COULISSES D’UN ART MÉCONNU
Je ne suis ni gourmand ni goinfre. Et je me demande ce qui pousse Raymond Oliver à mettre la cuisine sur la liste, déjà trop vaste, de mes préoccupations. Sans doute sait-il que tout métier m’intrigue et me passionne et que l’équilibre entre la technique et l’élan mystérieux qui nous pousse à entreprendre une besogne, me semble digne d’intérêt, à quelque branche de l’art qu’il appartienne. Or, la cuisine est un art et, comme Pascal le constate, il n’existe pas une seule forme d’art – même le plus modeste – qui n’exige un engagement de toute la personne. C’est pourquoi, je le suppose, un célèbre chef comme Oliver trouve en moi un élève attentif et, comme Madame Colette, curieux de ce mystère qui fait l’école devenir inutile en face d’une certaine désobéissance (celle des enfants, des héros ou des poètes) propre à varier les coutumes et à mettre l’individualisme en valeur. Le génie n’est pas aussi rare que le public se l’imagine. Il n’est pas la seule affaire de Shakespeare, de Beethoven, de Hugo, de Goethe ou de Michel-Ange. Stendhal allait jusqu’à écrire d’une femme qu’elle montait en calèche avec génie, et peut-être pourrait-on en donner la définition suivante : « Angle particulier sous lequel une personne observe et exprime les choses que les autres observent et expriment par l’héritage d’une habitude. » J’ai connu des génies de la cuisine : Point, Bergeran, Burtin,
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COULISSES D’UN ART MÉCONNU
Je ne suis ni gourmand ni goinfre. Et je me demande ce qui pousse Raymond Oliver à mettre la cuisine sur la liste, déjà trop vaste, de mes préoccupations. Sans doute sait-il que tout métier m’intrigue et me passionne et que l’équilibre entre la technique et l’élan mystérieux qui nous pousse à entreprendre une besogne, me semble digne d’intérêt, à quelque branche de l’art qu’il appartienne. Or, la cuisine est un art et, comme Pascal le constate, il n’existe pas une seule forme d’art – même le plus modeste – qui n’exige un engagement de toute la personne. C’est pourquoi, je le suppose, un célèbre chef comme Oliver trouve en moi un élève attentif et, comme Madame Colette, curieux de ce mystère qui fait l’école devenir inutile en face d’une certaine désobéissance (celle des enfants, des héros ou des poètes) propre à varier les coutumes et à mettre l’individualisme en valeur. Le génie n’est pas aussi rare que le public se l’imagine. Il n’est pas la seule affaire de Shakespeare, de Beethoven, de Hugo, de Goethe ou de Michel-Ange. Stendhal allait jusqu’à écrire d’une femme qu’elle montait en calèche avec génie, et peut-être pourrait-on en donner la définition suivante : « Angle particulier sous lequel une personne observe et exprime les choses que les autres observent et expriment par l’héritage d’une habitude. » J’ai connu des génies de la cuisine : Point, Bergeran, Burtin,
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Horcher, par exemple, sans parler de notre ami du Grand Véfour qui cherche, par l’entreprise de la télévision, à enseigner un art qui, à l’exemple des autres, ne supporte pas la médiocrité. Point, sous les arbres de Vienne, pendant que son barbier le rasait et que sa femme lui nouait sa cravate Lavallière, en train de boire le champagne que ses docteurs (qui le lui défendaient) dégustaient en sa compagnie, Burtin à Mâcon, surveillant le service d’un œil de capitaine, Horcher n’abandonnant à aucun de ses maîtres d’hôtel le soin d’assaisonner une salade et Madame Bergeran allant de table en table consulter l’hôte de passage, pour savoir si la bécasse ou la gelée d’orange répondaient à la réputation de son époux. J’allais oublier Saulieu où jadis, à n’importe quelle heure tardive des touristes arrivassent, une troupe de marmitons évoquait les auberges où festoyaient les moines et les mousquetaires d’Alexandre Dumas. Hélas ! comme l’espéranto architectural impose partout le même style, toutes ces hautes singularités cèdent la place à une chaîne “d’hostelleries” médiocres, et peut-être que, dans tous les règnes, le génie sera bientôt considéré comme une infirmité, comme une maladie contagieuse et qu’il importe de guérir. Alors on se nourrira de pilules. La cuisine des anges cédera la place à la marmite du diable. À moins qu’on ne retourne à zéro, ce qui vaut mieux que le robotisme et que la termitière. Je m’étonne souvent que, dans la critique, aucun de nos juges ne procède avec l’exactitude, la science et les vocables des spécialistes du sport à la radio. Il en va de même pour la gastronomie et pour une classe très particulière de la restauration : le sommelier ou caviste. Mon ami Philibert Hénocq, qui tient ce rôle au Grand Véfour, éclaire ma lanterne : outre que ces cavistes suivent des cours et des stages et passent des examens extrêmement difficiles, il ajoute que ces cavistes, alors que les maîtres-queux doivent se soumettre aux spécialités du restaurant où ils exercent, possèdent une connaissance des vins, pareille pour eux tous. Leur tâche reste étrangère à celle du barman, dont la dextérité, beaucoup plus complexe, est soumise à des circonstances hasardeuses. Par exemple, il arrive que de jeunes étudiants passent leurs vacances derrière un bar et ne savent presque rien du métier qu’ils exercent.
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J’ai personnellement un instinct de ces mélanges nommés cocktails et, là encore, le pifomètre l’emporte sur la méthode. Je ne croyais pas inutile de signaler à nos lecteurs ce qu’ils ne soupçonnent pas en s’asseyant à table.
