quand elle est facteur de rentabilité ainsi qu’au coût de la main-d’œuvre. Il semblerait cependant que l’on tend à observer un rééquilibrage à moyenterme entre ces deux modes de production au profit du local, encouragé notamment par des questions sociales et éthiques, mais surtout en raison d’une hausse du coût de l’énergie qui apparaît désormais comme inéluctable.


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RELIEF N°4 —

PRODUCTIVITÉ, AUTOMATISATION ET CHÔMAGE DE MASSE Se libérer de la torture du travail – le tripalium en latin, étymologie commune aux deux termes – constitue une lubie récurrente de l’être-humain, une sorte d’idéal à atteindre, quitte à devoir y astreindre ses congénères : animaux, autres humains, machines. Cependant, alors que l’automatisation des tâches productives atteint une ampleur inégalée dans l’histoire de l’humanité, la situation semble bien loin de l’Eden espéré. L’IDÉAL PRODUCTIVISTE D’UN MONDE SANS HUMAIN.

[1] Cela fait écho aux propos de l’économiste

allemand E.F Schumacher qui soutient que pour l’employeur et dans le système économique dominant, le facteur humain reste « un simple élément de coût, qu’il convient de réduire au minimum, faute de pouvoir l’éliminer complètement, disons, par l’automation. Pour l’ouvrier, le travail n’a pas d’utilité en soi. (Il est ce que les économistes nomment une « désutilité ».) Travailler revient à sacrifier son temps de loisir et son confort, le salaire n’étant qu’une sorte de compensation reçue pour ce sacrifice. L’idéal est donc, pour l’employeur, de produire sans employés et, pour l’employé, d’avoir un revenu sans travailler. » ____ E. F. Schumacher, Small is Beautiful. Une société à la mesure de l’homme, Contretemps / Éditions du Seuil, 1978, p. 54.

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Premier symptôme de la grande désillusion de l’automatisation, l’augmentation larvée d’un mal moderne qui semble être devenu inéluctable : le chômage structurel de masse. Entre les secteurs qui perdent des emplois et ceux qui se développent, l’argument d’un jeu de vases communicants a pendant longtemps été mise en avant. Or, le déversement n’a plus lieu ou si peu car souvent complexe et coûteux à mettre en place. Un effet secondaire de ce chômage de masse est la question sensible de l’équilibre production / consommation. Si la production de biens et de services tend à être de plus en plus automatisée, cela signifie une baisse de revenus susceptibles d’être dépensés pour l’achat de ces mêmes biens et services. Henry Ford avait bien identifié ce cycle de production, revenu, consommation, puisque le fait de doubler les salaires de ses employés lui permettait d’assurer l’augmentation des ventes de ses modèles T. Un siècle plus tard les voitures tendent à être produites presque entièrement par des machines. Le facteur humain, au même titre que dans le reste de l’industrie y est encore considéré comme un mal nécessaire d’un processus d’automatisation totale inachevé. [1]


> L’exemple de l’usine Tesla ou le rêve taylorien devenu réalité. Elon Musk fait aujourd’hui figure de référence absolue en ce qui concerne l’automatisation dans l’industrie automobile. L’usine de la marque de voiture Tesla, dont il est le cofondateur, est devenu le symbole de l’usine automatisée grâce notamment au recours de 160 bras robotisés Kuka doués d’une très grande polyvalence sans avoir besoin d’intervention extérieure autre que leur reprogrammation ponctuelle [2]. Ce site de production basé à Freemont en Californie a une histoire un peu particulière ; en l’espace de soixante ans il aura connu toutes les évolutions de la production automobile. L’époque fordiste des années 70 avec General Motors, en passant par le rachat de l’usine dans les années 90 par Toyota qui développait alors une politique du zéro défaut afin d’améliorer la qualité perçue, en impliquant davantage les travailleurs dans le processus de production. Chacun de ces modes de production, aussi exigeants et performants fussent-ils au moment de leur mise en place, se sont effondrés par manque de « compétitivité ». En relançant le site alors abandonné par Toyota, en créant plus de 1 500 emplois, le jeune entrepreneur réussit à susciter l’espoir d’un nouveau progrès technique vecteur d’emplois pour l’avenir. Pourtant même le très enthousiaste technophile Chris Andersson semble dubitatif. Il souligne que seule une partie des ouvriers spécialisés de la précédente version de l’usine auront les qualifications requises pour travailler dans l’usine robotisée d’Elon Musk : «...beaucoup des salariés de l’ancienne usine Nummi (à l’époque de Toyota) n’auront pas les qualifications nécessaires pour travailler dans la nouvelle (celle de Tesla), mais certains les auront néanmoins (on peut légitimement se demander ce qui est prévu pour les autres…). Et surtout, ce modèle peut affronter les contraintes économiques de la mondialisation

[2] « Quelques minutes suffisent pour les

reprogrammer en vue d’autres tâches et ces robots accomplissent couramment des dizaines de tâches différentes dans le cadre de leur fonctionnement habituel. À côté des bras Kuka dans l’aile d’assemblage de l’usine Tesla se trouve un râtelier de têtes différentes. Un bras commencera peut-être avec une tête de soudage d’aluminium, puis la remplacera par une tête de placement de boulons et enfin par une pince, le tout automatiquement. » __ Chris Andersson, Makers. La nouvelle révolution industrielle, Pearson France, 2012, p. 174

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Basée à Freemont en Californie, l’usine du constructeur automobile Tesla Motors est régulièrement citée comme un modèle inspirant pour le future de la production manufacturière. — https://www.youtube.com/watch?v=8_lfxPI5ObM


8 octobre 2013, 8 millions de pièces de 5 centimes sont déversées sur la Place fédérale à Berne en Suisse pour sensibiliser l’opinion public à l’idée d’un revenu de base. — http://www.generation-grundeinkommen.ch


[3] ibid p. 177

et réussir » car avec « l’essor de l’usine robotisée, le glissement multiséculaire des échanges mondiaux vers les travailleurs les moins chers pourrait prendre fin. » [3] Si l’on s’en tient aux propos du rédacteur en chef de la revue technophile Wired, il ne reste plus qu’à espérer que les travailleurs les plus chers seront suffisamment bien payés et nombreux pour pouvoir s’offrir régulièrement des voitures électriques à plus de 60 000 $ et soutenir ainsi l’économie américaine.

[4] « Le projet Factory-in-a-day vise à amé-

liorer la compétitivité des PME européennes en levant les obstacles à la robotisation : temps d’installation et coût d’installation. » __ http://www.factory-in-a-day.eu

Malgré ces incertitudes concernant les enjeux sociaux qu’impliquent de tels dispositifs à long terme, la dynamique semble pourtant bel et bien amorcée. Tandis qu’Apple vient d’inaugurer en grande pompe sa nouvelle usine fortement automatisée sur le sol américain, dédiée à l’assemblage de son dernier ordinateur haut de gamme, l’Union Européenne a récemment lancé un programme de recherche sur l’usine du futur afin de faciliter et de diminuer le coût de la robotisation de chaînes de production en Europe. [4] EN ATTENDANT Cette dynamique du tout automatique réalisée majoritairement au profit d’une productivité et d’une compétitivité accrues, tend évidemment à réveiller des tensions aiguës envers le progrès technique et la croissance économique dont les bienfaits espérés semblent devenir de plus en plus chimériques. Ces tensions questionnent un peu plus chaque jour l’idée même du contrat social progressiste qui faisait consensus au sein des sociétés industrielles. Le progrès technique, comme rattrapé par son efficacité, est ainsi redevenu la cible de contestations grandissantes. Dans des secteurs comme l’agriculture, des résistances citoyennes se mettent en place pour lutter contre la prolifération de bio-technologies censées améliorer la productivité des agriculteurs tandis que d’autres se font force de proposition pour de nouveaux droits sociaux, à l’image des initiatives autour du revenu de base. > Ré-apparition de mouvements anti-productivistes : l’exemple des faucheurs-volontaires. Essentiellement français (bien que des actions aient également lieu en Allemagne et en Espagne), le mouvement des faucheurs volontaires s’inscrit en héritier de mouvements de résistance à la technique apparus dès la fin du XVIIIe siècle en Angleterre. En

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« Quand la création de richesses ne dépendra plus du travail des hommes, ceux-ci mourront de faim aux portes du Paradis à moins de répondre par une nouvelle politique du revenu à la nouvelle situation technique. » _ Wassily Léontieff, Prix Nobel d’économie en 1973.

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ayant recours au sabotage, ces mouvements anciens et récents, ouvriers et paysans, revendiquent une dénonciation de la mise en application de techniques jugées illégitimes et menaçantes pour la survie des travailleurs, et plus largement de l’humain, car elles favorisent des rapports de pouvoir asymétriques entre ceux qui détiennent les techniques et moyens de production (semences, engrais, machines) et les autres. À partir de 2003 des brigades de faucheurs volontaires se sont organisées. Depuis, chaque été, elles organisent la destruction méthodique d’essais en plein champs de plantations d’organismes génétiquement modifiés. En 2005, près de 5 000 personnes se sont déclarées prêtes à entrer dans l’illégalité, au nom de la « légitime défense » et de « l’état de nécessité » imposé par l’irréversibilité des atteintes à l’environnement et l’absence de recours démocratiques entourant ces questions. > Le revenu de base, invitation à un nouveau contrat social. Le revenu de base ou revenu inconditionnel d’existence est une idée qui émerge dès le XVIIIe siècle avec Thomas Paine, pamphlétaire et révolutionnaire américain d’origine britannique. Idée qui ne cessera ensuite d’être développée et défendue par de nombreux économistes et intellectuels. L’initiative consiste à pallier un manque de revenus d’une part croissante de la population en raison de l’inactivité dûe notamment à une automatisation elle aussi croissante des activités productives. Le principal argument est qu’aujourd’hui, plus encore qu’hier, la production de richesses ne se limite pas aux activités productives (au sens économique, c’est à dire à destination d’un échange marchand), mais comprend toutes les activités qui participent directement ou indirectement au bon fonctionnement de la société : vie associative, travail domestique, capital culturel, jardinage… En France, le revenu de base a notamment été soutenu par André Gorz, qu’il nommera d’ailleurs lui-même revenu d’existence et dont il s’attachera à souligner le caractère ambigu qu’il estime indispensable d’appréhender pour ne pas faire du revenu d’existence un outil supplémentaire de soumission des masses à l’imaginaire marchand. Car selon lui « sa fonction est, au contraire, de restreindre la sphère de la création de valeur au sens économique en rendant possible l’expansion d’activités qui ne créent rien que l’on puisse acheter, vendre, échanger contre autre chose, rien donc qui ait une valeur (au sens économique)

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mais seulement des richesses non monnayables ayant une valeur intrinsèque. » Alors que le processus d’automatisation tend à investir, à terme, l’ensemble des interstices du quotidien, ces initiatives appellent à re-questionner ce qui a été créé au départ pour soulager l’humain et non le soumettre. Celui-ci a été imaginé comme un vecteur d’autonomie accrue qui libère du temps de labeur pour des activités jugées plus gratifiantes, non comme une source d’asservissement ultime. Car aujourd’hui, l’automatisation, en devenant un phénomène total à la seule fin d’augmenter la productivité, sans que la redistribution des gains ne soit assurée, menace l’ensemble du contrat social et questionne largement la relation entretenue vis-à-vis de la technique au sein des sociétés industrielles.

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RELIEF N°5 —

PRODUCTION, ALIÉNATION ET RECHERCHE DE SENS [1] « — Le premier objectif du Clastre est de

décomposer l’individu, de le fragmenter. Pour obtenir quoi ? Des entités dividuelles. Qu’est-ce qui disparaît lorsqu’on passe de l’individuel au dividuel ? — Le préfixe in- devant. L’unité du sujet son caractère unique. — Oui, Fcuza. Le dividuel, c’est l’individuel divisé, l’individu fragmenté en plusieurs morceaux, mis en pièces. Ou plus exactement : le dividuel, c’est le produit de cette fragmentation, c’està-dire, si vous voulez, le morceau, la pièce. Le Clastre est un traitement régulé qui intervient sur cette fragmentation, la prend rationnellement en charge et l’accélère. Il déconstruit, mais pour remodeler ensuite. Il déconstruit pour dédoubler, comme nous le verrons. Bien. Mais que déconstruit-il ? — L’unité du sujet. — Pas exactement. Il déconstruit la façon dont notre conscience cherche à se saisir dans sa vérité. — Il démantèle le rapport à soi. — Exactement. Ce qui doit être remodelé, c’est moins l’unité du sujet, comme tu le dis, Fcuza, que de ce qui, plus profondément, produit et préserve cette unité. » __ Alain Damasio, La Zone du Dehors, Folio-SF Gallimard (1999), p. 186-187. [2] Extrait d’une édition électronique du livre

d’Adam Smith (1776), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Tome 1, p. 16-17 (Traduction française de Germain Garnier, 1881, à partir de l’édition revue par Adolphe Blanqui en 1843, Édition électronique. complétée le 25 avril 2002 à Chicoutimi, Québec.). 58

Le dividu [1] tend à devenir une nouvelle norme succédant à l’individu. De plus en plus spolié des conditions qui lui permettent d’être lui, d’être in-divisible, l’individu privé de son préfixe devient dividu, c’est-à-dire une partie de lui-même. Par moment, c’est sa tête que l’on privilégie au reste, du moins, une partie de sa tête. Par moment c’est le reste que l’on privilégie, enfin une partie du reste, au dépend de sa tête. L’idée étant d’éviter, autant que faire se peut, que toute la tête et tout le reste marche ensemble sans quoi celui-ci redeviendrait un individu et donc un élément au comportement potentiellement imprévisible. MOI, CET ÉTRANGER. Depuis la manufacture d’épingles d’Adam Smith [2] et les analyses exhaustives de Marx, la division de l’humain en fractions toujours plus petites semble n’avoir de limites que les techniques mises à disposition des êtres désireux de les repousser. À la division du travail manuel de l’ère industrielle s’est ainsi superposée celle de l’intellect de la société dite post-industrielle, peut-être tout autant industrieuse. L’une comme l’autre induisent des séparations si fortes entre les individus et a fortiori en eux-mêmes qu’elles semblent faire oublier que producteur, consommateur, penseur, rêveur, joueur, jouisseur, géniteur et tant d’autres peuvent constituer un seul et unique individu. Ainsi ce processus de séparation des corps et des âmes continue d’opérer de façon mécanique dans des régions où l’automate fait de chair et de sang reste — bien que ce ne soit qu’une question de temps pour que la tendance s’inverse — moins cher que son homologue artificiel. Comme épris d’un goût pour le voyage à travers le temps et l’espace, le smog parcourt le globe au gré des hausses de salaires [3] laissant derrière lui, ce


que certains considèrent comme un autre nuage de fumée : le troisième secteur. Le secteur tertiaire, qui depuis son inflation par rapport aux autres secteurs dans les pays dits développés (environ les troisquarts des personnes actives en France en 2013) et son intégration quasi-symbiotique des technologies de l’information et de la communication sera successivement nommé : « économie du savoir », « économie de la connaissance », « économie de l’information », « économie de l’immatériel », « capitalisme cognitif » ou encore « société de loisirs post-industrielle ». Le concept de « société post-industrielle » apparaît dès la fin des années cinquante avec le sociologue américain David Riesman, et dont l’idée sous-jacente de tertiarisation massive des sociétés industrielles sera reprise ensuite par de nombreux auteurs dont notamment en France, Raymond Aron, Alain Touraine ou encore André Gorz.

[3] En bon enfant de la fin des années

80, mon intérêt appuyé pour les gadgets électroniques m’a permis de suivre l’évolution géographique du marché du travail du secteur en scrutant le dos des appareils. Le made in Japan du début des années 90 laissant place progressivement au made in Taïwan finalement supplanté par un hégémonique made in China (ou PRC pour People’s Republic of China).

« Il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir. » — Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, 1942.

Bien que moins visible et odorante que l’industrie manufacturière certains considèrent cette nouvelle réalité industrielle (qu’il est devenu commun de qualifier de « dématérialisée ») comme une pollution tout aussi nuisible à long-terme pour l’être-humain. C’est le cas de David Graeber, anthropologue et auteur d’un texte virulent sur ce qu’il nomme la fabrique des « jobs à la con ». Alors que, nous ditil, dans les années trente, Keynes prévoyait que la technique

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Extraits du film Samsara, Ron Fricke, 2011.

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Extraits du film Fight Club, David Fincher, 1999.

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permettrait de diminuer le temps de travail à 15 heures par semaine. Graeber souligne que cela aurait effectivement pu être le cas mais qu’en lieu et place de cela, la technique aurait été utilisée au profit d’un gonflement des industries de services (télémarketing, administration, employés de bureau...) comme si des emplois à l’utilité sociale fort contestable avaient été inventés pour maintenir les gens occupés. De son point de vue, la seule réponse viable pour qu’une telle dynamique s’installe n’est pas économique mais « morale et politique » car elle permet de maintenir le corps social stable et de conforter l’idée du travail comme une valeur morale en elle-même. Pour les défenseurs de ce nouveau paysage industriel, cette création d’emplois se justifie par une complexification exponentielle de l’économie en raison d’un nombre de services et d’interactions toujours plus important à gérer, non sans mal :

[4] Extrait de l’article « On bullshit jobs » paru

sur le blog économique Free exchange (affilié au site du l’hebdomadaire The Economist) le 21 août 2013 en réponse à l’article de David Graeber. __ http://www.economist.com/blogs/freeexchange/2013/08/labour-markets-0

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« Au cours du siècle dernier, l’économie mondiale s’est progressivement complexifiée. Les biens qui sont produits sont plus complexes, la chaîne de fabrication utilisée pour les produire est plus complexe, le système qui consiste à les marketer, les vendre et les distribuer est plus complexe, les moyens de financement de tout ce système sont plus complexes, et ainsi de suite. Cette complexité est ce qui fait notre richesse. Mais c’est extrêmement douloureux à manager. » [4] CARBURATEUR ET MAISON D’HÔTE. Douloureux, car dans une telle configuration calculer l’implication individuelle de chacun dans la contribution à la performance de grandes entreprises devient très difficile, voire impossible, tant l’enchaînement des causes et des effets devient passablement opaque. Cette situation est d’autant plus difficile lorsque les tâches concernées par ce mécanisme s’avèrent peu gratifiantes ou considérées comme sans intérêt par celui ou celle qui les exécute. Ce qui peut être, estime Graeber, « psychologiquement profondément violent » et qui en dit long, selon lui, sur la considération portée aux individus et la considération que les individus peuvent avoir d’eux-mêmes dans une société essentiellement composée d’emplois de ce type. L’auteur pose ainsi la question suivante : « Comment peut on commencer à discuter de dignité au travail, quand on estime que son travail ne devrait même pas exister ? »


> L’éloge du carburateur. C’est justement la question que s’est posée Matthew Crawford. Il raconte dans son livre, L’éloge du carburateur [5], son parcours de parfait « knowledge-worker » au sein d’un « think-tank », à celui de réparateur de moto. Philosophe de formation, il fut aussi électricien lorsque plus jeune il devait trouver un moyen de payer ses études. L’auteur fait l’éloge de l’intelligence de la main, c’est-à-dire des activités dans lesquelles travail manuel et intellectuel ne font qu’un. Il souligne ainsi le plaisir infini qu’il tire de ce lien direct avec la matière, qui fait que, dans sa pratique d’électricien puis de réparateur, il se sent profondément utile car son intervention, fruit de sa pensée et de ses actions, agit concrètement sur le réel. Intervention dont il peut tout de suite évaluer l’impact positif ou non, que ce soit en poussant l’interrupteur ou bien en démarrant un moteur, et dont le retour satisfait du client constitue la récompense ultime, incarnée, de ses efforts. En parallèle de cette expérience personnelle qu’il juge comme fondamentale car posant la question « du sens et de la valeur du travail », il s’attache à mettre en exergue les origines et conséquences de leur perte à l’échelle sociétale et individuelle. « Il semble bien que nous soyons confrontés à un cercle vicieux dans lequel la dégradation du travail a un effet pédagogique néfaste, transformant les travailleurs en matériau complètement inadapté à quoi que ce soit d’autre que l’univers surdéterminé du travail irresponsable. » [6]

[5] Matthew B. Crawford, Éloge du carbura-

teur. Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, Paris, 2010, (2009).

[6] ibid, p. 119

Il démontre alors comment la division entre « travail abstrait » et « travail concret » (Marx) née dans les grandes manufactures atteint aujourd’hui son paroxysme dans les sphères de « la connaissance » où le langage et sa manipulation viennent se superposer au réel créant une couche de réalité artificielle qui rend l’exercice du travail insensé au sens propre du terme. « Soumis sans répit à l’exigence de faire leurs preuves, les managers vivent “ dans une angoisse et une vulnérabilité perpétuelles, avec une conscience aiguë de la probabilité constante de bouleversements organisationnels susceptibles de faire capoter tous leurs projets et d’être fatals à leur carrière ”, [...] Ils sont ainsi systématiquement confrontés à la perspective d’un désastre plus ou moins arbitraire . [...] À partir du moment où le succès d’un manager dépend de sa capacité de manipulation de langage et d’évitement de la réalité, les notions de blâme et de récompense n’ont plus

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[7] ibid, p. 159-160, p. 161

aucun lien avec celle d’effort exécuté en toute bonne foi. » [7] Par cette abstraction extrême du produit final et du processus qui l’a engendré, son utilité et sa qualité tendent à devenir secondaires. Les travailleurs, qu’il s’agisse d’ouvriers spécialisés ou de managers, ne savent plus pourquoi ils travaillent, dès lors, le travail n’a plus de direction, plus de sens.

