Esprit de synthèse

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ESPRIT DE SYNTHÈSE | LIONEL PAILLÈS

«  La chimie en parfumerie, comme Hollywood pour le cinéma, a produit tout et son contraire : des blockbusters indigents et des merveilles de poésie, de délicatesse et d’imagination : Shalimar, L’Eau d’Issey ou Un Jardin sur le Nil. J’ai une tendresse particulière pour ces molécules de synthèse qui ont pour jolis noms coumarine, cashmeran ou ambroxan. Elles sont, pour moi, des créateurs d’émotions puissants, –  comme les mots rares et précieux d’un écrivain –  des véhicules inouïs qui ont le pouvoir de vous transporter dans des mondes imaginaires. » Nouvelles, contes ou chroniques, les menus récits de la collection Mise en appétit livrent autant de plaisirs de bouche que de mots d’estomac. Sous forme de souvenirs, d’anecdotes et de fictions, chaque auteur y dévoile de subtiles, drôles et émouvantes liaisons entre mots et mets…

10  €

ISBN : 9782352552161

Lionel Paillès

du parfum, des molécules



Lionel Paillès

du parfum, des molécules

MISE EN APPÉTIT



« C’est sur les chimistes qu’il faudra compter pour trouver ces corps nouveaux grâce auxquels pourront éclore des notes originales. » Ernest

Beaux, parfumeur de la maison Chanel, 1952.


Pour Cécile, infidèle aux parfums Pour Elia et Yaël, qui sentent bon le petit pain au lait.

© Les éditions de l’Épure, Paris, 2013



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Par méconnaissance, et par préjugés, on a vite fait d’associer les molécules de synthèse à quelques parfums cheap qu’on sent parfois dans les halls d’aéroport. Comme on se trompe ! D’abord, parce qu’il y a des molécules chimiques bien plus chères qu’un bel iris ou un jasmin rare. Ensuite, parce que l’on doit à la chimie organique les magnifiques notes lilas, lys ou muguet qu’on ne peut obtenir de manière naturelle – de nombreux végétaux ne se prêtant pas à la distillation. À 70 ou 80 % (parfois davantage), un parfum est constitué de coumarine, d’alcool phényléthylique, d’Iso E Super ou de rhubofix. Certaines de ces molécules sont là pour faire la courte échelle à un beau jasmin naturel ou à une rose fraîche, en diffusant leur odeur, en l’illuminant, et d’autres, chargées d’une valeur hédonique propre, jouent une partition beaucoup plus personnelle : sentir bon tout simplement, et sentir différent. Qui viendrait se plaindre de la présence du lycra ou du polyester dans une jupe en coton ou un pantalon de flanelle ? La synthèse a fait exploser le potentiel expressif de la parfumerie en ajoutant des touches à l’orgue du compositeur de parfum comme autant de nouvelles couleurs à la palette

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du peintre, repoussé les limites de l’imaginaire, encouragé l’abstraction et suscité l’audace en libérant la parfumerie de la référence obligée à la nature. Depuis six ans que j’écris sur le parfum, j’aime la fréquentation de ces « corps définis » comme les appellent les parfumeurs, corps synthétiques odorants et inspirants, belles matières parfois énigmatiques, insondables, drôles, qui me font complètement rêver. Oui, rêver. Illusions olfactives, certaines de ces molécules dupliquent à la lettre la nature ; d’autres ont le talent de simuler et d’inventer de toutes pièces des odeurs qui n’existent nulle part. J’ai imaginé ce livre comme une balade dans les souvenirs et les sentiments, une déclaration d’amour à quelques-unes de ces molécules à l’imagination débordante, et aux émotions nées de leur rencontre.

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L’homme hédione Il avait, quand il se déplaçait délicatement autour du model anglais aux faux airs de Twiggy, un verre de bordeaux à la main, cette odeur subtile et légère de jasmin humide, un peu verte, un peu transparente. Un sillage bien mieux que discret : pudique ; une impression d’« air parfumé ». Il sentait l’homme que j’aurais aimé devenir, une manière de mâle qui n’en rajoute pas, un rebelle en demi-teinte, un bad boy plutôt distingué. Un cocktail de séduction aux proportions idéales : pas mal de mâle et beaucoup de mystère. Curieusement, je me souviens de son odeur : un départ simplement hespéridé – citrus, bergamote, et petit grain, le romarin aussi, j’oubliai le romarin ! – une « giclée » de fraîcheur assez juvénile au fond, et un cœur floral (des fleurs, pour un homme, en 1967 : gonflé !), jasmin, rose, iris, œillet. Faux de Cologne, vrai parfum ; une eau au sillage bien marqué, sacré pied de nez à tous ces jus trop lointains, trop macho, trop trop, trop tout, construction harmonieuse au bel équilibre. Le parfum d’un homme qui n’a pas besoin d’en faire des tonnes, qui en impose,

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simplement. Un parfum de rupture plutôt qu’un jus révolutionnaire, sorte d’ode à une nouvelle virilité – moins monolithique, moins caricaturale –, un parfum limpide comme une évidence. Je ne savais rien alors de l’ingrédient mystère , car il y en avait un : l’hédione, petit nom du dihydrojasmonate de méthyle, une des molécules les plus vendues dans le monde, découverte et isolée en 1959. Une matière pas très intense olfactivement mais pleine de ressources, qui a le génie de faire durer, durer, durer, durer longtemps une certaine fraîcheur, d’inventer en parfumerie le présent perpétuel. Un ventilateur plutôt qu’une matière, « un foulard dans le vent », selon le compositeur de parfums Pierre Guillaume. Il portait une chemise bleue cintrée, à peine repassée, manches retroussées, un chino blanc avec un gros ceinturon à boucle, son Leica cabossé était comme le prolongement naturel de son bras. Quand j’observais l’acteur David Hemmings dans Blow-Up, en 1984, 1985, très mal assis dans une salle de cinéma de la rue des Écoles (le Champollion peut-être, ou bien étaitce l’Action École ?), je sentais l’ Eau Sauvage.

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Et l’hédione, particulièrement, surtout l’hédione, l’accessoire invisible de sa virilité désinvolte, de son charme éclatant, limpide, mais je l’ignorais. Je l’ignorais.

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