Elle mange

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Hors-d’œuvre


Emmanuelle Jary

elmleange MISE EN APPÉTIT


En mémoire de Suzanne et Charles Chagneux

© Les éditions de l’Épure, Paris, 2011


En mémoire de Suzanne et Charles Chagneux

© Les éditions de l’Épure, Paris, 2011


La mort Ça s’est passé au cours d’un dîner. Un de ces dîners dont on n’attend pas grand-chose si ce n’est le plaisir d’une conversation informelle. Une de ces conversations faites de plaisanteries où l’on s’enquiert des autres par courtoisie selon cette formule tout à fait extravagante si l’on considère qu’on doit y répondre à la lettre : que deviens-tu ? Au cours de ce dîner dont les conversations tournaient un peu en rond, quelqu’un eut l’idée, par jeu, de poser cette question qui lui permît de faire surgir quelque chose de longtemps enfoui : quel est votre plus ancien souvenir ? Alors de but en blanc, elle répondit que c’était les beignets qu’elle mangeait certains soirs dans la rue au Cameroun avec son frère. Il y eut un long silence. Quelques raclements de gorge. Un convive s’efforça maladroitement de détourner l’attention sur ce qui n’était qu’accessoire : bien sûr, un souvenir gourmand, on aurait dû s’en douter. Toute la tablée se précipita vers cette issue de secours. Elle eut un petit sourire en coin, assez visible, mais auquel personne ne voulut accorder d’attention, par lâcheté ou

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par pudeur peut-être, par souci de maintenir une atmosphère conforme à ces-dîners-dont-onn’attend-pas-grand-chose, sûrement. Les conversations reprirent leur ronde incessante ; elle ne les entendait plus que comme un fond sonore. C’était une très belle maison d’expatriés français avec un beau jardin, une belle piscine, un beau labrador au poil brillant, de belles fleurs d’hibiscus qu’elle se plaisait à arracher de temps en temps en passant, à écraser dans sa main et à jeter sur le sol. Comme ça, sans raison. Le dimanche, elle léchait des sorbets aux fruits de la passion qu’elle se plaisait à laisser fondre en partie dans l’eau de la piscine. Comme ça, sans raison. C’était sa vie incroyablement préservée et gâtée de petite fille de sept ans. Elle refusait de manger des glaces qu’on appelle Mystère, car c’était celles que mangeaient les domestiques qu’on appelait des boys, tout comme le labrador à qui l’on s’adressait en anglais quand il acceptait de donner la papatte, good boy. Le jardin recelait des trésors. Des mangues juteuses et parfumées qu’elle mangeait souvent du bout des lèvres parce que jugées trop filan-

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La mort Ça s’est passé au cours d’un dîner. Un de ces dîners dont on n’attend pas grand-chose si ce n’est le plaisir d’une conversation informelle. Une de ces conversations faites de plaisanteries où l’on s’enquiert des autres par courtoisie selon cette formule tout à fait extravagante si l’on considère qu’on doit y répondre à la lettre : que deviens-tu ? Au cours de ce dîner dont les conversations tournaient un peu en rond, quelqu’un eut l’idée, par jeu, de poser cette question qui lui permît de faire surgir quelque chose de longtemps enfoui : quel est votre plus ancien souvenir ? Alors de but en blanc, elle répondit que c’était les beignets qu’elle mangeait certains soirs dans la rue au Cameroun avec son frère. Il y eut un long silence. Quelques raclements de gorge. Un convive s’efforça maladroitement de détourner l’attention sur ce qui n’était qu’accessoire : bien sûr, un souvenir gourmand, on aurait dû s’en douter. Toute la tablée se précipita vers cette issue de secours. Elle eut un petit sourire en coin, assez visible, mais auquel personne ne voulut accorder d’attention, par lâcheté ou

