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Mémoire de fin d’étude sous la direction de Cédric De Veigy ENSCI, Les Ateliers Paris, janvier 2009

Maria Laura Méndez Martén


Introduction...........................................................11 I. Quelques Témoignages 01-02-03-04-05-07-08................................................17 II. Quelques Observations 1. Les corps sous les représentations................51 a. Un corps par défaut...............................................51 b. Signes distinctifs et signes d’appartenance................64 2. Les échanges sous les représentations..........81 a. Mise en avant ou dissimulation................................81 b. De l’intégration à la relation...................................96 3. De l’intime........................................................103 a. Relations virtuelles ou réelles ?...............................103 b. Les subtilités médiatiques de la relation..................110 c. fractures analogiques du numérique et fractures numériques de l’analogique...................................115 III. Quelques hypothèses 1. Des ponts entre monde numérique et monde analogique......................................................125 a. De l’analogique vers le numérique.........................125 b. Du numérique vers l’analogique............................134 2. Des visages indépendants du corps ?...........139 Conclusion..........................................................155


L’être humain n’est pas seulement beaucoup plus déterminé qu’il ne le croît, mais encore beaucoup plus libre qu’il ne le sait. Freud.


Introduction Pendant treize ans, à l’école, j’ai porté l’uniforme. J’ai éprouvé le plaisir d’appartenir ainsi visiblement à un groupe, mais j’ai aussi ressenti le désir de mieux me distinguer parmi cet ensemble, afin de me sentir différente, et que les gens puissent en me voyant se dire : « C’est bien elle! » Plus tard, lorsque j’ai dû choisir l’image ou l’avatar qui devrait me représenter aux yeux des autres internautes, et que j’ai développé des relations par Internet, j’ai retrouvé des préocupations et des sentiments similaires. L’objectif de ma recherche est de comprendre quelles sont les stratégies de dissimulation ou de mise en


avant que les individus inventent et pratiquent pour se distinguer des autres ou au contraire s’intégrer à un groupe. Je souhaite plus précisément faire un parallèle entre les stratégies de survie de l’identité sous l’uniforme, en tant que tenue imposée, et les stratégies d’affichage de l’identité sur le web. Du fait de l’absence des corps, le web est devenu une sorte de grande communauté dans laquelle nous sommes, au départ, considérés comme « égaux »; sans que nous ayons à souffrir d’a priori physiques, culturels, sociaux. Ceci correspond à la volonté égalitaire qui a imposé l’uniforme dans notre société. Il se peut donc que l’on observe des convergences ou des divergences intéressantes du fait que dans les deux cas, il y a camouflage des singularités physiques du corps. En observant comment les relations entre individu et groupe s’articulent autour de l’uniforme ou de l’avatar, il s’agira notamment de mieux repérer comment se manifestent les signes distinctifs et les signes d’appartenance. Est-ce que l’absence partielle ou totale du corps tend à effacer notre identité individuelle, afin de mieux nous intégrer à une identité collective, ou permet-elle au contraire de mieux choisir les singularités que l’on veut montrer, afin de permettre, par la distinction, développement de la complicité? Les questionnements sur l’identité et les relations hu9


L’uniforme du lycée français était très simple : chemisier en coton fin bleu ciel avec le blason brodé sur la petite poche ou bien sur la manche gauche, pantalon bleu marine en coton et polyester, chaussures noires. En fonction de l’école certains points étaient plus sévères et plus précis sur l’ensemble de l’uniforme. Les écoles publiques n’exigeaient pas plus de détails sur l’uniforme sachant que certaines familles ne pourraient pas faire face à des achats plus conséquents pour leurs enfants. Au contraire, on pouvait voir dans des lycées économiquement plus avantagés que le pull était aussi une pièce de l’uniforme que l’on devait acheter à l’école, et qu’il fallait respecter comme un élément de la tenue. Cette démarche, en plus de faire de la publicité à l’établissement au travers des élèves habillés de la tête aux pieds des signes de leur établissement, alimentait le positionnement de refus du port d’objets accessoires externes à l’uniforme tels que pulls en couleurs, colliers, ceintures voyantes... De même, certains établissements avaient leur propre tailleur qui fabriquait les uniformes avec les mêmes tissus mais avec des coupes spéciales pour leurs élèves. On trouvait même certains accessoires tels que les barrettes de filles, ou les sacs à dos avec le blason de l’école. Mais qui aurait sincèrement voulu porter le sac à dos de son école plutôt que porter le dernier sac à dos à la mode ? 10


ANAÏS,

à propos du Lycée Franco-Costaricien, San José Costa Rica. Paris 2008

J’ai voulu changer mes habits et je n’arrivais pas à comprendre comment mettre l’habit sur l’avatar. J’avais fait plusieurs tests et je ne trouvais pas. J’ai fini par supprimer toute la liste d’objets que l’avatar portait et je me suis retrouvé tout nu devant les autres avatars. C’était un peu humiliant d’être aussi maladroit, de voir que les autres avaient des gestes assez maîtrisés : des changements de posture légers, des croisements de bras, remise en place des cheveux... Je me battais contre le fait de ne pas être nu lorsque soudain, j’ai appuyé sur le mauvais bouton et je me suis trouvé même sans cheveux !

ANDRÉ,

à propos du jeu en ligne Second Life, Paris 2008

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Cintia et Laura étaient de vraies jumelles, elles n’étaient presque pas identifiables l’une de l’autre et les professeurs avaient résolu de les mettre dans des classes séparées afin de les différencier. Mais il y a avait des cas plus drôles que les jumelles dans notre groupe : par exemple Daniela et moi qui étions toutes les deux fines, mates de peau et les cheveux longs et raides. C’est vrai qu’en ayant en plus toutes les deux la même tenue il était encore plus facile de nous confondre. On se faisait constamment passer l’une pour l’autre, personne ne savait plus nos noms à force de nous confondre. Pendant une longue période on a joué le jeu de l’échange d’identité : on allait jusqu’à s’échanger nos accessoires pour leurrer les professeurs. Eux, qui de leur côté s’efforçaient de retenir la couleur de notre pull ou bien notre manière de nous attacher les cheveux.

GIOVANNA,

à propos du Lycée Franco-Costaricien, San José Costa Rica 2008

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O2 J’étais dans une école protestante très stricte, l’uniforme devait être acheté sur place et allait jusqu’au pull. Tout était mesuré et maîtrisé : les boucles d’oreilles, la chaîne autour du cou, la couleur des chaussettes... Mon bonheur était de passer des heures dans les magasins de chaussures à essayer toutes sortes de chaussures noires. Parce que dans les chaussures noires, il y avait quand même énormément de choix... Une année, J’ai visité plus de 10 magasins pour trouver la fameuse marque « penny », qui portait très coquettement une pièce d’un penny à l’avant de la chaussure.

IXEL,

à propos du Colegio Metodista, San José Costa Rica. Paris 2008

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J’ai porté à un moment des boucles d’oreilles en forme d’anneau. La mode était d’insérer des coquillages dans les chaînes que l’on portait autour du cou. C’étaient des coquillages trouvés pendant les vacances à la mer. Même si toutes les filles portaient des chaînes de cette sorte, aucune d’entre elles ne pouvait avoir exactement le même collier car la combinaison de coquillages était toujours différente : les uns du Pacifique, les autres des Caraïbes, de playa Conchal, de Puerto Viejo, Santa Rita, Corcovado, El Coco... Une infinité de combinaisons encore plus grande que le nombre d’étudiantes qui les portaient. Mais de loin, un ensemble de coquillages dans un collier, restait un « ensemble », sans grande possibilité de rendre les filles uniques. Il aurait fallu se rapprocher de très près pour comprendre que les filles avaient un jeu de coquillages différent. Cette différentiation n’était utile qu’entre les filles, qui osaient se rapprocher les unes des autres pour apercevoir tels détails. Pour le reste, ce n’était qu’un élément de plus dans l’uniforme, surtout si toutes voulaient mettre le même. J’avais alors trouvé une nouvelle idée : porter les coquillages dans la boucle d’oreille. Je portais des anneaux dans lesquels j’enfilais des coquillages de vacances. De plus, l’objet n’était pas aussi voyant qu’on 14


puisse enfreindre le règlement: j’avais trouvé ainsi le moyen de porter un signe distinctif du même ordre que les autres étudiantes, mais différent.

IXEL,

à propos du Colegio Metodista, San José Costa Rica. Paris 2008

C’est très dur de se faire comprendre par des smileys, le choix est restreint et parfois j’ai du mal à trouver l’image à travers de laquelle je souhaite être perçue. Lucas arrive très bien à me faire comprendre son humour. En combinant deux icônes animées il fait la blague du siècle: d’abord il se peint les lèvres avec un rouge à lèvres, puis il fait des bisous avec la petite bouche toute rouge. Cette préparation de bisous (une icône, puis après apparition, la deuxième icône) me laisse le temps d’imaginer qu’il va faire une bêtise. C’est comme un tour de magie ! Lucas propose une vraie mise en scène en utilisant les outils dont il dispose. A la différence de moi, il arrive très bien à contourner la barrière des expressions sur Skype.

ANAÏS,

à propos du logiciel de chat Skype, Paris 2008 15


O3

Je n’ai pas d’avatar idéal, tout dépend du personnage que j’incarne. Dans un jeu de conquête de l’espace auquel je jouais il y a quatre ans, mon personnage était un capitaine de pirates à la retraite qui avait repris un bar. Lâche, maladroit, et saoul en permanence, il aimait se vanter en racontant les aventures vécues dans sa jeunesse. A ce moment là, mon avatar était un simple drapeau de pirate à tête de mort, mais s’il avait dû représenter le personnage, ça aurait été un vieux pirate aux cheveux blancs avec deux ou trois dents en or, peut-être borgne et portant un vieux tricorne usé et rapiécé.

RAPHAËLLE, à propos du jeu en ligne Ogame, Paris 2008

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Pour faire passer le temps pendant les cours, je fabriquais des personnages en papier. Je possédais environ cinq personnages différents qui agissaient entre eux. C’était une bande d’amis : certains ressemblaient à mes amis d’école, d’autres à mes amis du quartier, ou encore à mes frères et soeurs. Au fur et à mesure qu’ils s’usaient, je devais les refaire, alors je les modifiais et améliorais leur visage, leurs habits... D’autres fois je me les faisais confisquer et je devais reprendre leur façonnage. Mais quoi qu’il leurs arrivait, j’étais prête à les refaire encore une fois, avec toujours les mêmes caractéristiques.

DANIELA,

à propos du Lycée Franco-Costaricien, San José Costa Rica 2008

J’ai trois avatars-femmes que j’utilise à tour de rôle pour jouer. Le jeu ne permet d’utiliser qu’un seul personnage à la fois ; alors j’ai trois comptes différents avec lesquels 17


je m’enregistre en fonction de celui que je souhaite faire jouer. En réalité j’ai un personnage principal, que j’utilise souvent et deux autres secondaires que j’utilise moins fréquemment. Les trois personnages sont liés, mais ils ont chacun leur personnalité, leurs attributs et leurs défauts spécifiques. Je les fais vivre dans les règles du « jeu de rôle », c’est à dire qu’en principe ils sont détachés de moi, et leurs comportements ne sont pas forcément liés à mes comportements réels. Le personnage principal me ressemble d’une façon ou d’une autre, pourtant, ce n’est pas moi, pas entièrement, ça reste un personnage fictif. Quant aux deux autres, celle de la préhistoire est plus inspirée de ma soeur, et l’autre je ne sais pas trop, mais je ne pense pas qu’elle soit vraiment inspirée de moi. Elles gardent pourtant toutes une ressemblance avec le premier personnage, donc elles ont aussi une ressemblance avec moi.

RAPHAËLLE, à propos du jeu en ligne Human-Epic, Paris, 2008

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O4 Avant que je décide de porter la minijupe, j’avais porté pendant quelques années le pantalon très montant qui ressemblait, dans la coupe, aux jeans de l’époque. Une autre école, qui fabriquait les uniformes sur mesure pour ses élèves, vendait aussi les pantalons pour les autres jeunes. Mes copines et moi achetions nos pantalons chez eux parce que l’école était renommée, et dire qu’on avait un pantalon de cette école avait une valeur ajoutée. C’était aussi notre façon de nous distinguer parmi les autres étudiantes : notre groupe de copines portait toujours le même pantalon à la mode.

PRISCILLA,

à propos du Lycée Franco-Costaricien, San José Costa Rica 2008

Je passais un été sur deux à l’école au Japon. Mes parents m’envoyaient là-bas pour que j’apprenne la langue et me familiarise avec la culture. Issu d’une famille mixte, mes traits moitié français moitié japonais ne me permettaient pas d’être accepté comme un japonais parmi les élèves de l’école : c’était fla19


grant que je n’étais pas du coin, par mon visage, mes gestes et ma tenue. L’uniforme m’a aidé à me fondre dans la masse des élèves, et il n’était plus question de discrimination. Le fait d’être uniformisé, rendait mes différences « invisibles » aux yeux des autres et me permettait d’aborder mes camarades avec plus de facilité. Je devenais un autre, neutre parmi les élèves de mon école.

CÉSAR,

à propos de l’école Niitsu Koko, Japon. Paris 2008

Je n’ai pas choisi mon avatar avant de rentrer dans le jeu. Ça devait être un objet par défaut pour permettre aux débutants de découvrir les premières étapes du jeu. Je suis arrivée sans cheveux, (le temps que l’image charge dans l’ordinateur) puis petit à petit ils ont poussé, puis j’ai eu une robe rose à pois blancs avec un caleçon du même imprimé. Je commençais à trouver l’avatar bien ; même si je ne l’avais pas choisi, il était correct. En essayant de faire marcher mon personnage, j’ai trouvé une bande d’amis qui accueillait les nouveaux arrivants. Ils ont tout de suite fait des blagues sur ma robe à pois. Alors que je ne me sentais vraiment pas 20


ridicule, du fait que c’était juste un avatar qui portait la robe et pas moi, j’ai dû faire comme si ça avait de l’importance, parce que les autres n’arrêtaient pas de me charrier et j’avais envie d’avoir des contacts. Une des filles m’a donné des habits et en un tour de main, je me suis retrouvée déguisée comme ceux de la bande. J’ai eu droit à des jeans moulants, des talons à paillettes, un t-shirt mi déchiré et des tatouages. Mon avatar était plus en accord avec le groupe.

LAURA,

à propos du jeu en ligne Second Life, Paris 2008

J’étais très satisfaite de porter l’uniforme du lycée. Je trouvais que mon identité d’étudiante était quelque chose de bien dans la mesure où tous les autres étudiants portaient la même tenue. De plus, les règles sur l’uniforme au lycée français n’étaient pas très sévères, ce qui nous permettait en plus de faire des petits écarts sur la tenue générale, tels que la longueur de la jupe, la couleur du pull, les accessoires divers, des chaussures différentes. Par contre je n’aimais pas la distinction entre un lycée et un autre : j’aimais être parmi les étudiants mais pas parmi les étudiants d’un lycée spécifique. Le jeu était de porter le blason de mon lycée dans la petite 21


poche de mon chemisier. Il était toujours muni d’une épingle à nourrice ce qui me donnait à tout moment la possibilité de l’accrocher devant ma poche en cas de réclamation de l’autorité. Ainsi, lorsque je retrouvais après les cours les autres jeunes de divers lycées, je n’étais qu’une autre lycéenne totalement fondue dans la masse et reconnaissable par mon visage et non pas par l’enseigne de mon lycée. J’aimais mon identité d’étudiante, avec le chemisier bleu, mais je ne trouvais pas indispensable de porter l’identité de mon lycée.

PRISCILLA,

à propos du Lycée Franco-Costaricien, San José Costa Rica. Paris 2008

Mon avatar dans le jeu est seulement un personnage sans aucune caractéristique particulière. Le choix de l’avatar dans le jeu est très limité : on ne peut choisir sa vraie apparence, on peut seulement être un homme ou une femme. Mais associé à ce jeu, il existe un forum permettant de créer en détail le vrai avatar et développer le jeu de rôle. Un certain nombre de « forumeurs » se plaisent à habiller les autres, en faisant des créations pour qui veut bien les porter, mais dans mon cas, j’ai voulu trouver 22


un personnage qui ressemble complètement à mon imaginaire. Elle fait 100x100 pixels et 150 ko, mais il a plein de caractéristiques, un vrai monde construit autour d’elle. Mon personnage principal est assez maladroit, c’est une femme qui habite un palafitte sur le lac, vit de pêche au harpon ou de chasse à l’arc et d’artisanat : elle connaît la menuiserie et la forge. Elle est druide et soigne les autres et son goût pour le combat l’encourage à organiser des tournois mensuels. Comme son ancêtre préhistorique, son compagnon est un loup. Elle a aussi été mariée quelques temps mais son mari est mort. C’est seulement sur le forum qu’on peut s’éloigner un peu du cadre du jeu pour écrire l’histoire de notre personnage et avoir un avatar différent. Je pourrais presque supprimer mes comptes jeux et rester seulement sur le forum. Ma connaissance du jeu est suffisante pour continuer le « jeu de rôle », mais pour interagir avec les autres, c’est quand même plus pratique d’avoir un personnage, et ça permet de se tenir au courant des modifications du jeu.

