HISTOIRE, VOYAGES ET RECETTES…
L’ART DE LA BRAISE EN PLEIN AIR « braai, barbacot, barbecue, etc. » RAYMOND BUREN
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En hommage à Jacques Manière, cuisinier humaniste, magicien du feu. Je livre aux lecteurs le texte intégral d’une lettre que m’adressa, il y a bien des années, ce grand cuisinier, qui m’honorait de son amitié. Tout y est : la broche verticale, la cuisson par rayonnement, le four enterré et les rêves de la flibuste…
© LES ÉDITIONS DE L'ÉPURE, PARIS 2017 © Jean-Paul Rocher, éditeur, Paris 2006
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CHER MONSIEUR C’est avec d’autant plus d’intérêt que j’ai lu votre article sur le “barbecue” que ce dernier est émaillé d’anecdotes si plai-
santes, si pleines d’exotisme qu’elles vous donnent envie de relire Les Enfants du capitaine Grant. En tant que professionnel, j’ai toujours eu le respect du feu car il peut être à la fois un esclave si on peut le régler et le dominer, dieu terrible si l’on relâche un seul instant sa surveillance et son contrôle. Combien de casseroles, de daubières n’ont pas ainsi “ferré”… Bref la langue d’Ésope, le meilleur et le pire. Personnellement, j’ai toujours préconisé et pratiqué la méthode de grillade perpendiculairement au foyer. Ceci afin d’éviter que les sucs de cuisson tombant sur les braises s’enflamment et se transforment en noir de fumée (carbone animal) qui communique un mauvais goût à la grillade. En résumé, toujours à mon avis, une grillade doit se faire par rayonnement et non par contact même indirect (gril). Ou alors, ainsi que très judicieusement vous l’exposez pour la trompe et pieds d’éléphants, la cuisson s’effectue par radiations ? Nous retrouvons à peu près le même principe dans le méchoui marocain. Constitué d’un four de glaise cylindrique et un peu plus haut que la bête à cuire, le feu ayant porté à blanc les parois, la bête est introduite dans cette sorte de four pendue par un trépied dont l’assemblage se trouve au-dessus de l’axe du four. Les bêtes ainsi cuites sont croustillantes, moelleuses, sans aucune fumée de carbonisation. Et puis, cher Monsieur, la première grillade n’a-t-elle pas été la première expression de la gastronomie. Cette seule raison me permet de vous affirmer le talent de “grillardin” lorsque ce dernier a bien œuvré et bien pensé son travail. Croyez cher Monsieur que je me fais une grande joie de vous recevoir et de passer avec vous, j’en suis sûr d’avance une merveilleuse soirée. LETTRE ADRESSÉE À L’AUTEUR EN 1972, PAR JACQUES MANIÈRE, APRÈS L’ENVOI D’UN ARTICLE SUR LES BARBECUES.
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La chose et le mot « Barbacot » Néologisme ? Retour aux sources plutôt, car “barbacot” est le mot français des boucaniers de l’île de la Tortue d’Hispaniola (aujourd’hui : Haïti et Saint-Domingue) pour définir la grillade et fumaison des viandes sur claie. Il est authentique. En tous les cas, il est plus phonétique que “barbecue” (prononcer “quiou”). Il sonne clair et fort… Le triomphe du feu Que Dieu me pardonne ! Au cru, je préfère le cuit. Le cru n’est pourtant pas sans vertu. Sous couvert diététique, il est devenu fort à la mode : sashimi, carpaccio de bœuf, de saumon ou de tout ; taillé en lanières, en fines tranches, haché, “mixé”, “cuttérisé”, voire moulu… Et pourtant rien de tel que le cuit. Dans un livre délicieux qui enchantait Théodore Monod, l’anthropologue Roy Lewis 1 décrit les bienfaits de la cuisson : “On eût dit que la viande, sous nos dents, capitulait sans condition. Le goût, ce mélange de cendres et de chair brûlée, de filets attendris et de graisse fondante, était enivrant. Et le jus ! Ce jus rouge ! De l’ambroisie ! À peine s’il fallait encore mastiquer sérieusement. La puissance élastique d’un muscle strié, qui avait imprimé à un gnou de trois cents kilos une vitesse de quatre-vingts à l’heure, vous fondait littéralement sur la langue.” Cette découverte, en entraînant d’autres, aboutit comme tant d’autres à des effets pervers. Il fut un temps où l’hominien mangeait cru, ou fermenté. Dans un livre riche d’enseignements divers 2 , Raymond Dumay rappelle plaisamment que les hommes ont toujours eu faim et soif et qu’ils ont appris, par la force des choses, à boire et à manger avant le feu. Robert Ardrey3 écrit qu’il mâchonnait herbes ou légumes, croquait baies ou fruits, et digérait longuement, bien
