FAIRE AVEC
MÉMOIRE DE FIN D’ÉTUDES FANNY VINCENT SOUS LA DIRRECTION DE ODILE VINCENT ENSCI — LES ATELIERS JUILLET 2011
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SOMMAIRE
PROLOGUE LE CHEMIN DE L’OBJET INTERLUDE • SOUFFLETS INTRODUCTION • L’OBJET DU CHEMIN
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FAUT-IL SAVOIR POUR FAIRE OU FAIRE POUR SAVOIR ? DU FROMAGER AU DESIGNER UN ENGAGEMENT IDÉOLOGIQUE APPRENTISSAGE ET EXPÉRIENCE MARQUES ET TRAVAIL(LEURS)
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FAUT-IL IMAGINER POUR FAIRE OU FAIRE POUR IMAGINER ? CUISINONS DU JEU DANS LES ORDRES ÉTABLIS
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CONCLUSION LES MOYENS JUSTIFIENT LA FIN
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BIBLIOGRAPHIE ET ICONOGRAPHIE
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REMERCIEMENTS
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PROLOGUE
LE CHEMIN DE L’OBJET
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AU DÉPART IL M’A SEMBLÉ QUE L’OBJET ÉTAIT UN PRÉTEXTE. JE M’EXPLIQUE.
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PROLOGUE
Faire est ce qui m’intéresse. Chercher, essayer, comprendre, analyser ce qui est mis en place, tenter d’en tirer des conclusions, revoir toujours ce qui était prévu, accepter que le resultat ne soit que rarement fidèle à ce qui avait été imaginé, remettre en cause ce qui est ainsi établi, manipuler, dialoguer avec ce qui est entrepris, etc. Le projet, considéré dans la pratique du designer, est pour moi ce qui mène à l’objet fini. Il incarne un processus, un cheminement. Je m’intéresse rarement à l’objet lui-même, je tire peu de satisfaction, au bout de la chaîne, de la chose conçue. Ce qui, en outre, me semble primordial est le chemin parcouru, celui qui mène à l’objet. Au risque de n’être pas toujours en dehors des lieux communs, je vais tenter d’en faire une rapide description. Le chemin semble se découper selon plusieurs étapes. En premier lieu il faut une carte, un terrain. On ne part pas chercher de l’or sans définir un tant soit peu le terrain d’exploration, le champ des possibles. Ce terrain peut être élu de diverses manières. On peut vous demander de chercher à tel endroit, ce qui signifie que vous vous concentrez sur le lieu élu pour vous. Dans ce cas, vous travaillez pour quelqu’un, répondant à ce que l’on appelle, dans le métier, des commandes. De même, il peut s’agir d’appels à projet ou des directives données par le designer “chef” de l’agence dans laquelle vous travaillez. Aussi, et selon une démarche différente, vous pouvez décider par vous-même du terrain. Pour cela, vous définissez les terres que vous souhaitez explorer, en d’autres mots, vous êtes indépendant (ou freelance qui fonctionne mieux avec le mot design). Ces considérations sont assez rapides, en effet de nombreux designers ayant le statut d’indépendant travaillent pour des clients, missions, concours et autres commandes. Il n’est pas si courant de travailler selon ce qui semble être un “idéal” d’indépendance absolue (bien que la notion d’idéal soit fortement subjective). Aussi, et là nous nous permettrons d’amener une mesure quelque peu provocatrice mais néanmoins lucide, il se peut que vous ayez faim, ou bien une famille à nourrir, et que cette contrainte non négligeable vous conduise à ne pas jouir du luxe de choisir le terrain que vous souhaitez explorer et, par conséquent, à accepter tout type de projet, qu’il vous séduise ou non, qu’il soit louable ou non (selon les critères idéologiques qui sont les vôtres). Dans les deux premiers cas évoqués ci-dessus, soi
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reste au centre : dans le premier vous êtes choisi pour faire ce travail et dans le second vous en décidez par vous-même. C’est ici qu’entre en jeu, pour la première fois, ce que l’on définira comme mémoire. Cette mémoire, pourrait contenir des notions comme l’héritage, les valeurs, la culture, etc. Après avoir défini ce terrain, avec plus ou moins de facilité et de légèreté selon les cas (les enjeux ne semblent pas les mêmes si vous réfléchissez à l’accès au train des personnes à mobilité réduite ou si vous dessinez une lampe…), il faut chercher. Que l’on vous ait demandé de chercher en un lieu précis ou que vous ayez élu vous-même le terrain, entre en jeu votre méthode. Votre “manière”. D’où vient cette manière, cette méthode, qu’il est courant de nommer personnelle ? La réponse à cette question n’est pas évidente. On se contentera pour l’instant d’émettre l’hypothèse qu’il s’agit d’un mélange équilibré du trio héritage/mémoire/valeurs associé à l’expérience acquise dans l’exercice de votre métier. Il semble qu’il y ait autant de chercheurs que d’individus, il est difficile de les décrire ou de les classer selon des catégories. Donnons quelques exemples de démarches : certains ont une imagination technique, d’autres une imagination formelle, d’autres encore sont dotés d’une imagination systémique, etc. L’entrée dans la recherche semble être axée selon ces affinités. Ceci ne veut pas dire, cependant, que le praticien formaliste ne soit pas intéressé aussi par l’aspect technique ou systémique du projet. Il se doit d’être transversal : une sorte de généraliste. Il ne serait pas raisonnable, en effet, qu’il omette de réfléchir à la résistance technique des matériaux qu’il doit employer (ceci est un exemple, nous aurions pu en citer de nombreux autres). Cette recherche se cristallise à un moment qui n’est pas toujours défini par un impératif. Il se peut que, si vous travaillez pour une autre personne que vous-même, l’on vous demande de cristalliser la recherche à un moment donné (le temps c’est de l’argent). Mais il se peut aussi que ce moment se détermine seul, une sorte de prise au cours du processus de recherche. Cela peut prendre la forme d’un événement. En empruntant l’expression au photographe Henri Cartier-Bresson, nous pouvons qualifier cette prise d’instant décisif. L’émotion de la découverte aidant, cet instant décisif peut
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PROLOGUE
revêtir l’apparence d’une “révélation”. Cette cristallisation donne naissance à une chose qu’il est courant de nommer, dans la pratique du design, un objet (ce peut aussi être un service, un système et bien d’autres choses encore). Cet objet est un aboutissement, un résultat possible de la recherche. Insister sur le mot possible permet de signifier que l’objet est, en quelque sorte, une illustration de la recherche. Son statut est complexe. Il est à la fois la preuve du processus (sa synthèse matérielle) mais il est aussi le faire-valoir de la recherche (la part visible du questionnement, son support communicable). L’objet, en somme, permet de prolonger la recherche au-delà de celui qui a cherché. Il semble incarner la recherche qui, seule, ne peut se confronter à aucun contexte si ce n’est celui, restreint, de l’intimité du laboratoire. L’objet est vous, car il est le fruit d’intérêts qui sont les vôtres, du trio héritage/mémoire/valeurs ainsi que du travail de recherche axé selon votre méthode. Cependant, en tant qu’objet, il possède une certaine autonomie vis-à-vis de son concepteur, ce qui lui permet de s’inscrire dans un contexte. Cela signifie qu’il doit fonctionner avec d’autres objets, pour d’autres personnes que celui qui le conçoit. Et c’est ici que votre recherche semble acquérir sa légitimité. Car si l’objet fonctionne sans vous, sans explicitation de la recherche qui a mené à lui, il semble avoir une place. S’il a sa place avec d’autres objets, dans un contexte culturel, social et économique, qu’il a du sens pour d’autres personnes, cela semble signifier que la recherche est légitime, qu’elle a une raison d’être. En poussant cette idée, on pourait même dire que si le questionnement initial existe (celui qui a donné naissance à la recherche, en se matérialisant par elle), il est légitime car il est une synthèse possible, le signifiant d’un croisement de faits, qu’exprime un individu. Cet individu propose une traduction, par un questionnement, des signes que lui envoie le monde dans lequel il s’inscrit. Mais en somme, ceci ne vous appartient plus : devenant autonome, l’objet véhicule des signes qui seront perçus tels que vous les avez conçus, ou modifiés, déformés et enrichis par ceux qui les liront. C’est ainsi qu’il prend part au monde, par l’interaction de sa charge signifiante avec des hommes et des femmes, qui portent en eux-mêmes une histoire propre. Cette description du chemin de l’objet, taillée à la hache dans la masse aux contours flous de ce qu’est être praticien du design
LE CHEMIN DE L’OBJET
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aujourd’hui, n’a d’autre prétention que d’être un témoignage d’une perception brute. Perception de la présence paradoxale mais néamoins nécessaire d’un cadre, donné par une école qui a la lourde tâche d’enseigner cette pratique dont les contours sont difficilement saisissables. Ce cadre constitue alors un héritage enseigné, dans lequel chaque étudiant voyage, s’enrichit, tire profit, questionne et braconne parfois pour (se) construire. Le dessein de l’école est alors de permettre à chacun, par ce cheminement au sein du cadre, de déterminer les contours de la pratique qui lui sera propre.
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PROLOGUE
INTERLUDE • SOUFFLETS
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SOUFFLET n.m. (de souffler). 1. Instrument qui sert à souffler de l’air, à produire du vent pour ranimer le feu. 2. Partie pliante d’une chambre photographique, d’un accordéon. 5. CH. DE F. Couloir flexible de communication entre deux voitures de voyageurs. 6. COUT. Morceau de tissu cousu dans une couture ou intercalé entre une poche plaquée et le vêtement de façon à donner de l’ampleur.
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PROLOGUE
Le soufflet est un instrument destiné à produire du vent en vue de ranimer un feu. Présent dans l’atelier du forgeron, allié indispensable pour tenir le foyer à haute température, on le retrouve aussi dans l’univers domestique. Il se compose de quatre éléments principaux. En premier lieu nous retrouvons le bec, appelé la tuyère, élément indispensable à la circulation de l’air dans le sens de l’expiration. Nous retrouvons ensuite un élément qui sera présent en double dans l’objet, sortes d’“écraseurs” nommés flasques. Les flasques sont munies de poignées, que l’on nomme manches ou queues. Ces dernières sont soit taillées dans la masse du matériau qui compose les flasques, soit assemblées sur la surface comme éléments indépendants. L’une des flasques est munie d’une soupape, ou âme, s’ouvrant de dehors en dedans, amenant l’air qui est expulsé à travers la tuyère. Le dernier élément composant le soufflet dote l’instrument de ses qualités mécaniques. Cet élément est lui-même nommé soufflet. Il s’agit d’un élément pliant, qui se déploie et permet de passer de la phase d’inspiration à la phase d’expiration de l’air. En le déployant, on augmente le volume intérieur de l’instrument. Il peut être fabriqué en cuir ou en tissu, si ce dernier est suffisamment étanche pour ne pas laisser s’échapper l’air. Le soufflet relie les deux flasques entre elles, venant fermer le dispositif en direction de la tuyère et créant ainsi un volume qui sera alternativement plein et vide d’air. Il se déploie pour l’aspiration et se replie pour l’évacuation de l’air. Pour faire fonctionner l’objet, l’usager prend en main les manches des deux flasques. Dans un mouvement d’écartement, le soufflet qui se trouvait comprimé entre les deux surfaces se remplit d’air. Il s’agit ensuite d’écraser cet air prisonnier du soufflet en rapprochant les deux flasques entre elles. Ce mouvement permet l’expiration de l’air par la tuyère. Évoluant en fonction des usages, des formes et des techniques employées pour sa mise en œuvre, l’instrument soufflet sera tantôt robuste et de facture simple dans l’atelier du forgeron qui en privilégie la fonctionnalité et l’efficacité, tantôt orné, doré, sculpté, façonné dans des matières nobles pour satisfaire les usagers dans leur univers domestique. Sa forme évolua parallèlement à celle des foyers : le rendement des cheminées augmentant, celles-ci diminuent de volume. Les soufflets évoluent parallèlement, en devenant plus fonctionnels que décoratifs. L’étude de cet objet pourrait prendre part à une recherche anthropologique visant à mettre en lumière les rapports
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de l’homme au foyer, homme qui n’a jamais cessé de chercher des réponses au besoin primaire de se chauffer. Une telle étude pourrait être un outil de travail précieux pour un designer doté d’un intérêt pour l’usage et qui concentrerait son énergie à répondre au mieux au besoin de se chauffer. Prenant le problème sous un autre angle, nous nous concentrerons plutôt ici sur le dispositif technique qui permet le fonctionnement du soufflet : la pièce en cuir nommée elle-même soufflet. Car, nous le rappelons, l’instrument destiné à souffler de l’air a donné son nom au dispositif qui lui permet de fonctionner. Indispensable au bon fonctionnement de l’instrument soufflet, on retrouve ce dispositif dans de nombreuses autres applications. Le principe de base d’un soufflet est relativement simple, mais il peut se complexifier selon l’usage que l’on souhaite en faire. Nous le retrouvons dans différents types d’objets : chambres photographiques, instruments de musique tels que l’accordéon, l’orgue ou diverses cornemuses, moyens de transport tels que les bus ou les rames de métro, vêtements, valises et autres bagages, éléments de protection en machinerie (pour des machines agricoles, engins de travaux publics, construction mécanique, manutention, électrotechnique, équipement médical, vérins hydrauliques et pneumatiques), etc. Qu’il s’agisse d’une application où le soufflet est un élément mécanique ou d’une application où il devient élément protecteur d’un autre élément mécanique, il est toujours employé pour son potentiel de changement d’état. Employé pour la chambre photographique, le soufflet prend la forme d’un tube extensible qui se place entre l’objectif et le boîtier, il permet de diminuer la distance de mise au point minimale pour un objectif donné. Dans le cas des instruments de musique à vent, l’usage qui en est fait est semblable à celui de l’instrument soufflet. Il permet la circulation de l’air indispensable, dans ce cas-là, à la production d’un son. En actionnant son instrument grâce au potentiel de changement d’état du soufflet, l’accordéoniste produit un vent variable qui vient exciter des anches libres. Ces dernières entrent alors en vibration, afin de produire un son audible. Dans le cas des transports, nous retrouvons l’exemple des bus à soufflet. Le soufflet permet d’assembler deux bus de taille égale, augmentant ainsi le rendement du service de transport. Ici, le soufflet est indispensable à la mobilité de ces bus de grande taille qui, sans cette aide mécanique en leur milieu, ne peuvent circuler et tourner aux coins de rues.
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PROLOGUE
Un soufflet est une chose simple, géométriquement simple. Ceci n’est cependant pas toujours vrai. Il peut être la résultante d’un pliage, c’est le cas des soufflets d’accordéon fabriqués en carton ou bien des chambres photographiques. Dans ce cas, la réalisation se fait selon un patron qui détermine le type de pliage et la forme finale du soufflet. Les soufflets que l’on retrouve en machinerie sont plus souvent fabriqués selon des procédés de moulages industriels. Utilisé pour son étanchéité, l’E.P.D.M. (sorte de caoutchouc synthétique) est le matériau de nombreux soufflets de protection. Ces soufflets de protection sont fabriqués par injection, technique de mise en œuvre relativement complexe. Le but ici n’est pas de faire une liste exhaustive des diverses applications et modes de fabrication du soufflet. Ces quelques exemples permettent simplement de constater que le soufflet est doté d’un potentiel riche en ce qui concerne la variabilité, le mouvement, le changement d’état ou de situations, etc. Qu’il soit fabriqué en cuir, en tissu, en caoutchouc, en carton ou dans un autre matériau, il répond toujours aux besoins de changement situationnel et de changement d’état des dispositifs pour lesquels il est employé. Cette bavarde description du soufflet, tantôt ancrée dans le contexte d’une évolution historique, tantôt comme élément technique, est vouée à être ici le support d’un constat tout autre. Il s’agit, en réalité, de faire la démonstration d’une habitude que j’ai acquise dans le travail du projet : celle du décorticage. Cette habitude du décorticage me permet d’introduire ce qui semble être devenu ma méthode. Retour sur ce qui m’y a conduite. Au début de la période qui m’était donnée pour écrire le mémoire, je me suis interrogée sur la relation existante entre un savoir-faire technique et un acte de création. Un tel intérêt trouve sa source dans une succession d’expériences vécues à l’école au cours de ma scolarité. Fraîchement débarquée dans une école de création industrielle, j’intègre un atelier de projet intitulé “Le sens des formes utiles”. Vaste programme. Candide des formes et des concepts, je m’intéresse alors au sujet qui m’est proposé avec entrain et curiosité. J’avance à tâtons dans ce projet, me rattachant à des outils qui semblent à ma portée : j’ouvre ma réflexion par une phase d’analyse. Cette analyse me permet de poser mes intentions sur des constats relevés sur le terrain.
