ENTRÉE EN SCÈNE D’UNE CERTAINE DOMENICA (1932)
Est-ce comme il commence à fréquenter assidument, loin de ses bases du Marais, le quartier de la porte de la Muette, pour son chantier du boulevard Suchet, que Jean Walter “tombe” sur Domenica Guillaume épouse, depuis douze ans, du très grand marchand d’art et collectionneur Paul Guillaume ? Elle vit à deux pas, près de la porte Dauphine, avenue du Bois, future avenue Foch, où est depuis peu son domicile conjugal. On ne sait rien, en général, des modalités pourtant souvent fascinantes, des rencontres des hommes et des femmes. En l’occurence, toutefois, on peut dire non, ce n’est pas ainsi, ce n’est pas à la sauvette que les choses se passent entre un quinquagénaire lancé dans la vie (et de surcroît pas vraiment connu pour être porté sur la bagatelle - encore qu’une de ses descendantes nous ait suggéré que, ma foi...) - et une femme de trente-quatre ans (si l’on retient 1932 comme date la plus plausible de leur rencontre) qu’une autre femme, de beaucoup plus jeune qu’elle, nous décrira, trente ans plus tard, comme “sidérante de beauté et de morgue”, avec parfois, ajoutait-elle pourtant, “plus que des traces de mauvais goût, un manteau de faux léopard, ou des cheveux teints en un roux presque rouge – la marque indécrottable de Millau ?...”
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Dans le livre La dame au grand chapeau qu’elle a consacré à Domenica, Florence Trystram ne tranche pas. “Fut-ce le coup de foudre ou bien une affaire qui a traîné avant de se concrétiser ? Comment se sont-ils connus ? On n’en sait rien”, nous dit-elle. Elle ajoute : “Il faut penser que cela s’est fait lors d’un dîner ou d’une soirée parisienne”. Certes les couples Walter et Guillaume ne fréquentaient en principe pas exactement les mêmes cercles (ceux-ci plus intellectuels, ceux-là plus mondains et politiques), et pas avec la même assiduité (les Walter, on a toutes les raisons de le croire, ne pouvaient, ni certainement ne cherchaient, lui surtout, à rivaliser avec le tourbillon qu’était notoirement la vie des Guillaume). Un point de tangence a pu être le milieu artiste. Encore que, s’agissant des peintres – créateurs les plus significatifs, au moins pour les Guillaume - ce n’était pas les mêmes qui étaient reçus rue Geoffroy-L’Asnier (Dufy, Léger...) et avenue du Bois (Derain, Utrillo...) Alors le musicien Arthur Honnege qui, lui, fréquente les deux maisons...
I l existe une autre hypothèse, en un sens affreuse : que ce soit la revue créée, fin 1930, par Jeanne Walter qui ait pu attirer l’attention du couple Guillaume sur le 26 rue Geoffroy-L’Asnier, et provoquer la fatale rencontre... Car Paul avait, en 1920, lancé L’Art à Paris, qui atteignait une belle notoriété. Et il eût été tout naturel qu’il s’intéressât à Plans... Certes le mensuel piloté par Jeanne et financé par Jean, n’est pas une publication d’art stricto sensu. C’est même peu dire que ses ambitions sont bien plus vastes : la politique, nationale et internationale, l’économie, la philosophie, l’urbanisme, l’architecture, la médecine, la science - et naturellement les arts, mais en un sens plus ample que dans L’Art à Paris : la littérature, le cinéma (parlant, bien sûr, depuis 1929) et bien entendu la peinture, figurent au sommaire de ces 150 pages de belle tenue. Les signatures sont celles des commensaux et amis des Walter, déjà cités : Dufy, Léger, Clair, Cayatte, Autant-Lara, Giono, Honneger, Le Corbusier... C’est dans Plans que l’architecte suisse va publier une série d’articles qui, réunis, formeront en 1935, avec la fortune que l’on sait, l’ouvrage intitulé La ville radieuse. Dans ce paysage, on voit d’ailleurs entrer un nouveau venu : Philippe Lamour. C’est un jeune homme aux grandes espérances en dépit d’origines rurales modestes. Surdoué, il a été admis au Barreau à ving ans, en 1923. Bouillant d’empoigner sa vie par tous les bouts, l’avocature ne lui suffit pas : il veut aussi être publiciste, journaliste, faire carrière en politique. Et, fougueux, il dirige ses regards là où est l’action pour le moment – et que lui importe si, en 1926, l’action est du côté du Faisceau de Georges Valois, un parti où l’on admire pas mal Mussolini et le corporatisme, où l’on rêve de donner le pouvoir aux
