Emmanuel Giraud, le goût de la mémoire

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Préface d’Allen S. Weiss

Isbn : 978-2-35255-245-1 22 euros

édition bilingue français/anglais

Emmanuel Giraud par Marylène Malbert

Picorer sur un corps nu, déguster des breuvages sans âge, savourer tout un dîner nimbé de fumée voire flirter avec le cannibalisme : telles sont les expériences gustatives auxquelles Emmanuel Giraud soumet ses convives lors de performances culinaires toujours plus audacieuses ! Depuis le début des années 2000, il explore toutes les facettes de cette discipline aussi intrigante qu’insaisissable. Au terme de ses actions, ne restent que les souvenirs de ce qui a été vécu, mangé, bu, ressenti. La mémoire représente ainsi la matière de prédilection, à la fois goûteuse et mystérieuse, de cet artiste inclassable qui élabore une œuvre unique sur la scène française.

Emmanuel Giraud, le Goût de la mémoire

The Taste of Memory

Marylène Malbert



Emmanuel Giraud,

le Goût de la mémoire

Marylène Malbert

The Taste of Memory


à la recherche du goût perdu

Emmanuel Giraud, Dottore in golosità, sybarite professionnel, hédoniste, Prospero de la gastronomie… Que penser de quelqu’un qui cite en même temps comme livres de chevet La Cuisine paléolithique – où l’on trouve la proscription “le grand péché de la cuisine, c’est la luxure” – et Itinéraire spiritueux de Gérard Oberlé, cette savoureuse apologie de la sensualité, de la volupté, de la décadence, de l’excès ? Peut-on reconnaître dans ces choix une esthétique culinaire exhaustive, la marque d’un gourmand insatiable qui refuse de sacrifier le moindre bon repas, qu’il soit modeste ou extravagant ? Ou est-ce l’intimation d’un écrivain qui se délecte de tous ces exemples trop rares de brillante littérature culinaire, quelle que soit la cuisine en question ? Ou bien encore sommes-nous confrontés à un geste de contradiction provocatrice ou d’ironie hautaine ? Pour Emmanuel Giraud, il s’agit, me semble-t-il, d’une gastrophilie qui embrasse aussi bien pureté et simplicité qu’impureté et complexité. En hommage, je peux désormais m’adresser à cet artiste-gourmet comme hypocrite mangeur, mon semblable, mon frère. Ainsi que Pascal Ory l’affirme dans le catalogue de l’exposition Devenir gris, “il faut être rigoureux dans l’extrémisme”, une affirmation vraie pour les deux extrêmes du spectre culinaire : la perfection millénaire de la cuisine du terroir et les vicissitudes de l’avant-garde culinaire internationale. Une vie est considérablement enrichie par les contradictions et les paradoxes qu’elle comporte ; c’est aussi vrai pour la gastronomie que pour n’importe lequel des autres arts. Emmanuel Giraud est un amoraliste de premier ordre, peut-être notre plus grand défenseur du péché de Gula, la gourmandise. J’emploie le mot “péché” délibérément, comme une sorte d’épice discursive pour ajouter du piment à ma description. Et, dans l’esprit d’Emmanuel Giraud, mon confident et confesseur en matière gastronomique, j’offre une provocation théologique dirigée contre ceux dont l’arrogance bien-pensante, pleine de sobriété, de sensiblerie et de modération, daignerait me sauver corps et âme de l’excès culinaire. Aux moralistes spirituels et médicaux, j’oppose le célèbre bon mot de l’humoriste W.C. Fields : “L’eau ? Ne jamais toucher à ce truc ! Les poissons y forniquent”. De nos jours, même – et surtout ! – parmi les privilégiés, la gourmandise est généralement mal perçue et nous avons besoin d’un retour à un mode de pensée plus acerbe. Thomas d’Aquin, dans sa rigueur scolastique habituelle, analyse en détail le péché de gourmandise de la manière la plus utile aussi bien aux gastronomes


qu’aux critiques gastronomiques et historiens culinaires : manger trop tôt (Praepropere), manger trop fastueusement (Laute), manger excessivement (Nimis), manger trop impatiemment (Ardenter), manger trop délicatement (Studiose), manger bestialement (Forente) – tant de façons pour le vrai gourmet d’être correctement formé (non pas pour éviter l’excès mais pour aller jusqu’au bout), pour honorer ses victuailles et célébrer ses viscères. La gourmandise a longtemps été dénigrée par ses détracteurs comme une forme d’auto-idôlatrie, mais pour un gourmand comme Emmanuel Giraud, elle est au contraire une véritable ouverture sur le monde, à tel point qu’il se proclame “sculpteur de la subjectivité culinaire”. Nous, gourmands, devons remplacer la Somme théologique par la Somme gastronomique, afin de pouvoir sculpter ce corps “brillant” prisé par les gastronomes et théoriciens, de Brillat-Savarin à Roland Barthes, à l’aide de nourriture bien choisie, bien préparée et bien dégustée, exaltée par le vin, cet élixir métaphysique. Cette sculpture du soi (d’Emmanuel Giraud lui-même, aussi bien que des participants de ses performances), fait de lui un dandy, au pur sens baudelairien du terme, celui qui manifeste “le plaisir d’étonner et la satisfaction orgueilleuse de ne jamais être étonné, le raffinement dans la révolte, la créativité dans l’orgueil, la provocation dans la froideur, le despotisme esthétique.” Une telle sculpture culinaire de la subjectivité est un art expérimental, et je m’en fais volontiers l’objet. Comme il y a une certaine forme de mimétisme intrinsèque à de telles activités, je ne peux m’empêcher de me mesurer au sculpteur-gastronome Emmanuel Giraud, bien que le dandy se croie singulier et sans généalogie. Mais je dois dire qu’à chaque fois, j’ai perdu quantitativement, si ce n’est qualitativement. En discutant avec lui du restaurant Septime, que j’apprécie et où je m’étais rendu une fois, j’ai découvert qu’il y était allé une douzaine de fois. (Aujourd’hui, il en est à sa trente-septième visite !) Lorsque je lui confie un projet de longue date, un dîner composé de six plats dont chaque plat serait servi dans un restaurant différent (un projet qui demeure inachevé, faute d’avoir trouvé un compagnon de table suffisamment vaillant), il me parle de son projet d’organiser pour six personnes, et en une soirée, un repas de six plats dans chacun des six restaurants : Le Marathon des ogres. Cela peut paraître démesuré, mais il est ici question de qualité plus que de quantité, et je me rends compte qu’Emmanuel