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J’adopte ainsi cette démarche où la notion d’usage est le guide, et où il s’agit de répondre aux besoins concrets des usagers. Mes intentions se précisant, vient le moment où je dois leur donner forme. On me dit qu’il faut que je dessine. Dessiner, tracer des courbes, faire un plan, une coupe, penser le volume. Je ne comprends pas. Je ne parviens pas à dessiner ce qui devrait donner forme à mon projet, ce qui lui permettrait d’exister. Ce qui me pose problème, c’est que je n’ai aucune prise dans le projet qui me permette de définir tel ou tel style, tel ou tel registre formel. Je ne sais pas. Tout ceci me semble fort arbitraire. Des questions apparaissent alors : comment décider de ces points ? où se place ma légitimité d’en décider ? Lors d’un second projet d’étude réalisé à l’école dans le cadre d’un partenariat avec la maison Hermès, il est demandé aux étudiants de concevoir un Objet voyageur. La demande de la maison Hermès n’est pas extrêmement précise, il s’agit d’ouvrir des possibles. Je m’intéresse au besoin de changement de volume d’un bagage, besoin évoluant en fonction des durées et des types de voyages effectués par un usager. En effet, l’on n’emportera pas les mêmes affaires pour un week-end à Deauville ou pour un trek de trois semaines au Népal. L’intérêt est donc de proposer un bagage à volume variable. Ici encore je m’intéresse aux usages, et ce à travers divers scénarios d’usages. Cependant je suis interpellée par les soufflets en cuir des chambres photographiques d’appareils anciens. Ces soufflets m’évoquent l’univers de la maroquinerie de luxe de Hermès. Les matériaux employés et la qualité de leur mise en œuvre technique en sont la cause. Je me penche alors plus en détail sur le principe du soufflet, je décortique le dispositif technique qui lui permet de se déployer. La démarche de recherche que je mets en place à ce moment-là est encore teintée des mêmes difficultés rencontrées lors de ma première expérience. Je commence à penser le projet rationnellement en utilisant le principe du soufflet de manière binaire. Plié, déplié. Les maquettes de bagages que je produis sont de simples surfaces qui se déploient dans leur hauteur. Malgré la demande ouverte du partenaire, certaines données ne sont pas négligeables. En effet, Hermès est une marque emblématique du luxe français, dont le prestige et la renommée se sont construits au fil du temps sur un savoir-faire exemplaire de travail et de mise en œuvre technique du cuir. Investissant l’univers du voyage, depuis ses
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PROLOGUE
premiers objets dédiés au déplacement à cheval jusqu’à aujourd’hui dans la maroquinerie, les artisans de la maison mettent en forme le cuir notamment grâce au célèbre point sellier. Ce savoir-faire traditionnel a construit l’identité de la marque, tant dans la communication de cette dernière que dans les choix formels de mise en forme des matériaux. Travaillant pour une marque à l’histoire si riche et identifiable, je me dois de prendre en compte ces données. Or, les recherches que je mène jusqu’alors ne m’apportent aucune satisfaction de ce point de vue. Je me retrouve face à cette difficulté déjà éprouvée : celle de donner forme à mon intention clairement définie dans l’usage. Le cadre, je l’ai défini à travers l’analyse des usages : penser une géométrie, une forme à volume variable. En ce qui concerne le système qui me permettra d’y parvenir, j’en pressens un : le soufflet en tant que dispositif technique. Cependant, avoir conscience de ces éléments ne fait pas de mon intention un projet viable, un objet fini. Je décide alors d’ouvrir ma démarche à une recherche moins rationnelle. J’apprends à dialoguer avec ce que je mets en œuvre : une matière souple, un système de pliage. En somme, il s’agit de faire avec les contraintes du matériau lui-même et les techniques nécessaires à sa mise en forme. La réponse ne m’apparaîtra pas, il faut que je la cherche, il faut faire. J’entreprends donc d’expérimenter le principe technique du soufflet sous différentes formes, dans divers matériaux. Utilisant pour chaque essai un patron identique, je conçois des soufflets en cuir, en similicuir, en toile fine, souple ou rigide. Soufflets que je manipule par la suite. Plutôt que de faire le choix d’augmenter le volume en dépliant le soufflet selon une direction unique, manipulation classique d’un soufflet, je le plie sur lui-même selon divers axes, opérant des torsions ou des assemblages à des endroits apparemment inopportuns. À ce stade de la recherche je n’ai aucune intention précise, si ce n’est celle de faire s’exprimer le dispositif que j’ai mis en place, de comprendre les possibles de ce que mes intentions ont engendré. Vient un moment où la recherche se cristallise. On ne peut pas dire qu’il s’agisse de l’aboutissement ou du résultat unique, car il semble que cette cristallisation peut prendre des formes multiples. Il s’agit d’une manifestation, d’un moment où tout l’acte de recherche prend sens. La forme semble s’élire seule. Mais cette impression est en partie trompeuse. En mettant en place le processus qui fait émerger la
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forme, en matérialisant mes intuitions par des essais qui eux-même deviennent de nouveaux terrains de recherche, en apprenant à voir les brèches fertiles dans le tumulte des expérimentations, en découvrant, je fais bel et bien des choix conscients. Ainsi, la forme de mon bagage à volume variable émerge, il s’agit ensuite de parfaire les détails de cet ensemble, avec équilibre et cohérence. C’est ainsi dans le dialogue avec le matériau employé, et le savoir-faire nécessaire à sa mise en œuvre pour fabriquer des soufflets, que je rencontre des pistes qui peuvent donner forme à l’objet. Je découvre ici qu’un matériau peut dévoiler ses possibles sous la contrainte des sollicitations que je lui applique. Je comprends aussi que chaque matériau, ou que chaque principe technique, détient un potentiel qui lui est propre et qui peut devenir pour moi une ressource. Il faut que je comprenne ce que mes mains engendrent par la manipulation du matériau, quelles étapes doivent ensuite être mises en place, etc. C’est alors dans l’action, par le faire, et en particulier par le faire avec, que je découvre une voie de recherche particulière qui me porte vers l’objet.
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PROLOGUE
INTRODUCTION • L’OBJET DU CHEMIN
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L’écriture du mémoire est pour moi un lieu d’investigation qui me permet de mettre en lumière et de définir ce que peut être une recherche par l’action, par le faire. Le fil rouge de cette investigation est le travail de la main, le rapport au corps et aux sens dans l’action d’entreprendre. Je fonctionne ici comme je l’aurais fait lors d’un projet, dans une démarche de design. Le mémoire est l’objet du cheminement que j’ai opéré. Il se matérialise sous différents textes, autant de marques, de traces tangibles de la succession de questions et d’intentions, de la découverte de nouveaux possibles suite à la résolution de problèmes, du dialogue avec la matière du langage : les mots. Dans un premier temps, je m’interroge sur le rapport qui peut exister entre le savoir et l’action. L’action envisagée dans son rapport à la connaissance donc. En découle cette première question : faut-il faire pour savoir, ou savoir pour faire ? Ici, j’aborde les questions de l’acquisition du savoir par la pratique, de la place d’un système de connaissance ouvert lors de la construction de l’expérience d’un métier, de l’idéologie du travail découlant de la relation entre la tête et la main et de la notion de travail bien fait qui semble découler de cette relation. Afin de m’interroger sur ces différents points, je me réfère à une expérience de travail, celle de mes parents. Expérience dans laquelle je puise un enseignement applicable à une démarche plus éloignée, celle de ma projection dans un projet professionnel. Je mets en lumière des valeurs que j’ai faites miennes et qui ont construit mon héritage. C’est sans doute avec fierté, mais surtout avec beaucoup de reconnaissance que j’aborderai cette culture héritée. Ces questionnements m’amènent alors à l’objet. Objet comme un témoignage du travail et de l’action de l’homme. Dans un second temps, j’interroge le rapport qui unit l’action et la création. En découle cette seconde question qui fait écho à la première : faut-il imaginer pour faire ou faire pour imaginer ? Le cœur de ce que j’aborde ici se trouve dans le processus de recherche. Oubliant l’objet dans un premier temps, je me focalise sur le questionnement qui y amène. J’évoque alors plusieurs points. Nous retrouvons le fil rouge évoqué plus haut : le travail de la main qui s’inscrit dans un cycle de transformation de la matière. Il y a
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PROLOGUE
transfert de la notion de production à celle de création, car ici nous ne parlons plus de produire mais de créer. La production évoque ici ce qui émerge de la recherche, et chaque élément produit est une étape dans un processus créatif. Il s’agit alors de décortiquer cette démarche de recherche par l’action sous l’angle de la création. On retrouve des points évoqués plus haut : la relation à la pratique et au faire, le rapport physique induit par l’action, la question de la matière en transformation, les cycles d’expérimentation et de compréhension, etc. J’évoque le fait de faire avec, l’occasion, la ruse, le hasard et l’accident qui prennent part au processus de recherche, faisant du chercheur un “opportuniste occasionnel”. Ces questionnements me guident une nouvelle fois vers l’objet. Lorsque j’exprimais au départ mon peu d’intérêt pour l’objet, en signalant qu’il n’était pour moi qu’un prétexte à mener une recherche dans laquelle je m’investis avec intérêt, j’omettais le rôle crucial qui est le sien. Il semble légitimer ma pratique et le temps de ma recherche. Il sera alors intéressant de s’interroger sur le statut de ces objets qui naissent d’une démarche fortement teintée par le goût de la recherche, qui sont nés de l’intérêt que porte celui qui fait à ce moment particulier du cheminement. Il sera important de se questionner sur les modalités de mise en œuvre d’une telle démarche dans une réalité professionnelle. Quel est son statut ? À quel type d’objets, réalisations, productions, peut-elle donner naissance ? À quel modèle se destinent ces productions et quel modèle dessinent elles ? Où s’ancre ce chercheur, si ce n’est dans le monde restreint de l’édition de mobilier et des galeries ? Peut-on envisager une pratique alternative, qui ne serait ni le fruit du tout industrie, ni du tout artisanat, ni du tout art ?
INTRODUCTION • L’OBJET DU CHEMIN
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FAUT-IL SAVOIR POUR FAIRE OU FAIRE POUR SAVOIR ?
DU FROMAGER AU DESIGNER
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C’EST EN PASSANT DE LONGUES HEURES ÉQUIPÉE D’UN TABLIER IMPERMÉABLE BLANC DANS LA FROMAGERIE DE MES PARENTS, QUE JE COMPRIS LE SENS DU TRAVAIL BIEN FAIT.
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FAUT-IL SAVOIR POUR FAIRE OU FAIRE POUR SAVOIR ?
Se lever tôt le matin alors que le soleil n’est pas encore là pour prendre le relais des néons dans la profonde salle carrelée, enfiler une paire de bottes blanches, nouer son tablier, se laver les mains puis les bras jusqu’aux coudes et commencer à œuvrer. Ce rituel s’accompagne toujours d’une étonnante atmosphère humide et tiède, parfois lourde, et de l’odeur acide du petit-lait. Tout est réglé comme du papier à musique. Le rythme est le même chaque jour, le cheminement des pas et des mains aussi. Il faut prendre un seau blanc, puis une louche, une de ces deux-là parce que l’autre n’est pas assez profonde. En poussant la porte à doubles gonds, on entre dans la salle dite de fabrication. Juste à droite il y a quatre bacs profonds à fonds ronds supportés par des structures métalliques à roulettes. Y repose depuis la veille le lait des chèvres qui a donné, par l’action des ferments lactiques, une matière hétérogène : le caillé. À la surface s’est formée une fine pellicule de peau blanchâtre qui flotte. La matière solide du caillé est au fond, le reste c’est le petit-lait. À l’aide de la louche, il faut prélever cette pellicule de peau et la mettre dans le seau. Le petit-lait emplit la louche dans ce geste, c’est bien car il faut libérer le bac pour ne garder que la masse solide du caillé. Délicatement ensuite, il faut faire rouler le bac jusqu’à l’une des tables en inox qui sont alignées contre le mur de gauche. Toutes les précautions sont requises. Pas de chocs, sinon le caillé se briserait. Maintenant il faut retourner dans la salle de lavage, repasser la porte à doubles gonds, lire quel était le taux d’acidité relevé le matin, le nombre de litres de lait des deux traites de la veille et calculer le nombre de fromages à faire par table. Le taux d’acidité indique le rendement rapporté au litre de lait. Le calcul est vite fait. Une fois muni d’une pile de faisselles propres on peut revenir. Quand tout est prêt, le moulage peut commencer. La main n’a pas besoin d’instructions, elle sait ce qu’elle doit faire. Prélever délicatement une louche de cette matière lourde et fragile, vider son contenu dans la faisselle en prenant soin de ne pas le briser, et recommencer jusqu’à ce que la faisselle soit pleine. Il faudra répéter cela environ cent soixante fois par bac de caillé. À mesure que ce travail avance, la surface d’abord lisse de la masse du caillé se modèle. Chaque mouvement de la main imprime un coup de louche qui sculpte la masse, dessinant un paysage lunaire en perpétuelle évolution. Il faut prendre garde à ne pas prélever le caillé toujours
DU FROMAGER AU DESIGNER
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au même endroit dans le bac. En descendant le niveau de la surface de manière régulière, on évite au caillé de glisser sur la paroi lisse du bac, ce qui risquerait de le réduire en bouillie. La main quitte son poste de temps en temps pour faire pivoter le bac sur ses roulettes, puis se remet à l’œuvre jusqu’à ce que le bac soit vide et la table couverte de faisselles remplies du fromage en devenir. Il s’agit là d’une séquence de travail dans le quotidien de la fromagerie, il en existe de nombreuses autres. Dans chacune de ces séquences opératoires, la main joue un rôle capital : quand elle circule habilement avec le pot de sel au dessus des faisselles remplies de caillé, pas trop vite, pas trop lentement ; quand elle tourne le fromage dans sa faisselle dans le but de laisser s’échapper le petit-lait sur chacune de ses faces ; quand elle retourne les fromages démoulés pris en étau entre deux grilles en inox dans un mouvement précis et acrobatique, avec suffisamment de pression pour qu’ils ne tombent pas, mais pas trop pour qu’ils ne soient pas marqués en profondeur par les tiges métalliques de la grille, etc. La maîtrise de cette gestuelle s’acquiert avec la pratique et participe de la construction du métier de fromager. Au début, on ne remplit pas uniformément les différentes faisselles, les fromages ne sont pas réguliers dans leur hauteur. On ne sait pas non plus retourner le fromage avec suffisamment de dextérité, ainsi il s’écrase dans la main peu experte, à moitié dans la faisselle, à moitié sur la table. On laisse aussi s’échapper quelques fromages d’entre les deux grilles censées constituer un étau pendant le retournement. On n’adopte pas tout de suite la vitesse précise du déplacement de la main pour le salage, aux dépens des fromages qui, s’ils sont trop salés, ne développeront pas leur peau (appelée flore de surface dans le jargon fromager). Ce sont là des séquences qui se répètent au quotidien. Malgré ce rythme répétitif apparent, le fromager est sans cesse aux aguets. Richard Sennett évoque cette notion de répétition dans son ouvrage Ce que sait la main : «La compétence s’étoffant, la capacité à supporter la répétition augmente. C’est ce qu’on appelle le principe d’Isaac Stern : meilleure est votre technique, expliquait le grand violoniste, plus vous pouvez répéter sans vous lasser. Il y a des moments “Eurêka” ou une porte s’ouvre mais ils s’inscrivent dans une routine»1. Daniel de Montmollin évoque aussi la question de la
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FAUT-IL SAVOIR POUR FAIRE OU FAIRE POUR SAVOIR ?
