Blandine ViĂŠ
San-Antonio se met Ă table
Illustrations de Michel Tolmer
© Michel Tolmer pour les illustrations © Les éditions de l’Épure/Fleuve noir, un département de Univers Poche, Paris 2011
« Chez nous, quand on se met à table, le sévice est toujours compris. » San-Antonio Tout le plaisir est pour moi, 1959
Faut qu’on s’cause * Bien qu’on soit – presque – dans un polar, je n’ai pas voulu commettre de crime. Pas de crime de lèse-majesté, en tout cas ! « Fectivement », j’ai choisi de laisser intactes les citations de San-Antonio, même quand il était patent qu’il s’y était glissé quelques petites co(q)uilles. Par exemple : – Des fautes de frappe toutes bêtes ayant échappé à la vigilance des correcteurs des éditions originales, voire des suivantes. – Des orthographes hasardeuses – et je ne fais évidemment pas allusion ici à la créativité effrénée des néologismes de Frédéric Dard – ou mouvantes d’un opus à l’autre : panner avec un ou deux « n », s’empiffrer avec un ou deux « f », steak écrit steack, calandos ou calendos, inclues au lieu d’incluses, harengs saures pour harengs saurs, Condrieux avec un « x », rétroquer pour rétorquer (mais celle-là, San-A la revendique), et même l’orthographe du nom de certains chefs comme Guy Savoy que, volontairement ou non, il écrit parfois Savoye. Etc. – Des graphies justes à l’époque, mais qui ont été codifiées depuis : par exemple l’appellation des vins qu’on écrit aujourd’hui en minuscules, alors que dans les années cinquante-soixante, on aimait bien les affubler d’une majuscule, comme Pommard, qui s’écrirait aujourd’hui pommard. Ne pas unifier, c’est aussi ne pas faire d’anachronisme et laisser le texte original témoigner de son temps. Et sûrement d’autres choses encore. J’préfère vous prévenir avant qu’un irascible vienne me tartiner comme quoi y a gourance. Et puis, ça dédouane ma correctrice, vu qu’elle aimerait pas qu’on pense qu’elle a pas fait son boulot **. Ah ! Et puis encore une chose pour ta gouverne. J’écris San-A sans point final quand il s’agit du bonhomme et San-A. avec un point à la fin quand j’cause d’un des bouquins de la série. San-Antonio (le vrai), lui, il a le point baladeur. Mais c’est son droit, non ? C’est quand même lui l’auteur.
B. V.
* C’est mieux que « note de l’auteur », non ? ** C’est exprès que j’ai pas mis la négation, commence pas à me chercher des noises !
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Tout ce que tu dois savoir sur ce book de A jusqu’à Zob ! Préalavement (les amuse-gueule) Signé Bertaga
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(Préface de Berthe Bérurier)
San-Antonio et moi, émoi, émoi
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(Avant-propos)
Profilage
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(Profil alimentaire de San-Antonio)
Les goûts alimentaires du commissaire San-Antonio
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Ce que l’écrivain San-Antonio pense de la bouffe
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Ma littérature fait ventre
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La tortore Les bons petits plats de Félicie
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La bectance et la cuistance des Bérurier
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San-Antonio casse la croûte avec son équipe
227
Quand San-Antonio croque en solitaire
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Quand un poulet sort une poulette
279
(Sana et ses nanas)
Quand San-Antonio clape chez des tiers
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La jaffe des enquêtes à l’étranger
298
La picole Du comptoir à la cave
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N’encore un peu de rab (de lapin) Délices cul…inaires, façon San-Antonio
351
Pastiche (51) d’un menu, façon Bérurier
355
Table des matières … pas encore fécales, mais ça va viendre !
361
(Conclusion intestinale)
Par le menu
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(Table des recettes par chapitres)
On remet le couvert
368
(Index général des recettes)
Thank you very muche (Remerciements)
373
PrĂŠalavement
PrĂŠalavement
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Signé Bertaga L’ascenseur hydraulique de la Maison Poulaga s’élève lentement, comme à sa poussive habitude. Quand il arrive enfin au bon palier, alors ses doubles portes claquent et la tornade Bertaga en sort. Bioutifoule ! Avec une robe mettant admirablement en valeur ses deux jambons de trente-cinq livres chacun, vu que le tissu de la partie juponnante est d’un rose charcutier qu’envierait n’importe quel jambonneau demi-sel, et que le corsage représente des odalisques – ou, pour mieux dire, des olidalisques – lascives, mollement étendues sur leurs couches ou au bain. Enfin, elle arbore un chapeau de style tyrolien garni de plumes de faisan faisandé, et une paire de boucles d’oreilles qui représentent chacune un perroquet vert pomme sur son perchoir. Pour couronner le tout, elle s’est maquillée avec un rouge à lèvres couleur violine-marronnasse qui lui fait une bouche semblable à un tronçon de boudin dans lequel on aurait déjà mordu. Planton de service, le brigadier Poilala, moustache en brosse et képi vissé sur un crâne aussi vide que le préservatif d’un éjaculateur précoce qu’aurait même pas eu le temps de l’enfiler, en reste comme deux ronds de flan. « – Madame Berthe ! – J’vous prillerai d’m’appeler Mâame Bérurier. Que je suce, on na pas gardé les cochons zensemble. – Bien M’dame ! En quoi que je puisse vous aider ? – Si j’sus là, c’est parce que j’viens voir M’sieur le commissaire principal Santantonio soi-même en personne, et en chair et en os, pour porter plainte. – M’dame Bérurier, M’sieur le commissaire est absent. Il enquête sur le terrain. – Quel terrain ? Poilala, c’est-il que vous me prendrilliez pour une conne ? Terrain ? Tes reins, oui ! L’enquéquette, ça pour sûr ! J’le connais le beau commissaire de mes deux ! L’enquéquette ent’ les cuisses d’une radasse et lui tamponne la raie culière ! Et qui c’est-il qui va z’enregistrer ma plainte, alors ? Passeque j’viens déposer plainte, figurez-vous-le-pour-dit. – Et si M’sieur le commissaire de mes choses n’est point là, j’doive vraiment m’rabatte (de baise-ball) sur mon cochon d’mari ? – M’sieur votre époux n’est pas là non plus. – Quoi ? Comment ça ? l’est pas là non plus. Où c’est-il qu’il est-il, cet enviandé de poivrot ? Vous m’racont’riez pas des salades, Poilala, des fois ? Ça sent l’andouillette jusqu’ici. – Fectiv’ment Mâame Berthe ! Euh ! M’dame Bérurier, pardon ! Le commissaire Bérurier est passé au bureau tout à l’heure, et il a casse-croûté deux andouillettes panées et un sandouiche aux rillettes. Mais il est parti depuis déjà z’une bonne demi-heure. Et d’après c’que j’en suce, à l’heure qu’il doive être, il doive questionner un témoin à son domicile.
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Préalavement
– Mouais ! J’y croive pas beaucoup. Encore un alibaba, j’veux dire un alibibi, pour une partie de jambes en l’air. Faites-moi donc z’annoncer à la Vieille Pinasse, alors. Car ma plainte est urgente comme le lait qui bouille sur le feu. – M’dame Bérurier, le commissaire Pinaud peut pas vous r’cevoir, il est en mission. – En mission ? Vous entendez quoi t’est-ce par mission, Poilala ? Une virée au troquet du coin, oui ! À torcher du muscadet ! Écoutez, Poilala, j’viens porter plainte au sujet d’un livre qu’est un vrai torchon vu qu’l’auteur y prétende qu’il s’agisse des meilleures recettes de la Poule, mais qu’j’y figure que d’manière necdotique. Qu’y en a qu’pour la cuistance d’la mère Félicie, qu’on comprend bien qu’elle aille été pistonnée vu qu’elle est la mère du commissaire Santantonio. Pourtant, c’est d’notoriété publique qu’ma cuisine à moi, c’est du touille premier choix. Que d’la crème, du beurre et du lard ! Irrésistib’. Par conséquence de quoi, je veuille absolument déposer plainte. Et si toute cette équipe de bras cassés est en promenade, alors j’vous prille ardemment, brigadier Poilala, qu’on aille à l’étage supérieur et que vous m’introduisassiez chez le Vieux. – Le Vieux ? – Oui, Poilala. Ne vous faites pas plus bête que vous n’êtes. Le Vieux, le Dabe, Big Dabuche en personne. Achille, quoi ! – Impossib’ M’dame Bérurier. D’abord, moi tout seul, j’peux pas m’permette de déranger M’sieur le Directeur d’la Police Nationale. N’ensuite de quoi, d’toute façon, ça va pas z’ête possib’, car M’sieur le Directeur est présent’ment chez le coiffeur. – Chez le coiffeur ? Mais il est chauve !!! L’a pas un poil su’ le caillou. Même qu’on croiverait qu’il s’astique le crâne tous les matins à la peau de chamois ! – Justement, Mam’zelle Zouzou a réussi à l’convainc’ qu’y paraîtrait beaucoup plus jeune s’il consentissait à s’replumer du chef. » Berthe part alors d’un rire à la fois chevalin et moutonnant qui fait trembler de concert ses jambons, ses seins en forme de sacs de farine et son triple menton. Et encore, parce qu’on ne la voit que de face. Car ça doit danser la gigue aussi par-derrière. « – Achille avec une moumoute ? – J’sais pas, mais en tout cas, il avait rendez-vous avec un certain M. Alfred, coiffeur pour dames. – Alfred ? Mon Alfred ? Qu’est-ce que c’est-il encore qu’c’t’histoire ? Alfred qui met des rouflaquettes sur la gueule du Vieux qu’a l’crâne lisse comme un œuf ? C’est quoi c’bintz ? Casse la tienne ! Et Vous Poilala, vous z’êtes bien dans la police ? Alors, v’zallez venir avec moi dans l’bureau du commissaire et vous zallez enregistrer ma plainte que j’viens déposer en bonnet difforme. Si vous voulez, j’vous f’rais une p’tite gâterie pour vous r’mercier. – Trop aimab’ M’dame Bérurier ! Mais j’sus d’faction. Si ça viendrait à c’que ça se suce qu’j’aille quitté mon poste, j’risque la révocation (de l’édit de Nantes). D’toute façon, consigner une plainte est pas dans mes apéro… ga…, j’veux dire pas dans mes… pré-ro-ga-tives. – Voyez-vous ça ! Eh bah ! Poilala, qu’ça vous plaise ou non, j’vais quand même mett’ un mot su’ le bureau du commissaire pour zy dire c’que j’pense de tout c’cirque. »
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Et, sans que le brigadier ait le temps d’intervenir, la voilà qui pousse violemment la porte tendue de velours rouge en fulminant, attrape un stylo, arrache la feuille d’un bloc-notes et se met à griffonner le mot suivant : Tous autant qu’vous z’êtes, z’êtes qu’une bande d’emmanchés. Pire que de la raclure de bidet. Et puisque c’est comme ça, ça va barder ! J’va m’plainde direct’ment au miniss. Et pas n’importe lequel ! Croilliez-moi. Au Premier ! Parfait’ment ! Au Premier Miniss. Qui sache que ses fonctionnaires de police les plus haut placés sont rien qu’des branleurs. Qu’y’aille pas moyen de porter plainte à la Maison Poulaga. Si c’est pas l’déshonneur de la France quand sa police part en couilles ! Qu’une nonnette citoyenne peuve même plus venir défende son nonneur quand c’est qu’il est ten cause. Même quand c’est la femme d’un commissaire d’police qu’a tété lui z’aussi Premier Miniss. Tout fout l’camp, moi, j’vous l’dis ! Et j’vous prille de croire que ça va pas en rester là. Foie de Berthe Bérurier.