Giraud est mon idéal gastronomique, une version exponentiellement agrandie de moi. Seulement, je ne suis pas assez ogre… mais je suis prêt à apprendre. Étant donné cet impératif mimétique, je me rends compte que pour écrire convenablement cette préface, il faudrait que je synthétise mon œuvre entière sur la gastronomie en quelques pages. Je condense donc mon essence culinaire dans les préceptes suivants : (a) puisque la culture est une création du désir, et non du besoin, la grande cuisine peut être classée avant tout parmi les arts ; (b) pour être acceptée pleinement parmi les beaux-arts, la cuisine doit passer de qualitativement transcendante à métaphysiquement transcendantale ; (c) en tant que forme transcendantale, la cuisine participe du sublime et ce faisant effleure notre mortalité, notre mélancolie, notre morbidité, ce qui doit être reconnu comme un aspect intégral de la joie, sa moitié obscure, la marque de toutes les vanités. Les performances d’Emmanuel Giraud sont des lieux où le solipsisme, le narcissisme et les fantasmes du gourmand rejoignent la commensalité, la séduction et la mythologie d’un groupe de convives bien choisis. C’est dans cette matrice gastronomique que la fugacité du goût est sublimée en bribes de mémoire. Dès lors, il n’y a qu’un pas vers la littérature, la poésie, le théâtre, en un mot : l’esthétique. Car le vrai pouvoir de la mémoire n’est pas celui d’une restitution parfaite, mais d’images restantes imparfaites, précisément ce dont l’imagination créative est constituée. Puisque je crois profondément que tout récit gastronomique devrait inciter à manger, j’aimerais conclure avec une recette que j’offre à Emmanuel Giraud soit pour une performance, soit simplement pour une dégustation privée. Chaque critique gastronomique doit un jour se retrouver confronté à La Vie et la Passion de Dodin-Bouffant, gourmet (1924), ouvrage admirable de Marcel Rouff, qu’il aime ou non le livre, et qu’il apprécie ou non sa recette principale, le pot-au-feu. Personnellement, je n’aime pas le pot-au-feu, à cause de la texture flasque de la viande, de l’état hagard des légumes, de la superfluité du bouillon. Sans parler de son symbolisme, le plat du foyer qui répand les valeurs familiales insipides et les faux bons sentiments, l’icône par excellence de la cuisine comme discipline conservatrice. J’ai donc pris ce pot-au-feu si célèbre pour le métamorphoser en chou farci, ce à quoi chaque lecteur de mon Autobiographie dans un chou farci (2006) s’attendrait. Il va sans dire qu’Emmanuel Giraud, auteur de L’Anthologie fabuleuse, fallacieuse et facétieuse du pâté en croûte (2012), pourrait bien transformer le pot-au-feu de Rouff en pâté en croûte, une tâche estimable, peut-être dans la lignée de l’extraordinaire pâté de Monseigneur Gabriel Cortois de Quincey, évêque de Belley, comme il est décrit par Lucien Tendret, neveu de Brillat-Savarin, dans La Table au pays de Brillat-Savarin (1892).


Chou farci demi-deuil : sur chaque grosse feuille de chou blanc, placez plusieurs fines tranches de truffe noire, qui apparaîtront à travers les feuilles translucides à la cuisson, comme les truffes sous la peau d’une poularde demi-deuil. Mettez une couche de farce contenant de la chair à saucisse, des petits morceaux de pruneaux, du pain au levain macéré, du thym sauvage, de la crème fraîche, un œuf battu, de l’armagnac, du sel et du poivre. On peut débattre des mérites relatifs de l’armagnac et du cognac, voire même envisager l’usage de porto, xérès ou madère. Le plus intéressant, cependant, réside dans l’ajout de pruneaux. En Aubrac, il existe de nombreux farçous et farcis – en fait, malgré leurs noms, ce ne sont pas des farces mais plutôt des sortes de beignets et de terrines – dans lesquels les morceaux de pruneaux sont pratiquement obligatoires, mais dans cette région il est impensable de mettre des pruneaux dans une vraie farce. Pourtant, si une farce faite de cèpes, pruneaux et foie de volaille est idéale pour le poulet, alors pourquoi pas pour le chou farci ? De plus, les morceaux de pruneaux peuvent être pris pour des truffes, l’effet de surprise transformant ce plat en farce culinaire. Pour faire tenir cette farce, ajoutez une tranche extrêmement fine de poitrine fumée, sur laquelle on tartinera de la soubise avec une pointe d’ail, ce qui sera la base d’un morceau de foie gras frais, garni de suprêmes de perdreaux rouges. Attachez les feuilles de choux et faites-les mijoter dans une cocotte couverte sur un lit de petits oignons et de chou imbibé de bouillon de poulet. Aucune sauce n’est nécessaire, néanmoins une sauce bourguignonne agrémenterait le raffinement. Car peut-on jamais imaginer un plat qui soit trop riche ? J’espère être parmi les convives ou les participants de la performance, et je m’offre corps et âme à la sculpture, à la réminiscence, à la communion.

