Antée au Sénégal

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Vu par Matthieu Chazal (Photographe & Rédacteur)

Les arènes de l'honneur et de la gloire Au Sénégal, la lutte est le sport roi, plus populaire que le football. Dans les campagnes, les jeunes hommes, à qui les dieux ont donné force et courage, pratiquent la lutte traditionnelle. Ils s'affrontent lors de tournois nocturnes pour asseoir l'honneur de leur clan.

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Aux premières lueurs du jour, à Mar Lodj, village catho- Vêtus du mbap, pagne noué autour de la taille, affublés lique perdu sur les méandres du fleuve Saloum, au sud de nombreux gris-gris (amulettes), une vingtaine de lutde Dakar, se réunissent les lutteurs du village. L'entraî- teurs entrent à leur tour dans les arènes. Les lutteurs nement commence : deux par deux, les lutteurs, arc- restent silencieux, seuls leurs corps s'expriment, réponboutés, se font face. Les corps "des élancés au tronc de dant aux chœurs des femmes et aux chants des tambasalte", comme les appelait le poète-président Léopold tams, par une chorégraphie virile et désordonnée. Puis Sédar Senghor, se plient et s'entrechoquent en une sé- commence une parade mystique mystérieuse et très corie de mouvements gracieux. Les entraînements de lutte difiée. Posant un genou au sol, les lutteurs plantent une sont ici un rituel immuable qui se déroule huit mois par corne d’antilope dans le sable et prennent une poignée an. Le reste du temps est réservé aux récoltes, tâche à qu’ils bénissent. Ils invoquent les dieux et s'aspergent laquelle personne n'échappe en territoire sérère (peuple d'élixirs magiques qui éloignent les maléfices et leur agricole du centre du Sénégal), pas même les glorieux donnent la puissance. Sonne l’heure du défi. Au cœur de l'arène, plusieurs lutteurs. La lutte traditionnelle sénégalaise est une pratique sé- joutes ont lieu en même temps. Pas de frappe en terres culaire très importante chez l'ethnie Sérère ; si bien que sérères, juste des prises et des clefs. En un ballet musclé, l'organisation d'un tournoi, durant lequel s'affrontent les corps ondulent dans la lumière voilée des ampoules 25 watts qui dansent les lutteurs des alentours, moau-dessus de l’arène. bilise tous les habitants d'un Encouragé par son clan village autour de leurs cham« Jadis, la lutte était une alternaet sublimé par son atpions. Les femmes préparent tive à la guerre : les chefs de tritirail mystique, Aliou, les chants qui accompagneront bus envoyaient leurs champions le champion de Mar les athlètes dans les arènes tanrespectifs s'affronter, évitant Lodj, terrasse un à un dis que les marabouts convotous ses adversaires, quent les forces surnaturelles ainsi le fracas des armes » jusqu'au combat fipour leur assurer la victoire. Abdou Wahid Kane, sociologue du sport nal où il triomphe. La Le prochain tournoi se déroule récompense pour le dans les arènes de Mar Fafaco, champion : un zébu, village voisin de Mar Lodj et rival musulman. Menés par leur mbir (champion) Aliou quelques sacs de ciment et surtout l'honneur d'être le Konté, les lutteurs de Mar Lodj doivent y briller et dé- héros de son village. Le tournoi se termine. Les tam-tams se taisent, les vilfendre vaillamment l'honneur du village. lageois se dispersent. Cette nuit, alors que le mbir de Mar Lodj revit sa victoire, il songe aussi à conquérir les arènes de la capitale. À Dakar, un champion n'acquière pas seulement les honneurs et un zébu, mais des milLes tam-tams grondent. Les arènes de Mar Fafaco lions de francs CFA, plus qu'Aliou ne pourrait en gagner sont pleines. Les femmes, dans leurs plus belles durant une carrière de lutteur traditionnel. parures colorées, y font une entrée remarquée. Aux premières loges, à côté des griots-musiciens, sont installés les "anciens", qui jadis luttèrent ; derrière, les garçons miment les gestes de leurs héros tandis que les adolescentes, lèvres pincées, fantasment l’époux puissant et valeureux. Comment résister devant de tels hommes, demi-dieux immenses, forts et beaux, et dont les exploits sont loués par les femmes mûres :