Signé : Bertaga
Sur ce, elle repart furibarde en faisant un raffut de tous les diables et en maudissant Poilala et sa descendance jusqu’à la septième génération.
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C’est pas fini !
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Préalavement
Paris, au jour d’aujourd’hui
Monsieur mon Premier Miniss J’vous prille, et même, j’vous supplille de bien vouloir lire ma lettre. J’m’adresse à vous direct’ment en vertu du fait que Sandre (mon népoux Alexandre-Benoît Bérurier) a tété un d’veau près des cesseurs. C’t’une lettre d’la plus haut’ importance vu qu’elle est zan rapport direct avec votre cabinet de police que, sauf vot’ respect, on dirait plus un cabinet d’aisances d’à cause toutes les salop’ries qui s’y perpète. J’y sus tallée c’matin pour porter plainte et c’tinimaginab’ le bordel dont j’vais vous raconter. Figurez-vous qu’c’t’e bande de feignasses z’était tencore une fois partie en goguette, que v’s r’marqu’rez comme moi qu’justement, goguette ça commence par gogues. Quand j’vous disais qu’ça pue la merde ! Brèfle, personne na pu zenregistrer mon procès-verres-balles vu qu’personne n’était présent pour le con-signer. V’vous rendez contre ? Toujours zé-t-il que voilà-t-il pas l’objet du délit. J’voudrais porter plainte cont’ une certaine greluche qu’alle s’appelle Blandine Vié. Figurez-vous qu’alle a fait un liv’ qui m’discrédite complèt’ment et qué juste bon à d’venir du faf à train pour s’torcher le cul (sauf vot’ respect M’sieur mon Premier Miniss). J’voudrais y porter plainte pour calomnie vu qu’cette pétasse se permette d’y dire que ma cuisine est plus grasse et moins fine que celle de Mâame Félicie, la mère du commissaire Santantonio. En plus, pour presque toutes mes r’cettes, elle a l’culot d’y dire « Allez voir page tant la r’cette de Félicie qu’est bien meilleure, et si vous voulez quand même la faire à la manière de Berthe, z’avez qu’à rajouter du gras ! » Non, mais franch’ment ! J’a rien contre cette vieille Féloche, même que j’y reconnais qu’alle s’défende pas mal côté tortore. Mais c’est d’la cuisine de bonne femme ! Rien de comparab’ (de lapin) avec la mienne que j’sus sûre qu’si on la servirait dans un restaurant où c’qui y a des toqués, y pourraient tous aller s’rhabiller avec leurs zétoiles. D’allieurs, pour étayer ma plainte, j’vous propose de viendre à la maison tester ma blanquette. Comme ça, vous pourrez juger sur pièces. Du temps que ça mijoterait, faut pas qu’v’s v’s zinquiétassiez, on s’débouchonn’rait une roteuse. Et même, sans vouloir m’vanter, comme y a pas qu’la cuisine qu’est mon espécialité, y a aussi les turlutes, si vous voudrilliez qu’j’vous en bricole une au passage, en camarades, ce s’rait vraiment une journée mémorab’ (de la pine) pour vous.
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Savez, M’sieur mon Premier Miniss, tout à fait conf’dentiellement, dans l’intimité intime, mon Sandre me dit toujours qu’j’ sus les deux mamelles de la France à moi toute seule. Donc, si vous voudrilliez y goûter, vu vot’ position, j’pourrais pas m’permette de vous refuser c’te faveur. Faudrait vraiment pas que vous vous gênassiez avec moi. Bon. M’sieur mon Premier Miniss, j’sais qu’vous êtes très z’occupé avec toutes les z’affaires de la France, surtout qu’la Raie publique, j’crois qu’alle aille pas trop bien en c’moment. Donc, j’va pas vous z’importuner plus longtemps, mais j’compte sur vous pour régler c’te affaire au plus vite. Soilliez bien aimab’ de m’prévenir la veille de vot’ visite pour que j’fasse les courses en grande pompe. J’vous fais ma révérence comme c’est qu’on doit faire quand on est dans le grand monde, mais j’vous préviende, à la maison, ce s’ra beaucoup plus détendu. À la bonne franquette, si vous voilliez c’que j’veux dire. Et vous pourrez mette les paluches où c’que vous voudrez, qu’ça soye pour la bouffetance comme pour le fignédé. Voilà ! Et comme j’vous suppute un rien salingue, avant d’vous faire mes salutations cordialement cordiales, faut quand même qu’j’vous confidence : j’ai une babasse comme un chapiteau d’cirque, alors si vous voudrilliez en profiter du temps qu’vous s’rez mon z’invité, j’vous certifille qu’vous le regrettereriez pas. Et puis, j’sais où c’est-il qu’il est mon d’voir et c’est avec beaucoup de dab négation que j’le ferais pour la France. Sur ce, Monsieur mon Premier Miniss, j’vous laisse vaquer à vos z’occupations gouvern’mentales estrém’ment importantes.
Vot’ fidèle serviteuse, Berthe Bérurier
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Préalavement
San-Antonio et moi, émoi, émoi Il y a ceusses qui ont rencontré San-Antonio pendant leur adolescence et ne l’ont plus jamais lâché. Je les envie. D’autres aminches l’ont découvert tôt à l’âge adulte, dans une librairie de gare peutêtre, ou prêté par un poteau. Quelle chance ! Oui, j’envie les ceusses qui jouissent de cet accompagnement depuis si longtemps. Car ça a dû être un précieux réconfort que d’avoir toujours un San-A. sous la main en cas de vague à l’âme. Mieux qu’un médicament : une béquille, un ami, un frangin, un qu’on aime à la vie à l’amor, à la vie à la mort. Un formidable parcours initiatique, en tout cas. Enfin, il y a ceux qui, par-delà San-Antonio, ont découvert Frédéric Dard. Là, mon envie se fait carrément envie de meurtre ! Contre moi-même, s’entend. Tout ce temps passé à lire des niaiseries quand j’aurais pu – quand j’aurais dû ! – choisir le bon livre sur la bonne étagère. Même si je ne nie pas avoir aimé des auteurs plus académiques, et parfois même – allez, je l’avoue ! – plus cacadémiques. Mais hélas, moi, je ne lis San-Antonio que depuis sept ou huit ans. Ça m’est venu à l’époque où j’écrivais Testicules (paru aux Éditions de l’Épure fin 2005). Cherchant à collecter le maximum de termes pour évoquer ces virils attributs, je m’étais dit que, forcément, j’allais en trouver dans les San-Antonio. Comme quoi, les clichés ont la vie dure. Pourquoi avais-je alors cette image réductrice des San-A. ? Du genre : San-Antonio est un auteur de polars grivois parlant surtout de cul. À cause de ce que les médias en disaient ? Certes, des mots pour surnommer les couilles, roustons et autres roubignoles, « fectivement », j’en ai trouvé pléthore dans la saga, tous plus savoureux les uns que les autres, d’ailleurs. Mais j’ai trouvé tant tellement plus. Un regard si affûté et si juste sur le monde, sur cette société qui nous baise avec notre propre assentiment, sur cette vie que nous laissons filer sans la vivre, sur la connerie ambiante (même la mienne, l’auteur ne cessant de prendre son lecteur à partie), et surtout sur cette désespérance qui ne peut que nous habiter (et bités, nous le sommes profond), que nous inciter à l’autodérision et à la tolérance. La quintessence de la vie et de ses pouilleries. Un vrai précis de philosophie désabusée. Mais tout ça torché en nous faisant marrer de la première à la dernière ligne. Avec une langue éblouissante d’invention et de vigueur. Qui plus est, truffée de références culturelles et de messages subliminaux qui ont la pudeur d’être en
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filigrane, histoire de ne pas faire tartrer le lecteur. Que même, on pourrait en laisser passer. Que même, on en laisse passer. Et que c’est tant mieux car, du coup, tu t’en reprends plein les badigoinces à chaque relecture. Donc, coup de foudre entre Sana et moi. Mais sans exaltation. Seulement le sentiment de marcher enfin à l’amble avec un compagnon tant attendu. Et puis, bien sûr, moi qui écris des livres de cuisine un peu décalés – en ce sens que ce ne sont pas seulement des livres de recettes –, je n’ai pu rester insensible au fait que la bouffe soit omniprésente dans la série. Et que San-A ne se contente pas, lui non plus, d’inventorier des recettes. Il joue avec la nourriture pour faire de la chère la chair de ses mots. Ainsi, il utilise de manière pléthorique des mots, des termes ou des expressions appartenant au registre culinaire – la prolixité des métaphores culinaires est particulièrement époustouflante –, mais qu’il détourne en vue de reformulations sémantiques, de développements inattendus, de digressions et de transgressions dont lui seul a le secret, mais qui ont l’heur de tomber toujours à propos. Il n’est pas non plus anodin que chaque personnage offre un profil culinaire particulier. Tout cela revêt une symbolique profonde et profondément passionnante. Enfin, San-A jette aussi un œil perçant sur l’évolution des mœurs culinaires dans notre société, notamment dans la restauration. Un regard qui fait de lui un témoin unique, souvent visionnaire. Depuis quelques années donc, depuis cette rencontre san-antonienne, choc frontal qui s’est rapidement mué en promenade d’agrément, à l’instar de Bérurier, je suis devenue boulimique. Non que mes repas soient désormais pantagruéliques – quoique j’aie naturellement un faible pour les ripailles rabelaisiennes – mais parce qu’il me reste tant à lire ! Et, comment dire ? tout ce que je n’ai pas encore lu, j’ai le sentiment que ce sont des lettres qui me sont adressées. À moi, personnellement. Et je vous le demande ? Peut-on laisser en plan les lettres d’un ami sans les lire ? Non, n’est-ce pas ? Alors, je dévore. Quant à ce livre que j’ai eu envie de mijoter, eh bien, il s’est imposé de lui-même. Comme un clin d’œil, comme un écho, comme un jeu de miroirs complice. Comme un hommage sûrement.
