Construire une observation

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Construire une observation 3

Yumiko Ohara Mémoire de fin d’étude sous la direction de Marie-Haude Caraës


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SOMMAIRE

Introduction : Des fourmis et des crevettes. 1990-1998 1re partie : Quelques réflexions déduites de l’observation des corneilles noires du Jardin des plantes du 3 janvier 2011 au 18 janvier 2011

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5 janvier 2011. Une première approche   Visible ou invisible ?

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7 et 9 janvier 2011. La corneille et l’emballage plastique d’une paille, les corneilles et les réserves de nourriture   Anecdotes

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9 janvier 2011 au 18 janvier 2011. Des désirs d’intégration   Apprivoisement, anthropomorphisme et habituation

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2e partie : Quelques réflexions déduites de l’observation des corneilles noires du Jardin des plantes du 18 janvier 2011 au 27 janvier 2011 24 janvier 2011. Une journée de recherche au Jardin des plantes, sur internet, dans des armureries, afin de trouver des outils pour imiter le cri de la corneille noire   Leurres et tromperies 3 janvier 2011. Le choix du sujet d’observation   Pourquoi avoir choisi la corneille noire ? Rôle des représentations   et des attentes dans l’observation du comportement des animaux 20 janvier 2011. La première et dernière séance de nourrissage au Jardin des plantes   Corneille-médiateur ou humain-médiateur ?

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3e partie : Quelques réflexions déduites de l’observation des corneilles noires du Jardin des plantes du 4 février 2011 au 26 février 2011 Le rôle de l’éthologie   Les zoos   Le centre de soins pour phoques   Les réserves naturelles 4e partie : Quelques réflexions déduites de l’observation des corneilles noires du Jardin des plantes du 2 mars 2011 au 29 avril 2011 Des échanges sur la corneille noire avec Romain Julliard, maître de conférences du Muséum national d’histoire naturelle   La transmission d’une culture animale sur les pelouses du   Jardin des plantes ?   Les macaques de l’île de Koshima   Les différentes formes d’apprentissage   Les indicateurs de culture animale   Mc Do et marineland : mise à jour d’une double culture ?

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Conclusion : Mardi 31 mai 2011, vendredi 3 juin 2011

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Bibliographie

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Introduction Des fourmis et des crevettes. 1990 - 1998

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Je vis en ville, je suis rarement en contact avec des animaux. Je suis terrorisée par les chiens, je me méfie des chats et je n’aime pas les pigeons. J’ai cinq ans, je me fais mordre au visage par un yorkshire. Peu de temps après, mon premier animal de compagnie, un poisson rouge nommé Hippopotame, meurt. J’avoue ne pas être terrassée de chagrin. Je trouve les hamsters et les cochons d’Inde de mes amies assez ennuyeux. Ce qui ne m’empêche pas de demander à mes parents de me laisser en adopter un, plus par recherche de conformité sociale que pour répondre à un réel désir.    Je suis en vacances à Binic, en Bretagne. J’ai beaucoup plus d’affection pour les crevettes grises que pour mon poisson rouge. La grande flaque au centre d’un pic rocheux est mon poste préféré, même s’il n’y a pas grand-chose à part des crevettes dont j’observe la nage à reculons. Je ne suis pas très efficace à la pêche à la crevette mais je ne m’en préoccupe guère. Tandis que d’autres remplissent des seaux de crevettes à manger le soir même, je me sers d’un pot vide de fromage blanc pour recréer un microcosme et espère fermement voir une crevette se faire manger par un crabe vert pour comprendre comment un prédateur si peu rapide par rapport à sa proie arrive à les capturer.    À Clichy, dans le jardin public, je me poste près de la fontaine-borne dont l’eau verte forme perpétuellement deux flaques de chaque côté, flaques où j’entraîne les fourmis à la nage en apnée. Elles ont chacune un carnet de natation où sont notées leurs progressions.    Dans le sud de la France, ma famille loue un bungalow, la structure propose de nombreuses activités, je ne veux en faire aucune, préférant observer la grande fourmilière devant la maison. Obsédée par les fourmis, je ne pense qu’à elles. Mes journées s’organisent plus ou moins autour de la fourmilière, le matin j’apporte quelques miettes du petit déjeuner, je les observe jusqu’au déjeuner. Ensuite, je pars à la plage tandis que la fourmilière reste inactive à l’extérieur à cause de la chaleur. En début de soirée, lorsque la chaleur retombe les fourmis forment une longue chaîne s’évanouissant dans les vignes situées à proximité, je ne peux en voir la fin. J’observe encore.    Le sujet de l’animal m’accompagne depuis longtemps et en un sens, mes études m’en ont encore rapprochée. Dans ma pratique du design, j’ai souvent questionné l’objet vivant, je me suis interrogée sur la présence

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ou non d’une âme dans les objets et sur les histoires construites à partir d’artefact pour insuffler la vie à l’inanimé. J’en suis arrivée à me poser la question du vivant animal, de l’animalité, de l’animal. Sans en avoir vraiment conscience, au terme de quatre années d’études je suis déjà immergée dans ce sujet, il me reste à l’assumer totalement. Le temps de la réflexion par l’écriture approche, je sais que les animaux m’y accompagneront mais qu’ils ne resteront plus dans l’ombre des recherches comme auparavant.    Après des détours par différents sujets se rapprochant plus ou moins de l’animal comme la dichotomie nature/culture ou le biomimétisme, un thème émerge : la mètis grecque ou les ruses de l’intelligence. La mètis a traversé la culture grecque, elle s’exerçait sur de nombreux plans mais n’a jamais connu de définition précise. Selon Jean-Pierre Vernant, historien et anthropologue spécialiste de la Grèce antique, « la mètis est une forme d’intelligence et de pensée, un mode du connaître, elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise, l’attention vigilante, le sens de l’opportunité, des habilités diverses, une expérience longuement acquise ; elle s’applique à des réalités fugaces, mouvantes, déconcertantes et ambiguës, qui ne se prêtent ni à la mesure précise, ni au calcul exact, ni au raisonnement rigoureux »1. Pour les hommes de la Grèce antique cette forme de pensée, ce mode du connaître pouvait être acquis au contact des animaux. On trouve de nombreuses références à certains animaux représentatifs de la mètis comme le renard ou le poulpe, ainsi que des textes faisant l’éloge de la chasse et de la pêche, activités où l’homme et l’animal pouvaient accroître leur mètis respective en se confrontant. Les rapports de force étaient constamment faussés par l’intervention de la mètis, les faibles n’étaient pas vaincus d’avance, et les forts pouvaient être défaits.

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Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, Les Ruses de l’intelligence. La mètis des Grecs, Paris, Flammarion, 2009, p. 10.


Aujourd’hui, la chasse et la pêche telles que nous les connaissions dans l’Antiquité sont devenues des disciplines secondaires, nous vivons dans une société où nous ne sommes plus que très rarement en contact direct avec des animaux sauvages. Le constat est le même pour l’animal qui nous accompagnait dans le travail, dans la vie quotidienne, il a disparu petit à petit. Et pourtant, le sens que les Grecs donnaient à la mètis grecque représente, à mon sens, la relation idéale entre homme et animal. Une relation où le dominant n’est pas défini clairement, où l’on se chasse, se cache mais toujours avec respect de la proie, du prédateur, une relation où chacun apprend de l’autre.    Devant le constat de la disparition de la mètis, j’aimerais tenter de trouver quels sont les nouveaux archétypes de relations homme/animal dans le monde contemporain. Des relations où l’homme et l’animal s’observent et s’interrogent, où la question de domination est encore en suspend,comme dans le cas du loup. Ce n’est ni l’animal domestique, ni l’animal d’élevage qui m’intéresse mais l’animal sauvage. Je ne souhaite pas simplement parler des hommes et de leurs représentations ou de la vie merveilleuse des animaux. Je désire aborder des situations dans lesquelles les animaux et les hommes s’influencent, se complètent, s’affrontent et modifient leurs relations. Des situations où les transformations des uns ont des répercussions sur les autres. Pour cela, l’éthologie semble incontournable, science de l’étude des comportements des animaux, elle parle d’hommes et de femmes essayant d’infiltrer le monde des animaux en les observant et en tissant différents liens avec eux.    Tout en me plongeant dans l’étude de cette science, je n’ai pas pu m’empêcher d’aller me confronter aux animaux et de retrouver le plaisir de jouer à l’éthologue. Un maillage s’est peu à peu formé entre mes observations d’amateur, les informations théoriques et les pensées philosophiques. En se croisant, expériences sensibles et faits scientifiques ont créé une cartographie des rapports homme/animal sauvage.

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1re partie Quelques réflexions déduites de l’observation des corneilles noires du Jardin des plantes du 3 janvier 2011 au 18 janvier 2011

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5 janvier 2011. Une première approche Visible ou invisible ? Lorsque l’on se prépare à observer un animal sauvage, le silence et la discrétion s’imposent. L’observateur fera donc attention à s’habiller de façon à se fondre dans le décor, à faire le moins de bruit possible dans ses déplacements, à garder le silence. Dans le cas de l’observation des corneilles noires du Jardin des plantes, c’est un peu différent, elles sont déjà habituées à l’homme : même si on ne peut les approcher à plus de quelques mètres, on peut tout de même les observer sans trop de difficulté. Paradoxalement, plus j’essaie d’être discrète, plus elles me repèrent vite et se méfient de moi. En me déplaçant doucement et en silence, elles me remarquent immédiatement mais ne prêtent nullement attention au couple qui déambule dans l’allée du potager à un mètre seulement de l’attroupement. Comme si les corneilles ne se préoccupaient pas qu’on passe à proximité d’elles mais plutôt qu’on les observe. Il est certain que le couple de promeneurs, aussi bruyant qu’il puisse être, n’est pas suspect aux yeux des corneilles contrairement à moi qui prend toutes les précautions pour les approcher. Serait-ce mon silence et mon effacement qui les éloigneraient ? En essayant d’être le plus invisible possible, je me rends suspecte car ma discrétion est le signe que j’ai quelque chose à cacher. Les corneilles noires sont des animaux craintifs, qui sont toujours chassés. Peut être ont-elles appris à se méfier de certains comportements humains ?    J’ai donc essayé de me déplacer sur un terrain dégagé, sans me soucier de mes mouvements et du bruit que je produisais. Ce fût un échec. Certes, les corneilles ne s’envolaient pas à la cime d’un arbre mais elles s’éloignaient d’autant de mètres que je m’approchais. Je souhaitais comprendre si le fait même de les observer était à l’origine de leur comportement de fuite. Je fis d’abord l’expérience de me promener à côté d’elles sans les regarder, elles continuèrent de sautiller en me surveillant du coin de l’œil mais tout en vaquant à leurs occupations.

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Puis, je renouvelais l’expérience en prêtant clairement attention à leurs faits et gestes, elles s’interrompirent aussitôt et s’éloignèrent du chemin que j’empruntais. J’avais déjà observé un comportement similaire face à l’appareil photo, lorsque je les observais à l’œil nu, elles restaient sur leur garde mais poursuivaient leur activité. En revanche, dès que je sortais mon appareil photo, elles cessaient toute occupation pour me surveiller. Pour les corneilles, l’intérêt que l’on peut leur porter est toujours synonyme de danger. Cet oiseau est un commensal, c’est une catégorie d’animaux opportunistes : ce sont des animaux non domestiqués, vivant au contact de l’humain et profitant de sa nourriture. Il est habitué à la présence de l’homme mais non à sa proximité.    La discrétion n’est pas le meilleur moyen de les approcher et l’observation est suspecte. Il faut en quelque sorte être visible et invisible à la fois. Être visible dans son comportement, présenter ses intentions, mais être invisible dans l’action d’observer. Il faut devenir prévisible.


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Dessin sur site le 05/01/2011, au Jardin des plantes, jardin de l’Êcole de botanique, Paris. Première approche des corneilles.


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7 et 9 janvier 2011. La corneille et l’emballage plastique d’une paille, les corneilles et les réserves de nourriture Anecdotes L’un des grands risques qui me guette en tant qu’observatrice amateur de corneilles noires est celui de l’anecdote. Raconter une histoire divertissante, autour de l’observation, à un moment particulier d’un comportement animal est assez aisé. Je peux, par exemple, raconter en détail comment, lors de ma dernière visite, une corneille s’est intéressée à l’emballage plastique d’une paille. La corneille s’est posée sur un banc, a pris l’emballage plastique dans son bec afin de l’avaler, elle s’est vite rendue compte de son erreur, a recraché l’emballage, puis, plutôt que de s’en désintéresser totalement, elle a continué de le triturer, de le retourner, de le prendre entre ses pattes. Le fait que la corneille, même en ayant pris conscience de son erreur, ait continué de s’intéresser à l’emballage est une attitude digne d’intérêt puisque nous pourrions nous questionner sur les raisons de l’attention portée à ce déchet. Cette conduite reste un bref récit d’un fait sortant de l’ordinaire. Pour que le comportement sorte de l’anecdote, il faut qu’il se réitère et qu’il puisse être de nouveau observé. Mais, de telles conduites sont rares, elles ont peu de chance d’être répétées. Il faut donc piéger les animaux grâce à un dispositif leur donnant la chance de pouvoir réitérer ce comportement afin qu’ils puissent témoigner de leur fiabilité. L’éthologie est généralement définie comme « la science étudiant le comportement des animaux », étymologiquement, « science des mœurs » : ethos, les habitudes et logos, science. L’éthologie est la science des habitudes, un éthologue prêtera toujours attention aux mœurs du sujet d’observation, ce sont les faits et gestes répétés qui observés lui permettront de poser une problématique et d’y répondre.    En proposant aux corneilles noires beaucoup trop de nourriture à un même endroit du parc et au même moment, je multiplie mes chances de confirmer l’information selon laquelle, après avoir vérifié qu’aucune de

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Dessin sur site le 07/01/2011, une allÊe du Jardin des plantes, Paris. La corneille et l’emballage plastique d’une paille.


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Dessin sur site le 09/01/2011, au Jardin des plantes, jardin de l’Êcole de botanique, Paris. Les corneilles et les rÊserves de nourriture.


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leurs congénères ne les regardent, elles cachent la nourriture en surplus en l’enterrant, allant même jusqu’à cacher le monticule de terre par une feuille ou de l’herbe arrachée. J’ai pu vérifier ce comportement cinq fois en moins de cinq minutes. Le comportement sort ainsi de l’anecdote et devient, selon la méthode d’éthologie classique, une attitude qui mérite d’être étudiée. Cette règle est, la plupart du temps scrupuleusement suivie ; pourtant, Robert Hinde, professeur de zoologie à l’université de Cambridge, eut l’occasion de surprendre une conversation entre Nikolaas Tinbergen et Konrad Lorenz, deux piliers de l’éthologie, interrogeant cette règle. La question était de savoir à partir de combien de fois il fallait observer un comportement particulier chez une espèce donnée avant de pouvoir affirmer qu’il était typique. Lorenz très bon observateur, répondit que cinq fois suffisaient ; à cette réponse, Tinbergen excellent expérimentateur ajouta : « Konrad ! Tu n’as jamais hésité à décrire des choses que tu n’avais vu qu’une seule fois ! », son interlocuteur dû bien en convenir 2. Pourtant, personne n’a à ce jour, remis en cause les observations de Lorenz sous prétexte qu’elles n’étaient qu’anecdotiques ; au-delà de l’anecdocte, ces observations étaient parlantes. Pour Jane Goodall, la réticence des scientifiques à accepter l’anecdote est un problème grave concernant l’ensemble de la communauté. Cette éthologiste avérée a toujours reconnu avoir recueilli des anecdotes les considérant comme des preuves importantes dans ses observations. L’anecdotique est, pour elle, une description soigneuse d’un événement inhabituel non inventé ou romancé détenant ainsi sa place dans les recherches éthologiques.

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Frans de Waal, Quand les singes prennent le thé, Paris, Fayard, 2001, p. 98.


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9 janvier 2011 au 18 janvier 2011. Des désirs d’intégration Apprivoisement, anthropomorphisme et habituation Cela fait quelques jours que j’essaie d’habituer les corneilles à ma présence mais sans grand changement, malgré mes quelques heures d’observation, je reste étrangère aux corneilles, ma présence ne signifie rien pour elles.    Je ressens le besoin de n’être plus fuie et d’être acceptée en tant qu’observatrice, en d’autres termes d’être plus ou moins introduite dans leur groupe. D’après différentes expériences d’éthologues, comme celle de Jane Goodall et ses babouins, se lier plus intimement avec un animal du groupe permettrait d’être accepté et intégré. Pour se lier avec un groupe, surtout avec un groupe qui a de bonnes raisons de craindre ceux de l’espèce humaine, il est nécessaire de se trouver un allié. C’est cet allié qui nous renseignera sur les règles, la politesse et les habitudes du groupe.    J’ai envisagé de me trouver un allié pour tenter de mieux comprendre les corneilles du Jardin des plantes. Les corneilles vivent en couple, elles restent avec le même partenaire toute leur vie, s’immiscer dans un groupe n’est pas chose facile, se faire accepter par un couple de volatiles lorsque l’on est un humain semble relever de l’exploit. Bien souvent en hiver, quand les conditions de survie deviennent difficiles, les corneilles non matures sexuellement et n’ayant pas encore trouvé leur partenaire de vie se rassemblent en groupes atteignant parfois une centaine d’individus. C’est le cas au Jardin des plantes. Plus qu’un groupe, c’est un attroupement sans hiérarchie dans lequel il est difficile de repérer les couples et les non‑matures, il n’y a pas de dominant, les corneilles ne tiennent pas de rôle précis dans ces attroupements. Difficile, alors, de repérer la corneille qui pourrait m’intégrer dans le cercle. Pour le moment, mon insertion semble compromise. Même si ce groupe me paraît pour le moment hermétique (le printemps sera une saison plus propice au repérage des couples grâce à la nidification), il me semble que je pourrais tenter de trouver d’autres corneilles ne vivant pas au Jardin des plantes et ayant

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atteint leur maturité sexuelle, afin d’essayer de n’être plus perçue comme un danger et créer un lien de confiance avec l’une d’entre-elles.    Construire un lien amène de toute évidence à la notion « d’apprivoisement ». J’effectue donc de rapides recherches à propos de l’apprivoisement des corneilles. Les témoignages sont unanimes, il faudrait trouver une corneille tombée du nid et l’élever en tant que parent substitutif. Cette solution ne me convient pas, premièrement à cause d’un problème de temporalité, nous sommes en hiver, or, la période de nidification se déroule de mars à juin, je trouve assez déplacé d’attendre qu’un petit tombe du nid pour le kidnapper (même lorsqu’un juvénile tombe du nid, il n’est pas rare que les parents continuent de le surveiller et de le protéger). Certaines attaques particulièrement agressives de corneilles au printemps sont expliquées par le passage d’un promeneur à proximité d’un jeune tombé à terre. C’est le fait d’apprivoiser qui me dérange. En effet, la notion « d’apprivoisement » en éthologie est sujette à débat : les puristes considèrent que lorsque l’on en vient à apprivoiser les animaux observés, on les transforme, on les humanise : « ce n’est plus la nature qui est observée, mais une forme de nature domestiquée, qui, dès lors, a perdu toute valeur, et dont le témoignage ne vaut plus » 3. Cet argument est soutenu par un autre qui est celui de l’objectivité : comment peut-on rester objectif avec des êtres auxquels on est à ce point lié ? J’aimerais que mon médiateur reste le plus corneille possible et qu’il soit le moins humain possible. Différentes histoires d’adoptions de juvéniles me poussent à penser que plus un animal est recueilli jeune, plus il se considère comme humain c’est-à-dire qu’il ne peut plus reconnaître l’espèce à laquelle il appartient. Ce fut le cas pour un poussin manchot empereur, abandonné par ses parents, puis recueilli par un étudiant de Pierre Jouventin. L’animal, qu’il soit oiseau ou mammifère, conserve son instinct qui lui dicte un jour de prendre son envol pour une migration ou de chercher un partenaire mais ayant été élevé par des hommes, ces animaux ne connaissent pas les codes de leur espèce et ne

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Vinciane Despret, Quand le loup habitera avec l’agneau, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002, p. 151.


craignent pas l’homme, ils n’arrivent donc pas à s’intégrer à un groupe. Si je décide d’élever une jeune corneille, je dois garder en tête que cette corneille n’aura jamais un comportement de vraie corneille. Elle sera une corneille-humaine. De plus, il est évident qu’en élevant un animal, je développerai des liens et un attachement particulier avec lui, ce qui me pose un problème de conscience. Quand l’expérience sera terminée, je ne pourrai pas renvoyer ma corneille sans crainte qu’elle ne s’intègre pas à un groupe, qu’elle ne reconnaisse pas ses prédateurs, qu’elle soit trop amicale envers les humains, je serai responsable de ma corneille, et je n’en ai, pour l’instant, pas l’envie.    Ce qui apparaît dans ce désir d’éviter d’apprivoiser un juvénile et qu’il ne devienne trop humain est le problème de l’anthropomorphisme. La première leçon donnée à un étudiant en comportement animal consiste à lui apprendre à se distancier de son sujet d’étude, à ne pas se mettre à la place de l’animal en lui prêtant des sentiments humains, attitude que l’on nomme « anthropomorphisme ». On recommande avec juste raison à l’éthologiste de ne pas s’identifier à l’animal s’il veut rester objectif. Habituellement défini comme l’attribution de caractéristiques humaines aux animaux, l’anthropomorphisme est implicitement considéré comme une erreur. Une simple accusation d’anthropomorphisme suffit à disqualifier n’importe quel travail éthologique. Cette erreur qualifie tout profane de l’éthologie.    Le phénomène de l’anthropomorphisme a été assez peu étudié en tant que tel, et, on connaît mal les conditions qui le favorisent. Mais, l’on sait grâce à des questionnaires, que les Occidentaux attribuent d’autant plus facilement de traits humains aux animaux qu’ils les jugent proches d’eux, biologiquement parlant, comme les primates ou émotionnellement proches comme le sont les animaux familiers, il paraît logique d’attribuer plus facilement des traits humains à un animal qu’on juge proche de soi, pourquoi le faire ? Selon l’anthropologue Stewart Guthrie, c’est parce que le monde animal est étranger à l’homme que nous cherchons à humaniser les animaux afin de les rendre familiers et compréhensibles et ainsi à en avoir moins peur. On tente de faire de l’étrange du familier et ainsi de réduire notre sentiment d’insécurité face à ce qui n’est pas humain. Défini ainsi, l’anthropomorphisme deviendrait un outil de base qui servirait aux humains à comprendre leur monde, un outil d’adaptation. Dans ce cas, la

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Dessin d’après photo prise le 14/11/2005 en Terre d’Adélie par Anthony Portier. Le Centre d’écologie fonctionnelle et évolutive à la base Dumont d’Urville.


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Dessin d’après photos prises le 15/06/2011 sur l’île de Crozet par Laëtitia Kemaléguen. Un manchot élevé par l’homme.


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Dessin d’interprétation d’après Les Confessions d’un primates de Pierre Jouventin p. 89. Élevé et imprégné de l’homme, le manchot empereur reste à l’écart de ses congénères.


