30 nuances de gros rouge

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Nouvelles, contes ou chroniques, les menus récits de la collection Mise en appétit livrent autant de plaisirs de bouche que de mots d’estomac. Sous forme de souvenirs, d’anecdotes et de fictions, chaque auteur y dévoile de subtiles, drôles et émouvantes liaisons entre mots et mets…

12  €

ISBN : 9782352552444

Trente nuances de gros rouge | Philippe Quesnot

« – Pourquoi tant de magnums ? La cave est pleine ! – Parce qu’en dehors de l’immense amour que je te porte, j’aime aussi manger, boire et rire ! Même bêtement, oui, mais surtout j’adore me sentir parmi mes amis et partager ces instants qui vous feraient oublier que l’éternité vous attend au bout du chemin. Je ne suis pas vigneron de talent, ni vinificateur prodige, je sais me tenir à table et possède un estomac tolérant, de plus je chausse du 46 et, généralement, j’affronte les bourrasques de fin de soirée en marin courageux. À la compréhension de l’univers dans sa quatrième dimension, j’ai préféré ces qualités, elles m’ont permis de vivre de belles rencontres et quelques grands moments. » Philippe Quesnot raconte ici avec truculence 30 de ses aventures et rencontres, chacune accompagnée de ses vins de prédilection.

Philippe Quesnot



Philippe Quesnot

MISE EN APPÉTIT



à Angèle, mon éternelle fiancée et première lectrice qui depuis plus de 30 ans subit sans sourciller mes exercices drolatiques. à Lucile et Clément, nos enfants prodiges sur lesquels je fonde d’immenses espoirs. à Jacques Ferrandez, vieux complice de virées en terres viticoles, grâce auquel j’ai pu tutoyer des sommets bachiques que je pensais inenvisageables. à Sabine, éditrice gérontophile, qui m’a sauvé in extremis en me rattrapant par la manche alors que je franchissais le seuil de la Pension des Vignes Roses de Cintheaux.


© Les éditions de l’Épure, Paris, 2015


Normand d’origine, Philippe Quesnot appartient à une espèce rare : l’épicier savant, selon l’appellation inventée par notre ami Lefred Thouron. Derrière son comptoir, le crayon sur l’oreille, couperosé de naissance grâce aux biberons arrangés au calva, il affectionne les bizarres, les incongrus, les originaux, les atypiques, les inclassables, et parmi eux, une catégorie particulière de vignerons. Ceux qui produisent ce qu’on appelle les vins nature. Notre première rencontre a eu lieu à Nice en 1977 autour d’un projet de revue de BD. Lors d’une soirée qui réunissait de près ou de loin tout ce qui dans la région touchait à la BD, et qui devait donner un seul numéro de la revue Stripe, que les collectionneurs s’arrachent au­ jourd’hui, Philippe fut le seul à apporter deux bouteilles de 75 cl emplies d’un breuvage plutôt rouge. Qu’on me pardonne si j’ai oublié ce qui était inscrit sur l’étiquette, mais ce devait être une de ces cuvées qu’on trouvait en boutique de station-service. Le contact était établi. En ce temps-là, Philippe sévissait comme dessinateur en bâtiment, participant ainsi

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sans vergogne à la bétonisation de notre belle Côte d’Azur. Heureusement, quelques années plus tard, à la suite de je ne sais quel choc pétrolier, beaucoup de bureaux d’études ont dû fermer, laissant un léger sursis à la nature, et mettant à pied notre ami qui n’eut d’autre ressource que de se reconvertir dans la petite épicerie de proximité. Depuis, Philippe a fait de gros progrès. Voilà une bonne vingtaine d’années qu’il est tombé dans le vin nature, grâce au hasard bienveillant qui nous fit rencontrer la même année Marie-Thérèse Costa qui tenait La Fontaine aux vins, à Valbonne, la première dans la région à proposer des flacons provenant de chez Marcel Lapierre, P’tit Max ou Yvon Métras, et lors d’un périple en Corse, Antoine Arena, grand vigne­ ron de Patrimonio qui est resté un ami. Le déclic se fit sans se prier et nous changeâmes radicalement nos approvisionnements. Illico, le budget consacré au vin augmenta d’un coup. à ce moment, on s’est dit : « il vaut mieux boire moins mais bon. » En réalité, depuis cette époque, nous buvons meilleur, certes, mais beaucoup.

