Mayalen Zubillaga
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Mayalen Zubillaga
MISE EN APPÉTIT
© Les Éditions de l’Épure, Paris, 2016
De la joie de jouer de la baguette C’est une pulsion primitive, une manière instinctive de goûter le monde, une survivance du « vert paradis des amours enfantines » : saucer fait partie des grandes joies de l’existence. La mère de l’un de mes amis, du haut de sa gourmandise octogénaire, désigne d’ailleurs les bonnes choses et autres moments réjouissants par cette truculente exclamation : « Ah, ça, c’est la sauce1 ! » Sauce qui peut, ou pas Les manuels de savoir-vivre sont pourtant catégoriques : imbiber son pain n’est pas une pratique socialement acceptable. Dans Le Petit Larousse du Savoir-Vivre aujourd’hui2, l’injonction est aussi sèche qu’une hostie dominicale 3 : « Ne saucez pas votre assiette avec du pain. » De même, Le Guide de l’étiquette et du savoirvivre4 enseigne que saucer n’est pas indiqué, sauf pour certaines préparations « rustiques » (paysannes, il s’entend). La règle s’applique en toutes circonstances, y compris dans le cadre des soirées en famille, intrigues matrimoniales obligent : « on n’enfourche pas un morceau de
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pain pour saucer son assiette. Ces mauvaises habitudes choqueront inévitablement l’en tourage et pire, une future belle-mère… » Que les petits malins se ravisent avec leur grande fourchette, Hermine de Clermont-Tonnerre5 n’y va pas par quatre chemins : il est parfaitement impensable d’utiliser un couvert « pour piquer un morceau de pain afin de “saucer” votre assiette. “C’est le commun qui lèche son écuelle”, écrivait La Varende ». Autrement dit, « saucer », avec des guillemets sous la plume d’Hermine de Clermont-Tonnerre pour signifier l’inconvenance du mot lui-même, c’est un peu lécher, et lécher, c’est pour les vilains. Et Ève sauça Pourtant, je ne conçois pas de vie accomplie sans saucer. Un jus scintillant au fond de la cocotte du poulet rôti ? Le vestige liquéfié de tomates en salade ? Une huile d’olive épaisse rappelant le poivre et l’artichaut ? Des œufs cuits à la poêle avec de la ventrèche ? J’ai beau savoir que le fait de saucer renvoie au corps, siège de la chute originelle depuis la désobéissance d’Ève la cochonne frondeuse6, je ne peux m’empêcher de trempouiller, humecter, imprégner, éponger
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et saucer sans pouvoir m’arrêter. Je suppose ainsi que la baguette a été inventée pour saucer7, la sauce désignant ici tout jus ou substance culinaire plus ou moins liquide dans laquelle il est agréable de tremper son pain. Il faut cependant se garder d’un snobisme à l’envers : on ne prend pas la Bastille chaque fois que l’on dérive en zone humide. En France, saucer ne se fait pas, mais, dans l’ombre des cuisines ou avec l’insolence du désir assumé, tout le monde sauce. Ces vingt projets pour bien saucer formeront donc une ébauche de kâmasûtra des sauceurs, avec des recettes de jus idéaux à saucer, mais aussi, pour les occasions où la bienséance classique s’impose, quelques recettes pour saucer en douce, sans en avoir l’air, bref, des recettes à sauçage intégré.
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1. Phon. : sôôôce. L’inverse fonctionne aussi, « c’est pas la sauce » ponctuant toute mauvaise nouvelle ou situation désagréable. 2. Le Petit Larousse du Savoir-Vivre aujourd’hui, Larousse, édition 2011. 3. Mon cher ami G. clame qu’il irait presque volontiers à la messe si l’hostie était moins étouffe-chrétien : tartinée de rillettes, avec le vin de l’Eucharistie et un bol d’olives cassées. 4. Patricia de Prelle, Marlène de Wouters et Robert A. Remy, Le Guide de l’étiquette et du savoir-vivre, Éditions Racine, 2001. 5. Hermine de Clermont-Tonnerre, Savoir-vivre au
xxi e siècle,
L’Archipel, 2013. 6. Florent Quellier, Gourmandise. Histoire d’un péché capital, Armand Colin, 2010. 7. Pierre Desproges faisait remonter l’invention du pain pour saucer au xviiie siècle et à un certain Jonathan Sifflé-Ceutrin : «[…] il faut être végétarien ou socialiste pour ne pas comprendre l’intensité du martyre qu’enduraient quotidiennement les malheureux gastronomes de ces temps obscurs. Pour bien imaginer la cruauté d’une telle frustration, essayez vous-mêmes, misérables profiteurs repus de la gastronomie laxiste de ce siècle décadent, de saucer un jus de gigot à la pointe d’un couteau ou entre les dents d’une fourchette. C’est l’enfer ! C’est atroce ! » (« Réquisitoire contre Robert Dhéry », Le Tribunal des flagrants délires, France Inter, 5 novembre 1982).
