Patrick Cadour RÉCITS ET RECETTES DU RESSAC 19 €
Vous ne regarderez plus une plage de la même façon après la lecture de ce livre. Les espèces et les saisons, les techniques de pêche responsable, comme la manière de parer et de cuisiner les animaux comestibles de l’estran, sont clairement expliquées, avec la verve décalée de l’auteur qui prône le gai savoir et l’émerveillement devant ces splendides présents de la nature.
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RÉCITS ET RECETTES DU RESSAC LA PÊCHE À PIED
Patrick Cadour
© Les Éditions de l'Épure, Paris 2017
Patrick Cadour
RÉCITS ET RECETTES DU RESSAC LA PÊCHE À PIED
ON PEUT PENSER QUE DÉCOUPER O U C U I R E U N C R A B E V I VA N T E S T P L U S HORRIBLE QUE D’ÉCRABOUILLER U N M O U S T I Q U E E N T R E P R E N A N T, O U D E S C E N TA I N E S D E M O U C H E R O N S S U R U N PA R E - B R I S E D E V O I T U R E , V O I R E R E F U S E R D E PA R TA G E R S O N L I T AV E C D E S P U N A I S E S . A U M O I N S L E C R A B E , J E VA I S LE MANGER, ET AINSI PERPÉTUER LE LIEN C H A R N E L Q U I S ’ E S T É TA B L I E N T R E L’ H O M M E E T L A N AT U R E D E P U I S L E S O R I G I N E S .
LE FLUX ET LE REFLUX NOUS FONT MARÉE
Les grandes marées sont devenues des évènements médiatiques. Elles déplacent les foules en deux groupes de personnes. L’un est celui des adorateurs de la marée haute, fascinés par le spectacle majestueux de la mer qui enfle jusqu’à ras bord. Je m’adresse dans ces pages aux fanatiques de la marée basse, ceux qui se rendent sur l’estran pour en ramener des denrées comestibles, transformant parfois la pêche à pied, qui était une activité locale récréative ou de subsistance, en une manière de fête foraine, attirant des populations venues de loin. Je raconte aussi pour les passionnés de la vie sauvage, pour ceux qui ont de la tendresse pour les drôles d’habitudes de nos petits voisins de plage, et le cœur un peu serré quand ils découvrent un crabe ou un poisson mort roulé par le ressac. Vous lirez çà et là que la pêche à pied est l’une des plus anciennes activités de chasse pratiquées, que les archéologues ont découvert des amas coquilliers un peu partout où l’homme habitait auprès de l’eau. Tout ceci est exact, et on pouvait d’ailleurs s’en douter, à part quelques nageurs de compétition comme les crevettes, nous avons affaire à des proies peu véloces. Toutefois l’appauvrissement de l’estran est patent, car de façon cumulative, effluents agricoles et urbains, surpêche, constructions diverses, élevages conchylicoles et pollutions maritimes mettent en péril la vie sauvage, ou au moins son foisonnement.
Il ne suffit plus de se baisser pour pêcher. La mer nous semble immense et ses ressources infinies, c’est loin d’être le cas, même le sable est devenu un bien économique rare. La concurrence entre pêcheurs amateurs et professionnels s’exacerbe, et le législateur intervient forcément pour indiquer qui peut faire quoi, où et comment. Comme nous sommes en France, l’activité réglementaire est échevelée et surabondante. Il coexiste au moins six niveaux de nomothètes zélés venant gribouiller sur nos grèves : l’européen, le national (écologie, pêche, affaires sanitaires, etc.), le régional, le départemental, le local (golfe du Morbihan, par exemple) et le municipal. À l’origine, on a sagement défini trois zones de réglementation, mais désormais les particularités locales ont fini par créer un imbroglio qu’il faudrait au minimum toiletter. Les contrôles sont fréquents, la maréchaussée cible les espèces les mieux valorisées (ormeau, pousse-pied, homard, etc.), mais vous n’êtes pas à l’abri si on vous prend avec trop de coques en stock. J’ai grandi en bord de mer, en Bretagne du Nord, et en Afrique de l’Ouest comme de l’Est, à une époque où ces limitations n’existaient pas. La proximité des estrans et l’abondance relative nous autorisaient à pêcher sans avidité, et on ne cherchait pas à réaliser des tableaux de pêche. Évidemment, par ignorance, on prenait trop de juvéniles, comme ces minuscules crevettes roses qui terminaient broyées dans du beurre. Ramasser un crustacé femelle blindé d’œufs ne nous tourmentait pas. L’idée de pénurie n’effleurait personne. Les temps ont changé, mais s’il faut responsabiliser les pêcheurs, au moins faisons-le de façon compréhensible. Quelqu’un a toujours l’œil sur vous quand vous baguenaudez sur l’estran. Dès mes 12 ans, mes parents n’ont pas craint de me voir partir avec mon vélo, mon couteau et autre attirail : ils