Jean Cocteau
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Horcher, par exemple, sans parler de notre ami du Grand Véfour qui cherche, par l’entreprise de la télévision, à enseigner un art qui, à l’exemple des autres, ne supporte pas la médiocrité. Point, sous les arbres de Vienne, pendant que son barbier le rasait et que sa femme lui nouait sa cravate Lavallière, en train de boire le champagne que ses docteurs (qui le lui défendaient) dégustaient en sa compagnie, Burtin à Mâcon, surveillant le service d’un œil de capitaine, Horcher n’abandonnant à aucun de ses maîtres d’hôtel le soin d’assaisonner une salade et Madame Bergeran allant de table en table consulter l’hôte de passage, pour savoir si la bécasse ou la gelée d’orange répondaient à la réputation de son époux. J’allais oublier Saulieu où jadis, à n’importe quelle heure tardive des touristes arrivassent, une troupe de marmitons évoquait les auberges où festoyaient les moines et les mousquetaires d’Alexandre Dumas. Hélas ! comme l’espéranto architectural impose partout le même style, toutes ces hautes singularités cèdent la place à une chaîne “d’hostelleries” médiocres, et peut-être que, dans tous les règnes, le génie sera bientôt considéré comme une infirmité, comme une maladie contagieuse et qu’il importe de guérir. Alors on se nourrira de pilules. La cuisine des anges cédera la place à la marmite du diable. À moins qu’on ne retourne à zéro, ce qui vaut mieux que le robotisme et que la termitière. Je m’étonne souvent que, dans la critique, aucun de nos juges ne procède avec l’exactitude, la science et les vocables des spécialistes du sport à la radio. Il en va de même pour la gastronomie et pour une classe très particulière de la restauration : le sommelier ou caviste. Mon ami Philibert Hénocq, qui tient ce rôle au Grand Véfour, éclaire ma lanterne : outre que ces cavistes suivent des cours et des stages et passent des examens extrêmement difficiles, il ajoute que ces cavistes, alors que les maîtres-queux doivent se soumettre aux spécialités du restaurant où ils exercent, possèdent une connaissance des vins, pareille pour eux tous. Leur tâche reste étrangère à celle du barman, dont la dextérité, beaucoup plus complexe, est soumise à des circonstances hasardeuses. Par exemple, il arrive que de jeunes étudiants passent leurs vacances derrière un bar et ne savent presque rien du métier qu’ils exercent.
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J’ai personnellement un instinct de ces mélanges nommés cocktails et, là encore, le pifomètre l’emporte sur la méthode. Je ne croyais pas inutile de signaler à nos lecteurs ce qu’ils ne soupçonnent pas en s’asseyant à table.
Jean Cocteau
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Quand je le voyais, rue Scheffer, éblouissant et diaphane, échanger avec Anna de Noailles, dans leurs parties de ping-pong d’archanges, les éclairs qui leur servaient de balles, je ne pouvais espérer que Cocteau deviendrait mon ami, je ne pouvais imaginer qu’un jour cette amitié comprendrait – parmi d’autres – un petit côté gastronomique. Mais le destin, par des cadeaux inespérés, compense ses coups inattendus. C’en fut un que, peu avant la guerre, Cocteau vienne habiter la maison de la rue Montpensier où je loge. Le Palais-Royal est un petit village : à la Libération, je le retrouvai comme resserré sur soi. On le quittait le moins possible. On s’habitua petit à petit à entrer – d’abord timidement – au Grand Véfour, devant lequel, naguère, on passait sans déranger ses fantômes. Raymond Oliver, soudain, le ressuscita : le restaurant restait encore vide plus qu’à demi, mais, allant, venant, descendant à sa cuisine, en remontant, Raymond suffisait à le peupler, gros insecte, rasé et barbu, mais toujours faisant son miel et attiré par la littérature comme une phalène par une lampe. Colette, dont le fanal bleu illuminait encore notre préau, y était présente, même invisible : les garçons d’Oliver la portaient dans son fauteuil, de sa voiture à sa chambre, et le Véfour lui servait de relais, quand il ne lui servait pas d’auberge. Cocteau, Maurice Goudeket et moi-même, nous nous retrouvions
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Quand je le voyais, rue Scheffer, éblouissant et diaphane, échanger avec Anna de Noailles, dans leurs parties de ping-pong d’archanges, les éclairs qui leur servaient de balles, je ne pouvais espérer que Cocteau deviendrait mon ami, je ne pouvais imaginer qu’un jour cette amitié comprendrait – parmi d’autres – un petit côté gastronomique. Mais le destin, par des cadeaux inespérés, compense ses coups inattendus. C’en fut un que, peu avant la guerre, Cocteau vienne habiter la maison de la rue Montpensier où je loge. Le Palais-Royal est un petit village : à la Libération, je le retrouvai comme resserré sur soi. On le quittait le moins possible. On s’habitua petit à petit à entrer – d’abord timidement – au Grand Véfour, devant lequel, naguère, on passait sans déranger ses fantômes. Raymond Oliver, soudain, le ressuscita : le restaurant restait encore vide plus qu’à demi, mais, allant, venant, descendant à sa cuisine, en remontant, Raymond suffisait à le peupler, gros insecte, rasé et barbu, mais toujours faisant son miel et attiré par la littérature comme une phalène par une lampe. Colette, dont le fanal bleu illuminait encore notre préau, y était présente, même invisible : les garçons d’Oliver la portaient dans son fauteuil, de sa voiture à sa chambre, et le Véfour lui servait de relais, quand il ne lui servait pas d’auberge. Cocteau, Maurice Goudeket et moi-même, nous nous retrouvions