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par pudeur peut-être, par souci de maintenir une atmosphère conforme à ces-dîners-dont-onn’attend-pas-grand-chose, sûrement. Les conversations reprirent leur ronde incessante ; elle ne les entendait plus que comme un fond sonore. C’était une très belle maison d’expatriés français avec un beau jardin, une belle piscine, un beau labrador au poil brillant, de belles fleurs d’hibiscus qu’elle se plaisait à arracher de temps en temps en passant, à écraser dans sa main et à jeter sur le sol. Comme ça, sans raison. Le dimanche, elle léchait des sorbets aux fruits de la passion qu’elle se plaisait à laisser fondre en partie dans l’eau de la piscine. Comme ça, sans raison. C’était sa vie incroyablement préservée et gâtée de petite fille de sept ans. Elle refusait de manger des glaces qu’on appelle Mystère, car c’était celles que mangeaient les domestiques qu’on appelait des boys, tout comme le labrador à qui l’on s’adressait en anglais quand il acceptait de donner la papatte, good boy. Le jardin recelait des trésors. Des mangues juteuses et parfumées qu’elle mangeait souvent du bout des lèvres parce que jugées trop filan-

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dreuses, des petites bananes qu’elle n’aimait pas et elle restait perplexe devant l’extase des adultes, des noix de coco dont elle guettait la chute pendant des semaines en craignant toujours de s’en prendre une sur la tête, des fourmis qu’elle écrasait du bout de l’index et avalait à grands cris et à grands beurks. Le monde du jardin était fermé par de grands portails ; ils ne laissaient rien deviner de l’extérieur. De l’autre côté, la rue. Au bout de la rue, deux ou trois maisons plus loin, la piste commençait. La poussière y tourbillonnait les jours de grand vent. Le vide y régnait. Pas de fleurs d’hibiscus, pas de piscine, pas de pelouse bien tondue, mais un immense terrain vague bosselé, sur lequel s’installaient des hommes et des femmes certains soirs à la nuit tombée. Les femmes faisaient frire de la pâte à beignets dans une huile qualifiée de dégoûtante par les adultes qui consentaient à lui donner quelques francs CFA pour qu’elle aille en acheter dans un cornet en papier journal, jugé encore plus dégoûtant que l’huile. Ils avançaient, elle et lui, timidement, main dans la main. Elle et lui avançaient craintifs dans cet autre monde qu’était la rue, la nuit. Les lumières de la maison ne portaient pas au-delà

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de quelques mètres et c’était alors le noir et les Noirs devant eux. Les Noirs leur expliquaient qu’ils dominaient le monde avant l’arrivée des Blancs et qu’un jour à nouveau, ils domineront les Blancs. Elle et lui disaient oui de la tête, tendaient le bras, les fesses en arrière, pour donner la pièce sans avoir à s’approcher trop près puis repartaient en courant avec leur cornet. Avant d’arriver au jardin, elle et lui mangeaient quelques beignets. Ils étaient gras, croustillants à l’extérieur, terriblement denses à l’intérieur. Elle se brûlait les doigts, la bouche. Les beignets devaient être très chauds pour être bons. En refroidissant, ils devenaient mous et écœurants. Après avoir absorbé plusieurs beignets, une fine couche de gras tapissait son palais. Elle aimait cette sensation. Elle grattait son palais avec l’ongle de son index pour ôter ce gras, mais il fallait plusieurs heures pour que le filtre disparaisse totalement. Elle et lui ne finissaient jamais les beignets. Le lendemain, ils gisaient sur une table du jardin. Ils n’étaient plus appétissants. Elle les regardait comme des étrangetés. Des indices du monde extérieur, des témoins de la veille. Des beignets ramollis par la nuit, signes du temps qui passe et que la vie n’est pas un rêve.

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dreuses, des petites bananes qu’elle n’aimait pas et elle restait perplexe devant l’extase des adultes, des noix de coco dont elle guettait la chute pendant des semaines en craignant toujours de s’en prendre une sur la tête, des fourmis qu’elle écrasait du bout de l’index et avalait à grands cris et à grands beurks. Le monde du jardin était fermé par de grands portails ; ils ne laissaient rien deviner de l’extérieur. De l’autre côté, la rue. Au bout de la rue, deux ou trois maisons plus loin, la piste commençait. La poussière y tourbillonnait les jours de grand vent. Le vide y régnait. Pas de fleurs d’hibiscus, pas de piscine, pas de pelouse bien tondue, mais un immense terrain vague bosselé, sur lequel s’installaient des hommes et des femmes certains soirs à la nuit tombée. Les femmes faisaient frire de la pâte à beignets dans une huile qualifiée de dégoûtante par les adultes qui consentaient à lui donner quelques francs CFA pour qu’elle aille en acheter dans un cornet en papier journal, jugé encore plus dégoûtant que l’huile. Ils avançaient, elle et lui, timidement, main dans la main. Elle et lui avançaient craintifs dans cet autre monde qu’était la rue, la nuit. Les lumières de la maison ne portaient pas au-delà