Blandine Vié
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Préalavement
Profilage Profil alimentaire de San-Antonio « – Vous avez faim ? – J’ai toujours faim, et toujours soif. Chez moi, c’est un mal chronique. » Bas les pattes !,1954
« La bouffe n’est-elle pas la vraie manifestation de la vie ? » La fin des haricots, 1961
« Tu peux rien apprécier si tu n’es pas vorace : la bouffe, l’amour, la prière nécessitent un appétit surdéveloppé. » Fais pas dans le porno…,1986
« Je dois à une riche hérédité provinciale de faire étalage de la bonne cuisine qu’il m’est accordé de consommer. La bouffe est pour moi le premier de tous les arts. » La queue en trompette, 1997
Quel gourmand fait le commissaire San-Antonio, l’as des Services Secrets Français ? Et quel est son « profil » alimentaire ? Ce que l’on peut affirmer d’emblée, c’est que c’est un homme qui aime la table. Et ce, pour deux raisons. La première est pragmatique : aucune machine ne marche sans carburant. Et la tortore, c’est le carburant humain. Il l’explique de nombreuses fois : « Ça fait au moins vingt-quatre heures que mes dents sont en grève. Et Félicie m’a toujours dit que notre cerveau devient aussi désert qu’une salle de conférence lorsque notre tube digestif reste en panne trop longtemps. » Réglez-lui son compte, 1949
« Quoi qu’il en soit, je m’expédie mes spaghettis franco de port et d’emballage… Félicie m’ayant toujours enseigné que se remplir convenablement l’estomac est une des plus belles obligations humaines. » Réglez-lui son compte (Une tonne de cadavres), 1949
« On se sépare et je me dirige vers le plus proche restaurant car, on a beau dire, mais midi est une heure qu’il faut respecter comme son vieux grand-père. » Laissez tomber la fille, 1950
« La nourriture, c’est le secret de la réussite. Un mec qui sait bâfrer sait vivre, et un homme qui sait vivre enchetibe les autres, ceux qui sont au Vittel et aux carottes Vichy. » Rue des macchabées, 1954
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« Quand t’as l’estom’ rembourré, tu considères les choses avec davantage de sérénité que lorsqu’il fait bravo. Moi, après une boîte de 125 grammes de caviar de la Casse-pied (comme dit Béru) et un demi-poulet froid, le tout arrosé d’une bouteille de brut frappée à bloc, je me sens redevenu Tarzan, mitigé Zorro, avec un soupçon de James Bond, bref, pour te résumer ça en un mot composé : San-Antonio. » Si, Signore, 1974
« Je musarde dans la nécropole, à la recherche de quelque chose pour me sustenter. Je déniche une bouteille de pouilly-fuissé dans le réfrigérateur, ainsi qu’un bon morceau de pâté de campagne. Je vais m’installer dans un petit salon pour claper. L’homme est une machine en activité, qui ne fonctionne que si on la fournit en carburant. » Pleins feux sur le tutu, 1984
« La bonne chère, y a que ça pour retaper le moral d’un bonhomme. Lorsque j’ai fini ma seconde aile de poulet et bu mon troisième verre de châteauneuf, je sens que mon optimisme va faire du rabe. » Sérénade pour une souris défunte, 1954
« Le service commence. Afin de me doper le mental qui tourne décombres, je commande une boutanche de beaumes-de-venise pour escorter mon foie gras, fais l’impasse de vinasse sur les coquilles Saint-Jacques et achève le flacon avec le diplomate. Tu vois ? Toujours bien régenter la tortore, c’est une manière de s’assurer une règle de vie convenable. L’homme qui gère parfaitement son menu conserve une éthique. » La matrone des sleepinges, 1993
La deuxième raison pour laquelle San-Antonio aime la table, c’est la gourmandise. Il aime la bonne chère. Mais attention, la gourmandise d’Antoine San-Antonio est une gourmandise de gourmet. Il se nourrit pour entretenir ses cent quatre-vingts livres, de préférence avec des mets choisis, mais ce n’est pas un goinfre. Finalement assez éclectique dans ses goûts, on remarque cependant une certaine dichotomie entre sa façon de se nourrir au sein du cocon familial et celle qu’il a à l’extérieur du pavillon clodoaldien, quand il est avec son équipe. En effet, si l’on peut avancer qu’il est particulièrement amateur de la cuisine bourgeoise de sa chère Félicie, certes roborative, mais tout en délicatesse, il est indéniable qu’il apprécie tout autant les plats canailles aux saveurs plus couillues qu’il déguste avec ses acolytes au cours de leurs enquêtes.
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Préalavement
Les goûts alimentaires du commissaire San-Antonio Au petit déjeuner San-Antonio attaque toujours la journée en prenant un robuste petit déjeuner, du moins quand son emploi du temps le lui permet. Dans le pavillon de Saint-Cloud, c’est un rite immuable : « Quand je suis de repos, vous connaissez mon régime ? Le matin, caoua au lit, avec des toasts beurrés, confiturés et miellés par Félicie, le journal non déplié, et le courrier. » On t’enverra du monde, 1959
« Félicie. Café. Croissants ! Suffisant pour m’arracher des toiles malgré seulement quatre heures de sommeil. M’man porte son joli tablier tricolore que je lui ai ramené d’un repas chez Bocuse. Elle ressemble à une vieille Marianne qui aurait paumé son bonnet phrygien (Béru dit “un bonnet frigide”). Elle a mis les croissants dans le four pour les empêcher de refroidir. (…) « – Tes croissants sont meilleurs que d’habitude, m’man. – Je les ai achetés à la nouvelle croissanterie qui vient de s’ouvrir, rue du ColonelChabert, répond ma Féloche. Elle embaumait tout le quartier. (…) « J’achève mon quatrième croissant : un vrai repas ! Félicie est ravie ; désormais, elle n’ira plus qu’à la nouvelle croissanterie de la rue du Colonel-Chabert. » Allez donc faire ça plus loin, 1993
Café-croissants (que Félicie réchauffe au four) composent son ordinaire (excusez du peu). Mais quand il a le temps, il adore s’octroyer un petit déjeuner grand format, avec, en plus, des tartines sur lesquelles il étale les délicieuses confitures de Félicie. Et à l’étranger, il choisit presque toujours un petit déjeuner de type anglo-saxon : œufs au bacon (eggs and bacon), toasts à la marmelade d’orange. Mais avec du café, car il déteste le thé ! « Elle me propose de prendre le thé dans un club mixte. J’évite de lui dire que je préfère mettre de l’eau chaude dans ma baignoire plutôt que dans mon estomac et je vais déguster une tasse de Ceylan en grignotant de la pâtisserie ayant un goût de fleurs. » San-Antonio chez les Mac, 1961
« – J’étais à préparer le thé, vous en voulez une tasse ? Manière d’entrer dans ses bonnes grâces et bien qu’abhorrant cet insipide breuvage, je réponds “qu’extrêmement volontiers, c’est très gentil à vous, merci”. (…) « – Vous n’aimez pas mon thé ? demande l’aimable et inconsciente vieillounette. Comment lui expliquer, tasse en main, que ce n’est pas son thé que je déteste, mais le thé tout court. Je m’abstiens à cause de la jolie petite cuiller d’argent et surtout à cause de l’émouvant biscuit. (…) 24
« – Il est délicieux, mens-je en soufflant sur ma tasse brûlante. – Je fais moi-même ces biscuits, dit-elle. Ce sont des sablés légèrement parfumés à l’anis, ils accompagnent très bien le thé. J’y goûte : pas mal. Goût poupette. Et puis c’est con, un biscuit ; le parent pauvre du gâteau. Ensuite je plonge mon pif dans le breuvage. Autant s’enquiller la tisane d’un coup. Lorsque, jadis, m’man me flinguait les entrailles à l’huile de ricin, je perdais pas mon sens gustatif à jouer les tâte-vin, j’avalais l’infection d’un grand coup sec, après quoi je me précipitais sur le cacao onctueux dont elle la faisait suivre. Là, je gloupe le contenu de la tasse et clape le biscuit. Ouf ! Mission remplie ! » Cocottes-minute, 1990
« Je pare au plus pressé, à savoir que je m’offre le thé de la morte. J’aime pas les tisanes, mais j’ai besoin d’absorber un truc chaud afin de colmater mes brèches les plus criardes. » Le silence des homards, 1992
Aux repas Homme bien élevé doublé d’un bon vivant, San-Antonio mange de tout. Ce qui ne l’empêche pas d’avoir ses préférences et ses péchés mignons.