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chaque midi, avec une régularité scrupuleuse, devant le bar où le sommelier Hénocq, sage et bienveillant, confectionnait les cocktails. Nous appelions ce petit bar notre Club. Une fois de plus, la magie de Cocteau opéra. Les clients affluèrent, les céramiques qu’il avait peintes scintillèrent dans la vitrine poussiéreuse, Raymond Oliver devint célèbre, Hénocq dut prendre une aide pour soigner et chambrer ses bouteilles. On glissa du bar au restaurant ; Colette y avait, théoriquement, sa table, Cocteau y possédait la sienne, il m’y invitait, je m’y invitais tout seul, ou m’asseyais près de lui, à sa gauche, quand je ne pouvais m’asseoir à sa droite, sur la banquette où je le voyais de profil. J’appris à le regarder jouer le jeu de la cuisine. Il le jouait très bien, et y apportait sa conscience habituelle. D’instinct, il choisissait les plats qui lui étaient défendus. Chacun de ses menus était un acte de désobéissance. Il haïssait les assiettes trop pleines, les morceaux trop gros ; il aimait ce qui a beaucoup de saveur et se présente sous un volume pas trop important : le potage aux moules, le gibier, les petites soles frites, telles que les mangeait Proust et non pas les soles meunières géantes. Dans ce domaine aussi, il échappait aux classements, il les défiait. On ne peut pas, sans absurdité, dire qu’il était gastronome, comme on le disait d’Ali-Bab ou de Curnonsky, mais on ne peut pas, sans injustice, nier qu’il l’ait été ; il a imposé, au Véfour, des recettes sur lesquelles il avait des idées parfaitement précises. On le retrouvait tout entier dans sa façon de se nourrir, comme dans sa façon de s’habiller, de se loger, de parler, d’écrire. C’est qu’il restait lui. Il avait l’air de changer tout le temps et ne changeait jamais. Il ne ressemblait pas le mercredi à ce qu’il était le mardi, le soir à ce qu’il était le matin, mais il était en 1963 très semblable à ce qu’il était en 1912 entre les cretonnes de la rue Scheffer, ou en 1913 au « Sacre du Printemps ». La chronologie n’avait pas de prise sur lui. Voulant reconstituer l’histoire de ses goûts culinaires, j’ai cherché leurs stratifications successives, depuis la table familiale jusqu’aux bistrots qui jouxtaient les studios où il travaillait, les apports des voyages ; je reste encore étonné de mon échec total. Cocteau était Cocteau et non pas sa
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propre histoire ; ses souvenirs s’accumulaient en lui, sans y produire aucun vieillissement, parce que lui même les empêchait de vieillir ; ils ne revenaient à sa mémoire que dans leur fraîcheur originelle. Comme il ne préférait pas le présent au passé, ni les vivants aux morts, et que le contraire n’est pas davantage vrai, il exorcisait le temps, fidèle à tout, à tous, et d’abord à lui-même. Il finissait par nous convaincre que la mort pourrait bien être – comme l’insinue Le Testament d’Orphée – un phénomène de perspective dans un temps illusoire. Les morts dont il parlait n’étaient pas morts : il n’acceptait pas qu’ils perdissent une parcelle de la vie qu’ils avaient ; ils la conservaient, intacte, au moins tant qu’il était là et qu’on était avec lui. Parce qu’il leur consacra assez de sang pour qu’ils réapparaissent, non comme des ombres, mais comme des vivants. Peut-être ne seraient-ils jamais des ombres, sans notre manque de générosité, dont Jean Cocteau restait, miraculeusement, indemne.
Emmanuel Berl
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chaque midi, avec une régularité scrupuleuse, devant le bar où le sommelier Hénocq, sage et bienveillant, confectionnait les cocktails. Nous appelions ce petit bar notre Club. Une fois de plus, la magie de Cocteau opéra. Les clients affluèrent, les céramiques qu’il avait peintes scintillèrent dans la vitrine poussiéreuse, Raymond Oliver devint célèbre, Hénocq dut prendre une aide pour soigner et chambrer ses bouteilles. On glissa du bar au restaurant ; Colette y avait, théoriquement, sa table, Cocteau y possédait la sienne, il m’y invitait, je m’y invitais tout seul, ou m’asseyais près de lui, à sa gauche, quand je ne pouvais m’asseoir à sa droite, sur la banquette où je le voyais de profil. J’appris à le regarder jouer le jeu de la cuisine. Il le jouait très bien, et y apportait sa conscience habituelle. D’instinct, il choisissait les plats qui lui étaient défendus. Chacun de ses menus était un acte de désobéissance. Il haïssait les assiettes trop pleines, les morceaux trop gros ; il aimait ce qui a beaucoup de saveur et se présente sous un volume pas trop important : le potage aux moules, le gibier, les petites soles frites, telles que les mangeait Proust et non pas les soles meunières géantes. Dans ce domaine aussi, il échappait aux classements, il les défiait. On ne peut pas, sans absurdité, dire qu’il était gastronome, comme on le disait d’Ali-Bab ou de Curnonsky, mais on ne peut pas, sans injustice, nier qu’il l’ait été ; il a imposé, au Véfour, des recettes sur lesquelles il avait des idées parfaitement précises. On le retrouvait tout entier dans sa façon de se nourrir, comme dans sa façon de s’habiller, de se loger, de parler, d’écrire. C’est qu’il restait lui. Il avait l’air de changer tout le temps et ne changeait jamais. Il ne ressemblait pas le mercredi à ce qu’il était le mardi, le soir à ce qu’il était le matin, mais il était en 1963 très semblable à ce qu’il était en 1912 entre les cretonnes de la rue Scheffer, ou en 1913 au « Sacre du Printemps ». La chronologie n’avait pas de prise sur lui. Voulant reconstituer l’histoire de ses goûts culinaires, j’ai cherché leurs stratifications successives, depuis la table familiale jusqu’aux bistrots qui jouxtaient les studios où il travaillait, les apports des voyages ; je reste encore étonné de mon échec total. Cocteau était Cocteau et non pas sa
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propre histoire ; ses souvenirs s’accumulaient en lui, sans y produire aucun vieillissement, parce que lui même les empêchait de vieillir ; ils ne revenaient à sa mémoire que dans leur fraîcheur originelle. Comme il ne préférait pas le présent au passé, ni les vivants aux morts, et que le contraire n’est pas davantage vrai, il exorcisait le temps, fidèle à tout, à tous, et d’abord à lui-même. Il finissait par nous convaincre que la mort pourrait bien être – comme l’insinue Le Testament d’Orphée – un phénomène de perspective dans un temps illusoire. Les morts dont il parlait n’étaient pas morts : il n’acceptait pas qu’ils perdissent une parcelle de la vie qu’ils avaient ; ils la conservaient, intacte, au moins tant qu’il était là et qu’on était avec lui. Parce qu’il leur consacra assez de sang pour qu’ils réapparaissent, non comme des ombres, mais comme des vivants. Peut-être ne seraient-ils jamais des ombres, sans notre manque de générosité, dont Jean Cocteau restait, miraculeusement, indemne.
