par Jacques Ferrandez
Il est toujours risqué de parler de ce qu’on aime. Mimi, Fifi et Glouglou aiment le vin. Ils aiment le déguster. Ils aiment en parler. Strips après strips, ils tentent tout au moins de s’y employer avec un mérite, une opiniâtreté, un sens du devoir, de l’abnégation, qui forcent depuis longtemps l’admiration des habitués du site Glougueule (pour les hommes et les femmes de Glou). Mais voilà, aussi élevé que soit le but qu’on se fixe, et même lorsqu’on met en œuvre tous les moyens dont on dispose, on n’est jamais à l’abri d’une déconvenue, d’une déception, voire d’un ratage. La vie est parfois ingrate. Le destin peut être contraire. Même les âmes les mieux nées, les caractères les mieux trempés peuvent subir de lourdes avanies, et la désillusion n’en est que plus amère. La foi n’a rien à voir là-dedans, et ce n’est pas nos trois amis qui pourtant ont de la bouteille, qui me démentiront. Déguster n’est rien. En parler est autre chose. Et c’est là que se situe toute la différence. Il s’agit pour nos gaillards de trouver les mots. Il ne suffit pas de dire « C’est bon » ou mieux « Putain, c’est vachement bon », encore faut-il, sous peine de passer pour un vulgaire soiffard, motiver, expliquer, donner une Raison à ce qui pour la plupart des buveurs n’est qu’un geste compulsif. Certains poètes de mes amis ont donné à ce geste la valeur d’une démarche salvatrice propre à perpétuer l’activité professionnelle de nos travailleurs de la vigne et du vin. Le fameux épauléjeté, le geste qui sauve le vigneron. Mais ce n’est là que propagande du lobby des alcooliers. Et comme chacun sait, le chemin des alcooliers est fait de zigzags.
En l’occurrence, il semble que nous soyons en présence d’un trio qui ressemble fort à ces navigateurs ou ces aviateurs à l’approche du triangle des Bermudes ou de la mer des Sargasses, dont les instruments de navigation se dérèglent sans raison apparente, et dont les repères sont troublés par de mystérieuses vapeurs, avant de disparaître corps et biens dans l’éther et le néant. On assiste impuissant, mais avec l’empathie de ceux qui sont passés par là, au naufrage dans des contrées incertaines, aux confins de cette grande science encore inexacte qu’est l’œnologie. Pourtant, il subsiste toujours l’espoir, comme dans une catastrophe aérienne, de retrouver les boîtes noires qui permettront peut-être d’élucider les raisons du crash. Donc, les mots. Trouver avec exactitude, sans toutefois empiéter sur les territoires de l’arrogance et de la morgue, le cépage, le terroir, le millésime, le vigneron. Mais le tout n’est pas de trouver ces éléments factuels, encore faut-il en parler avec les mots justes, les expressions appropriées, introduire si possible de la poésie, et même de la philosophie, de quoi rapprocher cette pratique banale qui consiste à boire un coup d’une expérience sensorielle inédite. Voilà la noble tâche à laquelle s’attellent assidûment nos trois amis. Nommer l’indicible, définir des sensations, donner corps à des abstractions, aussi délicates, aussi subtiles aussi immatérielles, aussi volatiles pourrait-on dire si l’on ne craignait pas de vexer certains vignerons, voilà leur mission, leur but, leur Graal. Les connaisseurs emploient des formules bizarres avec des références empruntant au monde minéral, végétal animal.
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Mais surtout, la dégustation est une épreuve qui expose ses participants à la crainte d’être pris en flagrant délit d’ignorance, de cuistrerie, d’incompétence, de mauvaise foi, d’approximation hasardeuse, et pire encore, en cas de bévue, à la honte verticale et définitive, celle qui fait monter le rouge aux joues, pourtant déjà joliment colorées par une couperose de bon aloi.
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Mimi, Fifi et Glouglou pratiquent plus qu’un art ou une technique, ils se frottent à la discipline extraordinairement risquée du funambule. Essayez donc de tenir en équilibre sur un câble d’acier à 30 mètres de haut avec les yeux bandés et vous aurez une idée de ce qu’est la dégustation à l’aveugle chère à nos trois compères. Et voilà pourquoi les aventures de nos trois mousquetaires de la Dive bouteille nous touchent. Qui en effet, ne s’est retrouvé lors d’une séance de dégustation, une soirée entre amis, une visite chez un vigneron, plongé dans un sentiment de grande solitude au moment où celui qui sait – car c’est lui qui a apporté la bouteille dont il a masqué l’étiquette – , vous interroge du regard avec un air à la fois malicieux et entendu : « Alors, c’est quoi ? »
Comme Mimi, Fifi et Glouglou, on ne trouve pas toujours. On se plante même souvent. Oserais-je, à l’instar de Flaubert et Madame Bovary, dire à propos de ces trois-là, Mimi, Fifi, Glouglou, c’est moi, et Tolmer, c’est nous ? Nul doute que cet album soit promis aux plus hautes distinctions, et je lui prédis une carrière fulgurante qui le hissera jusqu’aux palmarès les plus prestigieux, et si ça se trouve, jusqu’au grand prix d’Angoulême. Enfin, je voudrais terminer, même s’il est tard, par un dessin en forme d’allégorie. Une transposition de l’univers de Mimi, Fifi et Glouglou dans celui qui a fait mon succès. Auquel je bois. Espérant être rejoint dans la gloire par mon ami Michel Tolmer.