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de quelques mètres et c’était alors le noir et les Noirs devant eux. Les Noirs leur expliquaient qu’ils dominaient le monde avant l’arrivée des Blancs et qu’un jour à nouveau, ils domineront les Blancs. Elle et lui disaient oui de la tête, tendaient le bras, les fesses en arrière, pour donner la pièce sans avoir à s’approcher trop près puis repartaient en courant avec leur cornet. Avant d’arriver au jardin, elle et lui mangeaient quelques beignets. Ils étaient gras, croustillants à l’extérieur, terriblement denses à l’intérieur. Elle se brûlait les doigts, la bouche. Les beignets devaient être très chauds pour être bons. En refroidissant, ils devenaient mous et écœurants. Après avoir absorbé plusieurs beignets, une fine couche de gras tapissait son palais. Elle aimait cette sensation. Elle grattait son palais avec l’ongle de son index pour ôter ce gras, mais il fallait plusieurs heures pour que le filtre disparaisse totalement. Elle et lui ne finissaient jamais les beignets. Le lendemain, ils gisaient sur une table du jardin. Ils n’étaient plus appétissants. Elle les regardait comme des étrangetés. Des indices du monde extérieur, des témoins de la veille. Des beignets ramollis par la nuit, signes du temps qui passe et que la vie n’est pas un rêve.

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Les beignets n’étaient ni salés, ni sucrés. Sans être complètement insipides, ils portaient pourtant en eux tous les possibles. Elle et lui n’ont jamais échangé leurs impressions sur ces beignets. Mais elle et lui communiaient en silence par leurs mains tenues dans cette nuit noire où elle et lui étaient étrangers. Elle et lui communiaient par leur volonté de franchir ces immenses portails pour aller voir ce qu’il se passait au-delà, découvrir le monde. De l’autre côté du jardin. Leur volonté d’enfants commençait à bousculer un peu les choses. Elle et lui entraient à petits pas dans la vie. Main dans la main. De l’autre côté du jardin. Il se trouve que ce sont des beignets qui les ont attirés à l’extérieur. Il se trouve que ce sont des nourritures qui les ont, elle et lui, à jamais liés dans le temps. Des beignets insipides qui portaient donc en eux tous les possibles. Comme la vie à cette époque, droit devant eux, ces années à venir au sortir du jardin. Sa vie à lui s’est arrêtée plus tôt que prévu. Même pas encore sorti du jardin. La sienne, à elle, continue, les mains vides mais avec des nourritures plein les poches, plein les pages, plein la vie. Depuis lors, elle bouffe à n’en plus finir. Elle bouffe de tout, du salé, du

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sucré, du gras, de l’acide, du poivré, du mou, du dur. Elle les a recherchés partout dans le monde, ces beignets. Une fois, elle a sauté d’un train, croyant les apercevoir au bout du quai. Mais ce n’était pas les mêmes. Elle continuera à bouffer encore et toujours dans l’espoir de retrouver cette saveur perdue dans le temps jusqu’à le rejoindre, lui, le frère mort. Jusqu’à le rejoindre, de l’autre côté de la rue, là où il est resté. Dans le jardin africain.

