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Hors-d’œuvre


Bernard-Alain Brux

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MISE EN APPÉTIT


La sauce Béchamel S’il existe dans l’infini répertoire de l’art culinaire une petite chose facile, rapide, simple, adaptable et économe, c’est certainement, à condition de ne s’en tenir qu’au chapitre des sauces, celle dite la béchamel. Son nom évoque une mondaine sophistiquée, snobée peut-être par les gens de Saint-Germain, mais curieusement au mieux avec l’impératrice Eugénie dont elle partage beaucoup les idées, pas mal la dévotion, et sûrement le mari (petite parenthèse, celui-ci aime le plaisir de la table et les dîners sont, à la Cour, souvent interminables et copieux ; il en paiera d’ailleurs de sa santé le prix fort). Le nom est trompeur, cette évocation est fausse : la béchamel en appelle bien plus sûrement à l’image d’une marieuse de village un peu falote mais de bon sens, capable de valoriser le barbon aux yeux de la pucelle ou la douairière au regard de l’éphèbe ; mettre en avant, unir, disparaître, voilà son véritable talent. Le caractère de cette sauce est de surtout ne pas en avoir : elle valorise et lie et s’oublie, et jamais personne à son sujet ne s’exclamera (ou alors quelques cuistres flatteurs dont il faudra se méfier) :

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« Peste, baronne ! Votre béchamel, quel délice ! » En fait nul n’a mieux imagé ce rôle de passeplat, si l’on peut écrire, que l’artiste reconnu Jean A. Dominique Ingres, artiste académique s’il en fut, dont le violon était la peinture, ce qui accorda à la rigueur de son travail une note musquée de jouisseur paganiste. Il est de notoriété d’un public averti que son tableau, L’Odalisque et l’Esclave, peint en 1839 et aujourd’hui exposé au Fogg Art Museum, Massachusetts, est une représentation symbolique gracieuse à l’orientalisme imaginé d’un plat, ordinaire mais gratiné, d’endives au jambon, que l’artiste appréciait à un point tel qu’à moult reprises, les séances de travail s’interrompaient pour lui permettre d’en déguster au débotté une assiette ou deux. À chacune de ses prières, sa charmante petite jeune femme, employée faute d’odalisque (Ingres, alors à Rome, commençait sa carrière) comme modèle, quittait immédiatement le décor somptuaire du lointain Orient pour, « sans même enfiler culotte ni savates », courir à la cuisine et lui préparer cette petite gâterie. Cette circonlocution à la cuisine ménagère, ce

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La sauce Béchamel S’il existe dans l’infini répertoire de l’art culinaire une petite chose facile, rapide, simple, adaptable et économe, c’est certainement, à condition de ne s’en tenir qu’au chapitre des sauces, celle dite la béchamel. Son nom évoque une mondaine sophistiquée, snobée peut-être par les gens de Saint-Germain, mais curieusement au mieux avec l’impératrice Eugénie dont elle partage beaucoup les idées, pas mal la dévotion, et sûrement le mari (petite parenthèse, celui-ci aime le plaisir de la table et les dîners sont, à la Cour, souvent interminables et copieux ; il en paiera d’ailleurs de sa santé le prix fort). Le nom est trompeur, cette évocation est fausse : la béchamel en appelle bien plus sûrement à l’image d’une marieuse de village un peu falote mais de bon sens, capable de valoriser le barbon aux yeux de la pucelle ou la douairière au regard de l’éphèbe ; mettre en avant, unir, disparaître, voilà son véritable talent. Le caractère de cette sauce est de surtout ne pas en avoir : elle valorise et lie et s’oublie, et jamais personne à son sujet ne s’exclamera (ou alors quelques cuistres flatteurs dont il faudra se méfier) :

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« Peste, baronne ! Votre béchamel, quel délice ! » En fait nul n’a mieux imagé ce rôle de passeplat, si l’on peut écrire, que l’artiste reconnu Jean A. Dominique Ingres, artiste académique s’il en fut, dont le violon était la peinture, ce qui accorda à la rigueur de son travail une note musquée de jouisseur paganiste. Il est de notoriété d’un public averti que son tableau, L’Odalisque et l’Esclave, peint en 1839 et aujourd’hui exposé au Fogg Art Museum, Massachusetts, est une représentation symbolique gracieuse à l’orientalisme imaginé d’un plat, ordinaire mais gratiné, d’endives au jambon, que l’artiste appréciait à un point tel qu’à moult reprises, les séances de travail s’interrompaient pour lui permettre d’en déguster au débotté une assiette ou deux. À chacune de ses prières, sa charmante petite jeune femme, employée faute d’odalisque (Ingres, alors à Rome, commençait sa carrière) comme modèle, quittait immédiatement le décor somptuaire du lointain Orient pour, « sans même enfiler culotte ni savates », courir à la cuisine et lui préparer cette petite gâterie. Cette circonlocution à la cuisine ménagère, ce