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à l’aise sur son arbre. Changement climatique ou d’appétit, il descendit de l’arbre, fut carnivore et tueur. “Il n’avait plus ces cruels impératifs de végétarien qui devait brouter, brouter et ruminer tout au long des jours ; carnivore il tuait vite et mangeait vite ; le pouvoir nutritif de sa nourriture était suffisant pour qu’il mangeât peu… Libéré de la mastication du végétarien et de ce souci permanent de brouter, son esprit sortit de l’engourdissement, son cerveau put penser à autre chose” (Robert Ardrey). Serions-nous les héritiers maudits de Caïn, le premier assassin ? Aux mobiles de la jalousie haineuse de Caïn pour son frère, je livre ici une explication nouvelle, non hérétique ni dérisoire. Chacun sait qu’Abel était pasteur, donc nomade, alors que Caïn, sédentaire, cultivait le sol ; cupide peut-être, fou de clôtures, certainement. La Genèse nous apprend que les offrandes de Caïn ne furent point agréées de Yahvé, tandis que les agneaux gras d’Abel flattaient délicieusement les narines du Très-Haut. Caïn avait présenté “les produits du sol”. On imagine assez facilement qu’il s’agissait de carottes et de choux… Tandis qu’Abel (Ebel en hébreu signifie, je crois, vapeur, fumée) grillait sur la braise de belles tranches d’agneau. Le mobile du premier meurtre de l’histoire de l’humanité seraitil un banal différend culinaire ou gastronomique, exacerbé par l’amour-propre ? Mon propos n’est pas dogmatique… ni même scientifique, il est intuitif. Cette hypothèse non vérifiée, relèguerait cependant Robert Ardrey au rayon des mythologies émotives. Même en oubliant les offrandes d’Abel, fort anciennes on en convient, et l’affaire du Buisson ardent, la date de l’invention
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du feu reste imprécise, laissée à l’approximation des paléontologues dans leurs recherches patientes. Raymond Dumay affirme avec force que la “Guerre du Feu” n’a jamais eu lieu. Le feu brûlait partout et enflammait souvent ce qui ne convenait pas. L’amadouer, l’entretenir, le domestiquer fut un effort collectif. Les cuissons par fermentation La fermentation est une “cuisson sans feu”. En décrire les bienfaits demanderait un livre entier. Point n’est besoin de citer la choucroute, venue du fond de la steppe. Savoureuse et diététique, quand elle n’est pas alourdie de grasses cochonnailles, elle ne suppose aucune soif d’exotisme. Rien de plus indigène, rien de plus sédentaire : du chou, du sel, un pot de grès et le temps d’attendre l’hiver. Aucune envie de partir ailleurs… Elle a sauvé nos populations, tout comme le hareng en caque, elle préserva aussi du scorbut les marins du capitaine Cook. L’alcool en est une autre, moins recommandé par la Faculté, sauf dans le régime dit “crétois”, bien connu toutefois de la France profonde. “L'alcool compte plus d'adeptes que le christianisme, le bouddhisme et l'islam réunis, écrit Raymond Dumay [...], mais il fait peur”… Montaigne, cet humaniste nonchalant, avait dénoncé “le pire état de l’homme, quand il perd la connaissance et gouvernement de soi…” Rappelant ici le déferlement des bacchantes dévoyées par Dionysos, je me demande si l’alcool ne serait pas responsable de notre exclusion du Paradis terrestre ? Jean Guitton citait l’amor immoderatus uxoris. En d’autres termes, Adam ne pensait plus qu’à ça. Mais si tout simplement, la pomme avait fermenté ? au point d’exciter le goût ? Rien de plus simple