Richard SENNETT, Ce que sait la main ; la culture de l’artisanat, Paris, éd. Albin Michel, 2010, pp. 56. 1
répétition dans son ouvrage La Face cachée de la terre, en faisant apparaître sa possible valeur créative : «L’exercice répétitif fait partie de tout apprentissage manuel ou mental. Il peut être consenti ou subi. Subi, il engendre la monotonie et la passivité. Consenti, il est vécu comme le support d’un devenir. Il n’est alors répétitif qu’en apparence. Comme deux printemps qui ne se ressemblent jamais, chaque situation, chaque geste est nouveau par rapport au précédent. Le répétitif consenti caractérise tout entraînement. Rendant compétent, il éveille et rend sensible à l’inattendu. Il est le marchepied de la créativité, le garant de l’improvisation.»1 La tête surveille ce que la main connaît. Le fromager comprend, bien souvent grâce à cette complice précieuse qu’est la main, les modifications qui devront être apportées au processus de fabrication de son produit. Par exemple, si les fromages sont trop mous dans la faisselle pendant que le fromager les tourne, c’est la main qui le ressent. À ce moment-là, le fromager doit comprendre pourquoi. Une fois de plus, c’est la main qui lui donnera les informations nécessaires à l’analyse et ce, en fonction de la sensation tactile ressentie au contact de la matière. Car le fromage peut être mou de différentes manières. Si le caillé n’est pas assez solide et que la matière colle sur les doigts, cela signifie qu’il y a eu un problème lors du moulage : le caillé a été brisé, ce qui n’a pas permis au petit-lait de s’échapper. Il faut alors que le fromager prenne plus de précautions en remplissant ses faisselles. Lorsque le fromage est trop mou et qu’il semble trop égoutté en son centre, c’est que l’acidité lors de la fermentation était trop haute. À ce moment-là, le fromager doit revoir à la baisse l’acidité. Ou bien encore, si le caillé est d’une telle finesse qu’il repasse à l’état liquide lors du moulage, le fromage n’aura pas de solidité. Cette information caractéristique, qui sera ressentie par la main, signifie que l’acidité est trop basse. Ce dialogue permanent entre la tête et la main construit au fil du temps la compétence du fromager. La notion de temps est capitale dans sa pratique. La connaissance des séquences opératoires et l’acquisition de la culture de la matière en transformation sont la base de son savoir-faire. La maîtrise, elle, est la résultante de l’expérience que vit le fromager chaque jour au contact de la matière. La maîtrise dans le temps est le seul gage de pérennité : ce qui permet au fromager d’aller de l’avant est,
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Daniel DE MONTMOLLIN, La Face cachée de la terre, Saint Clément de Rivière, éd. Fata Morgana, 2004, pp. 43. 1
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paradoxalement, la répétition parfaite de sa pratique jour après jour. L’exemple qui illustre bien ce propos, est la question de la maîtrise de la fermentation. Techniquement, pour que la fermentation du lait ait lieu, il faut implanter des ferments lactiques dans le lait de traite. Une autre donnée importante est à prendre en compte dans ce processus : la température du lait lors de l’implantation. L’acidité nécessaire à la formation du caillé dépend de l’action combinée de la température du lait et de l’implantation des ferments lactiques. L’acidité de la matière régit ensuite tout le processus de fabrication : le bon moulage, la bonne texture, etc. Le fromager a le choix d’implanter des ferments issus du commerce ou d’utiliser ceux qui sont déjà présents dans sa fromagerie. Concrètement, les ferments lactiques sont présents dans le petit-lait et la fine pellicule de peau que l’on prélève dans le bac de caillé avant le moulage. En mélangeant chaque jour le petit-lait de la veille au lait de traite, l’implantation a lieu. Le fromager pousse le processus plus loin encore : il implante, de la même manière que pour le petit-lait, la flore qui permet la pousse de la peau sur la surface du fromage. En prélevant la flore de surface d’un fromage qu’il choisit, et qui présente toutes les caractéristiques d’une bonne pousse de peau (belle texture frisée, belle couleur blanche poudreuse), il met toutes les chances de son côté pour que se développe une peau de bonne qualité sur les fromages à venir. En somme, cela revient à dire que bien faire son travail aujourd’hui assure de bien pouvoir faire son travail demain. Le fromager travaille dans un cycle de la matière, son assiduité et sa régularité dans les processus qui mènent à la transformation de cette matière sont le seul gage de résultat. La maîtrise dans le temps de tous les détails de ces contraintes techniques mène à l’excellence du travail bien fait. L’observation de ce savoir-faire, à travers les différentes séquences opératoires, permet de comprendre que la pratique, le faire, construit le savoir du fromager. Dans cette pratique, nous l’avons vu, la main exerce un rôle important et même parfois déterminant. Il y a, certes, le savoir théorique enseigné qui peut permettre au fromager de débuter son activité, une sorte de terreau qui lui vient de l’école. Ce terreau peut aussi lui avoir été transmis, dans le prolongement d’une tradition familiale. Cependant, la plus grande part de son savoir est liée à l’expérience du métier : à travers ses gestes,
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le rapport tactile qu’il entretient avec la matière qu’il transforme lui permet de faire évoluer sa pratique. Celui qui fait sera alors plus à même de placer son exigence là où elle lui semble légitime. Il cherche, par exemple, à être dans une régularité au niveau de la production, cela lui permet d’atteindre un niveau qualitatif important. Le rapport à cette pratique n’est donc pas théorique, ni basé sur un savoir exact et certain. Le fromager se fait chercheur, il tente de jouer avec les paramètres qui lui permettront de faire du bon travail. Sa démarche n’en est pas moins raisonnée et constructive. Cette notion de recherche se matérialise dans la relation qu’entretiennent la main et la tête par l’intermédiaire de la matière transformée. Dans le cas du fromager, cette matière est vivante, il manipule des germes, des bactéries, des ferments, etc. Cette vitalité de la matière est une contrainte forte et il semble qu’elle soit la raison de cet attachement qu’a le fromager pour la rigueur. Il ne peut pas être approximatif, ni dans ses gestes, ni dans son analyse. Il doit pouvoir identifier et reconnaître un problème auquel il a déjà été confronté, pour ainsi le résoudre rapidement. Cette relation au problème, ou tout au moins à la part moins contrôlable de la matière, lui permet de se construire une culture de sa propre pratique. Cependant, l’approximation existe dans son métier. Lorsqu’il se trouve face à une problématique nouvelle, à une texture que sa main n’avait pas encore eu l’occasion d’approcher par exemple, il doit comprendre et essayer de résoudre l’énigme. Il y a alors dans ces moments de recherche, une part d’indéterminé, d’expérimentation, de doute et d’incertain. Dans ces remarques, nous retrouvons les notions auxquelles a recours Michel de Certeau lorsqu’il se réfère à l’ouvrage Les Ruses de l’intelligence de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, un livre sur la mètis des Grecs : «Ce livre est consacré à une forme d’intelligence toujours “immergée dans une pratique”, où se combinent “le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise”. D’une extraordinaire “stabilité” d’un bout à l’autre de l’hellénisme, bien qu’absente de l’image (et de la théorie) que la pensée grecque a construite d’elle-même, la mètis est proche des tactiques quotidiennes par ses “tours de main, ses adresses et ses stratagèmes”, et par l’éventail des conduites qu’elle embrasse, depuis le savoir-faire jusqu’à la ruse.»1
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Michel DE CERTEAU, L’Invention du quotidien, Tome 1. Les Arts de faire, Paris, éd. Folio, 2008, pp. 124. 1
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Cette intelligence pratique et circonstancielle que semble définir la mètis permet de s’interroger sur une opposition qui a longtemps séparé le savoir dit intellectuel de la pratique dite manuelle. «Il semble que Platon ait été le premier à accorder une grande valeur aux formes d’action fondées sur un savoir exact, certain et raisonné. Et du coup à déprécier ce que les Grecs appelaient la mètis, c’est-à-dire les formes d’intelligence pratique qui impliquent une longue familiarité avec un domaine, une appréciation rapide de la conjoncture et une capacité à tirer parti d’éléments à première vue défavorables. À la suite de Platon, écrivent Detienne et Vernant dans l’ouvrage qu’ils ont consacré à la mètis, “toutes les qualités d’esprit dont est faite la mètis, ses tours de main, ses adresses, ses stratagèmes sont le plus souvent rejetés dans l’ombre, effacés du domaine de la connaissance véritable et ramenés, suivant les cas, au niveau de la routine, de l’inspiration hasardeuse, de l’opinion inconstante, ou de la pure et simple charlatanerie.” Si on ajoute à cette dépréciation celle qui s’attache au travail manuel et aux habiletés qui sont par trop mêlées à ce bas monde, on ne s’étonnera pas que la logique du “faire avec” reste peu étudiée, bien que les domaines où elle s’applique soient nombreux et variés. Et que les premiers efforts de réhabilitation la placent sous l’enseigne malgré tout réductrice de la ruse (Detienne et Vernant) ou du bricolage (Lévi-Strauss).»1 La dépréciation du travail manuel et des habiletés dont parle François Flahault dans ce passage de l’article Créer/Faire avec, nous renvoie à la division chère à Hanna Arendt : celle qu’elle fait entre l’Homo Faber (celui qui se demande le pourquoi ?) et l’animal laborans (celui qui résout le comment ?). L’exemple de la pratique du fromager présentée précédemment permet d’illustrer les propos de Richard Sennett qui récuse la division louée par Arendt : «Cette division me paraît fausse parce qu’elle méconnaît l’homme concret au travail. L’animal humain qui est animal laborans est capable de penser ; mentalement, le producteur peut discuter avec des matériaux plutôt qu’avec d’autres ; les gens qui travaillent ensemble se parlent certainement de ce qu’ils font. Pour Arendt, l’esprit intervient une fois le travail accompli. Suivant une autre approche plus équilibrée, il entre dans le faire une part de réflexion et de sensibilité.»2 Cet animal humain, capable de penser, serait donc la synthèse équilibrée de l’Homo Faber et de l’animal laborans. En reprenant les définitions de la mètis, l’homme
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François FLAHAULT, Créer/Faire avec, in Communications, n°64, 1997. La création. pp. 245. 1
Richard SENNETT, Ce que sait la main ; la culture de l’artisanat, Paris, éd. Albin Michel, 2010, pp. 56.
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concret au travail pourrait se définir ainsi : par une forme d’intelligence toujours immergée dans une pratique, le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habiletés diverses, une expérience longuement acquise, des tours de main, des adresses et des stratagèmes, une longue familiarité avec un domaine, une appréciation rapide de la conjoncture, une capacité à tirer parti d’éléments à première vue défavorables, etc. À la lecture de l’article de François Flahault, la division entre Homo Faber et animal laborans revient sous un autre jour. Elle se présente ici dans la relation qu’entretient celui qui crée avec sa création. Interviewé par Flahault, Joseph Bernais (qui travaille chez l’éditeur de tissu d’ameublement Lelièvre) évoque les créateurs qui travaillent pour l’éditeur. «Le “créateur”, lui, ne réalisera pas son tissu ; c’est un artiste, bien sûr, mais d’une toute autre sorte. Il imagine quelque chose, et ce qu’il conçoit sera ou ne sera pas réalisable techniquement. Il lui faudra donc discuter avec un technicien qui lui dise : On ne peut pas faire ceci, en revanche, on peut faire cela. Généralement, le créateur n’aime pas se heurter à ce genre de contraintes (d’où, parfois, une certaine agressivité à l’égard des techniciens). Il aimerait faire comme le peintre, qui réalise lui-même son œuvre avec ses pinceaux et qui peut ainsi aller jusqu’au bout de son idée.»1 Ce passage pose la question du faire dans la pratique du créateur. L’artiste, décrit ici par Joseph Bernais, et que nous nommerons plus modestement celui qui crée, est celui qui pense, et non celui qui fait. En somme, il s’agit de celui qui fait faire. On se rapproche des notions de Homo Faber et animal laborans. Celui qui crée (ici Homo faber) se heurtera, comme le dit Joseph Bernais, au technicien (considéré ici comme animal laborans). Ce dernier détient une autre forme de savoir : le savoir nécessaire à la mise en œuvre (ou non) de l’idée du créateur. Cette question de la contrainte technique est centrale dans le métier de celui qui crée, ainsi que la question non moins vaste des rapports que peuvent entretenir ce créateur et d’éventuels techniciens intervenant dans le projet. Si l’on considère le créateur comme détenteur du savoir (et donc Homo Faber), le savoir semble ici être l’idée, ou tout au moins le projet qui en découle. Le technicien, lui, fait figure d’animal laborans : il devient celui
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François FLAHAULT, Op. cit., pp. 228.
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qui résout la question du Comment ?. La division, dénoncée par Sennett, qui existe entre la tête et la main prend à nouveau forme ici. Ce qui est assez complexe dans la position de celui qui crée, notamment celle du designer, c’est qu’il est au cœur de cette tension entre faire et créer. Concrètement, dans la majorité des cas, le designer émet un questionnement qui se matérialise et est traité sous la forme de projet (dessins, maquettes, images virtuelles du résultat souhaité, plans, prototypes, etc.) En ce sens, le designer est déjà dans le faire. Il fait ce qui est nécessaire pour que son questionnement évolue au cours du projet et aboutisse à l’objet. Cela signifie qu’il existe déjà un savoir-faire propre à son métier, des outils aussi. À ce stade du projet, déjà, entre en compte la question du faire. Le designer, au même titre que le fromager, transforme des matériaux. Il doit composer avec la matière, faire pacte avec elle pour la comprendre et lui faire dire ce que, peut-être, personne avant lui ne lui a fait dire. Avant même de se fixer ce genre d’objectifs, le créateur doit comprendre, se faire apprenti en quelque sorte. S’il veut concevoir un objet en cuir, il doit assimiler et comprendre les contraintes de ce matériau, il doit le manipuler pour en comprendre les possibles. Il semble en être de même pour les procédés de fabrication, les moyens de mise en œuvre technique, les questions d’usage, etc. Chaque matériau, qu’il s’agisse d’une matière vivante ou d’une matière inerte, détient déjà en lui-même son langage technique, formel, etc. En d’autres termes, il détient un potentiel qui lui est propre. Dans L’Eau et les rêves, Gaston Bachelard développe justement ce propos : «Au fond de la matière pousse une végétation obscure ; dans la nuit de la matière fleurissent des fleurs noires. Elles ont déjà leur velours et la formule de leur parfum.»1 Ainsi, comme l’homme concret au travail, le créateur concret au travail est la synthèse de l’Homo Faber et de l’animal laborans. Il doit, de même, développer les acuités déjà évoquées plus haut et qui tendent à définir une démarche de travail et un système de connaissance ouverts. On retrouve alors certaines notions clés, comme la compréhension du terrain exploité, l’expérience, le dialogue avec la chose manipulée, l’aptitude à tirer profit de l’inattendu, le rapport constructif au problème, etc. Les contraintes techniques induites par la matière et ses moyens de transformation peuvent êtres perçues comme un frein. Cependant,
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Gaston BACHELARD, L’Eau et les rêves : Essai sur l’imagination de la matière, éd. LGF/Livre de Poche, 1999, pp. 8. 1
il existe une démarche de création qui s’appuie et s’alimente de ces contraintes comme des sources d’avancée pour le projet. Faire émerger le questionnement, résoudre le problème, tendre à rendre possible la réalisation de l’idée, tirer parti d’éléments à première vue défavorables, semblent être le cœur du savoir-faire du designer. L’obstacle devient alors un moyen, une ressource.
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«Les tracteurs arrivaient sur les routes, pénétraient dans les champs, grands reptiles qui se mouvaient comme des insectes. Ils rampaient sur le sol, traçaient la piste sur laquelle ils roulaient et qu’ils reprenaient. Tracteurs Diesel, qui crachotaient au repos, s’ébranlaient dans un bruit de tonnerre qui peu à peu se transformait en un lourd bourdonnement. Monstres camus qui soulevaient la terre, y enfonçant le groin, qui descendaient les champs, les coupaient en tous sens, repassaient à travers les clôtures, à travers les cours, pénétraient en droite ligne dans les ravines. Ils ne roulaient pas sur le sol, mais sur leurs chemins à eux. Ils ignoraient les côtes et les ravins, les cours d’eau, les haies, les maisons. L’homme assis sur son siège de fer n’avait pas l’apparence humaine ; gants, lunettes, masque de caoutchouc sur le nez et la bouche, il faisait partie du monstre, un robot sur son siège. Le tonnerre des cylindres faisait trembler la campagne, ne faisait plus qu’un avec l’air et la terre, si bien que terre et air frémissaient des mêmes vibrations. Le conducteur était incapable de le maîtriser… il fonçait droit dans la campagne, coupait à travers une douzaine de fermes puis rebroussait chemin. Un coup de volant aurait pu faire dévier la chenille, mais les mains du conducteur ne pouvaient pas tourner parce que le monstre qui avait construit le tracteur, le monstre qui avait lâché le tracteur en liberté avait trouvé le moyen de pénétrer dans les mains
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du conducteur, dans son cerveau, dans ses muscles, lui avait bouché les yeux avec des lunettes, l’avait muselé… avait paralysé son esprit, avait muselé sa langue, avait paralysé ses perceptions, avait muselé ses protestations. Il ne pouvait pas voir la terre telle qu’elle était, il ne pouvait pas sentir ce que sentait la terre ; ses pieds ne pouvaient pas fouler les mottes ni sentir la chaleur, la puissance de la terre. Il était assis sur un siège de fer, les pieds sur des pédales de fer. Il ne pouvait pas célébrer, abattre, maudire ou encourager l’étendue de son pouvoir, et à cause de cela, il ne pouvait pas se célébrer, se fustiger, se maudire ni s’encourager lui-même. Il ne connaissait pas, ne possédait pas, n’implorait pas la terre. Il n’avait pas foi en elle. Si une graine semée ne germait pas cela ne faisait rien. Si les jeunes plants se fanaient par suite de la sécheresse ou s’ils étaient noyés par des pluies diluviennes le conducteur ne s’en inquiétait pas plus que le tracteur. Il n’aimait pas plus la terre que la banque n’aimait la terre. Il pouvait admirer le tracteur… ses surfaces polies, la puissance de son élan, le grondement de ses cylindres détonants ; mais ce n’était pas son tracteur. Derrière le tracteur tournaient les disques luisants qui coupaient la terre avec des lames — de la chirurgie, non du labour — qui repoussaient la terre coupée à droite où la seconde rangée de disque la coupait et la rejetait à gauche ; lames tranchantes qui brillaient, polies par la terre coupée. Et tirées derrière les disques, les herses qui ratissaient avec leurs dents de fer, si bien que les plus petites mottes s’émiettaient et que la terre s’aplanissait. Derrière les herses, les longs semoirs… douze verges en fer incurvées, érigées à la fonderie, aux orgasmes déclenchés par des leviers, au viol méthodique, au viol sans passion. Le conducteur était assis sur son siège de fer et il était fier des lignes droites qu’il avait tracées sans que sa volonté soit intervenue, fier du tracteur qu’il ne possédait ni n’aimait, fier de cette puissance qu’il ne pouvait pas contrôler. Et quand cette récolte poussait et était moissonnée, nul homme n’avait écrasé entre ses paumes les mottes chaudes et n’en avait laissé couler la terre entre ses doigts. Personne n’avait touché la graine, ni imploré ardemment sa croissance. Les hommes mangeaient ce qu’ils n’avaient pas produit, rien ne les liaient à leur pain. La terre accouchait avec les fers et mourrait peu à peu sous le fer ; car elle n’était ni aimée, ni haïe, elle n’était ni l’objet de prières ni de malédictions.»1
UN ENGAGEMENT IDÉOLOGIQUE
John STEINBECK, Les Raisins de la colère, Paris, éd. Gallimard, 2009, pp. 53-54.
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«Dans la vie il n’est pas nécessaire d’être scrupuleux pour s’en sortir.»1
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Richard SENNETT, Ce que sait la main ; la culture de l’artisanat, Paris, éd. Albin Michel, 2010, pp. 32. 1
INTÉRESSONS-NOUS À CEUX QUI LE SONT.
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«Qu’est-ce qu’un travail de qualité ? Bien faire une chose ou faire en sorte qu’elle marche bien. C’est toute la différence entre ce qui est correct et ce qui est fonctionnel. Dans l’idéal, il ne devrait pas y avoir de conflit ; dans la réalité du monde, il y en a. Nous souscrivons à une norme de correction qui est rarement, voire jamais atteinte. Nous pourrions inversement nous donner pour norme ce qui est possible, juste assez bon… mais ce peut être aussi une source de frustration. Le simple fait de se débrouiller comble rarement le désir de faire du bon travail. Ainsi, suivant la mesure absolue de la qualité, l’écrivain vivra dans l’obsession de chaque virgule jusqu’à trouver le bon rythme ; le menuisier rabotera la mortaise et le tenon jusqu’à ce que le joint soit parfaitement ajusté et fixe et qu’il puisse se passer de vis. Suivant l’aune de la fonctionnalité, l’écrivain s’efforcera de respecter les délais, sans se soucier de la place de chaque virgule et sans perdre de vue qu’on écrit pour être lu. Le charpentier à l’esprit fonctionnel ne se souciera pas outre mesure des délais, sachant que les petits défauts peuvent être corrigés par des vis invisibles. Une fois encore, son objectif est d’achever la pièce, en sorte qu’on puisse l’utiliser. Pour l’absolutiste qui sommeille en chaque artisan, la moindre imperfection est un échec ; pour le praticien, l’obsession de la perfection semble mener à l’échec.»1
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Richard SENNETT, Ce que sait la main ; la culture de l’artisanat, Paris, éd. Albin Michel, 2010, pp. 65-66. 1
Depuis 1945, la France connaît une diminution considérable de la petite paysannerie de subsistance au profit d’une agriculture dite moderne pratiquée par des paysans-agriculteurs, cultivateurs et éleveurs que l’administration française nomme exploitants agricoles. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les Français ont faim, la sécurité alimentaire n’est pas assurée. Le pays va se reconstruire, il réorganise et modernise son agriculture, celle-ci va rapidement devenir un des moteurs du redémarrage économique. La ferme laisse peu à peu la place à l’entreprise agricole avec une augmentation sans précédent des rendements et de la productivité. Cette mutation est assistée par la création de l’I.N.R.A. (Institut National de la Recherche Agronomique) en 1946, et accompagnée par la P.A.C. (Politique Agricole Commune) créée par le traité de Rome en 1957 et mise en place en 1962. Les objectifs de la P.A.C. sont d’accroître la productivité de l’agriculture, d’assurer un niveau de vie équitable à la population agricole, de stabiliser les marchés et d’assurer des prix raisonnables aux consommateurs. Aussi, la loi d’orientation de 1960 et celle de 1962, portée par Edgar Pisani ministre de l’agriculture de l’époque, posent les bases de la restructuration de l’agriculture française. Elles visent à «intégrer l’agriculture à l’économie nationale, établir la parité entre l’agriculture et les autres activités économiques en mettant l’agriculture et plus spécialement les exploitations familiales en mesure de compenser les désavantages naturels et économiques auxquels elle reste soumise comparativement aux autres secteurs».1 Le but était de créer des exploitations de type familial capables de mettre en œuvre des techniques modernes de production. Cette modernisation s’est traduite sur le terrain par une mécanisation lente et progressive, des exploitations plus productives, plus intensives, plus grandes, plus uniformes. Ainsi, l’agriculture a connu depuis 1960 une croissance de sa production tout à fait remarquable, malgré la baisse du nombre d’exploitations. L’arrivée en 1984 du régime des quotas laitiers symbolise la fin de ce système de production intensive. La P.A.C. met en place cette politique des quotas pour limiter et stabiliser la production laitière. Il s’agit de faire face au déséquilibre entre l’offre de produits agricoles, croissante, et une demande qui progresse moins vite. Ce phénomène est connu en agriculture sous le nom d’effet King. L’économiste anglais Gregory King avait en effet observé, au XVIIe, siècle que «la valeur
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Maurice DESRIERS, L’Agriculture française depuis 50 ans : des petites exploitations familiales aux droits à un paiement unique, in L’agriculture, nouveaux défis – Édition 2007. Publication de L’I.N.S.E.E., dans la collection I.N.S.E.E. Références. 1
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en argent de la récolte diminue quand la production augmente».1 Apparaissent alors les prémices d’une opposition entre deux idéologies, deux modèles agricoles. Dans la production laitière, cette divergence est très présente. Nous retrouvons un modèle qui a construit ses bases sur le rendement agricole, la notion de production étant alors primordiale. Les agriculteurs qui travaillent selon ce modèle pensent la production de manière globale et s’orientent vers le volume, la quantité. En parallèle se développe une nouvelle éthique. Ne pouvant plus produire autant qu’ils le souhaitent, des agriculteurs se posent la question de produire autrement. Ce modèle se détourne donc d’une logique productiviste pour se focaliser sur le produit, dans une logique qualitative.