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fameux tableau, représente une odalisque blafarde, étalant langoureusement l’impudeur de sa nudité monochrome de blonde virginale sur une couche de soie claire, en arrière de laquelle joue du luth une esclave rose et extasiée et peut-être amoureuse, sous le regard patient, en retrait, de l’eunuque noir et enrubanné de service. L’intention du peintre par rapport au plat est claire : le choix de la gamme des coloris, blanc, rose, brun foncé est un rappel direct aux couleurs du mets qui nous occupe. Les symboles ensuite ne peuvent qu’appuyer le trait comme, par exemple, celui de la pipe à eau : ce narguilé, au premier plan, en bas du tableau à droite (discret signe à son ami Charles Marcotte, un ultra), sans doute chargé de substances hallucinogènes et visiblement récemment fumé, indique dans quel triste état se trouve l’odalisque : complètement cuite. Comme l’endive. Pour l’odalisque, l’artiste fait ici preuve de son immense talent à mettre en perspective toute la subtilité de sa révolutionnaire comparaison. Si nous observons l’alanguie complaisance de l’avachie beauté des pieds à la tête, le parallèle est lumineux : les jambes drapées, blanches, s’ouvrent en V sur un ventre lascif, dodu, pai-

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sible, comme les premières feuilles protégeant le centre renflé, pulpeux et tendre du légume ; la tête, dirigée au ciel, couronnée d’une chevelure blonde un peu frisée, n’est-ce pas l’image même de la pointe au délicat frisotti jaune de l’endive, qui lui vient de sa parenté avec la chicorée. Derrière, tout est rose, le drapé des rideaux, les pierres de la colonne, la tenue du gardien, et surtout l’esclave musicienne, tenant son luth comme l’os d’un jarret, avec même le détail un peu cru du corsage évasé au chatoiement verdâtre en vue, au-delà du clin d’œil, de rappeler la présence essentielle au plat de tranches de jambon, peut-être même nous signaler qu’il peut ne pas être frais. Ingres ici laisse apparaître, par cette taquine pirouette, toute la subtilité de la palette de son talent et la maîtrise absolue du sujet. L’eunuque, dans le fond, est sombre, brun foncé, presque noir, c’est le fromage aux marques gratinées, sévères, pour rappeler aux ménagères l’importance de l’exacte durée de cuisson, rappel à l’ordre viril mais discret dans cet univers féminin. L’odalisque au mol fuselé concentre toute la lumière, c’est l’héroïne de la toile. Modeste, derrière, intervient la sauce : cette couche sur laquelle repose le corps blanc

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fameux tableau, représente une odalisque blafarde, étalant langoureusement l’impudeur de sa nudité monochrome de blonde virginale sur une couche de soie claire, en arrière de laquelle joue du luth une esclave rose et extasiée et peut-être amoureuse, sous le regard patient, en retrait, de l’eunuque noir et enrubanné de service. L’intention du peintre par rapport au plat est claire : le choix de la gamme des coloris, blanc, rose, brun foncé est un rappel direct aux couleurs du mets qui nous occupe. Les symboles ensuite ne peuvent qu’appuyer le trait comme, par exemple, celui de la pipe à eau : ce narguilé, au premier plan, en bas du tableau à droite (discret signe à son ami Charles Marcotte, un ultra), sans doute chargé de substances hallucinogènes et visiblement récemment fumé, indique dans quel triste état se trouve l’odalisque : complètement cuite. Comme l’endive. Pour l’odalisque, l’artiste fait ici preuve de son immense talent à mettre en perspective toute la subtilité de sa révolutionnaire comparaison. Si nous observons l’alanguie complaisance de l’avachie beauté des pieds à la tête, le parallèle est lumineux : les jambes drapées, blanches, s’ouvrent en V sur un ventre lascif, dodu, pai-

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sible, comme les premières feuilles protégeant le centre renflé, pulpeux et tendre du légume ; la tête, dirigée au ciel, couronnée d’une chevelure blonde un peu frisée, n’est-ce pas l’image même de la pointe au délicat frisotti jaune de l’endive, qui lui vient de sa parenté avec la chicorée. Derrière, tout est rose, le drapé des rideaux, les pierres de la colonne, la tenue du gardien, et surtout l’esclave musicienne, tenant son luth comme l’os d’un jarret, avec même le détail un peu cru du corsage évasé au chatoiement verdâtre en vue, au-delà du clin d’œil, de rappeler la présence essentielle au plat de tranches de jambon, peut-être même nous signaler qu’il peut ne pas être frais. Ingres ici laisse apparaître, par cette taquine pirouette, toute la subtilité de la palette de son talent et la maîtrise absolue du sujet. L’eunuque, dans le fond, est sombre, brun foncé, presque noir, c’est le fromage aux marques gratinées, sévères, pour rappeler aux ménagères l’importance de l’exacte durée de cuisson, rappel à l’ordre viril mais discret dans cet univers féminin. L’odalisque au mol fuselé concentre toute la lumière, c’est l’héroïne de la toile. Modeste, derrière, intervient la sauce : cette couche sur laquelle repose le corps blanc