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Panzanella Je passe tous mes étés à saucer. Je suis en effet née à Marseille, à l’orée de la Méditerranée, où l’on sauce énormément. La salade de tomates y subjugue la cuisine quotidienne estivale de juin à octobre, si familière à ces rivages qu’elle semble les colorer depuis la nuit des temps – ce fruit de la tentation est pourtant arrivé d’Amérique il n’y a pas si longtemps. En Espagne, où « saucer » se dit mojar (qui signifie aussi « mouiller ») (je dis ça je dis rien), la salade est simplement préparée avec de l’oignon doux, de l’huile d’olive, du sel et éventuellement du thon à l’huile. Elle est presque toujours bonne et parvient à racheter la platitude du pain espagnol, car la salade de tomates a ceci de magique que son jus est digne d’être saucé même avec des tomates pas assez ensoleillées et un pain faiblard. Bref, la salade de tomates, c’est l’enfance de l’art de saucer. Avant qu’elle ne rejoigne son mari, son frère et ses sœurs au paradis pour une partie de belote éternelle, ma grand-mère luttait contre son mal-être en nourrissant sa tribu, s’alarmant quand mes cousines et moi ne prenions
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que trois fois du couscous : « Ma nine, tu es devenue anoxérique ou quoi ? » Particulièrement caressante avec les bébés, elle soulageait leurs gencives lors des poussées dentaires en leur donnant certes un croûton de pain, mais imbibé de jus de salade de tomates. Aujourd’hui, mon fils a un an et je me réjouis de lui faire découvrir le saint des saints, l’autre sein ne suffisant pas toujours à tempérer la douleur des dents qui taraudent. Il fallait toutefois le génie des diables de la sublimation alimentaire que sont les Italiens pour imaginer la panzanella, cette impertinente salade de tomates à sauçage incorporé8. Fare la scarpetta, disent-ils de l’autre côté des Alpes pour désigner le fait de saucer – une expression aussi jolie à dire qu’à imaginer. Cela signifie littéralement « faire le petit soulier », comme si le pain s’enfonçait irrésistiblement dans le sable mouvant et juteux, s’en gorgeant avec avidité. Entre liberté du pain mouillé et chasteté de la fourchette, voici donc la panzanella.
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Panzanella, ou l’art de saucer sans en avoir l’air
Ingrédients pour 4 personnes environ 500 g de pain de campagne rassis 5 grosses tomates – 1/2 concombre – 1 poivron vert long – 1 oignon rouge – 2 ou 3 cuillères à soupe de câpres – 2 poignées de feuilles de basilic (facultatif) – 8 cuillères à soupe d’huile d’olive – 2 cuillères à soupe de vinaigre de vin rouge – sel fin, poivre Couper le pain, les tomates et le concombre en cubes. Couper le poivron en fines lamelles. Peler et émincer l’oignon. Réunir le pain, les légumes, les câpres et le basilic dans un saladier. Verser l’huile d’olive et le vinaigre, saler et poivrer. Mélanger et laisser reposer pendant une trentaine de minutes à température ambiante, en remuant régulièrement, afin que les morceaux de pain s’imbibent du jus végétal qui se forme progressivement. Selon les envies et le marché, ajouter des lamelles de poivron rouge grillé ou quelques filets d’anchois. 8. En version chaude, c’est la pappa al pomodoro toscane.
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