[8] Changer de vie, le syndrome de la

chambre d’hôte. Article d’Héloïse Lhérété paru 15/06/2011 sur le site du magazine Sciences Humaines. __ http://www.scienceshumaines.com/changerde-vie-le-syndrome-de-la-chambre-d-hote__ fr__22182.html

> Le syndrome de la maison d’hôte. [8] Parmi ceux qui cherchent à retrouver du sens dans leur activité quotidienne, le cas de cet Américain est loin d’être isolé puisqu’en France on a même donné un nom à une partie de ces déserteurs du troisième secteur : le syndrome de la maison d’hôte. Terme donné en référence à ces milliers d’individus qui chaque année décident de quitter leur poste d’employés de bureau pour s’exiler des villes et se consacrer à l’accueil d’autres personnes. Une fois le projet lancé, ces exilés qui mettent en avant le « gagner moins pour vivre mieux » parlent alors de sensation de liberté, d’harmonie, de renaissance. Mais pourquoi la maison d’hôte (en vingt ans, leur nombre est passé de 4 500 à plus de 30 000 en France) ? Cinq raisons parmi celles citées le plus souvent pour justifier un changement de vie seraient récurrentes : se mettre au vert, se mettre à son compte, se consacrer aux autres, vivre sa passion, partir loin. On retrouve dans ces exemples la revendication du caractère autonome et indivisible du travail dont la finalité et les valeurs se doivent de lui rester propres pour que celui-ci puisse constituer le socle d’une construction physique et morale. Cette dynamique vertueuse la pose de fait comme radicalement incompatible avec tout impératif extérieur à cet idéal du travail bien fait à savoir notamment la recherche de profit comme unique but. En rattachant l’individu à lui-même par son activité quotidienne ces démarches tendent à développer une honnêteté réciproque propice à l’essor d’un bien-être collectif authentique.

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RELIEF N°6 —

PRODUCTION DE VALEURS ET CAPITAL IMMATÉRIEL [1] Notion abordée à plusieurs reprises par

André Gorz (cf. Écologica, 2008) qui s’apparenterait à une sorte de norme commune visant à servir de référence pour juger de la quantité de travail et de biens matériels suffisant pour vivre décemment.

Arriva un moment où la satisfaction du suffisant [1] ne suffisait plus à écouler les excédents d’une industrie programmée pour fonctionner à plein régime. Les départements de communication ont pris le relais des unités de production afin de vendre non plus des produits mais des valeurs, du penser différent de masse, de l’hors du commun. Pendant ce temps-là, l’utilisation des TIC explose et avec elles apparaissent de nouveaux acteurs évoluant en dehors du marché et soucieux de créer et partager une nouvelle ressource que l’on dit abondante et d’une valeur inestimable, l’or du commun. LES VALEURS IMMATÉRIELLES COMME MOYEN DE PRODUCTION DE RARETÉ ARTIFICIELLE.

[2] Propaganda (intitulé ainsi en référence

au livre d’Edward Bernays : Propaganda, Comment manipuler l’opinion en démocratie. paru en 1928) est un documentaire retraçant l’émergence du concept de relations publiques par Edward Bernays. __ http://www.dailymotion.com/video/x9wv2w__ edward-bernays-propaganda-1-2-vostf__news

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Jusqu’à l’arrivée de la propagande appliquée à la production, que l’on appelle par la suite relations publiques (Voir les « torches de la liberté » d’Edward Bernays [2]), puis marketing, le fait d’associer des valeurs symboliques aux objets était le fruit d’un processus autonome au sein de relations objetindividu ou objet-communauté. C’est ce caillou ramassé sur une plage, qui nous rappelle ensuite des souvenirs ou encore le fer à cheval vu comme un porte-bonheur. La particularité de ces valeurs symboliques, c’est qu’il n’est pas possible de leur donner de valeur marchande, elles sont inestimables : impossible de chiffrer un souvenir ou du bonheur espéré. De facto, les artefacts avec lesquels on les lie tendent eux aussi à acquérir dans une certaine mesure ce caractère inestimable. La création de valeurs symboliques constitue une aubaine pour les entreprises qui vont pouvoir créer de la valeur marchande ex-nihilo en ne vendant plus des objets pour ce qu’ils sont mais pour ce qu’ils symbolisent. La création de signifiés ne se fait plus uniquement de façon autonome mais également hétéronome, c’est-à-dire,


de façon extérieure aux individus. L’entreprise va ainsi pouvoir se focaliser sur l’élaboration de ce vernis symbolique [3] qui doit être suffisamment extra-ordinaire, hors du commun, pour apparaître comme inestimable et donc désirable [4]. La production du produit-support, quant à elle, devient secondaire et peut être aisément déléguée à des tiers. Par ce processus les entreprises ont donc réussi à rendre viscéralement désirable et rare ce que les individus produisaient auparavant eux-mêmes à l’échelle individuelle et communautaire, de façon abondante. Bien que largement éprouvée, cette dynamique continue néanmoins de poser la question de la place des individus au sein des sociétés industrielles. En effet, dans ce contexte, comment continuer à être familier d’un monde dont les couches matérielles et immatérielles nous sont de plus en plus étrangères ? Il a toujours été question de donner du sens à ce qui nous entoure et en premier lieu aux artefacts produits pour satisfaire nos besoins quotidiens qu’ils soient physiques ou psychiques. Mais en extériorisant la production de son quotidien matériel et immatériel, l’humain tend à devenir un peu plus chaque jour cet être (encore humain ?) insatiable et de plus en plus incapable de laisser sa trace sur le monde autrement que par des actes de consommation dont la superficialité symbolique appelle à une récurrence chronique. Par cette double amputation, à la fois de la production d’objet et du vernis de valeurs qu’il y appose par sa pratique, ses rites et ses coutumes, l’être humain semble ainsi de plus en plus coupé de cette source d’affect et de singularité qui entretenait sa relation au monde de façon durable [5]. « La réalité et la solidité du monde humain reposent avant tout sur le fait que nous sommes environnés de choses plus durables que l’activité qui les a produites, plus durables même, en puissance, que la vie de leurs auteurs. » nous dit Hannah Arendt dans la Condition de l’Homme moderne [6]. Dès lors sous quelle forme la création de valeurs immatérielles par les

[3] « Selon cette logique, les grandes socié-

tés ne doivent pas consacrer leurs ressources limitées à des usines requérant un entretien matériel, à des machines destinées à rouiller ou à des employés voués à vieillir et à mourir. Ces ressources doivent aller à la brique et au mortier virtuels nécessaires à la construction de leurs marques : sponsoring, emballage, expansion et publicité. » __ Extrait du chapitre - L’usine au rancart. La dégradation de la production à l’ère de la supermarque - Naomi Klein, No logo : la tyrannie des marques, coédition Actes Sud-Leméac, 2000 (1999). [4] « L’économie ne peut continuer de croître,

les capitaux accumulés ne peuvent être valorisés et les profits ne peuvent être réinvestis que si la production de superflu l’emporte de plus en plus nettement sur la production du nécessaire. » __ André Gorz, Écologica, Galilée, 2008, p. 136.

[5] « Le pouvoir de la consommation a été

utilement théorisé par le sociologue Georg Simmel. Dans sa Philosophie de l’argent (2007), il examine l’achat d’un objet en tant qu’expression d’une subjectivité individuelle à travers laquelle la personne imprime sa marque à un objet et revendique le droit à en jouir de façon exclusive. Simmel cite l’exemple d’un de ses amis qui achetait de belles choses non pas pour les utiliser mais pour donner une expression active à son appréciation de 67


Photographie d’une femme fumant l’une de ces « torches de la liberté » lors de la traditionnelle parade de Pâques de New-York. © Inconnu.


Bénéfices des entreprises Google (à gauche) et Facebook (à droite) pour l’année 2013. 10 mm (diamètre) = 1 000 000 000 $ source : zdnet.fr


ces objets, pour les laisser passer entre ses mains, pour imprimer sur eux la marque de sa personnalité. La consommation est une façon de revendiquer un effet tangible à nos choix, de produire quelque chose de nouveau et de différent dans nos vies. Elle est aussi pour les individus une manière essentielle de jouir de la créativité et des efforts d’autrui, même si c’est de façon inconsciente, sans vraiment savoir qui a fabriqué les objets que nous achetons, et comment » » __ Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, Paris, 2010, p. 25. [6] Hannah Arendt, Condition de l’homme

moderne, traduction Georges Fradier, Paris, Calmann-Lévy, 1983 (1958), p. 108. [7] Acronyme de Google, Apple, Facebook,

Amazon. [8] « Chaque jour, nous générons 2,5 trillions

d’octets de données. A tel point que 90% des données dans le monde ont été créées au cours des deux dernières années seulement. Ces données proviennent de partout : de capteurs utilisés pour collecter les informations climatiques, de messages sur les sites de médias sociaux, d’images numériques et de vidéos publiées en ligne, d’enregistrements transactionnels d’achats en ligne et de signaux GPS de téléphones mobiles, pour ne citer que quelques sources. Ces données sont appelées Big Data ou volumes massifs de données. » __ http://www-01.ibm.com/software/fr/data/ bigdata/

[9] Voir le rapport de Pierre Collin et Nicolas

Colin sur les enjeux de la fiscalité de l’économie numérique publié le 18 janvier 2013. __ http://www.economie.gouv.fr/rapport-sur-lafiscalite-du-secteur-numerique

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individus comme source d’une relation authentique et durable avec le monde peut-elle être de nouveau envisageable ? LA VALEUR RÉELLE D’UNE PRODUCTION IMMATÉRIELLE ABONDANTE. > Société de la contribution involontaire - le royaume de GAFA [7] Cette dynamique de monopolisation de la création de valeur immatérielle par la sphère marchande tend aujourd’hui à largement dépasser le seul champ des valeurs symboliques. En effet, la numérisation exponentielle de nos activités quotidiennes permet aujourd’hui de générer et récupérer des sommes colossales d’informations (ce que l’on nomme le big data ou littéralement « données massives » [8]) potentiellement exploitables. Réseaux sociaux, géolocalisation, utilisation de capteurs (dans le domaine par exemple du sport ou de la santé), pour ne citer qu’eux, constituent autant de nouveaux puits de ressources abondantes, pour ne pas dire infinies. La principale différence avec la création de valeurs symboliques hétéronomes est qu’ici la valeur créée émane directement des individus. Les entreprises se chargent de capter ces données afin de les valoriser par des procédés dont les utilisateurs-producteurs seront plus ou moins conscients et consentants. Il est difficile, pour ne pas dire impossible d’évaluer la valeur commerciale de mes mails pour Google, de mes déplacements pour Apple, de mes discussions pour Facebook ou encore de mes précédentes commandes de livres pour Amazon. Encore faut-il savoir que ces informations peuvent avoir une quelconque valeur. Pourtant ces dons immatériels constituent aujourd’hui autant de contributions le plus souvent involontaires (ou du moins inconscientes) aux revenus de GAFA, dessinant les contours d’une nouvelle forme d’extorsion de la valeur à la fois douce par les méthodes employées et violente par l’envergure des questions morales et des enjeux économiques qu’elle soulève. Sachant que la valeur créée échappe totalement aux utilisateurs-producteurs mais aussi en grande partie aux territoires sur lesquels elle est créée. [9] > Société de la contribution volontaire - les nouveaux communs Ces dernières décennies, la diffusion massive des TIC a également permis l’émergence d’une autre forme de création de valeur immatérielle bel et bien consentie cette fois-ci (du moins


active et non passive comme elle est pour GAFA). Tirant parti de la facilité avec laquelle il est possible de créer, dupliquer et partager l’information, mais aussi et surtout de se rassembler pour manipuler de l’information à plusieurs sans les contraintes d’espace-temps habituelles, de nombreux projets collaboratifs à but non-lucratif ont émergé. Parmi les plus connus on citera l’encyclopédie libre Wikipédia, le système d’exploitation GNU / Linux, le navigateur Firefox ou encore le service de cartographie collaborative OpenStreetMap. Ces plateformes construites en dehors de toute logique marchande renouent avec l’idée d’une création de valeur(s) inestimable(s) émanant des individus et de communautés d’individus de façon active et autonome (au travers d’une pratique consciente et source d’individuation) participant à la création de nouveaux biens communs [10]. Bien que devenues de puissantes références et alternatives à leurs équivalents marchands ces initiatives sont fragiles. Elles reposent entièrement sur la contribution pro-active de leurs communautés que ce soit en termes de contributions cognitives et / ou financières ainsi que du soutien d’acteurs privés comme Google. Ce dernier a un intérêt tout particulier au maintien actif de ces communautés qui lui permettent d’enrichir ses produits à l’image des pistes cyclables d’OpenStreetMap intégrées dans Google Maps ou encore de se baser sur des plateformes comme Linux qui a permis de fournir la base logicielle de produits tel que le système d’exploitation Androïd. La création de biens communs numériques constitue ainsi très certainement une des manières possibles de contribuer à une « re-solidification » de notre rapport au monde par l’édification collective de biens et de savoirs accessibles et utiles au plus grand nombre. Ces territoires de pratiques libres et autonomes portés par des valeurs de partage tendent en effet à contrebalancer une marchandisation croissante du capital immatériel émanant des individus. Mais ces modèles devront gagner en visibilité et en indépendance [11] s’ils souhaitent s’imposer ou du moins se maintenir. Ce qui s’avère plus que souhaitable à moyen-terme tant le développement d’un paysage oligopolistique sur fond d’exploitation collective (certes douce mais non moins dangereuse pour le caractère démocratique des sociétés industrielles) se fait chaque jour plus présent.

[10] On appelle biens communs : « les biens

qui sont élaborés et entretenus par une communauté et partagés selon les règles définies par la communauté. » __ http://p2pfoundation.net/Commons#Definition

[11] Cf. Interview de Michel Bauwens

(fondateur de la P2P Foundation) réalisé par Emile Hooge en octobre 2010 pour le Centre de Ressource Prospective du Grand Lyon : « Et si la ville anticipait l’émergence d’une économie peer-to-peer ? » __ http://www.millenaire3.com/MichelBAUWENS-Et-si-la-ville-anticipait-lemerge.122+M5e9cf567fe1.0.html

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RELIEF N°7 —

PRODUCTION, STANDARDISATION ET INDIVIDUATION L’expression de la singularité d’un individu peut-elle être considérée comme un produit industriel à part entière ? Cela sonne comme un paradoxe et pourtant de nombreux signes montrent que ces dernières années tout tend à vouloir concilier l’inconciliable : industrialiser le processus qui tend à faire de chacun de nous des individus singuliers. Estce réellement possible ? Est-ce seulement souhaitable ? Et surtout comment cela se manifeste-t-il aujourd’hui ? LA FIN DES MASSES ? [1] « L’adaptation des travailleurs à la chaîne

de montage fut donc peut-être aussi facilitée par une autre innovation du début du XXe siècle : le crédit à la consommation. Comme l’a soutenu J. Lears, le paiement par mensualités rendit désormais pensables des dépenses qui étaient jadis impensables. Mieux encore, s’endetter devenait la norme. Le fait d’acheter une nouvelle voiture à crédit devenait un signe de votre fiabilité. En lieu et place du vieux moralisme puritain, bien exprimé par la devise de Benjamin Franklin (qui, certes, n’était pas vraiment un puritain), « être frugal, c’est être libre », les premières décennies du XXe siècle donnèrent libre cours à la légitimation de la dépense. » __ Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, La Découverte, Paris, 2010, p. 54. [2] Voir le documentaire Prêt-à-jeter, réalisé

par Cosina Dannoritzer, Arte, 2012. — http://www.arte.tv/fr/pret-ajeter/3714422,CmC=3714270.html

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La révolution industrielle s’est construite autour d’un idéal, celui de produire et fournir des objets de qualité pour tous à des prix abordables, on appelait alors cela la modernité. Ce fut l’époque des manufactures puis des entreprises d’envergure locale, voire nationale. Le cycle production / consommation de masse s’équilibrait, tirant la croissance économique des pays concernés notamment grâce à de nouveaux dispositifs comme le crédit à la consommation [1]. Une fois la grande majorité des besoins matériels élémentaires satisfaite il a fallu rapidement trouver de nouveaux ressorts de croissance. Le premier, pragmatique, a été de diminuer la qualité des objets afin qu’ils durent moins longtemps et puissent être remplacés et donc rachetés plus souvent [2]. Un autre ressort, plus stratégique cette fois-ci et surtout plus déterminant pour la suite, a été de détacher le produit de sa valeur réelle (la qualité) et l’entreprise du processus de fabrication. Le choc pétrolier de 1973 marque alors la fin des « Trente-Glorieuses » et l’émergence d’entreprises supranationales. La valeur des produits devient immatérielle et extérieure au produit. Valeur qu’il est désormais possible de créer ex-nihilo en la synthétisant au travers de valeurs cognitives elles-mêmes rassemblées dans


une marque et une « image de marque » (logo, gamme colorée, architecture, design, etc...). L’économie des pays industrialisés jusque là basée majoritairement sur un tissu d’entreprises produisant de la valeur tangible (des produits) devient alors progressivement une économie du signe basée sur la production de «valeurs symboliques » [3]. Ces deux modèles de la production de masse, quantifiable (le produit tangible) et non-quantifiable (signes, symboles, valeurs cognitives), continuent de se superposer aujourd’hui. Néanmoins il est possible de distinguer depuis plusieurs années un épuisement latent à différents niveaux. Environnemental tout d’abord, [4] puisqu’on constate un peu plus chaque jour, que les écosystèmes ne sont plus en mesure d’absorber les quantités toujours plus grandes de déchets générés par une production d’objets dont le renouvellement est sans cesse accéléré par des procédés de péremption artificiels comme la mode ou l’obsolescence programmée. Face à ces épuisements multiples, s’adresser directement à l’individu et à son désir de singularité semble constituer un nouveau ressort capable de rassembler et de dépasser ces modèles devenus caducs. Il s’agirait de s’adresser à l’être plus qu’à l’avoir, de concilier qualité et choix pléthorique, tout en permettant à chacun de matérialiser sa singularité de manière tangible. Qu’en est-il réellement ?

[3] cf. Le texte de Mark Brutton : Après le

modernisme dans Design L’Anthologie d’Alexandra Midal, édité par la Cité du Design de Saint Étienne et la Haute École d’Art et de Design de Genève, 2013, p. 345-349 (initialement paru dans Culture technique, numéro spécial « Design », avril 1981, p. 68-71.).

[4] cf. L’article du Mardi 20 août, l’humanité

entre en période de «dette écologique». « Pour GFN (Global Footprint Network), le premier dépassement est intervenu en 1970. Depuis, la date se fait chaque fois plus précoce, marquant une accélération importante du processus de dégradation de notre planète. En 1980, l’ « Overshoot Day » était tombé un 8 novembre, en 2000, un 8 octobre et en 2009, un 7 septembre. «Et il est à craindre que la date va encore avancer au fil des années» ajoute-ton chez WWF, partenaire de Global Footprint Network. » __ Article du site lemonde.fr parut le 20.08.13 http://www.lemonde.fr/planete/article/2013/08/20/mardi-20-aout-l-humanite-entre-en-periode-de-dette-ecologique__3463559__3244.html

VERS UNE INDIVIDUATION DE MASSE ? [5] [5] Le phénomène d’individuation (du lat.

De nombreux secteurs de la production se prennent au jeu de la séduction de l’être. Il faut dorénavant que les produits, matériels ou serviciels, coïncident de façon toujours plus fidèle avec la personnalité de celui qui le désire. Personnalisé, adapté, singulier, autant de termes devenus les maîtres mots d’une

individuatio) est ce qui fait qu’un être tend à une existence singulière (du lat. singularis), soit le fait d’être « unique en son genre » (2). Autrement dit c’est l’exacte antithèse du conformisme découlant d’une production de masse standardisée. (Suite p. 72)

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Vue via Google Street View de l’intérieur de l’usine d’électronique Flextronics située au Texas où sont assemblés les smartphones Moto X de Motorola. — https://maps.google.com/maps?cbp=12,100.32,,0,14.04&layer=c&panoid=9dypBY5 dbCsAAAQIuBNvwA&cbll=32.983101,-97.241939&dg=opt&ie=UTF8&ll=32.983101,97.241939&spn=0.351921,0.635147&t=m&z=11&source=embed&output=classic&dg=o pt


Extrait d’un film commercial réalisé pour la sortie du Moto X mettant en avant la possibilité de personnaliser l’appareil. — http://www.youtube.com/watch?v=XPM0HZYEmac


Revendiquer sa singularité est un besoin puissant que tout individu ressent consciemment ou non et qu’il tend à vouloir exprimer en donnant son avis, en manifestant des choix mais surtout en développant des pratiques qui lui sont propres. Ainsi nous dit le philosophe Bernard Stiegler : « L’homme a besoin d’exister et pour cela il doit pouvoir développer des pratiques que supportent les objets et à travers lesquelles il permet à sa libido de laisser des traces de ce en quoi consiste la — ou sa — singularité. » __ AZIMUT n°36 - Une Anthologie, « Quand s’usent les usages : un design de la responsabilité ? », entretien mené par Catherine Geel, p. 245.