Emmanuel Berl
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LES POTAGES
consommé Jean Cocteau a toujours aimé les potages que l’on peut prendre dans une tasse. Le potage tortue, les nids d’hirondelles, l’oxtail, le consommé soit en gelée, soit chaud, ou encore parfumé de xérès, ont toujours eu sa faveur. Il est bon de noter qu’il existe des variantes à tous ces potages. C’est dans leur version claire que Jean Cocteau les préférait. Les grandes règles qui ont toujours présidé à la confection du potau-feu sont connues et figurent dans tout livre de cuisine classique. Je ne les rappellerai que pour épargner au lecteur d’avoir à se reporter à quelque autre ouvrage. Je déterminerai aussi des quantités, bien que là encore il s’agisse le plus souvent de goûts personnels et qu’aucune règle rigide ne puisse être imposée. Un bon consommé doit être démarré à l’eau froide ; seule la viande est à ce moment-là immergée. On doit chauffer progressivement, mais régulièrement. Écumer dès que cela devient nécessaire. C’est un travail minutieux. On sale dès que l’ébullition s’est établie. On ajoute les légumes, qui ne doivent pas comporter de farineux. Il est nécessaire de les doser avec astuce. Carottes (ne pas en mettre trop, afin de ne pas sucrer le consommé), navets, poireaux, peu de chou, céleri, bouquet garni, oignon rôti au four jusqu’au caramel, oignon piqué de clous de girofle (pas plus d’un clou par litre d’eau), tomates fraîches ou
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LES POTAGES
consommé Jean Cocteau a toujours aimé les potages que l’on peut prendre dans une tasse. Le potage tortue, les nids d’hirondelles, l’oxtail, le consommé soit en gelée, soit chaud, ou encore parfumé de xérès, ont toujours eu sa faveur. Il est bon de noter qu’il existe des variantes à tous ces potages. C’est dans leur version claire que Jean Cocteau les préférait. Les grandes règles qui ont toujours présidé à la confection du potau-feu sont connues et figurent dans tout livre de cuisine classique. Je ne les rappellerai que pour épargner au lecteur d’avoir à se reporter à quelque autre ouvrage. Je déterminerai aussi des quantités, bien que là encore il s’agisse le plus souvent de goûts personnels et qu’aucune règle rigide ne puisse être imposée. Un bon consommé doit être démarré à l’eau froide ; seule la viande est à ce moment-là immergée. On doit chauffer progressivement, mais régulièrement. Écumer dès que cela devient nécessaire. C’est un travail minutieux. On sale dès que l’ébullition s’est établie. On ajoute les légumes, qui ne doivent pas comporter de farineux. Il est nécessaire de les doser avec astuce. Carottes (ne pas en mettre trop, afin de ne pas sucrer le consommé), navets, poireaux, peu de chou, céleri, bouquet garni, oignon rôti au four jusqu’au caramel, oignon piqué de clous de girofle (pas plus d’un clou par litre d’eau), tomates fraîches ou
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un peu de coulis, poivrons ou piments avec discrétion. Évitez à tout moment que ne s’impose une dominante. On doit surtout se méfier des clous de girofle, des piments, de certaines fines herbes comme l’estragon et, surtout, du laurier. C’est de la synthèse des parfums que naîtra la qualité exceptionnelle ou la banalité décevante. Le choix de la viande est important. Les meilleurs morceaux sont les morceaux gélatineux. On a parfois l’impression que ce sont les morceaux nerveux, mais il n’en est rien. Le jarret et le plat de côtes, le caprin, l’anguille d’épaule sont, à mon sens, les meilleurs. Dans certaines cuisines, en particulier dans la périgourdine, on ajoute une vieille poule ; en Provence, du mouton ; en Guyenne, du jarret de veau. Mais cela n’est pas absolument nécessaire. Dès qu’il y a assez d’excellente viande pour la quantité d’eau, alors le consommé est réussi. Les potages qui sont préparés avec du consommé sont parfois épais et n’exigent pas la limpidité de celui-ci ; d’autres, au contraire, doivent être clairs et brillants. D’où la nécessité de clarifier le consommé. Si l’on conduit tout doucement la cuisson : départ à froid, chauffage continu, ébullition douce, écumage minutieux, arrêt et redémarrage de l’ébullition après immersion des légumes, réécumage minutieux sans jamais remuer l’intérieur de la marmite en cours de cuisson, et si on prélève le consommé à la louche, délicatement, avant de le passer à travers un linge, alors le consommé a beaucoup de chance d’être clair. Mais si, soit que vous n’ayez pas pu observer toutes ces règles, soit que des facteurs impondérables qui peuvent parfaitement venir de la position de la lune, font que le consommé est trouble, ayez recours à la clarification. Le procédé est simple, facile à énoncer mais doit être scrupuleusement suivi. Les cuisiniers ont leur méthode, qui améliore des « fonds » souvent très légers. De l’emploi de cette dernière technique qui, en plus de celle que je donne, utilise de la viande crue, hachée très menu, est issu le vocable « consommé double » parce que, en quelque sorte, il a été deux fois cuisiné. Dans un récipient épais, du genre marmite de cuivre ou cocotte de fonte émaillée, mettez du vert de poireau très finement émincé,