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définition de l’anthropomorphisme serait « l’acquisition de la capacité à attribuer aux autres des états mentaux » 4, ce qu’on appelle en psychologie « la théorie de l’esprit » et serait un produit de notre évolution. Il est aisé d’imaginer l’avantage de pouvoir anticiper les comportements de ses rivaux et de pouvoir développer des stratégies sociales plus sophistiquées.    On comprend la difficulté de l’éthologue ou de l’amateur à ne pas tomber dans le piège de l’anthropomorphisme. L’attribution d’états mentaux humains aux animaux semble être une erreur innée. Toujours est-il que l’anthropomorphisme reste un ingrédient essentiel de tout lien émotionnel durable avec un animal, comme nous le prouvent les relations homme/animal de compagnie. Si nous ne pouvions pas croire qu’ils nous comprennent, qu’ils partagent partiellement notre vision du monde, la qualité de la relation serait altérée et l’attachement serait peut-être même impossible car le propriétaire de l’animal ne pourrait pas donner de sens aux comportements, y répondre, et ainsi s’engager émotionnellement dans la relation. La plupart des éthologistes sont d’accord pour dire que l’anthropomorphisme est une tentative naïve scientifiquement erronée pour comprendre les animaux, mais comment s’en prémunir ? Jusqu’où faut-il aller dans la méfiance à l’égard de notre perception spontanée et naturellement anthropomorphique du comportement animal ?    Comme on peut s’en douter, dès le début de l’existence de l’éthologie, le débat s’est mis en place : René Descartes a réfuté l’existence d’une continuité biologique mais aussi mentale entre l’animal et l’homme et Charles Darwin a répondu que la parenté de l’homme et de l’animal devait s’étendre au-delà de la matière, au domaine de la psychologie et des facultés mentales : « Les sens, les intuitions, les émotions variées et des facultés tels que l’amour, la mémoire, l’attention, la curiosité, l’imitation, la raison etc. dont l’homme se vante, peuvent être trouvés à l’état embryonnaire ou même parfois assez bien développés chez les

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Jean-Luc Renck et Véronique Servais, L’Éthologie, histoire naturelle du comportement, Paris, Seuil, 2002, p. 263.


animaux les plus bas dans l’échelle du règne animal » 5. Sans compter sur un naturaliste anglais, John Gould qui, en 1898, décrivait ainsi les animaux observés : « Le renard éduque son jeune avec le même soin et la même conscience que le ferait n’importe quel père humain, le castor construit son habitation avec la prévision d’un gradé militaire et l’habileté d’un architecte expérimenté, l’abeille vit dans une communauté bien réglementée, forme des états, et fonde des colonies, et la fourmi cultive le sol et fait pousser des plantes »6 . ces description jetaient le doute. Bien qu’anthropomorphiques, elles ne semblaient pas fausses pour autant. Certains éthologues tentèrent donc d’élaborer des méthodes, de nouveaux outils, pour contourner le risque d’anthropomorphisme.    Ainsi, John Broadus Watson (1878-1958) proposa l’interdit d’inférence et l’interdit d’empathie. L’interdit d’inférence est l’obligation pour l’observateur de s’en tenir rigoureusement à ce qu’il observe. Il ne doit rien inférer qu’il n’ait directement été observé. L’état subjectif de l’animal, la peur, l’anxiété ne sont pas prises en compte. L’interdit d’empathie est la règle qui interdit tout sentiment pour l’animal que l’on étudie. Le chercheur doit être le plus neutre possible, sa vision ne doit pas être déformée par ses sentiments. Ces interdits béhavioristes ont surtout marqué les États-Unis. En Europe, l’éthologie s’est développée sous l’impulsion de Lorenz qui était doté de capacité d’empathie exceptionnelle. Il pensait que l’émotion était au contraire importante pour comprendre le comportement animal et que « la science ne devait pas être pratiquée dans la croyance qu’il est possible d’être objectif en ignorant ses sentiments » 7. À propos du comportement d’une oie, il dira : « Nous ne savons pas, nous ne pouvons pas savoir ce qui se passe subjectivement chez une oie qui se tient devant

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Charles Darwin, La Descendance de l’homme par sélection naturelle, 1871, cité par Jean-Luc Renck et Véronique Servais, L’Éthologie, histoire naturelle du comportement, Paris, Seuil, 2002, pp. 266-267. 6 Jean-Luc Renck et Véronique Servais, L’Éthologie, histoire naturelle du comportement, op.cit., p. 262. 7 Ibid., p. 270.

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nous, manifestant tous les symptômes de la tristesse humaine. Mais il nous est impossible d’échapper au sentiment que sa souffrance et la nôtre se ressemblent comme deux sœurs »8. Lorsqu’il observait des animaux, son empathie n’était pas un obstacle mais un outil pour une meilleure connaissance de l’animal.    De même, le philosophe Maurice Merleau-Ponty pensait qu’un certain anthropomorphisme méthodologique pouvait favoriser l’empathie, et permettait ainsi de mieux saisir les analogies morphologiques, physiologiques, et significatives entre les hommes et les animaux. Cette méthode permis l’apparition d’un anthropomorphisme de l’éthique, un apprentissage de la vertu par analogie. En aidant l’homme à se rapprocher de l’animal, l’anthropomorphisme permet de ne plus craindre l’animal et d’éprouver de l’empathie à son égard. Cet anthropomorphisme éthique prend son sens, par exemple, dans les expériences menées par le psychologue américain Harry Harlow, à propos de la nécessité vitale de l’attachement chez les jeunes primates. Il avait séparé des centaines de petits singes de leur mère et les avait soumis à des expérimentations. L’une d’entre-elle consistait à proposer au jeune singe un substitutif maternel en fil de fer distributeur de lait et un autre en chiffon doux ne distribuant pas de nourriture, les primates même affamés préféraient se réfugier contre le leurre en chiffon au lieu de profiter de la nourriture 9. Devant les photos de ces expériences, il est très difficile de ne pas comparer les bébés primates à des enfants en bas‑âge, principalement en raison du regard. Cette comparaison paraît risible, mais, cet anthropomorphisme nous permet d’éprouver de l’empathie et de nous questionner : À quoi servent ces expérimentations sur les animaux ? sont‑elles nécessaires ? Cet anthropomorphisme permet de faire avancer le débat. Aujourd’hui, la plupart des éthologues condamnent les expériences de Harlow, qui se prolongèrent plus d’une vingtaine d’années, toujours dans le but de démontrer l’importance de l’accompagnement et du contact durant les premiers stades de développement chez les macaques.

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Konrad Lorenz, L’Agression, Paris, Flammarion, 2010, p. 124. Vinciane Despret, Bêtes et Hommes, Paris, Gallimard, 2007, p. 31.


Des éthologistes européens ont néanmoins cherché des solutions afin de contourner l’anthropomorphisme. En 1966, Peter Marler et William Hamilton recommandèrent à leurs collègues d’utiliser un langage aussi objectif que possible pour décrire le comportement. Décrire les mouvements à l’aide de coordonnées spatiales, les sons comme des onomatopées et les odeurs par analogies avec d’autres odeurs plutôt que par l’impression qu’elles nous font. Par exemple éviter de dire : « le cheval saute la barrière » mais plutôt : « le corps du cheval s’élève par dessus la barrière ». Cette solution a amené une autre difficulté, celui du risque de se retrouver avec un ensemble désorganisé de données. Pamela Asquith ajoutera que : « l’usage de métaphores anthropomorphiques dans la description du comportement animal est non seulement inévitable mais recommandé, car une description du comportement qui serait dépourvue de tout surcroît de signification, telle que pourrait l’enregistrer une machine, nous laisserait avec un ensemble de données éparses inutilisables et incompréhensibles »10. Dans la phrase : « A salue B », on comprend la volonté qui accompagne l’action, au contraire : « A étend le bras pour toucher B » ne nous rapporte à aucune intention ni volonté, il est donc facile de faire des fautes d’interprétation. Se refuser à percevoir l’intentionnalité apparente du comportement de l’animal serait se priver d’une source d’information importante pour la compréhension de ses fonctions. Malgré les tentatives d’évitement de l’anthropomorphisme, il semble plus astucieux de chercher un équilibre entre l’aide qu’elle peut nous apporter, et la limite à ne pas dépasser, afin de ne pas s’éloigner de sa capacité à être utilisée en tant que méthode.    Je me rends compte que dans la plupart des témoignages recueillis sur le terrain les auteurs ne parlent pas « d’apprivoisement » mais « d’habituation », je pense au début à un synonyme ou à un jargon éthologique pour contourner la problématique de l’apprivoisement, mais, je me rends compte peu à peu que l’apprivoisement diffère de

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Jean-Luc Renck et Véronique Servais, L’Éthologie, histoire naturelle du comportement, op.cit., p. 272.

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l’habituation qui est une méthode développée à la fin des années cinquante. Le but est d’habituer les animaux à la présence du chercheur et de tenter de se faire accepter dans leur groupe sans pour autant réellement apprivoiser les animaux. C’est grâce à cette nouvelle méthode en primatologie que les chercheurs ont appris qu’il est possible de banaliser pour un groupe de singes la présence de l’observateur, de suivre les animaux de près, d’apprendre à reconnaître chaque individu et de pénétrer ainsi dans l’intimité sociale du groupe. Cette méthode permet d’accroître la quantité et la qualité des données, mais, elle modifie aussi le statut de l’animal observé : ce n’est plus un groupe qui est étudié mais des individus à part entière. Peut-être y a-t‑il un équilibre à trouver entre apprivoisement et habituation. Apprivoiser signifie rendre moins farouche, plus docile, réussir à séduire. Habituer, traduit la volonté de faire prendre à quelqu’un l’habitude d’agir de telle ou telle manière par la répétition fréquente du même acte. Une habitude est une manière ordinaire, habituelle d’agir, de penser, propre à quelqu’un ou à un groupe de personnes. Il y a dans la définition d’« apprivoiser », synonyme de domestiquer, la notion de « domination » que l’on ne retrouve pas dans « habituer ». Apprivoiser tend à donner l’impression que c’est l’animal sauvage qui entre dans le monde humain, il lui fait franchir une frontière, alors que l’habituation donne l’impression de pouvoir échanger avec l’autre sans pour autant le forcer à sortir de son monde, de lui laisser le choix.    Jane Goodall a vécu cette expérience du nourrissage et de l’habituation de tout un groupe de babouins. Le babouin prénommé Greybeard lui a permis de « faire connaissance » avec la troupe de ses congénères. Des liens très forts se sont noués entre elle et le groupe de babouins. Pourrait‑on résumer son expérience en disant que Jane Goodall est devenue elle-même un peu chimpanzé ? Et que les chimpanzés sont devenus un peu humains ? Nous resterions alors sur le simple mode de l’identification ce qui serait trop superficiel. Il semble que Goodall et ses chimpanzés aient plutôt exploré une manière d’être soi au contact d’une autre espèce. Les chimpanzés sont restés des chimpanzés mais ils ont développé de nouveaux savoirs, de nouvelles manières de se comporter à cause ou grâce au contact de l’humain. Goodall a, elle aussi, développé de nouvelles manières d’être au contact du groupe de chimpanzés tout en restant profondément humaine.


Je pourrais essayer de trouver un médiateur-corneille grâce à cette méthode de l’habituation appliquée à une corneille adulte ne faisant pas partie d’un groupe. En choisissant une corneille adulte, je fais baisser le risque d’humanisation. Une corneille vient chaque jour grailler autour de mon vasistas, il est évident que le toit de ma chambre fait partie de son territoire. Cette corneille est aujourd’hui celle qui me semble le plus approchable. Elle vient quotidiennement, est habituée au lieu comme moi je le suis, nous sommes plus ou moins à l’abri des regards, des questions et des dérangements.

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2e partie Quelques réflexions déduites de l’observation des corneilles noires du Jardin des plantes du 18 janvier 2011 au 27 janvier 2011

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Dessin d’interprétation d’après L’Éthologie, histoire naturelle du comportement de Jean-Luc Renck et Véronique Servais, p. 83. Un bois de la ville de Leyde aux Pays-Bas.


24 janvier 2011. Une journée de recherche au Jardin des plantes, sur internet, dans des armureries, afin de trouver des outils pour imiter le cri de la corneille noire Leurres et tromperies Je ne peux plus me permettre d’attirer les corneilles du Jardin des plantes en les nourrissant, les jardiniers m’ayant prévenue qu’il est interdit de les alimenter. Je décide de rechercher ma corneille-médiateur dans un endroit plus tranquille, sur les toits de ma chambre ou sur la terrasse de l’Ensci. Les oiseaux sont très proches des humains par leurs capacités sensorielles, ils possèdent une vision colorée, leur audition est dans les mêmes gammes de fréquence et ils ont un très faible niveau olfactif. Je voudrais les attirer en imitant leur cri. N’arrivant pas à enregistrer le cri du rassemblement, ayant longuement cherché sans trouver, j’ai finalement acheté un appeau avec lequel je dois m’entraîner afin de recréer le croassement adéquat. Je leur fais croire, en les imitant, à la présence de nourriture. Durant l’opération je dois rester visible, utiliser l’appeau, puis, une fois repérée, disposer la nourriture. Ainsi, les corneilles seront capables de créer un lien visuel et auditif entre ma personne et la nourriture. Mon utilisation du leurre est différente de celle des chasseurs. Mon but n’est pas seulement d’attirer, mais de pousser les corneilles à faire le lien entre moi, le cri et les aliments.    Le leurre est un outil commun aux hommes et aux animaux, les uns cherchent à tromper par leur pelage, le mimétisme d’une branche, les autres cherchent à tromper à l’aide de pièges dissimulés, de faux sons, d’appâts. Il fût un temps, l’humain fabriquait des leurres pour tromper les animaux afin de les capturer pour, généralement, s’en nourrir. Pour l’homme, le leurre à acquis de nouvelles fonctions, il ne sert plus seulement à la capture des proies mais aussi à leur étude. La dissimulation, la tromperie et les leurres font partie des outils et des méthodes utilisées par les éthologistes. Charles Waterton, né en 1782, naturaliste anglais, fut un fervent défenseur des paresseux et probablement l’inventeur du nichoir artificiel pour oiseau. Ce fût l’un des premiers à s’intéresser aux

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Dessins d’après photo prise le 16/06/10 dans un jardin par P. Falatico. Guêpe fouisseuse.


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Dessin d’interprétation d’après L’Éthologie, histoire naturelle du comportement de Jean-Luc Renck et Véronique Servais, p. 83. Retour au nid d’une guêpe fouisseuse rapportant une abeille pour sa larve.


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comportements des animaux. À cette époque, en Europe, la zoologie ne regroupait pas encore autant de disciplines concernant l’étude des animaux, cette science était surtout constituée d’inventaires. Lors de voyages destinés au commerce ou à la découverte de nouveaux continents, de nouvelles espèces étaient sans cesse découvertes. Elles étaient répertoriées, collectées par les explorateurs pour être envoyées en Europe et les explorateurs prenaient rarement le temps de s’intéresser au comportement des animaux. Waterton fut l’un des premiers à observer son sujet dans son élément naturel en se dissimulant dans des troncs creux aménagés 11.    En 1932, Nikolaas Tinbergen, éthologue hollandais, proche ami de Konrad Lorenz, observe, lors d’une promenade, le manège inlassable d’une guêpe fouisseuse. Elle inspecte son nid, le quitte en prenant soin de dissimuler l’entrée, capture une abeille, rentre au nid, dégage l’entrée, livre la proie et recommence. Tinbergen en vint très vite à cette question : Comment, parmi des centaines de nids, chaque guêpe retrouve-t-elle la bonne cavité ? Cette question fut l’objet de sa thèse, L’Analyse des processus de reconnaissance du gîte chez la guêpe fouisseuse Philanthus triangulum. Pour y répondre, il formula une hypothèse : la guêpe était peut-être capable de mémoriser les repères de son environnement, telles que les pierres ou les branches. Il usa ensuite de son sens expérimental pour le vérifier. Il attendit qu’une guêpe prenne son envol pour nettoyer l’entrée du nid de tous repères visuels. La guêpe ne parvint plus à retrouver sa demeure. Sa deuxième expérience fût d’entourer l’un des nids de pommes de pin, une fois la guêpe partie, il déplaça le cercle ainsi formé. De retour, la guêpe se dirigea automatiquement vers les pommes de pin qui n’entouraient plus rien. Avec l’aide de ses étudiants, il entreprit même de déraciner des pins pour montrer que les guêpes utilisent des repères de grande échelle 12. Cette méthode des leurres fut grandement utilisée par Tinbergen. Elle

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Jean-Luc Renck et Véronique Servais, L’Éthologie, histoire naturelle du comportement, op.cit., p. 40. 12 Ibid., p. 83-84.


consiste à présenter au sujet un modèle du stimulus naturel dont on peut modifier les caractéristiques à volonté, celui-ci permet de révéler les paramètres de stimulus qui sont les plus efficaces, dont on peut affirmer qu’ils sont perçus. Dans la plupart des cas, un objet imitant grossièrement le stimuli naturel suffit à déclencher le comportement, il n’est pas rare que les leurres les plus grossiers obtiennent les meilleurs résultats. Tinbergen prouva ainsi que la tache rouge sur le bec des goélands était un stimuli déclencheur. Que ce soit avec de fausses têtes de goélands ou un simple bout de bois marqué d’un point rouge ou de tout autre objet muni d’un point au contraste fort, le jeune goéland frappe le point pour ainsi déclencher la régurgitation chez l’adulte. Avec son collègue Lorenz, ils appliquèrent la méthode des leurres au comportement de roulage de l’œuf de l’oie grise. Ces exemples montrent par leur diversité et leur aspect tangible, que la richesse de la méthode des leurres permet de dégager les configurations privilégiées, susceptibles de déclencher un comportement précis et ainsi d’explorer l’univers subjectif des animaux.    Selon Jakob Von Uexküll, chaque animal est en contact avec son environnement par l’intermédiaire de ses sens, et chaque espèce développe une interprétation propre du monde, ce que Uexküll appelle « Ümwelt », le monde propre de l’être vivant. Cette idée s’oppose à la pensée d’Emmanuel Kant où l’homme agit sur le monde, le configurant à sa guise et où inversement, l’animal est privé de monde car il ne peut agir sur son environnement à cause de l’absence de réflexion et de conscience de soi. Pour Uexküll, chaque être est sensible à quelques caractéristiques du monde qui l’entoure. Le monde de la tique par exemple se résume à trois caractères perceptifs et trois caractères actifs. Elle monte au sommet d’une branche guidée par sa sensibilité à la lumière, elle détecte l’odeur de l’acide butyrique que dégage les glandes sudoripares des mammifères, elle se laisse tomber sur sa proie, cherche une place dépourvue de poils, s’enfonce jusqu’à la tête dans la peau, aspire le sang , une fois repue elle se laisse tomber sur le sol où elle pond et meurt. Pour comprendre les animaux, l’homme doit s’immiscer dans leur ümwelt et cette action devient possible en partie grâce au leurre. Le leurre devient révélateur de significations. Lorsque Lorenz se voit forcé d’adopter la petite oie Martina restée en contact visuel avec l’éthologiste dès son

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éclosion le considérant alors comme sa mère, il devient le leurre de cette expérimentation imprévue. Le scientifique peut entrer dans le monde animal en produisant des situations dignes d’intérêt en utilisant l’outil du leurre. Ceux-ci assurent les transitions entre les différents ümwelt. Il est également intéressant de se pencher sur les capacités de l’homme et de l’animal à se faire tromper. Il est en effet plus facile de leurrer un homme qu’un animal. L’homme, parfois, se plait à se faire leurrer, il choisi de croire en ce qu’on lui raconte, en ce qu’on lui montre pour différentes raisons. Il est aussi plus aisé de tromper l’homme, parce qu’il cherche perpétuellement à interagir, ce qui n’est pas le cas de l’animal. Lorsque l’on présente un élément étranger dans le monde de l’homme, celui-ci s’y intéressera, cherchera à deviner la provenance de l’objet, sa fonction, son utilité. Pour intéresser un animal, il faut trouver l’objet qui prendra sens dans son ümwelt, qui sera digne de son attention.    Les éthologistes utilisent les leurres afin de tromper leurs sujets d’observation, mais la tromperie n’est pas étrangère aux animaux, c’est même le sujet d’étude privilégié de l’éthologie cognitive, l’étude de l’intelligence animale. Dans les relations proies et prédateurs, le développement de signaux trompeurs est la règle, camouflages, imitations d’une espèce inconsommable, les techniques sont nombreuses. L’une d’entre elles se nomme, la feinte de l’aile brisée 13.    De nombreux oiseaux nichant au sol pratiquent cette feinte. Si un prédateur s’approche trop près du nid d’un gravelot par exemple, celui-ci se manifeste en boitant et en laissant traîner l’une de ses ailes de façon à imiter un oiseau blessé. Le prédateur s’empresse de se diriger vers l’oiseau devenu une proie facile. Plus il se rapproche, plus l’oiseau semble retrouver ses forces, s’ensuit une course qui éloigne le prédateur de son point de départ, c’est-à-dire du nid ; une fois le prédateur assez éloigné, l’oiseau reprend son envol. Cette feinte est connue depuis longtemps des éthologistes, c’est un cas de coordination héréditaire. Ce fut Lorenz qui

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Jean-Luc Renck et Véronique Servais, L’Éthologie, histoire naturelle du comportement, op.cit., pp. 275-276.


découvrit ce phénomène. Les coordinations héréditaires se définissent par une suite de contractions musculaires produisant une séquence de mouvements caractéristiques et stéréotypés, comme, par exemple, la marche ou l’expression des émotions. Ces suites de mouvements sont innées, en effet, elles sont identiques chez tous les représentants de l’espèce, elles varient en forme et en intensité selon la distance génétique séparant celles-ci. Les séquences ne sont modifiées par aucune forme d’apprentissage, et il est souvent possible de trouver le centre nerveux qui en est responsable. Une fois déclenchées, elles s’exécutent jusqu’à la fin, même si, en cours de mouvement, elles perdent toute finalité. La feinte de l’aile brisée est un cas de coordination héréditaire, elle n’est pas une feinte intentionnelle. Chez l’oiseau, un comportement de tromperie est un signal ritualisé, biologiquement fixé. Ce n’est pas le cas pour d’autres animaux tels que les primates. Au fur et à mesure des observations, et après une enquête sur le sujet auprès de cent trente-cinq primatologues et la publication des résultats en 1988, la tromperie jusqu’ici considérée comme une interprétation anthropomorphique est analysée comme un comportement difficile à ignorer. L’éthologue Hans Kummer s’est intéressé aux mœurs et aux structures sociales des babouins Hamadryas, il rapporte un cas intéressant de manipulation sociale. Un jour, alors que le mâle dominant de la troupe se reposait, une femelle hamadryas se dirigea avec une lenteur inhabituelle vers un jeune babouin mâle derrière un rocher. Tout au long de sa progression, elle jeta de brefs regards vers le mâle dominant assoupi. Une fois hors de vue, elle se mit à épouiller le jeune babouin mâle 14. Les femelles sont fortement punies lorsqu’elles pratiquent le toilettage sur un autre mâle que le dominant. Son attitude laisse à penser qu’elle s’est dissimulée afin de prévenir les représailles possibles, se cacher du mâle dominant était une intention consciente. Un autre cas de feinte a pu être observé plusieurs fois, c’est l’utilisation du cri d’alerte sans raison valable, par exemple lorsqu’un jeune est poursuivi par un dominant, si le jeune pousse un cri d’alerte, le mâle dominant

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Vinciane Despret, Quand le loup habitera avec l’agneau, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002, p. 108.

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arrêtera la poursuite pour vérifier les alentours. Dans cette situation, le jeune manipule les émotions du mâle dominant. Andrew Whiten, professeur de psychologie de l’évolution à l’Université de Saint Andrews, en Écosse et Richard W. Byrne ont étudié les primates et la théorie de « l’intelligence machiavélique »15 suivant laquelle, ce serait en réponse à la complexité de leur environnement social que les capacités cognitives des primates seraient particulièrement développées. Ils distinguent deux niveaux de tromperie : l’un n’implique aucune intention comme dans le cas de la feinte de l’aile brisée, l’autre agit en vue de provoquer de fausses croyances, d’influencer et de manipuler. Dans le second cas, l’animal est capable de se représenter l’état mental de ses congénères, de plus, ce niveau de tromperie serait partitionné selon les espèces, la tromperie serait fréquente, mais souvent inconsciente chez les singes, alors qu’elle serait moins fréquente mais intentionnelle chez les anthropoïdes représentés par les chimpanzés, les gorilles et les orang-outangs.    La découverte de telles aptitudes en particulier chez les primates a dérangé la communauté humaine. En dehors des nouvelles capacités cognitives des singes, ces découvertes révélèrent l’inexactitude de l’image sauvage mais tendre et innocente des primates. Les singes pouvaient tromper, tricher, mentir. On découvrit les chimpanzés de Gombé observés par Jane Goodall attaquer d’autres troupes sans avoir été provoqués. Les singes patrouillaient aux frontières de leurs territoires et effectuaient des attaques organisées contre leurs voisins, ils pouvaient finir par s’entre‑tuer et même s’entre-dévorer 16. Les chimpanzés de Taï en Côte d’Ivoire dont le régime alimentaire est entre autre composé de petits singes colobes mirent un terme à l’idée du singe se nourrissant exclusivement de feuilles et d’insectes. Enfin, les chercheurs découvrir la présence d’infanticide au sein de plusieurs groupes de primates. Paradoxalement, ces comportements condamnés par la morale humaine trouvent toujours

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Vinciane Despret, Quand le loup habitera avec l’agneau, op. cit., p. 105. Jeffrey Moussaieff Masson et Susan McCarthy, Quand les éléphants pleurent, Paris, Flammarion, 2001, p. 189. 16


des explications logiques et peuvent même être transformés en vertu une fois retraduits par les théories de l’histoire naturelle. Ainsi, la jalousie des mâles stabiliserait les couples, la hiérarchie dominante deviendrait garante de paix, le mensonge, en donnant la possibilité de se mettre à la place d’autrui, s’avèrerait être une preuve de la plus haute considération pour leur semblable. Les femelles, en s’accouplant avec tous les mâles de la troupe tenteraient d’éviter l’infanticide, leur activité sexuelle s’expliquant ainsi non pas par un besoin ou un plaisir mais par une prévisibilité maternelle et l’infanticide lui-même s’expliquerait par la nécessité pour les mâles de s’assurer de leurs descendances. Les découvertes faites dans le milieu éthologique viennent souvent alimenter les questionnements des maux et des inquiétudes de notre société. Ces infanticides animaliers découverts fin des années soixante-dix, ont surgi au moment où ont été rendus publics, dans la société humaine, les problèmes de violence domestique, de maltraitance d’enfant, conjointement aux questions liées à la procréation et à l’avortement. Ces observations éthologiques sont vraisemblablement des aides pour penser nos propres incompréhensions sociales.