RAPHAËLLE,

à propos du jeu en ligne Human-Epic, Paris 2008

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Chaque semestre il y avait un championnat de football pendant la pause de midi. Toutes les classes depuis le collège jusqu’au lycée avaient le droit d’y participer : les matchs duraient quarante cinq minutes et la finale se faisait sur deux jours. Mes camarades m’avaient déjà obligé à jouer au milieu, ou en défense. N’ayant aucun avis particulier sur le fait de faire le ridicule en public j’avais accepté bêtement de me positionner parmi les autres, après tout, c’était mieux de faire le ridicule avec un groupe, que de rester seule à regarder son équipe depuis les gradins en tant que déserteur... Mais un jour, la gardienne s’est blessée et Daniela, la capitaine de l’équipe m’a dit d’un ton autoritaire « toi, vas au but ! » Ce jour j’ai découvert non seulement que je savais attraper le ballon devant la cage, mais aussi que je ferais vraiment partie de l’équipe : nous sommes devenues championnes.

ANAÏS,

à propos du Lycée Franco-Costaricien, San José Costa Rica. Paris 2008

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O5 Je ne portais pas un uniforme complet. On pouvait porter des tenues différentes tout en respectant la norme des couleurs imposées : bleu marine et blanc. Tous les jours à l’entrée de l’école, une bonne sœur regardait la tenue des jeunes filles et la jugeait favorable ou pas. Je venais tous les jours en bleu marine et blanc, mais j’étais systématiquement collée le mercredi après midi parce que « ça n’allait pas ». Mais où est le problème, si je ne porte que du bleu marine et du blanc ? Visiblement les bonnes sœurs n’étaient pas très salopettes à fleurs (bleues) ou encore boucles d’oreilles en forme de toilettes (blanches).

CLOTILDE,

à propos du Lycée Privé Notre Dame des Champs, Paris 2008

J’ai été banni et re-banni sur Second Life pour avoir voyagé nue avec un avatar féminin dans différents univers... Il y a des gens avec des têtes d’animaux, des hommes habillés en femmes, des putes habillées en pute, mais moi, simplement nue, je me suis vue rejetée d’un très grand nombre de territoires, privés et publics dans Second Life... Moi qui pensais que Se25


cond Life était un espace de liberté et de créativité, les gens s’y acharnent à reproduire les mêmes modèles sociaux pourris qu’on trouve dans la réalité, c’est affligeant ce manque d’imagination et d’ouverture. Ça fait très longtemps que je ne suis pas logué maintenant, la dernière fois ils m’ont télé-transporté dans un coin pourri, et très peu de temps après j’ai été mis en cage... Je sais que la prochaine fois que je me loguerai, je serai dans cet endroit maudit...

CÉSAR,

à propos du jeu en ligne Second Life, Paris 2008

J’appartenais à une école catholique qui était particulièrement stricte. Une fois par mois, les intendants passaient à l’imprévu pour contrôler si les filles n’avaient pas mis de boucles d’oreilles trop voyantes (au quel cas elles étaient confisquées), ou bien si elles n’avaient pas raccourci leur jupe dans le courant du mois. Ils regardaient si les garçons portaient bien leur mouchoir repassé dans leur poche arrière et avaient bien des chaussettes sans dessins (à l’époque très à la mode). Le port de tout autre accessoire différent de l’ensemble des éléments de l’uniforme entraînait une sanction 26


: la plupart du temps c’étaient des points en moins sur la note de conduite du semestre. Mais en fonction de la faute vestimentaire on pouvait aussi se retrouver à la porte pour le reste de la journée.

SANTIAGO,

à propos du Colegio La Salle, San José Costa Rica 2008

J’ai joué pendant un moment à Dark Age of Camelot et j’avais décidé de prendre un anti-héros. J’ai alors joué avec un nain : il était non seulement nain, mais aussi laid et bête. Il était brun aux yeux marron, en deux mots : « monsieur passe partout. » Contrairement à ce que j’attendais, les autres joueurs appréciaient mon nain. Ils m’ont sauvé la vie plusieurs fois, j’ai même été ressuscité pour continuer à jouer. J’ai trouvé un esprit d’échange et de fraternité inattendu qui m’a montré que même un nain peut trouver sa place sur Internet.

EDOUARD,

à propos du jeu en ligne Dark Age of Camelot, Paris 2008

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O6 J’étais assez jeune et cherchais à rencontrer des femmes sur Internet. Je me souviens d’avoir échangé avec plusieurs interlocuteurs : un couple de trente cinq ans, elle plutôt détachée et très ouverte à la rencontre, lui gentil et plus tranquille. J’ai ensuite discuté avec une femme, d’environ quarante ans, festive et libertine, puis une de trente ans un peu perdue mais attentive et douce. J’ai passé pas mal de temps à discuter par Internet avec eux, on s’est même échangé nos mails : je me sentais très libre de pouvoir rencontrer ces personnes sur Internet mais curieusement j’avais du mal à me dire que cette liberté pourrait continuer en dehors de ce contexte. J’étais sur le point de voir pour de vrai l’une d’entre elles, lorsque soudain, je suis tombé sur une femme dans la vie réelle et j’ai tout laissé tomber pour la rejoindre dans de nouvelles aventures.

EDOUARD,

à propos d’un site de rencontre en ligne Contact Avenue, Paris 2008

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Lorsque je m’engueulais avec ma copine au téléphone, les engueulades étaient plus dures que face à face : elles menaient toujours à un état de désespoir et puis ça se finissait toujours mal. Si seulement je l’avais eu en face, j’aurais pu lui dire des blagues pendant le dialogue, ça aurait pu détendre l’atmosphère, j’aurais pu la prendre dans mes bras pour adoucir le mal ou au contraire lui enlever la main de ma poitrine, pour lui faire comprendre que j’étais vexé, mais tous ces détails n’étaient pas possibles. Dans un face à face on aurait peut être pu avoir une fin heureuse car il y a des choses qui sont possibles à faire lorsqu’on peut se toucher et se voir.

SAMY,

à propos de discussions par téléphone, Paris 2008

Nous avions vécu séparés lorsque je faisais mon doctorat à Paris. Nous avions forcément besoin de nous donner rendez-vous à l’avance à cause du décalage horaire. On se retrouvait tous les soirs pour parler pendant au moins une heure. Je devais rentrer à toute vitesse pour être à l’heure, je me disais qu’il allait se vexer si jamais je n’étais pas là et que je ne l’avais pas prévenu. Je n’arrivais pas à avoir des activités imprévues le soir : 29


souvent je devais répondre à une proposition soudaine de cinéma ou de café : « je suis désolée, je dois rentrer à la maison. » D’autre part, j’attendais toute la journée pour pouvoir lui parler et lui raconter tout ce que j’avais vécu. Mais avec le décalage horaire ce que je voulais lui dire n’étais plus dans son contexte. Je devais donc me forcer pour exprimer des sentiments que j’avais eu à un moment précis, mais que je ne ressentais plus face à mon écran d’ordinateur.

MICHELLE,

à propos du logiciel de chat Skype, Paris 2008

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O7

Les tables de l’école étaient de couleur écru, et les élèves écrivaient souvent dessus. Il y avait depuis des messages d’amour, jusqu’à des plaintes contre les essais nucléaires. Chaque table était un vrai mur d’idées : lorsqu’on démarrait une discussion sur une table, on essayait de se rasseoir au même endroit pour suivre les points de vue des autres. Je me souviens d’avoir écrit une phrase un peu bateau qui avait touché une autre élève : elle ne savait pas qui j’étais car n’étant pas vraiment populaire, je n’osais pas dévoiler mon nom de peur qu’on me juge un peu trop tôt. Je signais toujours avec un pseudonyme. On avait commencé à parler grâce à cette table de la classe de mathématiques et on échangeait des idées d’un cours à l’autre sur nos points de vue. Une fois la confiance instaurée elle a insisté pour savoir qui j’étais, elle voulait me rencontrer en « dehors de la table ». J’ai fait un peu durer le doute en lui donnant des indices jusqu’à ce qu’on me devoile. C’était la fin de notre amitié. Non seulement elle s’était moquée de moi, durant la seule fois où elle m’avait vu sans uniforme (quelle mémoire !) mais en plus elle avait refusé de se dévoiler elle même. Après cet incident il n’y avait plus de retour en arrière ; je me souviens avoir rasé les murs espérant qu’elle ne me pointe pas du doigt en public, 31


se moquant de ma tenue sans uniforme et de mon pseudonyme stupide.

ANAÏS,

à propos du Lycée Franco-Costaricien, San José Costa Rica. Paris 2008

Lorsque je suis arrivée sur Second Life, j’ai aperçu un groupe qui parlait. Je me suis rapprochée et ils m’ont abordée aussitôt que je suis rentrée dans leur champ de vision. C’était très dérangeant, car j’entendais leur vraies voix (ils parlaient avec les micros de leurs ordinateurs). Et bien que je ne me sentais pas liée car au fond il n’y avait qu’un avatar et non pas mon corps, je me suis sentie obligée de leur parler ! C’était la première fois de ma vie où je n’espérais pas être vue et j’étais découverte : jusqu’à présent, j’avais l’habitude de me promener d’une adresse à une autre en laissant des traces, certes, mais c’était bien la première fois que j’étais interpellée de façon imprévue. De plus, ce qui m’a vraiment énervée, c’est qu’ils ont vu mon visage avant même que je puisse voir à quoi ils ressemblaient.

LAURA,

à propos du jeu en ligne Second Life, Paris 2008 32


Valeria et moi étions devenues amies tardivement, nous étions très différentes mais nous nous entendions bien. Valeria était une fille très belle, qui rendait fous les garçons, mais elle avait un grand complexe : elle n’avait pas de poitrine. Les bruits de couloirs disaient qu’elle mettait du papier toilette dans ses dessous. On entendait aussi dire qu’à la plage elle avait perdu la moitié du rouleau dans l’eau et qu’elle mettait deux feuilles le lundi, quatre le mardi, six le mercredi, huit le jeudi et dix le vendredi, car c’était le jour de rencontre avec les copains en dehors de l’école. Mais personne ne pouvait vraiment dire si toutes ces histoires étaient vraies. Moi, qui n’avais aucun état d’âme sur le fait, je m’étais décidée à m’inviter chez elle et pendant que Valeria était au toilette, je m’étais jetée dans les tiroirs de son armoire pour vérifier et avoir enfin une source sûre. Plusieurs filles auraient pu avoir les mêmes complexes et faire des choses aussi bizarres mais les camarades du lycée s’intéressaient à elle car elle était populaire : tout le monde avait envie de parler d’elle, de ses qualités, ses défauts, ses activités..

DANIELA,

à propos du Lycée Franco-Costaricien, San José Costa Rica 2008.

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O8 J’avais dû me séparer de lui et nous avions gardé tout de même un contact par Internet quelques mois, rêvant de nous toucher au travers des messages, des mails, des chansons, des images... Un jour nous étions sur Skype et il avait décidé de mettre son statut en « invisible » pour ne plus être sollicité par les autres pendant que nous parlions : « l’intimité dans le web » m’avait-il dit.

MARIE,

à propos du logiciel de chat Skype, Paris 2008

J’ai eu une période durant laquelle je cherchais à faire des rencontres rapides sur le chat de Caramail. Je voulais approcher les filles mais pour bien comprendre comment il fallait s’y prendre je me suis fait un pseudonyme de femme. J’ai tout de suite compris les propos grossiers et trop directs des hommes dans le chat, alors je me suis dit qu’il fallait absolument adopter d’autres techniques. Je me suis fabriqué une sorte de petit questionnaire à plusieurs étapes afin de comprendre ce que chaque femme faisait sur le chat, si elle était célibataire ou disponible et si elle était ouverte à la rencontre. La combinaison de réponses 34


me disait toujours si je devais la rencontrer ou pas. Une fois le questionnaire complété, je passais à la vitesse supérieure : « tu as déjà mangé ?... moi non plus !, on fait des crêpes ? » et en un tour de main je me retrouvais chez elle avec de la farine et une bouteille de vin. J’ai passé des semaines à rencontrer des filles différentes chaque jour en les voyant le jour même de notre rencontre sur le chat.

NICOLAS,

à propos du site de chat en ligne Caramail, Paris 2008

J’ai

défendu activement le maintien des jeux olympiques en Chine de 2008, contre des militants des droits de l’homme et du Tibet. Ma position était qu’il fallait encourager et non pas boycotter les jeux olympiques, parce que les jeux olympiques pour moi, c’est ce qui peut arriver de mieux à un pays qui cherche à s’ouvrir. Mais en face des défenseurs des droits de l’homme on est très vite traité de « facho », raciste, « collabo » alors qu’on cherche simplement à défendre la beauté du sport, le travail des athlètes. J’ai donc été banni de Facebook. Je ne regrette rien, suite à ces problèmes j’ai créé une identité factice pour militer... Après négociation j’ai 35


récupéré mon compte officiel, complètement effacé des traces de ces activités militantes. Tout va bien maintenant.

CÉSAR,

à propos du site de socialisation en ligne Facebook, Paris 2008

Les filles à l’école mettaient toutes du parfum. Le parfum en disait beaucoup. Si elles étaient à la mode elles auraient porté « Colors » de Benetton, « Amarige » de Givenchy ou encore « Anaïs Anaïs ». On les reconnaissait vraiment à l’odeur... Je me souviens encore du parfum que certaines filles portaient au lycée. Un jour André disait : « une fille qui porte « colors », est une fille qui me rend dingue ! » Plus tard j’avais eu comme cadeau un parfum de la même sorte : enfin c’était mon tour de rentrer dans la liste des filles parfumées qui plaisaient aux garçons comme André.

IXEL,

à propos du Colegio Metodista, San José Costa Rica. Paris 2008

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Lorsque je me suis séparée physiquement de lui, je me disais que je n’en avais pas envie mais que tout compte fait je ne pouvais pas alimenter une relation amoureuse par le net. L’amour à mes yeux ne pouvait se vivre sans la partie physique : la relation par mots et par image soulage de la distance mais pas assez. Au départ je n’étais donc pas vraiment décidée à entretenir cette relation. Mais le désir de savoir ce que pense et fait l’autre, de l’approcher le plus possible malgré la distance entre les deux pays m’a poussé à exploiter les services du web. Finalement je suis tombée dans la spirale des nouvelles technologies de la communication. J’ai d’abord utilisé les mails, ensuite les chats sur MSN. Puis j’ai appris par un ami que je pouvais utiliser un logiciel qui me permettait de programmer un appel par Internet entre nos deux téléphones portables. Je pouvais en effet programmer mon appel vers 9h du matin depuis mon ordinateur, ensuite éteindre l’ordinateur, partir de chez moi, puis vers 14h recevoir un appel simultané qui me permettait de parler comme si on n’était pas collé à l’ordinateur en train d’attendre. C’était une façon de ne pas me sentir inévitablement obligée d’associer ma relation à l’ordinateur. Mais ensuite nous sommes passés à la webcam, car nous nous sentions très punis de ne pas nous voir. 37


Je me souviens être allée plus de trois fois au magasin pour changer l’appareil. Une fois c’était une erreur du vendeur (« oui, oui, c’est bien pour mac OSX... bla, bla, bla... »), une seconde fois c’était mon ordinateur... Après quatre heures de recherche dans les forums et l’essai de trois appareils différents, j’ai réussi à installer le bon logiciel qui permettait d’ouvrir la fenêtre magique me permettant de le voir. Puis nous nous sommes rendus compte que c’était bien plus frustrant de se voir sans pouvoir se toucher que de ne pas se voir. Le fait de le voir c’était presque comme être avec lui sans lui, cela me donnait davantage envie de le toucher. De plus, je détestais devoir lui dire au revoir à l’ordinateur, car durant le temps nécessaire à la fermeture de mes applications, je n’avais plus du tout l’impression d’avoir vu mon ami en dernier avant d’aller au lit, mais l’ordinateur. J’avais toujours la sensation de voir mon ordinateur en dernier à la place de mon ami. Souvent, au lit, après avoir éteint les lumières, je pensais à l’appeler au téléphone, tenter de ressentir cette intimité que Skype ne me donnait pas. Alors je suis passée au forfait européen. A l’époque seul un opérateur de téléphonie le proposait, ce qui m’a obligé à trouver un tas de ruses, toutes échouées, afin de pouvoir résilier mon ancien contrat et basculer vers ce nouvel opérateur. Cette option était une façon de contourner le problème de me sentir attachée et 38


dépendante de l’ordinateur. Et on pouvait s’appeler au cours de la journée. Enfin, on s’envoyait des mails, on se voyait sur Skype, on se parlait au téléphone... Mais toute cette connectivité nous a emprisonnés dans une relation où nous étions plus en contact avec des machines qu’en corps a corps. Un beau jour on s’est séparé. Paradoxalement j’ai commencé alors à me sentir plus à l’aise dans notre relation. J’avais toujours eu peur de l’oublier à force de ne pas le voir ou lui parler, ensuite je me suis rendue compte que le silence était aussi un moment heureux.

ANAÏS,

relation à distance à travers le net, Paris 2008

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II. Quelques observations 1. Les corps sous les représentations a.Un corps par défaut « Mais tous les matins même présence, même blessure. Sous mes yeux se dessinent d’inévitables images qu’imposent le miroir. Visage maigre, épaules voûtées, regard myope, plus de cheveux : vraiment pas beau. Et c’est dans cette vilaine coquille de ma tête, dans cette cage que je n’aime pas, qu’il va falloir me montrer et me promener. A travers cette grille qu’il faudra parler,


regarder, être regardé, sous cette peau, croupir. Mon corps c’est le lieu sans recours auquel je suis condamné ». Michel Foucault, Utopies et hétérotopyes. Extrait de deux conférences radiophoniques diffusées sur France Culture les 7 et 21 décembre 1966 dans l’émission « Culture Française » de Robert Valette.