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un peu de coulis, poivrons ou piments avec discrétion. Évitez à tout moment que ne s’impose une dominante. On doit surtout se méfier des clous de girofle, des piments, de certaines fines herbes comme l’estragon et, surtout, du laurier. C’est de la synthèse des parfums que naîtra la qualité exceptionnelle ou la banalité décevante. Le choix de la viande est important. Les meilleurs morceaux sont les morceaux gélatineux. On a parfois l’impression que ce sont les morceaux nerveux, mais il n’en est rien. Le jarret et le plat de côtes, le caprin, l’anguille d’épaule sont, à mon sens, les meilleurs. Dans certaines cuisines, en particulier dans la périgourdine, on ajoute une vieille poule ; en Provence, du mouton ; en Guyenne, du jarret de veau. Mais cela n’est pas absolument nécessaire. Dès qu’il y a assez d’excellente viande pour la quantité d’eau, alors le consommé est réussi. Les potages qui sont préparés avec du consommé sont parfois épais et n’exigent pas la limpidité de celui-ci ; d’autres, au contraire, doivent être clairs et brillants. D’où la nécessité de clarifier le consommé. Si l’on conduit tout doucement la cuisson : départ à froid, chauffage continu, ébullition douce, écumage minutieux, arrêt et redémarrage de l’ébullition après immersion des légumes, réécumage minutieux sans jamais remuer l’intérieur de la marmite en cours de cuisson, et si on prélève le consommé à la louche, délicatement, avant de le passer à travers un linge, alors le consommé a beaucoup de chance d’être clair. Mais si, soit que vous n’ayez pas pu observer toutes ces règles, soit que des facteurs impondérables qui peuvent parfaitement venir de la position de la lune, font que le consommé est trouble, ayez recours à la clarification. Le procédé est simple, facile à énoncer mais doit être scrupuleusement suivi. Les cuisiniers ont leur méthode, qui améliore des « fonds » souvent très légers. De l’emploi de cette dernière technique qui, en plus de celle que je donne, utilise de la viande crue, hachée très menu, est issu le vocable « consommé double » parce que, en quelque sorte, il a été deux fois cuisiné. Dans un récipient épais, du genre marmite de cuivre ou cocotte de fonte émaillée, mettez du vert de poireau très finement émincé,
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du vert de céleri également coupé très menu et des fines herbes. Ajoutez, selon la quantité de bouillon à clarifier, un blanc d’œuf au litre de liquide. Battez jusqu’à ce que l’ensemble soit mousseux. Ajoutez alors un peu de bouillon tiède, battez de nouveau, enfin ajoutez la totalité du bouillon sans cesser de battre. Portez sur le feu et amenez lentement à ébullition. Laissez cuire sans stopper l’ébullition, mais en ayant soin que cette dernière soit très douce. Une petite heure est nécessaire à la stabilité de la clarification. Laissez tiédir et passez à travers un linge en prélevant le consommé à la louche dans le récipient de clarification. Les impératifs sont donc un mouillement des blancs avec un liquide tiède et une ébullition lente permettant la stabilité de la clarification. Naturellement, ce genre de consommé peut être conservé un certain temps sans danger ; il faut le laisser tiédir et le placer le plus vite possible au froid, d’où il sortira pour être utilisé. Les consommés peuvent revêtir un grand nombre de formes et se parer des noms les plus prestigieux. Il y a toujours une raison à un baptême ; mais les recettes ont été modifiées par le temps, et le marquis de Béchamel aurait bien du mal à reconnaître dans certaines colles de pâte la sauce qui fit sa renommée. Dans la ligne qui nous intéresse, la tortue verte et le consommé aux nids d’hirondelles sont deux types de consommé qu’aimait Jean Cocteau. Tout d’abord, quelques mots au sujet des tortues. De tout temps la tortue fut un mets très recherché des navigateurs, en raison de la finesse de la chair, de la valeur nutritive du sang et des vertus aphrodisiaques que l’on prête à la partie de la carapace qui, débarrassée de l’écaille, se présente comme de la tête de veau. C’est sous cette dernière forme et pratiquement sous cette forme seule que nous connaissons la tortue. C’est d’ailleurs pourquoi l’on a inventé la « fausse tortue » ou « mock-turtle », qui est un consommé parfumé aux herbes à tortue et garni de tête de veau. En certains points de la Polynésie, la tortue est tabou et ne peut être servie qu’à la table du chef. Qui enfreint cette loi peut être puni de mort. Il est probable que ce tabou protège une race déjà menacée par la grosse consommation d’œufs, à l’époque de la ponte. Le vainqueur du championnat de pêche sous-marine de Nouméa est toujours celui
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qui a réussi à capturer la plus grosse tortue (souvent plus de 100 kg). Personnellement, j’achète la tortue sèche à Londres. Elle se présente sous la forme de plaques racornies et très dures. On doit les faire tremper à l’eau fraîche. On prépare alors un consommé dans lequel on ajoute les herbes à tortue, la tortue, et l’on cuit le tout très doucement pendant une heure ou deux jusqu’à ce que la chair soit bien souple. Les herbes à tortue se vendent toutes prêtes en petits sachets de mousseline que l’on met tels quels dans le consommé. Lorsque la tortue est cuite, on l’égoutte et on la coupe en petits cubes que l’on met dans une cocotte. On passe le consommé de cuisson sur les cubes de tortue. Au moment de servir, on dédouble le potage de tortue avec du consommé, et l’on ajoute environ le cinquième du volume de xérès très sec et très parfumé. Il faut aussi avoir soin de répartir les morceaux de tortue entre les convives. La tortue terrapin, qui est une tortue de terre, de petites dimensions d’ailleurs, est très appréciée des Américains. On en fait une sorte de potage-ragoût qui n’est pas dans nos goûts classiques. Dégraissage du consommé - Le consommé se dégraisse avec du papier de soie que l’on emploie en général à un tout autre usage et qui se vend en paquets ou en rouleaux. On « caresse » la surface du consommé encore chaud avec une feuille, puis une autre, etc. Chaque feuille absorbe la graisse et, au bout d’une vingtaine d’opérations successives, on obtient un consommé parfaitement dégraissé. Si le consommé est destiné à être utilisé froid ou même à être réservé, il est facile de laisser glacer le tout ; la graisse se fige et on l’enlève alors très facilement.