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Dessin sur site le 04/01/2011 au 59, boulevard Beaumarchais, Paris. Tentative d’observation d’une corneille noire.


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3 janvier 2011. Le choix du sujet d’observation Pourquoi avoir choisi la corneille noire ? Rôle des représentations et des attentes dans l’observation du comportement des animaux Mon choix s’est porté sur la corneille, après avoir tenté de créer un tableau qui catégoriserait quelques animaux selon le regard que leur porte l’homme, afin de choisir les exemples de cohabitation les plus intéressants. Mais, cela s’est vite révélé compliqué. Je me suis rendue compte de mon incapacité à être objective par rapport aux animaux catégorisés. Ma culture, mon éducation, mon intérêt pour ce domaine font que mes jugements sont faussés. J’ai questionné différentes personnes sur la catégorisation des animaux choisis, mais cela ne m’a guère aidée, chaque personne me donnant des réponses différentes. Je pensais que certains animaux feraient l’unanimité, mais ils sont très rares. Cependant, ce tableau faisait ressortir des animaux peut-être plus intéressants à étudier que d’autres. Cette catégorie suscite rarement un jugement neutre, elle attire soit la sympathie, soit un rejet total. C’est une catégorie d’animaux opportunistes : les commensaux, des animaux non domestiqués, vivant au contact des humains et profitant de leur nourriture. Leurs comportements diffèrent fortement d’un lieu géographique à un autre pour la même espèce. Ce sont par exemple, le raton-laveur, le corbeau ou le rat.    Cette catégorie se distingue des autres par sa proximité spontanée à l’environnement humain. La plupart des animaux sont souvent contraints de cohabiter parce que nous investissons leurs territoires. Ici, ce sont eux qui forcent la cohabitation. Au terme de cette réflexion, j’avais le choix d’observer le rat ou les corvidés. Je voulais que mes observations soient le plus objectives possibles, j’avais déjà en tête les dangers de l’anthropomorphisme et de la possibilité du regard déformé, porté sur l’animal à cause de l’attachement qu’on lui porte. J’affectionne particulièrement les rats, j’avais donc déjà quelques connaissances et

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sans doute de nombreux a priori à propos de cet animal, c’est pourquoi je ne voulais pas le prendre comme sujet d’observation. J’avais, au contraire, peu de connaissance sur les corneilles, mais une curiosité certaine à leur égard. Mes souvenirs concernant ces volatiles sont assez contrastés, voir contradictoires. En France, en ville, c’est un oiseau dont je n’entendais pas particulièrement parler, il fait seulement partie du paysage. Au Japon, au contraire, on me mettait en garde contre les corvidés et particulièrement les grands corbeaux qui ont la réputation d’être intelligents mais aussi agressifs. Paradoxalement, c’est aussi là-bas que je rencontrais mon premier mainate, dans une cage suspendue à la porte d’un voisin, qui articulait autant de mots de japonais que moi à la même époque… et qui me fascinait. Pour achever cette parfaite ambiguïté du statut des corvidés dans mon éducation, j’ai découvert au cours de plusieurs voyages, les corbeaux de la Tour de Londres. J’avais été impressionnée par l’histoire de ces corbeaux et par le traitement qui leur était réservé, puisque, selon la légende, tant que des corbeaux habiteront la Tour de Londres, l’Angleterre sera protégée contre les invasions. J’étais fascinée par ces corvidés et indécise quant à leur statut, c’est pourquoi je les ai choisis comme sujet d’étude, ils me permettaient une certaine neutralité aux vues des trois versions antagonistes qu’il m’avait été donné d’apprécier.    Les histoires circulant à propos des corvidés diffèrent fortement. Dans les régions où ils ont été chassés, les chercheurs parlent de corvidés difficilement approchables et sauvages, au contraire, dans les régions où ils sont appréciés les personnes les étudiant rapportent des comportements conviviaux, espiègles, des sujets prêts à collaborer lors des expériences. Ces résultats sont souvent expliqués par les différentes représentations projetées sur les corvidés. Ces représentations aboutissent à des savoirs différents, voire à des attitudes radicalement opposées. Les corneilles agiraient de la même façon selon les pays et les chercheurs, les interprétations des comportements des corvidés, donneraient des images distinctes de ces oiseaux. Dans notre vision, les animaux n’évoluent pas ou très peu, en revanche, nous pensons faire sans cesse évoluer notre image de l’animal car nous-mêmes évoluons sans cesse. Mais, nombre de constats nous prouvent le contraire : l’animal évolue et s’adapte aux changements. Ne dit-on pas aujourd’hui que le loup se promène avec


la convention de Berne entre les pattes ? D’après les éleveurs, le loup aurait changé de comportement depuis le vote de sa protection. Il aurait compris que l’homme ne peut plus lui porter atteinte physiquement, et aurait développé des comportements proches de la provocation envers les hommes. Les corneilles, elles aussi, auraient la capacité d’adapter leurs conduites aux réputations qui leurs sont faites. Elles se comporteraient réellement de manières différentes d’un pays à l’autre. Dans quarante ans, au cours d’une conversation, nous serons peut-être obligé de préciser de quelles corneilles il est question, française ? japonaise ? norvégienne ?    Au début des années soixante, l’anthropologue américain Louis Leakey eut l’idée d’envoyer sa secrétaire, Jane Goodall observer les chimpanzés dans la forêt Tanzanienne. Elle allait être suivie de beaucoup d’autres. Ses observations bouleversèrent la primatologie en remettant en cause le « concept de hiérarchie de dominance »17 selon lequel les mâles dominants jouent un rôle particulier dans la défense des prédateurs et dominent le groupe. Thelma Rowell, primatologue, révéla qu’à l’approche d’un prédateur les babouins de la forêt ougandaise d’Ishasha s’enfuient dans le plus grand des désordres, de même, elle observa l’absence d’une hiérarchie entre mâles et femelles. Shirley Strum fit les mêmes observations à propos des babouins Kényans de Pumphouse. La remise en cause du concept de hiérarchie par dominance a, bien entendu, créé la controverse au sein de la communauté scientifique, qui s’est empressée de chercher des causes à ces observations pourtant irréfutables, et restées irréfutées. Pour la plupart des chercheurs ces constatations avaient été possible grâce à la patience et au don d’observation inhérent à toute femme. En revanche, pour Rowell le concept de hiérarchie dominante était le résultat d’une forme inconsciente d’anthropomorphisme typiquement masculin. Au terme de plusieurs années, la majorité des primatologues mirent en avant un nouvel argument : l’agressivité dont faisait preuve certains singes ne dépendait ni de leurs conditions de vie,

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Mattijn Niar, « Science du sexe et sexe des sciences », ElAyam.1, 2009, http://niarunblogfr.unblog.fr

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ni des représentations du sexe des observateurs mais des conditions d’observation. La domination des mâles était souvent observée sur des groupes de primates en captivité ou en liberté mais toujours nourris par les chercheurs pour être approchés plus facilement. Ce nourrissage aurait entraîné des situations de conflits importants dans les groupes observés. Les chercheurs distribuaient la nourriture comme ils l’entendaient, parfois croyant avoir affaire à un mâle dominant, il lui présentait en premier la nourriture, si ce groupe était une troupe ne fonctionnant pas sur ce modèle, les conflits éclataient. Mais cet argument n’explique pas réellement en quoi les observations des femmes auraient été à ce point différentes de celles des hommes, les deux utilisant les mêmes méthodes d’approche par nourrissage. Avec le recul Vinciane Despret explique les différences d’observations par des raisons carriéristes. À cette époque, les femmes devaient revenir de leurs observations de terrain avec beaucoup plus de publications que leurs confrères masculins afin d’espérer obtenir un poste, elles partaient donc beaucoup plus longtemps, ce qui leur permettaient d’observer plus en détail les sujets. Leurs observations n’étaient donc pas liées à un quelconque don de patience mais à des observations plus longues. On peut également avancer la possibilité de variations au sein des méthodes. Si le nourrissage est entrepris dès les premières rencontres, il est possible que le groupe de babouins se montre dans toute son agressivité, si l’observateur prend le temps d’observer les animaux, de les identifier, de reconnaitre les dominants du groupe qu’ils soient mâles ou femelles, moins de fautes seront commises au moment du nourrissage, les dominants, par exemple, pourront être nourris en premier évitant les malentendus et les situations d’agression. Dans cet exemple, les représentations et les attentes des chercheurs ne semblent pas au final influencer de façon significative les recherches. Ce qui n’est pas si évident dans l’exemple suivant.    Les nombreuses comparaisons faites des travaux des deux naturalistes Charles Darwin et Pierre Alexandre Kropotkine ont mis en avant l’influence que pouvaient avoir les représentations sur les recherches. Kropotkine, admirateur de Darwin, partit mener ses propres recherches en Sibérie, où il observa tout autre chose que ce que son mentor décrivait. Darwin influencé par l’économiste Thomas Robert Malthus est connu


pour ses travaux sur les rapports entre les dynamiques de croissance de la population et la production, analysés dans une perspective pessimiste. Par cette approche, la compétition peut-être considéré comme l’un des moteurs de la sélection. Kropotkine ne vit qu’entre-aide et solidarité lors de ses observations. Pour expliquer ces divergences, la communauté de chercheurs rappela l’appartenance au mouvement anarchiste de Kropotkine, la théorie de la lutte pour l’existence de Darwin allait totalement à l’encontre de ce mode de gouvernance. Quant à Darwin, Karl Marx écrivait à son propos : « Il est remarquable de voir comment Darwin reconnait chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures et ses nouveaux marchés, ses inventions et sa malthusienne “ lutte pour la vie “ »18. Nous pouvons difficilement nier l’influence des projets politiques de Kropotkine sur ses choix de sujets et sur ses observations, tout comme il est difficile de nier l’importance du développement de l’industrialisation dans le choix du sujet de la concurrence chez Darwin. À ce propos, une plaisanterie circule dans le milieu de l’éthologie : sous les gouvernements de gauche, les animaux sont généralement très solidaires, alors que sous les gouvernements de droite, ils sont usuellement très compétitifs. N’est-ce qu’un hasard si, au XXIe siècle, Larry Wolfe et Thomas Caraco, travaillant au département de biologie de l’université de Syracuse à New York, émirent une nouvelle hypothèse des avantages de la chasse en groupe des lionnes, en exprimant la capture des proies en termes de bénéfices revenant à chacune et mesurée en calories ? 19. Ils proposent de ne plus considérer le bénéfice de chasser seul mais aussi l’investissement et le coût que cela implique, vocabulaire reflétant une vision économique et politique spécifique de ce siècle. L’hypothèse qui affirmait que Darwin et Kropotkine projetaient leur vision politique et économique sur le comportement des animaux fut temporisée par Daniel

18 Karl Marx, Lettre de juin 1862, Lettres sur les sciences de la nature, Éditions Sociales, Paris, 1973, cité par Vinciane Despret, Bêtes et Hommes, Paris, Gallimard, 2007, p. 25. 19 Franck Cézilly, Luc-Alain Giraldeau et Guy Theraulaz, Les Sociétés animales : lions, fourmis et ouistitis, Paris, Le Pommier, 2006, p. 32.

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Todes, historien à l’université Johns Hopkins. Il fût l’un des seuls à poser la question qui allait ébranler ce que l’on prenait pour des évidences : les deux naturalistes observait-ils les mêmes animaux dans les mêmes conditions ? Et, effectivement, les animaux de Darwin et de Kropotkine vivaient dans des contextes écologiques diamétralement opposés. En Sibérie orientale et Mandchourie septentrionale, là ou Kropotkine avait effectué ses recherches, les climats sont rudes, la survie y est difficile, la démographie des êtres vivants atteint rarement les seuils critiques qui engagent les animaux à se faire concurrence, et seule la solidarité permet de survivre. Contrairement à l’environnement observé par Darwin, extrêmement favorable aux croissances démographiques et donc, à la concurrence. Les représentations et les attentes des chercheurs jouent un rôle dans la façon d’appréhender les recherches, elles peuvent, par exemple, se traduire par des méthodes d’observations différentes. Darwin et Kropotkine ont été influencés par leur milieu, le contexte de l’époque et la projection de leurs représentations sur les situations observées mais ce sont les environnements dans lesquels ils ont étudié les animaux qui ont expliqué ces différences d’observations.


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Dessin d’après photos prises entre le 01/09/2011 et le 30/09/2011 par Didier Collin. Choix du sujet d’observation.


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20 janvier 2011. La première et dernière séance de nourrissage au Jardin des plantes Corneille-médiateur ou humain-médiateur ? Je recherche toujours ma corneille-médiateur, les différents terrains où j’effectue mes recherches ne sont pas propices et n’encouragent pas les interactions hommes-corneilles. Au Jardin des plantes, comme dans beaucoup d’autres jardins, il est interdit de nourrir les corneilles afin d’éviter qu’elles n’assimilent la nourriture à l’homme. Lors de ma dernière observation, j’avais pourtant utilisé cette méthode qui s’était révélée efficace puisque les corneilles s’étaient approchées au-delà de mes espérances. Mais, je ne pourrai plus réitérer mon nourrissage car les jardiniers m’ont repérée. Je suis face à un problème peu habituel. Les éthologues qui étudient une espèce sur le terrain sont souvent loin des humains, perdus au milieu de la forêt, des mers ou des glaces. Je pratique mes observations dans un jardin public en plein cœur de Paris et cela ne me facilite pas la tâche. Il y a des règles à respecter, des gardiens, des jardiniers, ces personnes n’encouragent pas la proximité avec les corneilles. Lorsque je m’entraîne à imiter le cri de la corneille sur le toit je suis obligée de me cacher de mes contemporains beaucoup plus que des corneilles. Étrangement, je ne suis jamais assimilée à un ornithologue amateur mais plutôt à « une vieille dame aux pigeons ». Même lorsque je quitte Paris, l’exercice n’est pas plus facile. Devant l’immeuble où vivent mes parents à Issy-les-Moulineaux, s’étend un jardin privé non accessible, il fait la joie d’un couple de corneilles depuis de nombreuses années, mais je n’ai pas le droit d’attirer les corneilles sur le balcon. Ma mère en a peur, et mon père, d’origine japonaise, se méfie d’elles comme de la peste. Je savais que ces animaux étaient considérés comme nuisibles, mais je prends conscience de l’ampleur de leur mauvaise réputation. Trouver et même approcher ma corneille-médiateur me semble de plus en plus utopique. Je repense aux récits d’éthologues. Certains chercheurs demandaient de l’aide aux locaux afin d’entrer en

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contact avec les animaux observés. Pierre Jouventin fut mis au contact des mandrills grâce aux Pygmées, chasseurs surdoués dans l’art du dépistage. Son équipe pouvait suivre à la trace le groupe de mandrills, les chasseurs étaient capables de décrypter la composition de la troupe, le nombre d’individus, leur sexe, leur poids, leurs blessures et même reconnaître les femelles gestatrices. Charles Georges Leroy, lieutenant des chasses royales, s’enorgueillissait de pouvoir joindre son statut de philosophe et de praticien, il pensait les chasseurs dans l’impossibilité de se mettre à la place de l’animal : « Le chasseur, en suivant les pas de l’animal, ne cherche qu’à découvrir le lieu de son embûchement, mais le philosophe y lit l’histoire de ses pensées, il démêle ses inquiétudes et ses frayeurs, ses espérances , il voit les motifs qui ont rendu sa marche précautionnée, qui l’ont suspendue, qui l’ont accélérée »20. Il aurait été bien surpris devant les compétences pluridisciplinaires des Pygmées. Jouventin avait, certes, quelques malentendus avec ses guides, il était difficile pour ces derniers de se retenir de tirer à la vue des appétissants sujets d’observation, mais il reconnaissait sans difficulté que sans leur aide, il n’aurait pu réaliser son étude 21. Peut-être serait-il plus judicieux de chercher à tisser des liens avec des connaisseurs de corneilles noires, des ornithologues, des chasseurs, des jardiniers. Un ornithologue observant les oiseaux du Jardin des plantes pourrait peut-être m’aider à mieux observer et à tisser des liens avec les corneilles. Un humain-médiateur me serait peut-être plus utile qu’une corneille-médiateur.

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Charles Georges Leroy, Lettres philosophiques sur la perfectibilité et l’intelligence des animaux, quatrième édition, Paris, 1862, p. 13, cité par Elisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998, p. 467. 21 Pierre Jouventin, Les Confessions d’un primate. Les Coulisses d’une recherche sur le comportement animal, Paris, Belin pour la science, 1999, p. 80.


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Dessin sur site le 20/01/2011, une allée du Jardin des plantes, Paris. La première et dernière séance de nourrissage au Jardin des plantes.


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3e partie Quelques réflexions déduites de l’observation des corneilles noires du Jardin des plantes du 4 février au 26 février 2011

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Le rôle de l’éthologie Les zoos Dans Les Confessions d’un primate, Pierre Jouventin explique les liens qui se sont tissés entre son équipe et les Pygmées, il décrit aussi une chasse aux mandrills par les tribus. Les méthodes de chasse des Pygmées sont basées sur les observations et l’expérimentation attentive de plusieurs générations. Pour attraper les mandrills mâles, les Pygmées imitent le sifflement de l’aigle s’abattant sur sa proie, les mâles approchent afin de vérifier si une attaque a bien lieu, puis, grâce à des branches, les chasseurs imitent le bruit des ailes de l’aigle qui assure sa prise, les mandrills ne peuvent s’empêcher de courir au secours de leur congénère, ils approchent du lieu présumé du combat, les chasseurs n’ont plus qu’à choisir le singe le plus gros pour nourrir leur clan 22. Ce récit de chasse met en évidence l’étude approfondie du comportement animal que réalisent les Pygmées. Cette étude du comportement animal est l’une des plus vieilles activités humaines. Les chasseurs-cueilleurs devaient connaître en détail la faune et la flore, les habitudes du gibier, mais aussi celles des prédateurs. Les relations entre hommes et animaux furent relativement égalitaires durant cette période. Les chasseurs ne pouvaient pas contrôler beaucoup de paramètres, ils devaient anticiper les déplacements de leurs proies et les attraper n’était pas facile. Dans ces cas, l’étude du comportement animal avait une valeur de survie majeure, ce qui nous amène à réfléchir au rôle de l’éthologie.    Ce rôle n’est pas aisé à cerner. L’éthologiste ne cherche pas seulement à accumuler des observations, il recherche des lois, des principes, des mécanismes qui peuvent expliquer les comportements les plus simples comme les stratégies les plus élaborées observés chez les animaux. Ces

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Pierre Jouventin, Les Confessions d’un primate. Les Coulisses d’une recherche sur le comportement animal, op.cit., p. 83.

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observations et ces découvertes ont été de façon indirecte, d’une grande aide afin de repenser la détention des animaux en zoo et déterminer les conditions nécessaires à la survie d’espèces animales en liberté. L’éthologie s’est vue attribuer ce rôle au fur et à mesure de l’évolution des zoos et de la mise en place des programmes de sauvegarde d’animaux sauvages.    Tout au long de l’histoire des zoos, l’aménagement des espaces dédiés aux animaux n’a cessé d’évoluer en fonction du regard des savants et des chercheurs zoologues, naturalistes, éthologistes. En 1662, à la grande ménagerie de Versailles, les animaux étaient alignés dans de petits espaces. Les bêtes étaient rangées au même titre qu’une collection de plantes, éléments de curiosité et de démonstration, de pouvoir et de gloire. Au XVIIIe siècle, en 1793, est créée la ménagerie du Jardin des plantes. Les enclos sont éparpillés, l’ordre n’est plus aussi drastique, les animaux sont toujours exposés afin d’assouvir la curiosité mais la notion de savoir fait son apparition. Au XIXe siècle, le passage de la ménagerie, majoritairement constituée d’une collection privée, à une institution publique marque le début du concept de zoo. Ceux-ci sont conçus pour les visiteurs, les cages sont de dimensions réduites, les enclos sont ronds afin de permettre au regard de balayer l’ensemble. Au milieu du siècle, les palissades en bois cèdent la place aux grillages puis aux vitres transparentes, les animaux peinent à trouver un minimum de tranquillité, leur durée de vie est extrêmement courte, mais, ils sont remplacés très facilement d’où le peu d’engagement pour améliorer leurs conditions de vie. Fin du XIXe siècle, début du XXe siècle, la science commence à s’intéresser au comportement des animaux. Les zoos s’engagent dans la construction de décors naturels, comme à Berlin en 1870 où un plateau extérieur sera construit, attenant à la cage des lions, afin que ceux-ci puissent profiter de bains de soleil. Des rochers artificiels apparaissent pour les chamois et les singes. Aujourd’hui, les zoos s’appuient sur les conseils et les remarques des zoologistes, des éthologues qui travaillent sur le terrain, observent et protègent les animaux en liberté. Pour autant, l’organisation interne des zoos reste encore calquée sur la manière dont les scientifiques abordent le fonctionnement de la nature. Le schéma interne du parc est coordonné au schéma d’organisation de la nature. De


plus en plus de zoos regroupent leurs animaux par zone géographique. Ainsi, le tamarin pinché, l’ours à lunette, l’attèle de Colombie racontent à eux trois l’écosystème de la forêt colombienne. Il est de plus en plus rare de parler d’un animal sans aborder son écosystème, c’est-à-dire, l’ensemble formé par une communauté vivante et son environnement. Les végétaux, animaux, minéraux, développent un réseau d’échange d’énergie et de matière permettant le développement de la vie. La vision des chercheurs dont le travail est lié à l’observation des animaux et de leur environnement n’a cessé d’influencer l’aménagement des lieux présentant des bêtes sauvages en captivité. Cette vision a également eu des répercussions sur les soins apportés aux résidents.    Les premières recherches en éthologie remontent à l’entre‑deux‑guerres, mais, la discipline a connu son véritable essor au début du XXe siècle. La reconnaissance du milieu scientifique eut lieu en 1973, lorsque Karl Von Frisch, Konrad Lorenz et Nicolas Tinbergen reçurent le prix Nobel de médecine et de physiologie pour leurs travaux sur la biologie du comportement animal. Pierre Gay 23, directeur du zoo de Doué‑la‑Fontaine et président du Comité de conservation de l’EAZA, Association européenne des zoos et aquariums témoigne que, jusqu’au milieu du XXe siècle, les animaux étaient reçus dans des caisses, comme des objets et sans mode d’emploi, les soigneurs ne connaissaient rien à leurs habitudes. Comment vivaient-ils dans la nature ? Que mangeaient‑ils ? Comment se reproduisaient-ils ? La prise de conscience d’une nécessité de connaissance du comportement animal ne s’est pas faite facilement chez les gérants des parcs zoologiques qui avaient et ont des obligations de résultats économiques. En dehors des expériences personnelles propres à chaque soigneur et à chaque dirigeant de zoo, un dialogue s’est mis en place entre le personnel s’occupant d’animaux en captivité et les personnes étudiant les animaux en liberté. Les informations ont commencé à circuler. Lorsque les comportements de leurs animaux différaient trop de ceux décrits par les éthologistes, les

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Pierre Gay, Des Zoos pour quoi faire ?, Paris, Delachaux et Niestlé, 2005, p. 131.

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gérants ainsi que les soigneurs essayaient d’en comprendre la raison. Les zoos ont aussi commencé à accueillir des étudiants vétérinaires spécialisés en éthologie. Lorsque ceux-ci partaient ensuite sur le terrain, ils ramenaient des observations qu’ils faisaient partager. Jean-Pierre Gauthier, primatologue, a ainsi rapporté une cartographie vocale de cercopithèques des forêts africaines. Il repéra durant son séjour sept cris d’alarme différents exprimant sept sources de danger. Informés, les soigneurs pouvaient repérer les cris méritant une intervention. D’autres exemples montrent la façon dont les découvertes des éthologues aident le personnel du zoo. Le calao est un oiseau frugivore vivant en Afrique et en Asie. Celui du zoo de Douai refusait de se reproduire malgré toute l’attention prodiguée à son environnement. Ce fût au cours d’une réunion avec des éthologues que les soigneurs apprirent que cette espèce, mangeuse de fruits, changeait de régime alimentaire en période de reproduction et devenait carnivore. Il n’y eut plus de problème de natalité chez les Calao. Dans les années quatre-vingt, Jean-Jacques Petter, éthologue reconnu, qui dirigea le zoo de Vincennes pendant quelques années, donna la solution à la reproduction des varis, lémuriens noir et blanc ou noir et roux habitant Madagascar. Les zoos rencontraient de véritables difficultés non pas à obtenir des naissances, mais à faire vivre les petits au-delà de quelques heures, ceux-ci étant souvent retrouvés morts au sol sans indice pour l’expliquer. Jean-Jacques Petter avait observé les Varis dans les forêts Malgache, les femelles varis sont les seuls primates qui ne portent pas leurs petits sur le dos ou sur le ventre, elles les déposent au creux des racines d’un arbre, dans les fougères ou dans des bouquets d’orchidées, partant à la recherche de leur nourriture et revenant allaiter leurs petits régulièrement. Dans un zoo, elles installaient leurs nouveau-nés où elles le pouvaient, c’est-à-dire par terre, sans protection végétale. Les petits mouraient tout simplement de froid. La solution fut de mettre à disposition des femelles des nids artificiels chauffés. Depuis, les varis sont devenus des habitants communs des zoos, on doit même limiter leur reproduction. Ainsi, grâce au développement de l’éthologie, les soigneurs des zoos ont pu trouver des réponses à de nombreuses questions. Mais, les solutions apportées grâce à ces observations, ont, parfois, fait surgir de nouveaux problèmes.