Foucault parle ici de son corps comme d’une cage dans laquelle nous serions emprisonnés. Une cage que nous n’avons pas choisie, qui se détériore avec le temps et au sein de laquelle nous sommes confrontés aux regards des autres, ou au nôtre, par le biais des miroirs ou des photos et vidéos qui font circuler l’image de cette cage. Foucault fait remarquer que nous sommes contraints ainsi de dialoguer avec les autres à travers une image qui ne relève pas de notre choix, contrairement, par exemple, aux paroles que nous adressons. La taille, le sexe, l’âge, la couleur de peau sont des paramètres exhibés par notre corps. Ils parlent de nous avant même que nous puissions en dire quelque chose. Il en va de même d’autres détails qui construisent notre singularité : les proportions du visage, la couleur des yeux, la forme du nez. Ainsi l’enjeu du corps renvoit à une double acceptation dont aucune ne va de soi. Faire accepter ce corps dans notre propre regard intérieur, et faire accepter ce corps dans le regard des autres. 41


Kafka résumait sous une formule très paradoxale la dualité à l’oeuvre dans la relation entre ce corps extérieur, si fortuit, mais qu’il nous faut assumer, et le regard intérieur, si construit : « J’ai à peine quelque chose de commun avec moi même » disait-il. Coluche lui, avait su trouver la formule qui décrit l’injustice de devoir assumer aux yeux des autres les singularités que nous imposent notre corps : « Les hommes naissent libres et égaux, mais certains sont plus égaux que d’autres. » Pour mieux comprendre ces enjeux de l’exposition du corps, observons la relation entre le corps d’une personne et celui de son avatar sur Second Life. Repérons les similitudes et les dissemblances entre son corps physique qui lui est donné une fois pour toutes, à défaut d’un autre, et son corps numérique qu’elle peut élaborer sans guère de contraintes. Si on compare ces deux images, on remarque qu’il existe une grande similitude entre la personne et son avatar. Visiblement l’utilisateur veut un avatar construit à son image. Même sexe, même couleur de peau, même âge apparent, mais aussi même tenue, même coupe de cheveux et même barbe. Observons 42


les dissemblances. La question de la morphologie, et plus précisément de l’embonpoint, est la plus évidente. Mais si on regarde en détail, on remarque que d’autres signes ont été modifiés, ainsi la forme du nez et la façon de porter les habits ne sont certainement pas les mêmes : le bouton négligé en dessous de l’estomac est parfaitement contrôlé sur la tenue de l’avatar. Dans cet exemple, l’utilisateur semble corriger certains de ses défauts à ses yeux. Ses faiblesses ne deviennent pas des forces, elles sont estompées aux yeux des autres. Au premier regard, cet exemple semble se situer à l’opposé du cas précédent, tant l’écart entre les deux corps, physique et numérique, saute aux yeux. On remarque en effet des différences très marquées entre l’utilisateur et son avatar. Tout d’abord au niveau de la motricité : Rowe apparaît dans un corps affaibli où il est paralysé tandis que son avatar semble doué d’une grande liberté de mouvement et d’une grande force motrice. De même, son avatar semble particulièrement protégé sous sa carapace métallique, alors que lui est physiquement dépendant de quelques accessoires médicaux. Pourtant la nature même de ces différences suggère finalement une condition commune qui les réunit : tous deux dépendent d’une carapace technique qui les cache en partie. 43


Bill Lichtenstein de Lichtenstein Creative Media, Cambridge, dans son bureau et son avatar sur Second Life


L’avatar de Rowe représente donc au final sa personne de deux façons : il trahit un corps qui dépend d’une couverture technique tout en dévoilant un imaginaire de la force et de la liberté qu’il aimerait incarner. Il semble que lorsque nous composons l’avatar nous l’inventons rarement de toutes pièces, comme s’il s’agissait de faire table rase de notre corps. Ce corps qui nous est donné a des parties dont nous ne sommes pas satisfaits. Ne l’ayant pas choisi nous y trouvons toujours certains défauts. Mais même si ce corps nous est imposé, nous avons aussi des singularités qui nous définissent en tant qu’individu et que nous voulons mettre en avant. L’avatar révèle souvent une relation à notre corps, une tension plus ou moins équilibrée et maîtrisée entre des points de ressemblances et de dissemblances désirés par rapport à ce corps qui nous enveloppe. Quelque chose de la relation à notre corps semble toujours conservée ou avouée dans la confection de l’avatar, par delà les écarts apparents. Dans chacun des deux exemples, la personne se montre ainsi révélatrice ou dissimulatrice d’elle-même, sans que l’on sache toujours la part de conscience ou d’inconscience qui s’y mêle. Qu’en est-t-il face au port de l’uniforme à l’école ? Est il aussi un moyen de mettre en avant nos singularités ou de dissimuler les défauts de notre corps ? 45


Jason Rowe et son avatar Rurouni Kenshin - jeu Star Wars Galaxies, in Alter Ego, Avatars and their creators, de Robbie Cooper, publication Chris Boot 2007


Si nous comparons les portraits ci-contre, nous pouvons constater qu’il existe comme dans les exemples précédents des ressemblances et des différences. Il est évident qu’ici il s’agisse du même corps, habillé différemment. Dans la photo du milieu, très peu de détails dépassent de l’uniforme si ce n’est une fine chaîne et le maquillage qui s’accorde à la couleur du chemisier. Visage et cou sont bien dégagés, seules parties du corps que l’on puisse montrer, les cheveux en arrière, les yeux maquillés. Une mise en avant « bon enfant », légèrement effacée et plutôt maîtrisée. En effet l’uniforme fait ressortir le visage, qu’il met en valeur un peu comme un cadre. Au contraire de l’image de l’uniforme, les deux autres, cherchent à montrer aussi bien de détails d’habit que des détails du corps. La fine chaîne devient un collier double, plutôt voyant, les cheveux sont plus naturels, le serre tête devient un bouquet de fleurs sauvages, la taille du décolleté est de plus en plus importante et les couleurs ressortent de plus en plus. La stratégie est cette fois-ci, orientée vers la mise en avant de l’ensemble du corps, ainsi que les accessoires. Il s’agit bien dans les deux cas de montrer le corps, mais par une stratégie différente : lorsque l’uniforme l’impose, ce ne sera que le visage, lorsque l’uniforme n’est pas là ce seront des morceaux choisis, quitte à mettre en retrait le visage et ses défauts dont on souffre. 47


Portrait d’une élève du Lycée Franco Costaricien en uniforme et sans uniforme


Les exemples de César, Edouard et Valeria (04, 05, 07) montrent bien comment l’exposition du corps est vécue comme le moment et le lieu d’une confrontation entre le regard intérieur et le regard des autres. César a du mal à se faire accepter par les autres élèves car il n’est pas japonais, mais métis. Son corps parle de ses racines mixtes avant même qu’il puisse en parler. Ici, ce qui lui est d’une grande aide c’est la mise en retrait de son propre corps grâce à l’uniforme. L’uniforme lui permet de cacher ses différences lors des premières approches, d’enfiler une apparence plus ouverte, plus conviviale, où il ne s’affiche pas d’emblée comme autre. Il cache alors sous l’uniforme la part de son corps qui relève dans cette situation et à ses yeux, d’un défaut ou d’un obstacle. Il semble que ce soit une situation équivalente pour le nain qui figure Edouard. Cette apparence lui permet d’obtenir de la part des joueurs une solidarité dont il ne s’attendait pas, du fait de l’imaginaire de bonhommie, de convivialité ou de faiblesse associé au nain. Ce qui est intéressant c’est que lui-même parle de sa surprise comme s’il était convaincu que hors Internet, il n’aurait pas du tout le même regard posé sur lui. Il comprend que l’apparence de son avatar constitue un bien meilleur passeport vis-à-vis du regard des autres, que celle de son corps. 49


Uniforme à l’école de Cesar, Ecole Niitsu Koko, Japon


Peut-on trouver hors du monde numérique une situation équivalente, celle d’une acceptation quelque peu inattendue de la part des autres ? Oui, mais à la condition que le corps soit totalement absent lors des premiers échanges, ce qui permet de déjouer la confrontation des regards, ou du moins la repousser. On pense ainsi au cas d’Anaïs (07). Elle avait réussi à se faire des nouvelles connaissances par l’écriture, sous pseudonyme, en étant anonyme de corps ; mais une fois dévoilée, elle était confrontée de nouveau à sa propre apparence qui la desservait en terme de relations sociales aux yeux mêmes de ceux qui s’étaient liés à elle par écrit. Le dévoilement du corps fait resurgir sa non-acceptation par le regard de l’autre. Le corps devient alors, corps-obstacle. Dans l’exemple de Valeria, c’est plutôt la non-acceptation du regard intérieur que dévoile sa frustration de ne pas pouvoir avoir avec son corps les mêmes libertés qu’avec un avatar. Elle était pourtant une fille considérée comme très belle parmi les élèves du lycée. Et les garçons s’occupaient peu du fait qu’elle n’ait pas une forte poitrine, mais un seul regard suffit pour qu’elle s’occupe de cette partie de son corps qui n’était pas jugée assez attirante à ses yeux et la pousse à faire des audaces avec le papier. Le regard des autres ne change pas notre corps mais 51


révèle la relation que nous avons à celui-ci. En effet Valeria n’a pas de problèmes avec le groupe en général du fait qu’elle est très belle. Par contre elle a des problèmes personnels avec son corps. L’image qu’elle a d’elle même n’est pas aussi bonne que celle que les autres projettent d’elle. De même si le corps d’André sur Second Life (01) n’est qu’un corps de pixels, il ne peut pas éviter de sentir le même malaise dès lors qu’il est offert au regard des autres. Son avatar, indépendamment même des questions de ressemblance, devient alors comme son propre corps, il l’investit des mêmes enjeux, y transpose les mêmes angoisses, se mettant ainsi dans une situation similaire à celle de Valeria. Il n’est donc pas seulement question du corps physique mais plus du regard que l’on a de soi-même ou du regard que les autres portent sur soi. Le corps est un révélateur de ces regards. Qu’on soit noir parmi les blancs, thaïlandais parmi les chinois, femme parmi les hommes, mince parmi les musclés, grand parmi les petits, tout le monde pourra trouver avantage ou désavantage d’avoir tel ou tel corps. Si nous avons autant de questionnements sur nos singularités, c’est parce que notre corps est confronté au regard des autres et que ces autres nous renvoient des jugements. Le corps génère donc une 52


tension entre l’individu et les groupes puisque tantôt il nous dessert, tantôt il nous aide dans nos échanges. Est-ce que l’uniforme ou l’avatar proposent dès lors un moyen d’appaiser, d’organiser, de pacifier ou de mieux contrôler cette double confrontation dont le corps est le carrefour ? Assurément pour César et Edouard, qui cherchent à camoufler ou à travestir. C’est toutefois plus difficile pour Valeria, qui cherche à mettre en avant quelque chose. L’uniforme estompe le poids supposé du regard des autres. L’avatar offre la possibilité d’ajuster à ses désirs son corps de façade, son corps-carte-de-visite. Observons comment ces questions se posent non plus à l’échelle de chaque individu, mais en observant les groupes dans lesquels ils apparaissent et qu’ils souhaitent intégrer.

b.Signes distinctifs et signes d’appartenance Si le jeu consiste à se faire accepter ou bien à se différencier, quels outils utilisons nous pour jouer dans cet aller-retour entre être unique (différent de l’autre) et être semblable au groupe auquel je souhaite appartenir (travail, sport, jeux, famille, passe-temps...) ? Comment camoufler son corps-obstacle et exhiber son corps-passeport sous et sur un uniforme ou au 53


travers d’un avatar ? Quels sont les possibilités d’habillage ? Avec l’uniforme, on peut ajouter du parfum, couper les cheveux, ajouter des accessoires tandis qu’avec un avatar on peut non seulement modifier son poids de 50 kg du jour au lendemain, mais encore être un nain un jour ou une amazone le lendemain. Mais que ce soit à l’école ou sur un forum, dans un jeu, ou un monde parrallèle en ligne, on arrive d’abord dans un groupe constitué, un cadre réglé par des habitudes et des codes, dans lequel il va falloir se faire accepter, afin de pouvoir, dans un second temps, développer des relations plus singulières. Comment montrer patte blanche quand celle-ci ne l’est jamais ? Regardons attentivement cette photo de classe du Lycée Castella où l’uniforme est imposé tout en autorisant une certaine souplesse. Si l’uniforme est le même pour toutes les écoles publiques au Costa Rica (pantalon bleu marine, chemisier bleu ciel avec le blason, chaussettes bleu marine) les règles qui obligent à le porter, complet ou non, sont plus ou moins strictes suivant les lycées. Ici, le port des accessoires tels que les pulls et sous pulls colorés, bracelets et autres petits objets, ne semble poser aucun problème dans la tenue générale, par contre le jeans est par défaut interdit dans tous les établissements (même si des élèves refu54


sent parfois de respecter cette règle). En fait, l’uniforme régularise seulement les individus au premier coup d’oeil, mais il ne peut pas faire disparaître les différences. Trois moyens différents semblent permettre aux élèves de témoigner de leur personnalité sous le port de l’uniforme : les apparences du corps lui-même, les accessoires ajoutés par dessus l’uniforme et la façon de porter l’uniforme. Les apparences du corps correspondent aux interventions directement sur des parties du corps tels que la coupe de cheveux, les tatouages ou le maquillage. Les accessoires sont des objets indépendants du corps et de l’uniforme comme les bracelets, le sac-à-dos, les boucles d’oreilles ou colliers. Enfin, il existe dans l’uniforme lui-même des façons de le porter qui caractérisent la personne : par exemple, porter la chemise déboutonnée, ou en dehors du pantalon, ne pas avoir de lacets dans les chaussures, ou avoir une jupe très courte ou encore un pantalon large ou très serré. Observons de plus près les caractéristiques de certains de ces élèves tout en se demandant quand ils utilisent des détails pour se montrer différents et quand ils utilisent d’autres détails pour montrer leurs singularités. Commençons pas les cas les plus simples : ceux qui représentent le port apparemment le plus strict de l’uniforme d’école. Si on compare les élèves 1, 2, 3, 4, 55


Photo de classe, Lycée Castella, Costa Rica, années 80


et 5 on pourrait dire au premier abord qu’il s’agit de l’exemple type de l’uniforme. Or en regardant plus en détail, on perçoit que les élèves 2 et 5 ont déjà un signe distinctif au moyen des chaussettes : l’élève 2 a les chaussettes retroussées et celles de l’élève 5 ont des dessins. Tandis que l’élève 1 porte un serre tête, l’élève 4 a un bracelet sur son bras gauche. Finalement on remarquera que seul l’élève 5 porte le blason sur la poche de son chemisier. On perçoit alors que l’uniforme n’est jamais complet, il est toujours légèrement détourné par les élèves, et même dans les cas les plus discrets, certains objets ressortent pour montrer la différence. Ces détails vont alors correspondre tantôt à l’envie de se distinguer en tant qu’individu, tantôt à l’envie de se montrer comme membre d’un groupe. Mais dans quels cas peut-on penser que ce signe veut marquer le désir de se distinguer du groupe dans son ensemble ou celui d’appartenir à un groupe donné ? Il y a par exemple plusieurs filles qui portent les chaussettes retroussées (2, 3 et 6). Par leur tenue semblable, on pourrait déduire qu’elles appartiennent à un groupe particulier, qu’elles se reconnaissent l’une l’autre cette particularité commune, d’autant que le reste des élèves ne retrousse pas ses chaussettes. Est-ce donc un signe distinctif ou d’appartenance ? D’autre part plusieurs élèves portent un jeans (7, 8 et 9) mais 57


visiblement, les élèves 7 et 8 font vraiment partie d’un groupe, du fait de leur proximité dans la photo, alors que l’élève 9 semble isolée. Peut-être que porter un jeans étant garçon permet d’accéder à un groupe, mais que la même attitude parmi les filles vous mettra plutôt à l’écart. Le jeans pourrait donc jouer un double rôle entre l’appartenance et la singularité en fonction de qui le porte. Il y a des signes distinctifs qui sont mis en avant de façon plus évidente. L’élève 3 par exemple est la seule à porter des chaussettes blanches. Que fait une paire de chaussettes blanches parmi des chaussettes bleues marines ? Il semble flagrant que le port de ses chaussettes suffit à cette élève pour se distinguer des autres. Ici il ne s’agit pas d’un élément discret comme le serre tête de 1, mais d’un élément qui couvre un quart de son corps et contourne les règles de l’uniforme, sans pour autant relever d’une mode collective. L’élève 11, est le seul qui n’a pas vraiment une place assise ou debout. Il se distingue par son gilet marron qui est très voyant, et surtout parce qu’il est le seul à se trouver parmi les filles. Vue sa posture, cette position n’est probablement pas la place qu’il avait au départ. Il semble jouer un double rôle : il apparaît à la fois singulier dans le contexte de la photo de classe, du fait d’être le seul garçon ainsi mêlé aux filles et entre 58


deux postures et pourtant il est en même temps très bien intégré parmi le groupe des filles qui le prennent dans leurs bras et lui donnent une place là où il n’en a pas vraiment. Il y a un dernier cas un peu plus particulier dans le jeu de la distinction. L’élève 10 porte une paire de baguettes pour la percussion. Non seulement c’est le seul élève qui en porte une, mais en plus il est aussi le seul à porter la chemise de l’uniforme ouverte. Il a l’air isolé, au milieu de la bande qui se pousse derrière lui. Droit mais un peu timide, il regarde la caméra avec sa paire de baguettes comme pour montrer que lui est vraiment différent et sait en quoi. Il semble se servir de la photo pour attester et adresser sa différence. Si on regarde maintenant une page-écran où figures les images des listes d’amis sur Facebook, on remarque aussi certaines similitudes avec l’étude de la photo de classe. Comme dans le cas de l’uniforme il y a des contraintes de départ : ici celle de se présenter sous la forme d’une image carte-de-visite de 96 pixels de côté. Et là aussi, sous ces contraintes qui unifient le groupe, chacun tente à la fois de se conformer par des signes d’appartenance qui montrent qu’il sait prendre en compte les règles du jeu de société, ou par des signes distinctifs, qui prennent la forme d’un jeu avec 59


les règles, tout en ne débordant pas du cadre. Comme avec l’uniforme nous allons avoir des stratégies de dissimulation ou de mise en avant de l’image de soi, par le biais d’accessoires ou d’attitudes. Il existe ceux qui portent leur visage-uniforme et vont se rendre assez discrets par la neutralité de leur image, comme Andras, Jim et Ricardo. Leurs images représentent de façon assez conventionnelle le portrait dans le cadrage, et l’expression des visages a minima. D’autres se cachent derrière des objets, comme Milan, avec sa capuche et les lunettes, ou au travers d’autres moyens, comme Jon et Reka, qui cachent une partie de leur visage avec le cadre, ou, Ira qui cache son regard derrière ses paupières. Katarzyna, Piotr, Tom, Sophie veulent témoigner par constraste de l’aisance de leur corps et de leur tempérament par rapport à ces contraintes d’affichage où l’apparence prime. Les visages qu’ils se sont choisis témoignent du besoin d’amusement ou de séduction, d’une promesse de convivialité. Il existe également des personnes qui cherchent à se saisir du contexte pour témoigner de leur singularité par détournement des contraintes, comme Andrew et Paul, par exemple. Paul utilise un dessin pour se représenter alors que les autres utilisent des photos, de la même façon qu’Andrew utilise une image d’animal 60