Ce contexte agricole historique permet d’expliquer pourquoi et comment M. et Mme V. ont construit leur ambition professionnelle autour de l’excellence du travail bien fait. Ils ont débuté leur carrière professionnelle au milieu des années 80. Au commencement, il y a un engagement éthique, engagement qui est fortement lié à une logique de respect et d’intelligence dans le rapport entretenu avec la terre exploitée. Ils font partie de ces agriculteurs qui s’orientent vers un modèle agricole qui privilégie la qualité du produit plutôt que la quantité. Il s’agit de produire moins pour produire mieux. On découvre là les prémices de l’idéologie que l’on appelle aujourd’hui l’agriculture raisonnée. M. et Mme V. font le choix d’adopter une démarche globale. Cette démarche concerne des étapes de travail nombreuses et variées : la culture des terres pour la production de fourrages et de céréales destinés à l’alimentation des chèvres, l’élevage du cheptel, la transformation du lait et la vente des produits finis. Ils deviennent à la fois cultivateurs, éleveurs et fromagers. À la dénomination d’exploitant agricole, donnée par l’administration française (qui souhaitait rassembler ces activités multiples sous un seul terme), M. V. préfère et revendique celle de paysan. Et pour cause, le mot paysan est formé à partir du terme latin paganus qui vient lui-même du mot pagus signifiant campagne. Ainsi, au sens premier du terme, le paysan est celui qui vient du pays. Il faut lire dans le terme pays, ce qui se réfère à un terroir délimité. Cela induit une région, une contrée envisagée du point de vue physique, climatique, économique, etc. Ainsi, le paysan s’inscrit dans une démarche où il tire profit des
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Maurice DESRIERS, L’Agriculture française depuis 50 ans : des petites exploitations familiales aux droits à un paiement unique, in L’agriculture, nouveaux défis – Édition 2007. Publication de L’I.N.S.E.E., dans la collection I.N.S.E.E. Références. 1
ressources de la nature qui sont proches de son habitat. Il fait avec. Cette idéologie induit une connaissance pointue des éléments qui caractérisent le pays dans lequel il s’installe. Il faut qu’il apprenne, entre autres, à connaître ce qui peut y pousser, quel cheptel peut y être élevé, etc. En somme, pour tirer le meilleur profit des ressources dont il dispose, le paysan doit s’adapter et construire son activité en toute connaissance de ce qui caractérise ces ressources. Ce que nous qualifions plus haut d’idéologie, ou éthique, prend un sens plus large ici. Plus qu’une idéologie, qui serait liée à une idée, il s’agit d’un mélange de valeurs alliant bon sens, sens pratique, respect et intelligence dans le lien qui est entretenu entre l’homme et son environnement. M. et Mme V. ont installé leur exploitation en Lozère, au sud du Massif Central. Ils se trouvent au croisement des grands Causses, du Mont Lozère, des gorges du Tarn et des Cévennes. D’un point de vue physique, il s’agit d’une région de hauts plateaux, située à 1 100 m d’altitude. La localisation, à la fois proche du Mont Lozère et des plateaux calcaires des grands Causses, explique la présence de sols de natures différentes sur les quarante hectares de terre de l’exploitation. On retrouve des sols granitiques et sableux qui sont très “séchants”, la nature sableuse du sol ne retenant pas l’eau. Ce sont des sols dits acides. Il s’agit là des caractéristiques que l’on retrouve dans les sols montagneux du Mont Lozère. En parallèle, on trouve aussi des sols calcaires d’origine sédimentaire, sols qui se rapprochent de ceux des Causses. On qualifie ces derniers de neutres. Du point de vue du climat, cette région présente les caractéristiques du climat méditerranéen combiné aux influences de l’altitude. Le climat méditerranéen est caractérisé par un fort ensoleillement, un grand vent du nord, des périodes de sécheresse estivales et de nombreuses précipitations au printemps et en automne. L’influence de l’altitude apporte à la région des gelées précoces en automne et tardives au printemps, ce qui se traduit par un long hiver. Les températures sont moins élevées qu’au sud du pays et les précipitations hivernales se traduisent par de la neige. Au départ, le fait d’implanter l’exploitation dans cette zone géographique était un choix affectif qui s’inscrivait dans la tradition familiale de M. V.. On peut parler d’un choix affectif plus que raisonné, le climat sec et froid de cette région et l’isolement géographique s’avérant être des handicaps. Toutes ces caractéristiques ont dessiné
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les contours de l’activité sur l’exploitation : la nature de ce qu’il y est cultivé, le choix d’un cheptel adapté aux surfaces exploitables, etc. Adopter cette démarche de travail globale s’est avéré être gage de maîtrise. L’objectif focalisé sur la qualité du produit, ici le fromage, est le fil rouge de ce travail global. Cette remarque s’illustre par plusieurs pratiques au sein de l’exploitation. En cultivant sur leurs terres ce qui va nourrir le cheptel, M. et Mme V. ont un contrôle de la qualité des aliments donnés, ce qui influe sur la qualité du rendement laitier des chèvres. Aussi, le travail de l’élevage du cheptel est très important : se qualifier sur la génétique permet de constituer au fil des années un troupeau dont la production laitière est de qualité croissante. Certaines chèvres ont un lait plus riche, à plus forte fromageabilité que d’autres, on privilégie donc une lignée plutôt qu’une autre. Enfin, le fait de produire eux-mêmes le lait servant à la fabrication du fromage permet aux fromagers de transformer un lait qu’ils connaissent et de qualité égale. La transformation du lait est une activité délicate, la vitalité des composants mis en œuvre pour la fabrication du fromage régissant un équilibre fragile et complexe. De même que bien faire son travail aujourd’hui permet de bien pouvoir faire son travail demain, bien faire son travail en amont permet de bien pouvoir faire son travail en aval. Ce mode de fonctionnement comporte de nombreuses contraintes, cependant, il permet aussi d’avoir un impact permanent sur toutes les étapes de l’activité. Un jour, j’étais avec mon père dans l’une des parcelles de l’exploitation, je lui fis part d’un étonnement. J’avais constaté que le champ mitoyen était recouvert d’une seule variété d’herbe très verte et luxuriante alors que la parcelle où nous marchions faisait état d’une flore peu homogène qui me semblait de moins belle qualité. On retrouvait beaucoup de pissenlit, du trèfle, etc. Le sol était pourtant composé de la même terre que la parcelle mitoyenne. Mon père m’expliqua que l’agriculteur à qui appartient ce champ, un producteur de lait de vache, porte son attention sur le volume de lait produit par ses vaches. Pour ce faire, cet agriculteur avait adapté son mode de culture : en mettant plus d’azote sur son champ, il laissait se développer uniquement cette variété d’herbe, laquelle permettait aux vaches de produire plus de lait. De son côté, mon père laissait la flore naturelle de sa parcelle se développer en utilisant, lui, peu
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FAUT-IL SAVOIR POUR FAIRE OU FAIRE POUR SAVOIR ?
d’azote. Les chèvres, en consommant cette herbe composée de multiples variétés, produisaient non pas plus de lait mais un lait plus riche. Un lait plus riche en nutriments permet au fromager de faire plus de rendement : il pourra faire plus de fromage par litre de lait. L’objectif de mes parents étant de produire du fromage et non pas des grands volumes de lait, cette diversité perçue au premier abord comme un handicap, devenait un atout.
Cet exemple illustre clairement les deux modèles agricoles qui cohabitent aujourd’hui en France. Il illustre aussi les rouages d’une démarche de production globale, l’impact d’une des facettes du travail de l’agriculteur sur les autres facettes de son métier. La démarche de travail globale est gage de maîtrise comme nous venons de le voir mais elle est aussi, et surtout, gage d’indépendance. Se focaliser sur le produit a permis à M. et Mme V. de vivre de la marge issue de la transformation du produit et de sa commercialisation. Il s’agit d’une indépendance économique et idéologique qu’ils qualifient de confortable. Les modestes surfaces de l’exploitation et le petit cheptel font de ces deux agriculteurs de faibles bénéficiaires au niveau des subventions. Ainsi leur pratique est peu influencée par la politique. En somme, l’impact que pourraient avoir les changements s’opérant au niveau de la politique agricole (modification de la P.A.C., baisse des subventions, etc.), serait moindre dans leur activité. Ce qui fait autorité est ici la ressource locale que représente la terre. Elle guide au quotidien le travail à mettre en œuvre. Les contraintes d’une démarche globale axée vers le produit sont nombreuses, aller dans cette voie signifiait multiplier les qualifications nécessaires au bon fonctionnement de l’exploitation. En se faisant cultivateurs, éleveurs et fromagers, ils devaient apprendre trois métiers et les faire fonctionner ensemble dans des cycles de travaux annuels, saisonniers et quotidiens. La mise en place et le maintien de cet équilibre démontrent un certain courage d’entreprise qui a permis à M. et Mme V. de développer une plus grande indépendance.
UN ENGAGEMENT IDÉOLOGIQUE
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«Ce que l’on sait le mieux, c’est : 10 ce que l’on a deviné ; 20 ce que l’on a appris par l’expérience des hommes et des choses ; 30 ce que l’on a appris, non pas dans les livres, mais par les livres ; 40 ce que l’on a appris dans les livres ou avec les maîtres.»1 «Tout ce qu’il y a à savoir ne se transmet pas : c’est ce qu’implique la notion même d’“expérience” comme source de savoir personnelle et privée.»2
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FAUT-IL SAVOIR POUR FAIRE OU FAIRE POUR SAVOIR ?
Sébastien-Roch Nicolas DE CHAMFORT, Maximes et pensées, Paris, éd. Larousse, 1928, chap. I («Maximes générales»), pp. 22. 1
Geneviève DELBOS et Paul JORION, La Transmission des savoirs, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009, pp. 32. 2
Lorsqu’il s’agit d’aborder la pratique d’un métier, une question peut se poser : faut-il savoir pour faire, ou faire pour savoir ? Ce qui est certain, cependant, c’est qu’il faut apprendre. Apprendre pour savoir, savoir pour apprendre à faire, apprendre à faire pour savoir, etc. Apprendre ainsi à construire, par l’expérience, ce délicat équilibre entre savoir pour faire et faire pour savoir. Comme nous l’avons vu, M. et Mme V. ont fait un choix affectif en ce qui concerne l’implantation géographique de leur exploitation, ce choix affectif s’inscrivant dans une tradition familiale. La relation à la terre, au pays, est une des fortes composantes de ce choix. Comme de nombreuses familles, celle de M.V. exploite des terres depuis plusieurs générations. Ses grands-parents, natifs de ces régions montagneuses, y ont installé leur ferme. Les travaux de la ferme familiale étaient ceux de la petite paysannerie de subsistance. Quelques bêtes, de petites parcelles pour les fourrages et d’autres en culture pour les céréales. La production de la ferme permettait à la famille de vivre : le lait, le beurre, les œufs, la viande, les légumes, etc. Comme dans de nombreuses fermes de ce type, Anthonie V., la grand-mère de M.V., élevait deux chèvres dont le lait était destiné à la fabrication de fromage pour la consommation familiale. Elle mélangeait le lait des chèvres à du lait de vache pour produire des petites tommes. Le procédé était simple, l’ajout de présure au lait permettait la coagulation nécessaire à la formation du caillé qu’il suffisait de mouler à la louche dans des faisselles. La fabrication s’opérait généralement dans la cuisine ou dans ce que l’on appelait la salle (commune), unique pièce à vivre, servant de cuisine et de séjour. Les fromages étaient conservés dans des fromagères, petits meubles en bois grillagés de moustiquaire. Ensuite, pendant la période sèche, ils étaient affinés dans des jarres en grès, séparés par des feuilles de merisier. Ces procédés de fabrication destinés à l’autoconsommation se transmettaient traditionnellement par les femmes de génération en génération. Il s’agissait d’une transmission sans explicitation des savoirs techniques, basée uniquement sur le savoir-faire. Prenant part aux travaux de la ferme dès son enfance, M.V. a appris les rudiments de la fabrication du fromage auprès d’Anthonie. De même que l’on parle d’éducation silencieuse dans l’éducation d’un enfant par ses parents, l’on pourrait parler d’apprentissage
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silencieux. Un enfant qui grandit dans la tradition familiale d’un métier y est souvent initié. Cela commence par de l’observation puis, grandissant, l’enfant prend part aux travaux. Dans leur ouvrage La Transmission des savoirs, Geneviève Delbos et Paul Jorion abordent des questions liées à cette transmission des savoirs dans une tradition familiale. Ils observent, dans le passage ci-dessous, la place et l’évolution de l’enfant dans les activités comme la saliculture, la petite pêche ou la conchyliculture : «On commence par accompagner son père ou sa mère, et l’on s’occupe à autre chose, on est là à regarder alors qu’on est soi même gardé. […] Puis lorsque l’on atteint la dizaine d’années, on se voit progressivement initié au maniement des outils, des engins au sein de l’éventail des opérations. Il ne s’agit pas d’une initiation passive, mais de la réalisation d’un rêve longtemps caressé : être reconnu, comme le sont les adultes, pour son travail. Enfin, à partir de quinze ou seize ans, la participation devient complète, plus rien de ce qu’est le métier ne vous est évité, seules les hiérarchies définiront les domaines du possible et de l’impossible, les opérations réservées à un certain niveau de “responsabilité”, les insignes du pouvoir. L’enfant se repère d’abord dans l’univers de travail des parents, qui lui est, à ce titre, “naturel”. Puis il se familiarise avec les procédures quand sa demande de se rendre utile est acceptée. […] L’étape suivante est celle d’une authentique collaboration, le travail de l’entrant n’est plus en sus, mais réellement escompté ; aussi, l’initiative lui est refusée, il s’agit maintenant d’obéir aux ordres, un point c’est tout. À partir de là, le progrès se fera régulier, jusqu’au degré de liberté, d’initiative, qui correspond au rang qui sera le sien.»1 Doué pour les études pendant le collège, M.V. a été vivement incité à intégrer un lycée général pour y préparer un bac scientifique. Il était d’usage de ne pas “laisser se perdre” les capacités d’un élève. Il était dommage, d’après ses professeurs, que M.V. parte faire une formation professionnelle agricole, chose à laquelle, pourtant, il aspirait. Il s’agit là d’une illustration concrète de la dépréciation de l’apprentissage d’un savoir dit concret ou manuel au profit d’un apprentissage dit intellectuel. Matthew B. Crawford explicite cette dépréciation dans son ouvrage Éloge du carburateur : «nos établissements d’enseignement ne rendent plus guère honneur aux
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FAUT-IL SAVOIR POUR FAIRE OU FAIRE POUR SAVOIR ?
Geneviève DELBOS et Paul JORION, La Transmission des savoirs, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009, pp. 34. 1
travaux manuels. Outre le scrupule égalitaire qui nous fait hésiter au moment d’aiguiller tel ou tel élève vers l’“enseignement professionnel” au lieu de le mettre sur la voie de l’université, existe la crainte qu’une orientation trop spécialisée limite définitivement l’horizon de l’individu concerné»1 C’est à la sortie du lycée, son bac C en poche, que M.V. peut intégrer un B.T.S. en gestion agricole. Il y est formé à l’élevage, apprenant les bases de l’alimentation des bêtes, les rations, ainsi qu’à la culture des terres. Mme V., quant à elle, a suivi une formation dans un lycée technologique, où elle obtient un bac G1 secrétariat. À la sortie du B.T.S., l’opportunité s’offre à M.V. d’intégrer le G.A.E.C. familial. Son père, sa mère et son frère y étaient associés et produisaient du lait de vache. Par souci d’indépendance, M. et Mme V. font le choix de travailler ensemble, en couple, et de construire leur propre projet professionnel qui leur permettra d’élever leur famille. À la base de leur carrière il y a donc ce choix, un choix de vie. Il faut alors en déterminer les contours. Le choix de l’élevage d’un cheptel de chèvre s’est fait dans l’objectif de produire du fromage. Soucieux de proposer un produit original, et conscients de la qualité gustative de la recette de la grand-mère Anthonie, ils s’engagent dans le projet qu’ils ont conçu ensemble. La place du jeune, de l’entrant, dans la pratique traditionnelle et familiale d’un métier est un thème qu’il est intéressant d’étudier. On découvre ainsi la relation qui s’établit entre le jeune et cette pratique dans sa volonté de la faire évoluer. Geneviève Delbos et Paul Jorion abordent cette question dans leur ouvrage : «Les vieilles recettes ont fait leurs preuves et sont à ce titre, en effet, suffisantes ; mais elles en sont venues à se confondre entièrement avec une représentation du monde, celle que, dans nos sociétés pluralistes, il est libre à chacun de constituer, de bric et de broc, “toute l’expérience d’une vie”, dit-on. C’est alors aux jeunes d’entrer dans la carrière, et, à partir d’une représentation du monde décalée de ce que deux générations autorisent, d’aller un peu plus loin.»2 Ce passage aborde la question des conflits de générations dans la pratique d’un savoir-faire. Ici le jeune bénéficie, de par son âge, d’une autre représentation du monde que celle de ses prédécesseurs. Les auteurs ouvrent alors la question de l’innovation dans la pratique : par le modeste aller un peu plus loin, le jeune transforme le métier qui lui a été
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Matthew B. CRAWFORD, Éloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, éd. La Découverte, 2009, pp. 27. 1
Geneviève DELBOS et Paul JORION, Op. cit., pp. 34.