nids d’hirondelles Nous trouvons en France des nids d’hirondelles secs et propres. En effet, la salangane est une hirondelle de mer qui construit son nid avec une sécrétion qu’elle ne peut produire qu’après avoir ingéré certaines algues. C’est donc une sorte de digestion d’algues choisies et
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du vert de céleri également coupé très menu et des fines herbes. Ajoutez, selon la quantité de bouillon à clarifier, un blanc d’œuf au litre de liquide. Battez jusqu’à ce que l’ensemble soit mousseux. Ajoutez alors un peu de bouillon tiède, battez de nouveau, enfin ajoutez la totalité du bouillon sans cesser de battre. Portez sur le feu et amenez lentement à ébullition. Laissez cuire sans stopper l’ébullition, mais en ayant soin que cette dernière soit très douce. Une petite heure est nécessaire à la stabilité de la clarification. Laissez tiédir et passez à travers un linge en prélevant le consommé à la louche dans le récipient de clarification. Les impératifs sont donc un mouillement des blancs avec un liquide tiède et une ébullition lente permettant la stabilité de la clarification. Naturellement, ce genre de consommé peut être conservé un certain temps sans danger ; il faut le laisser tiédir et le placer le plus vite possible au froid, d’où il sortira pour être utilisé. Les consommés peuvent revêtir un grand nombre de formes et se parer des noms les plus prestigieux. Il y a toujours une raison à un baptême ; mais les recettes ont été modifiées par le temps, et le marquis de Béchamel aurait bien du mal à reconnaître dans certaines colles de pâte la sauce qui fit sa renommée. Dans la ligne qui nous intéresse, la tortue verte et le consommé aux nids d’hirondelles sont deux types de consommé qu’aimait Jean Cocteau. Tout d’abord, quelques mots au sujet des tortues. De tout temps la tortue fut un mets très recherché des navigateurs, en raison de la finesse de la chair, de la valeur nutritive du sang et des vertus aphrodisiaques que l’on prête à la partie de la carapace qui, débarrassée de l’écaille, se présente comme de la tête de veau. C’est sous cette dernière forme et pratiquement sous cette forme seule que nous connaissons la tortue. C’est d’ailleurs pourquoi l’on a inventé la « fausse tortue » ou « mock-turtle », qui est un consommé parfumé aux herbes à tortue et garni de tête de veau. En certains points de la Polynésie, la tortue est tabou et ne peut être servie qu’à la table du chef. Qui enfreint cette loi peut être puni de mort. Il est probable que ce tabou protège une race déjà menacée par la grosse consommation d’œufs, à l’époque de la ponte. Le vainqueur du championnat de pêche sous-marine de Nouméa est toujours celui
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qui a réussi à capturer la plus grosse tortue (souvent plus de 100 kg). Personnellement, j’achète la tortue sèche à Londres. Elle se présente sous la forme de plaques racornies et très dures. On doit les faire tremper à l’eau fraîche. On prépare alors un consommé dans lequel on ajoute les herbes à tortue, la tortue, et l’on cuit le tout très doucement pendant une heure ou deux jusqu’à ce que la chair soit bien souple. Les herbes à tortue se vendent toutes prêtes en petits sachets de mousseline que l’on met tels quels dans le consommé. Lorsque la tortue est cuite, on l’égoutte et on la coupe en petits cubes que l’on met dans une cocotte. On passe le consommé de cuisson sur les cubes de tortue. Au moment de servir, on dédouble le potage de tortue avec du consommé, et l’on ajoute environ le cinquième du volume de xérès très sec et très parfumé. Il faut aussi avoir soin de répartir les morceaux de tortue entre les convives. La tortue terrapin, qui est une tortue de terre, de petites dimensions d’ailleurs, est très appréciée des Américains. On en fait une sorte de potage-ragoût qui n’est pas dans nos goûts classiques. Dégraissage du consommé - Le consommé se dégraisse avec du papier de soie que l’on emploie en général à un tout autre usage et qui se vend en paquets ou en rouleaux. On « caresse » la surface du consommé encore chaud avec une feuille, puis une autre, etc. Chaque feuille absorbe la graisse et, au bout d’une vingtaine d’opérations successives, on obtient un consommé parfaitement dégraissé. Si le consommé est destiné à être utilisé froid ou même à être réservé, il est facile de laisser glacer le tout ; la graisse se fige et on l’enlève alors très facilement.
nids d’hirondelles Nous trouvons en France des nids d’hirondelles secs et propres. En effet, la salangane est une hirondelle de mer qui construit son nid avec une sécrétion qu’elle ne peut produire qu’après avoir ingéré certaines algues. C’est donc une sorte de digestion d’algues choisies et
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dosées qui nous est ainsi offerte. Nous bénéficions de nids qui ont été scrupuleusement nettoyés, et lorsque l’on sait que cela comporte un énorme travail à la pince à épiler et que, d’autre part, les chasseurs de nids risquent leur vie, suspendus à une corde le long de falaises abruptes, alors on paie sans rechigner quelque 25 000 anciens francs le kilo ces conglomérats opalins. Naturellement, on attribue des qualités aphrodisiaques aux nids d’hirondelles comme à la chair de la tortue. D’aucuns vont jusqu’à dire qu’ils « développent l’intelligence » ; entendez sans doute par là que la mémoire en est stimulée. Le potage aux nids d’hirondelles des Chinois est très dilué. Un nid pèse seulement quelques grammes et, pour eux, suffit à dix personnes. Nous sommes plus généreux ; nous comptons un nid pour deux personnes (pour les plus petits) ou pour quatre (pour les plus importants). Bien entendu, nous n’avons, je l’ai déjà dit, aucun travail de nettoyage à prévoir. Tremper les nids à l’eau tiède jusqu’à ce qu’ils soient souples, les cuire ensuite tout doucement dans du consommé. Cette cuisson peut être très longue selon la quantité et, peut être, l’ancienneté des nids. Plusieurs heures sont parfois nécessaires. Il faut alors prendre une ou deux petites louches de ce bouillon et ajouter, selon le degré de sel, de deux à quatre louches de même volume de consommé et une louche de xérès par personne. Il est strictement exact que ce genre de consommé est reconstituant. Autrefois, on attendait des potages concentrés, « consommés » (au pied de la lettre), une action qui « restaurait » les forces. C’est ainsi qu’est né le mot « restaurant ». Parmi les toutes premières maisons (elles apparurent à la fin du xviiie siècle), il y avait le Café de Chartres, qui très vite devint le Grand Véfour, du nom de Jean Véfour son propriétaire, et par opposition au Petit Véfour, où se trouve aujourd’hui une épicerie coopérative des employés de la Banque de France. J’ai recherché, sans trop me donner de mal il est vrai, ce qu’était devenu Jean Véfour après qu’il eut vendu son restaurant à son associé. Il n’a laissé aucune trace, et je suppose donc qu’il fut heureux à partir de ce jour-là.