Le pain On sait qu’il aime les tartines au petit déjeuner, mais, de manière générale, c’est un amateur de pain : « Le bread est grossier comme moi. C’est ainsi que je l’aime. Je raffole de ces gros pains de campagne tout gris avec une croûte pareille à de la peau d’éléphant. Mon côté bouseux, toujours. À Saint-Chef, il était un peu commak, le bricheton. De belles roues lourdes sur lesquelles on traçait un signe de croix avec la pointe du couteau avant de les attaquer. » Les eunuques ne sont jamais chauves, 1995
Entrées Ce qui est certain, c’est qu’il les apprécie et ne saurait commencer un repas sans cette mise en bouche. Hors-d’œuvre variés à la manière des années soixante dans les premiers books de la saga, petits plats de ménage (œuf mayonnaise, omelettes, quiche lorraine) – d’une manière générale, San-A aime beaucoup les œufs – et entrées bourgeoises, souvent lyonnaises (œufs en meurette, quenelles de brochet, vol-au-vent financière, gâteau de foies aux champignons) à la table de Féloche, mais aussi plats de mâchons (casse-croûte lyonnais) sur le terrain : pâté de campagne, pâté de tronche (fromage de tête) et autres têtes de veau. 25
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Poissons et fruits de mer Pêcheur lui-même, Sana est friand de fritures de goujon, mais aussi de poissons nobles : filets de sole meunière, au vermouth ou à la normande ; truite aux amandes ; brochet au beurre blanc ; raie au beurre noir ; lotte à l’américaine. Au rayon coquillages et crustacés, il adore les huîtres (surtout les plates), les moules, les crevettes, le crabe, les queues de langouste, le homard. Et pour lui, le gratin de fruits de mer est un régal absolu. Mais il ne dédaigne pas non plus les filets de harengs pommes à l’huile et les sandwichs de voyou. « – Admirable ! je lui rétroque. Si je racontais votre friture de goujons chez Prunier ou chez Leduc, ils se flingueraient tous, du pédégé aux marmitons. » Bacchanale chez la mère Tatzi, 1985
« – Qu’est-ce que tu aimes ? me demande cette aimable commerçante, redevenant professionnelle. – Tout, dis-je, mais en particulier, la blanquette de veau, la truite aux amandes et la cervelle meunière. – T’es c…, m’assure-t-elle amicalement. » Entre la vie et la morgue, 1959
« Bien qu’étant profondément alpin, je raffole des fruits de mer. Entre une raclette et des belons, je n’hésite pas. » Ce qu’il confirme, plus loin : « Des huîtres plates (je m’en ferais péter la sous-ventrière)… » Grimpe-la en danseuse, 1997
De la bidoche virile… Mangeur de viande avéré, il y a cependant deux dégustateurs en lui : celui qui « bouffe » de la viande rouge et celui qui déguste de la viande blanche. Le bâfreur de viande rouge est un homme viril qui consomme cette « barbaque » pour restaurer son homme au plus fort d’une enquête très physique où les gnons pleuvent et où il faut reprendre des forces à coups de globules rouges. Certes, le goût lui plaît, mais c’est une viande dont il se nourrit de manière presque homéopathique, un peu comme un alicament. « Pour colmater ma défaillance, je me fais préparer un steak. Pour moi, la viande rouge remplace toutes les pilules Pink de la création. Elle m’ouvre l’appétit et me le calme par la même occase. Si bien que dans les cas d’urgence, c’est ma roue de secours préférée. » J’ai bien l’honneur de vous buter, 1955
« J’entre dans une brasserie afin de tortorer un steak. J’ai une faim de cannibale. La tranche d’animal mort consommée, je me sens bien, vraiment bien… » Du mouron à se faire, 1955
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« Pour posséder une saine vision des choses, il convient d’avoir le ventre plein. Si les pauvres Indiens décalorifugés bouffaient leurs vaches sacrées, ils cesseraient de les adorer. Pour bien comprendre ce qu’est un bifteck, il faut commencer par le manger. » Y a de l’action ! - 1967
« Félicie m’attend à la cuistance avec un reste de viande froide et un kil de rouquin. Elle n’ignore pas que je traite le mal par le mal. Je morfile un bout de bœuf décédé et j’avale en me cramponnant un grand glass d’aramon. Au début, c’est du vitriol qui me fouaille l’intérieur, et puis ça se met à carburer pour de bon. » Au suivant de ces Messieurs, 1957
… mais aussi du veau et des viandes blanches délicates ! Et puis, il y a le fin gourmet qui affiche une prédilection pour la viande blanche. Sans doute à cause de Félicie qui a pas mal de recettes de veau à son répertoire : blanquette, bien sûr, mais aussi paupiettes, veau marengo, osso-buco, rôtis des beaux dimanches, etc. « Pour le reste, la Féloche avisera : gratin de cardons, tête de veau, blanquette, oiseaux-sans-tronche ! Tiens, au fait, c’est le veau, ma viande d’élection : mœurs bourgeoises, l’Antonio ? » La matrone des sleepinges, 1993
Toutes les viandes blanches. Veau bien sûr, mais aussi poulet – qu’il mange plus souvent froid que chaud – et lapin (sans nul doute, l’une des spécialités de Félicie, qu’il soit sauté, au vin blanc, chasseur ou à la tomate). Enfin, à plusieurs reprises, on le surprend à se régaler d’un rôti de porc aux marrons.
Du poulet au menu ! Au cours de ses différentes aventures, San-A se retrouve fréquemment à faire la dînette dans la chambrette d’une souris et il y a du poulet au menu. Ce qui lui convient parfaitement car, dans Sérénade pour une souris défunte (1954), il nous bonnit qu’il adore le poulet : « Des odeurs de bouffetance titillent mon tarin, je donnerais la photo de mon percepteur pour un sandwich poulet… Je suis tellement flic, voyez-vous, que j’adore le poulet ! C’est farce, hein ? » Il nous confie aussi qu’il préfère les cuisses : « Nous deux, M. Blanc, on continue de mastéguer le poulet. Il préfère les ailes, ce qui tombe bien vu que j’ai une dilection pour les cuisses (là comme ailleurs, on ne se refait pas). » Galantines de volaille pour dames frivoles, 1987
Poulet chasseur quand c’est Félicie qui lui prépare, poulet à la crème ou à l’estragon au restau, et poulet froid quand il s’agit d’un dîner improvisé chez une mousmé ou d’une petite faim nocturne au retour d’une dure journée de labeur, trésor alors pioché dans le frigo maternel. Ce qui, à tout bien réfléchir, vaut mieux que du poulet refroidi !
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Petits légumes pour grosse légume Son palais raffiné apprécie les légumes. En tout premier lieu, les petits pois qui accompagnent presque toujours les recettes de veau de Félicie, paupiettes ou rôtis. Mais aussi les aubergines dont il raffole, et les cardons à la mode dauphinoise, qui lui rappellent son pays natal. Enfin, il est amateur de champignons, notamment dans les omelettes : morilles et truffes. Bien sûr la pomme de terre est incontournable : frites et gratin dauphinois en tête. Souventes fois aussi, on décèle chez lui de l’appétence pour les céréales, particulièrement les pâtes fraîches (tagliatelle et nouilles vertes) et la polenta, nourritures italiennes que l’on consommait aussi de notre côté des Alpes quand la Savoie n’était pas encore française. « Après l’exquise salade de fruits de mer, elle se commande une chaste sole grillée, et moi des seiches à l’encre accompagnées de cubes de polenta meunière. Je raffole les céréaux : riz, maïs, blé noir (pour la jaffe ruskoff), je m’en claperais même si je me trouvais attablé avec un gonzier rongé par un chancre ! Même si j’étais en face de la mère Thatcher, c’est te dire ! » Sauce tomate sur canapé, 1994
Et pour corroborer cette influence transalpine, on remarquera que Félicie sert de nombreux plats avec de la sauce tomate, à l’italienne.
Assaisonnement et condiments San-A a un faible pour les assaisonnements et, plus encore, les condiments. En particulier la moutarde Amora extra-forte, qu’il cite à tout bout de champ (voir la recette de la mayonnaise page 126). « Je croque une pincée de frites, rajoute du sel. Ma marotte : le sel. Un jour, ça me jouera des tours. » Circulez ! Y a rien à voir, 1987
« Pour la calmer je lui dis : – Toi qui aimes les épices, je t’ai apporté six flacons de sauce anglaise… – Merci, mon chéri… C’est gentil. Je n’ajoute pas que je les ai achetés rue Saint-Lazare. » J’ai bien l’honneur de vous buter, 1955
Au fil de la série, on découvre aussi qu’il apprécie énormément les cornichons – les corninches – que Félicie met même dans sa blanquette de veau et sa sauce béarnaise. Quant au poivre, il le considère comme dopant – un peu comme la viande rouge – quand il a besoin de se refaire une petite santé, mais cette fois… sexuelle, après des ébats prolongés. D’ailleurs, il n’est pas rare qu’il associe les deux.
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Frometons Là encore, c’est un délicat. Il laisse volontiers le calendos coulant et le munster bien fait à Béru pour lui préférer les petits chèvres (Du plomb dans les tripes), le fontainebleau (La fin des haricots), le gorgonzola (Du poulet au menu, Le loup habillé en grand-mère) et les petits saint-marcellin lyonnais. Sans oublier le fromage de canut (cervelle de canut), spécialité lyonnaise qui se déguste plutôt en entrée ou en casse-croûte matinal (mâchon).