[6] « ... il existe toute une idéologie du choix,

de la liberté et de l’autonomie qui, si l’on y regarde de plus près, n’est pas tant l’expression de l’épanouissement d’un Moi enfin émancipé des contraintes matérielles qu’une nouvelle contrainte qui nous est imposée. » ____ Matthew B. Crawford, Éloge du carburateur. Essai sur le sens et la valeur du travail, op. cit., p. 77.

production qui semble ne plus pouvoir se contenter de s’adresser à tous (par un même objet, par une même marque) mais souhaite au contraire de plus en plus être en mesure de s’adresser à chacun par une offre individualisée. > Personnalisation de masse Le concept de personnalisation constitue certainement l’exemple le plus symbolique et en même temps le plus grossier de cette propension à vouloir ajuster la production au plus près des envies des consommateurs. Il s’agit le plus souvent de laisser à l’utilisateur final la possibilité d’intervenir sur des éléments superficiels du produit tels que la couleur, l’ajout d’un message personnalisé ou bien de pouvoir choisir parmi un certain nombre d’options venant compléter le produit. Issue principalement du secteur automobile, la personnalisation de masse se retrouve depuis quelques années dans des biens de consommation courante comme les chaussures (Nike ID), les téléphones (Moto-X) ou encore plus récemment le marché des boissons gazeuses (Coca-Cola). Malgré tout comme nous le souligne l’auteur américain Matthew B. Crawford « …choisir, ce n’est pas créer, même si le marketing de ce genre de produits ne manque pas d’invoquer la “ créativité ” à tout bout de champ ». Il convient donc de cantonner la personnalisation de masse à une expression artificielle du moi [6] plus qu’à une réelle dynamique d’individuation par l’objet qui ne constitue ici qu’un support égotique. > Servicialisation de masse

[7] Cf. Gouvernance et stratégies des groupes :

Régénérer la politique générale d’entreprise, Jean-Philippe Denis, Alain-Charles Martinet, Marielle Audrey Payaud, Franck Tannery, Hermès Science Publications, 2011, p. 245.

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Le terme de servicialisation [7] se réfère ici à une dynamique commerciale qui tend à répondre à des besoins, non plus par des produits à l’offre figée (ex : une voiture) mais par des services dont l’offre peut varier au fil du temps (ex : un service de mobilité dans laquelle le produit, en l’occurrence la voiture, n’est qu’un point d’accès au service). Le développement de la servicialisation a notamment été favorisé par la numérisation massive de secteurs auparavant strictement « analogiques » restructurant ainsi des champs entiers de l’industrie. C’est ce que Jeremy Rifkin désignait il y maintenant plus de dix ans, comme « [...] l’avènement de L’Âge de l’accès. L’économie repose sur toute une série de prémices qui diffèrent totalement de celles qui régissaient l’ère du marché. Dans ce monde nouveau, les marchés cèdent la place aux réseaux, vendeurs et acheteurs qui sont remplacés par des prestataires et


des usagers, et pratiquement tout se trouve soumis à la logique de l’accès. » [8] Dans le cas d’un service associant un terminal (un smartphone) et une place de marché (magasin d’applications), la valeur du service provient de ce choix accru accordé à l’utilisateur. C’est lui qui par ses choix (d’applications, de musiques, de jeux, de livres électroniques...) va faire de son terminal un élément unique, « à son image » et ainsi lui attribuer un supplément de valeur par rapport à un dispositif figé.

[8] Jeremy Rifkin, L’âge de l’accès. La nouvelle

culture du capitalisme, La Découverte, Paris, 2005, p. 13.

Une entreprise comme Nike est passée du statut de fabricant de masse (matériel), à celui de concepteur de valeurs de masse (immatériel) pour finalement devenir un prestataire de services (serviciel). En effet, en développant des services de mesure des performances associés à la course, Nike ne gère dorénavant plus seulement une image de marque mais aussi une communauté qui s’identifie par ses performances partagées en ligne grâce aux produits Nike. C’est ce qui est appelé le « quantifiedself » ou littéralement l’auto-computation. « L’expérience » d’individuation va cette fois-ci bien plus loin que le simple choix entre deux couleurs puisqu’il s’agit de mesurer les données de son corps, par nature unique et aux variations constantes. Nos actions deviennent quantifiables. C’est l’objectif que se donnent de nombreux objets dits « connectés » : chaussures, balances, montres, smartphones. Autant d’objets qui, une fois portés, se veulent comme un reflet numérique et chiffré de leur utilisateur. « Je peux changer d’application et de voiture quand bon me semble en fonction de mes envies et de mes besoins ». Bien que semblant donner davantage de pouvoir de choix aux clients par rapport aux produits de l’industrie classique, la diffusion massive des logiques de servicialisation masque une dépendance accrue à un tiers garant de l’accès au service. Celle-ci peut être interprétée comme une forme de néo-prolétarisation. Une prolétarisation non plus de la force de travail mais de la force d’usage en quelque sorte. L’enjeu, pour ces nouveaux acteurs, est de capter la part maximum de cette force d’usage encore en latence. Ce modèle est propice à des abus de pouvoir de la part des grandes plateformes intermédiaires, sur le plan des droits fondamentaux comme la liberté individuelle ou encore le droit à la vie privée. L’un des exemples marquants met en cause Amazon et son livre électronique Kindle. Nous sommes en juillet 2009, deux ans après la sortie de la première liseuse numérique d’Amazon, quand plusieurs

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utilisateurs de la fameuse liseuse s’aperçoivent qu’ils leur manquent des livres dans leur bibliothèque électronique, dont 1984 de George Orwell :

[9] Extrait d’un article paru le 21.07.09 sur

Écrans.fr, blog dédié aux actualités numériques et vidéo-ludiques affilié au site du quotidien Libération. __ http://www.ecrans.fr/Big-Brother-Amazon-lasurprise,7766.html

« Dans l’histoire, c’est la méthode qui frappe les esprits. Les termes du service agreement du Kindle ne disent pas que l’entreprise a le droit d’effacer des livres qui ont été achetés. En revanche, ils stipulent qu’Amazon accorde aux clients le droit de conserver une “ copie permanente du contenu numérique “. L’entreprise de commerce en ligne aurait-elle franchi les bornes de l’illégalité ? “ Mais on se pince, tout de même. Car Amazon n’a pas fait autre chose que de s’introduire dans un système qui ne lui appartenait pas pour procéder à l’altération de données “, estime Jules, du blog Diner’s Room. Dans une ère où le numérique est censé simplifier la vie, il finit par la compliquer. Un livre numérique acheté aujourd’hui sur un Kindle ne peut être ni prêté ni donné. Summum : il peut même être récupéré… » [9] Les exemples ne manquent pas pour illustrer les questions d’éthique que peut soulever cette remise en question de la propriété privée et de l’origine de la valeur créée. En effet si la principale valeur ajoutée générée par un service provient de ses utilisateurs on est en droit de se demander dans quelle mesure ces derniers profitent de la plus-value générée ? > Fabrication personnelle de masse

[10] Cf. La conférence de Justin Pickard tenue

au Lift en 2013 à Genève. __ http://new.livestream.com/liftconference/ lift2013/videos/11115339

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Avec la diffusion récente d’imprimantes 3D destinées au grand public on atteint en quelque sorte le Graal de l’individuation de masse dans le champ de la production. En effet, permettre à chacun de créer chez lui les objets qu’il désire et ce relativement facilement relève quasiment du fantasme prométhéen. Il s’agit ni plus ni moins que de donner la possibilité à chacun d’exprimer son potentiel créatif et inventif, cela sans même avoir besoin de se salir les mains. En raccourcissant et en facilitant à l’extrême le processus de création / production d’objets tangibles l’imprimante 3D pose la question du statut que l’on accorde à ces productions. Le futurologue et designer Justin Pickard parle de crapject [10] (ou littéralment objet-merdique) pour évoquer cette quantité d’objets aux qualités plastiques très pauvres et dont l’utilité s’avère généralement assez limitée (passé la satisfaction du «c’est moi qui l’ai fait »). Dans le cas des imprimantes 3D domestiques, imprimer un objet devient ainsi le plus souvent une manière simple et rapide de flatter son ego, en devenant une sorte de sculpteur par procuration. Pour autant


lorsque l’individu n’est à l’origine ni de l’objet (en l’occurrence le fichier numérique) ni de sa réalisation peut-on évoquer encore l’idée d’individuation tant ce dernier se voit éloigner de la nature réelle du processus qui a permis de générer le dit objet ? Compréhension du logiciel et de la machine, appréhension de la matière, dans le cas l’impression 3D, on assiste ainsi à mise à distance importante entre l’utilisateur / producteur. Distanciation qui tend à faire de la mise en forme un processus quasi magique. Ainsi passée une apparente souplesse, les gains en termes d’usages et de possibilités d’appropriation proposés par ces dispositifs restent très discutables. En effet, la latitude accordée à l’individu reste fortement médiée par des acteurs qui demeurent garants d’un cadre pré-établi. Impossible de développer une réelle pratique si celle-ci reste à tout moment balisée, programmée, circonscrite par un tiers. Situation d’autant plus critique lorsque ce simulacre d’invitation à l’individuation révèle une restriction du choix réel plus importante encore que les anciens modèles. C’est la voiture aux mille et une variations colorées mais dont on ne peut plus changer une bougie, c’est le téléphone dont on peut changer la couleur de la coque mais pas la batterie ni même transférer ses applications vers un appareil d’une marque concurrente, c’est le livre électronique dont ne possède jamais vraiment le contenu ou encore l’imprimante 3D qui vous imprimera ce que vous voulez du moment que cela est conforme au catalogue officiel d’objets imprimables. Car, souligne Johan Söderberg, « Si certains makers embrassent les idéaux d’une production solidaire, des entrepreneurs, investisseurs et avocats en propriété intellectuelle mettent tout leur poids dans le développement de machines correspondant à une vision diamétralement opposée. Ils envisagent pour leur part des produits « prêts à imprimer » qui s’achèteront comme des biens de consommation ; la machine elle-même ne pourra fabriquer que les objets prévus au catalogue. » [11] [12].

[11] Johan Söderberg, Imprimante 3D, der-

nière solution magique – Illusoire émancipation par la technologie, Le Monde Diplomatique, janvier 2013. [12] Extrait des Conditions Générales d’Utili-

sation du site Makerbot Thingiverse (banque de données d’objets prêt-à-imprimer) : « Please don’t post anything illegal, pornographic, threatening, abusive, hateful, obscene or do anything commercially exploitative or engage in data mining, site manipulation or, in general, cause Site mayhem, which we’ll collectively call “bad”. If we learn you did, we have the right to remove the content and the account without notice. And if this bad thing cost us any money, you’re responsible. If it’s specifically illegal, we’ll take further action. We reserve the right to refuse service to anyone. Bottom line: please be reasonable and responsible. » ______ http://www.thingiverse.com/legal

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RELIEF N°8 —

PRODUCTION ET PRATIQUES AMATEURS À L’HEURE D’INTERNET Avec la diffusion de la connaissance rendue possible grâce à Internet, la figure de l’expert en tant que spécialiste tend à être de moins en moins considérée au profit de l’expert originel, celui qui est rendu habile par l’expérience, autrement dit celui que l’on nomme aujourd’hui à tort amateur. On se demandera ici, jusqu’à quel point l’explosion de ces pratiques individuelles, notamment dans le champ de la production matérielle, peut remettre en question les structures industrielles bâties sur une position hégémonique de la figure de l’expert-spécialiste ? EXPERT EN TANGENCE Durant les XIXe et XXe siècles, le paysage industriel s’est construit sur une dynamique de concentration : de la production avec les grandes manufactures, puis les entreprises nationales et multinationales, de l’information avec les médias de masse mais aussi du financement avec le système bancaire international, pour ne citer qu’eux. C’est avec ce phénomène progressif de concentration qu’est apparue la figure du spécialiste dans la plupart des branches d’activités, lui seul étant à même d’appréhender, bien que de façon parcellaire, une complexité inhérente à l’échelle industrielle. La figure du spécialiste est aujourd’hui associée au terme d’expert, substantif qui se réfère à celui qui est connaisseur d’un domaine précis. Il est nécessaire de le différencier de l’adjectif qui qualifie celui qui éprouve et qui tente de réaliser, lui-même appelé aujourd’hui amateur. En facilitant et en fluidifiant l’accès à l’information, Internet a fortement fissuré ce postulat de la position hégémonique de l’expert-spécialiste et d’une organisation verticale a priori non-questionnable. Bien entendu, comme nous le précise Patrice Flichy, « les pratiques amateurs n’ont pas attendu

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l’ère numérique pour se développer : elles accompagnent le mouvement d’industrialisation et de professionnalisation de la seconde moitié du XIXe siècle. Mais, depuis un demi-siècle, l’accroissement de l’autonomie individuelle et le croisement entre activités professionnelles et activités privées ont été accompagnés par un outil majeur : l’informatique. » La démocratisation de l’ordinateur personnel et de sa mise en réseau a alors considérablement facilité la diffusion et augmenté la visibilité de ces pratiques, remettant en cause « le fonctionnement de la culture populaire industrielle, qui imposait que l’œuvre soit consommée sous la forme choisie » par un tiers. [1] Dès lors, des pans entiers de l’industrie semblent se rééquilibrer au profit des pratiques amateurs ; c’est notamment le cas des industries culturelles comme la musique, le cinéma ou encore la presse. Mais aussi des domaines comme l’enseignement avec la généralisation des cours en ligne, ou encore la politique avec l’émergence d’entités misant sur une dimension fortement participative grâce à l’utilisation du réseau dans les principes de gouvernance [2]. Ce mouvement de libération de la connaissance et des possibilités de communication restructure l’ensemble des champs d’activités qui se sont construits sur une forte concentration et intermédiation. Cela au profit non plus de fournisseurs de produits finis, fruits d’expertises multiples, mais d’acteurs offrant des plateformes ouvertes [3] qui font office de supports à ces nouvelles pratiques amateurs. Longtemps réservées aux domaines de la connaissance, ces dynamiques apparaissent maintenant dans les champs de la production qui mettent en jeu de la matière numérique mais aussi physique.

[1] Patrice Flichy, Le sacre de l’amateur. Socio-

logie des passions ordinaires à l’ère numérique, Éditions du Seuil et La République des Idées, novembre 2010, p.14, p. 39.

[2] Voir Parti Pirate.

__ https://www.partipirate.org

[3] Ensemble des sites que l’on regroupe

sous le terme de web 2.0, dans lesquels les utilisateurs sont les principaux fournisseurs de contenu.

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En 2006 le magazine Time décide d’élire les millions de contributeurs aux plateformes participatives comme personnalité de l’année.


Emmanuel Gilloz, jeune ingénieur, en train de présenter la Foldarap à Jean-Marc Ayrault, alors premier ministre, et Fleur Pellerin, alors ministre déléguée à l’Économie numérique . La Foldarap est une imprimante 3D pliable et open-source capable de s’auto-répliquer en partie. Crédit photo : Ophélia Noor


L’ÉMERGENCE DU PRODUCTEUR AMATEUR

[4] «…les makers, du moins ceux de ce livre,

font quelque chose de nouveau. D’abord, ils utilisent des outils numériques pour la conception sur écran et, de plus en plus, pour la fabrication en sortie sur des marchines de bureau. Ensuite, comme ils font partie de la génération web, ils partagent spontanément leurs créations en ligne. En apportant simplement la culture et la collaboration du web au processus de réalisation, ils s’allient pour bâtir des choses à une échelle que l’autofabrication n’avait jamais permise auparavant. » __ Chris Andersson, Makers. La nouvelle révolution industrielle, Pearson France, 2012, p. 26.

[5] Le terme open source, issu du monde

du logiciel (cf. histoire de Linux), signifie ici que le fichier source est ouvert et donc lisible, modifiable et partageable sans restriction. Cette perte de contrôle assumée de la part du créateur est justifiée par une volonté d’accélérer la diffusion et l’amélioration itérative de l’objet en question. Les actuelles imprimantes 3D destinées aux particuliers sont le fruit d’un tel processus. __ http://reprap.org/mediawiki/images/4/4a/ RFT__timeline2006-2012__extended.png) tout comme la plupart des systèmes d’exploitations actuels qui ont pour racine commune le système UNIX (http://commons.wikimedia.org/ wiki/File:Famille__UNIX.svg.

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Bricolage 2.0, DIY (do-it-yourself), bidouille, néo-artisanat, autant de qualificatifs se référant à des pratiques qui consacrent aujourd’hui la figure de l’amateur dans le champ de la production. Un terme générique a même été donné à ces praticiens qui ont pour point commun de mettre l’activité manuelle au centre de leurs préoccupations. Ils sont appelés « makers », ou littéralement, « faiseurs ». Leur spécificité est de créer constamment des ponts entre leur pratique manuelle et le réseau, participant ainsi à la création d’un nouvel éco-système basculant sans arrêt de la matière physique à la matière numérique et inversement [4]. Le réseau devient point de départ, relais ou finalité de la pratique manuelle. Depuis quelques années de nombreuses plateformes se sont créées pour répondre aux besoins spécifiques de ces amateurs qui oscillent entre le monde des données et des atomes. Ces plateformes ouvertes, dont les utilisateurs vont créer le contenu, offrent une envergure potentielle à leur pratique encore jamais vue auparavant. Un tutoriel pour fabriquer une éolienne à partir d’une bouteille en plastique peut être consulté et partagé des milliers de fois (Voir le site de tutoriels Instructables ou encore le site du magazine Make), un céramiste peut faire connaître et vendre sa production avec le même rayonnement qu’une multinationale (ETSY) et il est maintenant possible de financer un projet à hauteur de plusieurs millions d’euros avant même d’avoir lancé une quelconque production et sans avoir besoin de faire appel à une banque pour faire un prêt (Kickstarter, Indiegogo...). On peut citer des exemples tels que Wikispeed, une communauté d’une centaine d’amateurs qui a développé en moins de trois mois une voiture répondant aux normes de sécurité tout en étant très sobre (Moins de quatre litres de carburant pour 100 kilomètres.). Ensuite, le groupe d’hacktivistes Télécomix ayant participé à des opérations lors de la récente révolution égyptienne afin de rétablir des connexions Internet à l’aide de vieux modems et de télécopieurs modifiés ; le cas de Mark Suppes, physicien amateur, qui travaille sur la conception d’un mini réacteur à fusion nucléaire. Et pour finir, encore Cody Wilson, étudiant en droit Texan qui a financé son projet d’arme à feu open-source [5] réplicable via une imprimante 3D grâce à un appel aux dons sur Internet à l’aide d’outils de paiement en ligne comme PayPal et Bitcoin [6].


Ici l’amateur à la différence du professionnel ou du spécialiste, ne dépend d’aucune institution, il ne dépend pas non plus du marché, ni d’un corps scientifique ou d’une entreprise. L’amateur bénéficie d’un espace-temps qui lui est propre et qui va lui permettre de manœuvrer à sa guise : jouissant des marges, des chemins de traverse, des sillons déjà tracés qu’il peut suivre ou qu’il peut éviter en lui préférant l’inconnu. L’amateurproducteur n’a d’autres contraintes que son propre enthousiasme, sa curiosité et son envie de faire. Cette liberté d’action va devenir la source d’implication, d’exploration et d’expérimentation qui n’auraient pu avoir lieu ailleurs. Le développement massif d’Internet marque un tournant majeur dans l’échelle des pratiques des amateurs-producteurs tant dans la diffusion de leur réalisation que dans l’envergure des défis techniques abordés. Néanmoins avant que l’on observe un rééquilibrage entre production d’origine experte et amateur aussi important dans le champ matériel que celui observé dans le champ des industries culturelles, l’amateur-producteur va devoir affronter un enjeu plus important encore que celui de la compétence : celui de la fiabilité et donc de la légitimité. Car d’une part la matière est plus coûteuse à dupliquer que de simples données, d’autre part, à la différence des données, la matière peut porter atteinte à l’intégrité d’une personne (de façon non intentionnelle ou intentionnelle comme dans le cas de l’arme imprimable). Cette grande liberté offerte dans le cadre de pratiques amateurs constitue ainsi à la fois une force et une limite vis-à-vis d’un système de valeurs incarné par la figure de l’expert-spécialiste qui, bien que battue en brèche, a su conserver une certaine aura en restant synonyme de sécurité. En effet dans l’industrie manufacturière, les questions de sécurité et de qualité sont des enjeux centraux autour desquels ce sont développés de nombreuses normes et process.