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“Producteurs”, patrons et ouvriers – ce qui, à l’époque, n’est nullement tenue pour une position “de droite”. Toutefois, afin sans doute qu’il n’y ait aucune ambiguité, Philippe Lamour adjoint le défunt patron des bolchéviques à son panthéon : son premier livre, en 1929, intitulé Entretiens sur la tour Eiffel, il le dédie à “Le Corbusier, Lénine et Citroën” – on voit assez bien pourquoi, en dépit du caractère résolument dadaïste de cette énumération. La revue Plans, dont Jeanne Walter assura la direction de 1930 à 1933...] Philippe Lamour est venu pour la première fois rue Geoffroy-L’Asnier un jour de 1930, pour porter un article sur un de ses nombreux centres d’intérêts – peutêtre sur la nécessaire planification de l’économie telle que l’expérimente l’U.R.S.S. depuis la fin de 1928, ou sur les raisons organiques de la crise financière américaine. Ce jour-là lui sera faste puisque, assez rapidement comprend-on, il va devenir rédacteur en chef de la revue Plans, dont Jeanne Walter assurera la direction jusqu’au dernier numéro, en 1933. Les bureaux du mensuel sont installés “dans le grenier du 26 rue Geoffroy l’Asnier aménagé à cet effet”. Les collaborateurs de Plans et leurs amis s’y retrouvaient chaque soir, se souvient Philippe Lamour un demi-siècle plus tard, “pour des discussions ardentes sur les sujets les plus divers”. Les idées de Philippe Lamour, à vrai dire, sont à leur aise dans une publication qui chante la modernité sous toutes ses formes, techniques et planificatrices. Qu’un certain bolcho-mussolinisme n’y soit pas proscrit est, en somme, assez conforme à une certaine “pensée française” que, plus tard, fustigeront BernardHenri Lévy et quelques autres. (Il y a même à Plans, Daniel Rops pour la composante catholique...) Intellectuellement le mensuel prône “les correspondances entre les différents aspects de l’expression de la pensée et de l’expérience pratique, la relation commune qui permette de dégager la signification de notre temps et les directions de son orientation culturelle.” Bref, un holisme un peu fumeux... Quant à la conception esthétique globale, qui est “la nécessité d’entreprendre un vigoureux décloisonnement des arts” pour “les inscrire dans un ensemble vivant en état de fiévreuse mutation”, elle doit presque tout au fringant rédacteur en chef. Philippe Lamour assure par ailleurs que c’est lui qui a “sollicité la collaboration de Le Corbusier”, avec le profit qu’on a vu.
La rencontre de Philippe Lamour avec Jean
Walter est nettement moins heureuse. “Deux coqs dans le même poulailler”, analyse Catherine Lamour, fille
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de l’un et petite fille de l’autre. Les voluminations du jeune avocat-politicienjournaliste (“ce tribun socialiste débraillé !”, dit tendrement sa future fille Catherine) ne peuvent guère plaire à un homme tout en réserve, et sûrement outré qu’un jeunot s’imagine pouvoir prendre le pas intellectuel sur lui, à plus forte raison dans sa maison. Catalogue Dans ses mémoires, intitulées Le cadran solaire, Philippe Lamour a laissé un portrait saisissant de l’ambiance de la maison Walter vers 1930. “Nous déjeunions à la table familiale, écrit-il, dans un cadre riche et froid, sous l’œil d’un serviteur vigilant. Le maître de maison parlait peu. Il écoutait non sans un certain agacement mes diatribes verbeuses sur des idées trop générales pour ne pas lui être étrangères. Il m’interrompait de temps en temps par un mot bien placé, volontiers désagréable, accompagné d’un petit rire moqueur. Les enfants, un grand garçon [Jacques, 22 ans] et deux filles plus jeunes [outre Ginette, Monique, 14 ans] n’avaient droit qu’au silence. Ils mangeaient sans bruit les desserts compliqués que leur préparait dévotieusement une servante au grand cœur et à la langue bifide, amenée de Franche-Comté où l’architecte avait commencé sa carrière. Elle vait vu naître les enfants et les idolâtrait.” Cependant Philippe Lamour “pense souvent”, dès l’année 1930, à Geneviève, l’aînée des filles de Jeanne et Jean Walter, que, bien sûr, il voit ou entrevoit presque tous les jours rue Geoffroy-L’Asnier. L’affaire n’est pas nécessairement simple puisque, marié une première fois et déjà divorcé, il est, à vingt-huit ans, père de deux enfants. Les deux jeunes gens se voient de façon plus suivie au bois de Vincennes lors de sortie à l’Exposition coloniale de 1931, “entre le village nègre et le temple d’Angkor en carton pâte” – Jeanne en chaperon, bien sûr. Puis les deux filles, Geneviève et Monique “obtiennent enfin le droit de sortir le soir, la cadette surveiillant l’aînée, et ce malgré les objurgations de grand-mère Rigal qui s’inquiète : “Ce sont encore des infints. Il faut être prudints. On ne sait jamais.”