Fruits et desserts San-A avoue volontiers avoir un penchant pour le sucré, mais toutefois sans démesure. Ce qu’il aime, ce sont les desserts de « grand-mère » : œufs à la neige, île flottante, gâteau de riz, flan à la vanille, crème renversée, crêpes et tartes maison. Rien d’étonnant donc à ce qu’il éprouve la nostalgie de ces desserts d’enfance puisqu’il nous raconte que petit garçon, il pâtissait avec Félicie : « Crois-moi, ça sert d’avoir une maman comme ma Féloche. Bien qu’étant toujours resté simple spectateur, j’en ai emmagasiné, des recettes par osmose. Cela dit, lorsque j’étais mignard, je confectionnais des petites bouffes, parfois le jeudi (jour de congé scolaire d’alors). Des gâteaux, surtout, elle me faisait faire, m’man. Avec la peau du lait bouilli, je me souviens. Ou des quatre-quarts fastoches à réaliser. Les calories volaient bas ! Ah ! bonheur que je n’avais pas reconnu au passage ! » Foiridon à Morbac City, 1993
Il aime aussi les fruits, surtout s’ils viennent d’être cueillis. Il n’est d’ailleurs pas rare que Félicie propose des fruits rafraîchis – en plus d’un dessert classique – à ses invités. Parmi ses préférés : la poire et les framboises. Toujours la délicatesse. En revanche, il n’apprécie que modérément les prunes et déteste les figues. « Courageusement, je sonne à la première en espérant qu’Alexander Pratt n’est pas un trop mauvais coucheur (non que je compte coucher avec lui) et qu’il ne m’enverra pas aux prunes, fruits que je ne pratique que modérément. » Al Capote, 1992
« – Pas de dessert, m’man, je suis “coufle” 1. 1. Expression de ma province d’origine signifiant “repu, rassasié” (San-A). » Le hareng perd ses plumes, 1991
Ses dégoûts San-A nous le dit aussi, il déteste l’ail, les oignons frits et les poireaux, qui sont d’ailleurs de la même famille : « – Rien de grave, M’man. Simplement j’aimerais que tu téléphones au cousin Hector pour l’inviter à dîner ce soir… M’man verrait un Martien en culotte de cheval débarquer dans le jardin de notre pavillon qu’elle ne serait pas plus ahurie. Elle sait que j’ai horreur de trois choses dans la vie : des femmes laides, des oignons frits et des repas avec Hector. » La vérité en salade, 1958
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« — Antoine, voulez-vous dîner avec moi ? J’ai d’énormes steaks. Je vous les fais à l’oignon, avec une salade et des pêches au sirop. On finirait la bouteille de vin blanc ! — O. K., Cecilia. Mais en ce qui concerne les oignons, vous pouvez envoyer ma part à une œuvre de charité, car je suis allergique à ce bulbe, malgré son caractère profondément républicain. » Et plus loin : « — Dodo ! Et servez-moi donc un bourbon pour la route : j’ai failli manger de l’oignon et cette perspective me chamboule l’estomac. » Circulez ! Y a rien à voir, 1987
« C’est très simplement dit. Ça mérite un patin roulé, non ? Oh ! la douceur de ses lèvres. L’exquiserie de sa bouche au souffle parfumé. Ah ! elle bouffe pas du munster, cette petite ! Non plus que de l’oignon, cette infamie potagère ! » Le silence des homards, 1992
« – Je vais boire un caoua, décide M. Blanc ; je dois puer l’ail. Ramadé ne peut pas supporter cette odeur ; elle la trouve vulgaire. – Elle a bien raison. Les bulbes sont l’infamie de la cuisine. » Le hareng perd ses plumes, 1991
« Donc nous sommes dans une impasse… Et s’il y a une chose dont j’ai horreur, après les poireaux en salade, c’est bien des impasses ! » Prenez-en de la graine, 1959
Et les boissons ? J’aborde réellement le rôle de la bibine au chapitre de la picole. Toutefois, j’y traite plutôt de tout ce qui se boit en dehors des repas. À table, il est patent que San-A a une prédilection pour le vin rouge et qu’il s’y connaît car il aime les bons crus, n’hésitant pas, passim, à citer des millésimes, voire un domaine ou l’autre. Il est d’ailleurs amusant de noter qu’au début de la série il opte surtout pour du bourgogne – chauvinisme ? – mais que peu à peu, on voit apparaître des grands crus de bordeaux ou des vins de la vallée du Rhône à sa table. Parmi ses vins rouges préférés : juliénas, chambertin, chiroubles, richebourg, pots de beaujolais bien sûr, mais aussi saint-émilion (Cheval Blanc, Château Angélus), saint-julien (Château Talbot, Gruaud Larose), margaux (Château Palmer), côtes-du-rhône, condrieu, bourgueil, bouzy. Peu porté sur le blanc, il boit néanmoins, à l’occasion, du meursault et du montrachet et, sur les fruits de mer, du muscadet sur lie. Le champagne coule aussi à flots dans les San-A. : blanc ou rosé (Dom Pérignon, Laurent-Perrier essentiellement), mais plutôt à l’apéritif ou entre les repas. « À table, on boit du champagne pour tout breuvage ; comme il est délicieux, je me laisse aller à l’euphorie malgré ma dilection pour le vin rouge. » Les eunuques ne sont jamais chauves, 1995
Enfin, il avoue une petite faiblesse pour le porto 50 ans d’âge (ou le Burmester vintage 1970), et une véritable passion pour le moelleux Château d’Yquem (de
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préférence 1967), bien qu’il ne dédaigne pas non plus le sainte-croix-du-mont (de chez Camille Brun). En ce qui concerne le Château d’Yquem, on sait qu’à l’instar de San-Antonio, Frédéric Dard l’appréciait lui aussi beaucoup, à tel point qu’il a d’ailleurs préfacé Yquem, l’excellent ouvrage de Richard Olney, publié chez Flammarion en 1985, et qu’il avait intitulé cette préface « L’apothéose du goût ». C’est tout dire ! Il se refusait d’ailleurs à le qualifier de vin et préférait le terme de nectar. « Je me sentais cool. On boirait une boutanche d’Yquem (mon pied) avec le foie gras. C’est dire que je me cognerais la boutanche presque à moi tout seul, m’man ne buvant presque pas, et la Conchita n’étant pas apte à apprécier un tel nectar. Je lui en avais fait déguster un jour de liesse et cette vertigineuse conne avait fait la moue en disant comme ça : – Azucado ! Azucado ! (Sucré ! Sucré !) – Sucré ! Enfoirée, va ! » Et, plus loin : « J’eus une pensée pour le sautoir de Félicie, la voiture téléguidée d’Antoine et le carré Hermès de Conchita, plus un soupir nostalgique en songeant au Château d’Yquem qui allait poireauter une nuit entière au frigo. » Et encore : « Je le regrette d’autant plus que j’ai une bouteille de Château d’Yquem et ma vieille mère qui m’attendent au foyer. » Pleins feux sur le tutu, 1984
« – En ce cas, dit France, que voulez-vous boire ? Je désigne la bouteille ambrée qui a les fesses dans la glace. – Un demi-verre de ce nectar me ferait éjaculer de plaisir, mister France. – Facile ! Il claque des doigts à l’intention de son esclave en cuir noir (et mains blanches lascives) pour lui intimer d’apporter une nouvelle bouteille et un verre. » Et, plus loin : « On livre la bouteille d’Yquem 67, sublime, à goût de fleurs de tilleul et de miel sauvage, un vin que tu manges plus que tu ne bois, car tu le mâches. Et quand tu l’as avalé, c’est pas terminé : la fête continue en profondeur, et l’âme te chante. » Va donc m’attendre chez Plumeau, 1983
« Tout s’est décidé très vite, dans la nuit. Enfin presque sur le morninge. Je pionçais dans notre pavillon clodoaldien. J’avais bu une boutanche de Château d’Yquem presque à moi tout seul (moins le verre de m’man et çui de Maria, ma soubrette ennamoureuse). Il en résultait de beaux rêves que je te raconte pas, sinon on m’accuserait de tirer à la ligne, alors que je me contente d’y pêcher, parfois. » Bons baisers où tu sais, 1987
« Nous allons déguster un verre d’Yquem (1967), Président. Il est convenablement frappé. Respirez ces bonnes odeurs de cuisine. Vous allez vous régaler. (…) Le Roi boit. Il apprécie. — Sublime ! — C’est ce que la France possède de plus grand après vous, monsieur le Président, assuré-je, sans la moindre intention de faire de la lèche. » Après vous s’il en reste, Monsieur le Président, 1986
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« Ils veulent m’avoir à ce point qu’ils m’offrent de m’élire sans que j’aie à faire de visites (c’est eux qui viendront chez moi, ils prétendent ; tu penses, avec la cave que je possède : des Yquem depuis 1899 et du 67 pour me laver les ratiches le matin !). La fête des paires, 1986
Toujours dans ce registre doucereux, à l’occasion, il apprécie aussi un bon muscat, voire des breuvages plus insolites : « Je me sers un verre de beaumes-de-venise, domaine de Coyeux, que Maria 4 a monté au hasard, séduite par sa couleur et le conditionnement du flacon, ce qui prouve qu’elle possède quelque part un indiscutable tempérament artistique. Je savoure le vin divin, le fais rouler dans ma bouche et l’avale à regret 1. 1. Certes, ces notations œnologiques sont sans rapport avec ce superbe récit péripétique, mais elles permettent de mieux situer le personnage que je suis, et dont la bonne viverie prouve une sérénité corporelle et spirituelles indéniables. » Sauce tomate sur canapé, 1994
« J’écluse un long drink dont je n’ai pas pigé le nom. Il y a de l’alcool de riz naturellement, et puis d’autres substances d’apparence foutreuse. C’est doux et agréable. Je dilectionne pour les trucs sucrés, tout en ayant vaguement honte de ce côté loukoum de mon personnage. » Ne soldez pas grand-mère, elle brosse encore, 1997
Néanmoins, cette attraction pour le sucré n’empêche pas qu’il aime aussi l’amer, tout comme la cuisine sucrée-salée : « Je liquide mon grand godet de Campari. J’adore le doux-amer : les deux pôles du goût. Illico, c’est le coup de fouet magique. » Le silence des homards, 1992
En revanche, il n’apprécie pas les digestifs, quoiqu’il se laisse parfois tenter par une chartreuse verte, liqueur de son Dauphiné natal : « Un “petit” digestif ? J’aime pas ça. Papa a eu le temps de m’apprendre à aimer le pinard avant de raccrocher sa clé au tableau. Le vin est souverain, si noble, si multiple ! Source d’ivresse et de vie ! » La matrone des sleepinges, 1993
Enfin, il abomine l’anisette : « Pour ce faire, il nous conduit au premier, dans ses appartements, et il nous offre de l’anisette, ce dont j’ai horreur, mais que j’écluse nonobstant pour ne point le désobliger. » Le trouillomètre à zéro, 1987
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Ce que l’écrivain San-Antonio pense de la bouffe Par-delà ses goûts et ses dégoûts en tant que personnage – dont on aura compris qu’ils sont calqués sur ceux de Frédéric Dard –, l’écrivain San-Antonio porte un regard acéré sur la symbolique de la nourriture et de la cuisine, qu’il s’agisse de la cuisine de ménage, mais plus encore, du monde de la restauration. Analyste hors pair, il nous restitue sa vision des choses par des formules percutantes qui nous interpellent même d’un point de vue métaphysique. Et si ce gourmand gourmet cède à la tentation des bonnes tables et considère la cuisine comme un art, il n’est jamais dupe et ne perd jamais de vue que ce n’est malgré tout qu’un art éphémère… puisque destiné à finir dans le trou des cabinets. Dont acte !