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en effet que faire de l’alcool. Disons que, tout banalement, Adam s’était mis à “picoler”, entraînant la dérive de la belle Ève dans les bras du Malin. “Dieu, que la vie est quotidienne”, rêvait-elle, comme tant d’autres, telle La Dame au petit chien devant la palissade de la rue Staro-Goncharnaya. Les endroits clos, même les paradis, donnent parfois envie de prendre la fuite. Les énergies renouvelables J’ai dit l’estime que j’avais pour Jacques Manière. Son parcours fut atypique, puisqu’il n’a jamais fréquenté d’école hôtelière, mais néanmoins… Après avoir baroudé dans l’armée des FFL du général de Lattre, il fut successivement conservateur dans le Périgord, commis de cuisine et apprenti sur le tas, avant de s’installer à Pantin, puis, au Dodin-Bouffant de la place Maubert et au Pactole du boulevard Saint-Germain ; à ces deux endroits, il “fit un tabac”. Manière prodiguait une cuisine rayonnante. Il avait un don d’empathie. On sortait de chez lui transformé, restauré jusqu’au bout des orteils et des doigts. J’y ai mangé les meilleures “anguilles au vert” de ma vie, marinées une heure au chablis, thym, persil ciselé et poivre du moulin, une sauce composée d’oseille, cerfeuil, pointe de basilic, montée au beurre accompagnait ce délice simple et vrai. Ce “Gabin” de la cuisine a enchanté bien d’autres que moi. Jean-François Revel célébrait encore récemment, dix ans après sa disparition, la mémoire “d’un des plus fameux cuisiniers de France” (Le Figaro, 3-4 février 2001) et vantait son “omelette du baron de Barante au homard” et l’époustouflante modicité de ses prix. Il n’écrivit rien qu’un livre, magistral : Le Grand Livre de la cuisine vapeur, dont Michel Piot a dit : “Il nous donne des recettes
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pour plus de cent ans et est aussi important, en son genre, que l’Escoffier au début de ce siècle. Si nous ne devions posséder que trois livres de cuisine, celui de Manière en ferait partie…” La cuisine vapeur Avant le feu ou la braise, exista-t-il la vapeur ? C’est l’hypothèse du livre. La vannerie a précédé la poterie. Les Chinois connaissent les paniers en bambou tressé superposés et pratiquent la cuisson vapeur de leurs fameux farcis dim sum. Peut-être l’Homo afarensis a-t-il imaginé cuire dans les paniers d’osier sur des sources d’eau chaude, ce qui lui tombait sous la main et que ses dents supportaient mal ? La cuisson vapeur, au surplus, est la cuisine vérité, elle permet de distinguer le frais du pourri et, nuance plus raffinée, le pourri du fermenté. À ces époques de prodigieuses découvertes, où le flair servait d’étiquetage informatif, ne pas distinguer le persil de la ciguë ou la morelle noire de la fleur de patate ne pardonnait pas. Hélas notre flair est moins aigu en 2005 mais on sait toujours qu’il ne faut pas se brûler les doigts… En ces temps anciens, l’hominien constata que la vapeur s’échappait par quelque fissure de rochers. Ailleurs, elle affleurait ou jaillissait en gerbes brûlantes d’eau, de feu et de soufre. Était-ce en Islande, dont la capitale heureuse, Reykjavik, est chauffée par l’énergie inépuisable des geysers ? Ou bien dans le Guangdong, patrie des dim sum ? Ou sur les contreforts des monts Virunga ou, tout bonnement, chez “Tante Lucy”, dans l’Harar éthiopien, sommet de la grande cassure tectonique d’Afrique de l’Est… La dispersion mondiale des volcans autorise bien des hypothèses ; la fréquence de leurs grondements ou de leurs colères éruptives nous rappelle que le feu est très proche sous nos pieds, avec une énergie renouvelable, souvent cruelle.