Manuel Berdoy, scientifique à l’université d’Oxford, avait prouvé en relâchant soixante-quinze rats de laboratoire dans la cour d’une ferme, que ceux-ci étaient capables de trouver de l’eau, de la nourriture et de mettre en place une hiérarchie sociale sans difficulté. Ces rats faisaient partie d’une lignée qui avait été élevée depuis deux cents générations en cage et qui avait été nourrie de croquettes. Pourtant, en quelques semaines, ils avaient reconstitué le fonctionnement exact d’une société de rats sauvages 24. Quand les chacals du zoo de Douai passèrent de leur huit mètres carrés à leur nouvel espace de cent mètres carrés, ils redevinrent des animaux aux aguets 25, dressés sur leurs pattes, à l’affût du moindre bruit, l’espace leur rendait leur comportement naturel. Ce retour au naturel engendra quelques problèmes : dans les premiers enclos, l’espace était si petit que l’humain faisait partie du décor au même titre que les arbres et les barreaux ; dans leur nouveau domaine, les humains éloignés spatialement étaient devenus perturbateurs. Les chacals devinrent méfiants, creusèrent des terriers et les naissances devinrent rares. Un autre exemple, révélateur, est celui de l’organisation sociale des maki-kata. Dans la nature, ces animaux s’organisent selon un modèle de fusion/fission : le soir, ils se rassemblent sur un arbre ; dans la journée, ils se séparent en groupes familiaux. Au zoo de Douai, une île a été créée afin de leur donner plus d’espace. Les maki-kata s’organisant autour du marquage olfactif, dans une petite cage, les marquages étaient trop mélangés pour être identifiés. Sur l’île, au contraire, les groupes étaient frappés par les signatures olfactives des autres et cela entraînait des bagarres à n’en plus finir. Il y avait trop d’espace pour neutraliser leurs comportements et pas assez pour qu’ils puissent voisiner sans concurrence.    Parfois, les zoos mènent trop loin la réflexion autour de l’enrichissement de l’espace. Au zoo de la Palmyre, les soigneurs ont fait aménager une grande mare de boue pour qu’un rhinocéros puisse, comme ses congénères en milieu naturel, s’y rouler et s’y ébattre. Il ne l’utilisera jamais, dans les pays tropicaux, les rhinocéros à la peau fragile

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Pierre Gay, Des Zoos pour quoi faire ? op. cit., p. 46. Pierre-André Boutang, L’Abécédaire de Gilles Deleuze, « A comme animal », 1988.

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sont obligés de se protéger contre les insectes en se roulant dans la boue, ce n’est pas le cas en France. Cet exemple montre l’importance de la démarche d’amélioration de l’environnement dans les zoos, ce n’est pas seulement une question de bien-être pour l’animal, mais aussi une forme de déculpabilisation nécessaire pour le personnel travaillant avec ces animaux, ce qui nous amène parfois à des extrêmes. En dehors de la nécessité de se rapprocher du milieu des sciences naturelles afin d’améliorer les conditions de vie des animaux, les zoos ont trouvé en l’éthologie le moyen de se racheter auprès du public. Les zoos ont bénéficié de l’image positive des sciences. Ce rapprochement a permis de réels échanges mais aussi un changement d’image des zoos.    Malgré les efforts fournis pour améliorer l’environnement des animaux, le personnel du zoo est sans cesse rappelé à l’absurdité de la captivité par l’ennui omniprésent dans les enclos. Dans la nature, les bêtes consacrent la majeure partie de leur temps à chercher de la nourriture ; dans les zoos, celle-ci est préparée et servie. De même, dans leur environnement naturel, n’importe quel détail visuel ou auditif peut-être le signe d’un danger ; dans les zoos, le danger n’existe pas. Souvent, les animaux sont atteints de tics, de comportements répétés à l’infini appelés « stéréotypes » dont le but est de passer le temps. Aujourd’hui, les vétérinaires tentent de combattre l’ennui en s’inspirant du comportement des animaux dans leur milieu naturel. L’une des solutions envisagées consiste à moins bien servir les pensionnaires. Leur nourriture est dispersée, cachée, déguisée afin que le repas devienne source de problèmes. Les lémuriens sont obligés de chercher leurs vers de farine à l’intérieur d’un bout de bois. Des raisins secs et des grains de maïs sont lancés au lance-pierre à destination des ours qui doivent partir à la recherche de ces petits bouts de nourriture dans leur vaste enclos. Une autre solution est de distribuer des jouets imitant des objets que l’animal trouve dans son milieu naturel et qui ne les laisse pas indifférents. En liberté, les orang-outangs aiment se couvrir la tête de larges feuilles. Elles sont remplacées par des sacs de jute dans les zoos français 26.

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Pierre Gay, Des Zoos pour quoi faire ?, op. cit., p. 131.


L’ennui n’existe pas chez les animaux vivant en liberté, c’est peut-être pour cela que ce point nous gêne tant dans les zoos, parce que nous savons qu’il ne fait pas partie du comportement naturel de l’animal. Nous aimerions gommer tout ce qui nous rappelle que la captivité n’est qu’une source de frustration et de mal-être chez l’animal, mais, l’ennui, si présent au sein des zoos, nous le rappelle sans cesse, d’où peut-être cette énergie dépensée par le personnel afin de le déjouer ou de le cacher.    Au début des années quatre-vingt-dix, les animaux ne bénéficiaient pas encore de l’attention dont on les entoure aujourd’hui. Les particuliers pouvaient facilement se procurer des animaux sauvages quels qu’ils soient. Les zoos n’étaient pas plus raisonnables, faisant venir sans cesse de nouveaux pensionnaires pour relancer l’attention du public. Le transport des animaux n’étant pas adapté et personne ne s’en préoccupant, souvent, pour un animal arrivé, plusieurs dizaines mouraient entre la capture et la livraison. Deux personnes s’élevèrent contre ces différents scandales, Pierre Pfeffer, zoologiste français, directeur de recherche honoraire au C.N.R.S et au Muséum national d’histoire naturelle de Paris, ainsi que Jean‑Claude Noüet, fondateur en 1977 de la Ligue des droits de l’animal. Tous deux ont mené une campagne contre le commerce des animaux et contre les zoos en particulier, vitrine du trafic. Jean-Claude Noüet demanda la fermeture des parcs zoologiques : selon lui, les documentaires, les photos et les spécimens empaillés suffisaient à informer et à faire rêver. Pierre Pfeffer était plus nuancé, il acceptait l’idée d’une exposition d’animaux qui n’étaient pas menacés, assez robustes pour résister à la captivité, et qui se reproduisaient sans problème, il comprenait l’importance du contact direct avec la vie. Nous ne sommes plus que très rarement en contact avec des animaux sauvages et les zoos nous permettent de créer des liens avec le vivant animal. Selon Paul Claudel, écrivain français, l’ère du machinisme et du rendement ont détruit le monde harmonieux dans lequel vivaient hommes et bêtes. « Maintenant, une vache est un laboratoire vivant (…) le cochon est un produit sélectionné qui fournit une quantité de lard

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conforme au standard. La poule errante et aventureuse est incarcérée. (....)L’homme les a cruellement licenciés. Il n’y a plus de liens entre eux et nous. Et ceux qu’il a gardés, il leur a enlevé leur âm‌e »27. Claudel insiste plus précisément sur la responsabilité de l’homme par rapport non pas à l’animal, mais au milieu créé par les différents liens tissés entre l’homme et l’animal : « Le fermier dans sa ferme était comme un roi au milieu de ses sujets. Depuis le bœuf laboureur, le grand engin essentiel aux quatre membres, jusqu’aux lapins, jusqu’aux poules sur le fumier, jusqu’aux pigeons et aux abeilles, pas un degré ne manquait, tout ce petit monde autour de lui entrait dans la nature d’une manière multiple et intime, comme si la vie qui émane de lui en toute sorte de mouvements et de cris se répandait sur son domaine » 28. L’être humain répond au milieu et répond du milieu où il vit, il est donc responsable, non de lui, ni de la nature, ni des animaux en tant que tel mais de la relation qui les unit. Cette idée rejoint une pensée de Marchenoir, personnage principal du roman La femme pauvre écrit par Léon Bloy. Le personnage évoque « l’universelle répartition des solidarités de la chute »29. En évoquant le pouvoir de l’homme à nommer les bêtes et sa volonté de les vouloir à son image sans les assujettir il écrira : « il les a faites siennes d’une manière inexprimable. Son essence les a pénétrées. Il les a fixées cousues à lui pour jamais, les affiliant à son équilibre et les immisçant à son destin »30. Le lien entre hommes et animaux est indestructible, l’homme devient responsable de ce lien qui évolue dans le temps selon les changements du milieu.    Jules Michelet exprime cette responsabilité du lien entre l’homme et l’animal dans ce passage : « Nous sommes forcés de tuer : nos dents, notre

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Paul Claudel, Bestiaire spirituel, Mermod, Lausanne, 1949, pp. 127-128, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998, p. 255. 28 Ibid., p. 255. 29 Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, Paris, Fayard, 1998, p. 258. 30 Léon Bloy, La Femme pauvre, Œvres complètes, t. VII, Mercure de France, Paris, 1972, pp. 76-77, cité par Élisabeth de Fontenay, op. cit., p. 258.


estomac démontrent que c’est notre fatalité d’avoir besoin de donner la mort. Nous devons compenser cette nécessité en multipliant la vie. Ce pouvoir de renouveler et de développer les vies animales, par l’élevage, par la fécondation artificielle, l’homme en effet le détient. La responsabilité lui incombe donc de ne pas détruire irréversiblement les habitants non humains de la terre, et de se faire l’artisan des compensations qu’il empêche par ailleurs la nature d’opérer » 31. Arrêter totalement de manger de la viande n’est pour lui pas envisageable, en revanche, nous avons le devoir de prendre soin de faire évoluer nos relations, nos liens à l’animal afin de ne pas l’anéantir totalement.    Ce lien est souvent mis en avant lors de rencontres avec un animal sauvage. Rencontrer un animal sauvage provoque un fort retentissement. Les témoignages abondent dans ce sens. Beaucoup d’éthologues ou de passionnés racontent qu’une rencontre avec un animal fut décisive dans leur motivation d’étude d’une espèce, de protection de son environnement. Ces expériences sont révélatrices aussi pour les amateurs. Lorsqu’on rencontre un animal sauvage dans son environnement, il se passe quelque chose de particulier et de difficilement définissable. D’un œil extérieur, ces rencontres peuvent dégager quelque chose de naïf, mais la plupart des témoignages se rejoignent : un regard, l’intensité d’un moment, l’impression d’une compréhension mutuelle, un moment d’échange.    Ces émotions décrites durant l’expérience ne sont pas obligatoirement dues à la présence de l’animal, mais elles les exacerberaient. Quiconque a déjà pu ressentir cette impression de faire partie d’un tout, ce sentiment d’appartenance lors d’une promenade dans la nature, les romantiques du XVIIe siècle n’ont pas manqué d’en faire l’éloge. Mori Arimasa décrit ainsi son expérience lors d’un voyage à Hokkaido : « Partout ici subsiste encore la nature nue, bref, celle qui rend l’homme à sa solitude. Et devant cette nature, je me suis senti heureux, comblé par une sensation analogue à

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Jules Michelet, La Mer, pp. 183-185, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, op. cit., p. 626.

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celle éprouvée à la vue du rivage désolé et amorphe d’Anchorage en Alaska (…) Joie de sentir, en dehors de toute interférence des dénominations et des propositions imaginées par l’homme, la nature même qui pénètre nue à l’intérieur de la sensation » 32. Par cette pure rencontre avec la nature, le sujet fait l’expérience du « je solitaire » 33, il s’éprouve en tant que soi, se rencontre soi-même et fait l’expérience de se sentir exister ici et maintenant. Cette sensation d’appartenance si souvent décrite dans les expériences quasi mystiques de rencontre avec la nature et ses habitants s’explique dans le sens où, lorsque l’on a la sensation de faire partie de quelque chose, d’être un maillon de la chaîne, nous reconnaissons notre propre utilité et notre propre existence. L’auteur écrit : « je me perçois en train de naître » 34, il se perçoit au commencement de son existence. Afin d’arriver à ressentir ces sensations qui font émerger le « je solitaire », le contact direct, sans l’intermédiaire des dénominations, des propositions ou des concepts avec les choses est nécessaire. On ne peut faire cette expérience en visitant un site célèbre, les sensations ressenties seront inévitablement altérées et ne pourront donner au sujet la preuve de son existence. Peut-être est-ce pour cela que la plongée est une expérience souvent vécue comme un moment de révélation d’appartenance au monde. Même lorsque la plongée est faite sur un site maintes fois visité, les fonds ne sont jamais les mêmes, la faune change perpétuellement, l’immobilité n’existe pas et la temporalité de croissance de la flore n’est pas la même que sur terre, cela permet une éternelle virginité du milieu apportant des sensations elles aussi vierges de tous a priori négatifs ou positifs.    Ces expériences, ces sensations sont éprouvées dans une nature pure de toute représentation et la présence d’un animal semble exacerber

32 Mori Arimasa, Et les Arbres, dans un ruissellement de lumière… Kigi wa hikari wo abite, 1972, présenté et traduit par Dominique Palmé et Tsurumi Shunsuke, Cent ans de pensée au Japon, tome 2, Paris, Philippe Picquier, 1996, p. 259. 33 34

Ibid., p. 260. Ibid., p. 259.


le sentiment d’appartenance, d’existence au monde : « Dans son sillage est apparue une horde de chevaux salés aux yeux sucrés, des traits postiers bretons. Cette vision était sublime, primitive. J’ai ressenti une onde de choc. J’ai eu l’impression, dans ce no man’s land giflé par les embruns, de vivre la première vraie rencontre entre l’homme et le cheval, le sentiment profond d’appartenir au monde » 35. Pourquoi la présence du vivant animal intensifierait-elle ces expériences ? Selon Johann Gottlieb Fichte, « Tous les animaux sont achevés et terminés, l’homme est seulement indiqué et esquissé (…). Chaque animal est ce qu’il est. L’homme seul originairement n’est absolument rien. Ce qu’il doit être, il lui faut le devenir par soi-même. La nature a achevé toutes ses œuvres, pour l’homme uniquement elle ne mit pas la main, et c’est précisément ainsi qu’elle le confia à lui-même » 36. C’est peut-être à cause de notre manque de définition que nous avons besoin des animaux afin de nous définir et chercher à connaître le propre de l’homme ? L’expérience de la révélation de l’existence vécue à travers un animal est d’autant plus forte puisque l’animal nous permet, en situation normale, d’essayer de nous définir par rapport à l’existence. Aristote évoque qu’en étudiant les animaux, êtres vivants nous fournissant le plus de connaissance étant « tout près de nous » 37, familiers, la nature nous offre : « des jouissances inexprimables qui sont de l’ordre de la connaissance théorique et même ici , en quelque sorte, de la contemplation » 38. La recherche théorique et sensitive de la définition de soi ne sont pas si éloignées l’une de l’autre.    Karl Philipp Moritz fait parler le personnage principal de son premier roman Anton Reiser, ainsi : « À partir de ce moment, chaque fois qu’il

35 Karine Lou Matignon (2000), Sans les animaux, le monde ne serait pas humain, Paris, Albin Michel, 2003, pp. 168-169. 36 Johann Gottlieb Fichte, Fondement du droit naturel selon la doctrine de la science, 1796, trad. A . renaut, Paris, Vrin, 1984, pp. 92-93, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, op. cit., p. 528. 37 Aristote, Les Parties des animaux, I, V, 645 a, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, op. cit., p. 89. 38 Ibid., p. 89.

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voyait tuer une bête, il s‘efforçait de déterminer la différence entre lui et l’animal qu’on abattait (...). Souvent il demeurait des heures entières à considérer, par exemple, un veau, avec sa tête, ses oreilles, son museau et ses narines, il s’en approchait le plus possible, à le toucher, comme il fait pour des inconnus, et s’égarait parfois jusqu’à se demander s’il ne lui serait pas possible éventuellement de pénétrer peu à peu par la pensée dans l’être intime d’une telle bête. Tous ses efforts tendaient à comprendre la différence qui le séparait de l’animal, et, à certains moments, il était tellement plongé dans l’observation de ce dernier qu’il croyait réellement avoir vécu durant un bref instant la vie secrète de cette créature » 39. Ce passage a fait l’objet d’un commentaire de Jean-Christophe Bailly à propos de l’empathie. Le personnage, par ce processus d’identification à l’animal semble conduire à une profonde compassion envers l’animal, pourtant Bailly explique que : « cette perte de soi, (...) cette désappropriation qui est une fusion avec l’autre, cette identification vertigineuse » 40 n’est pas la preuve d’une sincère empathie, car cette expérience relève : « d’une expérience de la limite, proche d’un exploit mystique et d’un défi au cogito que d’un événement et d’une rencontre » 41. C’est une expérience d’homme pour l’homme à travers l’animal, on ne peut pas parler de réelle empathie puisque l’objectif final est tourné vers soi, vers la recherche de son existence propre. Néanmoins, lors de cette expérience, un lien se tisse entre l’homme et l’animal. Philon évoquera ce lien indirect, cette continuité déviée : « Ce n’est pas entre l’homme et l’animal que s’établit une continuité mais entre l’humanité au sens philanthropia quand elle s’adresse à des hommes et la même vertu fondamentale quand elle s’exerce envers les animaux » 42.

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Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, op.cit., pp. 721-722. Jean-Christophe Bailly, « Le Temps de la réflexion », n°9, L’animalité, Paris, Gallimard, 1988, pp. 183- 192, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, op. cit., p. 722. 41 Ibid., p. 722. 42 Jean-Christophe Bailly, « Le Temps de la réflexion », n°9, L’animalité, Paris, Gallimard, 1988, pp. 183- 192, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, op. cit., p. 191. 40


Il est rare de vivre une expérience de l’existence face à un animal en captivité, c’est une expérience différente, l’échange est limité, loin d’être intime et non vierge de préjugé. La rencontre est toujours accompagnée d’un désagréable sentiment de culpabilité. Si les émotions ressenties ne peuvent difficilement être comparées, l’expérience d’être face à un animal vivant résonne en nous de manière différente qu’une confrontation à une image ou à un animal empaillé. J’ai eu la chance en 1999 de rencontrer un grand dauphin. Cette rencontre m’a toujours laissé un goût amer. J’étais en vacances sur l’île de Maui, l’hôtel proposait des rencontres avec des dauphins. Après quarante-cinq minutes passées dans le bassin, j’étais partagée entre bonheur et malaise. Sur le moment, je n’ai pas réussi à définir mon mal-être. Avec le recul, j’ai compris que malgré tout le temps passé avec ce dauphin, je ne l’avais pas rencontré. Il n’était qu’une marionnette dirigée par des dresseurs revêtus d’habits d’éducateur de touristes. Le comportement qu’il m’avait donné à voir m’avait dérangée, il n’était pas authentique, je n’avais pu être touchée comme certains le sont en rencontrant ses congénères sauvages. J’avais été, en revanche, émue par l’animal, sa taille, sa douceur au toucher, la puissance qu’il dégageait, ce qui chez lui était véridique. J’imagine que lorsqu’on a la chance de rencontrer un animal réellement sauvage, l’authenticité de son comportement démultiplie alors les impressions que l’on peut ressentir.    Cette rencontre m’a fait changer d’avis en ce qui concerne les lieux de captivité. Après un tel face à face, on ne peut plus faire abstraction des problèmes créés par l’espèce humaine. On ne peut plus ignorer les filets dérivants, les dégazages, les pollutions sonores, le trafic maritime trop dense. Même si, en zoo, les confrontations avec l’animal sont moins intenses, on peut imaginer que leur pouvoir de sensibilisation est supérieur à celle d’un documentaire animalier. En ce sens, les zoos jouent leur rôle de sensibilisateurs. Ils sont aussi présents pour nous mettre face à nos erreurs, ils nous servent de rappel. Par leur présence, ils nous disent : « Ces animaux sont en voie d’extinction dans leur environnement naturel,

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nous sommes donc obligés de les faire se reproduire en captivité », et nous renvoient à nos erreurs. Ne pas voir ces animaux nous amènerait peut-être à les oublier.    Ne plus être en contact direct avec les animaux laisse du terrain au déploiement des représentations animales. Dominique Lestel rapporte un fait représentatif : l’une de ses collègues emmène sa fille au Parc disneyland au Nemo crush’s coaster, attraction décorée de nombreuses représentations de tortues. Le week-end suivant, elle l’emmène visiter un zoo. Devant les tortues, l’enfant trouve celles du zoo beaucoup moins réalistes que celles de l’attraction Nemo 43. Les enfants ne sont pas les seules victimes de ces représentations, sans en avoir conscience, nous avons souvent des visions déformées des animaux. Même lorsque cela concerne des éléments physiques basiques telles que les proportions. Un éléphant de mer mesure entre quatre et six mètres de long et peut peser près de quatre tonnes, il n’a donc rien à voir avec un phoque veau marin qui mesurera au maximum un mètre quatre-vingt et pèsera cent kilos. Il est rare de rencontrer une personne ayant réellement conscience qu’un éléphant de mer est proportionnellement aussi gros qu’un éléphant alors même que son nom ne laisse aucun doute sur ses caractéristiques physiques. Avoir la chance de voir ces animaux permet de revoir nos représentations au plus près de la réalité, réalité qui inclue les dangers pesant sur eux.    On pourrait contre-argumenter en invoquant la possibilité de les voir dans leur milieu naturel. Ce commerce est en pleine expansion, surtout concernant les mammifères marins. L’explosion de ces sociétés appelées communément « whales watching » flirtent avec la loi d’interdiction de capture et de harcèlement des cétacés, les bateaux se lançant très souvent à la poursuite des groupes. Ils mettent en péril l’équilibre social de la plupart de ces animaux. À certains endroits du globe, à l’île Maurice ou en Égypte, les cétacés sont harcelés par des bateaux aux pratiques

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Dominique Lestel, Des corps et des animaux entre technologie et nature : animalité et robotique, Journée d’étude « Corps, Techniques et Société », 26 novembre 2010, ENSCI.


intrusives. Élever les petits sans stress, se reproduire, chasser devient difficile. Dans les années soixante, les pionniers, Rick O’barry 44 et Wade doak 45 nageaient régulièrement avec des dauphins sauvages et donnaient une image idyllique de ces rencontres : aujourd’hui, ces relations ont totalement changé, les bateaux se battent par dizaine pour être les plus proches des groupes de cétacés, les touristes sont souvent trente dans l’eau, quand ils ne se comptent pas par centaine... Ce type de contact intrusif rappelle les dauphins de Monkey Mia Shark Bay qui à force d’être sollicités par l’homme se sont détournés de leurs petits, quand ceux-ci ne mourraient pas de faim, ils n’apprenaient pas à chasser et devenaient totalement dépendants de l’homme.    Le choix est difficile entre aller au zoo, regarder les animaux à travers les barreaux sans pouvoir se débarrasser d’un sentiment de culpabilité et payer pour aller voir des animaux en liberté en pensant qu’on les dérange. Choisir de ne plus aller au zoo changerait-il les choses ? Que pourraient devenir les animaux non-réhabilitables ? Choisir de respecter le plus possible leur environnement en se gardant d’aller les déranger dans leur milieu naturel n’est-il pas plus logique ? Jusqu’à quel point ? N’importe quel plongeur pourra parler des problèmes de certains sites : le passage de plongeurs maladroits arrachant algues, éponges, anémones avec leurs palmes, le bruit incessant du matériel de plongée, la mort des coraux vivant dans les grottes à cause de l’air rejeté par les bouteilles ou plus simplement par le raclement du matériel sur les parois. L’écart est ténu pour que la culpabilité éprouvée devant les barreaux d’une cage ne m’étreigne pas avant une plongée…    Les pressions et les différents scandales liés à la détention des animaux ont poussé les zoos à s’interroger sur leur rôle et à la façon dont ils pouvaient s’améliorer pour regagner l’estime du public. Peu à peu, en parallèle des changements incontournables à effectuer dans la détention et le transport des bêtes, l’idée du rôle d’éducateur et d’informateur a fait

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Richard O’Barry, Pour sauver un dauphin, Paris, Pré aux CLercs, 1999. Wade Doack, Ambassadeur des dauphins, Paris, J-C Latès, 1993.