Quelques réflexions La bouffe fait partie intégrante de la vie « Je nous sers deux bloodies-mary. On se les gurgite, assis face à face dans des fauteuils de cuir. – J’ai les crocs, annoncé-je. Je ne me souviens plus de quand date mon dernier repas. Tu viens bouffer à la maison ? Je téléphonerai à m’man de nous préparer un frichti qui sorte de l’ordinaire. Que penserais-tu d’une omelette aux morilles pour commencer ? Avec un petit cahors très fruité ? On lui laisserait le champ libre pour le plat de résistance ? – Si tu veux, accepte d’emblée mon ami. Il sourit. – Curieux cette place que la bouffe tient dans votre existence, les Blanchâtres. – Celle qu’elle mérite, mon vieil oniromancien ! Nous mangeons trois fois par jour, et cette répétition constante nous entraîne, nous, gens civilisés, à varier la chose pour lui garder son attrait. Vous autres, ci-devant cannibales, n’avez que le souci de vous remplir la panse avec n’importe quoi : manioc ou cul d’éléphant ! – Si nous disposions d’Hédiard et de Fauchon, nos goûts seraient certes plus développés, mais dans des régions où l’appétit n’a pour répondant que la famine, il en va autrement, riposte M. Blanc. Mon grand-père paternel a mangé un missionnaire. Manque de bol, il était coriace car c’était un évangéliste protestant ! » Allez donc faire ça plus loin, 1993
« Fallait se restaurer. Stupeur, pas stupeur, chagrin, pas chagrin, la machine réclame. Ce qui nous perd, mais aussi nous sauve, les bipèdes pensants, c’est cette nécessité d’ingurgiter périodiquement des calories. Tu les vois, tous, dans les pires désespoirs, refusant la vie, mais finissant par accepter un casse-dalle, sandwiches rillettes ou jambon-beurre. Les grands désespoirs, je vais te dire : tu te suicides, ou bien tu bouffes ! Combien en ai-je connu, des peines de cœur, qui capotaient dans le foie gras et la caille aux raisins ! La tortore a réconforté davantage d’amants trahis que la ciguë n’en a tué. Meurs ou mange ! Là est l’unique question ! » Ceci est bien une pipe, 1999
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Même quand on pense que l’on est sur le point de mourir : « Te dire la durée du temps qui s’écoule avant la venue de la conductrice m’est impossible. Mon esprit vagabonde. Je sais que je pense à la France, et par conséquent à m’man, à Marie-Marie, à Antoine Blondin, à la moutarde Amora extra-forte, à la Conciergerie, aux toiles de Mathieu, au Tour de France, à Antoine Blondin, à l’église de Saint-Chef, à un petit hôtel de la rue Chalgrin (si Chalgrin ne meurt), à une chère boutique du passage de l’Argue à Lyon, à la somptueuse Andrée qui me suçait si bien, les soirs d’automne, sous le pont Lafayette, à m’man, à Antoine Blondin, à la blanquette de veau de ma mère, à un vieux con dont j’ai déjà parlé dans ce book (mais je vais l’oublier pour toujours, ce qui n’a rien de difficile), à la tour Eiffel (pas celle qu’on enfonça dans le derche de Marcus : la vraie), à la bouillabaisse de Tétou, à Jean Valjean, au Château d’Yquem 1967, à la guerre de Cent Ans, au boxon de la mère Ripaton, à la photographie du président Albert Lebrun dans l’Almanach Vermot 1938, à la rue du Croissant, au sourire en coin de Philippe Bouvard, à l’île Saint-Louis, à la maison d’Aillat où je suis un peu mort de jeunesse, aux chaudelets de Bourgoin-Jallieu, à la poignée de main de mon défunt père, à Albert Préjean, à mon copain de meunier, à cette mansarde où la grosse Ida me chevauchait tandis que j’étais assis sur une chaise, à Antoine Blondin, à la M. G. décapotable à laquelle j’ai osé penser pendant un certain enterrement, à une flopée d’autres gens, d’autres choses, à ma vie, pour ainsi dire et comment voudrais-tu que je fasse autrement ? » Circulez ! Y a rien à voir, 1987
Ainsi, alors qu’il est retenu prisonnier en Allemagne de l’Est, qu’il a très faim et qu’il pense que cette fois c’est la bonne, qu’il va calancher pour de bon, voilà ce à quoi San-A se raccroche : « Je pense très fort aux bons moments de ma vie : les petits plats et la tendresse de Félicie ; les filles bien sûr… les prouesses exécutées dans ma patrie… Un vrai kaléidoscope de poche ! Du soleil sur la mer ; du ciné en couleur… » J’ai peur des mouches, 1957
« J’imagine qu’il va me dessouder en lâchant tout le contenu de son magasin. Ça produira dans mon dos musclé un grand trou comme une assiette à dessert et alors Félicie n’aura plus de grand garçon à qui confectionner des “blanquettes de veau”, des “oiseaux sans tête”, des “gratins de cardons à la moelle”, des “œufs en meurette” et mille autres petits plats de chez nous dont je raffole. Et tu me diras que c’est louftingue de se mettre à penser bouffement quand on a, au beau milieu des endosses, le canon noir d’une mitraillette perfectionnée. » Les morues se dessalent, 1988
Comme quoi, les petits plats de Félicie font du bien non seulement au corps de Sana quand il les mange, mais aussi à son mental.
Plaidoyer pour la frugalité Gourmand et gâté, il reste néanmoins lucide devant la bouffe des repus pour qui la nourriture n’est qu’un produit de consommation de plus, voire un signe extérieur de richesse. « Une bouillie de mots laborieusement assemblés m’attend à mon réveil. Piètre déjeuner. Et les deux apôtres, là-haut, qui se gavent de choses surchoix. Je les plains. Une galette de sarrasin (aurait dit Albertine) ferait mon affaire. Un jour, je me convertirai à la frugalité. 34
Ivresse de la nourriture réduite à l’essentiel. Là, oui, la véritable gastronomie. Riz à l’eau, laitages, pain. Et du sel ! Une pomme de terre pour dessert. Volupté des papilles en pleine disposance. Guérir sa faim par les mets les plus naturels : céréales, tubercules. Et Sel ! » Va donc m’attendre chez Plumeau, 1983
« On entre dans une salle sinistros, avec du Formica couleur caca-de-bébé, et un grand comptoir à compartiments frigorifiques recelant des denrées à prétentions comestibles. Mon conducteur fonce vers ces garde-manger modernes et se met à puiser un himalaya de jaffouse en technicolor, trop colorée pour être honnête. Il se compose en moins de rien un tableau hyperréaliste, où les sandouiches rouge-groseille alternent avec d’autres vert-pomme, jaune (d’œuf), voire bleu des mers du Sud. Il s’en achète une douzaine, plus un pack de boîtes de Coke. Je me dis qu’avec les calories qui grouillent dans son emplette, tu pourrais assurer la survie d’un camp palestinien pendant huit jours. La société de surconsommation me file le tournis. Moi, quand je fréquente les restaus de luxe et que je vois repartir des assiettes encore pleines, l’envie me chope de me mettre à genoux au milieu de la salle et de demander pardon à Dieu de notre part à tous, salauds qui bouffons sans avoir seulement faim ! Je pourrais jamais être serveur de restaurant car je leur flanquerais sur la gueule leurs frichtis inconsommés. » Circulez ! Y a rien à voir, 1987
« La faim me taraude. J’évoque avec nostalgie les plateaux d’amuse-gueules que proposait la valetaille de Martin Maldone, hier soir. J’ai souvenance d’un toast aux œufs de caille-mayonnaise qui me fait saliver. Il paraissait grillé à point, juteux, ce toast ! Oh ! merde, la bouffe ! La bouffe ! Sempiternelle. Claper, déféquer, claper ! La fête biquotidienne. La consolation. Un de mes potes boulimiques, un jour, en détresse, me fait soudain : “Heureusement que je mange !” Le chéri. Fallait le voir tortorer de dos. Cette puissance dans les deltoïdes ! Ce lent mouvement de marée. La manière qu’il engloutissait de tout son corps. Mobilisation générale des organes : estomac, foie, reins. La passivité admirable de ses boyaux, ce gros con ! “Heureusement que je mange.” Moi, ça m’est resté comme doctrine. Quand je vois quelqu’un atteint de plein fouet (autre facilité de langage) par le chagrin, je me dis, à travers ma compassion : “Heureusement qu’il va manger.” Le poulet chasseur, les rognons au madère, le gratin de fruits de mer restent un dernier secours. Le gus (ou la nana) en désespoir lentement sera happé par ce qu’il happe. C’est la superbe connivence du bide et de l’âme. L’esprit prend sa source dans une bouteille de pommard. Mangez, le temps fera le reste ! Bande de dégueulasses que nous sommes ! Tripes pleines ! Chieurs ! Cachons-nous, saligauds ! Faisons l’autruche devant le malheur, la tête dans la cuvette de nos chiottes ! » Princesse patte-en-l’air, 1990
« Smith et Volinsky, tu peux guère trouver meilleure bidoche dans tout N.Y. Imagine un restaurant traditionnel sur la 3e Avenue. Avec la gonzesse du vestiaire, en entrant, dans une guitoune en vieux bois ; le bar sur la gauche et les salles de bouffes à droite, où s’activent une armada de loufiats saboulés comme leurs homologues de chez Lipp. Des quartiers de barbaque, épais comme des matelas pneumatiques, passent sous ton pif ? Tu crois qu’on va les jeter dans une cage aux lions, en fait on les dépose devant des jolies dames qui seraient bien emmerdées si on les contraignait à dévorer tout ça. Qu’aussitôt, tu songes au Biafra, à l’éthiopie, aux faubourgs de Bombay ou de Calcutta, et une grande honte intime te chavire jusqu’au vertige devant les iniquités de la planète. » Al Capote, 1992