à la place de son portrait. Il y a enfin des cas spéciaux : ceux de Shabnam et Julia, qui n’utilisent pas l’image comme un simple portrait d’elles-mêmes mais y apparaissent accompagnées. Julia et Shabnam se montrent ainsi comme singulières vis-à-vis des autres portraits tout en laissant apparaître le fait qu’elles appartiennent déjà à un groupe, à une relation. Dans les SNS (Social Network Sites, ou sites de socialisation) comme à l’école, il existe une partie qui est imposée et une autre que l’on customise (avec ou sans permission) dans le but de cultiver ces besoins de distinction au groupe ou de mise en avant de l’appartenance à celui-ci. La volonté d’uniformité peut d’ailleurs parfois montrer ses limites, et l’institution elle-même peut se rendre compte qu’il faut maintenir des signes qui permettent de distinguer les élèves. Les professeurs de Giovanna et Daniela (01), par exemple, se concentrent sur leurs accessoires pour les différencier, parce qu’elles sont très semblables, surtout avec le port de l’uniforme. Leur regard sur ces objets d’habillage est tellement important pour les repérer qu’ils les confondent facilement si les deux étudiantes les échangent. Il existe des groupes dans lesquels les membres mettent en avant plusieurs signes de reconnaissance et 61


Copies d’écran de listes d’amis sur Facebook, Janvier 2008


c’est dans la revendication de leurs ressemblances que les membres se rassemblent. L’image de ce vaste groupe de joueurs de World of Warcraft, qui se fréquentent aussi bien en ligne que dans la vie réelle, est représentative de cette tendance. Si on regarde leurs avatars on s’aperçoit qu’ils ont chacun leurs singularités, leurs différences par rapport à leurs camarades de jeu. Certains avatars sont de sexe masculin, d’autres de sexe féminin, il y a des grands, des gros, des musclés, des petits, des verts, des bleus, avec des cornes, des têtes de buffle, il y a même un bonhomme de neige ! Par contre, en regardant l’ensemble, on comprend qu’il s’agit aussi d’une équipe et non pas des éléments individuels. Les différents membres de ce réseau se rencontrent certainement par rapport à leur rôle dans le jeu. C’est dans la ressemblance de leur jeu qu’ils deviennent une équipe. Au delà de leurs différences dans la vie réelle, ils semblent s’accorder tant bien que mal dans un imaginaire commun, dans un monde commun. En fait la plupart des objets que l’on trouve dans ces exemples peuvent être associés à la fois à la mise en avant des singularités de l’individu ou au contraire à la mise en avant de l’appartenance au groupe. Ce qui détermine le choix de tel ou tel objet, telle ou telle stratégie, c’est le contexte et le cadre même dans lequel le corps-signe va pouvoir se manifester. C’est 63


Joueurs et leurs avatars, jeu World of Warcraft, in Alter Ego, Avatars and their creators, Robbie Cooper, publication Chris Boot 2007


souvent la relation entre l’objet que nous portons et le contexte dans lequel nous le portons qui fait de celuici un élément de singularisation ou d’intégration au groupe. La jeune fille qui porte le jeans se distingue du groupe de filles, mais l’ensemble de garçons qui portent le jeans font eux partie du groupe des « mecs » qui portent le jeans. Ainsi il n’est pas forcément question du type d’objet qu’on porte mais, de la façon dont on l’utilise pour témoigner d’un désir d’appartenance ou de singularité. Il existe cependant des objets que l’on peut utiliser à la fois pour l’un et pour l’autre, et qui nous permettent de constituer des sous-groupes distinctifs : ceux de la mode. C’est en effet le rôle de la mode que de proposer des repères extérieurs au groupe imposé (celui de l’école par exemple). Par la mode, à l’intérieur d’un groupe uniforme, on retrouvera des sous-groupes différents avec leurs caractéristiques propres. La mode peut permettre de se « distinguer comme les autres », de constituer des groupes qui apparaissent comme libres de leurs choix et montrent qu’ils ne se soumettent pas totalement à ce qui est imposé. Priscilla et ses amies portent le même pantalon qu’elles achètent au même endroit (04). Au lycée seul son 65


groupe d’amies porte ce pantalon. De loin on peut reconnaître qu’elles portent un objet distinctif et caractéristique de leur groupe. Ce comportement est le même que celui des camarades d’Ixel : elles portent toutes des coquillages (02). Ixel parvient même ainsi à porter un objet qui la place dans les deux contextes. Elle porte des coquillages comme ses copines, mais en même temps elle les porte accrochées à ses boucles d’oreilles au lieu de les porter en collier, comme le font les autres. Ixel appartient au groupe de fille qui portent des coquillages, mais elle se différencie du reste des étudiantes en portant ces coquillages de façon unique. Les coquillages introduisent comme un nouvel uniforme, propre au groupe, avec ses similitudes dans lesquelles chacun pourra inscrire et revendiquer sa différence. Pour saisir l’enjeu de l’image des avatars de Raphaëlle (03), il faut savoir qu’elle est contrainte de n’utiliser qu’une image pour présenter son avatar dans le forum du jeu. Pour contourner cette règle elle utilise une image « .gif » animée qui va lui permettre de faire apparaître successivement deux images de son personnage dans un même cadre. Elle cherche ainsi à représenter les deux facettes qui doivent composer pour elle un avatar idéal, à la fois comme personnage singulier mais aussi comme partie d’un contexte. L’une montre un portrait de son personnage, avec 66


son visage de près afin d’en saisir la finesse singulière des traits et de leur expression, l’autre situe son personnage dans son milieu de prédilection, plus vaste et emblématique de l’univers du jeu, comme une invitation à la rejoindre. Raphaëlle instinctivement saisit l’importance de ces deux dimensions individuelle et collective, pour montrer patte blanche tout en donnant envie d’en savoir plus. C’est la même intuition sans doute qui a guidé Shabnam, la fille dans la liste d’amis de la page de Facebook. Son portrait est différent car elle ne s’est pas représentée seule ou par le biais d’un objet censé la dévoiler, mais elle apparaît dans une attitude précise de convivialité partagée avec une autre amie : elle se montre donc déjà reliée hors du groupe, mais dans un contexte (une relation d’amitié) qui constitue l’horizon vers lequel chaque membre du groupe regarde. A travers tous ces exemples, nous comprenons que s’impose souvent le désir d’utiliser les deux stratégies de mise en avant de notre identité individuelle et notre identité de groupe grâce à des objets et comportements divers. Il semblerait que le cas le plus réussi soit lorsque nous parvenons, au travers du même geste, à nous montrer dans un signe de singularité et d’appartenance. Mais qu’en est-il lorsqu’on s’intéresse non plus seu67


Avatars de Raphaëlle, jeu de rôle Human Épic


lement aux jeux d’apparences, mais aux échanges qu’ils permettent ou ne permettent pas, à plus long terme, une fois la rencontre effectuée ?

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2. Les échanges sous les représentations a.Mise en avant ou dissimulation On devine qu’il s’agit de faire quelque chose avec ce corps par défaut : je ne l’ai pas choisi mais je peux tenter de mieux maîtriser la façon dont il s’adresse aux autres, faire en sorte qu’il parle déjà un peu d’un moi intérieur, par souci de le distinguer, ou qu’il ne me porte pas trop préjudice dans les regards des autres, par souci de l’intégrer. Comment peut-on en même temps être identique (en tant que membre d’un groupe) et différent (en tant qu’individu) ? Sachant que nous avons un corps donné par défaut et qu’avec lui nous devons jouer le jeu de la différence ou de la similitude, comment allons nous procéder pour gérer ces allers-retours. Faut-il cacher, déguiser, montrer, dissimuler ? Et au-delà de l’uniforme et l’avatar, les stratégies de mise en avant ou de retrait vis-à-vis du regard des autres ne peuvent-elles pas entrer en contradiction avec les besoins de mise en avant ou de dissimulation 70


vis-à-vis de son propre regard ? Car nul doute que les relations vont mettre à l’épreuve la recherche de cet équilibre dans la durée. Pour aborder cette question nous pouvons nous pencher dans un premier temps sur ceux qui ont tenté de dissimuler totalement leur corps le plus longtemps possible, afin de mieux comprendre les raisons de ce choix. On se souvient qu’Anaïs avait réussi à lier de nouvelles connaissances en étant anonyme de corps et une fois dévoilée, elle était confrontée de nouveau à sa propre apparence qui la desservait en terme de relations sociales (07). Si elle ne s’était pas dévoilée aussi tôt peut-être aurait-elle pu continuer à se faire connaître sans craindre le regard de l’autre? Sa stratégie de dissimulation était peut être nécessaire pendant une plus longue durée. Elle n’a pas été assez longue pour que son interlocuteur tienne davantage compte des relations déjà existantes plutôt que des a priori sur l’apparence : les critères du regard collectif se montrent plus forts dans cette histoire que la complicité singulière de la relation. Une autre forme de dissimulation de l’individu, mais cette fois-ci dans les sites de socialisation (SNS) est le fait de laisser volontairement la page de notre pro71


Profil non personnalisĂŠ dans le SNS Soy Costarricense


fil sans personnalisation. En effet lorsque l’option de mettre son portrait existe mais que l’utilisateur ne le fait pas, c’est une forme de dissimulation de sa personne. Sur l’exemple ci-joint, on n’a pas d’autres informations que celle du sexe et de l’âge. On ne sait pas si le jeune homme a laissé son profil incomplet par dissimulation, par stratégie ou pas embarras. En tout cas, le fait de se dissimuler par l’absence, comme l’on a vu dans l’exemple précédent, ne peut qu’être une attitude temporaire. Dès que les échanges commencent, notre interlocuteur nous demandera probablement de nous dévoiler de plus en plus. Si on pense aux visites express de Nicolas (08), on remarque qu’il arrive à créer des relations d’échange sans se servir de son corps ni d’un avatar. Dans le dialogue son seul avatar est son pseudonyme, pourtant il arrive à dialoguer avec des inconnues et à créer une situation de confiance. Il semble que l’absence du corps lui permette d’oser et de procéder d’une façon qu’il n’aurait pas osé adopter de visu. Le fait de ne pas devoir se montrer immédiatement lui donne une assurance, voir un soulagement par rapport au regard des autres. Si l’absence du corps est parfois possible et semble faciliter la souplesse des rencontres, il semble également que tôt ou tard le corps par défaut devra faire 73


son retour. Voilà pourquoi peut-être, sous l’uniforme ou l’avatar, chacun adopte sans doute des stratégies qui préparent son retour. L’exemple de Laura dans Second Life (04) situe bien les enjeux de ces questions. Elle joue à porter les habits que les membres d’un groupe lui donne. Elle ne trouve pas que changer son apparence soit nécessaire pour elle-même, mais pour les autres : le regard des autres membres du groupe l’encouragent à accepter les tatouages, les jeans moulants et les talons aiguille, qui ressemblent plus au style de la bande. Elle ne débute que plus tard la conversation. Il semble bien que l’ajout des objets d’habillage collectif soit nécessaire pour affirmer l’appartenance dans ce groupe. Elle est prête pour cela, dans un premier temps d’observation, à ne pas chercher à mettre en avant la moindre singularité dans ses accessoires. « Des personnes peuvent s’assembler et s’accorder volontairement pour respecter certaines règles fondamentales, formant ainsi une coalition normative, meilleure façon de libérer leur attention des choses sans importance et de poursuivre les affaires en cours ». Erving Goffman. La mise en scène de la vie quotidienne, collection le sens commun, Les éditions de minuit, 1973.

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Dans cette citation, Erving Goffman explique que pour appartenir à un groupe il faut adopter certaines normes. C’est à dire que c’est à condition d’avoir endossé les singularités du groupe que l’on pourra mettre en avant nos propres singularités. Il s’agit en quelque sorte d’une mise à niveau des composants du groupe, ensuite des singularités peuvent être adoptées sans dépasser les limites d’appartenance. Ces portraits des élèves du Lycée Franco Costaricien on étés prises le même jour. Chacun des élèves fait partie de la même génération. Les quatre filles sont maquillées exactement de la même façon et trois d’entre-elles portent la même chemise. Si on regarde la troisième et la sixième image, on constate qu’il s’agit de jumelles dont seuls des petits détails montrent les différences : les cheveux attachés pour l’une, le collier autour du cou pour l’autre. Les garçons jouent sur la couleur de leur cravate. Chacun évolue au sein de l’uniforme, sauf une. Mais si elle ne porte pas la toque, elle demeure maquillée de la même façon que les autres filles. C’est comme si elle ne voulait pas faire partie du groupe des élèves qui portent cette tenue, mais tout en se soumettant aux règles du rite photographique qui consiste à se montrer sous son meilleur jour. Elle fait partie mais sans faire partie. Elle prépare le retour de son corps sous l’uniforme, en affirmant même que cette prise de vue est déjà pour elle 75


Portraits d’élèves d’une même classe, en fin de cursus du Lycée Franco-Costaricien, San José Costa Rica


un moyen de se débrouiller par ses propres moyens, de quitter l’uniforme scolaire sans sortir du cadre. Dans les images ci-contre, on peut voir Indiana seule ou avec différentes connaissances. En comparant les images, on remarque à travers ses postures et ses expressions qu’elle joue totalement le jeu de l’intégration avec chacun de ses camarades, comme si les attitudes elles-mêmes étaient des uniformes que l’on enfile pour la photo. On peut la voir ici très bien accordée avec son amie, souriante, mais pas trop (image 3), avec le même demi-sourire que son camarade (image 2), ou avec le même grand sourire que son ami, en se laissant serrer le visage et en serrant avec la même familiarité celui du jeune étudiant (image 6). Indiana module ses représentations par rapport au contexte dans lequel elle se trouve. Ses expressions, sa posture évoluent en fonction de l’attitude de l’autre. Dans les images où elle est accompagnée, elle ne prend jamais une posture dominante. Sa stratégie consiste ainsi à dissimuler ses singularités dans les gestes des autres afin d’embrayer une relation. On devine donc que nous avons tous parfois dans nos conduites, sans même qu’on nous impose un uniforme, une sorte d’uniformité des expressions, de mimétisme des tempéraments, qui témoignent de notre souci d’intégrer les normes d’apparences sociales, 77


Indiana et ses différents groupes d’amis, Lycée Saint Francis, San José, Costa Rica


d’agir-comme-nous-croyons-qu’il-faut-agir pour entretenir des relations. Il existe pourtant des cas dans lesquels le groupe a besoin non pas de la similitude mais de la différence. Parfois, c’est parce que nous avons des singularités que le groupe nous accueillera. C’est le cas d’Anaïs (04), qui avait du mal à se faire accepter par les autres élèves, lorsqu’elle se voit, dans un concours de circonstances, invitée à montrer ses talents de gardienne au cours d’un match de football. Elle découvre et affirme soudain devant les autres ses aptitudes à jouer à ce poste. Tandis que les élèves qu’Anaïs avait rencontrés par l’intermédiaire de la table la rejettent finalement pour son apparence physique, l’équipe de football l’accueille finalement pour ses aptitudes physiques, et intègre celles-ci comme une composante nécessaire et singulière de leur groupe.Ceci montre par ailleurs que dans certains cas, les critères d’un groupe ne se limitent pas à des critères d’apparence. Si l’on s’adapte trop à une relation de groupe, on risque de contredire notre regard intérieur. Si au contraire nous restons trop en retrait, nous risquons de ne jamais avoir l’opportunité de reconnaissance de la part du groupe. On comprend bien que si nous sommes trop embarassés par le devoir-de-bien-se-tenir dans les relations, celles-ci ne nous aideront guère 79


à développer une relation singulière à nous-mêmes, à nous accepter. Or ces enjeux semblent prépondérants dans les amorces des relations, à soi-même et à l’autre. Sur ce point, l’avatar, de part sa souplesse, peut servir de terrain d’expériences. Craignant les attitudes et l’apparence que les personnes acquièrent en vieillissant, Elizabeth veut créer un avatar qui la représenterait quelques années plus tard, dans sa vieillesse. Elle a donc conçu un avatar le plus identique possible à son image actuelle (couleur des yeux, forme des sourcils, longueur des cheveux, forme et expressions du visage, etc...) mais tout en essayant de vieillir ses traits. Son idée vient du désir qu’elle éprouve d’être acceptée par les autres, et sans doute aussi par elle-même, au cours du vieillisement qui s’annonce. Elle se saisit de la plasticité de l’avatar pour tenter d’approfondir la relation qu’elle entretient avec son apparence, pour incarner par anticipation cet état à venir de son corps, et apprendre à l’accepter en le faisant accepter. Ainsi elle intègre dans ses projections, l’idée que le vieillissement ne l’empêchera pas d’être une femme agréable et grâcieuse, à condition d’apprendre à jouer de ce vieillissement dans l’espoir de se faire accepter dans le même mouvement par les autres et par elle-même.