Allen S. Weiss

Allen S. Weiss a écrit et dirigé une quarantaine de livres et d’ouvrages collectifs, dont Feast and Folly (2002), Comment cuisiner un phénix (2004), Autobiographie dans un chou farci (2006), Le Livre bouffon, (2009), Métaphysique de la miette (2013), et Zen Landscapes (2014). Il a aussi signé la mise en scène de Théâtre des oreilles de Valère Novarina (pour la marionnette électronique), de Danse macabre (pour les poupées de Michel Nedjar), et de Radio Gidayu (un paysage sonore). Il enseigne à New York University.


© les éditions de l’épure, Paris, 2015


Sommaire p. 20

L’éphémère et le souvenir

p. 48

Une forme ouverte propice aux rencontres

p. 74

Memory and the Ephemeral

An Open Form Conducive to Meetings

Du vrai et du faux

True and False

p. 104 De l’excès sous toutes ses formes

Excess in All its Forms

p. 122 L’interdit et le sulfureux

Forbidden and Scandalous

p. 150 éloge du goût

In Praise of Taste

p. 158 Bibliographie raisonnée et commentée

par l’artiste

Selected bibliography, with comments

by the artist

p. 160 Performances culinaires

Exhibitions & Happenings

p. 164 Biographies

Biographies


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écrire sur l’art culinaire est en soi une gageure, la difficulté de l’exercice résidant dans la définition même de la discipline et dans l’impossibilité de transmettre par le papier une donnée importante : le goût des choses. Au cœur du travail d’Emmanuel Giraud, cette question cruciale est déléguée aux participants de ses performances, et plus précisément à leur mémoire. Ainsi l’auteur de ces lignes n’écrit pas en qualité de témoin, n’ayant pas participé aux dîners concernés ; cet ouvrage s’appuie sur leurs traces. écrire sur l’art culinaire selon Emmanuel Giraud revient donc ici à s’interroger sur le rôle de la vidéo et de la prise de son, et à approfondir la question du souvenir. Cet aspect permet déjà d’entrevoir une pratique spécifique de l’art culinaire. La cuisine est un art dont le résultat relève de l’éphémère : un plat est fait pour être consommé chaud, froid, selon une scénographie particulière, au risque de perdre, au choix, saveur, texture, forme, fraîcheur décidées par le maître d’œuvre. Certains artistes s’approprient délibérément le caractère éphémère des aliments pour faire œuvre et transcender les limites artistiques et esthétiques de ce que nous ingérons (Michel Blazy). D’autres valorisent les traces de ce qui reste après la prise du repas, dans une volonté d’élever ce moment au rang d’objet d’art (Daniel Spoerri) ou de témoigner de la convivialité du repas partagé (Rirkrit Tiravanija), illustration de l’esthétique relationnelle. Emmanuel Giraud a choisi d’aborder différemment sa matière de prédilection. Il revendique pleinement la dimension performative, scénographique, voire chorégraphique au cœur de sa pratique. Chaque projet donne lieu à une performance, vécue généralement par quelques happy few1 triés sur le volet. De façon générale, l’artiste officie à la fois comme chef des fourneaux et comme maître de cérémonie, secondé par quelques petites mains discrètes. Le déroulement de la soirée n’est jamais filmé, rarement photographié. Seuls le Festin de Trimalchion et le Dîner funèbre ont dérogé à cette règle, en raison de leurs dispositifs scéniques spécifiques ambitieux qui alimentaient directement les performances. Hormis ces deux exceptions, on ne conserve donc aucun témoignage visuel des performances / 15


d’Emmanuel Giraud qui en transcende ainsi l’unicité. D’emblée, la question de la trace est posée : après la performance, que reste-t-il de ces projets ? Avec quelle matière peut-on en perpétuer le souvenir, voire enrichir son propos ? Le Goût de la mémoire se présente donc comme une enquête sur “ce qui reste” des performances d’Emmanuel Giraud, ce qui se transmet, ce qui retient l’attention, ce qui marque les esprits. Différentes thématiques apparaissent ainsi de façon récurrente dans ses performances et dans ses travaux d’écriture, constituant de véritables sujets en soi, que le présent ouvrage se propose de parcourir. Ce sont cinq grands axes (le souvenir, la collaboration, l’excès, l’illusion, l’interdit) qui nous permettent d’appréhender ce qui constitue d’ores et déjà une œuvre et d’approcher ce goût à la fois sulfureux et raffiné propre aux réalisations culinaires d’Emmanuel Giraud.

Avertissements : – Lorsque la source n’est pas précisée, les citations sont extraites des enregistrements réalisés par Emmanuel Giraud suite à ses performances. – L’orthographe de Trimalchion est issue de la traduction du Satiricon par Pierre Grimal (1958). Une illustration (p. 79) provient cependant d’une autre version du Satyricon, traduit par Laurent Taillade (1922), dont la graphie du titre diffère.

Note 1. Référence stendhalienne des dédicataires de La Chartreuse de Parme.

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L’éphémère et le souvenir Memory and the Ephemeral

“Quand d’un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l’odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l’édifice immense du souvenir.” “When nothing subsists of an old past, after the death of people, after the destruction of things, alone, frailer but more enduring, more immaterial, more persistent, more faithful, smell and taste still remain for a long time, like souls, remembering, waiting, hoping upon the ruins of all the rest, bearing without giving way, on their almost impalpable droplet, the immense edifice of memory.” Marcel Proust, Du côté de chez Swann / 21


Contrairement aux idées reçues, la matière première d’Emmanuel Giraud n’est pas digeste. Elle est complètement immatérielle, évanescente, fluctuante. Elle est aussi fragile, elle risque la disparition. De plus, l’artiste n’a que très peu de prise sur elle, car elle appartient à ceux qui ont fait l’expérience de ses performances. Elle est à la fois plurielle et personnelle. De fait, elle est éminemment subjective. Cette matière, c’est la mémoire des convives choisis par Emmanuel Giraud ; c’est à travers leurs souvenirs qu’il construit son œuvre. Une œuvre vouée au goût qui se transmet uniquement par le son et par l’image.