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dosées qui nous est ainsi offerte. Nous bénéficions de nids qui ont été scrupuleusement nettoyés, et lorsque l’on sait que cela comporte un énorme travail à la pince à épiler et que, d’autre part, les chasseurs de nids risquent leur vie, suspendus à une corde le long de falaises abruptes, alors on paie sans rechigner quelque 25 000 anciens francs le kilo ces conglomérats opalins. Naturellement, on attribue des qualités aphrodisiaques aux nids d’hirondelles comme à la chair de la tortue. D’aucuns vont jusqu’à dire qu’ils « développent l’intelligence » ; entendez sans doute par là que la mémoire en est stimulée. Le potage aux nids d’hirondelles des Chinois est très dilué. Un nid pèse seulement quelques grammes et, pour eux, suffit à dix personnes. Nous sommes plus généreux ; nous comptons un nid pour deux personnes (pour les plus petits) ou pour quatre (pour les plus importants). Bien entendu, nous n’avons, je l’ai déjà dit, aucun travail de nettoyage à prévoir. Tremper les nids à l’eau tiède jusqu’à ce qu’ils soient souples, les cuire ensuite tout doucement dans du consommé. Cette cuisson peut être très longue selon la quantité et, peut être, l’ancienneté des nids. Plusieurs heures sont parfois nécessaires. Il faut alors prendre une ou deux petites louches de ce bouillon et ajouter, selon le degré de sel, de deux à quatre louches de même volume de consommé et une louche de xérès par personne. Il est strictement exact que ce genre de consommé est reconstituant. Autrefois, on attendait des potages concentrés, « consommés » (au pied de la lettre), une action qui « restaurait » les forces. C’est ainsi qu’est né le mot « restaurant ». Parmi les toutes premières maisons (elles apparurent à la fin du xviiie siècle), il y avait le Café de Chartres, qui très vite devint le Grand Véfour, du nom de Jean Véfour son propriétaire, et par opposition au Petit Véfour, où se trouve aujourd’hui une épicerie coopérative des employés de la Banque de France. J’ai recherché, sans trop me donner de mal il est vrai, ce qu’était devenu Jean Véfour après qu’il eut vendu son restaurant à son associé. Il n’a laissé aucune trace, et je suppose donc qu’il fut heureux à partir de ce jour-là.
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vichyssoise La vichyssoise a été créée à New York par un chef français. N’étant pas certain de son identité, je me contenterai de penser que ce dernier était originaire de l’Allier, et que c’est à cette origine que nous devons le nom de baptême de ce potage. En fait, il s’agit d’un poireaupommes parfois ennobli du nom de parisien, de lyonnais ou d’autres lieux. Il y aurait beaucoup à dire sur les méthodes qui ont permis aux Américains d’utiliser les pommes de terre froides, voire réchauffées, sans qu’elles prennent ce goût désagréable qui les déprécie. Ce résultat fut obtenu grâce à une sélection des pommes, à une active surveillance de la culture et aussi à un choix intelligent des engrais. L’Amérique nous a donné là une recette aujourd’hui universelle. Comme toujours, nombre de recettes sont nées de la première et, tout en conservant l’esprit, tutoient un peu la règle. Voici deux recettes - la première étant celle que j’utilise et sur laquelle Jean Cocteau n’était pas d’accord. Dans une casserole épaisse ou une cocotte de fonte émaillée, faites blondir des blancs de poireaux finement émincés avec beurre et huile. Ne laissez pas trop colorer. Ajoutez alors une ou plusieurs carcasses de volaille concassées, des pattes et des ailerons de poulet également concassés, des pommes de terre coupées en quatre, un fort bouquet garni, du sel et un peu de poivre de Cayenne. Recouvrez d’eau bouillante, posez un couvercle et laissez cuire 3/4 d’heure. Passez tout d’abord au tamis, ensuite, soit à l’étamine, soit au chinois très fin. Laissez refroidir. Ajoutez de la crème fraîche au moment de servir, ainsi que des fines herbes. En ce qui concerne ces dernières, j’utilise le cerfeuil (pluches) blanchi et rafraîchi. Voici comment il faut opérer : ayez une passoire de petites dimensions entrant facilement dans une casserole que vous emplissez aux deux tiers d’eau, que vous portez à ébullition. Prenez seulement les feuilles de cerfeuil que vous mettez dans la passoire. Lorsque l’eau bout violemment, salez, et plongez aussitôt la passoire dans la casserole. Laissez monter l’eau dans la passoire, puis faites reprendre l’ébullition durant 20 à 30 secondes. Retirez alors la passoire de l’eau bouillante, et passez le cerfeuil égoutté sous le robinet d’eau froide. Réservez les pluches de cerfeuil
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dans un peu d’eau glacée, d’où vous les retirerez pour les utiliser. Les Américains mettent de la ciboulette finement ciselée, c’est également très bien. Maintenant, voici la seconde méthode et aussi un tour de main d’utilisation. Dans une cocotte de fonte émaillée, mettez de l’huile et du beurre. Chauffez doucement et ajoutez des verts et blancs de poireaux finement ciselés. Laissez « tomber » doucement sans colorer. Au besoin, ajoutez du beurre. Mettez les pommes de terre coupées et « mouillez » avec du consommé. Ajoutez bouquet garni, sel et poivre, et cuisez doucement. Passez au tamis, puis à l’étamine ou au chinois très fin. Laissez refroidir. Au moment de l’utilisation, vous mélangez ce potage à son volume de crème fraîche et vous ajoutez la quantité de consommé froid qui sera nécessaire pour obtenir l’épaisseur que vous recherchez. Il sera peut-être utile de rectifier l’assaisonnement, surtout en poivre, ce qui est facile au dernier moment. Ajouter du consommé froid pour éclaircir la vichyssoise est une méthode toujours valable. On peut aussi l’éclaircir avec du lait, ce qui est facile ; mais cela diminue très sensiblement et la valeur gastronomique et les qualités reconstituantes que l’on est en droit d’attendre d’un bouillon. Jean Cocteau aimait la vichyssoise liquide et garnie de ciboulette. Les Français en général l’aiment onctueuse et préfèrent le cerfeuil. C’est au restaurant Horcher de Madrid que Jean Cocteau a trouvé la meilleure vichyssoise de sa vie. Potage d’importation américaine, mais français d’origine, mangé en Espagne, chez un Allemand, voilà bien la preuve que l’art n’a pas de patrie.