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son chemin. Si les zoos arrivent à intéresser les visiteurs, à leur apprendre comment les animaux vivent en milieu naturel, ils peuvent faire comprendre l’importance de protection de leur environnement naturel afin qu’ils ne disparaissent pas. Les zoos ont voulu modifier leur image par rapport au public, au monde scientifique et aux sociétés protectrices des animaux. Au zoo d’Emmen dans le nord des Pays-Bas, Van Dashorst, muséologue, a conçu un zoo où se mêlait l’animé et l’inanimé. L’enclos des léopards résumait sa démarche. Dans la nature, la hauteur a pour le léopard, une importance capitale, il passe la majeure partie du temps sur les branches d’un arbre à surveiller son territoire, repérer le gibier et y hisser ses proies pour les dévorer tranquillement. Dashorst proposait au public d’accéder à une bulle surplombant l’enclos des bêtes afin de comprendre le mode d’organisation du léopard et sa vision du territoire. Dashorst est aussi à l’origine du concept de « la plaine africaine » présent dans la plupart des zoos. Différents animaux tels que girafes, zèbres, zébus, antilopes, rhinocéros sont placés dans un seul et même vaste enclos, ils cohabitent comme dans la nature. Sous son appellation un peu pompeuse de « plaine africaine », ce système montre que le monde sauvage est aussi constitué de voisinages pacifiques et d’alliances. Ces exemples peuvent paraître désuets mais ils marquent les premiers changements qui s’opérèrent dans les zoos. L’éthologie a, depuis le début du XXe siècle, apporté son aide aux zoos afin d’améliorer les conditions de vie des animaux, il semble juste de reconnaitre qu’aujourd’hui de plus en plus de zoos permettent à l’éthologie d’exister auprès du public.    Tandis que tout était fait pour améliorer les conditions de captivité, une sonnette d’alarme fut tirée pour les animaux vivant en liberté. Dans les années quatre-vingt, certains chercheurs ont demandé aux zoos de les aider dans des programmes de sauvegarde, en leur proposant de leur offrir des animaux à réhabiliter. Une nouvelle fois, les zoos profitèrent de cette occasion pour redorer leur blason. En participant à des programmes de réintroduction, ils montraient au public l’importance de leur existence. Ils n’étaient pas seulement liés à la captivité mais aussi à la remise en liberté. Les zoos avaient un nouveau rôle, celui de banque naturelle permettant la réintroduction d’espèces. Dans ces programmes, les zoos ont d’abord la charge de favoriser la reproduction, d’élever des espèces en


voie de disparition ou d’extinction ou encore des animaux vivant dans un écosystème fragile que le moindre déséquilibre pourrait faire disparaître. C’est le cas de la chauve-souris de l’île Rodrigues située à proximité de l’île Maurice, son élevage en captivité est une nécessité : son territoire naturel est si restreint qu’il suffirait d’un cyclone pour que l’espèce soit éradiquée.    Réhabiliter un animal est compliqué, les zoos sont particulièrement bien conscients du problème de l’imprégnation qui est, dans la plupart des cas, la raison de l’échec d’une réintroduction. L’imprégnation est un mécanisme par lequel l’animal calque son image sur celle des hommes. C’est pourquoi les soigneurs inventent des stratagèmes pour que l’animal ne puisse pas associer l’homme à quelque chose de positif, comme la nourriture. Ils peuvent ainsi prendre l’apparence de l’animal afin que le juvénile comprenne à quelle espèce il appartient, comme ce fut le cas pour le vautour fauve, réintroduit dans les Cévennes grâce au zoo de Douai. Alors que ces vautours avaient disparu de leur habitat naturel, Michel Terrasse, fondateur du Fond d’Intervention pour les rapaces, aujourd’hui nommé Mission rapace, se tourna vers le zoo de Douai où les vautours se reproduisaient sans problème. Les lâchers débutèrent en 1983, le projet fut un succès 46. Mais cette réintroduction est l’exception qui confirme la règle : souvent, les réintroductions se soldent par des échecs. La plupart des animaux présents en captivité ne sont pas réhabilitables. Méconnaissant les codes sociaux de leurs congénères, les animaux relâchés connaissent très vite l’isolement, la recherche perpétuelle du contact avec l’homme qui peut être source de danger pour lui, et le plus souvent une mort très prématurée. Même lorsque des efforts gigantesques sont déployés, les réussites sont extrêmement rares L’histoire de l’orque Keiko en est un bon exemple. Cet orque avait été la star du film Sauvez Willy. Après le tournage, la presse et plus principalement le magazine Life révéla que Keiko tournait en rond dans un petit bassin surchauffé sous la pollution du ciel de Mexico. Le film ayant eu un grand succès, le public se mobilisa, le scénario devint réalité, il fallait sauver Keiko. L’orque, capturé très jeune et transférée de

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Pierre Gay, Des Zoos pour quoi faire ?, op. cit., p. 49.

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marineland en marineland n’avait jamais connu de milieu social stable, elle ne savait pas chasser et n’avait aucune notion des mœurs de son espèce. Il fallut donc la réhabiliter avant de la relâcher. Après un passage de deux ans dans un gigantesque bassin à L’Oregon Coast Aquarium, l’orque arriva en 1998 dans un enclos en environnement naturel dans la baie de l’archipel Oestmann. La phase de libération totale commençait. Les scientifiques tout en la laissant s’acclimater à son nouvel environnement essayèrent de lui réapprendre les habitudes d’orques sauvages. Ce n’est qu’en mai 2000 que Keiko fit sa première sortie. Celles-ci seront de plus en plus nombreuses, mais l’orque, malgré quelques interactions avec ses congénères ne cessera de suivre le bateau des soigneurs. Fin juillet 2001, l’équipe fut obligée de se poser des questions sur la volonté de Keiko de rejoindre les siens. À la fin de l’été, le programme était menacé, il coûtait trois millions de dollars par an et n’aboutissait pas. Ils crurent le 14 juillet 2002 que Keiko avait enfin choisit la liberté, il accompagna un groupe d’orques sur quelques centaine de kilomètres. Mais le 3 septembre 2002, il suivit un bateau de pêche norvégien. Arrivé au port, les humains lui firent un tel accueil que l’orque choisit de ne plus repartir. Inquiet pour son autonomie, les soigneurs décidèrent d’établir un plan à long terme de semi-liberté. Malheureusement, au contact des hommes Keiko attrapa un rhume qui dégénéra en infection pulmonaire suraigüe. Le 12 décembre Keiko décéda. Ce programme de réhabilitation aura en tout coûté vingt millions de dollars 47. Réhabiliter des animaux depuis longtemps en captivité est une utopie, l’imprégnation par l’homme est trop forte. Si ce n’était pas le cas, les dirigeants de programme de réintroduction iraient chercher leurs sujets dans les zoos, et ne se fatigueraient pas à importer des individus sauvages vivant dans d’autres pays : l’ours des Pyrénées n’est pas réintroduit grâce aux zoos, mais par acheminement d’ours sauvages slovènes. En s’emparant du rôle de banque naturelle, les zoos touchent à un paradoxe ultime : priver de liberté l’animal sauvage afin

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Jean-Michel Cousteau, Keiko, les portes de la liberté, documentaire télévisé, coproduction France 3, la cinquième, 2001.


de le maintenir en vie. Rôle qui n’est aujourd’hui pas encore clairement justifié.    Les zoos savent tirer parti de chaque opportunité qu’ils leur est donné afin de tenter de faire oublier ce qu’ils sont à la base, des lieux de captivité. Ils changent leur image de prison contre celle de lieux d’éducation et de banque naturelle grâce à leur capacité à tirer parti de chaque élément extérieur. Lorsqu’il leur a fallu se remettre en cause devant les problèmes de captivité ils le firent, lorsqu’ils purent se saisir de nouveaux arguments en faveur de leurs établissements, ils n’hésitèrent pas non plus. Ils passèrent en trois siècles de lieu d’exposition, de pouvoir, à des lieux de divertissement puis d’éducation et enfin de préservation. Leur rôle est plein d’ambiguïté, et plus encore aujourd’hui où, pour sauver des animaux en liberté, il faut passer par la captivité. C’est sans doute cette même ambiguïté que l’on ressent devant une cage dans un zoo en tant que spectateur, éprouvant du plaisir à observer un animal que l’on ne pourrait pas voir ailleurs et culpabilisant à l’idée de savoir que nous sommes à l’origine de sa privation de liberté.    Cette idée de devoir passer par la captivité pour retrouver la liberté peut être contradictoire, elle est néanmoins juste. C’est effectivement ce qui se passe dans les centres de soins pour animaux sauvages. Ces centres accueillent des animaux sauvages, la plupart du temps mal en point, les soignent et les relâchent dès que possible dans la nature. Ces structures sont plus que toutes autres confrontées aux problèmes de l’empreinte.

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Le centre de soins pour phoques L’année dernière, au mois de juillet, je pars dans un centre de soins pour phoques, en baie de Somme, en Picardie. Sur place, je dois m’occuper la moitié de la journée de Caraïbe, un petit phoque veau marin femelle, retrouvé échoué sur la plage du Hourdel. Le confort est sommaire, deux préfabriqués s’alignent : le premier abrite les deux bénévoles dont je fais partie, le deuxième est la salle de surveillance où se trouve l’ordinateur sur lequel sont diffusées les images des box de la quarantaine où se trouvent les phoques. Le tout est entouré de palissades, derrière celles-ci, d’un côté, la maison des oiseaux et des champs, de l’autre, la quarantaine. Sur la porte de la palissade donnant sur l’espace de la zone d’isolement, un panneau : « Défense de prendre des photos, d’entrer lorsqu’il n’y a pas de réels besoins et de parler ». La quarantaine est composée de deux bassins extérieurs et d’un bâtiment contenant environ dix boxes, on y accède par un sas. À chaque nourrissage, nous devons nous déshabiller, enfiler des blouses, des chaussures, une charlotte et des gants, il est ensuite obligatoire de passer dans un pédiluve pour relaver les semelles des chaussures. Une fois dans la salle, on nous demande de parler le moins possible et surtout de ne pas nous adressez à l’animal, il est bien entendu interdit de le toucher. Même pour laver le box, quand l’animal nous gêne, on le pousse sur le flanc à l’aide de la raclette, de notre botte ou du balai. Je me plie aux règles bien qu’elles me semblent un peu trop strictes.    La première fois que je vois Caraïbe, je suis frappée par sa ressemblance avec un labrador… Puis, ce sont ses cris qui m’impressionnent. Son surnom est Princesse, cela lui vient de son comportement, un peu capricieux selon les soigneurs. Ceux-ci ne se privent pourtant pas de se moquer de l’attitude anthropomorphique de leurs collègues d’autres centres, ne se rendant pas compte qu’ils l’utilisent aussi vis-à-vis de Caraïbe. Ce veau-marin est très curieux, dès que l’on entre dans son box, elle s’appuie sur ses nageoires avant, afin d’observer les arrivants, les moustaches en avant, les yeux grands ouverts. Il n’y a pas d’interaction entre elle et nous, la raison est qu’il faut à tout prix éviter l’imprégnation.

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Dessin sur site le 02/08/2010. Baie de Somme.


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Les phoques de la baie de Somme sont habitués à l’homme, ils ont l’habitude de voir des promeneurs, des pêcheurs dans la baie, même s’ils se tiennent à bonne distance. Si l’un des phoques s’attachait trop à l’homme, il pourrait avoir envie d’approcher des humains une fois remis en liberté et ce comportement pourrait créer des problèmes. Pourtant, Caraïbe recherche l’interaction, elle nous regarde, nous suit lorsque l’on fait le tour de son box. Lorsque le soigneur a le dos tourné, je joue à cache cache avec elle. Les murs du box étant très hauts, quand je m’accroupie, elle ne me voit plus, je surgis alors de l’autre côté du box, elle court alors dans ma direction, les moustaches en alerte, en produisant une sorte de soufflement.    J’ai discuté du problème de l’empreinte avec les soigneurs. Selon les centres de soins, les procédures diffèrent. À Océaonopolis, les soigneurs utilisent une méthode plutôt brutale. Lorsqu’ils manipulent les sujets c’est toujours avec des gestes brusques. Pour la pesée, les phoques sont saisis à la base de la palmure et soulevés énergiquement. Ils détestent ça, et ne se privent pas de le faire savoir. Ils agissent ainsi afin que le phoque assimile l’homme à une expérience peu agréable que l’on n’a aucune envie de réitérer. Au Pays-Bas, au contraire, on demande aux soigneurs d’être un petit peu affectueux avec les juvéniles. Les soigneurs, dans leur jargon, appellent cette manière de faire : « à la Brigitte Bardot ». Malgré les divergences de méthodes, il n’y a pas de différences concernant le taux de réussite des réintégrations. Je reste interloquée par la non homogénéité des règles imposées dans les centres. Les juvéniles recherchent le contact avec les humains lorsqu’ils sont séparés de leurs parents, ils cherchent le contact d’un corps. Les veaux marins, eux, n’ont apparemment pas besoin de beaucoup d’affection tactile pour réussir à se développer convenablement. Il est vrai que même dans leur milieu naturel, leur vie est assez rude et leurs parents ne sont pas des plus tendres. Les veaux-marins naissent sans lanugo, pelage fin laineux blanc servant habituellement à protéger du froid et savent tout de suite nager et retenir leur respiration. Quatre semaines après leur naissance, leur mère les chasse afin qu’ils aillent se nourrir seuls. Mais les ambigüités dans les méthodes ne s’arrêtent pas là. Lorsque les phoques arrivent au centre, ils sont déshydratés et en sous-nutrition. Il faut leur faire gagner du poids


très rapidement. Les veaux marins ne tètent pas leurs mères qui n’ont pas de mamelles pour un meilleur hydrodynamisme. Lorsque les petits veulent boire, ils appuient sur le ventre de leur mère et le lait sort par jet d’un petit trou. On ne peut donc pas les nourrir au biberon. La méthode utilisée est celle du gavage. On s’assoit sur le phoque pour l’immobiliser, on l’entube et on fait couler une bouillie de poisson. L’expérience pour le phoque et pour le soigneur n’est pas des plus agréables. La deuxième étape consiste à nourrir le phoque en le gavant à la main avec des poissons entiers. La troisième étape consiste à jeter le poisson au phoque dans sa baignoire afin qu’il apprenne à manger seul, et qu’il intègre que l’eau est l’élément où il trouvera sa nourriture et où il doit manger. Durant ces étapes, l’homme est forcément assimilé à la nourriture. Le phoque sait d’ailleurs très bien crier trente minutes avant l’heure du nourrissage. Le gavage ne leur laisse sûrement pas de bons souvenirs, mais, à partir du moment où on ne fait plus que le nourrir en jetant les poissons dans le bassin, le phoque nous assimile à quelque chose de positif. Aux Pays-Bas, une fois que les phoques on atteint le poids nécessaire, ils sont déménagés dans des bassins extérieurs, à partir de ce moment-là, les soigneurs se cachent derrière un muret et leur lancent le poisson. Encore une fois, aucune différence n’a été notée entre les phoques nourris à la main et les autres. Le phénomène de l’empreinte n’a pas l’air très tenace concernant les phoques veaux marins.    Cette expérience s’est montrée pleine de contradiction. Picardie nature s’efforce de venir en aide à chaque veau marin échoué. Au XIXe siècle les veaux marins étaient chassés dans la Baie, ils étaient une centaine. En 1930, on ne les voyait plus qu’occasionnellement. En 1972, la loi d’interdiction de chasse aux phoques est votée. En 1986 un petit groupe de phoque se sédentarise dans la baie. Depuis, la courbe démographique ne cesse d’augmenter. D’une dizaine de phoque en 1972, la population est passée à plus de trois-cents à l’été 2010. Les veaux marins de la Baie de Somme n’ont plus de prédateurs, le seul problème qu’ils peuvent rencontrer sont les maladies ( carré, choléra). Étrangement le personnel de Picardie nature n’aborde jamais le problème d’explosion démographique. Que ferons-nous dans vingt ans quand les phoques auront peut-être envahis la baie ? Un phoque adulte ne mange que deux

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kilos de poisson par jour, mais, si la courbe démographique ne cesse de grimper, on peut comprendre l’angoisse des pêcheurs.    Le soutien imperturbable de cette colonie mène à des situations frôlant le ridicule : j’étais, ce jour-là, dans la Baie de Somme pour participer au comptage des phoques de la colonie. Les missions des volontaires préposés au comptage sont de dénombrer les individus de chaque espèce, veaux-marins et phoques gris, de renseigner et maintenir à une distance minimale de trois-cent mètres les promeneurs de la Baie de la colonie. D’après les rapports officiels de l’association, les échouages de juvéniles sont souvent dus à des mouvements de panique de la colonie de phoques, dérangée par un promeneur ou un kayakiste. Lors d’une mise à l’eau précipitée, les mères abandonnent leurs petits sur le banc de sable. Une fois séparé de sa mère, le petit ne peut plus la retrouver, s’il n’est pas récupéré, il meurt de faim dans les jours qui suivent. J’étais au milieu de la Baie avec mon binôme, comptant les phoques depuis deux bonnes heures. Non loin de nous se reposait Naqunoeil, un veau‑marin mâle connu pour prendre ses bains de soleil à l’écart de la colonie. Normalement, le phoque veau marin vit en fonction des marées, il passe la marée haute en eau pleine, seul, à chasser et à dormir. À marée descendante, dès qu’apparaissent les premiers bancs de sable, ils se regroupent sur certains de ces bancs, situés à proximité d’un chenal large et profond, permettant la fuite en cas de danger. La marée haute les oblige à prendre la mer. Naqunoeil se reposait la plupart du temps loin du chenal, ce qui posait deux problèmes : il était souvent qualifié « d’échoué » par les promeneurs qui prévenaient le centre et lorsque la marée montait, il se retrouvait souvent seul puisque la colonie près du chenal était déjà à l’eau, ce qui, pour des questions de survie évidente n’était pas idéal. Lorsqu’il ne voyait plus ses congénères, il se décidait à ramper le plus vite possible pour rejoindre le chenal et nous démontrait la rapidité d’un phoque sur deux-cents mètres. Ce jour-là, des promeneurs s’amusaient dans l’eau du chenal qu’avait décidé d’emprunter Naqunoeil pour retrouver la colonie. Le phoque s’orientait droit sur les promeneurs. On nous demanda au talkie-walkie de nous diriger vers les promeneurs, afin de leur demander de rester à trois-cents mètres du phoque. J’ai tout de même essayé de dire que c’était le phoque qui se rapprochait des promeneurs et non l’inverse.


Après une demande très insistante, nous voici parties le plus rapidement possible vers le groupe de promeneurs. Mais, Naquunoeil avait déjà rejoint le chenal, il était passé à deux mètres des promeneurs, ravis, et rejoignait déjà les retardataires. On se fit blâmer pour ne pas avoir fait respecter les règles. Je restais abasourdie par le ridicule de la situation. Il est facile de tomber dans les abus si l’on ne prend garde à avoir du recul. L’association, Picardie Nature, m’est quelquefois apparue excessive dans ses réactions. Sa volonté de respecter l’animal passant parfois avant celle du respect de l’humain. Ces excès me firent penser au débat encore d’actualité sur la possibilité d’accorder des droits humains aux animaux.    Peter Singer et sa collègue Paola Caliaveri sont les auteurs de la libération animale et l’égalité animale expliquée aux humains, ouvrages considérés comme les bases philosophiques primordiales des mouvements contemporains des droits des animaux, ils y abordent différentes idées : « Si nous devons choisir entre la vie d’un humain et celle d’un animal nous devons choisir celle de l’humain mais il peut y avoir des cas particuliers lorsque l’humain ne possède pas les capacités d’un humain normal, par exemple un handicapé mental ou moteur » 48. Il n’est pas besoin de s’appesantir longtemps sur le texte pour sentir les dangers qui émanent d’une telle proposition, à savoir, comment définirions-nous un humain normal, car c’est accorder un statut humain sur des critères qualitatifs. Qualifier ainsi l’appartenance au genre humain pourrait amener à retirer leur statut à certains hommes comme les handicapés profonds ou certains blessés. Il est important de protéger les grands singes sans mettre certains humains en danger. Ces deux auteurs avaient aussi demandé à ce que l’un des points du code de Nuremberg voté en 1947 stipulant l’interdiction d’expérimenter sur des hommes avant d’avoir fait des tests sur les animaux devait être aboli. Remettre en cause un point aussi essentiel connaissant l’histoire de l’occident montre l’étroitesse de la méthode de pensée et de la pensée elle-même. Peter Singer et Paola Caliaveri ont monté le « projet grands singes », qui soutient l’extension des droits de l’homme aux animaux.

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Peter Singer, L’Égalité animale expliquée aux humains, Paris, Tahin Party, 2007, p. 26.

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Le primatologue Franz De Wall préfère parler de devoirs envers les animaux, considérant que les animaux n’ont pas de responsabilité et en l’occurrence pas de droits. Mais, si l’homme utilise les animaux pour la recherche, il a en revanche le devoir de les protéger et de les traiter le mieux possible. Dominique Lestel ajoute : « Donner des droits aux grands singes me semble philosophiquement confus et socialement inopérant. (...) ce serait modifier la frontière entre eux et nous – nous étant un peu plus large qu’auparavant – mais sans régler la question » 49. Faire tomber une barrière interspécifique n’est pas forcément la solution, parler de devoir est en revanche en accord avec l’idée d’être responsable du lien que nous entretenons avec l’animal. Ne pas se tenir responsable directement de l’animal pourrait peut-être éviter certaines dérives.    À la fin du séjour en Picardie, l’un des soigneurs m’éclaira un peu plus sur les causes d’échouages. Les graphiques mettant en relation les abandons des petits et leurs causes démontraient que la mauvaise météo et les tempêtes se révélaient être les raisons les plus fréquentes d’abandon et non les mises à l’eau d’urgence déclenchées par des dérangements humains. On m’apprit aussi que l’autopsie des deux prématurés, arrivés en début de saison et morts au centre, présentaient de graves anomalies au foie et aux poumons. Je suis heureuse que Caraïbe ait été sauvée ( je suis avec un grand intérêt sa remontée de la Seine) mais quel rôle joue la sélection naturelle dans cette colonie ? Les petits échoués sont moins forts, moins endurants que les autres, cela aura-t-il une répercussion à la longue sur les gènes de la colonie ? Créant des phoques plus fragiles et moins endurants ?    Les dirigeants construisent et gèrent ces centres de soins animés des meilleures intentions, mais cela ne doit pas masquer les contradictions et certaines incohérences se révélant au fur et à mesure des avancées des projets. Les ignorer reviendrait peut-être à réitérer les mêmes types d’erreurs commises lors de l’implantation de certaines réserves naturelles, les responsables des projets, malgré leur bonne volonté avaient parfois élaboré des terrains propices aux échecs.

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Dominique Lestel, « Certains animaux sont des sujets », Politis n°683, janvier 2002.


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Dessin d’après photo prise le 02/10/2010 en Baie de Somme, France par Laëtitia Dupuis. Caraïbe remise en liberté.


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Dessin d’après souvenirs, du 01/08/2010 au 07/08/2010 au centre de sauvegarde Picardie nature en Baie de somme, France. CaraĂŻbe.


Les réserves naturelles

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Au XXe siècle, les États occidentaux décidèrent qu’on ne pouvait plus se permettre de s’appuyer exclusivement sur les zoos pour remplir le rôle de conservation d’animaux et de leur environnement, ils décidèrent de créer des réserves naturelles. Le principe était simple, il fallait rendre leurs espaces aux animaux et interdire la chasse sur ce territoire, mais, ces projets pleins de bonne volonté furent à la base de nouveaux problèmes : beaucoup de parcs furent construits au détriment des populations locales. En Inde, un demi-millier de réserves et autres sanctuaires ont été consacrés à la faune et à la flore, près de six-cent-mille villageois ont été expulsés de leur territoire. Les débordements furent nombreux, dans le Madhya Pradesh, des paysans mirent le feu à une importante partie du parc Kanha. Le parc de Nagarhole fut lui aussi incendié par les tribus Bette Kurumba et Jen Kurumba chassées de leur territoire 50. Ces actes ont été effectués sous le coup de la colère, ces peuples et ces tribus sont pauvres et entre le respect d’un espace protégé et leur survie, ils n’ont pas le choix : pour eux, brûler un espace permet de créer un lieu de culture qui leur apportera de la nourriture, ils ont aussi besoin de bois pour cuire les aliments et de terre pour les troupeaux. Ces problèmes humains ont de réelles répercussions sur les animaux vivant dans ces réserves, parfois indirectes comme ce fut le cas dans le parc du Serengeti. Lors de sa fondation, les Masaï vivant sur ce territoire furent priés de s’installer ailleurs. Ils se regroupèrent autour des espaces protégés et leurs troupeaux cessèrent d’en pâturer les herbes. La végétation revint à son rythme, les broussailles poussèrent, envahirent les prairies, les antilopes trouvèrent moins de terrains dégagés, moins de nourriture et leur population se mit à régresser. Cet exil eut un impact plus grave. Avant la création du parc, les Masaï vivaient éparpillés dans la grande plaine, une fois en dehors du parc, ils se regroupèrent, les chiens gardiens de troupeaux s’échangèrent des maladies, en particulier

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Pierre Gay, Des zoos pour quoi faire ?, op. cit., p 67.


la maladie de carré, équivalent au virus de la rougeole chez l’homme. Les Masaï entretiennent une relation très particulière avec les lions qui ne s’enfuient pas à leur approche et qui, en principe, ne les attaquent pas non plus. Les chiens suivant perpétuellement leurs maîtres, la maladie de carré s’étendit aux lions jusqu’au cœur de la réserve où elle en fit mourir des centaines.    En dehors de ces cas particuliers, la répercussion la plus courante est celle du braconnage. Jean-François Lagrot, vétérinaire, a réalisé un documentaire sur le trafic de la viande de brousse, particulièrement la viande d’éléphant. Il a suivi une chasse aux éléphants et a rapporté des images qui ont choqué le public venu visionner le documentaire lors du forum Faune menacée et développement durable qui se tenait à Angers fin juin 2004 51. Au-delà de la révolte qu’éveillaient ces images contre les braconniers, il fallut se demander comment ces paysans en étaient arrivés à ces extrêmes. Ces paysans, déracinés, découragés, pouvaient faire vivre des mois entiers leurs famille avec un tel butin. Ce documentaire a mis en avant l’importance de prendre en compte les animaux mais aussi les hommes dans les programmes de sauvegarde.    Les erreurs produites par la création de réserves naturelles furent bénéfiques, puisqu’elles permirent d’appréhender différemment la sauvegarde des animaux sauvages. Plutôt que de se poser la question de la protection de la faune et de la flore au détriment de l’humain, les instances mondiales examinèrent l’impact des activités humaines sur l’environnement immédiat. C’est ainsi qu’en 1968, l’Unesco définit les principes du programme Man and biosphère. Ce programme demande aux gouvernements locaux de développer des espaces protégés sous leur propre responsabilité, en garantissant un équilibre entre la nature et les humains. Comme le parc des Cévennes en France ou les parcs Waza-Iogone et Bénoué au Cameroun. Les populations font partie intégrantes de l’aventure. C’est ainsi que l’Association de sauvegarde des girafes du Niger

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Isabelle et Jean-François Lagrot, Tristes Afriques, Paris, Le Cherche Midi, 2005.