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sans presque en marquer le poids, cette couche satinée, avec des fulgurances translucides aux pâles reflets bleutés, aux dessins délicats de broderies de soie pure entremêlée d’argent, cette couche aux éclats tendres et nets, réfléchissant la vestale luminescence de la belle endormie jusqu’au fond de la pièce, presque jusqu’au jardin, éclaboussant délicatement les gens et les pierres, les tissus et les bois, liant le tout dans une harmonie tranquille, isolant chacun dans son intérêt, cette couche si neutre qu’on ne la voit pas, le regard plongé comme une fourchette sur le centre charmant et pâle du tableau, cible licencieuse de toutes les tentations dont on sait qu’après y avoir voluptueusement succombé, il restera le jambon, puis le fromage, et ce, jusqu’à satiété, cette couche enfin : c’est la béchamel. Si l’artiste couche ici finement sa peinture sur sa toile, c’est pour figurer, plutôt qu’une picturale ode à l’inconnue esclave de harem, insipide, un chant délicat à la gloire de la sauce qu’il chérit ; le conservateur américain, d’ailleurs, ne s’y est pas trompé, qui propose subtilement tous les mardis un épatant plat de browned endives with ham à la cantine de son musée. Voilà donc ce que cette humble préparation

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apporte à vos plats de moussakas, gratins divers, farces de feuilletés, et bien d’autres soufflés impertinents, le rien qui fait tout, la liaison radieuse, le succès de vos recettes.

Pour la préparer, cette béchamel, il vous faudra une cinquantaine de grammes de beurre, un demi-litre de lait frais et froid et deux cuillères à soupe de farine. Sur le feu, faites fondre le beurre et incorporez lentement la farine pour obtenir un roux blond en tournant dans la casserole une cuillère en bois. Versez alors le lait (froid, il grumelle moins) sans cesser de mélanger la fabrication et laissez épaissir. Dans le cas des endives au jambon, la sauce s’épice ainsi : sur un demi-petit doigt de muscade, tournez trois tours de moulin à poivre et ajoutez une pincée de sel. Et c’est tout.

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sans presque en marquer le poids, cette couche satinée, avec des fulgurances translucides aux pâles reflets bleutés, aux dessins délicats de broderies de soie pure entremêlée d’argent, cette couche aux éclats tendres et nets, réfléchissant la vestale luminescence de la belle endormie jusqu’au fond de la pièce, presque jusqu’au jardin, éclaboussant délicatement les gens et les pierres, les tissus et les bois, liant le tout dans une harmonie tranquille, isolant chacun dans son intérêt, cette couche si neutre qu’on ne la voit pas, le regard plongé comme une fourchette sur le centre charmant et pâle du tableau, cible licencieuse de toutes les tentations dont on sait qu’après y avoir voluptueusement succombé, il restera le jambon, puis le fromage, et ce, jusqu’à satiété, cette couche enfin : c’est la béchamel. Si l’artiste couche ici finement sa peinture sur sa toile, c’est pour figurer, plutôt qu’une picturale ode à l’inconnue esclave de harem, insipide, un chant délicat à la gloire de la sauce qu’il chérit ; le conservateur américain, d’ailleurs, ne s’y est pas trompé, qui propose subtilement tous les mardis un épatant plat de browned endives with ham à la cantine de son musée. Voilà donc ce que cette humble préparation

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apporte à vos plats de moussakas, gratins divers, farces de feuilletés, et bien d’autres soufflés impertinents, le rien qui fait tout, la liaison radieuse, le succès de vos recettes.

Pour la préparer, cette béchamel, il vous faudra une cinquantaine de grammes de beurre, un demi-litre de lait frais et froid et deux cuillères à soupe de farine. Sur le feu, faites fondre le beurre et incorporez lentement la farine pour obtenir un roux blond en tournant dans la casserole une cuillère en bois. Versez alors le lait (froid, il grumelle moins) sans cesser de mélanger la fabrication et laissez épaissir. Dans le cas des endives au jambon, la sauce s’épice ainsi : sur un demi-petit doigt de muscade, tournez trois tours de moulin à poivre et ajoutez une pincée de sel. Et c’est tout.

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