m’avaient montré les dangers et ils savaient que je n’étais pas seul sur les grèves. Pour les enfants, mais aussi pour ces adultes qui n’ont été que des urbains toute leur vie, la pêche à pied est hautement pédagogique. Le littoral est le meilleur des endroits pour découvrir la nourriture à son état primaire, et avec elle l’histoire de la survie humaine. Il est aussi un terrain de choix pour vivre l’écologie et se forger une conscience d’habitant d’une planète qui se raréfie. On se confronte aussi à la vie et à la mort, puisque nos prises arrivent vivantes en cuisine, et qu’à part l’huître, on ne les mange qu’après les avoir passées de vie à trépas, parfois de façon qui sera jugée cruelle. Manger ce qu’on a soi-même pêché reste la première motivation du bassier, et la principale raison d’être de ce livre. La plupart des ouvrages sur la pêche à pied sont écrits par des pêcheurs qui partagent leur passion avec force détails techniques, mais qui, en caricaturant à peine, ne connaissent que quatre préparations : la persillade, la marinière, la friture et bien entendu la mayonnaise. Toutes choses respectables et délicieuses, mais il n’y a pas que la biodiversité dans la vie, il faut aussi varier les plaisirs de la table. À l’opposé, lorsqu’il s’agit de livres de cuisine traditionnels, les auteurs ne savent pas toujours respecter la simplicité de ces produits, et ils s’imaginent qu’après cette activité fatigante, qu’après avoir trié le butin, rincé le matériel et décrassé le bonhomme, on est encore dans des dispositions à passer des heures en cuisine. Je me suis attaché à choisir des préparations simples et inspirées de la nature, qu’elles soient traditionnelles ou sorties de mon imagination. À part pour quelques recettes, vous n’aurez pas de longues mises en place à effectuer : vive la Cuisine Directe ! Je suis un ardent adepte de la cuisson au feu de bois, qui colle
bien à cette approche dépouillée, pour la saveur qu’elle confère, et parce qu’elle elle prolonge le lien avec la nature, inhérent à la pêche à pied. J’aime aussi voyager, et ma cuisine se balade un peu partout à travers le monde, par curiosité personnelle, et par héritage d’une famille de marins gastronomes.
SOMMAIRE
L E S FA N TA S S I N S
12
La bernique ou patelle
14
Le bigorneau
22
Le bulot
28
L’ormeau
36
La crépidule
44
Le poulpe
50
L’oursin
60
LES EMBUSQUÉS
66
Le pied de couteau
68
La coque
76
La telline
84
La palourde
90
La mye et la lutraire
98
L’amande de mer et le clam
10 4
La praire
112
La coquille Saint-Jacques
116
Le lançon et l’équille
124
La plie et la sole
130
Le congre
136
L E S C A PA R A Ç O N N É S
14 4
Le homard
146
Le tourteau
156
L’araignée de mer
16 4
Le crabe vert
170
L’étrille
176
Le bouquet
182
La crevette grise
188
LES CRAMPONNÉS
196
Le pousse-pied
198
L’anémone de mer
20 4
Le pétoncle
210
L’huître
216
La moule
224
Un pêcheur sachant pêcher
232
Notes
234
Table des recettes
238
Remerciements
246
LES FANTASSINS
Sur les traces des fantassins de l’estran, nous allions avec délice la pêche à pied et la pêche aux pieds, car nous traquons des animaux appréciés pour la qualité gastronomique de leurs petons. La taxonomie elle-même s’y réfère pour désigner ces espèces, puisque nous avons d’un côté les gastéropodes (soit des estomacs sur pattes), et d’un autre, les céphalopodes (soit la tête et les jambes) : fantassins certes, mais au pied marin.