Le chœur des femmes

« Le chœur de lutte Oh ! La danse finale des jeunes hommes, Buste penché élancé, Et le pur cri d’amour des femmes ! » (Léopold Sédar Senghor, Joal, « Poésies ») « Attrape l'adversaire comme le fauve sa proie Va à l'assaut et chevauche l'adversaire Que tu auras couché au sol Sois le champion qui terrasse et étreint. » (Poème traditionnel) La lutte traditionnelle sénégalaise est une pratique ancestrale qui célèbre dans les zones rurales la beauté des corps et la grâce du geste (52)

Entouré de ses compagnons d'entraînement, le jeune champion Balla Gaye 2 entre dans les arènes en pratiquant le bakk, cérémonie mystique qui précède le combat (53)


L'Ecurie Balla Gaye compte une vingtaine de lutteurs professionnels. Beaucoup de jeunes garçons rêvent de suivre les traces des champions, véritable idoles du quartier

Les lutteurs de l'Ecurie Balla Gaye se réunissent dans le gymnase du quartier de Guédiawaye, prêté par les pompiers, pour de longues séances de musculation et de boxe

Dakar, promesses de richesses On raconte que c'est dans les années 1920, durant l'époque coloniale, qu'un Français propriétaire d'un cinéma aurait organisé les premiers combats de lutte dans l'une de ses salles. Avec des entrées payantes, les combattants recevaient une rémunération, fût-elle symbolique, pour se battre. Puis, pour apporter plus de spectacle au combat et donc plus de profit, la lutte se combina avec de la boxe à poings nus. Dans les années 1970, les règles de cette nouvelle discipline ont été établies et ce sport devint populaire principalement dans les zones urbaines. En 1995, Mohamed Ndaw, un lutteur colossal plus connu sous le nom de Tyson (surnom qu'il a emprunté au boxeur légendaire) , fit une entrée fracassante dans les arènes sénégalaises. Habillé du drapeau américain, déclamant sa poésie sous forme de rap, il amena les médias, les sponsors et la jeunesse des villes à s'intéresser à la lutte. En 2006, Tyson affrontait dans un stade de Dakar, devant 35 000 spectateurs, une autre étoile de la lutte : Yékini. Le combat, retransmis en direct à la télévision, attribuait 80 millions de francs CFA (120

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« Plus beau que Dieu » 000 euros) au vainqueur. Depuis lors, les rois de la lutte incarnent au Sénégal un nouveau modèle de réussite. À Guédiawaye, un quartier populaire de Dakar, Balla Gaye, ancien lutteur, a formé une écurie de lutte avec frappe, composée de 20 athlètes, et menée par Omar Sakho, alias Balla Gaye 2. Avec ses 1,92 m et ses 120 kilos, Sakho, 23 ans, est déjà l'idole de tout le quartier. Chaque matin, les membres de l'équipe passent plusieurs heures à soulever de la fonte dans le gymnase de la caserne des pompiers du quartier, avec une séance de boxe pour Balla Gaye 2. Le lutteur est maintenant un frappeur : les coups de poings sont autorisés et les combattants ne disposent d'aucune protection, ni gant, ni protège-dents. Le deuxième entraînement de la journée se déroule dans l'arrière-cour d'une école du quartier. Il s'articule surtout autour de Balla Gaye 2, qui prépare un combat dans les arènes de la capitale. Il affronte un par un tous les lutteurs de l'écurie, ses sparring-partners personnels. Peu d'espoir de gloire et de richesse pour les lutteurs de second-plan ; au mieux peuvent-ils espérer être remarqués par des promoteurs pour des combats