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La question de notre identité individuelle ou collective semble donc être un perpétuel apprentissage durant lequel nous jouons à mettre en avant ou dissimuler certaines parties de nous-mêmes ou certaines parties des codes d’un groupe choisi. Les paramètres qui influent dans cet équilibre sont l’acceptation ou non de notre corps, de ses atouts et ses défauts, que nous tentons de contre-balancer, par compensation, de façon opportune, avec la mise en avant ou la dissimulation des codes d’apparence d’un groupe. Nous jouons à nous mettre en valeur et à nous distinguer du groupe, ou au contraire à nous montrer semblable à ses membres afin de nous y intégrer, ou encore les deux à la fois lorsque cela nous paraît possible. Il existe un aller-retour constant entre mettre en valeur notre personne (individu) et adopter des signes qui montrent notre envie d’appartenance au groupe (collectif). Il existe surtout un aller-retour constant entre le souci de tenir compte de notre regard intérieur et le souci de tenir compte du point de vue de l’autre (ou des autres), jusque parfois dans nos conduites ou dans la façon de manifester notre différence. Il ne s’agit à aucun moment d’être l’un ou l’autre mais de faire un aller-retour entre les deux. A tour de rôle nous allons jongler entre l’envie de se distinguer et celle de s’intégrer, en changeant de stratégie au moment ou les limites de la non acceptation de 81


Elizabeth Brow et son avatar Thaila - jeu Hero’s Journey, in Alter Ego, Avatars and their creators, Robbie Cooper, publication Chris Boot 2007


soi par soi, de soi par l’autre, ou de l’autre par soi, approchent. « Ce qui est intéressant, ce sont les normes et les pratiques qu’emploie chacun des participants à la chaîne des rapports mutuels et non pas la différenciation ni l’intégration des participants ». Erving Goffman. La mise en scène de la vie quotidienne, collection le sens commun, Les éditions de minuit, 1973.

Cette seconde citation de Goffman tente de poser la question des « rapports mutuels » au sein de la relation, autrement dit la qualité même de cette relation, indépendamment presque des préoccupations individuelles ou collectives. Il dépasse la simple question de l’appartenance, de l’acceptation ou la distinction du groupe. C’est la relation réciproque entre deux individus au sein d’un groupe qui crée une véritable situation d’échange, en allant donc au delà de la question de différenciation et d’intégration. Les relations entre individu et collectif ne sont donc pas juste une question d’appartenir ou de se distinguer comme individu ou comme un membre du groupe. Il existe des enjeux derrière ces stratégies de mise en avant ou de mise en retrait de nos identités : la relation mutuelle, celle qui va au delà de l’appartenance et de la distinction, semble être un horizon 83


commun à tous, même si on ne sait pas par avance à quoi elle doit ressembler. Ainsi, le jeu de l’individu et du collectif relève certainement d’une tension car nous cherchons ces relations, qui parfois vont fonctionner très bien avec tel groupe ou telle personne en adoptant telle ou telle stratégie, mais parfois ne vont pas marcher du tout, sans que l’on sache s’il s’agit d’une défaillance de notre image, de notre comportement ou du regard de l’autre... Pour approfondir cette question, peut-être que d’autres questions sont à poser. Par exemple, dans toutes ces considérations, est ce que nous cherchons à adopter une stratégie envers nous-même, ou à développer une relation avec nous-même ? Autrement dit est-ce que nous acceptons nos défaillances et nos défauts, tout ce que nous n’avons pas choisi de nousmême comme des autres. Ou au contraire sommesnous plus préoccupés d’élaborer une image qui nous semblerait la plus souhaitable, là aussi pour nous et pour les autres ?

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b. De l’intégration à la relation Il existe des cas de figure dans lesquels des personnes semblent affirmer leurs singularités indépendamment des règles du groupe, comme le font César sur Second Life ou Clotilde avec son uniforme (05). Que cherchent-ils alors, puisque visiblement ils ne cherchent pas à s’intégrer au groupe ? César a choisit de parcourir divers univers de Second Life avec un personnage nu. Il faut savoir que sur Second Life la nudité existe mais est interdite. César peut techniquement se balader nu dans le jeu, mais il est vite banni à cause de son comportement. En dehors du fait que César défie la loi du jeu, il est surtout dans une situation de singularité. Il cherche quelqu’un qui ne soit pas gêné par sa singularité et, malgré cela, veuille échanger avec lui, quelqu’un qui reconnaitrait l’intérêt de son attitude. César cherche une relation qui s’étaye d’emblée sur des singularités revendiquées, et non sur des normes d’appartenance. Clotilde d’un autre côté, trouve chaque jour une nouvelle façon de s’habiller en bleu marine et blanc, avec des accessoires particuliers et voyants. Elle n’aime pas son uniforme et le fait de ne pas pouvoir changer 85


radicalement de vêtements la pousse à montrer par d’autres détails son mécontentement sur cette tenue imposée. Lorsque les bonnes soeurs demandent du bleu marine et du blanc, elles sous entendent du drap de laine et du coton, symboles d’une certaine catégorie sociale. Les vestes à franges et les boucles d’oreilles en forme de toilettes ne font certainement pas partie de cette catégorie. Clotilde, se fait punir systématiquement parce qu’elle ne respecte pas les codes vestimentaires suggérés par les bonnes soeurs. En cherchant toujours à porter des objets voyants et distincts des autres élèves, elle est non seulement mal vue par les supérieurs mais aussi par bon nombre d’élèves. Mais est-elle mal vue de toutes les élèves pour autant ? Il en existe certainement une ou deux qui, secrètement peut-être, reconnaissent dans la façon d’affirmer sa différence et d’assumer sa singularité un élan intérieur qu’elles partagent et qui leur donnent envie d’en savoir un peu plus sur Clotilde. Ces personnes seront ouvertes au dialogue dans une optique de relation et non pas d’appartenance. Il s’agit d’emblée de revendiquer une posture singulière, libérée des normes, y compris celles qui permettent par la mode d’appartenir à un sous-groupe. Clotilde se comporte de la même façon que César. Tous les deux cherchent une reconnaissance de l’autre et non pas une simple similitude. Ils rentrent alors 86


tous les deux dans le cas de figure cité par Goffman. Au delà de l’appartenance à un groupe, Clotilde et César veulent être reconnus en tant que personnes singulières afin de créer un dialogue avec ceux qu’ils interpellent sur la base d’une mutualité non pas d’apparence mais de rapport aux codes d’apparence et aux lois du groupe. Dans ces deux cas se sont des personnes qui développent des stratégies singulières dans lesquelles ils se servent des apparences uniquement pour témoigner de quelque chose qui ne se voit pas, qui n’est pas fait pour se voir, et qui concerne la base d’une relation à venir. Certaines applications sur les SNS permettent, par l’intermédiaire de la fenêtre de statut, de dire à chaque instant ce que nous sommes en train de faire : par exemple, sur Facebook, on peut dire « paul is : feeding his chicks ». Skype, par exemple permet en même temps de dire ce que nous sommes en train de faire mais nous donne aussi la possibilité de dire si ce que nous sommes en train de faire veut dire que nous sommes occupés, disponibles ou absents. Le même dispositif est repris dans la fenêtre de chat de Gmail. Ces phrases, à l’opposé de l’image servent de moyen d’expression de nos sentiments les plus im87


Cesar et son avatar Equal Infinite, jeu Second Life


médiats. On peut songer ici à des phrases-paillassons sur lesquelles chacun essuie son humeur à intervalle désiré. Si cet espace d’expression peut servir à afficher et à souder des relations déjà existantes (merci untel pour tel événement passé ensemble), il peut également être un lieu où l’on affirme ses faiblesses, ses tracas, voire ses rejets du moment, une sorte de bouteille lancée a la mer, une invitation à répondre seulement pour qui se sent dans une humeur compréhensive, autrement dit à ouvrir une relation possible uniquement là aussi sur la base non plus d’apparence mais de mutualité des humeurs. La personne ne sait pas alors qui y répondra, qui se saisira de l’occasion pour engager une relation, tout comme Clotilde et César ne savent pas qui s’intéressera à ce qui se cache sous leur provocation. En quelque sorte Edouard expérimente une situation similaire avec son avatar nain (05), sans que cela soit intentionnel de sa part. Le handicap et la faiblesse associés au nain auraient pu le mettre à l’écart du groupe. Nous aurions tendance à penser que c’est dans le perfectionnement de notre image que nous serions mieux acceptés, or si ce que l’on cherche est une relation, alors, ce n’est pas forcément l’image la plus souhaitable aux yeux des autres que nous devons favoriser, mais celle qui laisse une place aux faiblesses, car elle soulage en quelque sorte de la tension 89


Fenêtre de profil de l’application Skype


associés aux regards de tous sur tous, pour laisser plus de place à l’expression des aptitudes. Dans la gestion de l’image de soi se cache derrière ces comportements la recherche d’une relation, en même temps qu’une reconnaissance de l’autre malgré soi. Or nous ne savons jamais à quoi cela va ressembler. Reste que nous pouvons nous demander de façon plus attentive encore dans quelle mesure les stratégies qui se développent avec le port de l’uniforme et les relations numériques, permettent ou non de dégager un tel espace d’attention, propre à l’intimité, qui fasse naître et se prolonger ces mutualités inconnues.

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3. De l’intime a. Relations virtuelles ou réelles? Ce que nous cherchons souvent au final est d’inventer une relation à la fois avec nous-mêmes et avec les autres. Nous sommes sans doute plus que nous le croyons à la recherche de l’acceptation des singularités et défauts de nous mêmes et des autres, même lorsque nous passons du temps à cultiver sans cesse l’image de ce que nous pourrions être. Si l’important dans ces échanges est d’arriver par un moyen ou un autre à une relation de confiance, alors peut-être qu’il s’agit non plus de se contenter de stratégie de distinction ou d’appartenance, mais de trouver des stratégies de dévoilement, de trouver un moyen de faire tomber les masques enfilés auparavant, quand il nous semble que cela devient nécessaire. La question devient donc de se camoufler sans pouvoir s’interdire de se dévoiler, et inversement. De ne pas aller trop loin dans la duplicité de soi, ou de l’autre, si l’on veut maintenir la possibilté d’une complicité. Dans ses rencontres sur Caramail (08), Nicolas procè92


de par la dissimulation, ensuite il passe à la stratégie de séduction, pour aboutir à une rencontre. Dans un premier temps, il ne donne presque aucune information relative à sa personne. C’est dans cette dissimulation qu’il commence à tenter de séduire des personnes qu’il souhaite rencontrer. C’est dans la compréhension des signes de l’autre personne qu’il passera ensuite à la proposition d’une rencontre. C’est seulement s’il est accepté dans les premières étapes qu’il se dévoilera encore plus jusqu’au moment de montrer son corps (ses qualités mais aussi ses défauts). C’est dans le cadre de cette rencontre et non pas forcément dans le cadre du chat que Nicolas s’expose à l’acceptation (ou à la non acceptation) de son interlocutrice, mais c’est aussi cette confrontation qui lui permet au final d’avoir ou pas une relation avec elle. Il semblerait que les relations ont besoin de se concrétiser à un moment par la présence des corps. En effet le corps qui nous est donné par défaut fait partie des composants de notre identité. Si nous devons nous montrer dans l’ensemble, avec nos singularités et nos défauts, notre corps devrait en faire partie. Tout le monde comprend qu’il y a des pièges dans ce jeu d’appartenance et de distinction, surtout lorsque, tôt ou tard, vis-à-vis de soi-même comme des autres, nous éprouvons le besoin de faire tomber les masques 93


pour aller plus loin dans la relation, d’assumer ce que nous n’avons pas choisi afin de mieux faire comprendre ce que nous avons choisi. Il s’agit de se donner les moyens d’une rencontre possible, sans que celleci ne devienne déjà trop imaginée, pour ne pas être imaginaire. Revenons sur l’exemple de ce groupe de joueurs de World of Warcraft. En effet ces personnes partagent des expériences dans la vie réelle comme dans le jeu. Ils appartiennent à la même ville et ont tissé des relations dans la vie réelle avec une attention renouvelée du fait de leurs joutes communes dans un monde numérique. Chacun de ces joueurs sait qui se cache derrière le personnage numérique avec lequel ils jouent dans World of Warcraft, et inversement quel avatar se cache derrière le plombier, le retraité ou le facteur. Le masque numérique leur permet de connaître et de révéler les aptitudes de chacun dans le jeu, et à partir de cette révélation de se montrer plus ouverts dans la vie réelle, plus tolérants : ils bénéficient dans leurs relations des mutualités qu’ils ont développées dans leur échanges numériques. Le web est de toute évidence un terrain de test dans lequel nous pouvons nous essayer sans devoir nous exposer. Ce qui est intéressant est que nous avons le choix de nous dévoiler ou pas. Peut être que Nicolas 94


n’aurait pas été aussi confiant dans ses paroles en face à face, de la même façon que certains des membres de la communauté de World of Warcraft n’auraient peut être pas osé parler à leurs collègues joueurs dans un supermarché de la ville. Une chose est évidente, c’est que les gens ne se voient pas pour les mêmes raisons dans le monde numérique et dans le monde physique, même s’il semblerait qu’ils cherchent tous au final la rencontre. Il semblerait qu’une relation, pour pouvoir s’équilibrer dans le temps, pour ne pas être une simple entente momentanée dans un contexte donné, nécessite une certaine transparence, autant de nos singularités que de nos défauts, sans oublier la présence de notre corps. Elle nécessite de pouvoir apprécier comment l’autre s’en sort, et que l’autre puisse apprécier comment je m’en sors, afin de faire naître une complicité. Et parfois, uniformes et avatars semblent pouvoir être employés à bon escient pour y parvenir. Cependant dans le jeu du monde numérique, entre dévoilement et dissimulation, même ceux qui parviennent à se servir des outils pour amorcer leurs relations, ont un retour au corps qui n’est pas toujours évident. Edouard témoigne de ses rencontres sur le net avec des personnes diverses (06). Il semble avoir été attiré par des personnes au point de vouloir provoquer la 95


rencontre avec au moins l’une d’entre elles. Le net, entre écriture directe et stratégies d’images, permet précisément cela : provoquer le désir de rencontre. Edouard prend le temps d’approcher ces personnes sur le net, il se livre à des confidences, mais au final il ne se montre pas, n’en retrouve aucune et laisse son envie de côté pour passer du temps avec une fille qu’il rencontre soudain hors de ces réseaux. Peut-être n’était-il pas prêt à se montrer d’un bloc aux personnes rencontrées sur le web ? Peut-être avait-il besoin que son corps intervienne au moment même de la rencontre, sans qu’il doive plus tard justifier de ce qu’il a dit ou non à son sujet ? Ou peut-être avait-il lui même, pour se décider, besoin de pouvoir porter son choix sur une personne qui l’avait déjà vu, et qu’il avait déjà vue ? Peut-être ce passage de l’invisible au visible était il trop brutal pour lui, pour son regard intérieur comme pour son regard sur l’autre. L’ordre dans lequel les étapes de la rencontre sont placées, du numérique vers le physique, ne convient pas dans le développement de ses relations. Il doit être important pour Edouard de montrer son corps avant et pas après s’être dévoilé en pensées. Il se trouve aussi dans l’embarras car il n’arrive pas a comprendre comment les deux mondes pourraient être au service de la même intention : se rencontrer. Il n’arrive pas à préparer dans un cadre ce qui est souhaité dans l’autre cadre. Et c’est peut-être dans cette confusion que les 96


allers-retours deviennent difficiles, que les difficultés persistent. C’est dans la subtilité des gestes de son corps que Samy pense pouvoir apprécier la conversation qu’il mène avec son amie (06). Il est frustré des gestes et des singularités de comportement physique de son amie qu’il ne peut pas percevoir au travers du téléphone. En regardant son amie, il pourrait facilement reconnaître dans son langage corporel comment elle perçoit ses paroles. Ses gestes qui lui sont familiers viennent habituellement se positionner comme un complément au dialogue. De même Samy peut habituellement par ses gestes montrer à son amie l’intensité de ses sentiments : la serrer dans ses bras, lui prendre la main ou ne pas la toucher du tout... Lorsqu’il s’agit d’une conversation au téléphone, toutes ces subtilités directement liées au corps disparaissent. Et c’est par l’absence des corps qu’une relation qui était familière peut ne plus l’être du tout et sembler un peu perdue. Ces subtilités physiologiques ne subsisteront plus que dans la tonalité et les jeux de la voix, qui elles-mêmes disparaîtront lorsque l’on se contentera d’un chat ou d’un sms. C’est d’ailleurs dans ces situations, que les smileys prennent leur place, essayant de remplacer cette gestuelle disparue avec l’absence du corps. On comprend bien l’écart entre le cadre numérique et le cadre réel des échanges. L’un (le numérique) permet 97


peut-être de développer des relations qui n’auraient pas bénéficié d’un désir de rencontre, l’autre (le plein jour ou la pénombre) de rencontres qui ne relèvent pas nécessairement d’un désir de relation. Ce qui semble intéressant à comprendre au final c’est que la communauté ne se construit pas dans une relation numérique pour une relation physique, ni dans l’optique ou à la place de celle-ci, mais elle se construit en même temps dans les deux cadres et pour des raisons parfois différentes, selon des aptitudes différentes. L’une peut alimenter l’autre, mais il semblerait que pour que la relation dépasse le stade d’une simple appartenance, séduction ou entente, il soit nécessaire de bien comprendre les distinctions entre ces deux mondes, qui favorisent ou au contraire amputent chacun différemment certaines parties de nos aptitudes relationnelles. Faudrait-il donc apprendre à séparer ces deux mondes, avant de les juxtaposer dans nos relations ? Sommes nous prêts à envisager de nouvelles formes de relation ?