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Toutefois, il est intéressant d’apprendre comment les habitants de l’île São Miguel, dans les Açores, utilisent cette énergie pour cuisiner gratuitement… Ils enveloppent, dans un linge, bœuf, poulets, légumes qu’ils enterrent dix heures durant dans un trou où ces produits cuisent… à la vapeur ! Ce repas festif s’appelle tout bonnement cozido. La température du sol atteint 98 °C ; elle s’explique par l’existence du volcan Furnas qui a créé un lac voici douze mille ans, après avoir décapité le sommet de la montagne. « Oulongo », le prophète pèlerin “Nous sommes des invités sur Terre”, a dit George Steiner, affirmation qui proscrit chicanes, barrières, xénophobies et replis emmurés. Le seul passeport véritable est celui de l’humanité, on le sait, et pourtant, que d’hermétismes, de forteresses, de sociétés cloisonnées, sans contact l’une avec l’autre. Le berceau botanique des plantes cultivées est assez bien connu ; la patate, le maïs, la tomate étaient absentes de l’horizon européen jusqu’au xve siècle de notre ère. Nos amis d’Afrique noire ignorent sans doute que le “piment enragé” (pili-pili), dont ils ne pourraient se priver, est en réalité originaire d’Amérique centrale. Il était inconnu des autres parties du monde habité ; ni de l’Océanie, ni de l’Asie, ni des Romains, ni des Hébreux, ni de Marco Polo… En Amérique, principal condiment des Incas, on l’appelle le chili. Le mérite majeur des Grandes Découvertes est d’avoir fait voyager les hommes, les plantes et les techniques. Ainsi, le palmier Elæis (palmier à huile) originaire des pays du golfe de Guinée, traversa l’océan jusqu’à Bahia. Il est planté maintenant dans le monde tropical, en Malaisie notamment. Ce “beurre rouge” est une richesse authentique
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des Bantous d’Afrique qui, par ailleurs, ignoraient la roue. Les Romains, nos généreux colonisateurs, apprirent des Gaulois l’existence du savon et du tonneau. Les Hans inventèrent le papier, alors que nous étions encore au palimpseste et au parchemin… J’explique mal, dès lors, la “mondialité” du four enterré qui paraît avoir existé spontanément dans les cinq continents. Four polynésien à Tahiti, four amérindien et clambake aux USA, asado con cuero dans la pampa d’Argentine, méchoui arabe, four volcanique des Açores… Sans compter le four des Pygmées de l’Ituri (ex-Congo belge) dans cette recette énorme, qui me fut dictée par un vieux sage de la forêt avant qu’il ne disparaisse dans la turbulence des temps actuels. Trompe et pieds d’éléphants Creuser la fosse, soit un trou en terre profond d’un bon mètre et d’environ quatre-vingts centimètres de diamètre. Les parois doivent être verticales. On fait à l’intérieur de ce trou un grand feu de bois que l’on entretient durant quatre ou cinq heures, de sorte que les parois de glaise deviennent rouges, et quand la flamme s’éteint, on place la trompe ou le pied sur les braises. Ensuite, tout est recouvert de pièces de bois vert sur lesquelles on répand une brassée d’herbes humides, puis le trou est comblé avec des mottes de terre et l’on n’a plus qu’à laisser cuire en douceur pendant… une trentaine d’heures ! Au sortir du trou, la viande sera juste à point, chaude encore, humide, parfaite. Servir avec un peu d’huile, du citron, une pincée de poivre et de sel (piment pili-pili et sel végétal feront l’affaire). Je ne puis oublier les fours ou fosses à braises du “Paléo” de l’hexagone et celui de… l’Ancien Testament. En France, dès 1875, l’archéologue François Daleau faisait une découverte qui nous induit à inventer ici, non sans quelque