Ce que disent les voix Formé au Studio national des arts contemporains du Fresnoy et fort d’une certaine expérience

radiophonique,

Emmanuel

Giraud opte d’abord pour la prise de son lorsqu’il s’agit de recueillir les souvenirs “post-performances”. Il laisse passer généralement un certain temps avant de solliciter les protagonistes du dîner : les souvenirs peuvent ainsi macérer, se confondre, se dissoudre ou se sublimer jusqu’au moment du récit. Chacun est alors invité à livrer sa perception de la performance. Les souvenirs audio des uns et des autres sont montés par maître Giraud qui recompose une version foncièrement subjective du dîner. Dans le Dîner mémorable, les voix révèlent leur gourmandise, leur déception, leur étonnement face à certains plats. Le

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‘rôti sans pareil’1 suscite comme il se doit la plus grande frustration et cette sensation demeure vivace : “je n’étais pas très content, j’aurais bien voulu goûter au rôti sans pareil. Le plaisir c’est quand même de goûter toutes ces volailles”, avoue Francis B***. Pour sa part, Yves B*** rapporte une réaction un peu violente d’un tiers qui aurait dit du maître d’œuvre “qu’il était en train de se foutre ‘d’eux’ !” Un troisième, Bastien G***, reconnaît qu’Emmanuel “a joué de ‘leurs’ nerfs avec une grande maîtrise”. Aussi audacieux et excessif dans sa construction qu’il aura été chiche dans les assiettes, ce plat a suscité l’unanimité par son caractère inoubliable : “un beau geste”, “un très bon déclic pour le dîner, une étincelle”, “fascinant”, “sublime, extraordinaire”, “le climax du repas, le moment le plus tragique, le plus dramatique”. Ensuite, on n’a plus atteint un “tel niveau d’audace”… Certes. On se souvient pourtant avec émotion du Vouvray Goutte d’Or Foreau 90 : “extraordinaire, inimaginable”, dit Francis B***, sensible à cette cuvée très rare. Les hésitations à décrire un plat, un vin, une séquence témoignent aussi de la hiérarchisation du souvenir opérée par la mémoire : “après le rôti sans pareil, je ne sais plus ce qu’il y avait”, confesse Bastien G*** ; “après le homard… ? Je dois oublier quelque chose…”, avoue Lucien S***, signifiant qu’après un plat apprécié, la mémoire occulte une préparation jugée mineure. On évoque aussi aisément des mets problématiques (“je n’aime pas les huîtres cuites, qu’il a préparées avec des œufs de saumon que je n’aime pas non plus, et des petits œufs compressés, cela


Extrait de Jean-Camille Fulbert-Dumonteil, Les morts qui ont bien vécu, in Le Double almanach gourmand pour 1866, (inspiration du ‘rôti sans pareil’) Excerpt from Jean-Camille Fulbert-Dumonteil, Les morts qui ont bien vécu, in Le Double almanach gourmand pour 1866, (inspiration for the ‘rôti sans pareil’)

s’appelle la poutargue, qui formaient une sorte de crème très amère”), inédits (“je vais vous faire un aveu, j’ai mangé ensuite du homard pour la première fois”) et, naturellement, adorés (“ce dessert m’a laissé un très bon souvenir : une petite tarte au chocolat, elle-même très bonne, à la surface de laquelle il y avait une espèce d’écorce qu’on m’a dit être de la truffe. J’ai trouvé cela très bon”). Ainsi la séquence du dîner transparaît au gré des souvenirs fragmentaires des invités, eux-mêmes déterminés – ce n’est pas une surprise – par les goûts de chacun. Si les propositions plus consensuelles ne provoquent guère de réaction, le souvenir se fait plus dense face aux plats jugés scandaleux voire trop audacieux. Emmanuel Giraud ne se revendique pas cuisinier ; il est performeur avant tout. Il s’agit pour lui de faire réagir, non de nourrir.

Le menu véritable n’est pas divulgué, et c’est donc le récit choral et sublimé d’un dîner énigmatique qui nous est livré par la puissance évocatrice de la voix. On saisit dès lors l’importance capitale du casting des participants aux performances d’Emmanuel Giraud, choisis non seulement pour la finesse de leur jugement gustatif, mais aussi pour leur capacité à rendre compte verbalement du dîner. Pour le Dîner mémorable, il s’agissait en l’occurrence de six personnes qui ne se connaissaient pas, dont les personnalités complexes pourraient être résumées de la sorte : un intellectuel réservé face aux plaisirs de la table, un écrivain adepte des performances et de la poésie sonore, un étudiant aux habitudes alimentaires déréglées, un amateur de vin d’une grande rigueur, un philosophe dans la conceptualisation excessive, et un aventurier trucu/ 23


lent enclin à la bonne chère. Six hommes, donc, qui se sont par ailleurs étonnés de cette configuration unigenre qui n’était que l’application d’un principe misogyne dû à Grimod de la Reynière (17581837) : “les femmes, qui partout ailleurs font le charme de la société, se trouvent déplacées dans un dîner de gourmands, où l’attention qui ne veut point être partagée, est tout entière pour ce qui garnit la table et non pour ce qui l’entoure…” 2 Ces six privilégiés ont été choisis pour leur propension à interpréter le dîner au gré de la sensibilité de leurs papilles, pouvant donner lieu à des interprétations très érudites ou poétiques, expertes ou fantaisistes, contextualisées par rapport à l’histoire personnelle de chacun. Obtenir six versions du dîner : c’était là l’un des buts recherchés par Emmanuel Giraud, pour recomposer un unique récit choral.