[6] « Bitcoin est une monnaie électronique

distribuée (crypto-monnaie). Elle permet le transfert d’unités appelées bitcoins [BTC] à travers le réseau Internet. Les bitcoins ainsi échangés ont vocation à être utilisés comme moyen de paiement dans cette devise ou comme une façon de thésauriser. Conçu en 2009 par un développeur non identifié utilisant le pseudonyme Satoshi Nakamoto, le protocole a été implémenté pour la première fois par un logiciel écrit par Nakamoto en C++ et publié sous licence libre. Le système a recours à des procédés de chiffrement afin de décentraliser la gestion de la monnaie et ainsi de ne pas dépendre de l’intégrité ou de la compétence d’un émetteur central. » __ http://fr.wikipedia.org/wiki/Bitcoin

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RELIEF N°9 —

PRODUCTION, ACCUMULATION ET RECHERCHE D’ÉQUILIBRE En musique on qualifie de dissonante une note ou un ensemble de notes qui vient « provoquer une rupture d’harmonie ou former un assemblage discordant ». Il s’agit ici de rapprocher cette notion des rapports entretenus entre des communautés humaines et leur milieu notamment lorsqu’il est question de production. La discordance dans cette relation apparaît le plus souvent par un déséquilibre entre deux rythmes distincts : celui de l’exploitation de ressources permettant cette production et celui de leur renouvellement. [1]« Cette explosion démographique causa

ravages et destruction dans l’environnement de l’Europe médiévale. […] On aura une idée de l’étendue des dommages causés aux forêts par les fondeurs en sachant que pour obtenir 50 kg de fer, il fallait traiter 200 kg de minerai en brûlant au moins 25 stères (25 m3) de bois. On a estimé qu’en 40 jours une seule charbonnière pouvait déboiser une forêt sur un rayon d’un kilomètre. En 1300, les forêts de France couvraient 13 millions d’hectares, soit seulement 1 million d’hectares de moins qu’à notre époque. » ______ Jean Gimpel, La Révolution industrielle du Moyen Âge, Éditions du Seuil, Paris, 1975, p. 82. [2]Terme que j’ai découvert lors d’un cycle

de conférences mené à l’EHESS intitulé Les rendez-vous de l’Anthropocène : « Cycle de débats publics organisé par les enseignants du séminaire « Histoire de l’Anthropocène » de l’Ehess (Centre Alexandre Koyré) et l’Institut Momentum, en partenariat avec la revue Entropia, Mediapart, La Fondation Sciences Citoyennes, Attac, et le Festival des Utopies Concrètes. »

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FAUSSES NOTES ET COUCHE-CULOTTE. Malgré les apparences, la période actuelle dominée par des dynamiques de productions thermo-industrielles fortement consommatrices de ressources naturelles n’a pas l’exclusivité de cette rupture de concordance des rythmes entre activité humaine et renouvellement des écosystèmes. En effet, le phénomène d’épuisement de ressources dû à des prélèvements trop rapides et/ou importants, eux-mêmes dû le plus souvent à un accroissement démographique rapide, se retrouve régulièrement dans l’histoire humaine. L’historien médiéviste Jean Gimpel nous raconte ainsi l’époque d’une Europe médiévale alors grande consommatrice de bois, souvent jusqu’à l’excès avec comme conséquences une déforestation et une pollution galopante. Le bois est alors l’un des principaux matériaux de construction ainsi qu’une importante, sinon la première, source d’énergie notamment sous forme de charbon. [1] > L’ère de l’anthropocène [2] Néanmoins, depuis une vingtaine d’années un certain nombre d’experts s’accordent à dire que pour la première


fois dans l’histoire, les activités humaines constituent depuis la fin du XVIIIe siècle un élément de modification de l’environnement tel qu’il est possible de leur associer une nouvelle ère géologique, celle de l’Anthropocène, succédant à l’Holocène. Cette dénomination, popularisée par le prix Nobel de chimie Paul Crutzen en 1995 et partagée depuis par une partie de la communauté scientifique (non sans débat), place l’humain comme la principale force agissant aujourd’hui sur les équilibres de la biosphère et du climat, devant les fluctuations naturelles habituellement prédominantes. Le biologiste Maurice Fontaine, jugeant le terme trop anthropocentrique, préfère quant à lui parler de Molysmocène, où l’âge de la pollution, en référence à la place prédominante occupée par les déchets dans la civilisation moderne. > Les déchets élevés au rang de production positive. En effet, si l’on reprend l’idée de dissonance et qu’on l’applique à la production de déchets, le paradigme industriel moderne constitue dès lors une véritable caisse de résonance multipliant et amplifiant leur production ainsi que les potentiels effets de déséquilibre associés. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, période de « grande accélération » de la production, le déchet, manifestation ultime d’une production de masse devenue synonyme de prospérité économique et de progrès social, est élevé au rang de production positive. C’est le « gaspillage créatif » : « Cette expression de “ gaspillage créatif ” a, dans la culture du consommateur, propulsé les déchets à la hauteur de production positive, valorisant la destruction et le renouvellement des objets à la fois comme un

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Sur le fil, illustration inspirĂŠe du travail de Yona Friedman.


[3]Extrait de Design : Introduction à l’his-

toire d’une discipline. (Pocket, Paris, 2009, p. 29.) d’Alexandra Midal qui reprend le terme de «gaspillage créatif » initié par Ellen Lupton et Jack Abbott Miller dans « The Bathroom, The Kitchen, an The Aesthetics of Waste : a Process of Elimination », catalogue d’exposition, M.I.T. List Visual Arts Center, 9 mai-28 juin 1992, New York, Kiosk, 1992, p. 2.

plaisir et un acte socialement utile. Frederick et d’autres initiateurs du consumérisme n’ont pas simplement conçu le “ gaspillage ” comme une conséquence liée à la consommation du produit, ou comme un relief du cycle de la consommation, mais comme une force génératrice et nécessaire. » [3] Ce phénomène à la fois sociologique, idéologique et technique est alors fortement encouragé. Que ce soit à l’échelle de l’industrie par la mise en place de procédés techniques visant à limiter de façon intentionnelle la durée de vie des produits ou bien à l’échelle individuelle par la diffusion de constructions psychologiques faisant de l’action de jeter un nouvel habitus [4] de la vie moderne.

[4]« Le terme « habitus » désigne en sociolo-

gie des dispositions constantes, ou manières d’être, communes à toutes les personnes d’un même groupe social, et qui sont acquises et intériorisées par éducation. » __ http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/logphil/auteurs/bourdieu.htm

[5] Cf. Documentaire Couchorama de

La couche jetable constitue à ce titre un exemple symptomatique de l’efficacité toute relative d’une production favorisant davantage l’accélération de son propre renouvellement qu’une satisfaction harmonieuse et durable de nos besoins, y compris les plus vitaux. Dans le cas de la couche jetable, celle-ci répond avant tout à une recherche de confort et d’efficacité en assurant la propreté des bébés tout en libérant du temps aux parents. Mais ce confort et cette efficacité s’avèrent avoir un coût colossal, à la fois économique et environnemental. En effet un bébé représente une consommation moyenne de 6 000 couches avant d’être propre, soit environ une tonne de déchets (et plusieurs milliers d’euros d’investissement pour les parents) dont la durée de dégradation, s’ils ne sont pas incinérés, s’élève à 500 ans. Sans compter que les procédés chimiques utilisés pour absorber l’urine s’avèrent tellement efficaces, trop efficaces même, que de nombreux bébés tendent à devenir propres plus tardivement et donc à consommer encore plus de couches [5].

Jacqueline Farmer.

[6] Cf. Andrew Feenberg dans (Re)penser la

technique. Vers une technologie démocratique. (La Découverte / M.A.U.S.S., 2004) à propos de la notion de concrétisation de Gilbert Simondon (p. 212) : « [...] à la différence d’un simple critère de développement tel que la croissance de la productivité, la concrétisation implique l’adaptation réflexive des techniques à leur environnement social et naturel. »

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Cet exemple qui peut paraître de prime abord trivial, synthétise néanmoins très bien l’idée d’une production dissonante en rupture totale avec les rythmes du milieu dans lequel elle s’intègre [6]. Une efficacité technique à courtterme peut ainsi rapidement se transformer en une réelle inefficacité sur le long-terme, source de profondes nuisances.

LA DANSE DU FUNAMBULE Afin de répondre à ces dissonances qui sont de plus en plus présentes, certains tentent de réintroduire les notions de


cycle, de rythme ou encore d’équilibre dans la question de la production de biens tangibles. > L’écologie industrielle (cycle) À l’échelle industrielle, des initiatives appellent depuis une trentaine d’années à s’inspirer des mouvements cycliques de la nature dont la gestion et le changement d’appréhension du déchet constituent la clé de voute. Celui-ci est considéré non plus comme un rebut, une externalité négative non négociable du process de production, mais comme une ressource potentielle à intégrer comme telle dès les premières phases de conception d’un nouveau produit. Cette vision de la production qui vise une plus grande maîtrise du phénomène d’entropie tend à impacter aussi bien l’échelle micro par la création de nouveaux matériaux (cf. Cradle to cradle [7]) que macro par une refonte des unités de production et de leurs interactions [8]. L’objectif ultime étant d’arriver à une relation quasi-symbiotique du milieu artificiel avec le milieu naturel. > Le mouvement slow (rythme) Le mouvement Slow est, quant à lui, né d’une initiative citoyenne centrée autour d’une réflexion sur l’évolution des habitudes alimentaires. À la fin des années 80, une association italienne se crée (à l’initiative du journaliste Carlo Petrini [9]), pour réunir des passionnés de terroir et de plaisirs gustatifs authentiques. L’appellation Slow Food est alors retenue par volonté de manifester une résistance face à la recrudescence, alors récente, des fast-foods en Italie. Plutôt qu’une confrontation directe avec l’industrie agro-alimentaire il s’agit davantage pour les acteurs du mouvement de revendiquer sur le long-terme l’importance d’une nourriture et agriculture à échelle humaine en en faisant directement l’apologie et en la rendant accessible au travers de rencontres culinaires. Les valeurs du Slow (priorité accordée au local, valorisation du qualitatif plus que du quantitatif) se sont depuis largement répandues audelà des frontières de l’alimentation et de l’Italie et touchent désormais des domaines tels que l’architecture, le design ou encore l’habillement.

[7] William McDonough & Michael Braun-

gart, Cradle to cradle. Créer et recycler à l’infini, Alternatives, 2011. [8] Cf. Principes de l’économie circulaire.

Modèle d’organisation qui consiste à s’inspirer des écosystèmes naturels afin d’optimiser l’utilisation des ressources et créer à la fois de la valeur économique, sociale et environnementale. __

http://www.institut-economie-circulaire.fr/Quest-ce-que-l-economie-circulaire_a361.html

[9] Cf. http://www.slowfood.com/internatio-

nal/7/history

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> La permacutlure (cylce, rythme et équilibre)

[10] Cf. http://permacultureprinciples.com/

Issue de pratiques de cultures dîtes permanentes, théorisées à la fin des années 70 en Australie, la permaculture [10] tend à vouloir concilier l’idée de cycle, de rythme et d’équilibre. Dans le cadre originel, il s’agit avant tout de concevoir et gérer de manière consciencieuse des systèmes agricoles capables de répondre aux besoins des hommes tout en maintenant une diversité, une stabilité et une résilience comparables aux écosystèmes naturels. Depuis les principes de la permaculture alliant éthique et recherche d’efficacité se sont étendus audelà de la production agricole pour devenir synonymes d’une recherche d’équilibre dans la conception d’écosystèmes au sens large. La permaculture se définit donc aujourd’hui par cette vision holistique d’une recherche d’équilibre au sein de systèmes d’interactions qui régissent le vivant, qu’il s’agisse d’un jardin ou d’une communauté humaine. Malgré l’enthousiasme certain soulevé par ces différentes démarches, nombre de questions restent en suspend. En effet, pour ce qui concerne l’écologie industrielle, en raison d’un postulat essentiellement issu d’expertises techniques, celles-ci ne questionnent quasiment jamais les dimensions politiques, sociales ou encore culturelles propres au cycle production / consommation. Les habitudes de consommation sont rarement remises en question tout comme le rôle du consommateur qui reste peu impliqué dans l’élaboration de ce type de processus. D’autre part, il serait utile de savoir facilement quel couple - mode de fabrication / usage - peut être jugé souhaitable d’un point de vue environnemental si l’on compare par exemple une bouteille réalisée à l’aide d’un matériau entièrement biodégradable, une autre réalisée à partir de bouteilles recyclées ou encore une bouteille en verre consignée ? D’autant que dans le cas de la bouteille entièrement biodégradable, le principal danger d’un tel système productif serait que l’entière responsabilité des conséquences de la production repose sur les seuls acteurs de la production – ne vous en faites pas on s’occupe de tout – déresponsabilisant du même coup encore un peu plus le consommateur final. A contrario, des initiatives comme le mouvement Slow nous amènent à élever notre degré de conscience en nous invitant à prendre le temps de comprendre et d’apprécier à l’échelle non pas industrielle mais individuelle ce que signifie produire et consommer. Ce pas de côté propose à

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la fois une resynchronisation des rythmes de l’humain avec son milieu naturel et technique et une prise de recul vis-àvis des processus de production et de consommation qui redeviennent alors des éléments agrémentant la vie plutôt que visant à la structurer. Il est possible de voir dans cette relation à la nourriture l’allégorie d’une autre relation possible vis-àvis de la production et plus largement de notre rapport à la technique. Dans (Re)penser la technique, Andrew Feenberg présente la perspective d’une « relation libre » qu’évoque Heidegger dans « La Sérénité »(Gelassenheit, 1959). Il relève le fait que le philosophe s’accorde sur le fait que la technique est indispensable, tout en soulignant que « si l’utilisation de dispositifs techniques est inévitable, nous pouvons aussi leur refuser le droit de nous dominer, et ainsi de déformer, confondre et dévaster notre nature » [Heidegger, 1966, p. 54]. Si nous procédons ainsi alors « notre relation à la technique deviendra merveilleusement simple et apaisée. Nous accepterons les dispositifs techniques dans notre vie quotidienne, et en même temps nous les laisserons en dehors, bref, nous les laisserons tranquilles, comme des choses qui ne sont en rien absolues mais qui restent dépendantes de quelque chose de plus élevé » [11]. Ainsi dans le cas du mouvement SlowFood, la priorité est accordée non pas à la nourriture, ni même à sa transformation, comme on pourrait le penser de prime abord, mais à des éléments jugés supérieurs : le rapport à la terre, le temps passé ensemble à cuisiner, manger, échanger. La vie dans tout ce qu’elle a de non mesurable redevient ici l’élément central. On peut néanmoins se demander ce qui constituent les frontières d’une telle entreprise, tous les champs de la production peuvent-ils ralentir afin de se réajuster à la mesure de l’humain. Ceci est envisageable pour des secteurs où les savoir-faire et ressources locales sont mobilisés : agriculture, artisanat, construction... Mais quid de secteurs tels que celui des hautes-technologies, qui se sont entièrement établies et développés sur des rythmes non-humains initiés par des techniques d’automatisation, elles-mêmes assurées par des énergies non-vivantes (fossiles) de haut-rendement ? Une telle dynamique appelle à un rythme de production / consommation toujours plus rapide afin d’être en mesure de rentabiliser les investissements initiaux [12]. C’est le cycliste qui ne peut s’arrêter de pédaler s’il souhaite rester stable. À l’inverse des pratiques comme la permaculture privilégient

[11] Cf. Andrew Feenberg dans (Re)penser la

technique. Vers une technologie démocratique. (La Découverte / M.A.U.S.S., 2004), chapitre 6 La technique et le sens ; La critique Heideggerienne de la modernité, p. 172.

[12] J’ai eu l’occasion d’échanger quelques

mots avec l’un des responsables de la marque de composants électroniques américaine Sparkfun. Outre le fait qu’ils soient produits sur le sol américain, leurs composants ont la particularité d’être totalement ouverts (Openhardware). Cela signifie que l’ensemble des informations (références des éléments utilisés, schémas des circuits imprimés, etc.) qui permettent de les comprendre et potentiellement de les reproduire sont disponibles. Afin de rester compétitif vis-à-vis de producteurs chinois qui sont par conséquent en mesure de copier leurs produits très rapidement vu qu’ils ont toutes les informations à disposition, les ingénieurs de Sparkfun s’attachent à proposer sans cesse de nouvelles références pour maintenir une longueur d’avance. Je demande alors à mon interlocuteur s’il ne se sent pas pris au piège par cette course à l’innovation pour l’innovation avant qu’il me réponde avec grand sourire : « Bien sûr ! Mais c’est notre survie qui est en jeu ! »

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[13] Yona Friedman, L’architecture de survie.

Une philosophie de la pauvreté, L’éclat, Paris, 2003 (1978), p. 116, puis p. 120 : « Le principe de l’architecture de survie tient compte de ce fait : c’est l’architecte (ou l’autoplanificateur), en tant que concepteur des maisons, qui doit s’adapter aux techniques de survie de l’homme, ces techniques impliquant plutôt certains réajustements du comportement humain que l’accumulation d’une panoplie d’outils sophistiqués. »

[14] Cf. Wolfgang Sachs & Gustavo

Esteva, Des ruines du développement, Les Éditions Ecosociété, 1996, p.73-74.

[15] Cf. Andrew Feenberg dans (Re)penser la

technique. Vers une technologie démocratique. (La Découverte / M.A.U.S.S., 2004), p. 176.

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un rapport au monde visant la stabilité, l’équilibre, par un ajustement constant des forces en action. Dans une dynamique de permaculture l’humain doit s’adapter à son environnement tout autant qu’il adapte ce dernier à ses besoins (L’architecte Yona Friedman parle de «coexistence pacifique ») [13]. C’est le funambule qui joue de son corps et de son balancier, de la souplesse de la corde, ou encore du vent afin d’assurer son équilibre avec élégance. Cette vision singulière d’un autre rapport au monde, basée sur des principes de réciprocité, résonne d’autant plus à un moment où une partie croissante de l’humanité tend à construire un relation unilatérale vis-à-vis de son milieu en voulant être en mesure de le planifier, l’organiser, le ménager afin de pouvoir continuer à l’exploiter. Volonté de contrôle qui prend aujourd’hui le nom et la forme de dispositifs idéologiques et techniques tels que l’écologie industrielle ou le développement durable (les deux oxymores étant interchangeables). Dans les deux cas il s’agit de faire de « la planète un objet de gestion ». « Se dessine ainsi, selon l’économiste allemand Wolfgang Sachs, au nom de l’écologie, l’occidentalisation du monde poussée plus loin, un colonialisme culturel (non intentionnel) qui finalement, se retourne contre l’objectif premier qui est de trouver la paix avec la nature ». [14] Le paradigme technique actuel dans lequel s’intègre la question de la production, qu’il soit présenté sous son versant bienveillant ou non, semble donc s’orienter de façon arbitraire vers un contrôle croissant voire total des êtres et de leur milieu. On peut alors légitimement se demander si vouloir systématiquement ménager (verbe dont la racine est commune au verbe anglais to manage : diriger, organiser) ainsi le vivant, ne reviendrait pas purement et simplement à en supprimer les raisons d’être. « Borgmann concéderait volontiers que bien des dispositifs techniques sont utiles ; mais, selon lui, la généralisation du paradigme du dispositif, sa substitution systématique à des manières d’agir plus simples ont un effet anesthésiant. Là où les moyens et les fins, les contextes et les produits sont strictement séparés, la vie est vidée de sens. La relation de l’individu à la nature et aux autres êtres humains se réduit à un strict minimum, et la possession et le pouvoir deviennent les valeurs les plus importantes. » [15]


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SE SITUER SE PROJETER

Que retenir de ce tour d’horizon ? Loin d’être exhaustive, cette tentative d’appréhension d’une partie du paysage productif contemporain m’a néanmoins permis d’identifier plusieurs points de bascule. Par points de bascule, il faut entendre des espaces d’instabilité dont les acteurs peuvent s’avérer extrêmement hétérogènes mais qui forment une unité dans leur capacité à redéfinir les schémas qui jusque-là régissaient la façon dont on allait se situer dans le présent et se projeter dans l’avenir. On peut citer à titre d’exemples, les structures dans lesquelles l’expert s’adressait aux masses de façon   unilatérale, laissant de plus en plus la place à des structures horizontales  qui font office moins de prestataires que d’intermédiaires et visent à fluidifier les échanges entre pairs. Dans ce paysage, les TIC constituent le ferment de ces nouveaux espaces d’instabilités. En effet, en irriguant peu à peu l’ensemble des activités humaines et en donnant la possibilité à une partie sans cesse croissante de l’humanité de produire et d’échanger de l’information à une échelle mondiale et ce quasiinstantanément, ces technologies questionnent les rapports de force entre ceux qui autrefois détenaient le monopole de la production et de la diffusion des biens et des savoirs et les autres qui bénéficient aujourd’hui de nouvelles capacités d’expression. Cette diffusion des TIC accélère un double mouvement propre à la relation que nous entretenons à la technique depuis les temps les plus reculés mais qui a lieu aujourd’hui dans des proportions sans précédent. D’un côté nous rencontrons une augmentation des capacités de contrôle très importante de la part de ceux qui financent et mettent à disposition ces dispositifs techniques (états et entreprises) et de l’autre on observe un développement des capacités d’autodétermination des individus et donc de leur potentielle émancipation vis-à-vis de ces derniers.