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b. Les subtilités médiatiques dans la relation Observons des cas de figure où des personnes trouvent des stratégies de singularisation qui semblent reposer sur des subtilités médiatiques assez conscientes. Ixel parle des parfums de ses camarades d’école comme un vrai signe distinctif (08). Le parfum est un objet d’habillage dans la mesure où il est ajouté à l’uniforme et sa fonction est de caractériser la personne. Mais il s’agit d’un objet qui se porte directement sur le corps et dont il n’y a aucune trace visible. Voici un exemple assez subtil de contournement de l’uniformité. Face à l’interdiction de la mise en avant de ses singularités, Ixel utilise la méthode la plus invisible pour aller au delà de la tenue imposée. Le parfum est pourtant ce qui renvoie le plus à la singularité du corps. Comme s’il renseignait au plus près de son corps intime, mais en ne réservant cette révélation qu’à ceux qui l’approchent. Ce qui est intéressant lorsque les objets d’habillage sont restreints, comme dans le lycée d’Ixel ou certains services sur Internet, c’est que les stratégies de mise 99


en avant de soi deviennent bien plus complexes que le simple port d’un pull coloré ou de l’utilisation d’un avatar qui nous ressemble. Comment procéder avec Internet pour retrouver ce genre de subtilités, liées au fait de ne réserver des signes distinctifs qu’à certaines personnes et non point à l’ensemble du groupe ? Marie et son amant profitent de leur intimité dans un service où le but premier est de communiquer et se montrer (08). En effet Skype, est un service qui cherche à mettre en relation les personnes qui se connaissent déjà et celles qui souhaiteraient en connaître d’autres. Dans la contrainte et la frustration de cette hyper-visibilité, dans laquelle parfois on est obligé de répondre aux autres car ils nous ont vu connectés, l’amant de Marie trouve astucieusement une nouvelle intimité. Se voyant sollicité par plusieurs contacts au moment où il souhaite être seul avec Marie, il se déclare présent à un seul endroit : il est invisible pour tous et ne répond qu’aux rendez-vous de Marie. Sa stratégie de dissimulation est en quelque sorte la solution la plus proche de la réalité physique, c’està-dire qu’il ne joue pas à être connecté à plusieurs endroits en même temps mais plutôt à être à un seul endroit, comme si son corps numérique était aussi unique. Il réduit les possibilités du virtuel pour les accorder à son souhait. Il refuse de porter l’uniforme d’ubiquité que nous tend le réseau. La stratégie de 100


Marie et son amant est de créer de l’intimité commune là où il n’y en a pas forcément. Bien que les outils du logiciel Skype ne permettent de résoudre qu’à moitié la contrainte du corps, dans certains cas ils permettent tout de même de trouver des solutions équivalentes dans la relation. Anaïs utilise plusieurs modes de communication dans la relation à distance : e-mails, chats, webcam, téléphone...(08) Elle combine ces outils afin de construire une communication qu’elle imagine plus subtile et variée. Elle cherche à se détacher par ailleurs de la dépendance à son ordinateur car elle semble trouver qu’il ne lui permet pas d’avoir assez d’intimité. Le fait de programmer l’appel téléphonique lui permet, par exemple, d’avoir une rencontre plus spontanée, plus inattendue dans la journée : elle peut même oublier à quelle heure elle avait programmé l’appel de façon à créer un moment plus spontané pour les deux. Elle veut pouvoir se donner la liberté de se déplacer et de ne pas avoir la sensation de retrouver son partenaire toujours au même endroit, au même moment, avec les mêmes moyens, comme s’il était un objet et non quelqu’un de physique. Dans le monde physique on trouvera plus souvent des imprévus, des moments inattendus, spontanés. Anaïs parle essentiellement de la frustration de n’avoir 101


Fenêtre de contacts de l’application Skype


du corps qu’un parfum visuel, sans son effectivité physique (toucher, parfum, chaleur...), et alors même que ce corps, sous la forme d’une image animée et « en direct », semble offert, accessible comme l’est le monde à la télévision, et me consacre du temps. Mais c’est précisément ce qu’elle recherche dans sa relation numérique de quoi compenser l’absence de la relation physique. Il semble bien que se servir ainsi du numérique peut être davantage source de frustration que de prolongement de la relation. Il s’agirait donc de conserver de chacun des milieux, numériques et analogiques, ce qu’ils ont de plus effectif dans la relation et de se protéger de ce qu’ils peuvent avoir de frustrant, de limitatif, de problématique. On comprend bien que l’enjeu de ces stratégies subtiles est de remplacer par un moyen ou un autre le manque de notre corps, essentiel dans la relation. Visiblement la spontanéité et l’intimité ne sont pas des sujets faciles à gérer. D’autant plus que la notion de temps est très différente dans le monde numérique où le temps reste artificiel, coûteux et prémédité. Il s’agit d’un temps dont on attend quelque chose, et par cette attente, toute défaillance ou temps mort deviennent embarrassants et difficilement tolérables, tandis que dans le rythme quotidien, les échanges peuvent avoir lieu en passant, dans un temps sans pression ni attente. 103


Si l’on passe par ces stratégies de dissimulation, de séparation, de contournement des possibilités techniques, et de recréation du spontané, c’est bien qu’il existe des problèmes dans les relations virtuel/réel. Pour mieux définir ces échanges, nous pourrions même parler de réel-virtuel-réel, c’est-à-dire qu’il n’existe pas un seul aller- retour entre virtuel et réel, mais des échanges récurrents.

c.Fractures analogiques du numérique et fractures numériques de l’analogique. Ce que l’on nomme aujourd’hui fracture numérique concerne le problème d’inégalité d’accès au monde numérique, notamment entre les pays d’occident et les pays du sud, ou au sein de chaque pays pour des raisons topographiques entre ville et campagne. Récemment le groupe de recherche Sociogeek a travaillé sur un sondage définissant les nouvelles stratégies de l’exposition du soi dans le web 2.0. La première conclusion tirée par ce sondage, évoque le problème d’une faille parmi les classes sociales. Il existe, parmi les usagers des services du monde numérique, une division des classes très marquée au sein 104


des échanges. En effet, l’étude montre qu’il n’y a pas tant de mixité entre elles et que nos choix ne sont pas très différents sur le net et dans la réalité. Les personnes qui viennent de milieux favorisés, avec des études longues, vont souvent communiquer entre elles, et les classes moins favorisées vont aussi avoir leurs cercles distincts. Cette fracture pourrait paraître peu évidente à expliquer dans la mesure où Internet devrait précisément permettre de contourner les a-priori sociologiques qui cloisonnent les rencontres. Compte tenu de l’absence du corps et des accessoires qui sont souvent les permiers marqueurs sociaux, on devine alors que c’est la langue qui prend cette place. Il est évident que la langue témoigne, après le corps et plus peut-être encore que lui, de notre bagage culturel. Elle est chargée des codes qui caractérisent notre milieu social, notre éducation, nos habitudes. Même si nous travaillons l’image qui nous représente (et le travail de l’image au moyen des avatars laisse lui aussi deviner une partie de nos repères culturels), la langue finit tôt ou tard par prendre le dessus. D’autre part, l’étude de Sociogeek remarque qu’il existe une tendance à se montrer de plus en plus, notamment dans des situations où nous n’aurions pas le réflexe de nous montrer dans la vie réelle, telles que 105


«Notre exposition en ligne est stratégique», jeu-enquête réalisés par Orange Labs, FING (Fondation Internet Nouvelle Génération) et Faber Novel, 2008


les moments de tristesse, les accouchements, les fêtes arrosées ou d’autres moments plus douteux de notre comportement. Avec l’arrivée des nouvelles technologies on se montre beaucoup plus mais pas en entier, on montre des facettes de soi. Il existe une exposition partielle de soi mais démultipliée d’un service à l’autre. Nous montrons de plus en plus de notre cercle intime sur Internet, alors que dans la vie réelle nous allons souvent être plus réservés. Alors qu’Internet nous cache du fait de l’invisibilité du corps, nous cherchons à nous montrer de plus en plus. Est-ce un comportement paradoxal ? On dirait qu’une des façons de combler ce manque du corps consiste à remplacer ce vide par des caractéristiques de notre intimité. Alors que le corps n’est pas là, ceux qui cherchent à nouer ou entretenir des relations montreront des moments non maîtrisés : une image d’enfance, de pleurs, de fou rire, de solitude, quelque chose qui dévoile une partie de notre fragilité. C’est justement cette fragilité qui témoigne de notre condition humaine en constante construction. Ainsi plutôt que de nous duper ou de duper les autres, nous voudrions montrer comment nous nous en sortons, ou tout au contraire nous en souffrions d’une situation. Au contraire du monde physique, le web permet de dissocier nos comportements radicalement. Nous 107


pouvons ainsi aller très loin dans la dissimulation de notre corps, de la même façon que nous pouvons aller très loin dans la démonstration, et nous juxtaposons ces deux stratrégies en fonction des personnes et des contextes. Internet apparaît comme un voile numérique (mi-tchador, mi-écran de cinéma) qui cache notre corps pour en projeter des images, et qui laisse place à un nouveau lieu où les corps physiques et numériques sont réunis dans un même cadre. Sans que l’on sache toujours lequel soulève le voile, l’usager peut ainsi explorer de nouveaux comportements. La vie en société ne nous permet pas d’alterner tant de possibilités avec autant de liberté (sauf dans quelques subtilités perdues du langage ), car, avec ou sans uniforme, l’essentiel est donné. Ces nouvelles possibilités et leur articulation avec la vie sans artifice numérique, semble justifier de reprendre sous un jour nouveau la question de l’identité et des relations, comme si elles étaient à repenser autrement. « L’utopique c’est un lieu hors des lieux, mais c’est un lieu où j’aurais un corps sans corps (...) Et il se peut bien, que l’utopie première, celle qui est la plus indéracinable dans le coeur des hommes, ce soit précisément l’utopie d’un corps incorporel. (...) C’est le pays où on est visible quand on veut, invisible quand on le désire. S’il y a un pays féerique, c’est bien pour que j’y sois prince charmant et que tous les jolis gommeux deviennent poilus et vilains comme des oursons. » 108


Michel Foucault, Utopies et hétérotopyes. Extrait de deux conférences radiophoniques diffusées sur France Culture les 7 et 21 décembre 1966 dans l’émission « Culture Française » de Robert Valette.

Comme l’explique Michel Foucault, le rêve de l’utopie transcende toutes les cultures et tous les âges. La plus grande utopie est celle du corps incorporel, aujourd’hui possible avec Internet. Il s’agit d’un corps qui peut être visible et invisible. Un corps dont nous pourrions montrer l’étendue des capacités sans devoir nécessairement souffrir du regard de l’autre en cas de défaillances. Mais même si cette absence est de grande aide pour atténuer le regard des autres dans nos échanges il existe semble-t-il un fort besoin de montrer, lors de la construction d’une relation, les gestes, les maladresses et l’ensemble des singularités qui nous échappent. C’est même le partage de ces dévoilements successifs qui construit les relations. Le voile numérique est donc une arme à double tranchant dans la mesure où il favorise certes, la dissimulation, mais risque en même temps de nous empêcher de nous dévoiler. C’est lorsqu’il ne nous laisse pas nous montrer quand nous en avons envie, ou au contraire lorsqu’il nous empêche de nous dissimuler, alors que nous l’avons choisi, qu’il crée une fracture. 109


Il semblerait que nous ayons de plus en plus de mal à lier le virtuel au réel lorsque nous en avons envie. Nous parlons souvent de la connectivité comme d’une évolution des échanges physiques, mais en regardant plus attentivement, nous pouvons remarquer que bien que les deux mondes soient en constant croisement, la transition entre l’un et l’autre n’est pas vraiment réglée. Nous sommes connectés les uns aux autres, nous vérifons sans cesse notre intégration les uns aux autres par les codes que nous utilisons. Mais avons nous une relation pour autant ? Un sentiment de frustration, un manque amer, l’emportent parfois. Et ce qui condamne nos relations n’est pas forcément le fait de ne plus utiliser notre corps comme repère pour se reconnaître, mais plutôt le mauvais aller-retour entre analogique et numérique. Autant nous aurions parfois besoin de communiquer avec les autres au travers de l’un de ces services à distance, pour avoir un peu de recul ou nous permettre de faire des choses que nous n’oserions réaliser autrement (vivre notre monde utopique) ; autant nous avons besoin de savoir retourner vers la réalité avec bon esprit et sans crainte. Nous n’arrivons pas encore la plupart du temps à apprécier le passage de l’analogique vers le numérique, ou bien celui du numérique vers l’analogique. Notre image, notre langage et notre corps analogique peu110


vent évidemment ne pas coïncider avec leurs correspondants numériques. Cela n’est pas un mal, tant que l’écart qui se dessine entre eux relève d’un libre jeu des désirs de l’individu, et non d’une contrainte. Certains ressentiront le besoin de dissocier vie numérique et vie analogique, pour alimenter leur imaginaire et enrichir ainsi l’une et l’autre par leur dialogue constant. D’autres, les mêmes, peut-être, à d’autres moments, seront à la recherche de moyens leurs permettant de relier ces deux vies en douceur, pour ajouter par exemple une dimension analogique à une relation qui n’était jusque là que numérique, ou inversement.