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a mis en place le projet Purnko, qui visait à pacifier les relations entre les girafes pénétrant dans les jardins et mangeant les cultures et les habitants, qui, dépouillés, se vengeaient en tuant la girafe, compensant la perte des récoltes par la viande obtenue. Le travail de l’association a été de démontrer aux habitants qu’ils avaient plus de bénéfices à protéger les girafes qu’à les détruire. C’est ici que les éthologues sont intervenus, accompagnés par les membres de l’association. Ils sont passés d’un village à un autre pour discuter, expliquer le comportement des girafes, indiquer la façon de les tenir éloignées par des moyens simples. Peu à peu, la girafe est devenue le symbole des villages qui l’utilisent aujourd’hui, afin de vendre aux touristes attirés par ces animaux déambulant dans les rues, toutes sortes de produits dérivés 52. Aujourd’hui, la protection des territoires sauvages se fait en étroite collaboration avec les hommes proches du territoire à conserver. On prête autant attention aux comportements et aux problèmes des hommes qu’à ceux des animaux. Les éthologues sont nécessaires dans ce travail puisqu’ils permettent, grâce à leur connaissance de l’espèce étudiée, de trouver des solutions concrètes. Ainsi, savoir que les éléphants ne supportent pas l’odeur du piment permet de sauver des cultures en les entourant de ces fameux plants. Ce qui rend possible un arrêt du braconnage et une pacification de la cohabitation. Un autre exemple significatif de l’importance de la connaissance du comportement des animaux est la réussite du projet Moro del Diablo mené par Patricia Medici. Les riverains du parc connaissaient des problèmes avec les tapirs qui dévoraient les plantations. Pendant quinze jours et quinze nuits, les éthologues suivirent les déplacements des tapirs, tant qu’ils empruntaient une parcelle de forêt protégée, personne n’intervenait, lorsque le tapir passait dans un passage à découvert, Patricia Medici partait à la rencontre des paysans, elle négociait avec eux afin d’organiser les parcelles en fonctions de l’itinéraire des animaux. Une fois l’accord trouvé, les paysans étaient payés afin de planter des arbres, traçant ainsi des corridors que les

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Pierre Gay, Des Zoos pour quoi faire ?, op. cit., p. 150.


tapirs empruntaient pour passer d’une futaie à une autre 53. La réussite de ces projets dépend de l’engagement des populations locales. La protection ne peut-être qu’un travail sur mesure, sans cesse affiné, afin de coller au plus près des circonstances locales. Grâce à l’étude du comportement animal et humain, des solutions efficaces peuvent être trouvées. Une fois l’équilibre instauré entre hommes et animaux, il est nécessaire de le faire durer quitte à utiliser d’étranges méthodes. Au Pérou, les Indiens de la réserve Chaparri avaient peu à peu accepté l’idée d’habiter avec les ours, ils en avaient même retiré une fierté particulière, ce qui ne les empêchait pas d’aller braconner de temps en temps. Bernard Peyton et Heinz Plenge, responsables de ce projet de réhabilitation des ours ont cherché une raison solide afin de stopper le braconnage. L’Amérique du sud est passionnée par le football, l’origine de ce jeu est un rite andin : les villages organisaient de grandes fêtes sur plusieurs jours durant lesquels les hommes couraient dans la montagne en poussant une balle du pied. Prenant en compte l’importance de ce sport, Bernard Peyton et Heinz Plenge organisèrent un tournoi de football entre les différentes communautés habitant le territoire. La seule condition de participation était l’arrêt total du braconnage. Quatre-mille-cinq-cents joueurs participèrent au tournoi, le braconnage diminua de façon très significative 54.    Il est opportun de souligner la volonté envahissante des Occidentaux à régler les conflits hommes animaux en dehors de leurs frontières. Dans la plupart de ces programmes se dégage une impression de supériorité européenne sur les autres peuples, l’idée qu’ils ne pourraient pas trouver les solutions sans aide. Pourtant, sans ces interventions, le peuple Masaï semblait très bien gérer sa relation avec les animaux sauvages dans leur environnement, c’est l’intervention et les décisions prises avec les pays extérieurs qui ont mis en péril l’équilibre de cet écosystème. Les Occidentaux sous-estiment souvent les capacités des autres pays à

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Pierre Gay, Des Zoos pour quoi faire ? op. cit., p. 168. Ibid., p. 176.

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résoudre leurs propres problèmes. À quel point notre implication n’est‑elle pas envahissante ? Les projets semblent utiles, mais les changements de comportement se font surtout grâce à une compensation financière, rarement mise en avant lors des présentations des projets. L’homme occidental ne se sent-il pas obligé de prendre part à la résolution de certains conflits dans le but de se déculpabiliser ? Car par sa demande d’ivoire, de fourrure ou d’écaille il a certainement participé à l’extinction de ces animaux, favorisé le braconnage et contribué au déséquilibre des milieux. Ainsi, le remord pourrait être l’un des moteurs de cette motivation européenne. Le comte de Lacépède écrira : « L’Europe, son impuissance coloniale a éclaté partout. Nos voyages de savants qui font tant d’honneur aux modernes, le contact de l’Europe civilisée qui va partout, ont-ils profité des sauvages ? Je ne le vois pas. (…) Les conquérants, les missionnaires, les marchands ont massacré, épuisé, abruti et vérolé les populations, ils ont produit le désert » 55. Jules Michelet, nourri par les pensées de Lacépède ajoutera : « On peut juger que si l’homme a ainsi traité l’homme, il n’a pas été plus clément ni meilleur pour les animaux. Des espèces les plus douces, il a fait d’horribles carnages, les a ensauvagées et barbarisées pour toujours » 56.    Le récit de ces différentes expériences montre que l’histoire de la sauvegarde des animaux dans leur milieu dépend de la qualité de la vie de leurs voisins humains. Travailler sur le terrain en prenant en compte hommes et animaux semble plus logique que de capturer des animaux menacés pour les faire se reproduire en captivité. Ce type de programme permet de recréer un environnement stable pour l’animal, contrairement aux programmes de réintroduction qui se font rarement sans heurts. Ici, chaque paramètre est pris en considération, chaque situation, chaque

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Comte de Lacépède, La Baleine franche, dans l’histoire naturelle des poissons et celle des cétacés, 1788-1804, Paris, GLM, 1953 , p. 183- 192, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, op. cit., p. 624. 56 Jules Michelet, La Mer, p. 177, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, op. cit., p. 625.


problème est réglé diplomatiquement. Tout est question de réciprocité afin d’atteindre l’équilibre. Ce sont des programmes créés pour le long terme, ils demandent des personnes engagées, en dialogue constant avec les populations, avec des anthropologues ainsi qu’avec des éthologues de terrain. Comment protéger un animal si on ne connait pas sa nourriture, la façon dont il la trouve, ses déplacements, ses relations avec ses congénères et ses exigences lorsqu’il élève ses petits ?

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4e partie Quelques réflexions déduites de l’observation des corneilles noires du Jardin des plantes du 2 mars au 29 avril 2011

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Des échanges sur la corneille noire avec Romain Julliard, maître de conférences du Muséum national d’histoire naturelle La transmission d’une culture animale sur les pelouses du Jardin des plantes ? Cherchant à rencontrer des personnes susceptibles d’étudier les corneilles, je suis entrée en contact avec Romain Julliard, maître de conférences du Muséum national d’histoire naturelle au département écologie et gestion de la biodiversité.    Il m’a fait savoir, dès son premier mail qu’il ne connaissait personne étudiant les corneilles du Jardin des plantes, mais, m’a fait part d’une conversation qu’il avait eue avec ses collègues du muséum à propos d’un comportement observé chez les corneilles en automne 2009. Voici le premier mail qu’il a envoyé à ses collaborateurs : Chers collègues, Ceux qui traversent régulièrement le jardin et qui n’ont pas leurs yeux dans leur poche auront sûrement remarqué les grandes zones de gazon comme « labourées » (tout particulièrement entre la minéralogie et les serres). Il suffit de s’arrêter un instant pour identifier le coupable : il s’agit d’une bande de corneilles qui cherchent les petites bêtes sous les touffes de gazon qu’elles retournent, après les avoir arrachées. Il semble que chaque corneille ait son petit carré qu’elle exploite méthodiquement. Bien que me prétendant ornithologue, je n’avais jamais observé ce comportement. Mieux, j’ai l’impression qu’il est apparu soudainement dans les vingt derniers jours et qu’il s’est aussitôt transmis à une dizaine d’individus (ce que je trouverai fascinant !). Ce mail a pour but de recueillir votre avis sur cette impression

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et s’adresse tout particulièrement à ceux qui auraient une plus longue expérience du jardin que moi (ou une meilleure mémoire !). Merci pour vos réponses, je promets d’en faire une synthèse. Bien cordialement, Romain Julliard

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Une promenade entre les parterres suffit à vérifier ce comportement. Les corneilles arrachent de petites touffes d’herbes afin de picorer les vers se trouvant à la racine. Une trentaine de personnes ont participé à cette discussion pour tenter de savoir à quel moment ce comportement avait fait son apparition et les raisons de son émergence.    Voici la synthèse de Romain Julliard à ce sujet : Bonjour à tous, Merci pour vos nombreux témoignages qui permettent de cerner un peu mieux le phénomène et également d’augmenter le nombre d’hypothèses. En voici une brève synthèse : Le comportement des corneilles a déjà été observé par le passé. Il n’est cependant pas régulier (il aurait connu une relative pause ces dernières années) et atteint une ampleur exceptionnelle cette année. L’hypothèse la plus probable est qu’il correspond à une prolifération de larves d’insectes (vers blancs semble-t-il). Ce serait donc la disponibilité en nourriture qui expliquerait la variabilité spatiale (les plaques de gazon impactées) et temporelle (une période assez courte à l’automne) de ce comportement. L’ampleur du phénomène cette année pourrait être liée à des pratiques plus écologiques laissant plus de place aux larves d’insectes et... à leurs prédateurs. A ce stade, il semble difficile de savoir si les corneilles s’imitent ou si chaque individu agit individuellement selon un comportement inné.


De même, la corrélation avec la fluctuation d’autres ressources alimentaires restent à démontrer. Bien cordialement, Romain Julliard Après une discussion avec Michel, l’un des jardiniers responsable des jardins du Muséum, et plus principalement de la roseraie, l’apparition du phénomène de labourage aurait concordé avec la mise en vigueur de la protection des poubelles plastiques par des plaques de plexiglas. Sans cette protection, les corneilles avaient pris l’habitude de percer le fond des sacs, se nourrissaient du contenu déversé à terre. Ce comportement ne faisant pas partie des habitudes des corneilles et apparemment non transmis par le code génétique avait déjà créé l’événement au sein de la communauté scientifique persuadée de l’impossibilité d’apprentissage de nombreux animaux. Depuis l’isolement des poubelles, il y a trois ans, les corneilles se seraient tournées vers les vers d’hanneton et, cette année, le phénomène semble s’amplifier. D’après Michel, les années précédentes, le comportement débutait à l’automne, cette année, le phénomène a débuté dès le mois d’août. Depuis ma première observation au Jardin des plantes, j’ai toujours vu les pelouses retournées, et, aujourd’hui encore, au mois de mars, les corneilles s’affairent sur les parterres. Le phénomène semble s’être étendu dans le temps, mais aussi dans l’espace. D’après Mathieu Cottereau, responsable des parterres de la perspective, questionné par Marie Portas travaillant au Muséum national d’histoire naturelle, en 2008, date des premières apparitions de touffes d’herbes arrachées, seuls les parterres entourant la statue de Buffon étaient retournés, cette année, depuis début septembre, le phénomène s’est étendu à toute la perspective et à la roseraie. Mais pourquoi ce fait observé intrigue-t-il autant les chercheurs, biologistes du Musée National d’histoire naturelle ? Sans doute parce qu’il soulève la question de la transmission d’un comportement inexistant à la naissance. Autrement dit, cette observation pourrait faire grossir le rang des preuves de l’existence d’une culture animale.

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Dessin d’après photo prise le 20/09/2010 sur l’île de Koshima au sud de l’île de Kyushu au Japon par Tommy Roberson. L’île de Koshima.


Les macaques de l’île de Koshima Les premières preuves d’une telle culture ont été apportées dans les années cinquante, c’est seulement maintenant que le débat atteint son point culminant. C’est une observation en 1953 sur l’île de Koshima au Japon qui déclencha de nombreuses discussions dans la communauté internationale scientifique. La découverte suivante bouleversa le milieu de la primatologie. Un éthologue japonais, Kinji Imanishi et quelques‑uns de ses étudiants s’intéressèrent à un groupe de macaques japonais vivant sur la petite île de Koshima située au sud de l’île de Kyushu. La première observation du groupe de macaques eut lieu le 5 décembre 1948. Les éthologistes commencèrent à distribuer des patates douces et du blé pour habituer les singes à la présence humaine. C’est à la fille du fermier Sastuo Mito, chez qui les éthologistes séjournaient, que revint la tâche difficile d’identification de chaque individu. Un jour de septembre 1953, Mito fut témoin du comportement particulier d’Imo. Cette jeune femelle, âgée de dix-huit mois transportait une patate douce souillée de terre, elle entreprit de laver son butin dans un ruisseau traversant la forêt. Elle répéta son geste plusieurs fois dans la journée en améliorant sa technique. Elle s’avançait plus profondément dans l’eau, tenant la patate douce d’une main, elle la frottait de l’autre en la trempant dans le courant de temps en temps 57. D’après le texte de Masao Kawai primatologue accompagnant Imanishi dans son étude, l’innovation d’Imo se propagea d’abord à « l’horizontale » 58. Deux de ses compagnes de jeux ainsi que sa mère adoptèrent ce comportement, il se diffusa ensuite parmi les jeunes ainsi qu’aux grands frères et grandes sœurs avant d’atteindre les parents. Cinq années plus tard, les trois-quarts de la colonie lavaient régulièrement les patates douces distribuées. Le quart de la colonie n’ayant pas adopté cette technique étant les mâles les plus âgés, vivant généralement à la

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Frans de Waal, Quand les singes prennent le thé, op.cit., p. 184. Ibid., p. 185.

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périphérie du groupe. En 1956, Imo innova une nouvelle fois. Le blé jeté sur la plage par les éthologues se mélangeait au sable. Elle entreprit de jeter des poignées du mélange dans l’eau, le sable tombait plus vite, il suffisait de ramasser les grains de blés ainsi triés. Cette méthode de tri fut adoptée par la majorité des singes de l’île. À partir de 1972, pour préserver le groupe d’une explosion démographique dû à la distribution de nourriture, le blé ne fut distribué qu’en petite quantité, plusieurs fois par semaine, et les patates douces cinq fois par an. Vingt-cinq ans après cette découverte, et malgré l’arrêt partiel du nourrissage, les macaques de Koshima continuent de laver leurs patates douces. C’était la première fois, que les observations d’un comportement, remettaient en question l’idée généralement admise que les habitudes animales se transmettent uniquement par les gènes. Masao Kawai écrivit plusieurs textes à propos des macaques de Koshima, le titre du premier article comportait pour la première fois le mot « culture » temporisé par le préfixe : « Comportement pré-culturel nouvellement acquis chez les singes japonais de Koshima » 59. Kinji Imanishi proposa une nouvelle définition de la culture, non plus basée sur des réussites techniques ou sur des systèmes de valeurs, mais sur la présence d’une forme de transmission comportementale ne reposant pas sur une base génétique.    Ces observations et leurs diffusions soulevèrent des discussions houleuses, en particulier au sein de la communauté scientifique occidentale. La pensée occidentale place l’homme au-dessus de l’animal, elle a toujours cherché à distinguer l’homme de l’animal. L’humain est pris comme référent. Platon fera la critique de cet anthropocentrisme : « Tout animal qui pourrait être doué de raison, une grue par exemple, commettrait la même faute : elle diviserait les vivants entre les grues et tous les autres, pris en bloc, indistinctement, dans un seul et même genre. Cette partition aberrante réside en effet dans le logos, dans la faculté de raisonner et de parler, et dans l’auto vénération inhérente à celui qui parle : le sujet se campe et se drape

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Frans De Waal, Quand les singes prennent le thé, op.cit., p. 184.


dans l’unicité de son espèce, et la conscience de soi du classificateur lui fait rejeter à l’extérieur le fatras de tous les autres » 60. Le fait que les hommes privent les animaux de langage articulé ne renseigne donc pas sur les animaux ou sur le langage, mais seulement sur les hommes eux-mêmes et leurs préjugés anthropocentriques ainsi que sur leur peur de voir l’animal se rapprocher d’eux. Pour Platon l’animalité n’est qu’un degré de corporéité, il y a des âmes spiritualisées et des âmes animalisées, « il n’y a donc pas d’animaux, il n’y a que des âmes » 61. Le philosophe Porphyre suit la même pensée : « C’est comme si les corbeaux prétendaient qu’il n’y a pas d’autre langage que le leur et nous disaient dénués de raison parce que notre parler est pour eux vide de sens ou si les habitants de l’Attique réservaient au seul attique le nom de langage et regardaient les autres hommes comme dénués de raison parce qu’ils ne participent pas à la langue attique. Un habitant de l’Attique pourtant arriverait plus vite à comprendre un corbeau qu’à comprendre un Syrien ou un Perse parlant syrien ou le perse. Mais n’est-il pas absurde de déterminer qu’un être est doué de raison ou ne l’est pas selon que son parler est intelligible ou non ? Qu’il reste muet ou qu’il a un langage ? On refuserait ainsi la raison au dieu qui est au-dessus de tout et aux autres dieux parce qu’ils sont muets. Mais les dieux révèlent leur pensée tout en restant muets et les oiseaux sont plus prompts que nous à la saisir » 62. La figure humaine ne peut donc être prise comme référent, elle n’est pas une figure stable et ici, comparés aux hommes, les oiseaux sont plus proches de comprendre le divin grâce à leur élévation physique et à leur sensibilité auditive plus développée.

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Platon, Le Politique, 263d, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, op. cit., p. 69. Jean-Louis Poirier, « Éléments pour une zoologie philosophique », Critique, numéro spécial, « L’animalité », août-septembre 1978, p. 678, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, op. cit., p. 69. 62 Porphyre, Traité de l’abstinence, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, op. cit., p. 140. 61

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Cette façon de se placer par rapport à la nature et aux animaux propose deux visions distinctes : la nature pensée en opposition à la culture, répond soit à un idéal de maîtrise de l’être l’humain sur la terre, soit à l’illusion d’une virginité primordiale dont l’homme serait exclu. Dans tous les cas l’homme se place en dehors du monde et se définit comme la seule espèce culturelle. L’idée selon laquelle la culture nous a permis de rompre avec la nature est très ancrée dans la pensée occidentale. Reconnaître une culture chez l’animal serait renoncer à un argument de taille dans la distinction entre l’homme et l’animal. Chaque fois que leurs capacités semblent pouvoir approcher des nôtres, des crispations se font sentir. En 1980, de nombreuses recherches étaient effectuées autour du langage chez les animaux. Lors d’une conférence internationale, certains scientifiques, éthologues ou non, se sentant menacés par les découvertes faites à ce sujet, tentèrent d’en interdire toutes nouvelles études. De telles censures montrent l’inquiétude de l’homme de ne pas être une espèce à part.    L’idée de culture animale est venue d’Orient. Là-bas, le concept de culture n’est pas lié à l’idée de creusement d’écart entre l’homme et l’animal. La place de l’homme n’est pas envisagée par opposition et par dualité : l’homme fait partie d’un tout au même titre qu’une plante ou qu’un animal. La religion joue un rôle majeur dans la manière d’appréhender les relations entre hommes et animaux. Le shintoïsme et le bouddhisme sont les deux religions officielles du Japon, pays où ont eu lieu les observations. Toutes deux ont influencé de façon déterminante la relation des Japonais à la nature. Le shintoïsme est une religion polythéiste, son concept majeur est le caractère sacré de la nature. Tout objet animé ou inanimé possède une âme. Selon le bouddhisme, importé au cinquième et sixième siècle au Japon, les hommes sont assujettis au cycle des renaissances. L’âme d’un mort peut prendre des formes extrêmement différentes, minérale, végétale, animale, humaine, toutes choses vivantes sont reliées spirituellement. Un homme peut devenir tortue et un oiseau un jasmin. La culture orientale ne considère pas l’espèce humaine à part, c’est pourquoi ils ont reçu la théorie de l’évolution sans difficulté, le concept de l’existence d’une continuité de toutes formes de vie leur étant déjà familière. Pour les Orientaux, la clef est l’interconnexion entre tous les membres d’une espèce, mais aussi entre toutes les choses vivantes.


Dans la philosophie orientale, le domaine de l’homme n’est pas opposé à celui de la nature, il y aurait au contraire, échange constant d’un domaine à l’autre. Les sociétés occidentales reposent sur le principe d’un sujet mettant le monde à distance afin de se donner les moyens de le disséquer, au contraire, le sujet oriental a besoin de faire partie intégrante du monde afin d’y réfléchir. Il s’agit de penser l’être humain avec la nature, plutôt que par un dualisme nature et culture. Un Occidental pensera transformer le monde à distance. Un Oriental ne pourra pas concevoir un changement dans le monde sans savoir que celui-ci aura des répercussions sur sa propre personne, son changement lui-même aura des répercussions sur le monde et ainsi de suite. Chacun de nous est ainsi observateur, créateur et élément subissant l’action du monde. Il y a continuellement des développements et des changements produits par l’interaction entre le monde et nous-mêmes, le tout est considéré comme un ensemble dynamique 63. Concrètement, un Occidental a tendance à ne pas se considérer responsable des changements ou peu, pour contre balancer ce déni, il est sans doute plus apte à réagir et à essayer de trouver des solution aux problèmes étant à l’extérieur du monde, pouvant agir sur ce monde sans crainte de répercussions néfastes. En revanche, le sujet Oriental se rend tout de suite responsable des changements ce qui apporte aussi un certain fatalisme. Les changements sont inexorables, rien n’est stable, et chaque chose se répercute sur une autre sans qu’on ne puisse rien tenter. La culture devient témoin de ces répercussions, de ces essais, de ces expériences passées pour vivre en harmonie avec le milieu 64. Une relation épanouie entre l’homme et la nature ne s’obtient pas sans effort. Certains philosophes occidentaux, comme Voltaire, se rapprochant de

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Britta Boutry-Stadelmann, « La nature en tant que notre monde et la consommation comme attitude envers ce monde », Arnaud Brotons et Christian Galan, Japon pluriel 7, Actes du septième colloque de la Société française des études japonaise, Paris, Philippe Picquier, 2008, p. 236. 64 Pauline Couteau, « La théorie du milieu chez Watsuji Tetsurô : une perspective éthologique », Arnaud Brotons et Christian Galan, Japon pluriel 7, Actes du septième colloque de la Société française des études japonaise, op. cit., p. 246.