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Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre, l’apparition de telles possibilités d’émancipation et d’oppression collective appelle les individus à se situer. Cette prise ou non-prise de position participe à l’expression consciente ou inconsciente de ces « choix » qui vont orienter notre relation vis-à-vis d’un processus technique devenu total et in fine révéler notre capacité à être. Par un tel processus l’humain est invité à renouer avec sa condition première d’être libre de choisir les manières dont il va se jouer des contraintes extérieures. Contrairement aux autres animaux qui sont pré-outillés pour leur milieu, l’humain a cette particularité d’être « non-fini » et par conséquent a l’obligation de s’adapter à son milieu en faisant des choix. Dans ce mouvement existentiel il ne s’agit donc plus tant de pouvoir choisir que de vouloir choisir. Dès lors, réseaux sociaux, plateformes de partage de contenu numérique, outils de production numérique, ou encore tiers lieux (atelier associatif, FabLab, hackerspace et bien d’autres...) constituent autant de points d’appuis dans lesquels vont pouvoir s’amorcer puis s’amplifier des démarches réflexives pour une partie grandissante de l’humanité. Réflexions quant à notre condition et notre volonté ou non de prendre part à la construction de la réalité informationnelle et matérielle de notre existence. Ainsi, plus qu’une diffusion réelle des capacités de faire, le paysage productif contemporain est surtout témoin d’une multiplication des opportunités de s’interroger sur son environnement direct et la nature de la relation qu’on entretient avec lui. En effet, là où le paysage productif du XXe siècle était structuré autour d’entités faisant la promotion d’un cycle production / consommation de masse favorisant le non-choix ou du moins restreint et prédéfini ; celui du XXIe siècle, tout en poursuivant les anciens schémas, tend à se structurer de plus en plus autour d’entités faisant office de plateformes d’expression appelant sans cesse à se prononcer (même si cela doit se faire

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parfois de façon plus ou moins circonscrite). On peut alors supposer que l’apparition à marche forcée d’un tel processus de prise de parole généralisé amène déjà à des questionnements croissants vis-à-vis de la légitimité des structures ultra-hiérarchisées sur lesquelles se sont bâties les sociétés industrielles modernes. D’autre part, si chacun aujourd’hui peut choisir son environnement cognitif et matériel, se pose la question de notre capacité à nous projeter dans un avenir commun ?

[1] Günther Anders, L’obsolescence de

l’homme : sur l’âme à l’époque de la deuxième révolution industrielle, 2002 (1956), éditions de l’Encyclopédie des nuisances, p. 266.

[2] L’Atlas des utopies, Le Monde / La Vie

La foi dans un futur tracé par les promesses d’une technique présentée comme bienveillante a progressivement laissé place à des perceptions de plus en plus anxiogènes, voire apocalyptiques. En effet, difficile d’effacer les traces laissées par des dispositifs technique comme la bombe atomique. En 1956, dans L’obsolescence de l’homme, le philosophe allemand Gunther Anders souligne que « l’homme entre dans l’ère des titans et se retrouve détenteur d’une puissance omnipotente qui, à la différence de celle traditionnellement accordée à Dieu, celle de création ex nihilo, peut se comprendre plutôt comme celle d’une réduction ad nihil, c’est-à-dire la puissance de réduire tout à rien. » [1] La toute-puissance n’est dès lors plus du côté de Dieu, mais de la technique. Une « apocalypse sans royaume» est désormais possible, car ce que nous pouvons faire par notre capacité scientifique et industrielle de production, dépasse de beaucoup ce que nous pouvons nous en représenter, en éprouver ou en imaginer. « Le XXe siècle nous a déniaisés, désenchantés au prix fort. Les utopies sont meurtrières, en toute innocence , résume Boris Cyrulnik, l’homme contemporain n’a que trop fait l’expérience de ce qu’Edgar Morin appelle “ la mauvaise utopie ”, celle qui prétendait réaliser l’harmonie parfaite, éliminer la douleur et tout conflit, rendre chaque individu transparent ». [2]

hors-série, octobre 2012, p. 3.

Cette perte de contrôle et cette difficulté à appréhender ce qui constitue dorénavant l’objet de la production se retrouve aujourd’hui dans des secteurs comme la finance. Les acteurs de ce secteur faisant usage de dispositifs techniques qui dépassent encore une fois largement l’entendement humain. J’évoque ici les algorithmes informatiques utilisés dans les transactions financières dîtes à hautes fréquences car capables de réaliser des opérations en quelques microsecondes, soit 0,000001 seconde. Ces algorithmes gèrent aujourd’hui plus de la moitié des transactions aux États-Unis et plus d’un tiers en Europe.

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Perte de contrôle que beaucoup redoutent dans l’ensemble des applications des technologies NBIC (Nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et du cognitif). Un tel désenchantement face aux mythes contemporains, qui eux-mêmes s’étaient établis sur une déconstruction des mythes traditionnels, induit la nécessité d’une large réappropriation des territoires du réel et de l’imaginaire afin d’être de nouveau en mesure de se projeter. Car sans ce but, cet horizon porteur d’espoir, d’un idéal à atteindre, impossible pour un quelconque individu ou communauté de se construire de façon stable et durable. C’est pourquoi ce mouvement de réappropriation ne s’est pas fait attendre tant la recherche de satisfaction du besoin de catalyser « ce vers quoi tendent les désirs, la volonté, l’effort et l’action » (l’objet) semble la condition sine qua non de l’expression d’une humanité pleine et entière. « L’Homme est un animal utopique, note dans ces pages le philosophe Miguel Abensour. L’utopie n’est pas seulement “ u-topos “, un autre lieu ; elle est le lieu même de la pensée créatrice. L’imaginaire est la matrice du réel. » [3]

[3] ibid, p. 3.

Et, en effet, cet effondrement des mythes contemporains laisse derrière lui des tissus socio-culturels lourdement fragilisés par cette extériorisation progressive de l’économie et de la technique mais présente un terrain plus que jamais fertile pour l’exercice de « la pensée créatrice ». Contrairement à celui du XXe siècle, le paysage productif actuel s’affiche de moins en moins comme le support d’une vision unique colonisant sans relâche les territoires du réel et de l’imaginaire [4], mais davantage comme un lieu propice à des interprétations multiples de l’avenir et du présent. Dès lors, la vision dominante semble de nouveau laisser place à d’autres interprétations ré-ouvrant la possibilité d’imaginer le présent et l’avenir à nouveau de façon plurielle. « “ La mort de Dieu ” et, d’une certaine manière, le décentrage du projet “ européen ” tout entier, a ouvert une vision du monde post-idéologique, multi-perspectives, capable de se déplacer “ sans racine ” de la philosophie au mythe tribal, des sciences naturelles au Taoïsme — » [5] Ces mots parus pour la première fois en américain deux ans après la chute du mur de Berlin sont ceux d’Hakim Bey qui défendra dans son livre au titre éponyme l’idée de TAZ pour

[4] « Les deux grandes idéologies du XIXe

et du XXe siècles vont en effet se forger et s’accorder, malgré la violence de leurs conflits sociaux et politiques, sur l’idée que l’essentiel, l’infrastructure, réside désormais dans l’économie, fondatrice, par le travail productif, de toute richesse possible. » Infrastructure économique elle-même basée selon des auteurs comme Ellul sur une base éminemment technique : « La technique apparaît comme le moteur et le fondement de l’économie ; ou plutôt les techniques. Sans elles, pas d’économie.» __

Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse, L’aube, 2010, p. 35.

[5] Hakim Bey, TAZ - Zone Autonome Tempo-

raire, L’éclat, 8ème édition, 2011 (1997), p. 24.

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Temporary Autonomous Zone (Zone Autonome Temporaire). Se refusant à toute définition, il regroupe dans ce concept l’ensemble des manifestations qui se jouent des frontières physiques et idéologiques pré-établies créant des zones franches, des utopies concrètes, scènes d’une « autonomie présente » et bien réelle. Je vois dans ce concept une clé de lecture me permettant d’appréhender les nouvelles matrices du réel qui s’édifient aujourd’hui autour de la notion à l’origine même des TAZ et dont il est tout aussi délicat de vouloir apposer une définition, la liberté.

[6] Extrait de l’épilogue du court-métrage Ilha

das Flores (L’île aux fleurs) réalisé par le réalisateur brésilien Jorge Furtado qui a lui-même repris ces mots de la poète Cecilia Meirelle.

« Liberté est un mot que le rêve humain alimente. Il n’existe personne qui l’explique, et personne qui ne le comprenne. » [6] Ce mot aussi difficile à définir soit-il, semble aujourd’hui transcender l’ensemble du paysage productif contemporain avec l’apparition d’outils et de pratiques ouvrant des possibilités de réappropriation des territoires du réel et de l’imaginaire à des échelles et des fréquences jusque-là inconnues dans l’histoire de l’humanité. Dès lors, deux éléments apparaissent comme particulièrement structurants dans cette recomposition du paysage productif actuel. Le premier est une démarche philosophique et juridique aux nombreuses ramifications qui place le droit à l’autodétermination des individus comme valeur suprême (droit des peuples à disposer d’eux-mêmes inscrit dans la Charte des Nations-Unies). Tout en sachant que la mise en application de ce droit absolu n’est pas sans poser quelques soucis d’interprétation.

[7] Extrait de l’abstract du travail de

recherche de Serge Gutwirth, Le droit à l’autodétermination entre le sujet individuel et le sujet collectif. Réflexions sur le cas particulier des peuples indigènes, Revue de droit international et de droit comparé, 1998. __ http://works.bepress.com/serge_gutwirth/35

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« Le droit à l’autodétermination est problématique parce qu’il se prête aussi bien à une interprétation individuelle que collective. Si pour certains le droit à l’autodétermination se réfère automatiquement à l’autonomie et aux libertés de l’individu, pour d’autres le même concept est indissociablement lié à des entités collectives telles que peuples, ensembles nationaux, minorités ethniques, communautés religieuses, groupes... » [7] Les TICP (Technologies de l’Information, de la Communication et – plus récemment - de la Production) en tant qu’ensemble de dispositifs techniques favorisant l’expression informationnelle et matérielle des individus constituent le second élément structurant de ce paysage productif. Ce substrat numérique va en effet avoir un rôle plus ou moins important en fonction des acteurs dans la pratique de ce droit à l’autodétermination.


Deux éléments qui tendent donc à structurer la topographie du paysage productif contemporain selon une ligne de crête très ténue entre d’un côté des acteurs revendiquant le droit individuel à l’autodétermination (tendance ultra-libérale) et de l’autre des acteurs revendiquant son équivalent collectif (tendance libertaire). Ligne de crête très ténue, voire floue, car cette polarisation balaye un paysage idéologique tellement riche et complexe qu’il est parfois bien difficile, quasiment impossible de placer précisément certains de ces acteurs. La fin des deux blocs du XXe siècle, capitaliste et communiste, partageant une même culture industrialo-productiviste laisse ainsi place à un monde « multi-perspectives » qui se dessine aujourd’hui comme autant d’autopies, ces zones autonomes parfois temporaires mais aussi de plus en plus persistantes. Autopies (terme que j’emploie ici en m’inspirant du concept de TAZ pour définir des lieux - aussi bien physiques que numériques - propices à l’expression et à la mise en formes de processus d’autodétermination) qui se distinguent des utopies dans le sens où il ne s’agit plus seulement d’imaginer un ailleurs vers lequel se projeter mais d’imaginer un ailleurs dans lequel vivre ici et maintenant. Ainsi les autopies pour reprendre les mots d’Hakim Bey sont « « utopiques » dans le sens où elles croient en une intensification du quotidien ou, comme auraient dit les Surréalistes, une pénétration du Merveilleux dans la vie. » [8] Enfin parce que l’autopie au même titre que la TAZ est « une intensification, un surplus, un excès un potlach, la vie passée à vivre plutôt qu’à simplement survivre, elle ne peut être définie ni par la technologie ni par l’anti-technologie. Comme quiconque méprise l’ordre établi, elle se contredit elle-même, parce qu’elle veut être, à tout prix, même au détriment de la « perfection », de l’immobilité du final. »

[8] Hakim Bey, TAZ - Zone Autonome Tempo-

raire, L’éclat, février 2011 (1997), p. 33

[9] Cf. La chronique de l’émission de radio

Les autopies sont donc par essence sujettes à de nombreuses controverses et frictions de nature philosophique, technique, voire physique (cf. la controverse  des bus Google [9]). Elles se cristallisent aujourd’hui dans des objets et pratiques de la production, fruit de cette rencontre   entre la volonté de revendiquer ce droit à  l’autodétermination et la diffusion des TICP :

(France-Culture) Place de la toile du 25 janvier 2014 intitulée Les bus de la baie qui relate de l’augmentation récente de manifestations de violence à l’égard des sociétés de la Silicon Valley accusées, entre autre, de participer à la gentrification de la ville de San Francisco. __ Pour le texte de la chronique : http://www.fluxetfixe.org/Les-bus-de-la-baie

« Pendant que le human computing semble installer un nouveau type de prolétarisation hors salariat, la technologie numérique donne corps à des réseaux de savoirs fondés sur des relations entre pairs qui paraissent constituer autant de nouveaux

Pour accéder au podcast de l’émission : http://www.franceculture.fr/emission-placede-la-toile-discussion-avec-evgeny-morozovpour-en-finir-avec-la-silicon-valley-2014-

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[10] Abstract de la conférence Imprimante

3D et production décentralisée – vers « l’usine à domicile » ? Intervenants : Johan Söderberg, Camille Bosqué, Clément Moreau, dans le cadre des Entretiens du Nouveau Monde Industriel dont le thème était : « Le nouvel âge de l’automatisation », 16 décembre 2013.

processus de capacitation, d’individuation et d’autonomisation – y compris dans le domaine de la production décentralisée des biens matériels par l’intermédiaire des imprimantes 3D. Les nouvelles formes de savoirs qui émergent ainsi sont elles des précurseurs d’un modèle industriel fondé sur la déprolétarisation, préfigurent-elles au contraire une forme libertarienne d’autoaliénation, ou bien ces deux tendances sont-elles l’enjeu de choix de sociétés possibles polarisées par elles ? » [10] Dès lors, il apparaît que pour être en mesure de s’orienter dans un tel « enjeu de choix de société » un redéploiement des dimensions politiques et morales soit indispensable afin de pouvoir juger consciemment du caractère démocratique de ces nouveaux objets de la production et de l’usage de la technique qui y est fait. En l’absence de telles considérations, il semble que la promesse moderne d’une technique bienveillante puisse se transformer à nouveau en menace physique, technique et politique potentiellement déshumanisante. C’est pourquoi, après avoir exploré ce paysage productif contemporain, j’ai voulu aller à la rencontre d’acteurs qui au cours de ces deux derniers siècles ont abordé de façon récurrente une nécessaire implication politique et sociale lorsqu’il s’agit d’aborder la question de la production. L’objet de ce second voyage est de voir dans quelle mesure ces acteurs ont pu, malgré des pratiques et des espace-temps parfois très éloignés les uns des autres, partager une vision commune de l’objet de la production.

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Visuel extrait d’un tract du collectif The Counterforce. Anthony Levandowski est ingénieur chez Google et travaille sur le projet de voiture automatisée du groupe. En janvier 2014, il a été pris pour cible devant chez lui par un groupe d’activistes lui reprochant de participer à la « construction d’un monde immoral fait de surveillance, de contrôle et d’automatisation. » — Tract original : https://www.indybay.org/uploads/2014/01/21/streetview_flierforreading.pdf


TERRITOIRES

[1] François Jarrige, Face au monstre méca-

nique, une histoire des résistances à la technique, imho, Paris, 2009.

[2] « En plus d’être néfaste à la bonne santé

des citadins, l’industrialisation aliène les ouvriers, qui de l’usine à la maison, sont épuisés, chosifiés, méprisés et ont perdu toute dignité. Pour contester les conséquences pathologiques de la révolution industrielle, des réformateurs essaient de trouver des solutions pour soigner une civilisation industrielle malade de ses excès. » __ Alexandra Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, Pocket, 2009, p. 42.

L’histoire nous apprend que la construction des fondements du paysage productif contemporain ne s’est évidemment pas faite sans heurts [1]. En effet, au sein de ce paysage morne [2] appelé à être de plus en plus normé par ses rythmes intensifs et mécanisés, des acteurs se dressent comment autant de territoires dissidents. Ces bosquets fertiles, forment des interstices propices au développement d’autres manières de penser et d’agir – « raids réussis sur la réalité consensuelle, échappées vers une vie plus intense et plus abondante. » – [3] manifestant par divers moyens et postures (retrait, sabotage, apologie de la vie bonne, occupation d’usine, action manifeste, construction d’alternative)

[3] TAZ, p.39.

Photographie de la Ferme Tournesol, lieu d’expérimentation et de recherche sur des modes de vie visant l’auto-suffisance alimentaire et énergétique . Saint-Paul-lès-Monestier, Juillet 2012.


DISSIDENTS

une volonté récurrente de résistance face à des forces jugées peu compatibles avec « la permanence d’une vie authentiquement humaine sur terre ». [4] Ce sont quelques-uns de ces territoires, huit parmi de nombreux autres qui dessinent ce que l’on pourrait nommer une sorte de contre-histoire de la production industrielle, que j’ai cherché à explorer, à comprendre, en me confrontant directement aux mots de ceux qui les ont initiés.

[4] Hans Jonas, Le Principe de responsabilité :

Une éthique pour la civilisation technologique, Flammarion, Paris, 2013 (1979), p.30.


NED LUDD

BOSQUET N°1

« Avec le développement de l’économie industrielle capitaliste, les formes traditionnelles de cohésion communautaire commencent à être supplantées par des relations salariales anonymes. Au même moment, et dans un laps de temps très court, presque tout le code paternaliste fut abrogé : la réglementation de l’industrie de la laine fut suspendue entre 1803 et 1808 et, en 1809, elle fut révoquée. Les clauses sur l’apprentissage du statut élisabethain le furent en 1813. Celles qui donnaient aux magistrats le pouvoir d’imposer un salaire minimum subirent le même sort en 1814. Le luddisme s’inscrit dans ce contexte. Les compagnons et les artisans se sentaient dépouillés de leurs droits constitutionnels. La figure de Ned Ludd émerge alors comme celle du « justicier » et du « Grand Exécuteur » chargé de défendre des droits jugés trop solidement établis « par la Coutume et la Loi » pour qu’ils puissent être annulés aussi aisément. Cette économie morale du métier était également partagée par les nombreux petits maîtres qui jugeaient avec une profonde méfiance le système industriel et les nouvelles concentrations usinières. Les autorités étaient souvent consternées de constater à quel point les briseurs de machines avaient le soutien de l’opinion publique locale. » _ Vincent Bourdeau, François Jarrige, Julien Vincent, Les Luddites. Bris de machines, économie politique et histoire, èRe, Maisons-Alfort, 2006, p. 29-30

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Traduction de la chanson General Ludd’s Triumph : « Que les coupables craignent, mais point de vengeance Contre la vie ou la Propriété de l’homme honnête, Son ire est entièrement dirigée contre les métiers larges Et contre ceux qui baissent les prix en vigueur. Ces machines de malheur sont condamnées à mourir Par un vote unanime de la corporation Et Ludd qui peut défier toute opposition Fut désigné pour en être le Grand Exécuteur. Que le grand Ludd ait du mépris pour les lois Ne saurait être critiqué que par quiconque ne réfléchit par un instant Que la vile Imposture à elle seule fut la cause Qui produisit ces effets malheureux. Que la haute cesse d’opprimer les humbles Et Ludd rengainera son épée conquérante, Que ses griefs sur-le-champ se soient apaisés Et la paix sera aussitôt restaurée. Que les sages et les grands prêtent leur aide et conseil Et ne retirent jamais leur assistance. Jusqu’à ce que l’ouvrage bien fini et au juste prix d’autrefois Soit garanti par la Coutume et par la Loi. Alors les Gens du Métier, cette dure bataille une fois gagnée, Porteront leur art dans toute sa splendeur, L’ouvrage bâclé et au rabais Ne privera plus de pain l’honnête travailleur. » _ Vincent Bourdeau, François Jarrige, Julien Vincent, Les Luddites. Bris de machines, économie politique et histoire, èRe, Maisons-Alfort, 2006, p. 36

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HENRY DAVID THOREAU

BOSQUET N°2

« Né le 12 juillet 1817 dans le Massachussetts, Henry David Thoreau est le fils d’un marchand de crayons et le petit-fils d’un corsaire normand. Grâce à une bourse de la paroisse, il étudie à Harvard dont il sort diplômé en 1837, puis revient dans sa ville natale de Concord comme maître d’école. Il est renvoyé — ou démissionne — au bout d’une semaine pour avoir refusé d’appliquer des châtiments corporels. Il lie amitié avec Nathaniel Hawthorne, et Ralph Waldo Emerson qui l’initie au transcendantalisme, un mouvement littéraire, spirituel, culturel et religieux qui repose sur l’essence spirituelle et mentale de l’être, sans dépendre ni se modifier par l’expérience des sensations. Après avoir été pendant quelques mois le précepteur des neveux d’Emerson, il rejoint l’entreprise familiale de crayons. En 1845, à la recherche de solitude pour écrire, il s’installe à vingt-huit ans dans une cabane en pin qu’il a lui-même construite au bord de l’étang de Walden, dans le Maine. Son expérience de la solitude durera plus de deux ans et lui inspirera Walden ou La vie dans les bois qui paraît en 1854 et rencontre un grand succès. À la même époque, il aide des esclaves noirs à s’enfuir au Canada et soutient avec ferveur les idées abolitionnistes. Dès 1849, dans un texte intitulé La désobéissance civile, il proclame son hostilité au gouvernement américain qui accepte l’esclavage et mène une guerre de conquête au Mexique. Des années plus tard, Gandhi et Martin Luther King s’en réclameront… Après une vie partagée entre écriture, vagabondage et l’entreprise familiale, il meurt de la tuberculose le 6 mai 1862, en pleine guerre de Sécession. Il est aujourd’hui enterré à Concord. » _ Avant propos du traducteur Louis Fabulet. Henry David Thoreau, Je vivais seul, dans les bois, Gallimard, collection Folio, Paris, 2008, p. 7-8.