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Les beignets n’étaient ni salés, ni sucrés. Sans être complètement insipides, ils portaient pourtant en eux tous les possibles. Elle et lui n’ont jamais échangé leurs impressions sur ces beignets. Mais elle et lui communiaient en silence par leurs mains tenues dans cette nuit noire où elle et lui étaient étrangers. Elle et lui communiaient par leur volonté de franchir ces immenses portails pour aller voir ce qu’il se passait au-delà, découvrir le monde. De l’autre côté du jardin. Leur volonté d’enfants commençait à bousculer un peu les choses. Elle et lui entraient à petits pas dans la vie. Main dans la main. De l’autre côté du jardin. Il se trouve que ce sont des beignets qui les ont attirés à l’extérieur. Il se trouve que ce sont des nourritures qui les ont, elle et lui, à jamais liés dans le temps. Des beignets insipides qui portaient donc en eux tous les possibles. Comme la vie à cette époque, droit devant eux, ces années à venir au sortir du jardin. Sa vie à lui s’est arrêtée plus tôt que prévu. Même pas encore sorti du jardin. La sienne, à elle, continue, les mains vides mais avec des nourritures plein les poches, plein les pages, plein la vie. Depuis lors, elle bouffe à n’en plus finir. Elle bouffe de tout, du salé, du

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sucré, du gras, de l’acide, du poivré, du mou, du dur. Elle les a recherchés partout dans le monde, ces beignets. Une fois, elle a sauté d’un train, croyant les apercevoir au bout du quai. Mais ce n’était pas les mêmes. Elle continuera à bouffer encore et toujours dans l’espoir de retrouver cette saveur perdue dans le temps jusqu’à le rejoindre, lui, le frère mort. Jusqu’à le rejoindre, de l’autre côté de la rue, là où il est resté. Dans le jardin africain.

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La complicité Il avait dit : comme ça on fêtera l’arrivée du printemps. Bien des jours avant, elle s’aventurait sur cette place, la traversait en sifflant un air connu pour déjouer l’attention des passants qui, s’imaginaitelle, pouvaient deviner les raisons de sa présence. Elle s’arrêtait devant le menu. Le lisait, bien qu’elle finît par le connaître par cœur, et tentait d’imaginer ce qui se cachait derrière les expressions belle humeur et demi-deuil. La veille, elle mangea des aliments insipides en petite quantité, ne fuma pas, se coucha tôt. Elle fut prête bien avant l’heure et emprunta le chemin qu’elle avait accompli maintes fois. Ce jour, son regard cherchait celui des promeneurs. Elle ne cachait pas sa destination. Elle tapota ses épaules pour ôter d’éventuelles poussières, lissa ses cheveux et poussa la porte d’entrée. La porte se referma sur elle, la séparant de la place, de la circulation humaine et automobile. La porte coupa court au froid, à la pluie, au vent, à l’heure qui tourne, aux pensées sombres, aux visages fermés, aux bousculades. Pour un temps, elle était de l’autre côté. Du bon côté.

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Elle eut quelques gestes précipités pour enlever son manteau. Se dirigea rapidement à la table où il l’attendait. Elle ne vit rien du décor. Une coupe de champagne arriva promptement. Elle la but. Son corps tendu se relâcha. Elle lut la carte comme pour la première fois. Ils étaient là sans être là. Tout autour, ils se succédaient gracieux, souriants. Ils acquiesçaient à tout. Le choix de chaque plat s’accompagnait de description, leur enchaînement était aussi l’objet de maintes intentions. L’effervescence fut à son comble lorsqu’il fallut choisir le vin. Il fut évidemment question de millésime, de maturité, d’accord avec les mets, de congruence avec le palais des mangeurs. Elle dit qu’elle aimait bien les vins blancs un peu gras. Le sommelier tourna les pages de l’immense registre. Il fit de nouvelles suggestions. On se gratta la tête, on se saisit le menton. On fronça les sourcils. Les esprits réfléchissaient. Puis on tomba d’accord. Le sommelier dit qu’il serait toujours possible au fur et à mesure du voyage de changer de cap. Le propos rassura. La décision n’était donc pas ferme et définitive, ce qui donnait un peu de légèreté à l’engagement qui venait d’être pris.