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effronté pédantisme, la notion de “Paléolithique sans frontière”. Dans la Grotte des Fées de Marcamps (Gironde), il notait la présence d’une fosse qu’il supposait avoir été un four enterré. Le “four de Moïse” est relaté dans l’Exode, au moment de la traversée du désert. Cette marche épuisante est un épisode dramatique de la fuite d’Égypte. Après le passage très médiatique de la mer Rouge, le peuple renâcle. “Chez Pharaon, on avait pourtant de la viande et du pain…” On connaît la suite : pleut la manne et “des cailles montèrent et couvrirent le camp” (Exode 16,13). Le sixième jour, Yahvé, Dieu jaloux mais providentiel, leur dit : “Cuisez ce que vous voulez cuire, faites bouillir ce que vous voulez faire bouillir" (16,23). Ce four, à mon sens, ne pouvait être qu’une fosse creusée dans le sable et le combustible des broussailles ou des crottes d’ânes ou de chameaux… L’allusion à l’errance du peuple d’Israël m’a fait forger l’aventure d’Oulongo, le prophète pèlerin. Il s’agit d’une anticipation des découvertes paléontologiques futures, que je livre à l’esprit critique et souriant du professeur Yves Coppens. Oulongo est donc son nom. À vrai dire, à l’époque où il vivait, les prénoms et patronymes n’étaient pas inventés ; n’existaient guère que des onomatopées sonores. Oulongo ignorait, au surplus, qu’il était Habilis Erectus, qu’il appartenait au Paléolithique supérieur et qu’il avait eu voici trois millions d’années, une ancêtre de petite taille que les Sapiens sapiens avaient appelée “Lucy”. Il était fier de ne pas être un “australopithèque” comme les autres et de pouvoir, de temps à autre, se laisser guider par les lumières de son cerveau logé de plus en plus à l’aise dans une boîte crânienne élargie. Né près d’Ankober sous le triangle des Afars, Oulongo eut
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une existence traversée par le feu et les coulées de lave. Un jour, il fut brûlé par les émanations sulfureuses d’une fissure rocheuse où, dans un panier d’osier tressé suspendu, il cuisait une belle cuisse de kashia (antilope). Il résolut désormais de pratiquer le rôtissage sous les cendres chaudes et d’utiliser le rayonnement de la braise. Il possédait, comme chacun de la horde, un bâton à creuser le sol qui lui servait à fouir et dénicher ainsi une alimentation élémentaire. Ouvrant un porc-épic par le ventre, il le ligota sur son bâton et créa la broche verticale. Ingénieux, inventif, Oulongo imagina de creuser une fosse pour obtenir une cuisson plus harmonieuse. Il y empilait des pierres de lave, chauffées à blanc, protégeant la viande ou le poisson par des fougères. Pour conserver ces denrées périssables, il n’existait dans ces pays que la fumaison. Ainsi naquit la broche horizontale et le boucan. Telle est l’histoire d’Oulongo, Habilis Erectus né de la terre comme Adam le Glébeux4 . Oulongo “nomadait” et fit connaître ses prodigieuses inventions dans le monde habité ; d’abord l’Europe, ensuite l’Asie et l’Amérique par le détroit de Behring, l’Océanie peut-être par les radeaux de Thor Heyerdahl… Il n’eut pas le loisir de déposer un brevet ; son histoire est inachevée… Voici trente ans, que le roi des Belges, Baudoin 1er, visita la Macédoine. Il fut reçu dans un cadre paradisiaque, peuplé de roses grosses comme des choux et de jeunes “Nausicaa” en socquettes rouge vif. Il y dégusta de l’agneau cuit sur la braise, mis à griller sur un échafaudage de claies fort semblable au “barbacot” des boucaniers. C’était à Sveti Naum, sur les bords du lac d’Ohrid qui fait frontière avec l’Albanie. Que c’est loin du pays d’Oulongo !