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« Si les hommes construisaient leurs habitations de leurs propres mains et trouvaient de quoi se nourrir, ainsi que leur famille, avec assez de simplicité et d’honnêteté, les facultés poétiques se développeraient universellement, de même que dans tout l’univers les oiseaux chantent lorsqu’ils se livrent à ce genre d’activité. Mais hélas ! Nous nous comportons comme le coucou et le vacher à tête brune, qui pondent leurs œufs dans des nids bâtis par d’autres volatiles et n’égayent jamais le voyageur avec leurs criaillements disharmonieux. Déléguerons-nous toujours au charpentier le plaisir de la construction ? À quoi se réduit l’architecture dans l’expérience de la plupart des hommes ? Au cours de toutes mes promenades je n’ai jamais rencontré un homme occupé à une tâche aussi simple et naturelle que la construction de sa propre maison. Nous appartenons à une communauté. Ce n’est pas seulement le tailleur qui, selon le proverbe, est la neuvième partie de l’homme, c’est aussi bien le prédicateur, le commerçant et le fermier. Jusqu’où ira cette division du travail ? Et quel but sert-elle en définitive ? Sans doute qu’un autre pourrait aussi penser à ma place ; mais il n’est guère désirable qu’il le fasse et m’exclue ainsi de mes propres pensées. » _ Henry David Thoreau, Walden, Le mot et le reste, 2010, p. 54-55.

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ARTS & CRAFTS

BOSQUET N°3

« Ni sacres somptuaires, ni retour à la féodalité, ni folklore factice, mais un effort pour ressaisir un courant d’énergie populaire et une confiance rare en la créativité instinctive, car intellectuelle, de l’animal humain (l’intelligence est l’instinct de l’homme). Ici, il est permis de concevoir ce que l’on fabrique, et de fabriquer ce que l’on conçoit, d’être tantôt artisan, tantôt penseur, et toujours les deux… En fait et très concrètement, faire à domicile, puisque nous sommes dans une société atomisée, preuve de cette imagination et de cette inventivité virtuellement infinies que nous voyons manifestées dans les recoins des cathédrales : construire avec peu de moyens, et peu d’ambitions, mais sans doute moins de souffrances, du Gothique moléculaire, et ainsi construire sa niche dans les grandes villes (qui sont peut-être nos cathédrales ?). Voilà tout le sens du mouvement Arts and Crafts, inauguré par Morris, qui ne jurait que par Ruskin et ne se préoccupait plus du tout du Moyen Âge, mais de la transfiguration du quotidien par l’esthétisation du cadre de vie. » _ Franck Lemonde, extrait de la préface de La nature du gothique de John Ruskin, Sandre, 2012 (1892), p. 20-21.

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« Je souhaite que vous compreniez bien que la naissance et le développement de la division du travail n’ont rien de purement fortuit et ne résultent pas non plus d’une mode passagère et inexplicable, qui aurait entraîné les hommes à désirer travailler selon ces méthodes. Ce sont les transformations économiques qui contraignirent les hommes à produire, non plus pour leur subsistance comme auparavant, mais pour dégager une plus-value. Presque tous les biens, hormis ceux fabriqués de façon domestique, durent désormais emprunter les voies du marché avant d’arriver entre les mains de l’utilisateur. Les biens dans leur ensemble, j’insiste, furent destinés à la vente et non plus, comme jusqu’alors, à l’usage. Leur aspect esthétique aussi bien que leur côté utile étaient maintenant devenus des marchandises distribuées selon la seule nécessité du capitaliste, qui employait à la fois l’ouvrier-machine et le concepteur, enchaînés par la loi du profit. Vous saisissez qu’à partir de cette époque-là, la division du travail s’était à ce point développée que les ouvriers, qui autrefois étaient aussi des artistes, se trouvèrent désormais divisés en ouvriers qui n’étaient pas des artistes et en artistes qui n’étaient pas des ouvriers. » _ William Morris, L’âge de l’ersatz, éditions de l’encyclopédie des nuisances, 1996, p 46-47. Extrait d’une conférence donnée devant la Société pour la Protection des Monuments Anciens, le 1er juillet 1884.

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MOHANDAS KARAMCHAD GANDHI

BOSQUET N°4

« En 1904 Gandhi découvre le livre Unto This Last de John Ruskin. Il aura une influence radicale sur sa philosophie. Il décidera, non seulement, de changer immédiatement sa propre vie en accord avec l’enseignement de Ruskin, mais adaptera Unto This Last en gujarati en 1908 sous le nom de Sarvodaya (le bien-être de chacun). C’est aussi le nom qu’il donna à sa philosophie. L’activisme de Gandhi sera très lié à l’histoire du textile et de ses rapports avec le colonialisme britannique. À son retour d’Afrique il s’installera à Ahmedabad, capitale indienne du textile. Il y étendra son principe de non-violence en se joignant au mouvement Swadeshi (swa- « soi-même », desh- « pays ») né en 1905 et sa politique de boycott des marchandises étrangères, spécialement des produits anglais. Gandhi demandera que le khadi (vêtement fait maison) soit porté par tous les Indiens au lieu des textiles britanniques, et que chaque indien, riche ou pauvre, homme ou femme, file chaque jour afin d’aider le mouvement d’indépendance. Il s’appliquera cela à lui-même toute sa vie. À partir des écrits de Ruskin et de son expérience au côté du mouvement Swadeshi, il développera le concept de swaraj (swa- « soi-même », raj-, « gouvernement »), insistant sur une gouvernance décentralisée, non d’un gouvernement hiérarchique, mais d’une autogouvernance au travail d’individus réunis par la mise en place d’une communauté. » _ Ewen Chardronnet, Fabrication numérique et économie de l’atelier, essai écrit dans le cadre du programme européen Survival Kit, Ars Longa, 2011.

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« Si l’indépendance ne peut être obtenue en tuant des Anglais, elle ne le sera pas plus en construisant de vastes industries. L’or et l’argent peuvent être accumulés, mais ils ne conduiront pas à l’établissement de l’indépendance. Ruskin a prouvé cela à la perfection. La civilisation occidentale est un jeune bébé, âgé de seulement cinquante ou cent ans. Et elle a déjà réduit l’Europe à une condition pitoyable. Prions que l’Inde soit sauve du destin qui a submergé l’Europe, où les nations empoisonnées sont sur le point de s’attaquer les unes les autres, et ne gardent le silence qu’à cause de l’entassement des armements. Un jour, il y aura une explosion, et alors l’Europe sera un véritable enfer sur terre. Les races non blanches sont considérées comme des proies légitimes par tous les États européens. Que pouvons-nous attendre d’autre là où la cupidité est la passion dirigeante dans le cœur des hommes ? Les Européens s’abattent sur les nouveaux territoires comme des corbeaux sur un morceau de viande. Je suis amené à penser que ceci est dû à leur industrie de production de masse. L’Inde doit vraiment obtenir son indépendance, mais elle doit l’obtenir par de justes méthodes. Notre indépendance doit être un réel swaraj ( le contrôle de soi ), qui ne peut être obtenu ni par la violence, ni par l’industrialisation. L’Inde était auparavant une terre d’or, car les Indiens avaient alors un cœur d’or. La terre est encore la même, mais c’est un désert, car nous sommes corrompus. Elle ne peut redevenir une terre d’or que si le métal de base qui est notre actuel caractère national est transmuté en or. La pierre du philosophe qui peut effectuer cette transformation est un petit mot de deux syllabes : satya ( la vérité ). Si chaque Indien est attaché à la vérité, le swaraj viendra à nous de son propre accord. » _ Mohandas Karamchand Gandhi, Unto this last. Une paraphrase, 1910 (traduit par Yann Forget dans le cadre de son mémoire de philosophie, université d’Ahmedabad, Inde, 1993,), p. 38-39.

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LES CASTORS

BOSQUET N°5

« Les Castors font émerger de leur mobilisation spontanée un nouveau modèle d’action coopératif, issu de leur opposition aux réalisations nationales, en lesquelles ils ne croient pas et ne se retrouvent pas. Si l’échelle quantitative de leurs réalisations n’est pas importante au vu des constructions globales de la période de la Reconstruction et des Trente Glorieuses, leurs réalisations sont novatrices dans la portée humaine qu’elles impliquent : plus qu’un logement, c’est un mode d’habiter que prônent les Castors, centré autour de leur aspiration à la maison individuelle.[...] Entre tradition et modernité, l’idéologie qui sous-tend la mise en place de ces coopératives laisse entrevoir une urbanité nouvelle, qui se ressource dans des sociabilités traditionnelles et fait apparaître des changements sociaux entre monde ouvrier et classe moyenne émergente. D’initiative privée et d’inspiration ouvrière, ces réussites urbaines s’affirment comme des mythes des Trente Glorieuses, participant d’un imaginaire de l’engagement collectif et communautaire pour un mieux-être. Traces visibles dans les paysages de nos villes contemporaines, les petites maisons Castor ‘‘ s’imposent comme des patrimoines à prendre en considération, une part négligée de la mémoire de nos villes. ‘‘ » _ Julie Boustingorry, Des

pionniers

autoconstructeurs

coopérateurs : histoire des Castors en Aquitaine, 2012.

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aux


« Pour vous loger, devenez “auto-constructeurs”. Le principal handicap est le manque d’argent au départ. Or, il n’y a pas de raison pour que cet apport personnel ne puisse être remplacé par du travail fourni sur le chantier, pendant leurs loisirs, par les futurs propriétaires eux-mêmes. Les futurs propriétaires peuvent ainsi devenir des “auto-constructeurs”, ou “Castors”. Le Castor est un animal qui construit sa propre demeure. Sans aller jusque là, il est possible à des chefs de famille courageux et décidés de se grouper pour assurer sur les chantiers, pendant les loisirs, les travaux qui sont à leur portée. Une telle entreprise suppose une solidarité et un esprit d’équipe accomplis de la part de tous les participants. Son utilité sur tous les plans est aisément concevable ; elle ouvre des horizons prometteurs par le caractère courageux dont elle est empreinte. Ce courage s’adresse à tout ce qu’il y a de sain dans la nation […]. Il s’agit d’un acte de foi, foi dans les bras et dans les volontés d’hommes. Cette volonté n’est teintée d’aucune considération idéologique ; elle est basée sur un programme essentiellement concret et humain : “construire des logements”. […] La définition suivante peut être proposée : Les CASTORS sont des Chefs de Famille, décidés et courageux, qui se groupent : - pour participer, pendant leurs loisirs, à la construction de leur maison, en assurant personnellement le maximum de main d’œuvre nonspécialisée, et en complétant ainsi l’insuffisance des prêts consentis par l’État ; - pour planifier les travaux à effectuer, rassembler les achats de matériaux et, en construisant en série, réduire au maximum le coût de la construction ». _ Le Castor, bulletin mensuel d’étude et d’information édité par l’Association des Castors de Seine-et-Oise, n° 1, mai 1953

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ENZO MARI

BOSQUET N°6

« A Critical and Artistic Evaluation …As regards us, with more explicit ideological and political commitment, Enzo Mari has turned his back on the illuminated entrepreneurs and is now proposing anti-industrial design. It harks back to a pre-artisan, pre-linguistic stage: to the primary stages of pottery with its organic gestural expressiveness of mixing and interlacing, and to the piece of furniture with rudimentary constructions of modular planks “ assembled “ and nailed together. It has social ends: to give away projects, executive drawings: « anybody, except factories and traders can use these designs to make them by themselves ». It is not the « DIY » that the Americans preach about for their free time ; by thinking with your own hands, by “ making “ your own thoughts you make them clearer, even if they concern, just as an example, the politic of Kissinger. Mari is not interested in the myth of the noble savage nor does he practise tribal cults ; but perhaps he thinks, like Robinson on his island, that we live in the megalo-necropolis of neocapitalism. To survive he had to start making the tools with which to build himself a place to live in. Mari is right, everyone should have a project: after all it is the best way to avoid being designed yourself. » _ G.C. Argan, in « L’Espresso », 5 mai 1974.

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« How is it possible to change the state of things ? This is what I ask myself. How is it possible to accomplish the deconditioning of form as a value rather than as strictly corresponding to content ? The only way I know of, in that it belongs to my field of experience, is what becomes possible when critical thought is based on practical work. Therefore the way should be to involve the user of a consumer item in the design and realisation of the item designed. Only by actually touching the diverse contradictions of the job is it possible to start to be free from such deeply rooted conditioning. But how is it possible to expect such an effort when the production tools are lacking as is, above all, the technical know-how, the technical culture it would take a fairly long time to acquire ? On the other hand, if this were possible, anyone needing a table for example could learn what is essential to make a table, for example that the legs need to be planted firmly on the floor, therefore at the moment of purchase could evaluate within the vast array of objects on sale the models that corresponded most closely to their technical requirements and which are the best crafted, without entering into the merits of style or taste. As far as production tools are concerned what was important was to choose ones that were not so much easy to acquire but that were already commonly owned; almost everyone has tried planting a few nails at some time. As regards material, the easiest to acquire is undoubtedly still the wooden plank. As regards technical culture, on the other hand, this is not so simple but there is an exemple of technical culture theoretically open to everyone even though it is only by manual workers. [...] » _ Enzo Mari, Proposta per un’autoprogettazione, Edizioni Corraini, 1974, p. 49.

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LES LIP

BOSQUET N°7

« Ce film part à la rencontre des hommes qui ont mené la grève ouvrière la plus emblématique de l’après 68, celle de LIP à Besançon. Un mouvement de lutte incroyable, qui a duré plusieurs années, mobilisé des foules entières en France et en Europe, multiplié les actions illégales sans jamais céder à la tentation de la violence, poussé l’imagination et le souci de démocratie à des niveaux jusque là jamais atteints. Des portraits, une histoire collective, des récits entrecroisés pour essayer de comprendre pourquoi cette grève porta l’espoir et les rêves de toute une génération. » _ Synopsis officiel du film LIP, l’imagination au pouvoir. (Christian ROUAUD (Réalisateur), Richard Copans (Producteur), Pierre Grise Distribution (Distributeur), France, 2007, 118 min) Les citations qui suivent sont extraites de ce dernier.

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7’ 30’’ - « Cette cadence des mains, des gestes, etc. Ils avaient tellement ça dans la peau les OS que c’était pas possible de ralentir. On pouvait pas dire je vais ralentir à 60%. Nous on avait dit naïvement vous baissez à 50% “ mais c’est pas possible ”. Enfin comment c’est pas possible ? Et bien non. Le mouvement, dès que l’esprit quittait un peu le mouvement, le mouvement reprenait et c’était pas possible. Du coup c’est eux qui ont trouvé la solution en disant par exemple on va s’arrêter dix minutes par heure, ou quinze minutes par heure et puis là on pourra réfléchir. » 30’ 15’’ - « Et tout s’est très bien passé, les gens étaient contents de travailler et puis c’est nous qui nettoyons l’atelier, il n’y avait plus de femme de ménage, les hommes comme les femmes, on prenait le balais tous les soirs parce que ça doit être très très propre un atelier d’horlogerie. » 48’ 10’’ - « Il faut apprendre à gérer le grand courant d’air, et plus le vent soufflera fort, mieux ce sera. » 1 23’ 48’’ - « C’est possible de rêver autrement, de faire autre chose. Moi je mettais tout ça dans le c’est possible. C’est possible d’une certaine façon de surréaliser les murs d’une usine. De leur donner une autre coloration, un autre ton, une autre voie, de faire que le rapport avec l’autre, le travailleur sur sa machine, change ! » 1 54’ 20’’ - « Jusqu’à LIP c’est un capitalisme qui est un capitalisme certes dur : les conflits sociaux sont considérables c’est pas la peine d’y revenir mais c’est un capitalisme dans lequel l’entreprise est au cœur de l’économie. Après LIP, l’entreprise nouveau temps, qu’est celle que nous vivons aujourd’hui, c’est un capitalisme dans lequel la finance a remplacé l’entreprise. L’intérêt de l’argent est devenu le moteur et on joue au Monopoly avec les entreprises alors on broie les hommes, alors on broie les territoires, c’est cela qui a commencé avec LIP. »

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RICHARD MATTHEW STALLMAN

BOSQUET N°8

« Richard Matthew Stallman (né à Manhattan, le 16 mars 1953), connu aussi sous les initiales RMS, est un programmeur et militant du logiciel libre. Il est à l’origine du projet GNU et de la licence publique générale GNU connue aussi sous l’acronyme GPL. Il a popularisé le terme “ gauche d’auteur ” (en anglais copyleft). Programmeur

renommé

de

la

communauté

informatique

américaine et internationale, il a développé de nombreux logiciels dont les plus connus des développeurs sont l’éditeur de texte GNU Emacs, le compilateur C de GNU, le débogueur GNU mais aussi, en collaboration avec Roland McGrath, le moteur de production GNU Make. Depuis le milieu des années 1990, il consacre la majeure partie de son temps à la promotion du logiciel libre auprès de divers publics un peu partout dans le monde. Depuis quelques années, il fait campagne contre les brevets logiciels et la gestion numérique de restriction (DRM). » _ http://fr.wikipedia.org/wiki/Richard_Stallman

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« Freedom or Power? In the free software movement, we stand for freedom for the users of software. We formulated our views by looking at what freedoms are necessary for a good way of life, and permit useful programs to foster a community of goodwill, cooperation, and collaboration. Our criteria for free software specify the freedoms that a program’s users need so that they can cooperate in a community. We stand for freedom for programmers as well as for other users. Most of us are programmers, and we want freedom for ourselves as well as for you. But each of us uses software written by others, and we want freedom when using that software, not just when using our own code. We stand for freedom for all users, whether they program often, occasionally, or not at all. However, one so-called freedom that we do not advocate is the “ freedom to choose any license you want for software you write.” We reject this because it is really a form of power, not a freedom. This overlooked distinction is crucial. Freedom is being able to make decisions that affect mainly you ; power is being able to make decisions that affect others more than you. If we confuse power with freedom, we will fail to uphold real freedom. [...] » Copyright © 2001, 2009 Bradley M. Kuhn and Richard Stallman. This essay was originally published on http://gnu.org, in 2001. This version is part of Free Software, Free Society: Selected Essays of Richard M. Stallman, 2nd ed. (Boston: GNU Press, 2010). Verbatim copying and distribution of this entire chapter are permitted worldwide, without royalty, in any medium, provided this notice is preserved.

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LA CARTE N’EST PAS LE TERRITOIRE

On l’aura remarqué les choix faits pour représenter ces territoires dissidents, ces marges qui parsèment l’histoire de la production industrielle, n’ont rien d’anodin. J’ai en effet souhaité aller à la rencontre de ceux dont les actes et la pensée continuent de raisonner au-delà des frontières et du temps passé. Non pas pour me constituer une sorte d’autel infaillible de la « bonne voie » dans laquelle il suffirait de glisser ses pas ; mais davantage pour tenter d’identifier les éléments qui font que ces voix raisonnent toujours aujourd’hui.

[1] Hakim Bey, TAZ - Zone Autonome Tempo-

raire, L’éclat, 8ème édition, février 2011, (la première édition française datant de 1997), p. 31

[2] ibid, p. 33.

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En effet comme le souligne Hakim Bey au sujet des TAZ, il serait bien réducteur d’apposer à ces dissidences une lecture dichotomique définie par une inclinaison à toujours plus de technologie ou au contraire par une posture anti-technologique. Une telle approche s’avère au mieux « trompeuse », au pire complètement sclérosante pour la pensée. Ce qui serait bien dommage tant ces bosquets ardents se montrent fertiles dans leur façon d’exprimer avant tout leur volonté de « vivre dans ce monde, et non dans l’idée de quel qu’autre monde visionnaire, né d’une fausse unification (tout vert OU tout métal) qui n’est peut-être qu’un autre rêve jamais réalisé » [1]. Ces territoires autonomes, ces autopies, ont fait le choix de vivre au présent en alliant à la puissance de l’action concrète le goût pour l’utopie poétique qui prend ici la fonction régénératrice d’un « choix de société ». Au delà d’une invitation à aller vers telle ou telle direction, ces territoires constituent par le simple fait d’exister des ouvertures vertigineuses vers d’autres perspectives qu’il revient à chacun d’imaginer selon sa propre carte. Dès lors ces territoires peuvent être abordés comme autant de réalités parallèles plus riches et complexes les unes que les autres et qui « comme quiconque méprise l’ordre établi », se contredisent elles-mêmes, parce qu’elles veulent-être, « à tout prix, même au détriment de la «perfection», de l’immobilité du final. » [2]


C’est cette entrée par la complexité qui permet de voir l’exil de Thoreau non pas uniquement comme une rupture avec le « monde moderne » (l’étang de Walden jouxtant la ville de Concord) mais aussi comme une éloge du pas de côté, de la prise de recul du « civilisé » sur sa condition. Entrée par la complexité qui permet d’entrevoir dans le mouvement Luddites une manifestation populaire parmi beaucoup d’autres revendiquant non pas un refus absolu de l’automatisation mais surtout le fait de poser de façon démocratique le débat autour de sa mise en œuvre. Approche qui permet de voir dans le mouvement Arts and Crafts pas uniquement comme un éloge stricto sensu des savoir-faire manuels, Morris lui-même n’étant pas fermement opposé à l’utilisation, sous certaines conditions, de machines industrielles [3]. Mais aussi et surtout d’y voir une réflexion sur la valeur et le sens du travail dans la vie de l’Homme qu’il soit artisan ou non. Approche qui permet aussi de voir dans la démarche d’appel à l’autodétermination (Swaraj) de Gandhi plus qu’une lutte contre l’oppresseur et les techniques occidentales, il portait d’ailleurs lui-même une montre et prenait régulièrement le train. C’est une recherche d’un équilibre véritable (Satya) aussi bien à l’échelle individuelle que collective. Cette entrée par la complexité permet également de percevoir dans l’histoire des Castors une réponse pragmatique à la crise du logement. Mais aussi la matérialisation concrète et spontanée d’aspirations communautaires vers un certain mode de vie embrassant la modernité sans pour autant renier les tissus de solidarité traditionnels.