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à part ça, je ne sais pas grand-chose de lui. En effet, comment prétendre connaître quelqu’un après seulement trente-huit ans de fréquentation ? Jacques Ferrandez

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Maman Les liens indissolubles qui m’unissent à ma mère étaient tellement distendus que ce n’était pas mon éventuelle visite annuelle qui pouvait me signaler son embarquement pour le pays d’Aloïs Alzheimer. Pourtant, j’avais remarqué que d’une année sur l’autre, elle ne se souvenait plus du sexe, du nombre et des prénoms des enfants, quant à celui de ma fiancée elle m’en dressait une liste étendue avant de piocher au hasard. Je compris rapidement que le disque dur était endommagé. La violence avec laquelle elle me répondit quand je lui suggérai de consulter un neurologue me dissuada de toute nouvelle tentative. Elle me demanda si je ne voulais pas la faire interner comme folle et me dit qu’elle était assez vieille pour savoir ce qu’elle avait à faire sans se préoccuper de mes avis sur la question. Autre vaine tentative auprès du médecin traitant qui m’assura ne pas avoir le pouvoir de la contraindre à consulter un spécialiste. C’est donc sans surprise qu’un jour je fus prévenu par ma belle-sœur que Roseline, ma mère, avait été admise en urgence à l’hôpital de Falaise après avoir été retrouvée inanimée

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dans sa cuisine. Par contre, ce qui en fut une, de surprise, c’est la question que nous posèrent les médecins, à savoir : est-ce que cela fait longtemps que votre mère boit ? Roseline, mère, maman, boire ? Elle ? Non, impossible. Je l’avais bien vue une ou deux fois pompette, du temps où mon père et elle recevaient la famille pour le sempiternel repas dominical où l’on devait rester à table à subir les discussions sans intérêt et sans fin des grands qui ne se souviennent plus qu’il est très important pour bien grandir de beaucoup jouer lorsqu’on est petit. Deux martini rouge, une fois à l’apéro, un gros coup de coteaux du Layon à la communion du neveu ou une redoutable rasade de marasquin dans la salade de fruits, mais quoi d’autre ? Rien, non vraiment, je ne voyais pas. était-ce une erreur, une homonymie ??? Mais le toubib insista. « Vous savez, Monsieur, les analyses sont formelles. Les gamma-GT de votre mère sont des indicateurs irréfutables de son addiction à l’alcool ». Ben merde ! Maman picolait ? En voilà une qui n’avait pas fini de me turlupiner. Renseignement pris auprès de mon frère, celui-

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ci après réflexion, me confirma n’en avoir rien à faire. Il est vrai que si nos liens étaient distendus, ils avaient au moins existé, quant à ceux entre mon frère et ma mère, essayer d’en relever une trace était un défi. Une brève enquête dans le village nous révéla qu’effectivement la cuisine de Roseline était devenue une résurgence du bistrot disparu où les tarifs pratiqués étaient absolument imbattables, mais fortement critiquable sur le choix de la carte des spiri­ tueux. Inutile de la sonder en quête de la petite quille enchanteresse, perspective d’une soirée délicieuse. Ici pas de chenin de Loire, de clairette pétillante de la Drôme, de cerdon frais et gouleyant, non rien de tout ça. Vous aviez le choix entre pastis, porto, whisky et minervois rouge sélectionné en tête de gondole du Spar du coin. à noter que la restriction de l’éventail était quand même l’assurance de ne goûter que des produits frais, non éventés, labellisés « bus devant la télé ». Après inventaire des lieux, une fois notre mère hospitalisée, on s’apercevra qu’au débit de boisson, Roseline avait dû adjoindre une sorte de loterie, une tombola associant toute boisson consommée au gain d’un lot à retirer sur place immédiatement,

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puisque de tous les bibelots qui anciennement encombraient la maison, il n’en resta presque aucun. Une inspection plus en détail nous amena à découvrir son lieu de stockage. Si les alcools dits forts étaient bien représentés, ils n’étaient qu’une petite moitié au total. Non, le fonds de commerce, la base du flux, c’était le porto Cruz. Alors là, Roseline et ses résidents pouvaient attendre tranquillement la prochaine, il n’y aurait pas pénurie. Pourquoi cet amour aussi soudain que démesuré pour le porto ? C’est en rencontrant des amis qui étaient passés la voir un soir que nous vint la lumière. Après qu'ils eurent toqué, elle leur ouvrit et les mena dans la cuisine où la table était dressée pour trois avec les couverts du dimanche où rien ne manquait, verres à eau et ceux en cristal de l’arrière-grand-mère, ce qui étonna nos visiteurs d’un soir. Surtout qu’ils virent que ceux-ci portaient la trace récente d’un liquide sombre d’origine lusitanienne. Ne voulant pas déranger, nos amis proposèrent de se retirer puisque visiblement des invités étaient attendus pour le repas. Ce à quoi Roseline répondit que rien ne pressait, qu’ils avaient bien le temps de se reprendre un dernier petit coup de porto avant