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Les grandes surfaces « Je pousse tristement le caddie de maman (lequel caddie n’est pas celui de mes soucis !). Elle a découvert les grandes surfaces, depuis quelque temps, ma Félicie. Il aura fallu du temps pour qu’elle s’y mette. Elle tenait farouche pour le petit épicemar de quartier, ma vieille. M. et Mme Macheprot dans leur boutique qui sent la maraîcherie et l’huile d’olive lui bottaient. Ils faisaient causette, eux savaient tout de nos santés et nous des leurs. (…) « M’man, les grandes surfaces, je vais t’espliquer le comment elle y est venue. Bon, t’as les prix que Mammouth écrase comme des merdes, d’acc. Mais le surtout, c’est qu’elles sont éloignées de chez nous, les grandes surfaces. Et que je dois l’y piloter, ma mother d’amour, puisqu’elle ne conduit pas. Alors pour elle, c’est fête au village, tu penses ! Tu la verrais, pimpante, au côté de “son grand” ! Fière comme Barabbas (ou Barrabas), cheftaine avertie du commando que nous formons. J’ai le rôle passif du larbin, après ma chignole, c’est le caddie que je drive. On va, de rayon en rayon, m’man et mézigue. Elle cueille des emballages de lessive géants, des boîtes de conserve, des paquets de pâtes, affairée, consciencieuse comme elle l’est en tout. – Tu aimes cette marque de sardines à la tomate, je crois, Antoine ? Et moi, cherchant à dominer ma distraction : – J’en raffole, m’man ! Et vlan ! une pile d’Amieux vient paver le fond du chariot. – Il y a longtemps que je ne t’ai pas fait de gâteau de riz, ça te dirait, mon chéri ? – Tu parles ! répond laconiquement le chéri. Et v’là ce vieux nœud d’Uncle Ben’s avec son sourire en tranche de pastèque qui me déferle dans le caddie. Rien que des denrées surchoises, Féloche ! Le top ! Y compris pour le faf à train. On se torchonne l’oignon avec du satiné double face. On a des goûts princiers jusqu’à l’anus, chez nous. » Bons baisers où tu sais, 1987
La cuisine de pauvre « Suppression de la main-d’œuvre, comme un peu partout, sauf dans le tiers-monde où la vie ressemble encore à quelque chose, de même que la cuisine de pauvre est la dernière qui reste valable car elle nécessite davantage de temps que de produits rares. » Les prédictions de Nostrabérus, 1974
La cuisine canaille « C’est la vraie brasserie parigote, comme j’aime. Le comptoir-autel où se sacralise la vie de l’établissement, avec un gros taulier bougnat à peau blême (à l’exception du pif), moustache de rat, calvitie plate, œil paterne, chemise vert-moisissure 1. Chaque billet qu’il engrange est un petit coït de coq. Il surveille tout, ne rit jamais et écoute les discours des ivrognes comme s’il s’agissait des vœux du président de la République. C’est, à mes yeux, l’un des personnages les plus rassurants de France, le Rocher de Gibraltar de la limonaderie nationale. Il doit baiser, bien sûr, et qui sait : se repro-
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duire ? Mais un vrai bistrotier bougnat ne peut être autre chose qu’un self-made man. Il n’est né que de sa race, de lui-même et d’une vocation profonde. 1. Les chemises des patrons de café ont des couleurs d’une extrême rareté, principalement en ce qui concerne les bordeaux-dégueulé, et les jaune-bile. San-A. » Y en avait dans les pâtes, 1992
« Cela dit je vous… je te remercie d’avoir accepté mon invitation. Ce bistrot est modeste, mais on y bouffe des plats canailles comme vous tu les aimes ! » Bosphore et fais reluire, 1991
Les plats qui se réchauffent et la nouvelle cuisine « Maman propose de manger quelque chose. Marie-Marie répond que c’est une bonne idée. On ne va pas chiquer aux endeuillés, quand même ! La veillée funèbre, merci bien ! Bon, alors tu vois, Félicie met à réchauffer des frichtis qui auront tout à y gagner. Elle s’ingénie à cuisiner des trucs hautement réchauffables, M’man. La nouvelle cuistance, n’en déplaise à mes potes Gros et Milieu, tu peux pas te permettre de lui faire accomplir un nouveau tour de piste. L’ancienne, oui. Elle a été conçue pour. Moi, je dis qu’il ne faut pas l’abandonner. C’est elle qui est provinciale, vraiment, elle qui a fait la France. La nouvelle jaffe, c’est bien, délectable, j’en conviens souvent, seulement elle uniformise la becquetance à travers l’hexagone. Elle coca-colle, tu comprends ? Du nord au sud, le poisson cru, les légumes à peine cuits et plus de bidoche, sauf du canard sanguinolent, merde ! J’exagère, j’extrapole, je désoblige, faut m’excuser. L’ennui c’est que je dis vrai. Tant pis pour les calories qui se pointent dans les sauces en colonnes par quatre. Si tes coronaires s’obstruent, t’as qu’à souffler dedans pour les déboucher. Je préfère clamser d’un infarctus au gratin de fruits de mer que d’un chouf aux éponges, pas toi ? Bon, c’est pas le moment de causer bouffe, mais si on dit pas ce qu’on pense au moment où on le pense, on ne pensera plus ce qu’on dit au moment où on le dira, pas vrai ? » Du bois dont on fait les pipes, 1982
« – Mes crêpes ne font pas trop “réchauffé” ? s’inquiète m’man. – Tu sais bien que plus ta cuisine est réchauffée, meilleure elle est ! C’est à cela du reste que l’on reconnaît la bonne bectance. La nouvelle cuisine, elle, c’est comme les allumettes : elle ne peut servir qu’une fois. » Le hareng perd ses plumes, 1991
La nouvelle cuisine, encore « Je m’arrête chez mon pote Duravet, à la Bedaine. Le service s’achève, dans les crêpes suzette et la mousse à la framboise, caouas, liqueurs. Ils ont la trogne rouge. Les calories qui les astiquent, ces veaux, vaches, cochons, cuvée. Beurre blanc, crème, beurrrgh. C’est la lutte finale, groupons-nous, et demain… Demain bicarbonate de soude (caustique). Sels ENO. Tu rotes, Charlotte ? Non, papa, je pète. Oh ! la petite cochonne, va te coucher, Charlotte ! Bonsoir, papa ! Bien content
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d’avoir bouffé, eux tous, là. Repus. Touille pas trop avec la jauge, ils vont gerber ! Bon gu, ce magret de canard aux pêches ! Eh dis, tu l’as goûté le saint-nectaire ? Tu l’as goûté ? Je fonce “en” cuisine. Les gâte-sauce sont en train de nettoyer le piano. J’aime pas l’expression : “aller en”. Je demeure distingué sous ma carapace. Je ne me suis jamais, jamais mouché sans mouchoir. On ne se refait pas. Maurice Duravet est barbu avec une grande toque comme une cheminée de paquebot. J’ai toujours peur que ses poils tombent sur la chantilly. Il me voit débarquer et s’écrie : – Achtung ! Bolice Hallemande ! Puis, sans me laisser le temps d’exposer mon problème : – Tu le veux au rosbif ou au foie des Landes, ton sandwich ? Car ce n’est pas la première fois que je déboule en coup de vent lui mendier de la bouffe. Chaque fois je lui promets de revenir faire de vraies agapes, et je ne tiens jamais parole. – J’ai un quart d’heure pour claper une portion de ce que tu voudras ; chaud ou froid je m’en fous pourvu que ça pue pas la merde. – Je préfère t’arranger un casse-graine à emporter, je passe pas deux heures devant mon piano pour que ça dégénère en fast-food, Antoine. Moi, les mecs qui se tapent mes médaillons de ris de veau avec une paille pour que ça aille plus vite, y m’foutent le tournis. Je rigole et le gars Maumau se met à me construire un sandwich grand luxe. – Dis voir, les affaires marchent, noté-je. – T’es de la brigade financière ? ricane Duravet en installant une tranche de terrine de je ne sais quoi sur du pain bis. » Remouille-moi la compresse, 1983
« Vais m’installer dans un restau déguisé en saloon, où des dames en guêpière et bas résille, coiffées comme au siècle dernier, te servent des montagnes de charcutaille. On m’apporte une chope d’un litre de Carlsberg, des saucisses grillées garnies de frites. Les nourritures populacières sont les plus savoureuses, dans le fond. En piquant des doigts dans le banneton de carton, je pense qu’il se trouve au même instant des gens en mondanités dans des restaurants de nouvelle cuisine huppée où on leur sert avec solennité trois tranches extra-minces de poisson cru, avec décoration de poivron ciselé et de salade découpée au ciseau à broder. Et ces glandus s’extasient. Ils prennent des mines. Assurent que c’est inouïsement bon. À la fin ils carmeront une addition capable d’assurer les vacances à Étretat d’une famille de mineurs pendant quinze jours. Et puis ils s’égailleront en allant dire partout l’à quel point il est surdoué, le chef Gougnaffe, la fraîcheur de son poisson surgelé ! Son sens surnaturel de la non-cuisson ! La qualité de son service “sur assiette”. Service sur assiette ! Un jour je me trouvais avec Zitrone dans un de ces hauts lieux et lui qui sait si bien mastiquer ne mâchait pas ses mots ! Il était flétrisseur tout plein, Léon. Il racontait des coqs au vin enchanteurs, ses potées auvergnates natales, des haricots de mouton plus bruyants que Verdun. Les petits gouzi-gouzous sur assiette, alors là, il en déclamait la “tirade des nez” en moldo-valaque, langage qu’il parle aussi bien que deux cent quarante autres. Le poisson cru, il veut bien pour les Japonais, ou pour les chats, à la rigueur, mais n’essaie jamais de lui en faire claper. Léon, il te le pardonnerait pas. » Les morues se dessalent, 1988
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Nonobstant ces considérations pleines de bon sens, San-Antonio fréquente les bonnes tables avec plaisir. Celles de la capitale d’abord. Dans l’ordre chronologique (approximativement) : Chez Max (rue de l’Arcade), Lipp, le Fouquet’s, Maxim’s, la Tour d’Argent, l’Auberge d’Armaillé, la Marée. Puis, quand la nouvelle cuisine bat son plein : la Barrière Poquelin, Ma Bourgogne (chez Louis Prin), le Jardin du Royal Monceau, le Bistrot Saint-Honoré, Lasserre (pour le foie gras et les truffes), Guy Savoy (son « pays » et son ami), Marius et Jeannette (pour les fruits de mer), sans même parler des innombrables brasseries où sa petite troupe se tape des choucroutes plus plantureuses les unes que les autres. Au cours de ses enquêtes en province, il ne perd jamais non plus l’occasion d’aller s’asseoir à une table réputée, voire étoilée : Tétou à Golfe Juan (pour sa bouillabaisse), Maximin à Nice (dont il dit le plus grand bien), Roger Vergé (qu’il ne cite pas nommément) au Moulin de Mougins, Baumanière aux Baux-de-Provence, les frères Troisgros à Roanne (dont il déforme le patronyme à plaisir), Vettard à Lyon (qu’il affectionne particulièrement), Bocuse à Collonges-au-Mont-d’Or (pour ses mets « délectablosavoureux », dit-il dans Le silence des homards). « – Vous avez faim, ma chérie ? – Comme vous voudrez, répond-elle. Là, j’entrave pas. Mon sourcil droit lève la patte pour le lui indiquer. Elle s’explique : – J’ignore à quel genre d’homme vous appartenez, commissaire ; est-ce à celui qui déteste les pécores frugales ou à celui qui méprise celles qui bouffent ? J’éclate de rire… – J’aime bien qu’une femme ait un appétit normal. – Alors, j’ai plutôt faim. – Venez ! On va chez Guy Savoy s’éblouir les papilles. Le cher barbu nous trouve deux petites places intimes qui nous mettent les genoux en botte de poireaux. Je lui dis de nous servir ce qu’il veut parce que chez des chefs de ce calibre, t’as rien à craindre des contrefaçons, et on sirote tendrement un champagne-framboise frappé impec. (…) « Lorsque nous quittons le restaurant, après un bouffement à classer monument historique, nous avons la satisfaction de constater qu’il ne pleut plus. Le quartier Wagram-Étoile rutile. » Princesse patte-en-l’air, 1990