L A B E R N I Q U E O U PAT E L L E LE BIGORNEAU LE BULOT L’ O R M E A U LA CRÉPIDULE LE POULPE L’ O U R S I N
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Je n’ai retenu que le poulpe parmi les céphalopodes, le seul qu’il soit possible de capturer à la main. Vous pourrez rencontrer quelques seiches posées çà et là, plutôt apathiques, à peine capables de projeter leur encre avant de fuir à reculons. Vous pouvez les ramasser et les manger, mais elles ne seront pas au mieux de leur saveur. De fait, vous assistez au drame de l’amour et de la sémelparité réunis : les seiches meurent après leur reproduction, vers l’âge de 2 ans. Elles viennent au printemps se reproduire près des rivages sur lesquels elles s’échouent parfois pour mourir d’épuisement. Vous comprenez pourquoi à certaines périodes de l’année, on découvre pléthore d’os de seiche sur les plages, qui font de beaux vaisseaux aux enfants, et d’utiles nettoie-bec aux oiseaux. J’ai inclus l’oursin dans cette partie, car il est un fameux randonneur et grimpeur. Les fantassins de l’estran sont des proies plutôt faciles, ne demandant pas une énorme vivacité, un peu comme si vous alliez aux escargots. Seul le poulpe peut vous donner du tentacule à retordre. Une autre caractéristique commune à ces animaux (à part l’oursin qui est le mieux organisé de tous et dont on peut même affirmer qu’il a des pieds et des mains), est qu’ils sollicitent tellement leurs pieds que ces derniers deviennent coriaces. Il faut donc connaître quelques trucs pour les consommer dans les meilleures conditions. Seules de petites pointures comme le bigorneau et la crépidule ont le pied délicat, pour autant il ne faut pas les cuire n’importe comment.
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LES FANTASSINS
LA BERNIQUE O U PAT E L L E Observez les rochers, elle pullule sur toutes les côtes, au point qu’on se demande où vont se fixer les prochaines générations. L’animal est de moins en moins consommé, alors que les côtes n’ont jamais été autant envahies de pêcheurs à pied. Peu d’entre eux savent qu’elle est comestible, et même excellente, si elle est pêchée au bon endroit et au bon moment.
RECETTES
Bernique crue · Bernique grillée · Ragoût de berniques des îles bretonnes · Le fricot d’jambes · Berniques en sauce au cumin · Terrine de berniques à la laitue de mer
L A B E R N I Q U E O U PAT E L L E
Le mot bernique provient du mot breton brennig, lui-même issu du gaulois brenn qui désigne une sorte de casque, ou du breton bronn, qui signifie « sein », voire « ventouse ». On lit également que brenn est le mot celtique pour « montagne », ou qu’il s’agit d’une allusion au casque du légendaire Brennus. Les Celtes la considéraient donc comme une bosse, tandis qu’en français, on s’intéresse plutôt au creux, puisque son nom officiel de patelle vient du latin patella, « la petite coupe ». On met tout le monde d’accord en parlant de « chapeau chinois », même les Provençaux pour lesquels elle est une arapède, qui dérive d’un mot occitan (Arapeda qui signifie « accroché par le pied »), ou les Charentais pour lesquels c’est une jambe. Les espèces sont plus ou moins différentes selon que vous vous trouvez en Méditerranée ou en Manche et en Atlantique, mais peu importe, comme nombre d’animaux végétariens, la bernique prend la saveur de ce qu’elle mange. La bernique était surtout consommée sur les rivages isolés, dans les îles en particulier, où les disettes n’étaient pas rares. C’était un précieux complément de nourriture, le dernier pic de consommation fut causé par les privations de la Seconde Guerre mondiale. On la dégustait en petite quantité, car elle était réputée peu digeste. On l’ajoutait volontiers à la pâtée des cochons, qui se portaient mieux lorsqu’ils en mangeaient. Chez les plus pauvres, la bernique était un aliment de survie. La dignité interdisait d’afficher son dénuement, on enterrait discrètement les coquilles vides autour de sa masure. Dans les îles, cette consommation était plus assumée, la bernique était un aliment du quotidien, auquel des archéologues ont prêté une dimension sacrée, pour avoir trouvé une bernique en bronze dans un dépôt de coquilles à Ouessant. Toutefois, ils ont aussi retrouvé des traces de terre de moulage dans d’autres coquilles, et ils ont conclu à une intention plus décorative que religieuse.