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La complicité Il avait dit : comme ça on fêtera l’arrivée du printemps. Bien des jours avant, elle s’aventurait sur cette place, la traversait en sifflant un air connu pour déjouer l’attention des passants qui, s’imaginaitelle, pouvaient deviner les raisons de sa présence. Elle s’arrêtait devant le menu. Le lisait, bien qu’elle finît par le connaître par cœur, et tentait d’imaginer ce qui se cachait derrière les expressions belle humeur et demi-deuil. La veille, elle mangea des aliments insipides en petite quantité, ne fuma pas, se coucha tôt. Elle fut prête bien avant l’heure et emprunta le chemin qu’elle avait accompli maintes fois. Ce jour, son regard cherchait celui des promeneurs. Elle ne cachait pas sa destination. Elle tapota ses épaules pour ôter d’éventuelles poussières, lissa ses cheveux et poussa la porte d’entrée. La porte se referma sur elle, la séparant de la place, de la circulation humaine et automobile. La porte coupa court au froid, à la pluie, au vent, à l’heure qui tourne, aux pensées sombres, aux visages fermés, aux bousculades. Pour un temps, elle était de l’autre côté. Du bon côté.

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Elle eut quelques gestes précipités pour enlever son manteau. Se dirigea rapidement à la table où il l’attendait. Elle ne vit rien du décor. Une coupe de champagne arriva promptement. Elle la but. Son corps tendu se relâcha. Elle lut la carte comme pour la première fois. Ils étaient là sans être là. Tout autour, ils se succédaient gracieux, souriants. Ils acquiesçaient à tout. Le choix de chaque plat s’accompagnait de description, leur enchaînement était aussi l’objet de maintes intentions. L’effervescence fut à son comble lorsqu’il fallut choisir le vin. Il fut évidemment question de millésime, de maturité, d’accord avec les mets, de congruence avec le palais des mangeurs. Elle dit qu’elle aimait bien les vins blancs un peu gras. Le sommelier tourna les pages de l’immense registre. Il fit de nouvelles suggestions. On se gratta la tête, on se saisit le menton. On fronça les sourcils. Les esprits réfléchissaient. Puis on tomba d’accord. Le sommelier dit qu’il serait toujours possible au fur et à mesure du voyage de changer de cap. Le propos rassura. La décision n’était donc pas ferme et définitive, ce qui donnait un peu de légèreté à l’engagement qui venait d’être pris.

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Elle s’accorda quelques secondes pour observer l’élégance discrète du lieu. Les plats arrivèrent et son univers se limita définitivement à la table qui l’accueillait. En ce jour du 20 mars 1998, elle mangea sa première truffe fraîche. Elle le regarda. Ils se comprirent en silence. Eux qui avaient tant douté, qui avaient tant questionné le bien-fondé de ce champignon. Eux qui disaient on en fait toute une histoire pour pas grand-chose surent qu’ils étaient passés, toutes ces années, à côté. Autant dire qu’ils s’en bâfrèrent comme pour rattraper le temps perdu. Tous les plats commandés en contenaient. Ils riaient de cette opulence. Ils riaient aussi du bonheur de cette découverte. Ils riaient peut-être du vin qu’ils avaient déjà bu. Ils riaient, le père et la fille, de leur complicité.

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Le désir Il portait un coquillage rond et plat, fossilisé dans de l’argent, maintenu par un lien en cuir assez court, de sorte que le disque de métal précieux, qui reposait en son pourtour sur chacune des clavicules, se tenait en son centre à une petite distance de la peau, créant une zone de vide dans laquelle elle aurait volontiers glissé sa langue. Frotté également ses lèvres sur cette portion de peau préservée qu’elle imaginait plus douce parce qu’à l’ombre du coquillage. Elle ne souhaitait pas y déposer un baiser. Il n’était pas question de tendresse mais de goût. C’est de cela dont elle avait envie. Elle voulait savourer cet homme. On ne mange pas un homme comme un fruit. Ça se mordille un homme, ça ne se mord pas. Ça se suce, ça se lèche mais ça ne s’avale pas. Le plaisir est de surface. Elle remarqua la peau de son cou qui n’était pas de même nature que celle de son torse qu’elle devinait dans l’échancrure d’une chemise largement déboutonnée. Cette peau plus granuleuse, de chair de poule, trahit la maturité. Cette peau exhalait une odeur sucrée. Elle parvenait à la sentir à distance, cette peau contre laquelle elle

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