L’expérience du temps Première expérience performative pour l’artiste qui signe ici son projet de première année de formation au Fresnoy, le Dîner mémorable révèle en creux le rôle fondamental du souvenir dans sa recherche artistique, le dîner constituant en soi une mise en abyme générale du phénomène mémoriel. Tout d’abord, la perception du temps est physiquement rendue problématique pour chacun : la performance commence très tard le soir en dépit de la faim grandissante des convives, rappelés à l’ordre par leur métabolisme. Dès lors, le temps ne cesse de se dilater, avec un dîner

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qui se prolonge dans la nuit sans aucun respect pour les convenances temporelles traditionnelles. Par ailleurs, l’ancien complexe industriel reculé et obscur dans lequel est dressée la table isole complètement les participants de l’extérieur et du déroulé d’une soirée classique. Dans ce contexte hors du temps, c’est le choix des vins qui vient instiller la question de la temporalité dans la performance : ainsi, l’ouverture d’un champagne goût russe, dite cuvée de Saint-Petersbourg, tel qu’on l’appréciait au xixe siècle, à savoir extrêmement sucré, entre la finesse et l’écœurement, ne manque pas d’évoquer “l’infinie décadence de la société russe de la fin du xixe siècle”, et historicise d’emblée le dîner. Chaque bouteille, choisie avec la plus grande justesse, ne manque pas de faire réagir les convives (“69 l’année ? Un peu jeune pour un vin jaune… Les 62 sont tout juste buvables”) et nous fait voyager dans le temps, entre projections personnelles (“Hermitage 98 de chez Chapoutier. Il était jeune, il faudrait le boire dans quinze ans si je suis encore vivant”) et histoire collective (“un porto qui avait été mis en bouteille en 1899… C’était touchant de voir ce porto, de se dire qu’il était si vieux. Et dire que le jour de l’assassinat de Kennedy, ce porto sommeillait tranquillement au fond de sa bouteille”). Si les dates des bouteilles renvoient à une chronologie définie, il existe une autre strate de souvenirs qui se manifeste au cours du repas : c’est la mémoire même des mets, celle de leur propre préparation.


Extrait d’un carnet préparatoire pour le Dîner mémorable, 2002 Excerpt from a preparatory book for the Dîner mémorable, 2002

Au cœur d’un dispositif complexe, le goût des olives farcies aux anchois du ‘rôti sans pareil’ recèle le déroulé de leur préparation (deux jours au préalable, puis deux heures de cuisson, en arrosant régulièrement) : “ces excellentes olives avaient subi l’assaut des sucs des cinq volailles superposées pendant de longues heures, elles avaient été imbibées de fumets différenciés qui créaient une texture culinaire incroyable, faite de l’enchevêtrement de goûts disparates que l’on essaie de retrouver dans l’olive”. De la même façon, le saumon servi est juste “imprégné” par la saveur du foie gras dans lequel il a été préparé : son goût témoigne littéralement de sa propre cuisson et évoque la noblesse du foie, ce mets recherché réduit ici à un rôle pure-

ment technique, celui de vecteur de chaleur dans la cuisson qui ne laissera qu’une vague trace aromatique. Si l’on voulait être précis, on pourrait renommer ce plat d’un poétique “saumon assaisonné au souvenir de foie gras” – cette pirouette permettant à Emmanuel Giraud de respecter la logique “carésimale” qu’il s’était imposée 3. Le souvenir est donc au cœur du dispositif du dîner lors de sa réalisation même qui revient à une épiphanie de l’éphémère. Que reste-t-il aujourd’hui de cette performance ? Du jour J, rien. Il n’existe donc pas de récit objectif – si tant est que cela soit possible – du déroulé de la performance : ni captation vidéo, ni documentation photographique. Seule la mémoire de ceux qui y ont pris part peut rendre / 25


compte de ce dîner qualifié à bon escient de “mémorable”. Un convive en particulier avait pleinement conscience du rôle singulier qui lui avait été confié, y voyant là “un ensemble de signes à interpréter, dont le sens nous échappe encore un peu. Un puzzle, ou un labyrinthe, quelque chose qui appartient à un temps à part, indéterminé, à présent fermé, refermé à tout jamais, qui existe pour lui-même dans une once du passé. […] Ce n’est pas mon souvenir. Je suis le support adventif de ce souvenir. Ce souvenir appartient à l’œuvre qui est en train de se faire ici”, expliquait ainsi Bastien G***.

Disque acétate du Dîner mémorable, 2002, édition de 8 Acetate disc from the Dîner mémorable, 2002, edition of 8

La dissolution du souvenir Emmanuel Giraud a volontairement attendu un certain temps avant de recueillir les témoignages des uns et des autres. Les récits du dîner, ponctués d’hésitations, sont ainsi fatalement embellis, enrichis, arrangés par le temps, de sorte que la vérité se dissout et l’on ne sait plus très bien s’il s’agit du récit d’un événement réel ou bien sa vision fantasmée. Les six versions du dîner ont été montées par l’artiste de façon à reconstituer une histoire chorale de cette performance, dont on ignore (et dont on ne saura jamais) dans quelle mesure elle s’approche de la vérité. L’artiste réactive la tradition de la transmission orale par un prisme technologique tout en déléguant à autrui l’élaboration de ce récit. Ainsi se construit une mythologie contemporaine de ce travail, sous le regard de l’artiste qui accepte de ne pas en avoir la maîtrise complète. Le montage audio des souvenirs des protagonistes du dîner a par ailleurs donné lieu à un “atelier de création radiophonique”, diffusé sur France Culture le 16 juin 2002, agrémenté de sons et de divers témoignages recueillis au moment de la préparation de la performance. Que reste-t-il aujourd’hui de ce récit audio ? Emmanuel Giraud a voulu soumettre cette narration à l’épreuve de sa possible dissolution. Sur les faces A et B d’un nombre limité de quarante-cinq tours, il a enregistré les vingt minutes que dure le récit collectif du Dîner mémorable : technologie à la fois désuète pour le quidam, mais

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Dîner mémorable Roubaix, 16 février 2002 •