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LES FANTASSINS
Quelques croyances et légendes lui sont attachées, souvent liées aux drames de la mer. En certains endroits, on prétendait que les grosses patelles blanches naissaient sur le corps des noyés, et qu’il ne fallait pas en consommer. Ailleurs, leur forme ronde indiquait qu’il s’agissait des yeux des mêmes noyés, qui viendraient les réclamer au jugement dernier. C’est par contre leur aspect conique qui a donné aux femmes l’idée d’en appliquer les coquilles sur leurs mamelons pour tarir les montées de lait. Le conte le plus répandu est celui du chat (ou du renard) en quête de nourriture, qui voyant une bernique un peu décollée de son rocher, glisse sa langue pour l’attraper. Bien entendu l’offensée se rebiffe, et elle adhère fortement au rocher, emprisonnant le présomptueux. S’ensuit alors un long dialogue entre l’attrapeuse et l’attrapé, que sa langue captive n’empêchait pas d’argumenter : « Laisse-moi partir, ou la marée montante nous noiera tous les deux. » La Fontaine, dans Le Rat et l’huître, écrivait « Que tel est pris qui croyait prendre » pour décrire l’embarras du rongeur coincé de la même façon. La puissance d’adhérence à la roche de la bernique est étonnante, celui qui ne parvient pas à la décrocher du premier coup pourra ensuite user de toute sa force, il cassera plus de coquilles qu’il n’en ramènera. Cette ténacité fait parfois prétendre qu’en se cramponnant ainsi aux rochers, la bernique les empêche d’être emportés par les flots. L’animal est casanier, il se déplace sur son rocher pour s’alimenter de jeunes algues ou de lichens qu’il racle à l’aide de sa radula, une langue munie d’excroissances dures, comme une râpe. Puis il revient se replacer exactement au même endroit, si bien que le temps passant, le rocher prend la forme du tour de sa coquille, subissant un polissage en règle. Ce comportement est devenu une source d’expressions, évoquant l’enfant
L A B E R N I Q U E O U PAT E L L E
toujours collé à sa mère, ou raillant celui à l’âme peu voyageuse, qui craint de perdre de vue son clocher. Jeune, la bernique peut être retournée par des crabes ou des oiseaux de mer, mais devenue adulte, elle n’a d’autre prédateur que quelques bigorneaux perceurs obstinés, et l’homme. Si celui-ci ne la mange plus, elle pullule. La bernique est donc abondante et facile à pêcher. On peut en ramasser autant qu’on veut toute l’année, sachant qu’en été, elle peut être laiteuse. On prétend aussi que « la bernique de mai est aussi tendre que la raie ». Il ne faut pas la prendre n’importe où, évitez les zones très battues par les vagues, ou le haut de l’estran : ce sont les endroits où elle est le plus coriace et la moins savoureuse. Privilégiez les sujets planqués sous les goémons noirs ; non seulement ils les protègent du battement de la mer, mais c’est là que leur alimentation est la plus diversifiée, et donc leur saveur la plus remarquable. Utilisez un couteau à la lame un peu solide, que vous glissez vivement entre la coquille et le rocher, et que vous faites pivoter d’un mouvement rapide du poignet. Restez calme et précis, vous n’aurez pas une seconde chance. Si vous manquez votre capture du premier coup, n’insistez pas, c’est le moyen le plus sûr de vous blesser. Enfin, choisissez de préférence des rochers durs à grain fin, vous vous épargnerez beaucoup de travail de nettoyage, et autant de déconvenues si vous consommez l’appareil digestif.
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LES FANTASSINS
BERNIQUE
crue La bernique est délicieuse crue, croquée à même l’estran : c’est l’un de mes rituels lorsque je m’approche d’un rivage, il faut que je goûte à celles du cru. On ne mange alors que le muscle. On détache l’animal, on gratte les fragments de rocher qui pourraient y rester collés, on décoquille et on enlève la tête et la boule d’entrailles, et surtout le fil digestif qui est un barbelé indigeste. Certains la consomment ainsi à table, arrosée d’une vinaigrette de leur choix, je trouve que le vinaigre aux échalotes bien poivré lui va à merveille.
BERNIQUE
grillée En fin de marée, les coupeurs de goémons allumaient un feu sur un rocher plat, alimenté d’algues et de fougères sèches. Lorsque la pierre était brûlante, ils débarrassaient les cendres et posaient les berniques, pointe en haut pour les cuire, selon le bon vieux principe de la cuisson à la pierre. Les feux de plage étant désormais interdits, pratiquez cela dans un coin isolé, ou ramenez les berniques chez vous. Préparez des braises et cuisez des berniques préalablement grattées, posées sur une grille la pointe en bas. Vous pouvez utiliser votre poêle à marrons, et l’affranchir ainsi de sa saisonnalité. Certains y versent du sel avant de les griller, ou déposent un peu de beurre, persillé ou non. Je trouve cela inutile, d’une part la bernique est naturellement salée, et d’autre part il est dommage d’en masquer la saveur, magnifiée par ce mode de cuisson. Plus vous la cuirez, et plus elle deviendra coriace, mais plus il se déposera dans la