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La braise, repas festif On imagine mal Le Père Goriot seul dans un coin de la MaisonVauquer, chipotant sa côte d’agneau grillée sur la braise ; on n’imagine pas plus le cousin Pons mastiquant, solitaire, une brochette de bœuf. La convivialité exige au minimum duo, comme la sonate, avant Corelli. Mais le duo n’est pas banquet, il est d’une autre gamme. Le banquet réunit au moins la famille ou les copains assemblés à la faveur de grandes ou petites occasions – n’allons même pas jusqu’au mariage princier ou au congrès de VIP. S’il n’y a pas de fidèles sans banquet, il n’est pas non plus de “barbacot” solitaire. Tel est l’esprit de la grillade : être ensemble, “convivre”, pour un repas joyeusement partagé. Le paradoxe est qu’il obéit, cet esprit, à deux motivations antinomiques. La première est diététique : dans une société lipophobe obsédée par la surpondération où la plupart de ces dames ne pensent qu’à garder la ligne, voire à “mincir”, où les hommes rêvent d’arborer à tout âge un ventre plat protégé par une sangle abdominale irréprochable, la cuisson sur la braise, sans sauce inutilement épaissie, paraît offrir une réponse adéquate. La seconde est de l’ordre de ce que l’on pourrait appeler la “goinfrerie préventive” (un mobile qui n’est plus trop chez nous à l’ordre du jour) : les grosses pièces grillées ou enfournées au retour de la chasse étaient souvent, dans la Préhistoire, le seul repas de la tribu ; occasion pour chacun de “bâfrer” avant d’affronter de nouvelles aventures. Cette cuisine des “hommes premiers” emplissait le ventre en prévoyance de la diète des jours à venir. C’est aujourd’hui encore le réflexe du Pygmée de l’Ituri ou du Khoïsan du Kalahari. C’était hier celui des boucaniers de l’île de la Tortue, chargés de surnourrir les hommes de la flibuste entre deux expéditions marines où l’on se serrait fort la ceinture. C’est encore celui
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de quelques-uns de nos contemporains qui n’ont pas oublié le vieil esprit festif ; ainsi des fameux “cochons grillés” servis [jadis] chaque année à l’occasion de la fête d’été donnée par le viticulteur Marcel Lapierre en son fief de Villié-Morgon. Il n’est jamais mauvais, croyons-nous, d’oublier de temps en temps sa “ligne” au profit de la simple joie d’être ensemble, laquelle nécessite longue préparation et non moins longue dégustation. Cette aimable longueur de temps a bien des avantages, elle focalise l’attention des convives sur le sujet à découdre, agace plaisamment les mandibules jusqu’au dépeçage et au partage, cependant que l’appétit, faisant bonne conduite à la soif, se meuble d’une rafale de godets rafraîchissants et que naît de cet aimable adjuvant une conversation qui n’est jamais banale. En filigrane de la vague extraordinaire de ces repas de plein air, par quoi notre époque renoue sans ingratitude avec ses plus anciennes racines, jouent deux réflexes qui en disent long sur nos frustrations : celui du retour à la vie sauvage, c’est-àdire prétendument naturelle, et celui de la liberté, hors des contraintes de la vie moderne. Le repas des pauvres d’antan est devenu le luxe des riches. Notre ami Jacques de Coquet, en son temps, qui fut fabuleux, avait bien perçu le phénomène. Tendu, foulé, crispé, harassé, tarabusté, en un mot stressé, l’homme moderne cherche une détente ; taylorisé, rodé, optimisé par l’insensée recherche du superflu. Il rêve d’être nu, aimé, ne serait-ce qu’un jour… La braise et la grillade lui offrent cette illusion, remède à une existence rabotée, minutée, qu’elle soit professionnelle ou conjugale. La côtelette grillée et la brochette permettent aussi de s’occuper les doigts autrement que sur le clavier de l’ordinateur. La manipulation des herbes, l’embrochage au goût de
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chacun – une rondelle d’oignon, un cube de gigot, une tranchette de foie avec un lardon, une lichette de poivron intercalée – sont autant de jeux que nous refuse le travail sérieux, “rentable”. Nous nous retrouvons pour quelques heures comme le gamin qui empile son Lego : occupés, apaisés, heureux. La sainte Église avait très bien compris cela quand elle a créé le chapelet, égrener ces enfilades de buis confectionnées par d’autres mains engendre la pureté du cœur et de l’esprit – qui oserait le contester ? Par ailleurs, quand on embroche, on peut cibler en pensée son patron, son personnel syndiqué, son ennemi personnel ; si rares sont aujourd’hui, dans nos sociétés trop policées, les occasions de piquer