« Elle dit qu’elle aimerait nous traiter dans un restau de classe : Guy Savoie, Lasserre, la Tour d’Argent… » Valsez, pouffiasses, 1989
« Je déguste l’admirable gratin de morue aux cœurs d’artichauts confits de chez Lasserre en compagnie d’une admirable donzelle… (…) « Je termine ma morue quatre à quatre (ce qui est un crime de lèse-gastronomie car cette morue avait eu une riche idée de passer chez Lasserre) … » Le hareng perd ses plumes, 1991
« Un des bons, des grands, des vrais restaurants de Lyon, c’est Vettard, place Bellecour. Tu peux y aller de ma part, tu y seras aussi bien soigné que les autres clients, te dire ! » Le casse de l’oncle Tom, 1987
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qu’est la marée humaine. L’homme se multiplie dans une hystérie de laideur et fonce aux abîmes en saccageant ce que Dieu lui avait proposé de plus harmonieux. » Le casse de l’oncle Tom, 1987
« Ma littérature fait ventre » Maître ès métaphores culinaires, San-Antonio – l’écrivain – compare également souvent le fait d’écrire à une petite cuisine des mots. Parallèle aussi pertinent qu’impertinent et qui n’est pas sans faire saliver : « Tu crois que j’aurais fait carrière si je n’avais tenté d’amuser qu’avec le bon appartement chaud et des mots d’enfants délicieux ? Zob ! À la truelle, mon pote ! À la taloche ! Fchlak ! fchlak ! Mets-en épais pour que ça tienne. Le flou artistique, ils le dégueulent. Sur les cartes de Noël, à la rigueur, oui, là, un peu de vaporeux, ils consentent. Mais ils aiment la potée auvergnate, la choucroute garnie, le cassoulet toulousain, tous ces mets solides qui font ventre. Ma littérature fait ventre. C’est pas de la branlette, genre japonouille : poisson cru et autres conneries digérées avant que d’être bouffées. Je tiens au corps, moi, mes gueux. Ça pète et ça rote avec bibi ! Tu peux sortir sans cache-nez ni thermolactyl. Je te fais une santé de terrassier, tchlak ! tchlak ! Prends ton Sana de pèlerin et va la vie, mon grand : va la vie… » Les deux oreilles et la queue, 1984
« Félicie tricote. Le petit duel de ses longues aiguilles me fait songer à des bretteurs. Les Trois Mousquetaires… Je voudrais revenir à l’époque où, pour la première fois, j’ai lu Les Trois Mousquetaires. Ça c’est un bouquin, un vrai. Qui t’emmène promener, qui te captive. De nos jours c’est râpé : on ne sait plus écrire de livres intéressants. Y a plus que des recettes. La littérature d’évasion, c’est la cuisine sans peine de “Tante Laure”. Les mots y deviennent ingrédients. Les coups de théâtre sont les fonds de sauces tout prêts sur le coin du fourneau. » Appelez-moi chérie, 1972
« Il me plaît de te rappeler à cet instant de l’action, au moment où tout va se dénouer superbement, je te promets, et que si par hasard tu es déçu, va voir chez Robbe-Grillet si j’y suis, ce qui m’étonnerait, mais sait-on jamais ? Il en faut pour tous les goûts. Moi, je travaille dans le cornet de frites et le beignet aux pommes, d’autres dans le foie gras, d’autres encore dans la diététique, chacun son étal, sa petite boutique, sa clientèle, ses prix. T’en as qu’ont les prix Goncourt, moi j’ai les prix modiques, bas de gamme. » Bouge ton pied que je voie la mer, 1982
Autodérision qui lui fait dire aussi, par la bouche d’un cuisinier célèbre : « La seule différence existant entre San-Antonio et un très grand écrivain, c’est que San-Antonio n’écume pas le bouillon avant de le servir. » Raymond Oliver Emballage cadeau, 1972
Et, pleine d’humour et de sagesse, je vous livre cette conclusion savoureuse : « Tu devrais larguer ta charcuterie, camarade, et faire écrivain, c’est plus divertissant et tout aussi cochon. » Bouge ton pied que je voie la mer, 1982
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« – Si je comprends bien faudrait qu’j’vais t’rejoinde, mec ? – Le plus tôt serait le mieux, confirmé-je. – J’saute dans le T.G.V. et j’arrive. On pourrait aller claper au Restaurant de la Pyramide, non ? J’émets en sourdine une ligne de points d’interrogation et d’exclamation alternés. Puis, réalisant sa méprise, je fulmine : – Je ne suis pas à Vienne, Isère, mais à Vienne Autriche, fleur de bidet ! » Baisse la pression, tu me les gonfles !, 1988
Du témoignage à la mémoire collective Toutes ces réflexions sur la bouffetance tissent au fil de la saga un témoignage qui, avec du recul, se révèle être une analyse fine et pertinente de la manière de manger des Français depuis l’après-guerre jusqu’au XXIe siècle (le premier opus date de 1949, le dernier de 1999), soit cinquante ans d’« instantanés » qui saisissent autant de petites vérités éphémères, comme ceux de Doisneau. Une sorte de formidable devoir de mémoire, cette mémoire dont il dit : « La mémoire est comme les fiasques de chianti : il reste toujours quelque chose dans le fond de la bouteille. » Bacchanale chez la mère Tatzi, 1985
Un travail qui permet de se remémorer que certains plats eurent leur heure de gloire avant de disparaître dans les oubliettes du patrimoine culinaire, à l’image de ce « canard aux pêches », pourtant incontournable dans les années quatre-vingt (Va donc m’attendre chez Plumeau, 1983). Ou bien qui souligne l’évolution positive de la cuisine provençale en « cuisine méditerranéenne », régime crétois oblige. San-A nous rappelle qu’avant cet engouement pour l’huile d’olive (circonscrit à la Provence dans les années cinquante et soixante), la cuisine provençale avait la réputation de « reprocher », notamment pour cause d’ail : « Je rentre chez moi un peu fatigué. Tous ces interrogatoires successifs m’ont embarrassé le ciboulot comme la cuisine provençale vous embarrasse l’estomac. » Deuil Express, 1954
Une représentation du passé qui met aussi en exergue quelques données historiques. Comme par exemple, le fait que la Savoie n’est devenue française qu’en 1860 : « Le gravos, ulcéré de ces peinardes prouesses, vide un verre à vin de marc de Savoie (en provenance directe d’une droguerie de Chambéry). Il clappe de la menteuse. » Puis : « Béru se verse une nouvelle rasade de marc qui s’appelait encore “grappas” en 1859. » Tire-m’en deux, c’est pour offrir, 1979
« Le soir tombait. Cette noble ville qu’on appelait jadis “la Cité de la Soie” et que mon cher Francisque Collomb gère de main de maire frémissait dans des grisailles encore marquées de mauve. Black quitta l’effroyable blockhaus à travers lequel s’effectue le trafic Paris-Midi et qui garde toute sa honte architecturale bien qu’on l’ait peint d’un rose ocré de sorbet. Jadis, une large avenue nommée cours de Verdun, accueillait les “vogues”, c’est-à-dire les fêtes foraines, et des “pieds humides”, à savoir des buvettes, servaient le beaujolais, le côtes-du-Rhône et le mâcon blanc aux promeneurs qui avaient du mal à charrier leur pauvre foie surmené. Mais l’étrave de l’existence fend des flots de plus en plus saumâtres et pollués. Les villes et les paysages, de plus en plus défigurés, souillés, démantelés, finissent par contracter cette maladie honteuse 40
La tortore
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Les bons petits plats de Félicie « Y a des moments, avec ma vieille, quand je me laisse choyer, je me sens tourner curé de campagne. La tortore prend de l’importance. C’est l’art de Félicie, la jaffe. Avec le professeur Sauvy, on cause ; avec Mathieu, on regarde. Avec m’man, on déguste. De toute manière, c’est une forme de partance. Les seuls véritables voyages, ce sont nos sens qui nous les font faire. Les autres, ceux des dépliants, ne sont qu’illuses et retours écœurants. » Pleins feux sur le tutu, 1984
« Les meilleurs kilogrammes, c’est à ma vieille que je les dois. » Turlute gratos les jours fériés, 1995
La cuisine de Félicie, c’est la cuisine de la mère nourricière. Celle d’une mère qui a élevé son petit au sein et qui continue à veiller sur sa nourriture, fut-il devenu un homme. « J’ai été élevé au sein, je lui fais, tous les chiares élevés au sein sont plus fortiches que les autres. » Des clientes pour la morgue, 1954
« Félicie m’a élevé à la farine Nestlé et il serait stupide de réduire à néant ces années de gavage par une fausse manœuvre. » Au suivant de ces messieurs, 1957
« … je suis un garçon bien élevé (merci à la Blédine Jacquemaire)… » Salut, mon pope !, 1966
« Je suis un officier de police réputé et élevé entièrement au lait Guigoz, selon Félicie dont je n’ai pas à mettre la parole en doute. » L’année de la moule, 1982
« J’escalade ma banquette avant, retire le siège arrière et entreprends d’arracher le dossier. Oh ! bien sûr, il résiste, mais dis, je n’ai pas été élevé au lait Guigoz, je n’ai pas bu des bonbonnes d’huile de foie de morue, bouffé un tonnage de denrées comparables à celui qu’a englouti le pauvre Jean Rameau, pour me retrouver avec des biceps pareils à du chewing-gum craché. De bas en haut de son individu, c’est du dur, l’Antoine. » Va donc m’attendre chez Plumeau, 1983
Ni tout à fait cuisine de grand-mère – elle est moins rustique –, ni non plus respectueusement cuistance de terroir, même si l’on y décèle des influences bourguignonne (pâté de tête, gâteau de foies, œufs bourguignons en meurette, poulet de Bresse rôti au four), lyonnaise (daube lyonnaise, tripes à la lyonnaise) et dauphinoise (gratin de cardons, chaudelets), qui ne sont pas sans rappeler les origines géographiques de Frédéric Dard. La popote de Félicie s’inspire de la cuisine bourgeoise d’avant-guerre, concoctée sur la base d’une bonne économie domestique. C’est-à-dire qu’elle conjugue plusieurs héritages. Celui de la bouffe classique telle qu’on l’enseignait aux jeunes filles de bonne famille en âge de se marier, et élaborée à partir de produits nobles
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