Le jour du combat de Balla Gaye 2, les arènes Iba Mar Diop de Dakar sont bondées : 4 000 spectateurs en furie s'y sont installés ainsi que le vacarme titanesque des tam-tams et des chants. Flanqué des partenaires de son écurie, Balla Gaye 2, en transe, fait son entrée dans l'arène pour débuter le bakk. Contrairement à ce qui se passe en brousse où la cérémonie qui précède le combat célèbre la beauté des corps et la noblesse du combat, en ville, le bakk est un spectacle durant lequel chaque combattant affiche sa fierté et sa confiance. Après les indispensables rituels mystiques, incantations et lavements magiques, le combat peut commencer. Au coup de sifflet de l'arbitre, Balla Gaye 2 bondit sur son adversaire. Les combattants s'assènent d'abord quelques coups au visage. Rapidement, le combat évolue au corps à corps. Les lutteurs cherchent alors une prise qui amènerait l'adversaire au sol ; encore quelques coups, une clef bien exécutée ; et puis le terrassement. Le combat est bref, une poignée de minutes. Balla Gaye 2 remporte le douzième combat de sa jeune carrière. Après chaque opposition, les réactions sont tou-

jours excessives et exubérantes : la parade glorieuse du vainqueur qui exulte autour des arènes contraste avec la détresse du vaincu qui se faufile honteusement vers la sortie. « Les dieux étaient avec Balla Gaye 2 », peut-on lire dans les journaux au lendemain du combat. La dimension mystique, le chant des femmes et les incantations des marabouts restent des ingrédients essentiels dans cette pratique devenue professionnelle. Preuves que la lutte avec frappe garde un lien avec sa forme traditionnelle. La saison de lutte professionnelle se termine en août. Les corps doivent se reposer. En brousse, la saison des pluies annonce les travaux des champs. La saison de lutte reprendra après le ramadan à Dakar la musulmane et après les récoltes à Mar Lodj la catholique.

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La lutte traditionnelle se pratique principalement dans les régions du Sine-Saloum, dans le Centre-Ouest du pays et en Casamance, au Sud-Ouest. Elle se pratique traditionnellement à la fin de la saison des pluies (qui s'étire de juin à octobre) mais des tournois sont organisés tout au long de l'année, principalement en automne et en hiver. Les combats de lutte "avec frappe" sont organisés dans le cadre d'un championnat, géré par le Comité de gestion de la lutte (CNG). Il se déroule de l'automne jusqu'en août de l'année suivante. Les combats se déroulent chaque week-end à Dakar dans les arènes Iba Mar Diop et Demba Diop, ainsi que dans le stade Léopold Sédar Senghor qui accueille chaque année au début du mois de janvier une grande rencontre de lutte. Des combats sont également organisés dans toutes les grandes villes du Sénégal : Saint-Louis, Mbour,

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Kaoloack, Ziguinchor... Les lutteurs sont regroupés dans des écuries, ou écoles de lutte. Les plus illustres sont les écuries Mbolo et Bull Falé, à Pikine, l'écurie de Fass, l'écurie Balla Gaye, à Guédiawaye, toutes situées dans des quartiers populaires de Dakar, ainsi que l'écurie de Mbour, ville située sur la Petite Côte. Les grands champions de la discipline ont été Mame Gorgui Ndiaye, dans les années 60, puis Robert Diouf et Double Less (père de Balla Gaye 2) dans les années 70 et 80. Le champion incontesté des années 1990 est Tyson, qui a régné sur les arènes sénégalaises jusqu'aux débuts des années 2000. Les deux nouveaux rois de la discipline sont Bombardier et surtout Yekini, champion poids lourd invaincu. La génération montante est représentée par Balla Gaye 2 et Modou Lô, qui devraient s'affronter cet automne.

GUIDE PRATIQUE :

Interview

d’Abdou Wahid Kane sociologue du sport et enseignant à l'Institut national supérieur de l'éducation physique et sportive de Dakar. Quelles sont les origines de la lutte sénégalaise ? La lutte a des origines guerrières. Jadis, la lutte était une alternative à la guerre : les chefs de tribus envoyaient leurs champions respectifs s'affronter, évitant ainsi le fracas des armes. Chez les différentes ethnies qui composent la nation sénégalaise, la lutte est toujours pratiquée pour célébrer la fin des récoltes, surtout chez les Sérères, les Diolas et les Mandingues. D'un point de vue mythologique, la tradition sérère raconte que la lutte est née de la rencontre entre un berger et un génie nain. Cet être magique aurait appris au berger les techniques de lutte en combattant avec lui.