Huître au sabayon de champagne “goût Russe” Champagne Boulard Rôti sans pareil Fino del puerto, Almacenista José de la Cuesta Huître cuite poutargue et œuf de saumon Xérès amontillado solera centenaire Saumon cuit dans du foie gras Vouvray “Goutte d’Or” 1990 Foreau Homard, jus de canard, vin-jaune, morilles Vin-jaune 1969 Tissot Canette de Bresse aux œufs de poissons volants Hermitage rouge 1998 Jean-Louis Chave Fromage “Vieux Puant” de Lille Hermitage blanc 1994 Chapoutier Tartelette au chocolat et truffes noires Porto 1899

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plébiscitée par quelques irréductibles. Il faut toutefois préciser que la gravure a été réalisée en acétate. à chaque écoute, l’acétate s’érode, l’enregistrement se détériore, le souvenir s’efface. Emmanuel Giraud renvoie ainsi l’auditeur face à sa propre responsabilité, car activer le récit le détruit. Rien de plus efficace pour construire le mythe d’un dîner en rendant problématique la transmission de sa mémoire. La performance se réduit aujourd’hui à un titre, le Dîner mémorable, et aux rumeurs les plus folles qui circulent autour de ce moment d’anthologie dont seul Emmanuel Giraud connaît le secret. Comble de l’histoire, on a rapporté à ce dernier des scènes fantaisistes – et donc fantasmées – de ce dîner sans savoir qu’il en était à l’origine. La légende du Dîner mémorable est en marche.

La mémoire entre histoire et légende En 2009, à l’invitation de l’école des BeauxArts de Montpellier, Emmanuel Giraud réalise un Dîner funèbre, performancehommage à Grimod de la Reynière. Il s’empare ici d’un événement réellement advenu, en l’occurrence un dîner parisien donné le 1er février 1783 par le trublion qui aurait adressé un billet d’enterrement à un petit nombre de personnes pour un “souper-collation”. Si l’on peut considérer cette soirée comme la première performance culinaire de l’histoire, l’histoire ne retient pourtant que très peu d’éléments

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tangibles concernant ce dîner demeuré volontairement mystérieux, pour lequel Grimod a démontré une virtuosité certaine dans l’art de la manipulation. Du dîner proprement dit, il ne reste que des incertitudes quant à son déroulement exact, la scénographie, le menu, le nombre de services et de plats. Grimod n’a jamais directement relaté cette soirée, ni cherché à maîtriser ce qui en était raconté. Ainsi, dès le lendemain, la rumeur parisienne s’empare du dîner, et de nombreux récits sont publiés, s’appuyant sur des propos rapportés donnant lieu à toutes sortes de fantaisies. Pour le journaliste, c’est un succès : on parle du livre qu’il souhaitait valoriser à cette occasion, on célèbre son esprit fantasque, on le prie même de recommencer ce banquet funèbre… Pour le mystificateur qu’il était, c’est un triomphe car on peine de nos jours encore à démêler les versions pour approcher de la vérité. Véritable énigme, le souper constitue une matière prompte à entrer en littérature : Restif de la Bretonne, les frères Grimm, un certain Bachaumont évoquent ce dîner, jusqu’à Huysmans, qui s’approprie l’anecdote un siècle plus tard dans à Rebours (1884) pour l’attribuer à Des Esseintes. “Dans la salle à manger tendue de noir, ouverte sur le jardin de sa maison subitement transformé, montrant ses allées poudrées de charbon, son petit bassin maintenant bordé d’une margelle de basalte et rempli d’encre et ses massifs tout disposés de cyprès et de pins, le dîner avait été apporté sur une nappe


Billet d’invitation au Souper-Collation de Grimod de la Reynière, 1783 Letter of Invitation from Grimod de La Reynière’s Supper-Collation, 1783

noire, garnie de corbeilles de violettes

dings, des brugnons, des raisinés, des

et de scabieuses, éclairée par des candé-

mûres et des guignes ; bu, dans des

labres où brûlaient des flammes vertes

verres sombres, les vins de la Limagne et

et par des chandeliers où flambaient des

du Roussillon, des Tenedos, des Val de

cierges.

Pefias et des portos ; savouré, après le café

Tandis qu’un orchestre dissimulé jouait des marches funèbres, les convives

et le brou de noix, des kwas, des porter et des stout.

avaient été servis par des négresses nues,

Le dîner de faire-part d’une virilité

avec des mules et des bas en toile d’ar-

momentanément morte, était-il écrit

gent, semée de larmes. On avait mangé

sur les lettres d’invitations semblables à

dans des assiettes bordées de noir, des

celles des enterrements.” 4

soupes à la tortue, des pains de seigle russe, des olives mûres de Turquie, du caviar, des poutargues de mulets, des boudins fumés de Francfort, des gibiers aux sauces couleur de jus de réglisse et de cirage, des coulis de truffes, des crèmes ambrées au chocolat, des pou-

C’est sans doute là la description la plus précise du repas, présenté comme un dîner monochrome d’une grande sophistication. D’un récit à l’autre, Grimod de la Reynière n’aurait certes pas renié cette dissolution de la mémoire sous la forme d’une légende à multiples facettes… / 29


Cercueil et catafalque, vue de l’exposition Devenir gris, 2009, Montpellier Coffin and bier, seen from the exhibition Devenir gris, 2009, Montpellier

à partir des différentes sources qui nous sont parvenues non sans avoir irrémédiablement déformé le souper d’origine, Emmanuel Giraud décide d’en produire sa propre version, à savoir sa propre déformation. Ce Dîner funèbre s’intitule “Devenir gris”, assumant pleinement l’altération du souvenir d’origine, en un clin d’œil chromatique à l’ultime version de Huysmans. Volontairement éloigné de la reconstitution historique, il souhaite au contraire retranscrire ce dîner mythique dans le goût de l’époque, sous une forme digeste et contemporaine. Pour composer son menu, il choisit toutefois de conserver le partipris du noir. Sous un faux prétexte médicinal, il introduit son repas par une cuillère d’huile d’olive noire, au goût rance en raison d’une oxydation. En guise de pendant à cette petite provocation, il conclut le dîner par une cuillérée de vinaigre balsamique de Modène, de 25 ans d’âge : la “punition” du début se transforme alors en un réel plaisir avec ce condiment aux allures de sirop, dense et parfumé, d’un noir profond… Comme dans la légende forgée autour du dîner de Grimod, celui-ci prend place à côté d’un cercueil, fermé, laissant planer le doute sur ce qu’il contient, élément central d’une scénographie très sombre. Le souper est réservé à un petit nombre d’invités triés sur le