[3] « Dans les faits et pour répondre aux com-

mandes qui abondent, Morris utilise la production industrielle, car sa production d’objets de qualité réalisés à la main coûte cher. Même si Morris a tenté d’inventer une alternative viable au capitalisme, seule l’industrialisation, et même si sa production est peu fiable, promet de démocratiser l’excellence au quotidien. À première vue, cela pourrait sembler paradoxal, mais il faut comprendre que Morris ne conteste pas tant l’industrie comme moyen que la médiocre qualité de ce qu’elle produit, de son asservissement au mauvais goût bourgeois et de l’aliénation de l’ouvrier qu’elle engendre. C’est une des raisons pour laquelle Morris ne voit pas de contradiction insurmontable à recourir à l’industrialisation tant qu’elle ne nuit pas à la dignité d’homme et d’artiste de l’artisan et pour autant qu’elle soit maîtrisée par l’homme. Qu’on ne se trompe pas en réduisant la pensée et l’œuvre de Morris à une défense archaïque de l’artisanat et du passé ni à une attaque simpliste de la mécanisation. Morris n’a qu’un souhait : ouvrier ou artisan, l’homme doit regagner sa dignité et ceci implique qu’il échappe à l’instrumentalisation où l’enferment le capitalisme et l’industrialisation. » __ Alexandra Midal, Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, Pocket, 2009, p.61

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Entrée qui donne l’occasion de voir, dans l’occupation spontanée de l’usine LIP, une manière pour les ouvriers de revendiquer leurs droits à la dignité. Mais également une façon de s’autoriser à imaginer un autre rapport au travail et aux autres, basé sur une confiance collective et la responsabilité de chacun. C’est aussi l’occasion de voir, dans l’action manifeste d’Enzo Mari, au-delà du fait de construire ses propres meubles, une invitation à développer une posture critique visant vis-à-vis de notre réalité matérielle. Enfin, c’est celle qui permet de voir dans le militantisme de Richard Stallman pour la diffusion des logiciels libres, un engagement qui déborde largement le simple cadre de pratiques informatiques, pour toucher directement une lutte bien plus universelle qui est celle du droit des hommes à disposer d’euxmêmes. C’est l’abandon d’une vision potentiellement réductionniste au profit d’une tentative d’appréhension par la complexité de ces territoires productifs. Cette dernière nous permettant d’élever notre niveau de conscience de la véritable nature des choses et de la relation qui nous unit à elles.

[4] François Jarrige, Face au monstre

mécanique, une histoire des résistances à la technique, Éditions imho, Paris, 2009, p. 10

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« La ligne de fracture ne passe pas entre les partisans et les opposants à la technique, mais entre ceux qui font des techniques des outils neutres, et du progrès technique un dogme non questionnable, et ceux qui y détectent un instrument de pouvoir et de domination, un espace où se combinent sans cesse des rapports de force qu’il faut dévoiler » [4].


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OBJET DE VALEUR(S)

[1] Citation extraite de la conférence

« Pourquoi le logiciel libre est plus important que jamais », donnée par la Richard Stallman à la Cité des Sciences, Janvier 2014.

« Notre futur dépend surtout, surtout, de nos valeurs. » Cette phrase prononcée par Richard Stallman à un moment [1] où l’objet de la production apparaît plus que jamais centré sur la valeur marchande, semble pouvoir sonner comme le principal leitmotiv des territoires dissidents abordés précédemment. En effet en détachant systématiquement leur activité productive d’un lien dorénavant supposé exclusif avec les notions de rentabilité, d’efficacité et de pouvoir, ces territoires soulèvent de façon très concrète les enjeux qui entourent le fait d’associer l’objet de la production à des valeurs jugées supérieures. Ces valeurs trouvent leurs racines dans des champs qui varient d’un acteur à l’autre. Cela peut-être la mise en application de principes religieux. Les valeurs du Jaïnisme, notamment le respect de la vie sous toutes ses formes, sont fortement perceptibles dans la démarche de Gandhi ou philosophiques avec Thoreau et son goût pour le Transcendantalisme. Cela peut être le fruit d’un engagement politique rencontré chez William Morris avec La Ligue Socialiste, Gandhi et le mouvement Swadeshi prônant le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Cela peut être encore la manifestation engagée d’une réponse pragmatique vis-à-vis d’une mise en péril de la capacité à se projeter dans l’avenir ; on peut ainsi évoquer la réaction des Luddites face à l’automatisation du travail, des Castors face à la crise du logement d’après-guerre, des LIP face au début de la financiarisation de l’économie. Néanmoins, bien que prenant appui sur des aspirations d’origines diverses et se manifestant dans des espaces-temps qui le sont tout autant, on distingue dans ces conduites morales des valeurs communes. Tel que le « règne et le développement de la liberté » comme l’évoque William Morris, considéré comme la condition « indispensable à un bon mode de vie » (Richard Stallman) ; un goût développé pour « l’ouvrage bien fini » (cf.

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le chant en l’honneur de Ned Ludd) quitte à devoir exercer l’« œil critique » du plus grand nombre (Enzo Mari) ; le courage d’avoir la « foi dans les bras et dans les volontés d’hommes » (Les Castors) ; ou encore faire confiance en apprenant « à gérer le grand courant d’air » (Les LIP). Enfin, dernière constante, le fait de revendiquer l’autodétermination et le devoir d’en faire honneur par le « contrôle de soi », c’est le Swaraj de Gandhi et la lutte contre l’aliénation de Thoreau, cela afin de ne jamais « confondre pouvoir et liberté » (Richard Stallman). Pouvoir et liberté, deux notions qui constituent en quelque sorte les bornes de ces manifestations dissidentes. Elles sont, dans leur ensemble, traversées par cet idéal de liberté et cette méfiance d’un « pouvoir entendu comme la forme instituée (nécessairement injuste) de domination de l’homme par l’homme » [2] On peut alors considérer ces territoires comme autant de tentatives manifestes d’une réappropriation de l’objet de la production vis-à-vis d’acteurs souhaitant en faire un moyen au service d’une économie acquérant son autonomie par rapport au religieux, à l’éthique et au politique [3]. L’objet de la production devient ainsi un support privilégié de valeurs, dernier rempart tangible face à l’effondrement des schémas traditionnels, personnels et empiriques assurant la cohésion sociale. Par ce procédé, l’objet devient alors l’intermédiaire entre l’humain et cette recherche d’un nouvel équilibre ; au risque d’y inverser les rôles comme le souligne Simone Weil dans sa critique d’une vision marxiste de l’histoire, dans laquelle le matériel occupe une place centrale :

[2] Bruce Bégout, De la décence ordinaire, Allia,

2008, p. 85.

[3] Patrick Viveret, Reconsidérer la richesse,

Aube, 2010, p. 25.

« Marx a prétendu “ remettre sur ses pieds ” la dialectique hégélienne, qu’il accusait d’être “ sans dessus dessous ” ; il a substitué la matière à l’esprit comme moteur de l’histoire ; mais

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[4] Simone Weil, Réflexions sur

les causes de la liberté et de l’oppression sociale, Gallimard, Collection Folio / Essais, Paris, 1998 (1955), p. 21.

[5] ibid, p. 88.

par un paradoxe extraordinaire, il a conçu l’histoire, à partir de cette rectification, comme s’il attribuait à la matière ce qui est l’essence même de l’esprit, une perpétuelle aspiration au mieux. Par là il s’accordait d’ailleurs profondément avec le courant général de la pensée capitaliste ; transférer le principe du progrès de l’esprit aux choses, c’est donner une expression philosophique à ce “ renversement du rapport entre le sujet et l’objet ” dans lequel Marx voyait l’essence même du capitalisme. » [4] Dès lors, comment concrétiser cette essence de l’esprit humain si ce n’est par une intermédiation spirituelle (Providence) ou matérielle (Providence marxiste, « la mission historique du Prolétariat » ) ? Par quel nouveau médium pourrait passer cette réappropriation de l’existence, si ce n’est par l’objet de la production ? C’est là où une autre lecture des démarches portées par les acteurs cités en amont nous permet de constater qu’il ne s’agit pas tant d’intégrer cette ascension vers le mieux, cette façon d’avancer vers un idéal que constitue le progrès qu’il soit technique, social ou moral, dans l’objet lui-même, que dans la pratique de l’activité qui l’annonce. Ce que l’on retrouve dans l’invitation de Gandhi à tisser quotidiennement : ce n’est pas tant le résultat du tissage qui compte que la portée du geste en termes d’engagement social et moral. Ainsi, pour Henri David Thoreau, le mouvement Luddite, William Morris, Gandhi, les Castors, les LIP, Enzo Mari ou Richard Stallman, il ne s’agit pas tant de diriger les regards vers une production supposée morale que de faire l’éloge de la posture humaine l’ayant engendrée. Seule démarche pouvant être qualifiée d’authentique et jugée à même de relier le particulier à l’universel dans un mode de connaissance dont émanera « la sagesse commune » [5]. On retrouve une volonté de préserver une forme de travail dont seul le caractère libre assurerait la dignité de celui qui l’exerce. Cet attachement à la défense du « travail libre » qui traverse ces deux derniers siècles par le biais de différentes voix. Simone Weil cite notamment en fervents défenseurs d’une « forme libre de labeur physique » le poète Gœthe ou encore « Rousseau, Shelley et surtout Tolstoï, qui a développé ce thème tout au long de son œuvre avec un accent incomparable ». Ces auteurs relatent notamment la propension de l’industrie à créer du travail non-libre en séparant l’action (le travail) de sa finalité (la liberté) et y voient une menace terrible pour le maintien de son caractère émancipateur.

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Nous retrouverons d’ailleurs cette séparation mortifère exprimée à l’entrée des camps : Arbeit macht frei, ou littéralement « le travail rend libre ». Ici, le travail n’est plus l’expression de la liberté de façon intrinsèque mais la condition d’accès à une liberté reléguée au rang d’un futur hypothétique. Dans Hannah Arendt, Le totalitarisme et le monde contemporain les auteurs [6] abordent cette notion du « travail libre » notamment dans le cas des États-Unis de la fin du XVIIIe siècle. Deux visions s’opposent alors en ce qui concerne la manière dont l’État doit supporter et maintenir l’indépendance économique des individus. D’un côté, se trouve celle des républicains pour lesquels la propriété privée notamment de terre (propriété-ressource [7]) est la condition sine qua non d’un travail authentiquement libre ainsi que de la « concrétisation » des droits à la citoyenneté. Et de l’autre, celle des libéraux pour lesquels le « travail libre » doit s’exprimer de façon contractuelle par le biais du salariat. Assujettissement économique impensable pour les républicains qui y voyaient une manière pour le capitalisme manufacturier, alors naissant, d’instaurer un rapport de force en faveur des « pourvoyeurs de travail » et qui par conséquent « empêcherait l’individu de véritablement jouir de l’indépendance nécessaire pour affirmer sa volonté en tant que citoyen » [8]. Les auteurs poursuivent en soulignant que le « développement des manufactures de grande taille [...] a été combattu par presque tous les grands acteurs politiques durant la première moitié du XIXe siècle. Il menaçait directement, selon eux, l’indépendance économique des petits producteurs (fermiers et artisans) de même que le type de travail et le style de vie correspondant, jugés indispensables à l’exercice d’une citoyenneté pleine et entière. Dans une argumentation où il évoque la pensée d’Aristote, Thomas Jefferson s’était fait le défenseur d’une démocratie de fermiers indépendants en affirmant que “ those who labour in the Earth are the chosen people of God ” car jugés porteurs de la “ genuine virtue ”. » [9]

[6] Hannah Arendt, Le totalitarisme et le

monde contemporain, œuvre collective sous la direction de Daniel Dagenais, Les presses de l’université Laval, 2003 .

[7] ibid, chapitre 9 écrit par Manfred Bis-

choff, « Société de travail et domination totale : l’exemple américain », p. 460.

[8] ibid, p. 457.

[9] ibid, p. 458.

On retrouve aujourd’hui la promotion de cette « économie politique de la citoyenneté » chez des auteurs comme Matthew Crawford. Dans son Éloge du carburateur, il réinterprète la notion de praxis (qui selon Aristote se réfère normalement uniquement à des actions immanentes au sujet telles que la Politique ou l’Éthique) en la conjuguant à des activités relevant de la poiesis (se référant à des productions par nature extérieure à l’individu telles que fabriquer un meuble ou réparer une

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moto). Dès lors si l’on suit le raisonnement de Crawford et sa ré-interprétation de la praxis, la prévention de la concentration des pouvoirs économiques au profit du développement des conditions nécessaires à une indépendance réelle des travailleurs constitue les bases d’un engagement politique et éthique assurant les conditions nécessaires à un épanouissement humain authentique.

[10] Bruce Bégout, De la décence ordinaire,

Considérations morales et méfiance vis-à-vis des conséquences potentielles d’une trop forte concentration des pouvoirs économiques, politiques et culturels qui résonne particulièrement avec l’œuvre d’un auteur comme George Orwell qui s’est, toute sa vie durant, attaché à définir au-delà des processus socio-techniques caractérisant le totalitarisme, ce qui pouvait constituer son inverse, c’est-à-dire une société décente. Vision qui « ne vise pas autre chose que le respect intégral de la vie ordinaire en changeant les structures instituées qui étouffent dans l’œuf son épanouissement ». [10]

Allia, Paris, 2008, p. 87.

Afin d’arriver à ce respect de la « vie ordinaire », Crawford appelle ainsi de ses vœux à une position « républicaine » sur le travail. En effet, nombre de ses propos rappellent les arguments des républicains américains du XVIIIe siècle et notamment leur volonté de développer des conditions économiques susceptibles de garantir avant toute chose l’indépendance des citoyensproducteurs.

[11] Notion qu’il faut différencier de l’industrie

en terme d’outil de production. Le terme de paradigme industriel faisant référence ici à la large diffusion des logiques industrielles telles que l’automatisation ou la recherche d’efficacité dans l’ensemble des sphères de la vie humaine : travail, politique, relations interpersonnel, vie-privé...

Néanmoins, si l’on poursuit ce raisonnement, est-il seulement envisageable d’imaginer aujourd’hui un tel « retour en arrière » chronologique vers ce statu quo ante, période où le paradigme industriel [11] n’était pas encore devenu un phénomène total ? Il se pourrait que les points de blocage ne soient par forcément là où l’on les imagine ni même aussi importants qu’on les imagine. Au travers d’un mélange étrange d’atmosphère d’Angleterre préréformiste et de grève industrielle, l’auteur J.K. Chesterton dans son roman Le Retour de Don Quichotte nous invite ainsi à nous demander : « Qu’est-ce qui vraiment l’en empêche ? D’où vient cette circulation bloquée des rêves et des images au nom de soidisant structures, toujours paralysantes ? » En effet, comment ne pas penser aux images d’Épinal que sont devenues au fil des deux derniers siècles, les notions de progrès technique et de confort moderne tant leur remise en question peut être sujet à de nombreuses crispations ?

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Qu’est-ce qui réellement empêche leur questionnement si ce n’est la peur de regarder ce qui s’est fait et dit avant pour mieux imaginer l’après ? Ivan Illich fait partie de ces penseurs du XXe siècle qui se sont attelés à questionner ces schémas de pensée et d’action, considérés comme acquis et invariablement structurants pour appréhender l’avenir. Dans son ouvrage La Convivialité, il fustige notamment une vision de la société « qui définit le bien comme la satisfaction maximale du plus grand nombre de gens par la plus grande consommation de biens et de services industriels ». Idéal utilitariste qui selon lui « mutile de façon intolérable l’autonomie de la personne » et auquel il serait préférable de substituer une vision qui « définirait le bien par la capacité de chacun de façonner l’image de son propre avenir. » [12] On retrouve ici le distinguo net opéré entre, une forme de liberté qui serait cantonnée à l’expression débridée de l’hybris (ce qu’aborde Simone Weil sous le terme de « caprice »), et une autre qui serait davantage synonyme d’un développement des conditions matérielles propices à l’autodétermination des individus (rejoignant de fait les visions républicaines citées précédemment). Forme de liberté qui ne peut s’exprimer, selon Illich, que dans la mesure « où l’homme contrôle l’outil. » [13] Le caractère libre de l’humain se définit dès lors obligatoirement de façon non pas absolue, comme dans le cas de l’hybris, mais systématiquement relative au degré de maîtrise des outils permettant la concrétisation de son autodétermination. L’accès à cet état de convivialité pour reprendre la notion d’Illich est conditionné par l’existence d’outils eux-mêmes qualifiés de conviviaux. « L’outil est convivial dans la mesure où chacun peut l’utiliser, sans difficulté, aussi souvent ou aussi rarement qu’il le désire, à des fins qu’il détermine lui-même. L’usage que chacun en fait n’empiète pas sur la liberté d’autrui d’en faire autant. Personne n’a besoin d’un diplôme pour avoir le droit de s’en servir ; on peut le prendre ou non. Entre l’homme et le monde, il est conducteur de sens, traducteur d’intentionnalité. » [14] Ainsi, si l’on reprend la thèse exposée par Matthew Crawford dans son Éloge du Carburateur, l’expression d’une liberté véritable passe essentiellement par la praxis [15]. Or, nous précise Ivan Illich dans La Convivialité, cette praxis n’est possible que si l’outil à travers lequel elle s’exprime, est lui-même issu d’une

[12] Ivan Illich, La convivialité, Édition du Seuil,

Paris, 2003 (1973), p. 31.

[13] Dans la notion d’outil Ivan Illich

« englobe tous les instruments raisonnés de l’action humaine, la machine et son mode d’emploi, le code et son opérateur, le pain et les jeux du cirque. (…) Tout objet pris comme moyen d’une fin devient outil. », ibid, p. 45.

[14] ibidem.

[15] Sachant que dans la pensée de Crawford,

la praxis, activité politique et éthique inhérente à l’individu se conjugue à la poesis, qui se réfère aux productions concrètes et exogènes.

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[16] ibid, p. 44.

réflexion allant dans ce sens. C’est-à-dire, l’outil qui « me laisse la plus grande latitude et le plus grand pouvoir de modifier le monde au gré de mon intention ». [16]

[17] ibidem.

À l’inverse tout outil que l’on pourrait qualifier de nonconvivial « me dénie ce pouvoir ; bien plus, à travers lui, un autre que moi détermine ma demande, rétrécit ma marge de contrôle et régit mon sens. » [17] En effet, si Matthew Crawford est en mesure de réaliser sa praxis en réparant des motos, c’est bel et bien uniquement sous conditions que celles-ci le lui permettent. L’existence de motos réparables est la condition non négociable de la possibilité d’exercer son activité. Illich nous rappelle ainsi qu’aucun outil n’est neutre en terme de finalité – d’objet – car il est jusqu’à preuve du contraire systématiquement l’expression d’une intentionnalité humaine ayant concouru à son élaboration. Outil qui, bien que soumis ensuite à des stratégies de détournements si ce n’est physiquement au moins symboliquement, demeure la matrice plus ou moins encline à des formes de réappropriation ultérieures. En l’occurrence si les concepteurs et producteurs de motos suivent la pente amorcée dans la plupart des champs applicatifs des sciences et des techniques, c’est-à-dire une complexification exponentielle des ensembles techniques avec l’introduction toujours plus importante de hautes-technologies ; l’activité de l’atelier de réparation de Matthew Crawford sera peu à peu cantonnée à des modèles relégués au rang d’objet de collection du fait que les motos les plus récentes seront de véritable millefeuilles technologiques (mécanique, numérique, nanométrique) sur lesquelles ils s’avérera de plus en plus délicat, voire tout simplement impossible d’intervenir en tant qu’agent extérieur. Observation que l’on peut d’ores et déjà faire sur les modèles de motos et de voitures actuels dont l’entretien est devenu dépendant de dispositifs numériques qui permettent d’accéder à une batterie de capteurs faisant office de nouvel intermédiaire entre le réparateur et le véhicule.

[18] Une voiture de haute densité techno-

logique n’est pas nécessairement plus performante qu’une voiture plus « sobre », c’est même souvent l’inverse, cette sobriété est bien souvent le vecteur d’une fiabilité accrue. (Voir notamment l’exemple récent de la Logan plébiscitée pour sa robustesse.)

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Ce mouvement de concentration de moyens économiques et techniques, en ce qui concerne l’objet de la production, n’a pas tant pour effet un gain d’efficacité [18] que la poursuite d’une asymétrisation du pouvoir entre producteurs et utilisateurs rendant progressivement impossible toute tentative d’appropriation de l’objet technique par ces derniers.