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transmis dans le but d’inscrire sa propre pratique dans le monde dans lequel il évolue. En 1985, forts de leur troupeau de 50 chèvres et du savoirfaire transmis par Anthonie, M. et Mme V. commencent à produire des fromages. Ils mettent en œuvre les connaissances de la grand-mère en orientant la production traditionnelle de ce fromage vers la vente. Au tout début, la fromagerie est rudimentaire, petite et bricolée, mais leur permet de commencer à mettre en pratique leurs intentions. N’ayant ni l’un, ni l’autre, suivi de formation fromagère, M. et Mme V. apprennent seuls les procédés de fabrication du fromage. Il s’agit d’un apprentissage sur le terrain et par la pratique, la recette d’Anthonie n’étant que la base de leur travail. Dès 1988 débute dans la région une recherche sur la mise en commun des savoirs traditionnels liés à la transformation du lait de chèvre. En 1990 les producteurs prennent conscience que la création d’une A.O.C. (Appellation d’Origine Contrôlée) permettrait de protéger et de développer le produit. La décision commune de se battre pour la création de cette appellation met en lumière la volonté de conserver et de faire évoluer des processus de travail traditionnels. Le projet de l’A.O.C. mûrit pendant une dizaine d’années pour voir le jour en 2000. Il permet de relier un terroir avec un produit, et ce par la mise en œuvre particulière du travail de transformation du lait. Il s’agit alors de traduire techniquement, et avec l’aide de techniciens fromagers, des savoirs ancestraux qui s’étaient transmis de génération en génération. Il est intéressant de constater que le savoir de ces générations de fromagers, acquis par la pratique, se devait d’être explicité pour que soit établie une charte de production commune. On découvre alors ce que Richard Sennett qualifie de savoir tacite et savoir explicite : «Il existe une interaction constante entre savoir tacite et conscience délibérée : la connaissance tacite est un ancrage quand la conscience explicite sert de critique et de correctif. La qualité du métier procède de ce stade supérieur, sous la forme de jugements portés sur les habitudes et présupposés tacites.»1 Les jugements portés sur le savoir tacite traditionnel de la fabrication du fromage a permis à ces nouveaux producteurs d’établir des normes : il s’agissait de conserver les fondamentaux, tout en écartant certaines pratiques isolées qui ne servaient pas la cohérence globale du
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Richard SENNETT, Ce que sait la main ; la culture de l’artisanat, Paris, éd. Albin Michel, 2010, pp. 72. 1
produit. Le cahier des charges en résultant est précis et contraignant, mais il est aussi le gage d’une qualité identifiable à une échelle plus large que celle d’une production isolée. Il détermine une région, des modes d’élevage et des modes de production. Par exemple : les chèvres doivent sortir en pâture, le caillé doit être moulé à la louche, le fromage affiné au minimum onze jours chez le producteur, etc. Pendant les dix années précédant la mise en place de l’A.O.C., M. et Mme V. ont travaillé et appris seuls. Il leur aura fallu apprendre à résoudre les problèmes rencontrés sans l’aide d’une application scientifique des savoirs, et ce par leurs observations et leur pratique. Cette démarche empirique a formé leur main, leur œil. Ils ont appris à appréhender la matière dans sa transformation, à la comprendre, à en maîtriser les comportements. Il est fréquent d’observer la mise en place d’une recherche empirique dans l’expérience des métiers de transformation d’une matière. Abordant le travail du potier, dans son ouvrage La Face cachée de la terre, Daniel de Montmollin nous parle de cette relation particulière qu’entretien celui qui fait avec ce qu’il produit : «Sa connaissance des matières premières n’en sera bien souvent qu’approchée. Il va devoir “faire avec”, calcul et mesure lui servant de béquilles sur ce chemin caillouteux. En attendant que le feu donne ses réponses minérales, satisfaisantes ou non, toujours justes mais sans explications ni commentaires.»1 L’auteur nous dit encore que «Ce qui est brusquement découvert rassure, déconcerte ou interroge. On accepte ou on rejette, on précise toujours plus ses critères d’appréciation, on prend conseil de ce que le feu vous offre, on tire de nouveaux plans pour le travail à venir. Ainsi on se laisse former par cette matière qu’on a formée.»2 Ce dernier passage met en lumière une notion fondamentale dans la question de la recherche construisant une pratique : on se laisse former par cette matière qu’on a formée. La matière devient le guide du savoir, c’est elle qui établit ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Ce qui est intéressant est que celui qui fait détermine un cadre, un contexte dans lequel il doit laisser évoluer une chose qui ne dépend pas de lui. Bien souvent, une porte dont l’existence n’aurait pas été soupçonnée s’ouvre. La matière est ensuite maniable selon différents paramètres dont il faut user, comme autant de curseurs, pour parvenir à ses fins.
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Daniel DE MONTMOLLIN, La Face cachée de la terre, Saint Clément de Rivière, éd. Fata Morgana, 2004, pp. 32-33. 1
Ibid., pp. 38.
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Cette construction du savoir par la pratique s’observe à bien des échelles, et est applicable à de nombreux domaines. Abordant le travail du fromager et celui du potier, nous avons pu observer que le dialogue avec la matière manipulée peut devenir un guide dans l’acquisition du savoir. D’un point de vue plus pragmatique, le maniement des outils permet en partie ce dialogue. En effet, rares sont les métiers pour lesquels la main est l’outil unique, et où la matière se laisse transformer à la seule force du corps, sans plus d’intermédiaires. Dans l’ouvrage Lieux de savoir 2, les mains de l’intellect établi sous sa direction, Christian Jacob évoque le statut de l’outil et son évolution dans l’histoire : «L’outil est une prothèse externe qui apporte au bras humain une force et une portée inédites. Ces prothèses, généralistes et plurifonctionnelles à l’origine, vont se spécialiser en répondant à des besoins de plus en plus précisément identifiés : les formes des outils tendent à se standardiser, résultat d’un savoir-faire qui adapte les gestes de la fabrication et des matériaux à la fin recherchée.»1 Ainsi, dans la forme même du travail, le développement des outils et des instruments est sujet à une recherche guidée par la pratique. Il semble nécessaire, en effet, de pratiquer pour savoir comment transformer une matière, et pour transformer une matière il est souvent nécessaire, en premier lieu, de construire un outil. Cet outil qui devient périodiquement l’objet du travail effectué, sera construit selon une même logique d’essais/ erreurs. Logique toujours en vigueur lorsqu’il s’agit de faire évoluer l’outil pour qu’il s’adapte au mieux au travail de la transformation de la matière. Acteur du dialogue entre la main, le regard, la pensée et la matière travaillée, l’outil permet d’adapter le geste à l’effet recherché sur la matière inerte. Dans un cadre de travail “idéal”, il doit rester un dispositif ouvert, et entrer en intelligence avec le corps de celui qui le manie autant qu’avec la matière qu’il transforme. Il doit être au service de la tâche et ne pas devenir une contrainte empêchant la production, qu’il s’agisse de la production concrète du travail ou celle, induite, de la pensée. Évoquant l’apprentissage du piano, Christian Jacob démontre en effet que l’outil, conçu selon un système d’intelligence fermée, peut contraindre et étouffer les capacités naturelles d’invention et d’adaptation de la main : «Les dispositifs de “chiroplastie” musicale évoqués par Rémy Campos constituent […] un cas extrême où l’outil vise à transformer la main
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Christian JACOB, Lieux de savoir, Tome 2. Les Mains de l’intellect, Paris, éd. Albin Michel, 2011, pp. 31. 1
elle-même : des tringles et carcans digitaux adaptés au piano tentent de normaliser les gestes de l’exécutant en une mécanique routinière et sans âme, guidée par l’utopie d’un contrôle correcteur sur le corps et ses maladresses. Le jeu musical se réduit à une gymnastique digitale rationalisée à l’extrême, correspondant à un moment particulier de l’apprentissage du piano, dans l’Europe du XIXe siècle. C’est la main elle-même qu’il s’agit de mécaniser, de soumettre à une discipline répétitive et normative, calibrant pression, mobilité et écart des doigts. C’était faire bien peu de cas de l’intelligence de la main, de ses pouvoirs d’invention et d’adaptation pour résoudre au mieux les multiples défis dynamiques, expressifs et moteurs rencontrés par tout instrumentiste dans sa pratique : à chacun d’inventer ses propres détours pour pallier les déséquilibres de force, le défaut d’extension des doigts, sur le clavier d’un piano comme sur le manche d’un violoncelle.»1
L’acquisition et l’évolution de la pratique d’un métier, à travers cette relation particulière à la matière rendue notamment possible par le maniement des outils, dessinent les traits de ce que Geneviève Delbos et Paul Jorion appellent l’expérience : «C’est par l’exercice que l’on acquiert l’habileté, la sûreté du geste, la rapidité de la décision, l’élimination des temps morts. On économise en temps et en moyens, en d’autres mots on rationalise […]. Le frayage, c’est la répétition, c’est “à force”. “À force de forger” que l’on devient forgeron. Le frayage c’est aussi les raccourcis, la découverte des chemins les plus courts. L’expérience est aussi expérimentale : il faut retravailler les intuitions premières, les plier aux vérités qui s’imposent, éliminer les solutions provisoires.»2 La création de l’A.O.C. en 2000 a permis à de nombreux producteurs de mettre en regard leur expérience de ces savoirs pratiques, transmis et empiriques qu’ils mettent en œuvre dans leur production, avec la connaissance des techniciens fromagers. Le savoir des uns se combinant souvent avec celui des autres, la collaboration fut riche pour l’évolution de la connaissance des procédés de fabrication du produit. Cette collaboration a aussi permis d’analyser les légères variantes des modes de production existants pour en regrouper l’essentiel en un seul, référent. Cette homogénéisation a, entre
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Christian JACOB, Op. cit., pp. 32-33.
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Geneviève DELBOS et Paul JORION, La Transmission des savoirs, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 2009, pp. 33. 2
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autres, permis de revaloriser les savoirs en proposant un produit identifiable. Le savoir enseigné du technicien fromager et le savoir transmis et expérimenté du fromager semblent s’être combinés pour permettre cette direction homogène. Nous ne tenterons pas de donner de réponse définitive à la question que nous avions posé : faut-il savoir pour faire ou faire pour savoir ? car il serait vain de chercher à faire prévaloir une méthode plutôt qu’une autre. Ce qu’il est intéressant de constater, en revanche, c’est que le savoir peut venir de la pratique si celle-ci est mise en œuvre de manière consciente et maîtrisée, si celui qui met en œuvre garde l’œil ouvert sur ce qu’il fait, s’il est attentif et réceptif aux réactions de ce qu’il manipule. S’il peut, enfin, tirer parti de cette expérience pour mener à bien et faire évoluer le dessein qui est le sien.
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«Interroger l’habituel. Mais justement, nous y sommes habitués. Nous ne l’interrogeons pas, il ne nous interroge pas, il semble ne pas faire problème, nous le vivons sans y penser, comme s’il ne véhiculait ni question ni réponse, comme s’il n’était porteur d’aucune information. Ce n’est même plus du conditionnement, c’est de l’anesthésie. Nous dormons notre vie d’un sommeil sans rêve. Mais où est-elle, notre vie ? Où est notre corps ? Où est notre espace ? Comment parler de ces “choses communes”, comment les traquer plutôt, comment les débusquer, les arracher à la gangue dans laquelle elles restent engluées, comment leur donner un sens, une langue : qu’elles parlent enfin de ce qui est, de ce que nous sommes. Peut-être s’agit-il de fonder enfin notre propre anthropologie : celle qui parlera de nous, qui ira chercher en nous ce que nous avons si longtemps pillé chez les autres. Non plus l’exotique, mais l’endotique. Interroger ce qui semble tellement aller de soi que nous en avons oublié l’origine. Retrouver quelque chose de l’étonnement que pouvaient éprouver Jules Verne ou les lecteurs en face d’un appareil capable de reproduire et transporter les sons. Car il a existé, cet étonnement, et des milliers d’autres, et ce sont eux qui nous ont modelés. Ce qu’il s’agit d’interroger, c’est la brique, le béton, le verre, nos matières de table, nos ustensiles, nos outils, nos emplois du temps, nos rythmes. Interroger ce qui semble à jamais avoir cessé de nous étonner. Nous vivons, certes, nous respirons, certes ; nous marchons, nous ouvrons des portes, nous descendons des escaliers, nous nous asseyons à une table pour manger, nous nous couchons dans un lit pour dormir. Comment ? Où ? Quand ? Pourquoi ? Décrivez votre rue. Décrivez-en une autre. Comparez. Faites l’inventaire de vos poches, de votre sac. Interrogez-vous sur la provenance, l’usage et le devenir de chacun des objets que vous en retirez.»1
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Georges PEREC, L’Infra-ordinaire, Paris, éd. Seuil, 1989, pp. 11-12.
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Dans un article du Figaro entreprises, la journaliste Capucine Graby évoque le travail des artisans dans les ateliers de la maison Hermès. Elle explique que «Pour conserver son savoir-faire et celui de ses ouvriers, le groupe de luxe s’est lancé dans un vaste plan de formation.»1 La maison Hermès a adopté une idéologie basée sur le savoirfaire de ses artisans. À la base de cette idéologie, il y a la formation des artisans qui travailleront à la fabrication des sacs. L’apprentissage se fait en amont de l’intégration de l’entreprise par l’artisan : chez Hermès on forme avant de recruter. L’entreprise met en place des cycles de formation en partenariat avec des écoles. À la suite de la formation en C.A.P. dans l’une des écoles partenaires, l’artisan signe chez Hermès un contrat en C.D.D. d’une durée d’un an. À ce moment là, l’objectif pour l’apprenti est d’«apprendre cinq sacs dans cinq cuirs différents et dans cinq couleurs différentes.»2 Ensuite, le jeune artisan reste sous l’autorité de son tuteur pendant trois ans. La période d’apprentissage classique (les deux ans du C.A.P.) se trouve donc allongée de quatre années supplémentaires. Un des sept formateurs de l’atelier de Pantin l’explique ainsi : «On réapprend tout depuis le début, comme le repositionnement des mouvements. L’école donne une connaissance générale, mais Hermès, avec son fameux point sellier, ne ressemble à aucune autre société.»3 Cette idéologie basée sur le savoir faire des artisans, Hermès la développe de diverses manières. Dans les atelier de la division maroquinerie, chaque salarié fabrique une pièce de A à Z. L’artisan n’est pas un ouvrier dans une chaîne de production où il serait responsable d’une petite partie de la fabrication de l’objet. Il devient responsable de l’objet qu’il va concevoir : de l’assemblage des pièces de cuir jusqu’aux derniers détails des finitions. Ici, le travail aux pièces prend un tout autre sens. Nous sommes bien loin des systèmes de production des usines héritières du fordisme évoquées par Richard Sennett dans son ouvrage Ce que sait la main, où «la division du travail se focalise sur des parties plutôt que sur des ensembles»4 et où l’on pouvait déplorer «l’esprit amorti des ouvriers qui ne faisaient qu’une seule petite chose, heure après heure, jour après jour.»5 L’industrie du luxe a doté le terme pièce d’un prestige tout autre. Chez Hermès, une pièce est un objet fini, un tout, un ensemble.
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Capucine GRABY, Hermès bichonne ses artisans, in Le Figaro entreprises, 16 mai 2005. Ibid. 3 Ibid. 1 2
Richard SENNETT, Ce que sait la main ; la culture de l’artisanat, Paris, éd. Albin Michel, 2010, pp. 68. 5 Ibid., pp. 68-69. 4
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Comme dans une galerie d’art, on parlera d’une “très belle pièce”. La journaliste qualifie ce mode de fonctionnement au sein de l’entreprise de façon de responsabiliser la main-d’œuvre. La formule paraît légèrement réductrice, car Hermès va plus loin encore. Lors d’une visite effectuée par des élèves de l’E.N.S.C.I.-Les Ateliers sur le site de fabrication de Pantin, dans le cadre d’un projet en partenariat entre la maison Hermès et l’école, le responsable de l’atelier expliqua que chaque sac fabriqué par Hermès est garanti à vie. Cela signifie que Hermès effectue gratuitement toutes les réparations des sacs. Et c’est ici que la notion de responsabilisation de la maind’œuvre prend tout son sens : chaque sac est numéroté et signé par l’artisan qui le fabrique. Ainsi quand le sac revient, et si l’artisan travaille toujours dans la maison, il sera réparé par celui qui l’avait fabriqué. Il semblerait que ce système d’identification ne soit pas uniquement une numérotation nécessaire à la logistique du service de réparation des sacs. Ce fonctionnement au sein de l’entreprise, que la journaliste qualifie par la sobre formule de façon de responsabiliser la main-d’œuvre, apparaît plus comme le témoignage symbolique de cette phylosophie tournée vers le savoir-faire. Savoir-faire qui, sans ces travailleurs fortement qualifiés, n’aurait aucun sens. La valorisation du travail des artisans par des démarches de ce type, et l’intérêt qui est porté à la relation qu’ils entretiennent avec ce qu’ils fabriquent, expliquent en partie l’excellence et le prestige de la marque. Cet exemple permet de mettre en lumière la relation qui existe, ou qui peut exister par le biais de l’objet, entre celui qui fait et l’usager. Dans son ouvrage La Face cachée de la terre, Daniel de Montmollin interroge cette relation en abordant le travail du potier. D’après lui, «Tout potier sait qu’à l’évidence la forme naît du geste et que, réciproquement, de la forme on peut remonter au geste. […] Le potier s’enregistre dans sa terre, lui, sa maîtrise, mais aussi ses fatigues ou ses distractions.»1 L’objet serait alors un témoignage, une trace laissée par la présence de celui qui fait, qui a fait. Chacun des prestigieux bagages conçus dans les ateliers de la maison Hermès porte la trace de celui qui l’a fait, une sorte d’immatriculation, à la fois symbole et signe de reconnaissance. Sous une autre forme, le potier s’inscrit lui aussi dans sa production. Ses gestes, la tension de son corps au moment du façonnage de la terre, les traces intentionnelles ou accidentelles qu’il inscrira dans l’objet deviennent pour
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FAUT-IL SAVOIR POUR FAIRE OU FAIRE POUR SAVOIR ?