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volet mais la tablée s’offre aux regards des curieux qui peuvent assister à cette étrange soirée depuis la rue : de quoi alimenter une éventuelle nouvelle légende… Que reste-t-il aujourd’hui de cet hommage au Dîner funèbre ? De nombreux doutes : “je pense qu’il ne s’est rien passé. C’est totalement une fiction”, affirme d’emblée Matthieu G***. “Tout est dans le bigbang, tout est dans les premières secondes, considère Pascal O***. Le reste n’est que littérature”… Contrairement à Grimod, Emmanuel Giraud choisit de diffuser sa propre version du dîner ; en revanche, il en délègue le récit aux protagonistes. Plutôt que de se répandre en ville, ils se confient à une caméra. Les témoignages ont été montés dans une vidéo, où le noir et blanc de l’image vire très souvent au gris pâle, résonant avec des souvenirs parfois imprécis. L’image disparaît même par moments, elle devient fantomatique, clin d’œil spectral à l’esprit de Grimod de la Reynière qui est ainsi convoqué. Elle évoque aussi une pellicule qui aurait été trop exposée au cours du temps tandis que les souvenirs enregistrés révèlent toute leur évanescence. En premier lieu, l’atmosphère du dîner a créé une forte impression : “on suit un sentier lumineux fait de chandelles posées à même le sol, on est vraiment dans une


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Extraits de la vidéo des souvenirs du Dîner funèbre, 2009 Excerpts from the video of memories from the Dîner funèbre, 2009

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obscurité percée de multiples lumières et l’on se retrouve à une table dressée de noir, avec des bougies noires…”. La présence du cercueil interroge, surprend, inquiète : “avant le repas, on se doit d’affronter […] un cercueil taille réelle. C’était assez surprenant”. On s’interroge naturellement sur une éventuelle présence dans ce cercueil. Pascal O*** rappelle que le dîner funèbre de Grimod est contemporain de l’émergence de l’esprit gothique, un préalable au romantisme noir. Sa relecture par Emmanuel Giraud ne renie pas non plus cette filiation.

avait “la tenue et le comportement […] mais s’est vite avéré défroqué”. L’homme d’église, sensible à la dissimulation, note pour sa part la présence d’une femme déguisée en homme, en écho au banquet de Grimod de la Reynière, qui avait effectivement invité une dame camouflée sous des vêtements masculins… Les discrètes silhouettes qui servent, masquées, conservent tout leur mystère et sont comparées à des créatures fantomatiques. Il règne une atmosphère étrange : l’on parle de “soumission”, de “contraintes”…

D’emblée, la soirée est comparée “à une cérémonie initiatique”, où l’on s’apprête à “être confronté à sa propre mort”. On s’attend à “quelque chose de décadent”, notamment en se rendant compte que tout le dispositif du dîner est visible depuis l’extérieur, depuis la rue, où quelques passants s’arrêtent devant la vitrine pour observer cette étrange assemblée. Cette

Concernant le dîner en soi, les souvenirs s’étiolent. Quelques séquences particulières ont davantage retenu l’attention. L’ouverture et la clôture du dîner, de l’huile au vinaigre, a marqué les esprits. Ensuite, “l’œuf à la truffe” a créé un certain effet : le blanc d’œuf est monté en neige, tandis que le jaune, intact, repose au milieu de ce petit nid. L’aspect du blanc est toutefois perverti par la présence de la truffe, qui en

exhibition dérange quelques participants qui en ressentent un léger malaise, d’autres disent avoir finalement oublié être livrés aux regards d’inconnus. Parmi les convives, on remarque la présence d’un prêtre qui, selon Jean-Marie D***, en

altère radicalement la couleur – et sublime d’autant le goût. Si les gourmets ont apprécié cet usage généreux de la truffe, quelques esprits plus austères se sont émus de son abondance. Par ailleurs, ce plat a suscité une étrange vision chez un invité, / 33


Matthieu G***, qui a comparé le blanc d’œuf à de la “neige salie” : “j’ai trouvé ça absolument infect, […] tout le monde a trouvé ça formidable”. à partir de là, son regard a surinterprété ce qu’il avait dans l’assiette : “plus la mousse se décomposait dans mon assiette, plus j’avais l’impression de voir une sorte de chauve-souris morte avec des entrailles et un jaune qui auraient coulé […] : impossible de manger”. Dans le cadre d’un dîner funèbre, la vision cauchemardesque et absurde d’un animal crucifié se révélait particulièrement savoureuse. La séquence de la coquille SaintJacques présentée en sashimi sur un corps nu a également produit un certain effet (voir chapitre 5, page 135). Inévitablement attendue au cours du service, l’encre de seiche, aliment noir par essence, a ici été incorporée à une crème glacée servie en

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dessert. Quant au petit gobelet chocolaté et alcoolisé venu conclure le dîner, “fort judicieusement appelé l’orgasme, […] il a fait l’unanimité”. Claude F*** avoue pour sa part “ne plus se souvenir de la fin”, mais lui ressurgit un “sentiment d’ironie”. Finalement, à l’image de ce qui s’est passé en 1783, c’est bel et bien l’atmosphère, le dispositif et la mise en scène qui marquent les esprits, plus que le déroulé du dîner en soi. En effet, la vidéo qui livre aujourd’hui ce récit choral se révèle lacunaire sur le souper. En revanche, elle renferme suffisamment d’incertitudes, d’allusions grivoises ou de clefs d’interprétation énigma­tiques pour stimuler l’imagination des spectateurs et alimenter une nouvelle légende. La force de l’éphémère est de se prêter au fantasme.