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cette vision orientale ont également insisté sur l’impact de l’homme sur la nature. Il proposait de remplacer la métaphysique non seulement par l’histoire naturelle, mais aussi par l’histoire des hommes en tant qu’elle affecte celle de la nature. Interpréter le monde au moyen de la chaîne des êtres 65 par exemple n’était déjà pour lui plus d’actualité car nous avions déjà anéanti certains êtres vivants donc certains chaînons. « Cette chaîne, cette gradation prétendue n’existe pas plus dans les végétaux que dans les animaux ; la preuve en est qu’il y a des espèces de plantes et d’animaux qui sont détruites » 66.    Keiji Nishitani propose, lui, d’illustrer la relation homme/nature et le caractère indomptable de la nature par une métaphore : la tentative d’apprivoisement d’un tigre par un homme. Si l’homme tente d’apprivoiser le tigre sans observer attentivement son comportement naturel, le tigre perdra tous ses caractères naturels et ne sera plus l’animal que l’on voulait apprivoiser au départ. L’observation est une condition sinéquanone à la préparation d’une bonne relation tigre/homme et donc homme/nature. Cette attitude peut-être comparée à celle développée par l’esprit moderne scientifique mais en y ôtant toute notion de domination de l’homme, le but de l’observation étant le renoncement à la domination de l’animal. Ce renoncement à la domination est qualifié de « rapport juste » avec l’animal par Nishitani. Au contraire, un « rapport injuste » est décrit comme le domptage du tigre, une relation basée sur la force ou la violence peut jouer un rôle, ici, dans ce cas, l’homme se place au centre de la nature. Dans un rapport juste, l’animal et l’homme conservent leurs caractères, chacun reste lui-même. Comme exemple, Nishitani cite la relation du cavalier et de son cheval : « Le cavalier tente de laisser s’épanouir la force naturelle du cheval, mais le cheval tout en galopant oublie l’existence du cavalier. Le cheval croit courir pour son

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Conception de l’ordre de l’univers, dont la principale caractéristique est la stricte hiérarchie entre les niveaux. 66 Voltaire, « Chaîne des êtres créés », Dictionnaire philosophique, 1764, Etiemble, Paris, 1977, pp. 101-103, cité par Élisabeth de Fontenay, Le Silence des bêtes, op. cit., p. 498.


plaisir alors que le cavalier atteint son but, à savoir aller rapidement » 67. L’homme doit se forcer à renoncer à la domination grâce à une observation attentive afin d’établir une relation saine à la nature et aux animaux. La relation des êtres humains à la terre façonne leur propre subjectivité. Cette dernière façonne en retour le rapport à la terre.    Selon Nishitani, l’environnement naturel est hors de portée de la compréhension humaine. De la nature, l’homme ne voit ni les fins, ni les fondements, ni la grandeur. La nature existe tout simplement, là, telle qu’elle est, les animaux et les plantes sauvages sont également « là, tels qu’ils sont » tada soko ni aru iu dake 68. Comme les animaux, les hommes ne connaissent pas la finalité de leur existence, ils existent, tout simplement, là tel qu’ils sont. Ces idées, profondément ancrées dans la culture japonaise, dépassent les principes religieux, comme le dit le réalisateur Isao Takahata : « Je ne suis pas pratiquant mais j’ai une foi, quelques chose de très primitif que possèdent tous les Japonais, qui est de respecter les autres et la nature. Être en accord » 69.    Grâce à cette culture ou cet instinct, la question du comportement animal se trouve à l’abri du sentiment de supériorité et du refus d’attribuer des émotions et des intentions aux animaux. La position des Japonais par rapport à la nature eut des conséquences évidentes sur la manière dont Imanishi et son équipe étudièrent le groupe de singes de Koshima à partir de 1953. Ainsi, chaque macaque fut considéré comme différent de son voisin. Les éthologues leurs donnèrent un nom, tentèrent de les identifier précisément par des traits physiques particuliers, essayèrent de connaître leur position sociale dans le groupe et leur personnalité. Ce faisant, les éthologues japonais ne cherchaient nullement à éviter des sujets telle que la culture animale. Leur programme était nettement anthropomorphique. L’étude des primates devait permettre de comprendre

67 Saitô Takako, « La nature : l’origine de l’homme selon Nishitani Keiji », Arnaud Brotons et Christian Galan, Japon pluriel 7, Actes du septième colloque de la Société française des études japonaise, op. cit., p. 267. 68 69

Ibid., p. 263. Luc André, « Isao Takahata », Le temps, http://81.27.130.64/Home, culture, cinéma.

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les origines de la société et de la famille humaine. Ils ne se privèrent pas de nourrir les animaux observés, cette habitude venant probablement du culte shintoïste du nourrissage. En effet, les prêtres shintoïstes laissent sur les autels les offrandes destinées aux kamis (les esprits du monde naturel). Les singes en venant s’en emparer agissent comme des intermédiaires entre les hommes et les dieux. Cela expliquerait la volonté des primatologues japonais de vouloir se rapprocher de leurs sujets d’étude en les nourrissant, pour eux cela servait leur travail mais permettait également de créer un lien particulier autre qu’un lien amical. Le nourrissage apportait une dimension supplémentaire d’ordre psychologique. Pour l’anthropologue Pamela Asquith, une relation d’empathie naturelle se créait ainsi entre les observateurs et les singes. Masao Kawai voyait le nourrissage comme partie intégrante de sa méthodologie, qu’il nomma, méthode Kyôkan, par empathie 70. Le concept d’identification de chaque individu au sein de sa société ainsi que la création d’empathie par différents stratagèmes dont le nourrissage sont des idées à ce point évidentes aujourd’hui que personne ne s’étonne de voir une grande majorité d’éthologistes et de chercheurs l’appliquer.    Grâce à Imo et aux observateurs ayant suivi son évolution, la question de la culture animale a fait son apparition et celle-ci est devenue incontournable tant les interrogations qu’elle soulève influent sur notre vision, notre rapport à l’animal, et nourrissent les recherches sur l’évolution de l’espèce humaine. Chercher à comprendre le concept de culture animale demande en priorité de redéfinir le mot « culture ». Ce terme évoque pour la plupart d’entre nous, la peinture, la musique, la danse, les symboles, le langage. Pour les scientifiques, le terme « culture » définit des savoirs et des habitudes acquis auprès des autres. La culture implique donc un apprentissage, une caractéristique particulière acquise par un individu seul ne pourra pas être qualifiée de culturelle.    C’est en s’appuyant sur cet argument que Bennett Galef, psychologue behavioriste spécialisé dans le cognitif, mit en doute l’apprentissage et

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Frans de Waal, Quand les singes prennent le thé, op.cit., p. 176.


la diffusion par l’imitation de la technique de lavage des patates douces. D’après cet éthologue, l’apprentissage des macaques n’était pas social mais individuel. Aucun singe n’avait eu besoin de s’inspirer de son voisin ou de se faire aider pour apprendre à laver les patates douces et Mito avait surement dû encourager cette pratique. Grâce à l’importante collecte de données, ces arguments purent être réfutés. Les distributions avaient commencé dans la forêt, Imo avait cherché d’elle-même un cours d’eau pour y laver les légumes, les singes s’étaient ensuite tournés d’eux‑mêmes vers la plage, sûrement par préférence gustative. Les observateurs n’avaient pas pu favoriser les singes pratiquant cette technique car les macaques étaient nourris par ordre hiérarchique, or, les mâles dominants ont adopté la technique les derniers. De plus, refuser les patates douces à ceux qui ne les lavaient pas aurait été le meilleur moyen d’empêcher la diffusion de ce comportement. Pour Galef, la transmission de la technique avait été trop lente pour parler de transmission sociale : « l’un des avantages probable de l’apprentissage social sur l’apprentissage par tâtonnements, c’est qu’il demande moins de temps. Il devrait donc se signaler par une diffusion relativement rapide d’un comportement dans une population » 71. Mais la vitesse de propagation de la technique n’a pas été si lente puisqu’en moins de cinq ans, la moitié de la population maîtrisait la technique. L’important n’est pas la vitesse de propagation. En revanche, savoir si un comportement peut être acquis par un individu sans l’exemple de ses compagnons sociaux est une question essentielle afin de déterminer si un comportement est culturel ou non.    Il est frappant de voir à quel point l’imagination peut-être fertile lorsqu’il s’agit de réfuter un argument qui pourrait mettre en danger ce que l’on pense être les caractéristiques de l’homme. N’aurait-il pas été plus étonnant si le même mois, les trois-quarts du groupe de macaque avaient eu, en même temps et en adoptant les mêmes techniques, l’idée de laver leurs patates douces ?

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Frans de Waal, Quand les singes prennent le thé, op.cit., p. 192.

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Dessins d’après photos prises en 2002 sur l’île de Koshima par Franz de Wall. Apprentissage et diffusion par imitation de la technique de lavage des patates douces.


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Dessin d’interprétation d’après Quand les singes prennent le thé de Franz de Wall, p. 188. Macaque de l’île de Koshima au Japon.


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Dessin d’interprétation d’après Quand les singes prennent le thé de Franz de Wall, p. 190. Séance de lavage et de dégustation de patate douce sur la plage.


Les différentes formes d’apprentissage

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Les archives de Koshima ne comportent aucune indication sur la façon dont s’est diffusé le comportement. Dans le cas des macaques de Koshima, plutôt que de parler d’apprentissage par imitation, Frans de Waal, primatologue, préfère parler d’une amélioration par stimulus. Un singe va s’approcher d’un congénère lavant une patate douce, il va ramasser des débris de nourriture flottant dans l’eau, les manger, trouver le goût agréable, cela va le pousser à réitérer la technique. Ce n’est pas de l’imitation au sens propre. Le sens gustatif du macaque l’encourage à adopter une habitude. Les mécanismes de transmission sont complexes à définir et à démontrer, pourtant, ce sont des éléments décisifs dans la reconnaissance d’un comportement culturel.    Il a fallu beaucoup de temps pour comprendre la complexité du processus d’imitation. Longtemps, ce mécanisme de transmission a été la preuve d’une intelligence limitée chez les primates : ils nous imitaient sans comprendre. Aujourd’hui, ce procédé est considéré comme l’un des plus grands succès cognitifs qui soit. L’idée de base est l’adoption d’un comportement d’un individu par un autre. Pour cela, trois conditions sont nécessaires : l’identification au modèle, la compréhension de ses objectifs et la présence d’un pré-savoir de base. La première et la troisième condition sont largement répandues dans les sociétés de primates. La deuxième n’est pas évidente à démontrer. Pourtant, sans même réunir ces trois conditions, le rôle de l’imitation dans l’apprentissage de lavage de patates douces ne peut pas être évincé si facilement. Toute imitation est la combinaison d’une idée générale empruntée à d’autres et d’une pratique individuelle visant à affûter la compétence en question. Les informations acquises en observant les aînés sont intégrées dans une solution qu’ils développeront eux-mêmes. Toute imitation commence par une phase d’observation, que ce soit chez l’homme ou chez les singes, observer des modèles compétents grave en mémoire des séquences d’action qui peuvent se révéler utiles par la suite. L’observation est une des activités principales des jeunes primates, ils ne cessent de suivre du


regard leurs aînés et les activités de ceux-ci. Après une démonstration de force du mâle dominant, les jeunes du groupe reprennent fréquemment les gestes et cris qu’ils viennent d’entendre et ils leurs arrivent d’imiter d’autres comportements de leurs aînés plus surprenant. Au Living Link center consacré à l’étude approfondie de l’évolution de l’homme et des grands singes, un chimpanzé s’était blessé au doigt, il marchait en s’appuyant sur le poignet et non plus sur les jointures, tout le temps qu’il adopta cette démarche il fut imité par les jeunes du groupe qui se mirent à marcher sur les poignets même lorsqu’il n’était plus dans les environs 72.    Des expériences ont été menées afin de comparer les capacités d’imitation chez des primates et chez les enfants. Elles démontrèrent les capacités réelles d’imitateur des chimpanzés. Pour certains scientifiques, ce succès s’explique par l’environnement de stimulations culturelles créées par les humains. Mais, chez d’autres animaux, comme le chat et le chien, ces expériences se sont soldées par des échecs. Il ne suffit pas d’être entouré d’humains pour imiter. Frans de Waal donne l’hypothèse suivante : si les résultats de ces expériences sont si convaincants avec les singes, c’est qu’ils sont sensibles à l’acculturation humaine, car les influences culturelles abondent dans leur environnement naturel. Ils ont besoin de reproduire, et recherchent l’éducation. Les singes sont de très bons imitateurs car cette aptitude leur est utile dans leur vie sociale en liberté. Observant l’un de ses congénères, un singe peut apprendre comment se servir d’une baguette ou d’une pierre pour obtenir de la nourriture ou la bonne manière de tenir un nouveau-né. Ils préféreront toujours imiter leur espèce mais en imiteront une autre au besoin.    La méthode de copie des singes de Koshima se rapproche de l’imitation, l’observation des gestes d’un individu du même groupe est souvent l’ultime impulsion dont l’animal a besoin afin de découvrir la solution à un problème ou d’adopter de nouveaux comportements. Ce fut sûrement le cas pour un groupe d’orques d’un marineland à San Franscisco en 2005. Un jour, l’un des orques régurgita son repas, tapi au

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Frans de Waal, Quand les singes prennent le thé, op.cit., p. 206.

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fond du bassin, il attendit qu’une mouette, attirée par le poisson régurgité, se pose. Puis, il bondit sur sa proie. Ce comportement n’avait jamais été étudié dans le milieu naturel. Quelques mois plus tard, trois autres orques utilisaient le même stratagème 73. La tentation est forte de qualifier ce principe de diffusion d’imitation. Mais ce terme est réservé à des cas où la solution est copiée après la compréhension des intentions du modèle et du problème à résoudre, ce dont nous ne sommes pas sûr dans le cas des singes de Koshima et des orques de San Franscisco. En revanche, cela semble être le cas chez les chimpanzés sauvages du site de Bossou, en Guinée. Ces chimpanzés sont connus pour casser les noix d’éléis. Ils utilisent des outils afin de briser la coque de ces noix réputées pour être une des plus solides au monde. Le chimpanzé place la noix sur une pierre plate, trouve une pierre assez lourde pour briser la noix, mais assez légère pour être manipulable, puis frappe en maîtrisant force et vitesse afin de ne pas totalement écraser le fruit. C’est l’emploi le plus complexe d’outil répertorié à ce jour. Les pierres doivent être choisies avec soin, le singe a besoin de ses deux mains et doit faire preuve d’une grande coordination. Le primatologue japonais Tetsuro Matsuzawa a suivi le développement de cette technique. Les chimpanzés adultes partent sur le lieu de casse, appelé « usine » où sont rassemblés les outils et les noix. Les jeunes les rejoignent et déambulent entre les adultes qui leur donnent de temps en temps un fragment de noix. Les plus petits s’amusent en manipulant des objets simples, ils jouent avec une pierre ou une noix. Au stade suivant, ils commencent à combiner les objets au hasard, ils frappent les noix du poing, utilisent des pierres bancales ou aux formes non appropriées. C’est au bout de trois ans que les jeunes chimpanzés commencent à mettre en rapport ces actions multiples, et ce n’est que vers six ou sept ans que leurs compétences se rapprochent de celle de leurs aînés 74. Grâce à de longues années d’observation, les jeunes chimpanzés mettent en rapport le geste et le résultat ; au bout de sept ans ils comprennent l’énoncé du problème

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Vinciane Despret, Bêtes et Hommes, Paris, Gallimard, 2007, p.75. Vinciane Despret, Bêtes et Hommes, op.cit., p. 335.


et l’intention d’un adulte lorsque celui-ci frappe une noix ou cherche une pierre sur le terrain de cassage de noix. Dans ce cas, l’utilisation du terme « imitation » est justifiée.    Les animaux doivent sans cesse apporter de nouveaux arguments prouvant l’existence de leur culture. Chez les humains l’apprentissage peut se faire par imitation avec compréhension des objectifs et des intentions du modèle ou non. Un enfant jouant avec une essoreuse à salade retient d’abord le plaisir de faire tourner la manivelle, plus tard il pourra faire le lien entre son geste et le résultat : une salade essorée. Pourtant, nous n’émettons pas de jugement de valeur à propos de ce modèle d’apprentissage, seul le résultat compte. Dans les recherches de preuves de culture animale, seul l’apprentissage par réelle imitation, c’est-à-dire avec compréhension des intentions du modèle, semble être retenue comme preuve tangible de son existence. Nous ne sommes, au contraire, pas dérangés par le nombre d’apprentissages possibles quand il est question de culture humaine et nous n’abordons guère les principes qualitatifs de ces pratiques.    Le comportement des chimpanzés de Bossou amène une autre question. Si nous en restons à la description des faits, l’imitation suffirait à motiver les jeunes chimpanzés à coordonner leurs gestes sur sept longues années, sans résultats encourageants. Mais cela est peu probable, les chimpanzés ont donc d’autres sources de motivation.    Franz de Waal propose une hypothèse : « l’apprentissage social chez les primates est le fruit du conformisme : le besoin d’appartenir à un groupe, d’y être à sa place ». Il donne un nom à ce processus : AOLI, apprentissage observationnel par lien et identification 75. L’apprentissage du cassage de noix serait expliqué par le désir d’être comme les autres. Les macaques japonais de la montagne d’Arashima, surplombant Kyoto, observé par l’Américain Michael Huffman ont pour habitude de frotter des pierres les une contre les autres. Ils ramassent des poignées de petites pierres, les frottent, les frappent les unes contre les autres, les

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Frans de Waal, Quand les singes prennent le thé, op.cit., p. 210.

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dispersent, les rassemblent et recommencent. Les jeunes macaques apprennent cette technique de leurs aînés, c’est donc une véritable tradition dont les scientifiques n’ont pas encore compris les intérêts et les avantages. Cet apprentissage culturel est indifférent aux récompenses et socialement motivé. Le désir d’être à sa place, de se conformer au groupe fournit la motivation du processus d’apprentissage 76. Des expériences de terrain montrent que la sociabilité remarquable des orangs-outangs de Suaq Balimbing renforce la transmission des compétences. Chaque individu peut observer son voisin. Ils peuvent, par exemple, s’intéresser aux gestes d’un manieur d’outil plus expérimenté, ce qui ne sera pas le cas pour une espèce ou les individus au bas de l’échelle sociale n’osent pas s’approcher des aînés et doivent détourner le regard à l’approche d’un dominant, comme c’est le cas chez les gorilles. Dans ces conditions, la création d’un répertoire culturel est difficile.    Outre l’imitation, les chimpanzés de Bossou révèlent une autre forme d’apprentissage, l’enseignement actif. Il est, lui aussi, inextricablement lié aux liens sociaux créés avec les individus de la troupe. L’enseignement est différent d’un simple apprentissage par observation ou par imitation, il se définit par plusieurs critères : l’enseignant doit modifier son comportement en présence de l’élève, l’acte de transmission doit représenter un coût pour le professeur, le geste du professeur doit encourager l’élève à passer à l’acte, et l’élève doit au final apprendre plus rapidement et de façon plus fiable que s’il avait appris tout seul 77. Christophe Boesh, primatologue, a observé les chimpanzés dans la forêt de Tai. Il rapporte que les mères chimpanzés laissent leurs outils ayant servi à casser les noix sur place afin que les petits puissent s’en servir. Généralement, les adultes dans ce groupe emportent leurs outils avec eux une fois la tâche accomplie. Habituellement, les mères singes accomplissent leurs gestes avec rapidité mais Boesh a observé plusieurs fois des mères regarder avec attention leur progéniture et décomposer les gestes servant à casser les noix. Lorsque

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Emma Baus et Bertrand Loyer, Animaux trop humains, culture animale, documentaire animalier produit par Saint Thomas Production, 2004-2006. 77

Damien Jayat, Les animaux ont-ils une culture ?, Paris, EDP Science, 2010, p. 139.


les juvéniles tentent de casser une noix, il n’est pas rare qu’elles les corrigent en replaçant la noix après avoir nettoyé l’enclume ou en ayant réorienté la pierre. Un autre exemple d’enseignement actif nous vient des orques. Christophe Guinet spécialiste des orques et chercheur au CNRS de Chizé a observé les orques des îles Kerguelen apprenant à leurs jeunes une technique de chasse très complexe. Il leur arrive de s’échouer volontairement afin de capturer un lion de mer. Mal employée, cette technique peut mener à l’échouage et donc à la mort du prédateur. Les mères poussent leurs petits à s’échouer sur les rivages, les aidant à revenir à flot en cas de problème. Lors des apprentissages, les captures sont moins nombreuses, l’orque adulte est, d’une certaine manière, désavantagé par un comportement bénéfique à sa progéniture. L’apprentissage de cette chasse est l’un des rares cas d’apprentissage actif répertorié 78.    De telles découvertes d’apprentissage actif contredisent une croyance très répandue : les techniques de survie sont instinctives et inscrites dans les gènes. Ces questions nous replongent au cœur du débat des behavioristes et des éthologistes, les premiers mettant l’accent sur l’apprentissage, les seconds sur l’instinct. Les chimpanzés vivant en liberté sont terrorisés par les serpents, à la moindre vue de l’animal, ils poussent des cris d’alerte. Lorsque l’on présente un serpent à un singe, né en captivité, n’ayant jamais été confronté à une telle situation, celui-ci n’exprime aucune peur. Si on met le sujet en présence de singes nés en liberté et exprimant leur frayeur devant le serpent, le sujet se met lui aussi à craindre les serpents 79. L’apprentissage est un processus socioculturel indépendant d’une formation d’ordre génétique, il est essentiel à la survie de l’animal. Les animaux s’enseignent mutuellement ce qu’il faut manger ou non. Les corbeaux enseignent à leurs petits à faire le tri dans les ordures, ils leur inculquent des préférences de terrain de chasse. Les rats transmettent à leurs petits leur méfiance par rapport à certains poisons dont ils ont compris les dangers. Des expériences ont été faites en

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Christophe Guinet, L’Art de vivre d’une baleine tueuse, 2001, BBC- ST-Thomas Production, 52 min. 79 Frans de Waal, Quand les singes prennent le thé, op.cit., p. 19.

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laboratoire, de jeunes rats, élevés par des parents ayant une aversion pour un certain poison, eurent le choix entre deux aliments, un contaminé, l’autre sain. Sur deux-cents-quarante rats, un seul accepta l’aliment dont se méfiaient ses aînés. Au cœur des forêts d’Amérique, les ours sont devenus imbattables dans la recherche de nourriture humaine, ils arrivent ainsi à ouvrir certaines voitures en sautant sur le toit afin de faire céder les vitres 80. Ces méthodes se sont diffusées particulièrement rapidement ce qui laisse à penser qu’il s’agit d’un apprentissage culturel. Les baleines à bosse sont connues pour leurs chants qui varient géographiquement, tels des dialectes. Elles possèdent des techniques de chasse comme le filet de bulles qui demande un apprentissage chez les jeunes. Les baleines font partie des rares animaux vivant longtemps après leur ménopause, on suppose que cette longévité permet d’inculquer aux jeunes les techniques de chasse, les dialectes, les routes de migration, les moyens de défense contre les attaques de requins. La capacité de transmettre d’une génération à l’autre des comportements acquis est essentiel à la survie d’une espèce. En transmettant leur culture, les baleines produisent génétiquement mais aussi culturellement des descendants plus adaptés à leur milieu 81. En observant et en analysant ces comportements, les chercheurs ont pris conscience que l’accumulation des savoirs n’était pas une capacité réservée à l’espèce humaine. Il est peu probable que ces séquences d’actions complexes aient été inventées en une seule fois. Le comportement culturel de certains animaux est issu d’un long processus d’amélioration des compétences. Ils tirent profit d’un savoir accumulé, en ce sens, ils dépendent autant de la culture que nous. L’apprentissage dépend d’une nécessité d’adaptation et il est encouragé par un désir d’appartenance à un groupe.

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Frans de Waal, Quand les singes prennent le thé, op. cit., p. 243. Damien Jayat, Les animaux ont-ils une culture ?, op.cit., pp. 176-177.


Les indicateurs de culture animale Devant la difficulté à caractériser la culture animale, des éthologues ont tenté de définir des indicateurs de culture animale. Pour Susan Perry et Joseph Manson, le comportement étudié ne doit pas être retrouvé d’un groupe à un autre, on doit pouvoir observer l’apparition et la diffusion du comportement ou encore repérer la transmission entre individus ou bien remarquer l’observation d’un individu par un autre. D’après ce couple d’éthologistes, un seul de ces indicateurs suffit à qualifier un comportement de culturel. Pour Etienne Danchin et Amélie Wagner, les indicateurs sont différents, le comportement doit impérativement faire intervenir un apprentissage social, il doit être transmis de génération en génération, étendu à toute autre situation similaire à celle où il a été acquis et provoquer un changement durable de comportement. Un comportement réunissant ces quatre indicateurs peut être qualifié de culturel 82. Malgré ces divergences, la grande majorité des éthologues se rejoint sur un point : la culture est un mode de vie partagé par les membres du groupe, mais rarement avec ceux d’autres groupes de la même espèce. La méthode de reconnaissance d’un comportement culturel la plus utilisée consiste donc à comparer des groupes de singes. Les observateurs, à la manière d’anthropologues, notent la façon dont chaque communauté de singes accomplit telle ou telle tâche. Cette méthode porte le nom de primatologie culturelle. Mc Grew fut le premier à s’appuyer sur cette méthode afin de définir un programme de type ethnographique chez les chimpanzés. En 1999, le magazine Nature publia un passage en revue des variantes culturelles chez les chimpanzés en liberté par Andrew Whiten et huit autres auteurs. Ils avaient rassemblé des preuves sur sept sites différents durant cent-cinquante-et-un ans. Après compilation des comportements, une échelle fut établie allant de « courante » à « absente » afin de comparer

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Damien Jayat, Les animaux ont-ils une culture ?, op.cit., p. 101.