Lorsque la vichyssoise fut introduite en France, ou plus exactement réclamée par les premiers touristes américains des années 46-47, Francis Bonnerue, du Coq Hardy (à Bougival) pensait (comme beaucoup d’entre nous d’ailleurs) qu’il s’agissait d’un potage de carottes. Il est exact, d’ailleurs, que la crème vichyssoise, comme toutes les garnitures du même nom, comporte des carottes, mais ce n’était pas du même Vichy qu’il s’agissait. D’aucuns prétendirent à l’époque que cette recette avait été dédiée à la capitale de la France « non occupée ».
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vichyssoise La vichyssoise a été créée à New York par un chef français. N’étant pas certain de son identité, je me contenterai de penser que ce dernier était originaire de l’Allier, et que c’est à cette origine que nous devons le nom de baptême de ce potage. En fait, il s’agit d’un poireaupommes parfois ennobli du nom de parisien, de lyonnais ou d’autres lieux. Il y aurait beaucoup à dire sur les méthodes qui ont permis aux Américains d’utiliser les pommes de terre froides, voire réchauffées, sans qu’elles prennent ce goût désagréable qui les déprécie. Ce résultat fut obtenu grâce à une sélection des pommes, à une active surveillance de la culture et aussi à un choix intelligent des engrais. L’Amérique nous a donné là une recette aujourd’hui universelle. Comme toujours, nombre de recettes sont nées de la première et, tout en conservant l’esprit, tutoient un peu la règle. Voici deux recettes - la première étant celle que j’utilise et sur laquelle Jean Cocteau n’était pas d’accord. Dans une casserole épaisse ou une cocotte de fonte émaillée, faites blondir des blancs de poireaux finement émincés avec beurre et huile. Ne laissez pas trop colorer. Ajoutez alors une ou plusieurs carcasses de volaille concassées, des pattes et des ailerons de poulet également concassés, des pommes de terre coupées en quatre, un fort bouquet garni, du sel et un peu de poivre de Cayenne. Recouvrez d’eau bouillante, posez un couvercle et laissez cuire 3/4 d’heure. Passez tout d’abord au tamis, ensuite, soit à l’étamine, soit au chinois très fin. Laissez refroidir. Ajoutez de la crème fraîche au moment de servir, ainsi que des fines herbes. En ce qui concerne ces dernières, j’utilise le cerfeuil (pluches) blanchi et rafraîchi. Voici comment il faut opérer : ayez une passoire de petites dimensions entrant facilement dans une casserole que vous emplissez aux deux tiers d’eau, que vous portez à ébullition. Prenez seulement les feuilles de cerfeuil que vous mettez dans la passoire. Lorsque l’eau bout violemment, salez, et plongez aussitôt la passoire dans la casserole. Laissez monter l’eau dans la passoire, puis faites reprendre l’ébullition durant 20 à 30 secondes. Retirez alors la passoire de l’eau bouillante, et passez le cerfeuil égoutté sous le robinet d’eau froide. Réservez les pluches de cerfeuil
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dans un peu d’eau glacée, d’où vous les retirerez pour les utiliser. Les Américains mettent de la ciboulette finement ciselée, c’est également très bien. Maintenant, voici la seconde méthode et aussi un tour de main d’utilisation. Dans une cocotte de fonte émaillée, mettez de l’huile et du beurre. Chauffez doucement et ajoutez des verts et blancs de poireaux finement ciselés. Laissez « tomber » doucement sans colorer. Au besoin, ajoutez du beurre. Mettez les pommes de terre coupées et « mouillez » avec du consommé. Ajoutez bouquet garni, sel et poivre, et cuisez doucement. Passez au tamis, puis à l’étamine ou au chinois très fin. Laissez refroidir. Au moment de l’utilisation, vous mélangez ce potage à son volume de crème fraîche et vous ajoutez la quantité de consommé froid qui sera nécessaire pour obtenir l’épaisseur que vous recherchez. Il sera peut-être utile de rectifier l’assaisonnement, surtout en poivre, ce qui est facile au dernier moment. Ajouter du consommé froid pour éclaircir la vichyssoise est une méthode toujours valable. On peut aussi l’éclaircir avec du lait, ce qui est facile ; mais cela diminue très sensiblement et la valeur gastronomique et les qualités reconstituantes que l’on est en droit d’attendre d’un bouillon. Jean Cocteau aimait la vichyssoise liquide et garnie de ciboulette. Les Français en général l’aiment onctueuse et préfèrent le cerfeuil. C’est au restaurant Horcher de Madrid que Jean Cocteau a trouvé la meilleure vichyssoise de sa vie. Potage d’importation américaine, mais français d’origine, mangé en Espagne, chez un Allemand, voilà bien la preuve que l’art n’a pas de patrie.
Lorsque la vichyssoise fut introduite en France, ou plus exactement réclamée par les premiers touristes américains des années 46-47, Francis Bonnerue, du Coq Hardy (à Bougival) pensait (comme beaucoup d’entre nous d’ailleurs) qu’il s’agissait d’un potage de carottes. Il est exact, d’ailleurs, que la crème vichyssoise, comme toutes les garnitures du même nom, comporte des carottes, mais ce n’était pas du même Vichy qu’il s’agissait. D’aucuns prétendirent à l’époque que cette recette avait été dédiée à la capitale de la France « non occupée ».
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