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de partir et que de toute façon, elle attendait mon père et ma grand-mère depuis déjà un bon moment et que cela avait une fâcheuse tendance à l’énerver et que du coup elle avait siroté leurs verres de porto et qu’ils n’auraient pas intérêt à faire des remarques à ce sujet. Daniel, notre père, est mort en 1987 et Marcelle, notre très chère et très adorée grand-mère, nous a quittés en 1992.

Liste des liquides pour une reconstitution à domicile

Porto Cruz rouge non millésimé ; Pastis 51 ; Ricard ; Casanis ; Martini Rosso ; Coteaux du Layon ; Marasquin ; Whisky ; Minervois rouge.

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Stars du porto Le touriste commun a pour habitude première, dès son arrivée dans une contrée au climat accueillant, d’aller, en groupe si possible pour assurer la qualité du bouillon, tremper sa couenne et sa progéniture dans la piscine de l’hôtel. Pour notre part, débuter notre séjour par la dégustation du plat national présentait à nos yeux un attrait autrement plus intéressant : nous laisserions le Portugal nous pénétrer par la voie royale menant à nos cœurs, celle de nos estomacs. Antoine avait parfaitement orchestré le séjour, les rendez-vous étaient pris avec les vignerons, les chambres réservées, le trajet défini. En grand connaisseur et ami de ces stars du porto, il nous avait fait ouvrir bien grandes les portes de maisons renommées. Dick Niepoort nous reçut chaleureusement, orchestrant à notre intention un grand repas avec ses amis vignerons, débouchant de nombreuses et belles bouteilles, me permettant à cette occasion de déguster un porto de mon année de naissance.

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Une bonne quarantaine à manger, boire, nous exprimant tant bien que mal dans un charabia, savant mélange d’anglais, de portugais, de français et d’italien pour combler les trous. Il me semble que vers la fin, dans la nuit, nous avons chanté, mais quoi et dans quelle langue ? C’est à cette heure précise qu’une échevelée a voulu me piquer ma bouteille vide 1952, uni­ quement parce que c’était aussi son année de naissance et qu’en tant que gentleman, Français de surcroît, je me devais de la lui céder. Non mais, ça va oui ? Elle ne s’était pas vue, la vieille. Je lui ai interprété une version raccourcie, peut-être un peu surjouée, de la scène des Tontons Flingueurs. Je crois avoir buté sur la traduction de la célébrissime réplique, impossible de trouver l’équivalent angloportugais du dernier mot. La tendresse de mon regard aurait dû suffire à le lui faire comprendre, elle l’inventa elle-même. La personne en une de la revue négligemment posée sur la table basse nous donnait une idée assez précise de l’envergure de qui nous recevait. Nicolas de Almeida était le directeur général de Ramos Pinto, plus accoutumé à recevoir

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ses homologues, acteurs incontournables du commerce international des vins et spiritueux, que des amateurs, fussent-ils éclairés. Quelques jours plus tard, au nord, dans la vallée du Douro, nous étions invités dans l’immense domaine de Duas Quintas à Buom Retiro, pour une journée de visite sur le terrain avec balade dans les vignes avec le chef de culture. Vers midi, nous fûmes conviés sur la terrasse de la maison de maître, fin xixe, à un repas que Nicolas de Almeida avait entièrement conçu et fait préparer en vue de nous faire découvrir l’étendue de la gamme des vins du domaine, essayant sur chaque plat le difficile exercice de l’accord parfait. De là, à 360o et à perte de vue, s’étendaient des vignes submergées de soleil dans un univers totalement minéral. Sentiment d’une île en plein désert. Quelque peu éberlués par le luxe ambiant, il nous fallut du temps, mais lentement nous avons pris nos aises. Fauteuils bridge, nappe blanche délicatement brodée, couverts en argent, faïences anciennes, verres en cristal taillé, le tout tiré au cordeau, une mise en place de palace.

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