III.Quelques hypothèses 1. Des ponts entre monde numérique et monde analogique a. De l’analogique vers le numérique Le corps n’est pas toujours nécessaire dans nos échanges, pourtant, dans le monde numérique, il semblerait que certaines de nos relations souffrent de ne pouvoir restituer des comportements physiques attachés à notre présence et par lesquels nos relations pren-


nent habituellement corps dans le monde analogique. Existent-ils dès lors des outils-passerelles qui permettraient de relier réel et virtuel et de retranscrire des gestes du corps au sein du monde numérique ? Dans nos interactions avec les outils numériques, il semble que notre investissement psychologique ne s’appuie que partiellement sur les qualités graphiques des interfaces et bien plus sur les nuances gestuelles que ces dernières sont capables de restituer. Une partie de l’évolution des outils de communication prend d’ailleurs cette direction : des smileys fixes aux émoticônes en mouvement, des avatars-vignettes aux avatars animés en trois dimensions, des manettes de jeu à boutons multiples aux consoles nouvelle génération de type Wii. Tout élément qui réussit à traduire à peu près les gestes, les mouvements et les maladresses du corps, semble davantage parvenir à restituer l’équivalent d’une présence psycho-motrice dans les mondes virtuels que les détails en trompe l’oeil du rendu graphique. Une des questions omniprésentes dans les échanges numériques est donc la suivante: comment restituer des propriétés des corps sur Internet et comment introduire davantage les singularités propres au monde physique ? MarioBros, jeu emblématique produit par Nintendo en 1983, représente une tentative réussie de restitution 113


Premier dessin de Mario en pixels pour le jeu Donkey Kong


de propriétés du monde physique dans le comportement de quelques pixels. La mission de Mario est d’avancer de blocs en plateformes tout en éliminant les animaux envahisseurs qui viennent à sa rencontre. Pour ce faire il avance par courses et par sauts, et tout le jeu est basé sur le principe de la gravité : lorsque Mario ne parvient pas à sauter assez haut pour passer d’un plateau à l’autre, il tombe inévitablement dans le vide et disparaît. Il s’agit ainsi de recommencer encore et encore des sauts sans tomber dans le vide. Même si au fil des jeux qui déclinent la série des Mario Bros durant les vingt dernières années il y a eu une grande évolution au niveau du graphisme, du gameplay et de la navigation (aujourd’hui dans un monde 3D), le concept demeure le même. C’est la transposition des lois de la physique qui sert de repère et qui rend le jeu attractif, même lorsqu’elles sont exagérées ou transgressées : tomber dans un trou, voler, s’élancer, nager, sont les gestes physiques que nous pouvons non seulement comprendre mais presque ressentir en jouant ; il suffit d’observer les postures de certains joueurs pour s’en convaincre. Or il existe un côté irrationnel, presque ridicule dans la chute d’un personnage numérique. Comment peut-il tomber dans un écran ? Un deuxième type de mouvement, sans importance propre, est restitué avec très peu de moyens : l’utilisateur peut fêter le fait d’avoir réussi un saut en bou115


geant de droite à gauche tout en restant sur place ; Mario réalise alors une sorte de danse qui illustre à nos yeux l’excitation de la joie, même si cette danse ne tient qu’en deux images. Ces deux images ne sont d’ailleurs qu’un détournement des mouvements de base du personnage. Lorsqu’il est du côté gauche il a toujours le bras levé vers la gauche et la jambe opposée étirée en bas à droite, et vice versa lorsqu’il va à droite. En allant très vite de gauche à droite on a l’impression qu’il est en train de danser. En plus des repères de la gravité, l’utilisateur a donc par ce mouvement sans enjeu l’impression de pouvoir s’approprier le corps du personnage, de lui faire interpréter quelque chose, de lui imprimer une gestuelle qui lui donne vie au-delà les pixels. L’impression tient précisément de cette sensation que quelque chose dans le cadre numérique répond à nos impulsions selon les mêmes lois que dans le cadre physique. C’est sans doute la raison pour laquelle un jeu comme celui-ci, même à son stade premier, avec un personnage de 256 pixels dont les postures tiennent en quatre images, demeure incontournable dans les jeux vidéo. On sait aujourd’hui que le succès de la Wii, console de Nintendo sortie en 2006, provient en grande partie de la manette de la console : celle-ci fonctionne avec des capteurs qui permettent de restituer les mouvements 116


du corps à l’intérieur du gameplay. Le jeu de tennis, par exemple, propose de mimer physiquement, manette en main, la gestuelle du coup de raquette. Les capteurs repèrent la direction, la vitesse et la hauteur de la frappe, et l’ensemble de chaque mouvement se retrouve ainsi simulé sur l’écran, interprété en quelque sorte sous forme de pixels. D’autres astuces ont été dévelopées pour restituer la sensation de relief au toucher. Ainsi, lors du passage d’une fenêtre à l’autre dans les menus de navigation des jeux, le bouton pressé sur la télécommande émet une légère vibration ce qui procure l’impression tactile d’une épaisseur, comme lorsqu’on feuillète. Dans ces recherches sur la restitution de l’espace, du relief ou de la vitesse, d’autres jeux associés à cet outil vont de plus en plus loin. Le jet d’une flèche dans le jeu Zelda, jeu de Nintendo sorti en 2006 dans sa version Wii, permet de simuler la profondeur sonore du parcours de la flèche, grâce à la combinaison entre le haut parleur de la télécommande Wii et les haut parleurs de la télévision : le son débute dans la télécommande et s’achève dans les haut-parleurs, ce qui permet de ressentir la profondeur et la trajectoire de la flèche. On observe des efforts continus des ingénieurs et des industriels pour transposer de plus en plus de gestes ou de sensations physiques dans les interfaces virtuelles. Or il est intéressant de noter que le plus souvent, 117


ces nouvelles gestuelles sont issues de la combinaison entre la simulation d’un geste physique et son augmentattion ou son exagération dans un environnement numérique. Elise Prieur, diplômée de L’ENSCI, a travaillé récemment sur des applications permettant d’avoir une approche plus expressive dans les interfaces de socialisation. Face au manque de nuances d’interprétation dans les chats et autres services de messagerie instantanée par rapport à la conversation orale, Elise propose un système dans lequel les touches sont sensibles au toucher. De cette façon le texte s’anime en fonction de l’intensité et la vitesse avec laquelle l’utilisateur appuie sur la touche. Si l’utilisateur appuie plus fort, le texte apparaîtra plus grand, par exemple. Cette application permet d’illustrer des émotions sans devoir passer par l’affichage d’un élément ajouté, comme les icônes aujourd’hui prévues à cet effet. Dans le même principe, l’application contient deux fenêtres qui permettent à l’utilisateur de visualiser l’interface de son interlocuteur et de l’accompagner ainsi pour naviguer ensemble dans le web. Tous ces exemples ont en commun d’intégrer des caractéristiques de la gestuelle du corps. Certains accentuent la notion de temps, d’autres de profondeur de l’espace, de gravité des corps, d’inertie des mouve118


ments, de dimensions, de vitesse. Il est clair que si la machine reproduit de façon mécanique un geste numérique identique pour chacune de nos impulsions les plus variées, alors l’interaction n’est pas perçue comme prolongeant un geste physique. C’est la restitution d’une partie des nuances d’un geste physique, telle que l’inertie du mouvement, par exemple, qui produit la sensation de passerelle entre analogique et numérique. On remarque que la plupart de ces nouvelles gestuelles existent dans le monde des jeux numériques mais ne sont pas vraiment présentes dans les SNS. Les jeux nous proposent le plus souvent une relation image-corps-langage (World of Warcraft, Second Life, Sims...) alors que les sites de socialisation mettent plutôt en avant le couple langage-image (Skype, Facebook, Forums...). Par leur interface, les jeux en réseau (habituellement appelés « massivement multi-joueurs ») entretiennent souvent la sensation d’un « rapport physique » entre les avatars, au point de pouvoir faire naître une nouvelle culture collective de référence pour ceux qui s’y adonnent. Au contraire, les interfaces des sites de relations sociales ne proposent pas ces possibilités et en restent à l’interaction d’images et de langages venus du monde analogique, entretenant davantage l’omniprésence de références culturelles propres à la société. 119


Etact, Elise Prieur, ENSCI, Les Ateliers, Novembre 2008


b. Du numérique vers l’analogique En revenant à la question de cette nouvelle fracture numérique, il est important de remarquer que les problèmes existent non seulement dans le sens du physique vers le numérique, mais également dans le passage du numérique au physique. Il y aurait ce qu’on pourrait appeler alors une fracture analogique. Lorsque l’on développe et entretient des relations par Internet dans lesquelles les corps sont absents l’un à l’autre, il en résulte souvent dans les échanges à venir une grande familiarité intellectuelle sans que les corps eux-mêmes ne soient familiers les uns des l’autres. « C’est ainsi que, à l’heure de la pause déjeuner, dans les restaurants qui bordent la place du parvis de la Défense à Paris, on peux croiser des curieux couples. Ils semblent bien se connaître, mais paraissent gênés de se regarder et de se parler. Un peu d’attention portée à leurs échanges montre que ces couples se sont rencontrés dans des espaces virtuels comme Meetic (...) le problème est qu’ils se sont tant parlés sans se voir qu’il leur paraît incongru de continuer à se raconter les mêmes choses maintenant qu’ils se voient. 121


Joueur de World of Warcraft portant le t-shirt de sa communautĂŠ


Il faudrait pouvoir se dire autre chose, mais quoi ? (...) Comment oublier tout ce qui a été dit et se rendre soudain sensible à l’imprévu d’un regard, d’un sourire, d’un frisson ? » Serge Tisseron, Virtuel, mon amour, éditions Albin Michel, 2008.

Comme l’explique Serge Tisseron, il arrive souvent aux couples qui se rencontrent sur Meetic, lorsqu’ils se donnent rendez-vous pour la première fois, de se retrouver dans des circonstances de gêne. Ces couples ont pris l’habitude de ne pas se voir, de ne rien échanger par les corps : leurs gestes témoignent de ce moment de tension entre familiarité issue du chat et découverte d’une présence inconnue. Leurs corps leurs sont aussi étrangers que ceux des inconnus qui les entourent. D’autres services apparus à la suite de Meetic, tel que Woome, proposent le même principe de rencontre et de chat mais permettent l’ajout d’une webcam. La présence des images permet certes de se familiariser avec l’apparence de l’autre, mais annule à la fois tout ce qu’il pouvait y avoir de rassurant ou d’excitant dans l’absence d’a priori des internautes. Certains joueurs de World of Warcraft portent dans la vie réelle des t-shirts personnalisés arborants le logo du jeu ainsi que leur avatar. Les joueurs qu’ils croisent dans la rue peuvent dès lors reconnaître un 123


Fenêtre de chat vidéo du l’application Woome


avatar qu’ils ont fréquenté et découvrir soudain celui qui l’incarne. Ceci est à la fois une forme de reconnaissance pour ceux qui sont très bons joueurs, mais aussi une façon de superposer sur un même corps les deux visages d’eux-mêmes, comme une sorte de lien entre notre personnage utopique et notre réalité quotidienne. Comment rendre moins brutal ce passage du virtuel au réel ? Qui se soucie de mieux prendre en charge le retour vers le corps ? N’aurions-nous pas besoin d’un passage plus progressif vers le monde physique ? Il serait peut-être utile de songer à des sas, à des étapes, dans lesquelles nous irions progressivement du virtuel à l’actuel. Dans ces différents terrains d’expérimentations le corps articulé aux interfaces numériques doit adopter des comportements nouveaux que nous commençons seulement à envisager et à comprendre. Il semblerait que chacun tente dans son coin d’apprendre à greffer les possibilités et les limites de ses échanges numériques sur les limites et les possibilités distinctes de ses échanges physiques, et inversement. Comment articuler la multiplicité démesurée de nos apparitions numériques et l’unicité tellement plus pondérée de notre présence physique ?

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2. Des visages indépendants du corps ? « Le désert, l’expérimentation sur soi même, est notre seule identité, notre chance unique pour toutes les combinaisons qui nous habitent ». Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, collection Champs essais, Editions Flammarion, 1996.

Selon Gilles Deleuze, l’expérimentation sur soi ouvrirait la possibilité de montrer la multiplicité des combinaisons qui représentent notre personne. C’est donc par le test de nos différents visages, même s’ils paraissent décalés, contradictoires, farfelus, que nous ferions vivre notre moi aussi bien par rapport à notre for intérieur que par rapport aux autres. « J’ai commencé à l’âge de 4 ans, ma mère me laissait choisir mes tenues depuis cet âge, mais elle m’habillait toujours un peu garçon, avec des pantalons..., et moi je ne voulais qu’une chose, utiliser des robes et 126


cette veste rouge... La première fois que j’ai vraiment repoussé les limites dans mes habits c’était le jour où je suis sortie habillée en lapin. J’avais voulu faire ça pendant longtemps, mais je n’osais pas, puis un jour je me suis décidée à mettre les oreilles et la petite queue en pompon. C’était difficile à cause du regard des autres, mais en même temps gratifiant car j’avais surmonté la peur de faire quelque chose que je voulais vraiment faire et dont j’avais peur à cause de ce regard extérieur. Je me souviens aussi le jour où j’ai trouvée ma consoeur. C’était à l’université, elle portait une grande fleur dans les cheveux et un petit brillant au milieu de son front ; je portais moi aussi les mêmes accessoires. Nous nous sommes vues l’une l’autre, avons éclaté de rire et sommes devenues amies : c’était le coup de foudre ! Ensemble nous nous encouragions à porter de nouvelles tenues de plus en plus folles. Notre préférée était celle des serveuses viennoises issues de la période classique. Nous l’utilisions souvent pour sortir ensemble : les jupons avec des dentelles, le grand décolleté et les nattes avec des rubans... C’est un classique ! Un soir j’ai décidé d’aller à une fête où je ne connaissais que celui dont c’était l’anniversaire. J’ai longue127


ment hésité et finalement je me suis décidée d’y aller habillée en policier. C’est une tenue que je n’avais pas encore utilisée et que j’avais envie de porter pour cette occasion, même si je ne connaissais personne. Ce fut une nuit très difficile. A ma grande surprise il n’y avait que des hommes et personne ne s’attendait à voir des invités déguisés. J’ai pris sur moi et avec la tête bien haute je me suis permis de fouiller les papiers de certains invités. Sophie avait aussi essayé de s’habiller comme un policier à une autre occasion. Elle avait trouvé un caleçon serré en tissu brillant avec un corset noir ou bleu marine. En la voyant, les gens lui ont dit: « Sophie, tu t’es habillée en poisson ce soir ? ». Je la vois encore me lancer des regards désespérés en me demandant sans cesse : « J’ai l’air d’un poisson ? J’ai l’air d’un poisson ? » C’est une de mes motivations, jouer plusieurs personnalités, parfois je suis étudiante, d’autres fois je travaille au laboratoire, parfois, je suis avec des amis, sportive ou encore dans un défilé de mode. Je ne me définis pas comme une personne toujours identique, il existe tout un ensemble de facettes qui définissent ma personnalité. Plus je deviens âgée et plus j’ose pousser les limites de mes tenues, c’est une question d’entraînement et aussi de confiance en soi. En faisant du mannequinage, j’ai appris à relativiser entre ce que 128


l’on porte et ce que l’on est. Parfois je dois porter des tenues de couturiers que je n’aime pas, et ce n’est pas parce que je dois porter leurs habits ridicules que je dois me sentir en dehors de moi-même. J’aime jouer avec toutes ces facettes, les mélanger. Je ne suis pas victime de ces costumes, un jour je peux en utiliser des très recherchés, d’autres jours je sortirais en tenue de sport. Je teste et je sens les différentes réponses, ensuite je définis mes limites. En m’exposant moi-même je me mets dans une sorte d’expérience sociale. Mes relations à long terme ne dépendent en aucun cas de ce comportement, au contraire, le fait de ne pas avoir peur de me déguiser quotidiennement renforce mes relations dans la mesure où ceux qui me connaissent n’ont pas peur de se montrer à mes côtés (même dans les pires parures !). J’adore les tenues, j’adore m’imaginer dans des nouveaux mondes alors que je suis au quotidien : plus anciens, futuristes, d’autres peaux. Mon but et de sentir le regard de celui qui verrait un personnage sortir d’un conte, comme le lapin d’Alice au Pays des Merveilles. » Témoignages de Filiz, Vienne, Autriche 2009

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Filiz utilise des tenues surprenantes au quotidien. Celles-ci lui donnent la possibilité de créer par l’habit un avatar différent chaque jour. Elle ne se déguise pas, elle ne se cache pas derrière chaque tenue, elle se sert plutôt de son corps comme d’un terrain d’expérimentation qui lui permet de tester différentes apparences, comme le font les usagers des SNS ou les joueurs en réseau avec leurs avatars qu’ils choisissent plus ou moins différents d’eux-mêmes. Ces tenues semblent être les différents avatars qu’elle aurait pu avoir dans le monde numérique mais qu’elle a décidé de porter sur elle-même. Si Filiz n’a pas peur d’incarner visuellement des nouveaux personnages, ces différentes tenues semblent pourtant agir comme si elles étaient dissociées de sa parole. Alors qu’elle pourrait changer radicalement d’attitude et chercher à incarner les différents personnages qu’elle représente avec son corps, elle reste toujours la même indépendamment de l’image qu’elle projette par ses tenues. Elle sait qu’elle se retrouve dans des confrontations qui peuvent lui apporter des problèmes vis à vis du regard de l’autre, mais c’est par le biais même de ces situtations qu’elle veut faire naître un type de relation comparable à ceux que recherchent César et Clotilde. Dans la mesure où elle a toujours le même comportement, indépendamment du « visage » qu’elle porte, sa stratégie consiste plutôt à dissocier son image (ce que les autres perçoivent visuellement d’elle) et ce qu’elle est vrai130


ment. Cette stratégie est-elle une façon de se réserver une apparence pour les plus intimes ? On dirait surtout qu’elle cherche à créer une situation de tension par son apparence, en attendant d’être reconnue audelà de celle-ci. En dehors de la force de volonté de Filiz pour s’habiller en lapin et sortir en plein jour, on peut surtout retenir sa volonté de dissocier son image d’elle-même, ainsi que sa persévérance pour ne pas se laisser abattre par le regard que l’autre puisse avoir contre elle. Mais au travers du témoignage de Filiz, il semble bien qu’en réalité les relations à moyen et long terme ne soient pas modifiées. Seule la nature des premiers échanges est différente. Est-ce là, sans doute, que le web peut apporter une nouvelle souplesse dans les relations ? La plupart des gens n’oseront pas se montrer comme Filiz mais feront certainement plus volontier des expérimentations semblables dans le monde numérique. A défaut de ne pas savoir (ou pouvoir dans certains cas) se dissocier de son visage corporel, le monde numérique ouvre la porte vers des visages multiples et donc vers des relations autrement amorcées que celles du quotidien.