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chaque comportement. Cette comparaison effectuée, il restait encore trente-neuf comportements différents variant selon les communautés.    Grâce à ces recherches d’indicateurs, les observateurs et les chercheurs ont pu mieux comprendre certains comportements et faire le tri entre ceux issus d’une culture et les autres. Nous pourrions penser qu’un chaton imitant sa mère pour faire ses besoins est un exemple d’apprentissage social, mais il est beaucoup plus probable que le chaton acquiert le comportement par tâtonnement en reconnaissant des indices : réaction aux mouvements de la mère, aux odeurs, au contact de la litière. Ce n’est plus un apprentissage social mais individuel. Il en est de même des mésanges de Londres. Au sud de la ville, des mésanges avaient trouvé une technique pour ouvrir les capsules de métal des bouteilles de lait déposées le matin devant les portes. Cette pratique ne faisait pas partie de leur répertoire comportemental naturel. Elle s’est répandue dans Londres, puis dans toute l’Angleterre. Mais, il n’a jamais été remarqué que les mésanges avaient eu besoin d’observer un congénère pour réussir à ouvrir les bouteilles, il n’y a pas eu de transmission. Il est probable qu’une modification de leur environnement ait créé ce nouveau comportement. Ce n’est pas le cas du rat noir de Jérusalem qui apprend de ses parents comment retirer les pignons des pommes de pin, véritable tradition culturelle, elle a une grande valeur de survie 83. Chez les insectes sociaux, la question de la culture s’est longtemps posée, en apparence, certains comportements peuvent sembler transmis de génération en génération et donc être issus d’une culture mais, d’après les études, les individus ne s’observent jamais les uns les autres, les techniques et habitudes semblent être le fruit de la génétique rendue extrêmement flexible pour une adaptation optimale à l’environnement. Cette description rejoint l’idée principale de l’éthologie, chaque espèce dispose d’un certain nombre de structures de comportements innés auxquels l’environnement ne peut imposer que de faibles modifications. Si des fourmis tisserandes sont élevées sur un goyavier, elles se dirigeront toujours par préférence

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Vinciane Despret, Bêtes et Hommes, op. cit., pp. 74-75.


vers les feuilles de cet arbre. Si des fourmis tisserandes élevées sur un goyavier sont déplacées avec des œufs sur des feuilles de cacaotier, les larves écloses sur ces feuilles auront toujours une préférence pour les cacaotiers, preuve qu’il n’y a pas d’apprentissage social 84. La réponse n’est pas si évidente pour les corneilles de Nouvelle-Zélande réputées pour l’utilisation d’outils. Elles sont capables, à partir de brindilles ou de feuilles de pandanus, de fabriquer des crochets et des sondes pour faciliter la capture d’insectes dans des endroits peu accessibles. Les chercheurs ont observé trois formes de sondes utilisées dans différentes régions de Nouvelle-Calédonie. Pour le moment, les éthologues sont partagés sur la qualification de ce comportement. Certains pensent qu’il est purement culturel, les corneilles sont des animaux sociaux, les juvéniles restent environ six mois avec leurs parents après le premier envol, les conditions sont réunies pour une transmission des parents aux enfants 85. Mais, d’autres expériences viennent contredire ces observations. Des corneilles nées en laboratoire et n’ayant eu aucun contact avec leur espèce ont été capables d’utiliser le même type d’outil, ce qui fait dire aux chercheurs que l’usage d’outil est un acte inné qui s’exprime lorsque l’oiseau est tiraillé par la faim. Il est vrai que La Nouvelle Calédonie est un environnement rude pour les corneilles. Le taux de mortalité chez les jeunes y est élevé et la recherche de nourriture compliquée. Ce comportement des corneilles noires semble être un ensemble composé d’un peu de culture, de génétique, d’adaptation à l’environnement et de choix individuel. Ce qui pourrait être valable pour de nombreux autres cas de culture animale et expliquerait la difficulté d’établir des indicateurs de culture animale fiable.    Pour certains, comme Dominique Lestel, philosophe et éthologue, la question n’est plus de savoir si la culture animale existe mais de savoir si les origines de la culture pourraient être trouvées chez les animaux. Un élément de réponse a été découvert dans l’étude de l’automédication chez

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Damien Jayat, Les animaux ont-ils une culture ?, op.cit., p. 73. Nathalie Angier, « Les oiseaux intelligents doivent tout à leurs parents », The New York Times, 18 février 2011, p. 18.

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les primates. Richard Wrangham et Nishida furent les premiers à relever un cas d’automédication chez les chimpanzés de Gombé. Ces primates ingèrent des feuilles d’Aspilla, très rugueuses et velues, ils les plient soigneusement avec la langue et le palais pour les avaler tout entière sans les mâcher. Ces feuilles permettent mécaniquement d’expulser les parasites internes intestinaux 86. Il se trouve que les peuples primitifs habitant le même environnement utilisent la même technique de purge. Chez les hommes ou chez les animaux, cette technique n’est pas transmise par les gènes, elle est enseignée soit par imitation, soit par enseignement actif et ne se retrouve pas chez tous les peuples primitifs ou chez tous les groupes de singe de la même région. Il y a peut-être eu continuité culturelle entre les chimpanzés de Gombé et les peuples primitifs du même environnement. Il serait intéressant de savoir qui de l’homme ou de l’animal a imité l’autre. Cet exemple montre l’influence possible de l’homme sur l’animal et de l’animal sur l’homme dans l’élaboration de leurs cultures.

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Frans de Waal, Quand les singes prennent le thé, op.cit., p. 232.


Mc Do et marineland : mise à jour d’une double culture ? Pour mettre à jour de nouveaux exemples d’influence entre hommes et animaux dans l’élaboration de leurs cultures, il est intéressant de se pencher sur des études de cas ou hommes et animaux côtoient le même environnement. Dans la plupart du temps, ces animaux seront des commensaux. Dans le cas des corneilles du Jardin des plantes, l’installation du Mc Do à la sortie du métro gare d’Austerlitz a été un élément important dans l’explosion démographique de la population, mais aussi dans l’apparition de nouveaux comportements (peut-être) culturels. Le Mc Do est situé idéalement à l’entrée du Jardin des plantes, les clients achètent leur hamburger et vont le déguster dans le parc. Les corneilles ont commencé par se nourrir des miettes distribuées ou tombées par inadvertance. Mais très vite, les miettes ne leur ont plus suffit. Les jardiniers rapportent que le comportement d’éventrage des poubelles est apparu peu après l’installation du fast food. Les humains ont attiré l’attention des corneilles en jetant leurs détritus dans les poubelles. Les volatiles surveillant de près les mouvements des boîtes contenant la nourriture, firent rapidement le lien entre la nourriture et les poubelles et trouvèrent un moyen efficace de se servir. Le comportement humain aurait induit le comportement animal. Plus étonnant, une expérience montre qu’entre un sac en papier blanc vide et un sac Mc Do vide, les corneilles du Jardin des plantes choisissent automatiquement le sac rouge marqué d’un logo jaune 87. Ces oiseaux enseignant à leurs juvéniles comment se nourrir, quels aliments éviter et quels aliments privilégier sont eux aussi attirés par le fameux M jaune. Lorsqu’ils découvrent un nouveau comportement, les éthologues prennent garde de tester, quand ils le peuvent, l’animal dans un environnement différent pour s’assurer que le comportement est culturel et qu’il n’est pas seulement dû à l’environnement. Dans ce

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Emma Baus et Bertrand Loyer, Animaux trop humains, culture animale, documentaire animalier produit par Saint Thomas Production, 2004-2006.

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cas, l’expérience n’a pas été réalisée, mais la diffusion très rapide du comportement laisse à penser à un comportement culturel. La culture de la junkfood se serait-elle propagée au sein de la communauté des corneilles ? Comme les humains, elles ont appris ce que le logo représentait.    Dans les marinelands, les méthodes employées par les dresseurs pour enseigner aux orques les différents tours sont très spécifiques. Chaque mouvement, chaque signe et chaque son correspond à une indication précise. Les orques nées en captivité sont souvent de très bonnes élèves grâce à la présence de leurs mères qui leur enseignent, parallèlement aux dresseurs, à répondre aux signes pour obtenir une récompense. La mère, en agissant ainsi, inculque au jeune la façon de survivre en captivité. Aussi étrange et dérangeant que cela puisse paraître, le comportement issu de cet enseignement a tout d’un comportement culturel. Comme dans la nature, la mère pratique l’enseignement actif et le petit l’imitation. Si nous les changions d’environnement, ces orques continueraient à effectuer des tours. Lorsque l’animal est en captivité, l’homme influence clairement la création de nouvelles cultures animales. Un coup de sifflet a, pour l’orque, la même signification que pour le dresseur. Cet ensemble de mouvements et de signes sont enseignés aussi bien aux nouveaux entraîneurs qu’aux nouveaux orques. Peut-on, dès lors, parler de culture partagée ?


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Conclusion Mardi 31 Mai 2011, Vendredi 3 Juin 2011

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Fin Mai, je songe au point de départ de mon mémoire, les corneilles du Jardin des plantes. Elles m’avaient donné l’impulsion nécessaire à l’écriture. Je pressens l’importance d’aller leur rendre une dernière visite dans le cadre de mon travail.    La nuit précédent cette dernière visite, je suis réveillée par le bruit de la pluie sur le vasistas de ma chambre, je suis inquiète, s’il pleut trop demain je ne pourrai pas mener à bien mon observation. Je me réveille trois fois de suite épiant le bruit de la pluie tout en me faisant la réflexion que j’avais définitivement attrapé le virus de l’observation pour me réveiller la nuit inquiète de la météo du lendemain.    Le matin, le ciel est couvert mais il ne pleut plus. Rassurée, je me prépare pour ma dernière visite. Utiliser les mots « dernière visite » est étrange car ce ne sera pas la dernière fois que je traverserai ce jardin en regardant les corneilles, en revanche, ce sera la dernière occasion que j’aurai de rapporter leurs comportements dans mon mémoire. Cette sortie possède donc une saveur particulière. Je quitte mon studio. Je passe par le rond point de La Bastille. Je longe l’embarcadère de la Seine. Je traverse le pont qui me sépare du jardin, et j’arrive sur le sol poussiéreux du Jardin des plantes. Au loin, je vois les jardiniers s’affairer sur les plates‑bandes. Les odeurs et les sons ne sont plus les mêmes. L’air est chaud et transporte toutes sortes de parfums de plantes qu’ont choyé les jardiniers tout l’hiver, le vent ne pique plus le nez. Le silence ne règne plus, les oiseaux, les insectes se font entendre, mais les corneilles restent silencieuses. J’avance jusqu’au potager, je ne les vois pas, mais je sais qu’elles sont là. Je me faufile aux sons des croassements des grenouilles entre les plates-bandes foisonnantes de nouvelles plantes et d’écriteaux. Les pelouses sont nettes, plus une seule touffe arrachée. Grâce au printemps, les corvidés ont trouvé d’autres sources d’alimentation, elles retourneront à nouveau les pelouses à la recherche de larves d’hannetons quand l’automne reviendra. Quelques corneilles picorent ça et là, quelques-unes sont perchées dans l’arbre surplombant le bassin sur la droite, elles me surveillent comme à leur habitude, poussant de temps en temps un cri de mise en garde à l’égard de leurs congénères indiquant là une présence suspecte sur leur territoire. Elles sont définitivement beaucoup moins nombreuses qu’en hiver. Après un temps d’observation,

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je m’apprête à rebrousser chemin tout en me disant qu’elles auront jusqu’au bout, gardé tous leurs secrets de corneilles.    Je sors du potager lorsque j’entends des cris d’altercation. Je pense tout de suite à un règlement de compte entre corneilles. Je m’approche rapidement pour ne pas manquer la scène. Arrivée dans l’allée principale, scène de l’action, je vois une corneille prendre son envol et foncer en piqué sur un promeneur marchant tranquillement entre les arbres. L’homme se baisse afin d’éviter la corneille qui rase son crâne, elle va ensuite se percher sur une branche et graille agressivement en sa direction, elle reprend son envol et pique sur le passant un peu désemparé, elle se perche, tape sur la branche avec son bec, pousse son cri et attaque de nouveau. Elle recommencera quatre fois cette action. Une fois le promeneur éloigné, elle reprend son envol, fait le tour des arbres et disparait. Ma première réaction est de rester sourire aux lèvres au croisement de l’allée principale et du potager heureuse d’avoir été témoin de ce comportement dont j’avais tant entendu parler. Puis une question me frappe : « Pourquoi ? », « Pourquoi cette corneille s’est-elle attaquée à cet homme et non aux autres personnes marchant seulement à quelques mètres de lui ? ». Je le vois au bout de l’allée finissant de discuter avec un jardinier, je cours le rattraper pour lui demander s’il a une idée de la raison de l’attaque de la corneille. Il n’en sait rien, mais d’après le jardinier il serait passé trop près d’un nid. Je le remercie pour cette réponse qui ne me satisfait qu’à moitié. Quelques minutes auparavant, je suis moi-même passée au même endroit mitraillant les nids apparemment vides avec mon appareil et je n’ai subi aucune attaque. Je repars, songeuse en empruntant l’allée principale vers le lieu de l’altercation.    À une dizaine de mètres, je vois arriver en face de moi une dame âgée, apprêtée, portant une sacoche noire. Elle la pose sur un banc, jette un coup d’œil à gauche puis à droite. Pour avoir vérifié les entourages lors de mes nourrissages afin de contrôler si les gardiens ne me surveillaient pas je comprends très vite qu’elle est sur le point de distribuer de la nourriture aux oiseaux. Je reste pour regarder. À peine a-t-elle posée sa sacoche que deux corneilles se posent, l’une d’elle s’approche extrêmement près de la dame, elle semble lui faire confiance. Ma première réaction fut d’ailleurs de penser : « Elles doivent se connaître, cela ne ressemble pas à


une première rencontre ». La dame plonge sa main dans son sac en retire deux gâteaux apéritifs, elle en lance un premier, la corneille le rattrape directement dans son bec comme le ferait un chien avec un bout de viande. L’oiseau pose le gâteau au sol, regarde la dame, celle-ci relance la gourmandise que la corneille rattrape comme le précédent. L’oiseau prend les deux gâteaux dans son bec et part cacher son butin dans les feuilles. Pendant ce temps, la dame lance la nourriture à la deuxième corneille, qui, plus craintive attend que la pitance soit tombée à terre pour la récupérer. Ce manège dure dix minutes durant lesquelles j’ai pu vérifier qu’une des deux corneilles récupérait toujours la nourriture dans son bec comme un jeu, tandis que l’autre restait toujours à une distance de sécurité. Les différences entre ma séance de nourrissage et celle-ci sont évidentes. J’avais été entouré de corneilles qui ne faisaient pas de manières afin de s’approprier le bout de pain lancé, elles se battaient comme des chiffonnières dans la poussière. Ici, l’ordre règne, les corneilles ne sont que deux, aucune autre n’a tenté de venir participer à la séance.    Étonnée par ces différences, une fois le nourrissage terminé, je vais m’adresser à la promeneuse. Je lui demande si elle vient souvent nourrir les corneilles, elle me répond qu’en effet, elle vient trois fois par semaine nourrir ce couple. « Ce couple » je suis en arrêt devant ces deux mots, ils indiquent qu’elle connait les deux oiseaux, qu’elle sait les reconnaître, qu’ils la reconnaissent, qu’elle s’est liée à eux. Elle me confie qu’elle a donné un nom au moins craintif des deux : Sirius. Elle me raconte le déroulement du nourrissage. Quand elle arrive dans le jardin, elle s’installe à proximité du banc et appelle Sirius. Il arrive alors, seulement accompagné de sa compagne, elle les nourrit puis ils repartent tous les deux. Beaucoup de questions se bousculent dans ma tête. Comment a-t‑elle fait pour les reconnaitre ? Les habituer ? Comment les corneilles ont-elles compris qu’elle était un élément positif dans leurs vies ? Comment les liens se sont-ils créés ? Comment une corneille peut-elle répondre à son nom ? Pourquoi a-t-elle eu ce besoin de se lier avec ce couple d’oiseau ? Mais je ne les pose pas, je ressens une limite à ne pas franchir, ces questions sont d’ordre privé. En les posant je rentrerais dans l’intimité de cette personne dont je sens que cette liaison avec ce couple de corneille est lié à l’intime, au vécu, et n’a rien d’anodin. Des mots

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traversent mon esprit : habituation, apprivoisement. Pour pouvoir poser toutes mes questions sans être irrespectueuse, il faudrait tout d’abord réussir à créer des liens avec cette dame, s’apprivoiser mutuellement, se faire confiance, une démarche similaire à celle engagée avec Sirius. On se quitte, je la regarde s’éloigner à petits pas, je ne sais pas si je pourrai m’empêcher de revenir au même endroit la semaine prochaine pour la revoir, j’ai déjà gravé le jour et l’heure de notre rencontre mardi à 10h10 au cas où… Un cri d’attaque retenti, j’ai juste le temps de tourner la tête pour voir une corneille fondre en piqué exactement à l’endroit où nous nous tenions quelques minutes plus tôt, sur un homme ressemblant étrangement à mon précédent interlocuteur : grand, portant un costume sombre avec un blazer noir, les cheveux gris et un attaché case noir. Je ne peux m’empêcher de penser à la mémoire exceptionnelle des corneilles, cet individu a peut-être eu une mauvais expérience avec un homme aux cheveux gris portant un costume et depuis, elle attaquerait toujours ce profil de personne représentant un danger ?    Durant cette observation, les corneilles m’ont offert la possibilité de visualiser concrètement une partie de ce que j’avais pu lire dans les textes des spécialistes. Je ressors du parc, emplie de rencontres, d’émotions et de questions, avec le sentiment contradictoire d’en connaitre de moins en moins au fur et à mesure que je découvre de plus en plus l’espèce.    Je ressens une évolution dans ma façon d’observer. Je reconnais des catégories de cris, je sais lorsqu’une corneille graille pour défendre son territoire, lorsqu’elle attaque ou quand elle prévient seulement de son mécontentement. Je reconnais aussi d’infimes détails dans leurs attitudes : un coup d’œil, un mouvement de tête, une posture qui en dit long sur son état d’esprit et sur les relations qu’elle entretient avec l’individu déambulant sur son territoire. Mais je dois me rendre à l’évidence : toutes ces connaissances me donnent accès à quelques réponses mais surtout à de nombreuses nouvelles questions.    J’ai tissé un maillage constitué d’observations personnelles, d’informations scientifiques, de pensées philosophiques et j’ai tenté de trouver des moments où hommes et animaux partageaient des expériences, j’ai décrit différentes sortes de relations, l’adhésion, l’appropriation, l’imprégnation, l’empathie, la compréhension, le camouflage, la substitution, l’adoption,


l’anthropomorphisme , l’apprivoisement, l’habituation, la dissimulation, la tromperie, les leurres.Toutes ces tentatives de créer une relation avec l’animal ont un point commun, elles montrent la porosité de la frontière homme/ animal. Les critères scientifiques de distinction entre humains et animaux s’effondrent un à un, le mensonge, le sens moral, l’intentionnalité, le second degré, les structures politiques, l’utilisation d’outils, la culture, ces caractéristiques que l’on croyait strictement humaines sont aujourd’hui toutes repérées chez différentes espèces animales. La frontière devient perméable. Nous entretenons avec les animaux une relation complexe, enchevêtrée, nous avons envie d’établir une réelle distinction entre eux et nous, mais sans grand succès. Sans cesse nous sommes rappelés à l’animal dans notre quotidien, dans nos représentations. Chaque nouvelle découverte nous mêle davantage à eux, nous plongeant un peu plus dans l’embarras.    J’ai voulu croire un instant à l’effondrement de cette frontière qui me semblait être le fruit de l’imagination et de l’ignorance de l’homme qui tendrait à s’effacer devant les connaissances acquises au fur et à mesure sur le monde animal. Mais je me suis rendue compte que cette frontière était utile dans la définition des relations hommes/animaux. Cette frontière dans laquelle tout au long de mon récit j’ai percé des cavités à beau être poreuse, elle a construit d’une certaine manière une civilisation et son effritement n’est et ne sera pas sans conséquences.    C’est cette frontière qui structure la cohabitation entre les deux groupes et qui détermine la place de chacun. La transgression de cette frontière que ce soit pour les animaux ou pour les humains reste dangereuse. Les animaux que l’on tente de réintroduire à proximité du territoire des hommes sont la plupart du temps abattus. Lorsque l’animal est laissé en paix sur son territoire naturel, il est rare que l’on parte à sa recherche pour l’abattre. De même pour l’homme. Timothy Treadwell, Grizzly Man 88, en est un bon exemple. Fasciné par les ours, cet écologiste américain a passé treize étés à vivre en leur compagnie dans le Parc national de Katmai en Alaska jusqu’en 2003 où il fut dévoré par un ours.

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Werner Herzog, Grizzly Man, Metropolitan Filmexport, 2005.

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Une frontière est belle et bien présente, mais elle ne se base pas sur des capacités intellectuelles, ou sur une comparaison binaire. C’est une frontière plus terrible, plus profonde, due à l’incertitude perpétuelle que l’on a et que l’on aura toujours sur l’ensemble des travaux menés à propos du comportement des animaux : comprendre le monde animal est un réel défi, une quête sans fin, comprendrons-nous un jour pourquoi certains dauphins sauvent des humains de la noyade ? Comprendrons-nous le sens de l’imitation des chimpanzés ? Pourquoi cette corneille attaque les hommes en costume ? Pourquoi les macaques d’Arashima frottent des pierres les unes contre les autres ? Nous ne pouvons que supposer, rarement affirmer. Lorsque nous ne comprenons pas un comportement, celui-ci est souvent catégorisé d’inutile. Beaucoup d’éthologues nous donnent l’impression que lorsqu’on ne peut pas expliquer un comportement c’est qu’il n’y a rien à expliquer. De même, on dira souvent qu’un ruminant supporte mieux la captivité, mais qu’en savons-nous réellement ? Les symptômes de l’ennui sont-ils les mêmes pour un fauve et une antilope ? Un buffle qui en liberté parcourt des milliers de kilomètres lors des migrations ne se sent-il pas autant frustré qu’un orque dans son bassin ? Le monde animal est encore opaque, nous donnant peu d’informations, piquant notre curiosité, se dérobant à nos analyses, nos représentations sont là pour combler ce vide laissé par des réponses insatisfaisantes. Malgré le fait que nous avons toujours vécu avec eux, les animaux se soustraient à notre désir de savoir, de comprendre. Quoi de plus frustrant que de vivre à côté d’un monde qui ne s’ouvrira jamais intégralement mais dont nous pourrons seulement entrevoir des bribes. Pour le moment afin de combler nos frustrations et tenter d’obtenir des réponses, il faut observer inlassablement, dans la nature, en captivité, repérer chaque détail, chaque mouvement, chaque anecdote pour ouvrir des pistes, les explorer. Un travail de fourmi sur du long terme, un travail passionnant, un métier de patience, d’observation, de remise en question et de doutes.    Quelques jours plus tard, pour la première fois depuis le mois de décembre, la corneille du toit qui prenait tant de soin à faire méticuleusement le tour du vasistas de ma chambre, le traverse de part en part, je vois ses pattes, son corps par transparence et je me demande une nouvelle fois : « Pourquoi a-t-elle aujourd’hui décidé de ne pas contourner cette fenêtre, moi qui ai attendu ce moment pendant des mois…. »


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Merci à Marie-Haude de m’avoir accompagné sur ces chemins écartés avec franchise et bonne humeur. Merci à Célia pour l’énergie galvanisante qu’elle sait créer en quelques mots et à Pierre pour nos discussions plus calmes mais tout aussi stimulantes. Merci à Léa pour la mise en page du mémoire et surtout pour sa présence et son soutien, simple et sincère, autour d’une tasse de thé et de quelques dinosaurus. Merci à Sophie Coiffier et à Myriam pour leurs encouragements et leurs conseils venant souvent à point nommé. Merci à Aurélie pour sa relecture attentive et nos échanges sur l’animal. Merci à ma famille de m’avoir laissé jouer avec les fourmis pendant des heures et particulièrement à Marmotte pour son intérêt constant porté à mon travail. Enfin, merci aux fourmis de la fontaine à eau du jardin public de Clichy, aux escargots du bac à fleurs de la bibliothèque de Clichy et aux corneilles du Jardin des plantes.

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École nationale supérieure de création industrielle - Les Ateliers 2011



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