Ce mouvement d’asymétrisation se poursuit depuis quelques décennies à des sphères autrefois préservées par leur caractère non-artificiel et donc non soumis à une intention humaine préalable à leur existence. Ainsi la diffusion des nanotechnologies permet d’intervenir au cœur de la matière, tandis que les biotechnologies ouvrent l’opportunité de « reprogrammer » l’ensemble du vivant. « Devant nos yeux s’étend un paysage entièrement vierge qui prend forme dans des milliers de laboratoires de biotechnologie publics et privés à travers le monde. [...] Une poignée de multinationales, d’organismes de recherche et de gouvernement pourraient déposer des brevets sur la quasi-totalité des 100 000 gènes de l’homme, ainsi que sur des cellules, des organes et des tissus dont est fait le corps humain. Ces mêmes propriétaires pourraient également détenir des brevets analogues sur des dizaines de milliers de micro-organismes végétaux et animaux, obtenant ainsi un pouvoir sans précédent pour nous imposer, à nous et nos descendants, de nouvelles conditions de vie. » [19] Autrefois réservés à la matière inerte, les enjeux entourant l’objet de la production concernent donc dorénavant l’ensemble du non-vivant et du vivant, dont l’humain, devenu lui-même objet de la production [20].

[19] Jeremy Rifkin, Le siècle biotech, La

Découverte & Syros (format Pocket), Paris, 1998, p. 28.

[20] Cf. La scène devenue culte du film

Bienvenue à Gattaca où l’on voit un couple gêné à l’idée de pouvoir choisir le génotype de leur futur enfant. Andrew Niccol (Réalisateur), (Producteur), 1998, Jersey Films, Etats-Unis, Columbia Pictures, 106 min. __ Voir l’extrait de la scène en question : https:// www.youtube.com/watch?v=FbAznNLaJYM

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CONCLUSION — DE L’OBJET AU SUJET

[1] Hannah Arendt, Condition de l’homme mo-

« Cet homme futur, que les savants produiront, nous disent-ils, en un siècle pas davantage, paraît en proie à la révolte contre l’existence humaine telle qu’elle est donnée, cadeau venu de nulle part (laïquement parlant) et qu’il veut pour ainsi dire échanger contre un ouvrage de ses propres mains. Il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables de faire cet échange, de même qu’il n’y a pas de raison de douter que nous soyons capables à présent de détruire toute vie organique sur terre. La seule question est de savoir si nous souhaitons employer dans ce sens nos nouvelles connaissances scientifiques et techniques, et l’on ne saurait en décider par des méthodes scientifiques. C’est une question politique primordiale que l’on ne peut guère, par conséquent, abandonner aux professionnels de la science ni à ceux de la politique. » [1]

derne, Calmann-Lévy, Paris, 1983 (1958), p. 35.

À travers ces quelques lignes, Hannah Arendt souligne a quel point l’artificialisation du monde doit nécessairement s’accompagner d’une responsabilisation individuelle et collective. En effet l’ensemble des éléments de la vie, du génome à l’atome (sans oublier leur équivalent numérique qu’est le bit), peut dorénavant être le fruit de choix d’origine humaine. Dès lors, il ne s’agit plus tant pour l’humain de se questionner sur sa capacité à modifier son rapport au monde – celle-ci étant devenue quasi-absolue – que d’en questionner les modalités et les finalités. Avec la diffusion vertigineuse de ce pouvoir de choisir, apparaît la question de qui choisit ? Le risque étant comme le souligne la philosophe, que l’exercice et la nature de ce choix ne dépendent que de ceux qui ont concouru à son émergence. Ceci tend à dessiner les contours d’une humanité scindée entre ceux qui fixent les règles et ceux qui en sont tributaires. Se pose alors la question de l’évolution du caractère démocratique de l’objet de la production et in fine de la société dans son ensemble.

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Or cette brève étude du paysage productif contemporain et l’exploration succincte de territoires dissidents m’ont permis d’identifier un rétrécissement sans cesse croissant du couloir dans lequel peut réellement se pratiquer le libre arbitre pour une majeure partie de l’humanité. Rétrécissement inversement proportionnel à l’augmentation de la capacité à contrôler ce couloir par la partie de l’humanité qui conçoit et qui fabrique ce qui dans les sociétés industrielles devient une partie toujours plus importante du quotidien. Asymétrisation du rapport au réel que j’ai pu constater au travers de processus d’externalisation de la production émanant des individus : production d’artefacts, de signes, de données, de valeurs, de tout ce qui constitue in fine la réalisation de l’être. La pensée non exprimée constituant certainement le dernier pré-carré non encore soumis à ce processus d’externalisation. Processus qui se fait au profit d’un phénomène de concentration des pouvoirs entamé avec la généralisation de la division du travail et aujourd’hui accélérée par les TICP (Technologies de l’Information, la Communication et la Production) et NBIC (Nano-bio-info-cogno-technologies). Ainsi, malgré une colossale augmentation des capacités d’expression de chacun grâce notamment à ces mêmes TICP on s’aperçoit rapidement que la répartition de ces nouvelles capacités d’expression reste largement à l’avantage des acteurs à l’origine de ces poussées techniques. Malgré des effets de réseaux réels et des mises en capacité non négligeables en faveur des utilisateurs, les entreprises fournissant ces services restent maîtres du degré de liberté accordé ainsi que de leur contenu. De fait, on observe un phénomène de captation des expressions individuelles et de concentration industrielle tout aussi important sinon plus encore que celui à l’œuvre au sein du paysage industriel du XXe siècle, puisqu’il concerne

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dorénavant la quasi-totalité des productions humaines. En effet, ce n’est plus seulement la force de travail qui se retrouve captée mais l’ensemble des unités, gènes, atomes, bits, qui véhiculent l’expression de l’être. C’est le constat que faisait dès la fin du XIXe siècle William Morris à la vue de ce qui constituait alors les prémices de la civilisation industrielle.

[2] William Morris, L’âge de l’ersatz et autres

textes contre la civilisation moderne, éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 1996 (Recueil de conférences données entre 1877 et 1894), p. 66.

[3] Ivan Illich, La Convivialité, Éditions du Seuil,

2003 (1973), p. 44. [4] « On rencontre aujourd’hui des culti-

vateurs, des horticulteurs, des producteurs de fruits, adeptes de la culture intensive, et des industriels de l’alimentation, à qui il ne viendrait jamais à l’idée de consommer le moindre de leurs propres produits. « Heureusement, disent-ils, nous avons assez d’argent pour pouvoir nous permettre d’acheter des produits qui sont le résultat d’une croissance naturelle, sans l’aide de poisons. » Quand on leur demande pourquoi eux-mêmes n’adhèrent pas aux méthodes de l’agriculture biologique et pourquoi ils n’évitent pas l’emploi de substances toxiques, ils répondent que c’est un luxe qu’ils ne peuvent pas se permettre. Ce que l’homme-producteur et ce que l’hommeconsommateur peuvent se permettre sont deux choses bien différentes. Mais, puisque les deux sont un seul et même homme, la question de savoir ce que l’homme – ou la société – peut réellement se permettre fait naître une confusion sans bornes. » E. F. Schumacher, Small is Beautiful. Une société à la mesure de l’homme, Contretemps / Le Seuil, 1978, p. 107.

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« En réalité, il me semble qu’on pourrait définir la civilisation comme un système organisé de façon à réserver à une minorité privilégiée l’exercice par procuration des facultés humaines. » [2] Et pour cause, il semble qu’en ce début de XXIe siècle, le fait d’être ne soit plus un fait acquis mais tend à devenir le résultat d’une démarche individuelle active de conscientisation vis-à-vis de son environnement matériel et immatériel ainsi que des stratégies à mettre en place pour être en mesure de se le réapproprier, si ce n’est dans sa globalité, au moins partiellement (et si ce n’est matériellement au moins conceptuellement). Dans un tel contexte, Ivan Illich souligne le rôle crucial qu’occupe selon lui l’outil en tant qu’intermédiaire privilégié entre l’humain et son milieu et sur la manière dont l’un influence l’autre : « Lorsque j’agis en tant qu’homme, je me sers d’outils. Suivant que je le maîtrise ou qu’il me domine, l’outil me relie ou me lie au corps social. Pour autant que je maîtrise l’outil, je charge le monde de mon sens ; pour autant que l’outil me domine, sa structure me façonne et informe la représentation que j’ai de moi-même. » [3]. C’est dans l’idée de résister à des velléités de contrôle de l’humain par une confiscation progressive de son degré de maîtrise de l’outil que des stratégies de désamorçage ont peu à peu été développées en marge d’un courant dominant ayant tendance à privilégier les intérêts du concepteur-producteur à celui de l’utilisateur-consommateur. Sachant que paradoxalement les deux sont la même personne, ces stratégies de désamorçage ont surtout vocation à limiter un phénomène d’auto-spoliation des individus [4]. Dès lors ces différentes stratégies se présentent comme autant de tentatives de rééquilibrage de la relation de l’humain vis-à-vis de l’outil et in fine vis-à-vis de lui-même. Il s’agit d’inviter l’humain à de nouveau se respecter, en sortant l’objet de la production de logiques d’échange pour le re-basculer dans des logiques d’usage afin de réconcilier l’« hommeproducteur » et l’« homme-consommateur ».


Réconciliation qui peut se matérialiser au niveau de l’objet de plusieurs manières. D’abord, en faisant en sorte que celui-ci soit conçu afin de pouvoir être facilement réparé et assurer la diffusion du savoir qui rend possible sa réparation sans aptitude technique poussée ou alors facile d’accès. Ensuite, en diminuant les besoins de l’objet en énergie extérieure (c’est à dire l’apport en énergie d’origine nonhumaine). La recherche d’efficacité par l’utilisation d’énergie extérieure à l’individu ne doit pas être un argument pour justifier une stratégie de mise en dépendance de l’utilisateur volontaire ou non de la part du concepteur. On peut dans ce cas parler de sobriété technique volontaire, en privilégiant au maximum le recours à l’énergie humaine dans le scénario d’usage de l’objet. Par ailleurs, en favorisant une forme de conception nonfinie, c’est-à-dire ouverte à des modifications ou améliorations ultérieures, qui facilite ainsi l’appropriation par chacun et augmente la durabilité de l’objet. Enfin, en privilégiant un scénario de production et une forme juridique qui facilitent l’appropriation et la reproduction de l’objet par un tiers afin de court-circuiter dès le départ toute possibilité de monopolisation de la valeur produite. Autant de points pour lesquels les figures expertes de la production apparues avec l’ère industrielle détiennent de fait une part de responsabilité directe. Il y a quarante ans, Viktor Papanek dressait d’ailleurs un portrait acide de l’une de ces figures qui, à la suite de la dynamique de concentration accompagnant l’industrialisation de masse, se retrouva membre d’une sorte d’oligarchie, cet infime pourcentage d’humains qui détiennent encore la possibilité de vivre en s’adonnant à un travail créateur et productif « qui exige à la fois la contribution de ses mains et celle de son cerveau. » (E.F. Schumacher) Ce portrait, c’est celui « d’un designer coupable et irresponsable qui conforme, performe, déforme et désinforme, alors qu’il devrait informer, réformer et donner forme» ». Il continue en affirmant : « Oui, le designer doit être conscient de sa responsabilité sociale et morale. Le design, en effet, est l’outil le plus efficace que l’homme ait jamais eu pour modeler ses produits, son environnement et, par extension, sa propre personnalité.

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[5] Victor Papanek, « Huile de serpent et tha-

lidomide : Les loisirs de masse et les marottes en toc de la société d’abondance », Stockholm, Mijön och Miljonerra, Albert Bouniers Förlag, 1970 et en français : Design pour un monde réel — Écologie humaine et changement social, Paris, Mercure de France, 1974, p. 124-129. Cité par Alexandra Midal dans Design : Introduction à l’histoire d’une discipline, Pocket, 2009, p.196.

Ainsi armé, le designer doit analyser le passé tout comme les conséquences prévisibles de ses actes. La tâche est beaucoup plus ardue lorsque toute la vie du designer a été conditionnée par un système tourné vers le marché et axé sur le profit, tel celui des États-Unis. Il est difficile de réussir à se dégager complètement de valeurs aussi habilement manipulées. » [5] Le designer doit indubitablement prendre acte de la portée de son activité quotidienne et des champs dans lesquels elle se développe et s’applique. Au risque, dans le cas contraire, de vivre dans le déni de la réalité qui l’entoure. Néanmoins, lui réserver l’entière responsabilité de l’usage d’un outil aussi puissant que le design, c’est-à-dire l’art de concevoir à dessein en ayant vocation à toucher les masses, serait, me semble-t-il, complètement surestimer la place accordée au designer dans l’industrie et surtout se fourvoyer largement sur les acteurs qui dessinent réellement l’objet de la production. De plus, un tel argument pourrait être entendu dans la mesure où la valeur d’usage prédominerait sur la valeur d’échange et si le designer avait un quelconque poids décisionnel. Or, comme aimait le souligner Raymond Loewy : « La plus belle courbe, c’est celle des ventes ! » et dans ce contexte où la valeur d’échange prime, l’intention du designer doit s’y conformer bon gré mal gré. Dans un tel environnement il semble donc intéressant, si ce n’est vital, de se demander non pas comment accorder plus de responsabilité au designer, mais surtout comment mutualiser les responsabilités vis-à-vis d’outils aussi puissants que le design, les sciences et la technique ? Ce qui constituerait le préalable nécessaire à une réelle pratique démocratique d’une politique du quotidien. Ainsi, il apparaît comme déterminant de se poser sans cesse, à son échelle, la question de comment est orienté l’objet de la production, à quelles fins et avec quelles conséquences ? Développement et élargissement de la conscience qui est dans ce cas l’affaire de chacun, qu’il soit créateur, producteur ou « simple » utilisateur ; sans quoi la prolifération d’une indifférence généralisée à l’égard de l’objet de la production continuera de faire le lit d’un mal aussi destructeur que banal. Dès lors, se pose la question suivante, avons-nous envie d’aborder notre environnement avec davantage de réflexivité ? Sommesnous prêts à oser savoir ?

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RESSOURCES

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FILMOGRAPHIE

ÉMISSIONS DE RADIO

Jennifer BAICHWAL (Réalisatrice et productruce), Nick de Pencier Daniel Iron (Producteurs), Zeitgeist Films (Distribution), Manufactured Landscapes, Canada, 2006, 90 min.

PLACE DE LA TOILE, Discussion avec Evgeny Morozov : pour en finir avec la Silicon Valley, animé par Xavier de la Porte. Diffusé sur France Culture, 25 janvier 2014, 18h10, 49 min. http://www.franceculture.fr/emission-place-dela-toile-discussion-avec-evgeny-morozov-pour-enfinir-avec-la-silicon-valley-2014-

Cosima DANNORITZER (Réalisateur), Article Z, Media 3.14, Arte France (Producteurs), Prêt-àjeter, France, 2010, 75 min. Jacqueline FARMER et Sylvie Randonneix (Réalisatrice), Nord ouest documentaire (Producteur), Couchorama, Paris, 2012, Arte G.E.I.E, 53 min. David FINCHER (Réalisateur), Ross Grayson Bell & Art Linson (Producteurs), Fight Club, États-Unis, 1999, 20th Century Fox (Distributeur), 139 min. Ron FRICKE (Réalisateur), Mark Magidson (Producteur), Samsara, Oscilloscope Laboratories (Distributeur), Etats-Unis, 2011, 99 min. Jorge FURTADO (Réalisateur), Nora Goulart et Monica Schmiedt (Producteurs), Ilha das Flores (L’Ile aux fleurs), Brésil, 1989, 12 min. Karin de MIGUEL WESSENDORF (Réalisatrice), Moins c’est mieux - Limiter la croissance pour une vie meilleure, Allemagne, 2013, Arte, 52 min. Andrew NICCOL (Réalisateur), Danny DeVito, Michael Shamberg & Stacy (Producteurs), Bienvenue à Gattaca, États-Unis, 1998, Columbia Pictures (Distributeur), 106 min. Christian ROUAUD (Réalisateur), Richard Copans (Producteur), Les LIP, l’imagination au pouvoir, Pierre Grise Distribution (Distributeur), France, 2007, 118 min.

PLACE DE LA TOILE, Politique du logiciel libre, animé par Xavier de la Porte. Diffusé sur France Culture, 28 décembre 2012, 18h10, 49 min. http://www.franceculture.fr/emission-place-de-latoile-politique-du-logiciel-libre-2013-12-28 LES NOUVEAUX CHEMINS DE LA CONNAISSANCE, Objets trouvés (3/4) : la boîte à outils de Gilbert Simondon, animé par Adèle Van Reeth, entretien avec Vincent Bontems. Diffusé sur France Culture, 17 avril 2013, 10h00, 58 min.

CONFÉRENCES

Justin PICKARD, Noise and Speed : Loose Brakes and Failing Filters, conférence tenue dans le cadre du Lift 13, Genève, 8 février 2013. http://new.livestream.com/liftconference/lift2013/ videos/11115339 Richard STALLMAN, Pourquoi le logiciel libre est plus important que jamais, Cité des sciences et de l’industrie, Paris, 26 janvier 2014. Joahn SÖDERBERG, Camille BOSQUÉ, Clément MOREAU, Imprimante 3D et production décentralisée – vers « l’usine à domicile » ?, réalisé dans le cadre des « Entretiens du nouveau monde industriel » de 2013 ayant pour thème : « Le nouvel âge de l’automatisation – Algorithmes, données, individuations. » Centre Pompidou, Paris, 16 décembre 2013. http://enmi-conf.org/wp/enmi13/ 145


ICONOGRAPHIE

Fig. 1, p.18-19 _ Macbook Pro retina 13’’ teardown, © iFixit, 2013. https://d3nevzfk7ii3be.cloudfront.net/igi/ pFQhlHe4snFvJwZF.huge Fig. 2, p.24-25 _ Manufacturing #18, Cankun Factory, Zhangzhou, Province de Fujan, Chine. Extrait du documentaire Manufactured Landscapes. © Edward Burtynsky, 2006. Fig. 3, p.28-29 _ Illustration personnelle, Point de vu, feutre noir sur papier, 2014. Fig. 4, p. 34 _ Closed modular systems, openstructures. net, © Thomas Lommée, 2014. http://openstructures.net/block_images/0000/0188/ closed2.jpg?1250534404 Fig. 5, p. 35 _ Open modular systems, openstructures.net, © Thomas Lommée, 2014. http://openstructures.net/block_images/0000/0182/ OS.jpg?1250534404 Fig. 6, p. 50 _ Usine Tesla Motors, capture d’écran extraite de la vidéo : “Tesla Motors Part 1: Behind the Scenes of How the Tesla Model S”, © Wired, 2013. https://www.youtube.com/watch?v=8_lfxPI5ObM Fig. 7, p. 51 _ Photographie d’une manifestation pour un revenu de base à Berne, Suisse, © Stefan Bohrer, 2013. http://www.generation-grundeinkommen.ch Fig. 8, p. 58 _ Samsara, captures d’écran extrait de la vidéo Samsara food sequence publié sur la plate-forme Vimeo en 2011, © Ron Fricke. Fig. 9, p. 59 _ Fight Club, capture d’écran extrait du long-métrage, édition DVD, © David Fincher, 1999. Fig. 10, p. 66 _ Torche de la liberté, New-York, © Inconnu, 1929.

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Fig. 11, p. 67 _ Chiffre d’affaire de Google et Facebook pour l’année 2013, infogramme réalisé sur la base de données trouvées sur le site d’information zdnet.fr, 2014. http://www.zdnet.fr/actualites/google-pres-de-13-milliards-de-dollars-de-benefice-net-sur-2013-39797518. htm Fig. 12, p. 72 _ Usine Flextronics via Street View, Austin, Texas, © Google Inc, 2014. https://maps.google.com/maps?cbp=12,100.32,,0,14.04&layer=c&panoid=9dypBY5dbCsAAAQIuB NvwA&cbll=32.983101,-97.241939&dg=opt&ie= UTF8&ll=32.983101,-97.241939&spn=0.351921,0.635147&t=m&z=11&source=embed&output=classi c&dg=opt Fig. 13, p. 73 _ Capture d’écran du film publicitaire Moto X Designed by you, © Google Inc., 2014. http://www.youtube.com/watch?v=XPM0HZYEmac Fig. 14, p. 80 _ Person of the Year, Time, semaine du 25 décembre 2006 - 1er janvier 2007, © Arthur Hochstein with photographs by Spencer Jones Glasshouse. http://content.time.com/time/covers/0,16641,20061225,00.html Fig. 15, p. 81 _ Photo d’Emmanuel Gilloz présentant son imprimante 3D pliable : la Foldarap, © Ophelia Noor, 2013. http://hypotheses.org/57646 Fig. 16, p. 86-87 _ Illustration personnelle, Sur le fil, feutre noir sur papier, 2014. Fig. 17, p. 101 _ Anthony Levandowsky, visuel extrait d’un tract diffusé par le groupe d’action citoyen The Counterforce, © Counterforce, 2014. https://www.indybay.org/uploads/2014/01/21/ streetview_flierforreading.pdf Fig. 18, p. 102-103 _ Ferme Tournesol, Saint-Paul les Monestiers, 2012.


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Typographies Din Next LT Pro Garamond Premier Pro Museo Sans Verlag

Conception Écriture via LibreOffice. Mise en page via Adobe InDesign CS4. Le tout réalisé sur un MacBook Pro 15“ mi-2009.

Impression Imprimé sur papier Cyclus, 100% recyclé, 110 grammes. Couverture réalisée en papier KeayKolour, 100% recyclé, 300 grammes. Impression réalisée par l’imprimerie Trèfle, Paris.

Licence Ce mémoire est édité sous licence CC BY-NC-SA, Cette licence signifie que vous pouvez remixer, arranger et surtout partager ce document à des fins non commerciales tant que vous me créditer et que les nouvelles œuvres sont diffusées selon les mêmes conditions.




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