Daniel DE MONTMOLLIN, La Face cachée de la terre, Saint Clément de Rivière, éd. Fata Morgana, 2004, pp. 63-64. 1
l’usager la trace tangible du travail effectué. «Une trace renvoie toujours au vivant qui l’a laissée.»1, nous dit encore Daniel de Montmollin. Il semblerait que l’industrie du luxe, au même titre que l’artisanat d’art, bénéficient d’une situation particulière sur le marché de l’objet. Cette relation directe entre l’homme qui fait et l’objet qu’il fabrique est la conséquence d’un système qui se trouve à l’abri des considérations de production massive à cadence effrénée. Le prix souvent élevé des objets à la vente permet aux entreprises du luxe, comme à l’artisan d’art, de produire autrement, dans une excellence et un amour du travail bien fait (bien qu’il soit évident que cette relation de cause à effet puisse être explicitée dans le sens inverse : c’est le temps nécessaire à cette excellence et à cet amour du travail bien fait qui justifient en grande partie le prix de vente des produits.) La production de pièces souvent uniques fait du luxe une niche où il est possible de donner plus de temps à la qualité de la mise en œuvre. Ainsi, il n’est pas rare que de telles entreprises soient à l’origine de pratiques innovantes, qu’il s’agisse de la formation des travailleurs au sein de l’entreprise, de la mise en œuvre technique d’un matériau, du mode de communication sur les produits ou même, de la politique commerciale envisagée. Cette vision de la relation de celui qui fait à l’objet fabriqué, bien qu’elle soit réelle dans les deux cas précédemment évoqués, est quelque peu romantique si l’on prend en compte que la majorité des objets que nous utilisons ne portent pas de traces directes d’hommes et de femmes. La multitude des objets qui dessinent notre environnement quotidien porte, cependant, la marque du vivant, d’un système bien vivant. Système qui fut pensé, créé, façonné, alimenté, produit par et pour des hommes et des femmes. De la plus insignifiante à la plus remarquable, toutes les choses portent des marques, des témoignages de leur conception. Si l’on prend le temps de se pencher sur ce qui nous entoure, une multitude de signes et autres marques industrielles nous parlent des moyens mis en œuvre pour produire ces objets. On retrouvera des plans de joints de moulage, points d’injections, macarons de recyclage, numéros de série, pictogrammes et initiales des plastiques utilisés, mention du pays de fabrication, etc. Prenons exemple sur un objet devenu aujourd’hui une sorte d’icône, enfant de l’industrie française : le verre de cantine Duralex.
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Daniel DE MONTMOLLIN, Op. cit., pp. 65.
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Saint-Gobain met au point le procédé de verre trempé en 1939, la marque est alors spécialisée dans la fabrication de vitres automobiles. En 1945 Saint-Gobain dépose la marque Duralex et se lance dans la production de vaisselle en verre trempé. La réussite de l’entreprise est en grande parie liée à ce procédé de fabrication. Le verre trempé confère des qualités de résistance remarquables jusqu’alors inconnues pour des objets de vaisselle en verre. Cela permettra la diffusion massive des objets Duralex tant dans la sphère domestique que dans les collectivités. Ce matériau, qui ne s’ébrèche pas au lavevaisselle et qui résiste à des hordes de jeunes gens attablés à la pause de midi, a fait de la marque une référence culturelle et collective dont certains objets sont aujourd’hui des icônes. De cette diffusion de masse sont nées des pratiques et coutumes, jeux d’enfants, jeux de cantine variant légèrement selon les époques et les lieux. La plus répandue de ces coutumes est celle de l’âge au fond du verre. «Quel âge tu as ?». Âge fictif pour le temps du repas, âge variant de 1 à 48 ans. Le plus âgé, ou le plus jeune de la tablée se voyant attribuer la corvée d’aller remplir la carafe d’eau. Ce chiffre au fond du verre n’est pas un âge, nous nous en doutions. Il s’agit du numéro de l’un des 48 moules utilisés par l’entreprise Duralex pour fabriquer le verre. Rien d’autre qu’un repère, la marque d’un mode de production industriel qui se cache derrière ces jeux enfantins. Il semblerait que les repères liés aux modes de productions industriels deviennent des marques à travers ces pratiques de consommation. La principale différence, et pas des moindres, entre les marques présentes sur ce verre Duralex et les traces que l’on peut trouver sur un objet produit par notre potier est la présence dans le second cas de l’action directe de la main lors de la fabrication. Les premières nous parlent d’un monde, d’un système produit par l’homme, les secondes nous parlent d’un homme, directement. Homme qui, bien évidemment, s’inscrit lui-même dans un système et dans un monde produit par une intelligence et une culture commune. Mais le fait est là : ses gestes, ses mains, ont donné naissance à une chose qui porte en elle la trace d’un corps d’humain. «Merveilleux pouvoir de la main qui fait de l’objet une parole, un lieu de rencontre.»1 La chaîne devient un trait d’union. Dans les deux cas, il est question d’outils. La main et la machine sont autant d’outils qui permettent de concevoir ces choses qui nous entourent. Comme nous le dit Hubert Comte
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Daniel DE MONTMOLLIN, La Face cachée de la terre, Saint Clément de Rivière, éd. Fata Morgana, 2004, pp. 65. 1
dans son ouvrage Outils du monde, «l’outil est là pour permettre à l’homme de changer le monde, ou de s’en approprier des fragments. Il n’existe pas d’outil qui ne laisserait pas de trace.»1 La trace de l’outil semble donc être le signe visible de la volonté qu’a l’homme de changer et de s’approprier le monde dans lequel il vit. Il est intéressant de constater que dans chacune de ces situations, qu’il s’agisse de la trace laissée par un homme ou la marque d’un mode de production créé par l’homme, l’objet dialogue ou crée le dialogue. Merveilleux pouvoir que celui de l’objet, lui-même parole, rencontre. L’objet, par les marques et les traces qu’il porte en luimême, devient alors une entité lisible d’un ensemble complexe. Il fait sens. Cette lecture ponctuelle des choses, si l’on s’y applique de manière ouverte et curieuse, permet en somme de comprendre des bribes d’un ensemble parfois opaque. La démarche de compréhension, qui passe par la lecture des signes et qui peut devenir avertie, permet à chacun de nous, usager, de recréer le lien nécessaire pour entrer en intelligence avec le réel qui nous entoure. Objets, autant de témoignages de ce que nous faisons ici bas, qui nous parlent des humains que nous sommes et ce, à plusieurs titres. L’homme produit, et à ce titre il propose sa propre traduction, il laisse sa trace. Mais nous retrouvons aussi, en réponse à la trace qu’il laisse, l’appropriation, l’intégration et l’interprétation de cette réalité par le consommateur, l’usager. La créativité est ici assumée par l’usage et la consommation plutôt que par la production elle-même, ce qui témoigne d’une logique de faire avec ce qui est proposé et disponible.
MARQUES ET TRAVAIL(LEURS)
Hubert COMTE, Outils du monde, Paris, éd. de la Martinière, 1997. pp. 22.
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IL SEMBLERAIT QUE CE SOIT EN CUISINANT, ÉQUIPÉE D’UN TABLIER TAILLÉ CETTE FOIS-CI DANS UNE LOURDE TOILE DE COTON BLEUROI, QUE J’APPRIS À FAIRE DES PAS DE CÔTÉ.
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«De l’expérience tâtonnante des premiers gestes, des essais et des erreurs, il me reste cet étonnement : je croyais n’avoir jamais rien appris, rien observé, puisque j’avais voulu me soustraire, avec obstination, à la contagion de cette éducation de fille, puisque j’avais toujours préféré ma chambre, mes livres et mes jeux silencieux à la cuisine où s’activait ma mère. Pourtant, mon regard d’enfant avait vu et mémorisé des gestes, mes sens avaient gardé le souvenir des saveurs, des odeurs, des couleurs. Je connaissais déjà tous ces bruits : le chuintement de l’eau qui frémit, le grésillement de la graisse qui fond, le battement sourd de la main qui pétrit. Une recette, un mot inducteur suffisaient à susciter une étrange anamnèse où se réactivaient par fragments d’anciens savoirs, de primitives expériences, dont j’étais l’héritière et la dépositaire sans l’avoir voulu. Il fallut m’avouer que, moi aussi, j’étais nantie d’un savoir de femme, qu’il s’était glissé en moi, trompant la surveillance de mon esprit. Quelque chose qui me venait du corps et qui m’agrégeait au grand corps de femmes de mon lignage, pour m’incorporer à leur troupe anonyme. Je découvris peu à peu non pas le plaisir de manger de bon petits plats (j’ai peu d’attirance pour les délectations solitaires), mais celui de manipuler des matières premières, d’organiser, de combiner, de modifier, d’inventer. J’appris la joie tranquille de l’hospitalité anticipée, quand on prépare un repas à partager avec des amis, de la façon même dont on compose un air de fête, dont on dessine, les mains en mouvement, les doigts attentifs, tout le corps habité par le rythme de l’agir, et l’esprit comme en éveil, libéré de sa propre pesanteur, voletant d’idée en souvenir, saisissant enfin tel enchaînement de pensée modulant à neuf ce lambeau d’écriture. Ainsi m’a investi, subrepticement, sans que je m’en méfie, le plaisir secret et tenace de faire-la-cuisine.»1
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Luce GIARD, L’Invention du quotidien, Tome 2. Habiter, cuisiner, Paris, éd. Gallimard, 1994, pp. 215-216. 1
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La cuisine est l’un de ces lieux où modes et protocoles ont la part belle. S’y mêlent, s’y côtoient et s’y succèdent des techniques de découpe, des modes de cuisson, de façonnage, de mise en place, etc. Aux fourneaux, la clé de voûte semble être la recette. Cette dernière décrit la conduite à tenir, le protocole à suivre, pour mener à bien la transformation des produits et denrées brutes en un met préparé qu’il soit simple ou raffiné. Le novice, que l’on appellera débutant, suit la recette à la lettre, sa timidité vis-à-vis de l’action d’entreprendre l’empêchant de se projeter en dehors de cette trame sécurisante. Malgré la sagesse avec laquelle il suit les instructions données, le débutant n’en est pas pour autant assuré de pouvoir mener à bien son entreprise. Combien de fois n’avons-nous pas nous-mêmes avoué à une grandmère talentueuse l’échec cuisant (sans mauvais jeu de mots) à réaliser son doux et mémorable flan aux œufs ? Malgré les nombreuses tentatives de reproduction de ce chef-d’œuvre culinaire, les multiples leçons illustrées par les mains de la maîtresse de maison, les notes prises au dos d’une enveloppe, les souvenirs précis des recommandations diverses, l’approvisionnement en lait et œufs dans la même ferme que celle où elle se fournit, nous ne parvenons toujours pas à égaler la texture parfaitement lisse et douce de ce dessert que notre grand-mère qualifierait, avec amusement, de basique. L’échec, en cuisine, peut être un événement formateur pour tout débutant tenace. Pour les moins téméraires, il prend malheureusement la forme d’un événement décourageant car, ne supportant pas d’avoir passé autant de temps à la tâche pour un résultat si peu probant, ils laissent tomber. En somme, il semble que plusieurs attitudes voient le jour, décrivant les contours de la relation quasi instantanée qui lie la découverte de problèmes à leur résolution. En effet, le cheminement de celui qui cuisine est constitué d’un certain nombre d’expériences concrètes de la transformation des denrées. Certaines de ces expériences sont, comparativement au résultat escompté, des échecs. Exprimer qu’il y a dans l’esprit du cuisinier un résultat escompté signifie déjà que le rapport à la pratique culinaire est envisagée en terme d’objectif. Ce qui intéresse ici est le résultat, l’aboutissement goûtu des deux heures passées en cuisine à s’échiner à la tâche. Le débutant peu téméraire semble être handicapé par la
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relation, qualifiable de scolaire, qu’il entretient avec la recette. Se mettant à l’œuvre, son but est de suivre avec sérieux les instructions qui lui sont données. Il estimera, parfois à juste titre, que s’il ne suit pas le mode opératoire décrit par les étapes de la recette, il risquera de tout rater. La recette fait, pour lui, autorité. Cependant, et là résident bien les limites de l’autorité, le fait d’appliquer à la lettre un protocole et d’être fidèle à la marche à suivre pour réaliser une recette ne garantit pas au débutant de réussir ni de comprendre réellement ce qu’il fait, pourquoi il le fait. Sa curiosité ne s’étendra que bien rarement jusqu’aux clés de cette compréhension. Dans la pléiade des livres et revues de cuisine à notre disposition sur les étals des librairies et des magasins spécialisés dans l’univers de la maison, rares sont ceux qui s’étendent sur des explications techniques. Le délicat équilibre de la transformation des denrées mène à des modifications et réactions chimiques qui s’opèrent sous l’effet de la chaleur, du mouvement, de la fermentation, de l’humidification ou autres phénomènes. Ceci, et ce n’est pas très étonnant, ne nous est pas donné à lire ou à comprendre. Notre débutant n’a que faire de ces largesses scientifiques, lui qui, déjà, court dans sa cuisine, jonglant avec le réglage du temps et de la température de son four pour la cuisson de sa brioche. Brioche qui lui est pour le moment intégralement collée aux mains, la masse poisseuse et lourde de la pâte prenant au piège son alliance et les poils de ses poignets depuis déjà une bonne quinzaine de minutes. Ses mains sont désormais palmées, ce qui limite considérablement sa dextérité et augmente non moins considérablement son agacement. Ce qu’il souhaite savoir à ce moment là est certainement plus en lien avec la situation qui le rend prisonnier de cette pâte, qu’avec des considérations sur le pourquoi de la levée de la brioche, le principe de fermentation, le gaz carbonique dégagé, etc. Il voudrait qu’on lui dise si le pétrin dans lequel il se trouve est chose normale, car il commence à perdre espoir de voir se former la pâte homogène et lisse qu’on lui promet à la fin de l’étape 2 de la recette ; il est à deux doigts de tout mettre à la poubelle. La recette fait autorité, mais cette autorité ne lui est ici d’aucun secours. Ce qui semble expliquer l’éventuel échec de la recette est donc précisément l’autorité de la chose. Les instructions décrivant les étapes de la recette ont un caractère directif. Il y est décrit comment faire : comment couper le beurre, comment faire fondre le chocolat, dans
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quel ordre ajouter les choses, avec quel instrument mélanger le tout, etc. Ce qui n’est cependant généralement pas exprimé dans la recette est la question suivante : pourquoi faire les choses ainsi ? Nous exprimions à l’instant que le débutant empêtré dans sa pâte n’avait que faire des considérations techniques et scientifiques concernant la brioche. Comme nous le disions plus haut, la quête du résultat et la logique objectiviste combinées au caractère directif de la recette conduisent le cuisinier débutant à n’avoir qu’un seul but : que ça fonctionne (sans avoir forcément à se demander pourquoi). Chaque matin en se réveillant, le débutant peut constater que le soleil s’est levé. Le fait de se demander pourquoi le soleil se lève ne changera rien au fait que le soleil se lèvera le lendemain. Ainsi, en cuisinant, notre débutant adopte la même logique : il sait que sa brioche peut et doit lever (c’est écrit dans la recette), et il peut y parvenir sans se demander pourquoi les brioches lèvent (la preuve : il n’y a rien concernant cette question dans son livre). Il lui semble donc qu’il n’est pas nécessaire de comprendre pour faire. Pourtant, comprendre réellement les phénomènes concrets de la transformation des denrées lui permettrait de ne pas abandonner son exploration culinaire en cas d’échec, et de ne pas céder à cette voix intérieure qui lui murmure qu’il n’est pas “doué de ses mains”. Hervé Thys, directeur scientifique de la Fondation Science et culture alimentaire de l’Académie des sciences de Paris, propose des explications concrètes de phénomènes dans le domaine culinaire, décrivant ainsi les contours de ce qu’il appelle la gastronomie moléculaire. Nous retrouvons, dans l’ouvrage intitulé Le Larousse des desserts du célèbre pâtissier Pierre Hermé, un certain nombre d’éclairages scientifiques donnés par Hervé Thys. Il nous explique par exemple comment les blancs d’œuf montent en neige : «Les blancs d’œuf contiennent, notamment, de l’eau et des protéines. Celles-ci sont analogues à de petites pelotes repliées sur elles-mêmes. Certaines parties de ces molécules sont solubles dans l’eau et se trouvent à l’extérieur des pelotes, au contact avec l’eau ; tandis que d’autres parties, insolubles dans l’eau, sont enfouies au cœur des pelotes. Quand on monte des blancs en neige, les pelotes se déroulent, ce qui conduit à l’introduction de bulles d’air à l’intérieur. Les parties des protéines qui ne se dissolvent pas dans l’eau viennent spontanément au contact de l’air avec les bulles : elles évitent donc l’eau. Les bulles d’air sont ainsi enrobées
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de protéines, qui forment une coque stabilisatrice, piégeant l’air dans l’eau.»1 Il nous explique encore, avec une approche moléculaire de la gastronomie, pourquoi et comment le fait de fouetter excessivement les blancs d’œuf risque de provoquer l’effet inverse de celui escompté, pourquoi et comment se forment les grumeaux dans la crème anglaise, pourquoi il est nécessaire de laisser reposer une pâte, pourquoi il faut mettre un à un les œufs dans la pâte à choux, etc. Il semblerait que la compréhension de ce type de phénomènes qualifiés de moléculaires libérerait notre débutant du caractère directif de la recette, transformant son attitude exécutive en une attitude plus empreinte à l’initiative et à une sorte de créativité. Se confronter à l’échec, à travers la mise en lumière, la compréhension et la tentative de résolution des problèmes, amènerait le débutant à revoir la mise en pratique de sa production. Cela le conduirait à tenter sa chance une fois de plus en apportant des modifications à son entreprise. Dans ses essais successifs, le débutant résoudrait certainement le problème auquel il avait été confronté au tout début, mais précisant toujours plus ses intentions, il en découvrirait de nouveaux auxquels il devrait faire face. Cela signifie donc qu’il s’agit d’un cycle potentiellement infini qui ne trouve de point d’arrêt qu’aux limites de l’exigence dudit cuisinier. La construction de cette relation expérimentale à la matière pourrait transformer la simple exigence qui consiste à souhaiter que ça fonctionne, en une exigence tout autre : souhaiter savoir pourquoi ça fonctionne et ainsi accéder à une certaine maîtrise. Lorsque le cuisinier maîtrise certaines notions, par la compréhension issue de sa pratique et les explications concrètes des phénomènes, il est à même d’adopter un angle d’approche plus général, un point de vue plus autonome. Il comprend l’esprit de la recette et la logique de cette dernière qui devient alors, libérée de son caractère directif, un guide, une trame, une base. Cette base n’est plus un carcan mais devient une sorte de proposition qu’il est possible de modifier en toute conscience, sans risquer de tout rater. On parlera alors de ressource, de moyen.
