Tibi pauca meae, Maguelonne Toussaint-Samat © Les éditions de l’Épure, Paris, 2015.
LE SEXE DES GÂTEAUX
Il fallait que je vous dise tout de suite que ce n’est pas parce que j’ai consacré ma vie professionnelle et mes recherches à l’histoire de la nourriture, que je considère combien le choix par l’homme de sa nourriture et les rapports qu’il entretient avec elle sont à la fois à l’origine de notre évolution et l’expression de notre mental. Au contraire, ce qui m’a intriguée puis à jamais séduite, c’est lorsque j’ai découvert, moi aussi, les liens entre la matérialité de l’aliment, jusque-là considéré comme ô combien vulgaire, et l’élaboration de notre spiritualité. Il est curieux, par exemple, de constater qu’en dépit de la diversité des types de civilisations et de l’évolution de l’économie alimentaire à travers les âges, les expressions “jour de jeûne” et “jour de fête” suivent partout les mêmes schémas. Ainsi l’abstinence de viande est l’expression d’un jeûne rituel, mettant le corps et, par conséquent, l’esprit de l’être humain dans un état de pureté. Les pythagoriciens avaient, à ce propos, tout un code pour leur langage alimentaire. Il y a notamment toute une justification qui explique leur répulsion pour les fèves. Et une autre, politique cette fois, pour justifier leur proscription de la viande, que les citoyens devaient acheter chez les bouchers-sacrificateurs des temples. Au contraire, la célébration par la viande servie en abondance – et je vous parlerai tout à l’heure de la signification du sacrifice et de ses codes – représente, encore aujourd’hui comme aux temps préhistoriques,
à Saint-Rémy-lès-Chevreuse comme au fin fond de la forêt amazonienne, le symbole typique du repas de fête. En vieux français, “viande” (du latin vivienda) ne signifiait-il pas “les vivres”, ce qui fait vivre, c’est-à-dire la “nourriture” ? Tout se passe, en somme, comme si l’humanité disposait, depuis toujours, d’un “code” qui lui permet de s’exprimer, d’une manière plus ou moins inconsciente, par le choix des aliments qu’elle consomme, même aujourd’hui, autour de la table familiale. Et moi, je vous dis : à part la vie, naturellement, nous devons tout à l’aliment : les rapports entre les différents groupes humains, les liens à l’intérieur des groupes, les identités, le partage, la solidarité, la force, le langage, nos différents mythes, la plupart des fêtes, notre marche à travers le monde, le moteur de notre histoire, formant comme le véritable palimpseste de nos traditions. Le phonème “Me...”, “Mem...”, “Mam...” fut le premier discours. La première parole. Nos bébés s’en souviennent. Tous les bébés du monde. Dans tous les langages du monde. Bien entendu, il a fallu aux gens de science décoder ce message si simple, venu du fin fond des âges, tant il a été affaibli, modifié, d’écho en écho, dans le dédale des siècles, à travers les labyrinthes des routes. Ce phonème mem, ma, devenu le radical ba, puis bo avec ses variations de prononciation wo, pho, po, ba, pa, bi, vi, etc., implique non seulement l’action d’avaler/ boire/manger, dont il imite le bruit par le claquement des lèvres et de la langue, mais aussi le potentiel : l’eau,
la nourriture, les plantes. Leur corollaire : la vie. Ainsi peut-on s’apercevoir que la plus ancienne signification du vocable “botanique” est “les plantes qu’il faut avaler pour vivre”, dans le fonds commun des langues indo-européennes dont sont issues les langues mères : sanscrit, sémite, indien, grec, germanique, celte, russe, slave, balte, roman, ibérique, farsi... Le même mécanisme existe pour les langues sémites ou africaines ou les différents chinois. Pensez également que le mot “eskimo” signifie “mangeur de viande crue”. La mémoire de l’humanité, que l’on devrait interroger plus souvent, cette mémoire atavique et collective, peut témoigner elle aussi, et en le disant clairement par la parole, que les plantes furent, en effet, la nourriture première, l’aliment de base de l’humanité, souvenir peut-être des frondaisons généreuses de l’arbre originel. Et oui, la viande, ne vint qu’en deuxième lieu. Avec la civilisation organisée, naquit alors la notion de “cuisine”. C’est-à-dire une préparation raisonnée de denrées comestibles, selon un mode traditionnel propre à chaque groupe social ou ethnique. Cette tradition procédait à la fois des ressources locales tributaires du climat, du sol et de la faune, mais aussi des tabous religieux vecteurs (il ne faut pas l’oublier) de préoccupations de salubrité, et surtout de la sauvegarde du schéma de société. Et, puisque nous parlons de tabous alimentaires, souvenons-nous des aventures de Prométhée,
rappelons-nous que c’est la qualité des aliments qui expliquera l’organisation du monde, à partir de la nourriture des mortels et des dieux. En tenant compte de tous les systèmes religieux du monde, que ce soit chez les Occidentaux, les Sémites, les Mayas ou les Mélanésiens..., les études faites par des gens comme Frazer, Freud ou Lévi-Strauss ont montré que les tabous frappent surtout les actes alimentaires ou leurs corollaires sexuels ou meurtriers. On ne doit pas s’étonner si l’on admet qu’il s’agit avant tout d’établir un contrôle sur le monde et sur les sociétés, par le jeu du permis et de l’interdit. Il ne faut donc pas s’étonner que nos réunions se terminent par des agapes aussi animées que traditionnelles, au cours desquelles nous viderons force godets, comme l’ont fait nos ancêtres. Mais, nous trouverons aussi des gourmandises préparées de nos blanches mains, car pour nous autres femmes, “faire à manger est un acte d’amour...”