Dîner funèbre Montpellier, 6 mars 2009 •

• Huile d’olive “fruité noir” Caviar à la tsarine Vodka aux algues Œuf noir Anjou blanc 2006 Jo Pithon Pintade en pierre tombale Morgon 2005 Marcel Lapierre

Boudin, figues, jus abats-réglisse Bourgogne-côte-chalonnaise 2006 A. et P. de Villaine Vapeur de chasse Râble de lièvre saignant, jus cacao “Alicante vieilles vignes” 2007 Alain Allier Cuisse de lièvre confite, truffes “Alicante vieilles vignes” 2007 Alain Allier Bouillon de trompettes de la mort et pata negra Saint-Jacques, truffes “Sels d’argent” 2008 Eric Pfifferling Orgasmo (chocolat – pedro ximenez) Sorbet à l’encre de seiche Vinaigre Balsamico Tradizionale di Modena “Extra Vecchio”

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Défier la mémoire Quelque temps après le Dîner funèbre, Emmanuel Giraud conçoit un Dîner en fumée, performance qui se déroule dans les appartements de la Villa Médicis, à Rome, pour un petit nombre d’amateurs de cigares (voir chapitre 5, page 124). Il laisse passer un certain temps avant de demander aux convives de raconter la soirée face à la caméra, au rythme d’un cigare. Les souvenirs sont pour le moins vaporeux : “je me souviens que c’était il y a très longtemps… ça me paraît vraiment il y a mille ans”, confesse Neville R***, tandis que Laurent M*** avoue d’emblée : “je ne me souviens pas de tous les plats”. Songeant à cette atmosphère opaque qui jouait volontairement de l’accumulation de fumée, il se demande a posteriori si, au fond, “ce n’était pas presque un peu redondant, fumée sur fumée”. Cette dimension excessive semble avoir fortement contribué à embrumer la mémoire de certains, la plupart des souvenirs se révélant fragmentaires. La vidéo laisse transparaître un grand nombre de temps morts, d’hésitations, de doutes… Contrairement à l’habitude, elle valorise ce qui a disparu et non ce qui résiste à l’oubli. Anthony R*** parvient toutefois à livrer quelques souvenirs précis : la trouvaille des boîtes de havanes pour fumer le saumon, la sauce cacaotée du lièvre en deux services, le plaisir ressenti face au service à la cloche… Il préconise même un autre cigare qui aurait pu accompagner la glace avant de reconnaître : “c’est la seule fois de ma vie que je l’ai ressentie

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en fumant un cigare : une véritable ivresse du tabac”. Il explicite ainsi, certainement, la raison des troubles de mémoire liés à ce dîner, et c’était sans doute là le résultat escompté par Emmanuel Giraud en organisant cette performance toute en fumée : enivrer les convives par une surenchère de volutes épaisses, jouer sur l’évanescence à brouiller la mémoire même. Et accepter qu’au terme de la performance, les souvenirs soient littéralement partis en fumée. Il est un autre projet, enfin, qui met la mémoire à l’épreuve. C’est celui d’un certain Tiziano da Bassano dont Emmanuel Giraud raconte l’utopique objectif du ‘pâté de la mémoire’ dans l’anthologie qu’il a consacrée aux pâtés en croûte : cette version-ci aurait contenu l’ensemble des connaissances gastronomiques de l’époque ! à l’image du “Théâtre de la Mémoire” de Giulio Camillo (vers 14801544) voué au savoir de l’humanité 5, cette version gourmande aurait consacré un rang de pâtés à chacune des sept grandes familles d’aliments, chaque rangée comprenant sept emplacements “destinés à recevoir chacun une recette prodigieuse et symbolique, représentative de l’art culinaire de l’époque” 6. La densité de ce “pâté ultime” est telle que Tiziano da Bassano ne parvient pas à le réaliser en un seul bloc ; c’est donc en quarante-neuf petits pâtés individuels qu’il parvient à concrétiser cette synthèse culinaire codifiée. Hélas, la mémoire de son estomac lui joue un vilain tour : “repu de tous les petits pâtés


Extraits de la vidéo du Dîner en fumée, 2011 / Excerpts from the video of Dîner en fumée, 2011

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ingurgités pendant les tests préparatoires, Tiziano da Bassano meurt d’une indigestion” 7 peu après avoir concrétisé son rêve. La superposition de toutes les recettes à préserver, la richesse encyclopédique de ce savoir gourmand a eu raison de son estomac. Emmanuel Giraud, qui ne craint pas les défis excessifs, s’attelle à réaliser ces ‘pâtés de la mémoire’ – tout en se gardant bien d’y goûter. L’installation est présentée dans un hôtel particulier du 7e arrondissement de Paris, l’Hôtel de Béhague, qui renfermait un théâtre. Un théâtre dans le théâtre, donc, pour une mise en abyme gourmande, mais tout autant périlleuse. Lorsqu’il livre la recette de ce plat total, Emmanuel Giraud précise bien la teneur du défi : “ces pâtés de la mémoire ne s’adressent qu’à un seul convive, et lui permettent d’acquérir, s’il les déguste tous d’un coup, l’ensemble du savoir gastronomique qu’ils contiennent. 8” Se plonger dans la mémoire globale de l’art culinaire est fatal – tel un péché d’orgueil. Il est donc vivement conseillé de résister à cette tentation afin de poursuivre, notamment, la lecture du présent ouvrage.

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Reconstruction graphique de Athanasius Kircher (1602-1680) d’après Giulio Camillo Graphic reconstruction of Athanasius Kircher (1602-1680) after Giulio Camillo

‘Pâtés de la mémoire’, installation, 2011, Hôtel de Béhague, Paris ‘Pâtés de la mémoire’, installation, 2011, Béhague Palace, Paris

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