Quelle est l'importance de la préparation mystique ? Dans la lutte traditionnelle comme dans la lutte avec frappe, la préparation mystique est primordiale. L'issue du combat est déterminée par l'état mental de l'athlète. Savoir que les marabouts ont invoqué les forces surnaturelles donnent aux lutteurs une motivation supplémentaire. C'est l'équivalent de la préparation psychologique en Occident, avec un peu plus de folklore !

A Dakar, la lutte se pratique en divers endroits. Demandez à un chauffeur de taxi, il connaîtra forcement :

Comment s'y rendre :

Stade Iba Mar Diop : rue M'baye Worre, quartier Médina Stade Demba Diop : avenue Bourguiba, quartier Liberté Stade Sédar Senghor : route de l'aéroport, quartier Grand Médina MAR LODJ, SINE SALOUM Se rendre à Mar Lodj (ou Mar Lothie) : depuis Dakar, 3 heures de route pour le village de N'Dangane. De là, prendre une pirogue depuis un embarcadère pour l'île de Mar Lodj. Plusieurs hôtels et campements sur la plage : Bazouk du Saloum - (00221) 33 957 49 90 - www.bazoukdusaloum.com Hakuna Matata - (00221) 77 637 24 73 - www.hakuna.matat.free.fr Nouvelle vague - (00221) 775 66 26 48 - (00221) 771 49 86 30

Quelle est la spécificité de la lutte avec frappe ? La lutte avec frappe est un sport qui n'existe qu'au Sénégal. C'est notre sport national pour deux raisons : parce qu'il est le sport le plus populaire, encore plus que le football, mais surtout parce que cette discipline est proprement sénégalaise, elle n'a pas été importée par les colons. La lutte avec frappe s'est développée, s'est dotée de règles et d'infrastructures propres sans l'influence française. En haut : Balla Gaye 2 (au centre à gauche) et Pape Konaté (à droite) sont les deux leaders musculeux de l'Ecurie Balla Gaye Ci-dessus : Durant un tournoi de lutte nocturne à Mar Fafaco, l'entrée des lutteurs dans les arènes est un spectacle théâtral et impressionnant (56)

A Mar Lodj, les lutteurs se réunissent sur la plage au lever et au coucher du soleil pour des séances d'entraînement. Les "élancés au tronc de basalte", comme les appelait l'ancien président et poète Léoplod Sédar Senghor, s'affrontent en un corps à corps musclé et élégant.

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Arenas of honour and glory

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In Senegal, like in all Western Africa, wrestling is the national sport, more popular than football. On the countryside, young men, whose gods gave them strength and beauty, practice traditional wrestling. They meet in nocturnal tournaments to bring honour to their village. A hundred miles away, in poor districts of Dakar, young wrestlers practice a more violent form of this sport: wrestling combined with bare-fist boxing. These days, spectators, media and money are united in the capital’s arenas where urban wrestlers no longer fight for honour, but rather for money and glory. Similar to Greco-Roman style, Senegalese traditional wrestling is a huge secular phenomenon in the Serere area. A tournament mobilises the entire village. The event combines sport with poetry, songs and drumbeats. Women prepare songs to encourage the wrestlers, the shamans call on the spirits to ensure victory for their wards, and the elders give sage advice. Left to the wrestlers is the physical preparation and actual combat. Dakar is the city where traditional wrestling has been transformed. It is said that in the 20’s, during the colonial era, a French cinema owner in Dakar organised the first wrestling combats in one of his auditoriums. With the admission fees, wrestlers received a token fee to fight. Then, for more spectacle - therefore more profits wrestling was combined with bare-fist boxing. In the 70s, a set of rules for the sport was established and the sport became popular. In Guediawaye, a poor suburb of Dakar, Balla Gaye, a former wrestler, founded a wrestling team composed of twenty athletes lead by Omar Sakho, alias Balla Gaye 2. Measuring 1,92 m for 110 kg, he’s already the idol of the entire neighbourhood. The professional wrestling season ends in August ; the bodies must rest. In the bush, the rainy season announces the beginning of the work in the fields. Wrestling season will start again after Ramadan for Dakar’s Muslims, and after harvest for the Catholics of Mar Llodj.

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