dans le vif – et plus rares encore les occasion de se défouler avec le sourire… Ce sont les convives qui font le banquet, on le sait ; BrillatSavarin l’avait déjà judicieusement professé : “On goûte ce plaisir [de la table] [...] toutes les fois qu’on réunit les quatre conditions suivantes : chère au moins passable, bon vin, convives aimables, temps suffisant”. Aux amis rassemblés autour de la table de décider, en conséquence, d’organiser leur souper afin d’en faire un plaisant banquet ou une triste réunion où chacun regarde sa montre en douce. Combien n’en avons-nous pas connu de ces dîners où les convives, disons plutôt les participants, n’accordent aucun intérêt à la chère et au vin et ne s’occupent que d’eux-mêmes et de leurs minces tracas, laissant autour d’eux se répandre le pire ennemi de l’homme : nous avons nommé l’ennui. Certes il y eut dans l’histoire des banquets dont l’issue fut tragique : celui de Balthazar à Babylone excédait le chiffre de 1 000 convives, “seigneurs, concubines et chanteuses” ; festin sacrilège au surplus, vu la vaisselle dérobée au Temple – Balthazar n’y survécut pas. Celui de la dernière Cène, de pain d’orge et vin de syrah, se termina par une trahison. Tant de festivités dans l’histoire des hommes, ont été l’occasion de rixes
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ou d’assassinats perfides, voire d’enlèvement de femmes – sort parfois enviable, dit-on, pour celles qui se trouvaient en quête d’époux : les Sabines ne furent pas toutes malheureuses ! Cuisines nomades ? Un texte ancien de Paul Claudel sur la Chine me paraît intéressant à plus d’un titre (Sous le signe du dragon. La Table Ronde, 1948). On sait que Claudel vécut quatorze ans en Chine, où il était en poste diplomatique, successivement à Shanghai, Fou-Tchéou, Tien-Tsin. L’art chinois, écrit-il, est essentiellement mobilier. “On a depuis longtemps remarqué que les coins relevés des toits semblent l’image des angles pinces d’un pavillon de toile. [...] Ne peuton voir là un héritage de ces temps oubliés où la Chine constituait en quelque sorte, non pas le “Far West”, mais le “Far East” des populations primitives, et où celles-ci dans leur long exode n’avaient conservé que les objets les plus portatifs, la tente, le faisceau, le lit de sangle, le trépied de la marmite ?” Réflexion surprenante à l’égard d’un peuple, considéré comme rural, terriblement sédentaire et “emmuré” pour se protéger des nomades du nord ; tous les nomades finissent souvent par disparaître ou se sédentariser… Le “barbacot” est sans nul doute une cuisine portative, tout autant que la marmite mongole ou la poêle des chuck wagon du Texas. Le matériel est élémentaire et d’un déplacement aisé. Il convient d’admettre, avec modestie, que notre idée d’une expansion “barbacotte” initiée par un prophète pèlerin n’est guère compatible avec l’exigence scientiste ou simplement expérimentale. La mobilité migratoire des groupes ou peuplades depuis la nuit des temps est considérable, souvent confuse, et nombreuses furent les bousculades, pour ne pas dire plus, ce qui complique
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les routes et itinéraires. Mais cette idée intuitive est plaisante et plausible. Disons donc que le kebab a dévalé des monts Altaï turco-mongols vers le sud et le sud-ouest, avec un diverticule en Inde du Nord suivi d’un bond vers le Japon et son délicat hibachi. D’autre part, je suis frappé par la poussée quasi obsessionnelle des Méditerranéens et Européens du Nord, vers l’ouest et le soleil couchant : jardin d’or des Hespérides, île celte d’Avalon, colonisation phénicienne depuis Tyr et Sidon, découverte du Nouveau Monde, flux migratoire intense de colons fuyant l’Europe vers un rêve d’eldorados et de terrains propices, conquête de l’Ouest américain… Le reflux nous a frappés de plein fouet. “La Fayette, nous voici !” disaient les GI américains, nouvelles habitudes implantées dans la vieille Europe ahurie et soumise. La vogue extraordinaire du “barbacot” (“barbecue”) en est une, assurément déferlante. Impossible désormais d’organiser en été un repas festif en plein air sans “barbacoter” ou “barbecuter”. Oubliés les pique-niques de jadis : saucisson, pâté en croûte, baguette et litron… Évacué Le Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet et sa délicieuse Vénus callipyge. L’herbe est souvent fraîche ; on mange maintenant debout. Les cowgirls, toujours callipyges, se les lovent dans les pattes d’éléphant évasées vers le bas ; le rêve est ascensionnel…
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