Depuis toujours confrontés au besoin vital de se nourrir, les hommes ont développé cette étonnante capacité à s’adapter et à profiter des ressources qui leur étaient disponibles. Leur survie en dépendant ils ont appris, de tout temps et en tout lieu, à trouver, choisir,
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Hervé THYS, in Pierre HERMÉ, Le Larousse des desserts, Paris, éd. Larousse, 2006, pp. 39. 1
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cueillir, chasser, cultiver, préparer, cuire, accommoder, conserver et consommer un grand nombre de denrées. Cet apprentissage a donné naissance à un véritable savoir transmis de génération en génération. Comme nous l’explique Luce Giard, dans l’ouvrage L’Invention du quotidien, à propos des recettes régionales, les traditions culinaires sont intimement liées aux ressources disponibles localement, la diffusion et le voyage des denrées alimentaires étant un phénomène datant de seulement quelques générations : «On met souvent les différences constatées sur le compte d’une histoire culturelle régionale aux particularismes obscurs, alors qu’il s’agit de nécessités matérielles mises en forme par la tradition, d’une manière de s’adapter à la production agricole du lieu : quand on récolte en abondance tel légume ou tel fruit, il faut bien apprendre à le préparer et à le conserver.»1 C’est pourquoi l’on mange de la choucroute en Alsace. La production quantitative de choux ayant amené les locaux à apprendre un mode de conservation par fermentation, ce plat modeste est devenu une recette régionale. Ainsi, la logique du faire avec fut longtemps mère des modes culinaires et des recettes pratiquées et ce, particulièrement dans les contrées rurales. Il a fallu apprendre à accommoder les aliments disponibles les uns avec les autres, faire preuve d’une ingéniosité toute quotidienne et domestique pour proposer à sa tablée des variations sur une base modeste de choix de produits. La pomme de terre venue des Amériques à la fin du XVIIIe siècle a longtemps été réservée à l’alimentation des bêtes. Pouvant nourrir «à surface cultivée égale, cinq fois plus de gens que les céréales ordinaires»2 la pomme de terre attendra jusqu’à la fin du XIXe siècle pour devenir l’un des aliments de base de notre alimentation. Curieuse épopée que celle de cette dernière, dont la préparation connaît aujourd’hui un nombre de variations impressionnant. La logique du faire avec a ainsi été, sous la contrainte du besoin de se nourrir, l’alliée de l’innovation. Par manque, avec l’inconfort et le danger de la faim comme moteur, l’homme a su trouver des réponses à ses besoins, et construire ainsi des pans entiers de sa culture et de son histoire. Constater que notre débutant s’empêtre aujourd’hui dans les lignes fermes de sa recette et dans la masse collante de sa brioche ne manque pas de nous faire sourire. Lui qui rêve de voir monter cette brioche dont le souvenir le fait saliver, lui dont la grand-mère et l’arrière grand-mère ont sans doute
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Luce GIARD, L’Invention du quotidien, Tome 2. Habiter, cuisiner, Paris, éd. Gallimard, 1994, pp. 249. 1
Ibid., pp. 243.
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fait cette recette car il y avait là des œufs, de la farine, du levain et du sucre disponibles ; ne faudrait-il pas lui dire que ces instructions autoritaires ne sont que le fruit, le témoignage tangible et paradoxal d’une recherche empirique ? qu’il pourrait, comme nous le suggérions plus haut, envisager son rapport à la chose produite avec plus de souplesse, ne pas attendre la réponse qu’il cherche dans les instructions qui lui sont données ? aller même jusqu’à se permettre d’avoir de l’initiative ? que la cuisine est un des lieux privilégiés de la remise en cause, la groupie domestique de l’innovation. Cependant, soyons indulgents, car à la lecture de ce que nous dit Luce Giard, le fait de créer ne semble pas dissociable du fait de puiser dans ce qui a été : «les conduites alimentaires constituent un domaine où la tradition et l’innovation importent autant l’une que l’autre, où présent et passé se mêlent pour servir la nécessité de l’heure, fournir la joie d’un instant, convenir à la circonstance. […] Ces choses de la vie réclament autant d’intelligence, d’imagination et de mémoire que des activités traditionnellement tenues pour supérieures, comme la musique ou le tissage. En ce sens, elles constituent de droit l’un des points forts de la culture ordinaire.»1 Aussi, ce que nous raconte François Flahault dans son article Créer / faire avec, nous donne à penser que la relation à la création et aux variations culinaires ne peut naître du néant : «Beaucoup de gens, lorsque ce n’est pas pour une raison pratique — le manque d’un ingrédient — qu’ils modifient une recette, le font, je crois, parce qu’ils l’ont assimilée : ils en ont saisi l’esprit, il n’est plus nécessaire de la respecter à la lettre. Et même lorsqu’ils la respectent, se l’étant appropriée, ils ne la copient pas : on pourrait dire qu’ils génèrent à nouveau le plat.»2 Il semblerait donc que l’expérience de la manipulation, la compréhension des phénomènes mis en place et le développement de la culture des sens soient nécessaires pour prendre des libertés visà-vis d’une recette, d’un protocole, d’un mode connu. En somme, que l’action d’entreprendre et de créer ne sont pas dissociables des phases qui lui sont préliminaires : l’action de comprendre ce qui a été fait, d’avoir fait, de faire.
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Luce GIARD, Op. cit., pp. 214.
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François FLAHAULT. Créer/Faire avec, in Communications, n°64, 1997. La création. pp. 223. 2
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«On nous dit : “Le bonheur c’est le progrès, faites un pas en avant.” Et c’est le progrès… Mais ce n’est jamais le bonheur. Alors, si on faisait un pas de côté ! Si on essayait autre chose ! Si on faisait un pas de côté, on verrait ce qu’on ne voit jamais.»1 «La créativité consiste à savoir quoi faire à partir du moment où les règles sont impuissantes, ou bien quand il n’y a pas de règles du tout. C’est ce que fait un bon mécano une fois que ses instruments de contrôle informatique lui ont communiqué que la transmission d’une automobile était en bon état alors que ladite transmission continue à passer la mauvaise vitesse.»2
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Extrait du film L’an 01, écrit par GÉBÉ, réalisé par Jacques DOILLON, Alain RESNAIS et Jean ROUCH, UZ Production, 1973. 1
Frank LEVY in Matthew B. CRAWFORD, Éloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, éd. La Découverte, 2009, pp. 44. 2
Intéressons nous aux ordres établis par les protocoles. D’un point de vue social, le protocole est l’ensemble des règles établies en matière d’étiquette, d’honneur et de préséances dans les cérémonies officielles. Par extension, il s’agit des formes, et du respect de celles-ci, dans la vie en société. Il faut savoir “bien se tenir”, autant que “savoir y mettre les formes”. Le protocole donne naissance à des pratiques, à des manières, qui se veulent “bonnes.” Une pléiade de bonnes manières est donc à assimiler si l’on veut “tenir son rang en société”. Lieu de représentation longtemps chéri du Protocole, la table en offre un exemple très intéressant. Car c’est à table que l’on distingue les “honnêtes gens” des “goujats”. Il s’agit donc, en ce domaine, de s’astreindre à une discipline de fer et de respecter, au moins, les règles élémentaires de la politesse. La première d’entre elles est la patience. En effet, il n’est pas d’usage de s’approcher de la table sans y être invité par la maîtresse de maison et une fois assis, il faut attendre que tous les convives soient servis avant de commencer à manger. Peu importe si ce qu’il y a dans votre assiette refroidit, vous devez attendre que l’hôte d’honneur ou les maîtres de maison aient commencé. Aussi, la position correcte à table est la suivante : vous devez vous tenir droit sur votre chaise sans vous appuyer sur le dossier, vos bras doivent être le long du corps et vos poings sur la table, près du bord. Ne mettez pas vos coudes sur la table et n’adoptez pas cette attitude si déplaisante qui consiste à placer l’avant-bras parallèlement au bord de la table, à l’extrémité d’icelui. Il va de soi que les bruits de bouche, les éclaboussures, les précipitations en tout genre sont à proscrire. Ces recommandations diverses décrivent alors les contours de ce qui pourrait être un code de civilité. Dans son ouvrage La Fabuleuse histoire des légumes, Evelyne Bloch-Dano évoque le traité de civilité rédigé par Erasme de Rotterdam en 1530 : «Erasme de Rotterdam […] aborde dans son ouvrage De civitate morum puerilium l’éducation à la civilité, et en particulier la façon de manger. Les règles d’hygiène prévalent, interdisant de cracher, de s’essuyer avec la nappe ou de se forcer à vomir. Il est grossier de proposer à son voisin un morceau de viande qu’on aurait déjà touché, ou pire, porté à sa bouche.»1 On peut ajouter, dans les attitudes “bestiales” à éviter absolument, se balancer sur sa chaise, boire la bouche pleine, mettre les mains dans les plats, jeter les os sous la table, lécher ses doigts, cracher dans les assiettes, manger la
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Evelyne BLOCH-DANO, La Fabuleuse histoire des légumes, Paris, éd. Grasset & Fasquelle, 2008, pp. 43. 1
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bouche ouverte et parler la bouche pleine. Ainsi, si vous êtes malencontreusement interrogé alors que vous avez la bouche pleine, vous vous devez d’avaler calmement et de parler après avoir vidé votre bouche. Vous devez donc, et cela est d’ailleurs beaucoup plus élégant, faire de petites bouchées. Tous les comportements qui tiennent du goinfre sont à éviter, vous passeriez pour un pique-assiette qui ne sait pas se tenir. Tout ceci consiste donc à prouver votre bonne éducation. Il faut savoir avoir usage de son corps en toutes circonstances. Ce qu’il est intéressant de constater est que ces manières, édictant le protocole, composent des ordres établis qui divergent selon les cultures, dessinant ainsi une certaine diversité de traditions et coutumes plus ou moins locales. Le fait d’éructer à la fin d’un repas n’est pas, dans la culture coréenne par exemple, une marque d’impolitesse. Cela signifie au contraire que l’on a bien mangé. Par extension, cela revient à communiquer à votre hôte qu’il s’est bien occupé de vous. Aussi, dans la culture marocaine, il est d’usage de manger avec ses doigts dans le plat qui est commun et qui sert d’assiette à tous les convives. Le protocole en vigueur dans ce cas-là prévoit cependant que vous respectiez un espace déterminé fictivement par la place où vous êtes assis : vous ne pouvez pas raisonnablement attraper la pièce de poulet qui vous fait de l’œil à l’autre bout du plat. Les exemples sont nombreux et certaines de ces bonnes manières qui constituent le protocole peuvent nous sembler aujourd’hui obsolètes ou excessives. Cependant, par habitude, nostalgie ou conservatisme, résiste un conformisme à certaines notions, assimilables à des devoirs de forme. Il y a ce que l’on peut faire, ce que l’on doit faire et ce que l’on doit absolument éviter de faire. Il y a autorité. Il s’agit donc d’un ordre établi par un héritage culturel, sur des conventions sociales. La distance qui nous sépare de ces devoirs de formes est avant tout temporelle. Les règles ont été établies en regard des contextes sociaux de diverses époques. Bien que ces règles évoluent dans le temps, résistent des notions qui font référence. Ainsi, il est parfois difficile de mettre en perspective ces ordres établis avec le monde contemporain, la conformité à ces règles étant moins rigoureuse. Il semblerait en effet que le contexte contemporain soit moins soucieux de formalisme. Dans son article Les Techniques du corps, Marcel Mauss décrit ce que nous nommerons encore un ordre établi, comme étant «les façons dont les hommes, société par société, d’une façon
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traditionnelle, savent se servir de leur corps.»1 Il est question ici de la transmission de ces façons. Il aborde les techniques du corps dans des actes simples qui s’inscrivent dans le quotidien. Ces techniques sont analysées et classées en suivant les âges de l’homme : les techniques de la naissance et de l’obstétrique, de l’enfance, de l’adolescence et de l’âge adulte. On retrouve par exemple les techniques du repos et du sommeil, celles de l’activité et du mouvement, ou encore les techniques des soins du corps comme le frottage, lavage et savonnage. Mauss évoque ici la transmission et l’assimilation d’un héritage culturel à travers l’éducation et le mimétisme : «Dans tous ces éléments de l’art d’utiliser le corps humain les faits d’éducation dominaient. La notion d’éducation pouvait se superposer à la notion d’imitation. Car il y a des enfants en particulier qui ont des facultés très grandes d’imitation, d’autres de très faibles, mais tous passent par la même éducation, de sorte que nous pouvons comprendre la suite des enchaînements. Ce qui se passe, c’est une imitation prestigieuse. L’enfant, l’adulte, imite des actes qui ont réussi et qu’il a vu réussir par des personnes en qui il a confiance et qui ont autorité sur lui. L’acte s’impose du dehors, d’en haut, fût-il un acte exclusivement biologique, concernant son corps. L’individu emprunte la série des mouvements dont il est composé à l’acte exécuté devant lui ou avec lui par les autres. C’est précisément dans cette notion de prestige de la personne qui fait l’acte ordonné, autorisé, prouvé, par rapport à l’individu imitateur, que se trouve tout l’élément social.»2 Poursuivant son analyse de la construction des techniques du corps d’un individu, Mauss émet une réserve, dans une remarque, en ce qui concerne la justesse, disons l’intelligence de ces actes ordonnés, autorisés, prouvés : «Dans toute société, tout le monde sait et doit savoir et apprendre ce qu’il doit dans toutes conditions. Naturellement la vie sociale n’est pas exempte de stupidité et d’anormalités. L’erreur peut être un principe. La marine française n’apprend que depuis peu à nager à ses matelots. Mais exemple et ordre, voilà le principe.»3 Il consent que cette autorité ne fasse pas toujours sens avec le contexte dans lequel elle est appliquée (on peut le voir à travers l’exemple des matelots qui ne savent pas nager), cependant la conclusion n’en est pas moins que cet ordre établi fasse état de principe. Dans un premier exemple, celui du protocole édictant le code de la table, nous avons pu observer que l’autorité était
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Marcel MAUSS, Les Techniques du corps, Article originalement publié au Journal de Psychologie, XXXII, ne, 3-4, 15 mars - 15 avril 1936. Communication présentée à la Société de Psychologie le 17 mai 1934. 2 Ibid. 3 Ibid. 1
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avant tout sociale et culturelle. Nous émettions l’hypothèse que la distance temporelle, entre le moment de l’édiction des règles et leur application dans une société contemporaine, permettait de remettre en cause leur pertinence et leur sens vis-à-vis de cette nouvelle société. Cette distance serait ainsi un moyen de se questionner, et de créer ce qui fait sens dans une réalité qui est la nôtre. Dans l’exemple donné par Mauss, à propos des techniques du corps, vient s’ajouter une notion nouvelle au fait social et culturel : l’acte d’éducation. Et cet acte d’éducation n’est pas anodin en ce qu’il est basé sur la relation humaine de transmission qui est mise en place entre l’éducateur et l’éduqué. Comme le décrit l’auteur, l’acte d’éducation n’est pas neutre car il prend en compte la relation de confiance nécessaire à la transmission. Il s’agit, en effet, d’un rapport émotionnel profondément humain. La remise en cause de l’ordre social et culturel établi par transmission, dans le cas où celui-ci ne serait pas ou plus pertinent en regard de l’évolution de l’éduqué, est donc possible à la seule condition que ce dernier s’émancipe de l’éducateur. En ce qui concerne les techniques du corps, l’émancipation peut se manifester de diverses manières. L’éduqué peut, par exemple, se référer à un autre éducateur qui lui paraîtrait plus digne de sa confiance. Il peut aussi, et cela nous semble naturel, se référer à sa propre expérience. En effet, qui d’autre que l’être éduqué connaît mieux son corps que lui-même ? C’est ainsi par la pratique et l’acquisition d’une connaissance intime, en l’occurrence celle de son propre corps, que s’émancipe celui à qui l’on expliquait jusque-là ce qu’il est bon de faire. Cette émancipation, condition principale à la prise de distance visà-vis d’un ordre ou d’un exemple, symboliserait alors le début de l’autonomie et de l’indépendance intellectuelle de l’être éduqué. En ce sens, l’indépendance qui est notamment permise par l’expérience et la pratique semble être la condition première à la remise en cause d’un ordre établi. Si l’on considère le système mercantile comme un ordre établi, définissant des modes de production, de distribution et de consommation, nous pouvons constater que le consommateur qui se trouve en bout de chaîne est sous l’autorité de cet ordre établi. Il y a ce
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qui est disponible, ce qui lui est proposé, et malgré l’apparence d’une diversité dans l’offre, ce consommateur demeure dépendant, à la merci presque, de ce que l’on voudra bien lui donner comme consommable. L’ordre commercial tend ainsi à établir un modèle dont le pouvoir est lié au monopole de la définition de l’offre. Il devient alors complexe pour le consommateur de s’inscrire dans une démarche d’indépendance par rapport à un modèle qui opacifie et complexifie ce qui nous permettrait d’avoir une prise sur les choses que nous consommons. Dans son ouvrage Éloge du carburateur, Matthew B.Crawford fait une analyse intéressante de ce manque de prise sur notre environnement matériel : «Cet ouvrage propose une série d’arguments en faveur d’une forme de travail vraiment utile. Il explore également ce qu’on pourrait appeler l’éthique de l’entretien et de la réparation. Ce faisant, j’espère qu’il aura quelque chose à dire aux personnes qui, sans exercer professionnellement ce genre d’activité, s’efforcent d’arriver dans leur vie à un minimum d’indépendance (self reliance) matérielle à travers la connaissance pratique des objets matériels qui nous entourent. Nous n’aimons pas que ce que nous possédons nous dérange. Pourquoi certains des nouveaux modèles de Mercedes n’ont-ils plus de jauge à huile ? Qu’est-ce qui nous séduit dans l’idée d’être débarrassés de toute interaction importune avec les choses qui nous entourent ? Poser ces questions fondamentales concernant notre culture de consommation, c’est aussi poser des questions fondamentales sur le sens du travail, parce que plus les objets utilitaires sont dociles et discrets, plus ils sont compliqués.[…] Tant comme travailleurs que comme consommateurs, nous sentons bien que nos vies sont contraintes par de vastes forces impersonnelles qui agissent sur nous à distance. Ne sommesnous pas en train de devenir de plus en plus stupides ? Pour avoir la moindre prise sur le monde, intellectuellement parlant, ne nous faut-il pas aussi avoir un minimum de capacité d’agir matériellement sur lui ?»1 Pour Crawford donc, la recherche de l’indépendance en tant que consommateur passe par la combinaison de l’action et de la compréhension. Il s’agit de prendre des libertés, de tendre à plus d’autonomie vis-à-vis de l’ordre établi, et ce par l’action d’entreprendre. Conseil que nous donnions déjà, dans un autre texte, à notre cuisinier débutant en lui proposant de prendre des initiatives en vue de s’émanciper de l’autorité de la recette (figure culinaire de
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Matthew B. CRAWFORD, Éloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, éd. La Découverte, 2009, pp. 13-14. 1
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l’ordre établi). Crawford nous dit que ce goût pour l’autonomie semble répondre à un besoin profond : «le besoin de rendre notre univers intelligible afin de pouvoir nous en sentir responsable.»1 Nous retrouvons donc ici la notion de responsabilité, que l’ordre établi semblait avoir jeté aux oubliettes. Il faudra alors déterminer, dessiner des possibles de cette prise de responsabilité en tant que consommateurs, qu’acteurs de cette consommation. Pour l’auteur, cela passe notamment par le fait de réparer. Cette prise sur l’objet conçu et consommé mène à plus d’indépendance. En effet, si l’on est capable de comprendre et de réparer un objet de notre environnement, on peut éviter l’option tristement et largement répandue de le jeter pour en acheter un nouveau. Notre culture de consommation nous ayant en effet accoutumés à changer un objet dans sa totalité alors qu’une seule petite pièce peut être à l’origine de son dysfonctionnement. Ce phénomène est aujourd’hui qualifié d’obsolescence programmée. Il s’agit alors, pour le consommateur, de prendre position. Position qui, ici, vise à remettre en cause cette dérive matérielle profonde du monde réel. Nous parlant des pratiques du consommateur dans son ouvrage L’Invention du quotidien, Michel de Certeau dresse un tableau des trajectoires officieuses de consommation qui prennent vie dans le quadrillage de ce qui est ordonné, prescrit par l’offre : «Producteurs méconnus, poètes de leurs affaires, inventeurs de sentiers dans les jungles de la rationalité fonctionnaliste, les consommateurs produisent quelque chose qui a la figure des “lignes d’erre” dont parle Deligny. Ils tracent des “trajectoires indéterminées”, apparemment insensées parce qu’elles ne sont pas cohérentes avec l’espace bâti, écrit et préfabriqué où elles se déplacent. Ce sont des phrases imprévisibles dans un lieu ordonné par les techniques organisatrices de systèmes. Bien qu’elles aient pour matériel les vocabulaires des langues reçues (celui de la télé, du journal, du supermarché ou des dispositions urbanistiques), bien qu’elles restent encadrées par des syntaxes prescrites (modes temporels des horaires, organisations pragmatiques des lieux, etc.), ces “traverses” demeurent hétérogènes aux systèmes où elles s’infiltrent et où elles dessinent les ruses d’intérêts et de désirs différents. Elles circulent, vont et viennent, débordent et dérivent dans un relief imposé, mouvances écumeuses
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FAUT-IL IMAGINER POUR FAIRE OU FAIRE POUR IMAGINER?