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« Je vais vous expliquer comment commence ma journée pour mettre à jour ma vie sur Internet. J’ouvre en général flock (social web browser). D’abord je vérifie que mes tranfers de P2P (pear-to-pear) fonctionnent, aujourd’hui ils sont bloqués... je ne sais pas ce qu’il se passe... J’ouvre une fenêtre de flock, ou de n’importe quel navigateur, et là j’ai un dossier avec toutes les URL qui sont déjà enregistrées. En général je regarde d’abord mes mails, je vois que l’on me demande d’expliquer ma journée en video, c’est ce que je suis en train de faire ; ensuite je devais transférer de l’argent. Ensuite je regarde mon agenda Gmail : aujourd’hui je suis à l’école, un ami revient de voyage, le secrétaire n’est pas là... Demain c’est l’anniversaire d’une amie... Ensuite je regarde ce qui se passe sur Facebook. Mon pote Pierre a posté une vidéo sur Youtube qu’il a dû aimer. Tiens ! Jean-Christophe revient aux Arts Décoratifs ! Ensuite je vois une notification de Soumik sur une image que j’ai posté : j’avais écris une connerie en japonais, il ne comprends pas, alors il faut que lui traduise... je vais faire ça après. En général, lorsque je me connecte sur Facebook, je dis ce que je fais (dans la fenêtre placée à ce propos). Là j’écris une connerie, encore une. J’ai aussi des choses à faire en ville, alors je me connecte aussi sur Google Maps, pour repérer où me déplacer dans la ville, je cherche le plan de Londres, là où je suis ; après je peux taper 132


une adresse et aller quelque part. Par exemple si je veux aller à plusieurs endroits, il va me donner le chemin, comme ça je prévois ma journée. Sinon j’administre aussi des groupes sur Linked in, ah je fais aussi la même chose sur Facebook - mais sur Linked in, par exemple, je vois que j’ai une demande pour rentrer dans le groupe de Paris. Je rentre mon identifiant et je vais chercher mon mot de passe dans mon ordinateur, j’ai un petit dossier avec mes mots de passe par ici. Donc pour Linked in Paris j’ai un petit texte pour souhaiter la bienvenue aux gens. Bon pour lui ce n’est pas la peine que je l’accepte comme ami, il apparaît déjà comme mon ami. Il y a aussi quelqu’un pour le groupe des gens de Tokyo, alors je vais chercher le texte de bienvenue. Alors lui je ne le connais pas, donc j’ouvre son profil, je fais un copier-coller de son e-mail, ce qui me permet de lui envoyer une requête de contact, pour que je puisse l’intégrer dans mon carnet d’adresses. Je vois qu’il est consultant, sustainable environment, intéressant, agronomie... très intéréssant... - ah ! j’ai reçu un mail ! Pour un rendez-vous - Bon il m’intéresse, je vais le mettre dans mon network : je copie son adresse et je joins dans le mail le texte de bienvenue. Hop ! bienvenue au groupe de Tokyo. Et donc là, j’approuve sa requête et j’ai donc fini de mettre à jour. Tous les gens qui devraient être dans mes groupes y sont. 133


Ah, il y a deux nouvelles personnes de Saint Martin’s (encore un des groupes), une je l’ai déjà contactée, et l’autre je vais la contacter. Pour les trucs de tous les jours c’est fait. Ce que je fais aussi c’est que pour éviter d’avoir à taper à chaque fois sur Facebook et sur les autres services (parce que j’utilise d’autres services, comme Twitter, pour se tenir au courrant ou Doppler pour situer géographiquement les amis partout dans le monde) c’est que j’utilise un petit outil de texte qui s’appelle Moodblast qui poste directement sur Skype, Ichat, Adium, Facebook et sur Twitter : c’est du micro blogging. Donc au lieu de faire cinq entrées, j’en fait juste une seule. J’écris un texte et je valide, et normalement il y a un petit message qui me dit que ça a été posté sur Facebook, ça a été posté sur machin, ça a été posté sur truc... Donc ça c’est bon. Après, ce que je fais aussi c’est que souvent je dois poster des vidéos pour mon travail. Pour les poster en général, je les poste sur plusieurs endroits comme Youtube, mais aussi d’autres (car Youtube c’est américain et parfois c’est moins perçu en Europe, en plus je me suis déjà fait rejeter des vidéos par eux). Donc je poste aussi sur Daily Motion, qui est un service d’origine française, sur Viméo, qui est un service Anglais, sur Se134


ven Load, qui est Allemand et sur Facebook vidéo, parce que c’est bien pratique et puis ça permet de montrer socialement le travail. Pour ce qui est des images, je les poste en général dans deux endroits différents: sur Flickr, (mais je poste aussi des vidéos parfois, sur Flickr) et sur Facebook. Ce que je dois faire aussi c’est le blog. J’ai plusieurs blogs dont je dois m’occuper: il y a le mien en priorité. C’est le blog hébergé dans mon site. Ensuite je suis payé pour m’occuper du blog NetworcRCA. Je blogue des articles et j’ai aussi une page de profil comme dans Facebook, où les gens m’écrivent et j’ai aussi un flux rss de mon blog. Je peux suivre un peu ce que font les autres et je peux aussi chater. Par habitude, je vérifie aussi mes statistiques, le nombre des connexions, mais aussi je peux vérifier plus en détail. Je peux voir les gens qui se sont connectés réçemment, par quelles sources ils sont venus, quels mots-clés ils ont utilisés, les types de navigateurs, les systèmes d’exploitation, les langues qu’ils parlent, combien de personnes regardent mon site par jour, par heure et le nombre de kilobytes qu’ils téléchargent.

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J’utilise aussi un autre outil qui s’appelle Analytics, que j’utilise moins, pour voir l’ensemble des visiteurs, l’ensemble des références... » Cesar Harada « 10min24sec »

César cultive plusieurs identités virtuelles qu’il organise en fonction de ses rapports avec les autres. Le travail, les cercles d’amis, les études, les recherches artistiques, tout semble maîtrisé. On peut rapprocher son attitude dans le monde numérique de celle de Filiz dans le monde analogique : elle joue avec les tenues pour proposer différentes vitrines d’elle-même, passant librement de l’une à l’autre ; il fait de même avec ses différentes identités virtuelles. La comparaison s’arrête cependant là, car les possibilités offertes à César sont bien différentes de celle de Filiz. Cette dernière reste en effet toujours limitée en dernier ressort par la présence de son corps, sous la tenue. Par ailleurs elle énonce elle-même que la variation des tenues n’affecte en rien sa personnalité : habillée en policière ou en servante autrichienne, elle conserve, dit-elle, le même comportement, elle reste la même. A sa différence, César peut décider de la proximité qu’il aura avec chacun de ses avatars virtuels. Certains pourront vraiment lui ressembler, d’autres pourront n’être le support que de certaines dimensions de 136


sa personnalité, voir être juste la voix portant certaines de ses convictions (comme le personnage Sleeping Olympic) ; d’autres enfin pourront n’avoir aucun rapport avec son soi physique et n’être qu’un lieu d’expérimentation, de jeu (comme son avatar sur Second Life). Ce jeu des différents visages montre chez César l’envie de faire vivre toutes les parties de soi. Cependant, son comportement de dissociation fragmenté, semble relever essentiellement d’une volonté de maîtrise de sa visibilité, plutôt que d’un désir d’expérimentation tel que l’on trouve chez Filiz. César paraît satisfait de la maîtrise qu’il a de ses différents visages, les multipliant et les dissociant en fonction des situations. Par contre, dans ces pratiques, cette attitude ne nous dévoile pas vraiment des relations d’un nouvel ordre. Ce que Filiz et César incarnent, sans pour autant le réussir complètement, c’est ce désir de l’individu d’expérimenter l’expérience de la multiplicité par de nouvelles pratiques : multiplicité des tenues dans le monde analogique, multiplicité des avatars dans le monde numérique. Il ne s’agit plus du tout ici de relier corps et activités. Leurs pratiques, bien au contraire, relèvent d’un désir d’oublier le corps, en entrant dans un jeu qui le relègue au second plan. Tous les deux profitent en effet de ce que leurs nouvelles apparences soient dissociées de leur corps : pour Filiz le jeu va plutôt vers ce que l’on ajoute, à la façon dont on le pare. Pour 137


César le jeu peut aller beaucoup plus loin : rien dans le monde numérique ne l’oblige jamais à rendre compte de sa réalité corporelle. Relier notre apparence à notre corps, ou au contraire chercher à l’en détacher : les deux démarches répondent à des désirs profonds mais également profondément différents. Dans les deux cas il est évident qu’il existe des failles qui ne permettent pas à ces désirs d’aboutir. Pour l’un, le corps freine, pour l’autre le désir de maîtrise prend le dessus. C’est ici que l’on peut se demander comment donner place avec plus de souplesse à ces nouvelles possibilités démultipliées de partage du soi. Que l’on souhaite recréer virtuellement une relation semblable à celle que nous connaissions (voire connaîtrions) dans la vie physique, ou que l’on désire plutôt s’offrir des visages inédits, il est nécessaire de mieux comprendre l’ensemble des visages montrés ainsi que les relations qui se nouent entre eux. C’est par cette compréhension qu’il serait possible d’ouvrir la porte vers des nouvelles relations numériques, qu’elles soient complètement ou partiellement détachées du corps.

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Conclusion Aujourd’hui nous n’avons plus un seul visage, aussi changeant soit-il, mais plusieurs visages aux vies et aux relations parfois contradictoires. Parce que nous avons un corps le degré zéro de l’affirmation de soi n’existe pas. A travers l’exposition ou la dissimulation de nos singularités nous interagissons avec les autres et avec nous-mêmes. Avec ou sans uniforme imposé, la plupart d’entre nous cherche d’ailleurs à aller audelà des images et des tenues standards, afin de révéler quelque chose qui lui est propre. Les possibilités d’interactions qu’offrent les réseaux numériques, audelà de l’échelle du corps et hors même de la présence du visage, sont-elles dès lors une porte ouverte sur un


monde nouveau ? Confortablement installés derrière notre écran, sommes-nous protégés par une sorte de voile parfait qui dissimulerait ce que nous souhaitons cacher et donnerait à voir ce que nous désirons mettre en avant ? Finalement, qu’elles soient analogiques ou numériques, ces différentes stratégies de mise en avant et parfois de mise en retrait de nos particularités ont toujours pour horizon l’apparition de relations. Et pour que ces dernières se développent et s’approfondissent, il semble que les individus doivent accepter, tôt ou tard, de partager leurs qualités comme certains de leurs défauts, autant face à eux-mêmes que face à l’autre ou au groupe. La question est donc de savoir dans quelle mesure les réseaux numériques peuvent former un cadre opportun pour établir des relations radicalement neuves, sans commune mesure avec les relations analogiques : plus libres, plus ouvertes, plus diversifiées... Certes il existait déjà de nombreuses relations s’appuyant sur des supports extérieurs au corps de ce type mais dans des contextes circosncrits ; par exemple l’écrivain et son lecteur, ou le peintre et l’observateur de la toile, s’apprenaient à partager un imaginaire à travers l’écrit ou l’image. Mais il s’agit aujourd’hui d’échanges multiples où chacun a la possibilité d’enfiler en direct, sur son visage et son langage, les mille facettes de la culture qui l’entoure. Mais la greffe ne prend pas facilement pour tout le 140


monde et les rejets sont nombreux. La fracture numérique est plurielle et nous demande d’apprendre à reconnaître les avantages et les faiblesses de chacun de ces visages et se poser la question de leur articulation. D’une part nous sommes loin d’une maîtrise de ce qui est donné à voir à l’autre : ce que nous souhaitions dissimuler se trouve parfois malencontreusement découvert, et inversement. D’autre part l’ombre de la réalité analogique plane sur ces relations numériques que nous avions souhaitées libérées de nos carcans habituels. Le passage dans le monde numérique nous libère du poids du corps mais ne supprime pas pour autant tous les déterminismes. Qu’on le veuille ou non, les divisions sociales demeurent : on rencontre et on discute d’abord avec des gens de son milieu, de son niveau d’éducation, de son capital économique, sur internet comme ailleurs. Les visages que chacun enfile trahissent les spécificités de son histoire sociale : références culturelles, centres d’intérêt, niveau de langue… Se pose alors la question de la dialectique qui peut s’établir entre vie analogique et vie numérique. Relativement à cette question, on observe aujourd’hui deux grandes tendances sur le web. L’une consiste à dissocier nos identités, les démultiplier et les alimenter telles des fenêtres séparées vers nos mondes utopiques. L’autre au contraire consiste à faire du mi141


lieu numérique un miroir que l’on promène le long de notre cheminement dans le monde, en cherchant à reproduire numériquement ce qu’on connaît déjà analogiquement. Est-ce par habitude ou par nécessité que nous cherchons souvent dans un premier temps à recréer dans un cadre numérique des échanges propres au monde physique ? Plutôt que de céder à la fascination que suscite l’idée d’une vie purement numérique, il faut sans doute apprendre à nos deux corps (numérique et physique) à trouver une harmonie. Celle-ci ne s’établira que si l’une et l’autre peuvent dialoguer ensemble, et que si nous conservons à l’esprit ce qui les sépare irréductiblement. Ne s’agirait-il pas alors de devenir un bon acteur de soi-même ? D’instaurer plusieurs comportements tantôt semblables à notre image quotidienne, tantôt se dissociant et devenant des personnages à part entière ? En ce point, le designer ne peut que se sentir appelé à contribuer à l’enrichissement de ces différents dialogues. Faut-il alors développer des services qui servent de passerelles entre réel et virtuel afin d’éviter un retour trop brutal de l’utilisateur ? Ou, à l’heure où les individus multiplient les identités numériques, ne faut-il pas s’orienter vers une autre direction, celle de la construction d’un corps (corporation) numérique constitué, autrement libre et déterminé que notre corps physique? 142


Dans le monde analogique, nous avons tous un point d’ancrage ontologique évident : notre corps. C’est par lui que nous naviguons, d’une situation sociale à une autre, d’un groupe à l’autre, d’un rôle à l’autre. C’est ce corps qui porte, tout en restant toujours le même, notre multiplicité. Un tel point d’ancrage ontologique fait aujourd’hui défaut dans le monde numérique. Nous faisons des incursions dans différents univers, possédons diverses identités, cultivons diverses utopies ; mais nous ne possédons pas de foyer d’où embrasser cette diversité. Il ne s’agit pas bien sûr de recréer un corps unique numérique, qui serait le pendant du corps analogique. Non, il s’agit plutôt de créer une interface qui permette à l’individu de se réunifier, de pouvoir mieux comprendre et gérer sa multiplicité numérique, afin d’éviter de tomber dans les malentendus, voire dans un mal-être numériques.

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Bibliographie Livres - Les dessous de l’uniforme, L’uniformisation des signes distinctifs, Béatrice Sebe, Ensci, les ateliers, 2002 - Mot de passe, Jean Baudrillard, collection le livre de poche, éditions Biblio essais, 2004 - De la simplicité, John Maeda, collection Payot grand format, éditions Payot, 2007 - Virtuel, mon amour, Serge Tisseron, éditions Albin Michel, 2008 - Comment l’esprit vient aux objets, Serge Tisseron, éditions Albin Michel,1999


- La mise en scène de la vie quotidienne- 1. la présentation de soi, Erving Goffman, collection le sens commun, Les éditions de minuit, 1973 - La mise en scène de la vie quotidienne- 2. les relations en public, Erving Goffman, collection le sens commun, Les éditions de minuit, 1973 - La métamorphose, Franz Kafka, collection Folio, éditions Gallimard, 2000 Dialogues, Gilles Deleuze et Claire Parnet, collection Champs essais, Editions Flammarion, 1996

Radio - Utopies et hétérotopyes, Michel Foucault. Extrait de deux conférences radiophoniques diffusées sur France Culture les 7 et 21 décembre 1966 dans l’émission « Culture Française » de Robert Valette

Video - The Machine is Us/ing Us, Michael Wesch, Kansas University. www.youtube.com, 2007 - Information R/evolution, Michael Wesch, Kansas University. www.youtube.com, 2007 - A Vision of Students Today, Michael Wesch, Kansas University. www.youtube.com, 2007 145


Web - Social network sites : my definition, Dana Boyd. www. danah.org, 2006 - Taken Out of Context : American Teen Sociality in Networked Publics, Dana Boyd. www.danah.org, 2008 - Sociable Technology and Democracy, Dana Boyd. www. danah.org, 2005 - Cartographie de l’identité numérique : présence, sociabilité et visibilité en ligne, Jean-François Ruiz. www.webdeux. info, 2008 - Sentiment d’appartenance, Université pour l’impulsion du Québec. www.uquebec.ca - Friending, Ancient or Otherwise, Alex Wright. www. nytimes.com, 2007 - Quand les réseaux sociaux nous ramènent aux rites tribaux, Jean-Marc Manach. www.internetactu.net, 2008 - Le design de la visibilité : un essai de typologie du web 2.0, Dominique Cardon. www.internetactu.net, 2008 - Ecritures d’Internet : phénomène littéraire global, Pierre Mounier. Homo Numéricus, Technologies Numérieques & Société. www.homo-numericus.net, 2004 - Imagined Communities: Awareness, Information Sharing, and Privacy on the Facebook. Acquisti, Alessandro et Ralph Gross. In P. Golle & G. Danezis (Eds.), Proceedings of 6th Workshop on Privacy Enhancing Technologies (pp. 146


-

36-58). Cambridge, U.K: Robinson College. www. petworkshop.org, 2006 Le « je » est une marque, Identités Actives. www.identitesactives.net, 2008 Réseaux sociaux, Olivier Ertzscheid. www.affordance. typepad.com, 2008 Qu’est-ce que l’identité numérique ?, Frédéric Cavazza. www.fredcavazza.net, 2006 Ambient Interruption, David Armano. www.darmano. typepad.com, 2008 Le faux profil d’Alain Juppé sur Facebook, des détails !, Burd. www.ed-productions.com, 2007 Les réseaux sociaux ne jouent pas l’ouverture, Catherine Maussion. www.ecrans.fr, 2008

- http://del.icio.us.com/mendezmarten/memoire

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Remerciements Cédric De Veigy Lucas Dumon Tous les témoins Thomas Villemonteix Justine Andrieu Marie Aurore Stiker-Métral Florence Dumon Juliette et Léonie


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