Matthew B. CRAWFORD, Éloge du carburateur, Essai sur le sens et la valeur du travail, Paris, éd. La Découverte, 2009, pp. 14. 1
d’une mer s’insinuant parmi les rochers et les dédales d’un ordre établi.»1 Ici, ce que nous aurions pu nommer “désordre” ou “chaos” dans l’ordre établi prend une toute autre forme. En effet, il ne s’agit pas de faire basculer l’ordre établi pour tendre au désordre ou à l’anarchie. Il s’agit de mettre à profit l’architecture que l’ordre établi met à la disposition de chacun de nous, de faire avec. Une architecture, un cadre, un terrain, un relief imposé, un quadrillage, autant de lieux de contraintes établies avec lesquelles nous sommes libres de jouer, de composer en y puisant la matière nécessaire. Un matériau donc, l’ordre établi. Ce qui entre en jeu est alors la méthode et les moyens dont nous disposons en tant que consommateurs, moyens qui définiront ce que l’on va pouvoir faire avec cet ordre. Il s’agit aussi de trouver la porte d’entrée qui permette d’avoir accès à cette matière. Il semblerait qu’il faille se saisir des occasions qu’elle nous donne. Nous retrouvons ici ce que nous avons nommé ailleurs l’opportunisme occasionnel. Michel de Certeau nous parle de la tactique qui permet de jouer avec ce terrain, en en tirant parti : «La tactique a pour lieu que celui de l’autre. Aussi doit-elle jouer avec le terrain qui lui est imposé tel que l’organise la loi d’une force étrangère.[…] Elle fait du coup par coup. Elle profite des “occasions” et en dépend, sans base ou stocker des bénéfices, augmenter un propre et prévoir des sorties. Ce qu’elle gagne ne se garde pas. Ce non lieu lui permet sans doute la mobilité, mais dans une docilité aux aléas du temps pour saisir au vol les possibilités qu’offre un instant. Il lui faut utiliser, vigilante, les failles que les conjonctures particulières ouvrent dans la surveillance du pouvoir propriétaire. Elle y braconne. Elle y crée des surprises. Il lui est possible d’être là où on ne l’attend pas. Elle est ruse.»2 Et l’on retrouve ainsi la ruse. Ruse de l’intelligence qui définit la mètis des Grecs mise à jour par Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, décrivant qui serait cet homme doté d’une telle intelligence : «L’homme à la mètis est sans cesse prêt à bondir ; il agit dans le temps d’un éclair. Cela ne veut pas dire qu’il cède, comme le font d’ordinaire les héros homériques, à une impulsion subite. Au contraire sa mètis a su patiemment attendre que se produise l’occasion escomptée. Même quand elle procède d’un brusque élan, l’œuvre de mètis se situe aux antipodes de l’impulsivité. La mètis est rapide, prompte comme l’occasion qu’elle doit saisir au vol, sans la laisser passer. Mais elle est rien moins que
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Michel DE CERTEAU, L’Invention du quotidien, Tome 1. Les Arts de faire, Paris, éd. Folio, 2008, pp. 57. 1
2
Ibid., pp. 60-61.
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légère : lestée de tout le poids de l’expérience acquise, elle est une pensée dense, touffue, serrée ; au lieu de flotter ça et là au gré des circonstances, elle ancre profondément l’esprit dans le projet qu’elle a par avance machiné, grâce à sa capacité de prévoir, par-delà le présent immédiat, une tranche plus ou moins épaisse du futur.»1 Dans ces considérations nous retrouvons de nombreux points mis à jour lorsqu’il s’agit d’évoquer l’homme de l’art et, de manière plus générale, celui qui crée. Dans son texte L’Éloge de la main, Henri Focillon fait de la main la figure de cette intelligence. Cette main, expérimentée par le temps de l’ouvrage, est dotée du sens de l’occasion : «La main semble bondir en liberté et se délecter de son adresse : elle exploite avec une sécurité inouïe les ressources d’une longue science, mais elle exploite aussi cet imprévisible, qui est en dehors du champ de l’esprit, l’accident.»2 La main fait alors de l’accident une ressource nouvelle, comme si, brassant ce qui est, elle avait fait émerger ce qui n’aurait pas dû être, ce qui, cependant, pourrait être. Et elle s’en saisit, ne fléchissant pas sous le poids de ce qui semble être un échec selon ce que définissent les règles et les conventions. La main adopte le fruit de ce brassage, en tire profit, le travaille, pour que soit une chose nouvelle. En suivant l’objectif de son travail, la main découvre alors des moyens dans ce qui est communément admis comme des contraintes.
Poursuivons sur cette notion de moyens. Dans son ouvrage La Pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss distingue et compare deux types de connaissances. Il s’agit d’une part des connaissances liées aux sciences exactes et naturelles, et d’autre part des connaissances issues de la science concrète qu’il qualifie de première. Pour illustrer son propos, il décrit l’activité communément désignée par le terme bricolage, qu’il met en perspective avec l’activité de l’ingénieur. L’auteur dégage alors deux logiques de projet. «Le bricoleur est apte à exécuter un grand nombre de tâches diversifiées ; mais, à la différence de l’ingénieur, il ne subordonne pas chacune d’elles à l’obtention de matières premières et d’outils conçus et procurés à la mesure de son projet : son univers instrumental est clos, et la règle de son jeu est de toujours s’arranger avec “les moyens du bord”, c’est à dire un ensemble à chaque instant fini d’outils et de matériaux, hétéroclites au surplus,
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FAUT-IL IMAGINER POUR FAIRE OU FAIRE POUR IMAGINER ?
Marcel DETIENNE et Jean-Pierre VERNANT, Les Ruses de l’intelligence, La Mètis des Grecs, Paris, ed. Flammarion, 1974, pp. 22. 1
Henri FOCILLON, Vie des formes, suivi de Éloge de la main, Paris, 3e édition «Quadrige » / Presses Universitaires de France, 1988, pp. 120. 2
parce que la composition de l’ensemble n’est pas en rapport avec le projet du moment, ni d’ailleurs avec aucun projet en particulier, mais est le résultat contingent de toutes les occasions qui se sont présentées d’enrichir le stock, ou de l’entretenir avec les résidus de constructions et de destructions antérieures. L’ensemble des moyens du bricoleur n’est donc pas défini par le projet (ce qui supposerait d’ailleurs, comme chez l’ingénieur, l’existence d’autant d’ensembles instrumentaux que de genres de projets, au moins en théorie) ; il se définit seulement par son instrumentalité, autrement dit, et pour employer le langage même du bricoleur, parce que les éléments sont recueillis ou conservés en vertu du principe que “ça peut toujours servir”. De tels éléments sont donc à demi particularisés : suffisamment pour que le bricoleur n’ait pas besoin de l’équipement et du savoir de tous les corps d’état ; mais pas assez pour que chaque élément soit astreint à un emploi précis et déterminé. Chaque élément représente un ensemble de relations à la fois concrètes et virtuelles ; ce sont des opérateurs, mais utilisables en vue d’opérations quelconques au sein d’un type.»1 On peut ainsi considérer le projet comme un ordre établissant un programme : une marche à suivre, des actions à mener et des moyens à mettre en œuvre. Cela signifie que la définition du projet est antérieure à la définition des moyens à mettre en œuvre pour sa réalisation. C’est le cas, dans le passage précédent, du mode opératoire de l’ingénieur. Le projet est un ensemble qui n’a de corps que celui de l’intention, de la projection. Cette intention, axée vers un objectif, donne naissance à des moyens pour parvenir à une fin. L’ingénieur semble alors œuvrer selon un absolu. Le projet existe indépendamment de toute condition, et c’est à partir de cet absolu que l’ingénieur construit les moyens de parvenir à ses fins. Ici les moyens sont donc pensés et définis à la mesure du projet en particulier. En somme, on fait pour. Cependant, on peut aussi considérer le projet selon un autre point d’entrée : par exemple en déterminant que la définition du projet n’est pas antérieure à la définition des moyens. Selon un angle d’approche inversé, donc, on peut considérer que ce sont les moyens qui sont antérieurs aux intentions du projet. On entre dans une logique contraire à celle de l’absolu : celle de la conciliation. Ici, on fait avec. D’après la définition que fait Lévi-Strauss du travail du bricoleur, on comprend que cette antériorité des moyens sur la
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Claude LEVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, Paris, éd. Plon, collection Pocket / Agora, 1990, pp. 31. 1
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projection détermine un ensemble d’éléments (outils, matériaux, instruments, etc.) qui permettront le projet. Cet ensemble en est la base. Comme le fait remarquer l’auteur, l’ensemble instrumental du bricoleur est clos. On pourrait penser que cet ensemble fini restreint l’action du bricoleur, cependant, l’auteur apporte une précision qui n’est pas sans conséquences : «Comme les unités constitutives du mythe, dont les combinaisons possibles sont limitées par le fait qu’elles sont empruntées à la langue où elles possèdent déjà un sens qui restreint la liberté de manœuvre, les éléments que collectionne et utilise le bricoleur sont “précontraints”.»1 Les moyens dont dispose le bricoleur sont donc précontraints par le sens des parties qui constituent cet ensemble. Le bricoleur travaille avec des éléments dotés de sens, c’est en cela que sa démarche de projet nous intéresse particulièrement. D’après Lévi-Strauss, «l’ingénieur cherche toujours à s’ouvrir un passage et à se situer au-delà, tandis que le bricoleur, de gré ou de force, demeure en deçà, ce qui est une autre façon de dire que le premier opère au moyen de concepts, le second au moyen de signes. Sur l’axe de l’opposition entre nature et culture, les ensembles dont ils se servent sont perceptiblement décalés. En effet, une des façons au moins dont le signe s’oppose au concept tient à ce que le second se veut intégralement transparent à la réalité, tandis que le premier accepte, et même exige, qu’une certaine épaisseur d’humanité soit incorporée à cette réalité.»2 L’épaisseur d’humanité, dont il est question ici, est alors intrinsèquement liée aux moyens dont dispose le bricoleur. La manière dont il va user de ce sens, par ses choix ou dans l’association qu’il fera de ces éléments précontraints, détermine un nouvel ensemble qui a sa propre cohérence. Ce qui est intéressant ici, est que le sens qui se dégage de l’ensemble est lié à la somme d’éléments partiels, identifiables par ce qu’ils véhiculent de manière indépendante. Il s’agit non plus seulement d’un héritage matériel qui constitue une collection de moyens mais, par l’intervention du bricoleur, d’un nouvel ensemble dont l’héritage culturel est identifiable grâce aux signes que véhiculent les moyens. Ce bref parcours à travers divers ordres établis nous permet de situer le faire avec, la ruse, la tactique et le bricolage comme des réactions créatives aux héritages reçus et acceptés, ainsi qu’aux
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Claude LEVI-STRAUSS, La Pensée sauvage, Paris, éd. Plon, collection Pocket / Agora, 1990, pp. 33. 2 Ibid., pp. 33-34. 1
règles de fonctionnement, c’est ce qui permet de conquérir une certaine indépendance vis-à-vis des règles et des contraintes. Il ne s’agit pas d’aller contre l’ordre mais d’en tirer parti et d’en faire un moyen disponible. Une question se pose alors : cette intelligence, qui naît de ce mouvement au sein de l’ordre établi, questionnant l’ordre lui-même et ses établissements, le modulant au gré des occasions, définissant ainsi des lieux d’initiatives et d’indépendance, n’est-elle pas la clé véritable qui nous permet de rendre notre univers intelligible et de nous faire prendre conscience de nos possibilités ?
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CONCLUSION
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Au début du temps du mémoire, je me suis intéressée à la question des savoir-faire. À travers cette notion, c’est mon rapport à la recherche et au faire dans la pratique du design que j’entreprenais de questionner. Au commencement donc, je décrivais ma pratique comme celle de quelqu’un qui s’investit avec intérêt dans une recherche, avec peu d’attachement à l’objet, aboutissement de cette démarche. Ce goût pour la recherche je le définissais par le rapport que l’on peut entretenir avec un matériau et, grâce à ce dernier, par le dialogue fertile qui s’installe entre la tête et la main. Je m’interrogeais sur le statut des objets qui naissent d’une telle démarche, animée par le faire. Les questions étaient alors nombreuses : il s’agissait de découvrir à quel modèle se destinait une telle production, ou bien, quel modèle elle dessinait. Entrait alors en compte la question du contexte, celui qui porterait ma démarche. Pouvait-on envisager une pratique alternative, qui ne serait pas le fruit du tout art, du tout artisanat ou du tout industrie ? Afin de questionner ces notions, je me suis attachée à décrire et analyser une expérience de travail, celle de mes parents. Cette analyse d’un contexte précis de m’a permis de dégager des notions plus générales qui, une fois extraites de cet exemple particulier, m’ont conduite à une projection dans un contexte tout autre, celui de ma pratique en construction. J’ai alors découvert que l’héritage reçu et accepté, les savoirs transmis, l’apprentissage construit par expérience personnelle, le dialogue avec les choses manipulées, les règles de fonctionnement décrivent autant de déterminations d’un faire avec comme levier d’innovation. Contrairement à une démarche de création absolue, où il est nécessaire de créer des moyens à la mesure du projet, une démarche du faire avec considère que le cadre prédéterminé n’est pas ce qui limite à mais ce qui permet de. Ainsi, quel qu’il soit, le cadre détient un potentiel intrinsèque. Tous les éléments constituant le cadre, une fois considérés comme potentiels, deviennent des variables dont il est possible d’user, comme autant de curseurs, pour créer. Ce qui pré-existe à l’action, le cadre, devient alors un moyen. Ainsi, par l’analyse et la mise en place de mon positionnement, s’est détournée ma question initiale. Cherchant à ancrer ma pratique dans un contexte précis, au carrefour de l’art, de l’artisanat et de l’industrie, je découvre que ces différents contextes
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CONCLUSION
décrivent finalement des lieux, aux potentiels propres, qu’il est possible d’investir pour créer. C’est en somme à travers ces découvertes que j’ai redéfini ce que je croyais être ma démarche. Sur cette base, la pleine conscience, compréhension et maîtrise des moyens semble alors répondre à ma question sur la légitimité de décider d’une mise en forme, ainsi qu’à ma crainte de prendre des décisions arbitraires et dénuées de sens vis-à-vis du projet. Il semblerait qu’il y ait, entre une démarche conduite selon un absolu et cette démarche fondée sur les moyens, la même différence que celle qui sépare révolution et évolution. La production nouvelle n’est pas la conséquence d’une brusque rupture, mais elle est l’aboutissement d’une continuité progressive qui a pour ambition de s’intégrer et d’être intégrée au monde. Cette intégration semble être rendue possible par le fait que la recherche se fonde sur le monde lui-même, et que la production créative n’a d’autre ressort que les moyens qu’il lui offre. Elle se doit, donc, d’entrer en intelligence avec lui.
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FILM L’an 01, écrit par GÉBÉ, réalisé par Jacques DOILLON, Alain RESNAIS et Jean ROUCH, UZ Production, 1973.
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BIBLIOGRAPHIE ET ICONOGRAPHIE
LÉGENDE DES IMAGES 01 Soufflet de forge XIX siècle. e
02 Diagramme d’un soufflet à main pour cheminée. 03 Louche et bac de caillé avant le moulage. 04 Louche et bac de caillé avant le moulage. 05 Surface sculptée de la masse du caillé en cours de moulage. 06 Fromages en cours d’égouttage après le moulage. 07 Les Puech des Bondons et l’Eschino d’aze. 08 Chevreaux. 09 Entrée de la chèvrerie. 10 Verre Duralex «Gigogne». Marquage industriel au fond d’un verre Duralex «Gigogne». 11 «Le potier» photographie de Stéphanie Leborne.
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UN GRAND MERCI
à Odile Vincent pour son écoute, ses conseils avisés et son ouverture tout au long de ce travail, à Sophie Coiffier pour son regard, son soutien et sa patience, à M. et Mme V. dont l’exigence, les valeurs et l’intelligence dans leur rapport au monde ont dessiné les fondements de ce cheminement, à mes parents, donc, pour leur aide, leur confiance et leur amour infinis, à Julie, Perrine et Anaïs, à Margot et Mélanie pour nos longues discussions au cours de l’écriture, et en dehors, à Valérie pour son travail précieux, et à tous ceux qui m’ont aidée de près ou de loin.
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