“Les deux filles, note cruellement Philippe Lamour, gardaient “cet air figé, outrageusement neutre, des filles bien élevées qui sont conduites, chaque matin, au cours privé des dames de Lübeck par le chauffeur de Madame.” Pourtant, un soir de l’été 1931, on se retrouve au Jardin des fleurs, à Saint Tropez. “Je valsai avec Geneviève”, dont c’était l’anniversaire, rapporte Le cadran solaire. À minuit nous dansions encore”. Et Philippe Lamour de conclure : “Je l’épousais [avant la fin de l’année 1931], pour le bonheur de ma vie et de notre vie.” Mais jamais, de sources familiales, le gendre de Jean Walter n’aura d’atomes crochus avec son beau-père, ni ne voudra s’immiscer dans ses affaires , même après sa mort – au grand dam de maint ancien lauréat Zellidja, qui aurait bien vu en lui le nouveau tuteur idéal. 4
Mais l’auteur n’a garde d’oublier la rencontre de Jean Walter et de Domenica Guillaume, si même ses modalités restent inconnues. Disons seulement que le hasard est parfois galant ! [À Montmartre, Max Jacob, Alfred Jarry, Vlaminck, Modigliani allument la curiosité de Paul Guillaume pour les choses de l’art.] Il ne saurait être question ici de re-tracer le parcours de Domenica Guillaume, encore moins celui de Paul, son premier mari : Florence Trystram l’a fait excellemment. Un simple et bref rappel pour qui n’aurait pas lu le livre. Paul Guillaume, de dix ans plus jeune que Jean Walter, et d’origine franc-comtoise lui aussi (ses parents étaient de la Haute-Saône). Mais c’est à Paris que cet homme et cette femme modestes se sont rencontrés. À une date non précisée, ils s’établissent aux pentes nord-ouest de la Butte Montmartre. Paul peut d’autant moins prétendre faire des études poussées (et sans doute ses deux sœurs pas davantage), que le père meurt quand le garçon a quinze ans, ce qui oblige la mère et ses filles à rentrer à Luxeuil.
Resté seul à Paris où il trouve une place dans un garage de l’avenue de la Grande Armée, l’adolescent ne s’éloigne pas de Montmartre. C’est alors la capitale de la bohème artistique et Paul Guillaume, plus tard, assurera que, entre Le Lapin agile et le Bateau-Lavoir, la place Blanche et le parc de la Tourlure - et surtout à l’endroit de Max Jacob et Alfred Jarry, de Vlaminck et Modigliani, qui tous y fréquentaient, une curiosité s’était allumée en lui. Le jeune Paul, c’est sûr, est un être éveillé ! Il est curieux d’esprit, intéressé en particulier par l’ethnologie, discipline sur quoi il lit force livres. Il n’est pas surprenant,
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dès lors, qu’il soit fasciné lorsque, dans le garage où il travaille, et dont la pratique est du genre huppé, il découvre (“dans une cargaison de caoutchouc”, assure improbablement la biographie de P. Guillaume que les visiteurs de l’Orangerie des Tuileries peuvent découvrir en ouverture à “sa” célèbre collection)... un lot de sculptures africaines – on disait alors des “statues nègres”. Ce goût pour les arts... premiers, il le gardera jusqu’à sa mort – virant toutefois, vers la fin, à plus oriental : persan, indien, chinois, océanien. “Les statues lui parlaient à l’oreille”, dira Max Jacob. En 1934, il possédera trois-cent cinquante scultptures africaines. Mais, surtout, il fréquente assidûment les cafés et les ateliers d’artistes de son cher Montmartre. Il y rencontre Apollinaire, le roi secret de l’époque, qu’il invite à dîner, à son corps défendant, rapporte Florence Trystram, mais sans piper. Guidé ou non dans ses choix par l’auteur de L’enchanteur pourrissant, il achète son premier tableau – un Chirico. Et bientôt un Picasso : la peinture des Demoiselles d’Avignon est encore fraîche, le Malagueño dépend encore des libéralités de Fernande, Picasso s’achète pour rien – 50 francs, 100 euros. Paul Guillaume n’a pas dix-huit ans, il décide qu’il sera “marchand de tableaux”. Max Jacob, vite devenu un de ses familiers, écrira joliment de lui qu’“à dix-huit ans [il] avait deviné le delta du siècle et souriait”. En fait, Paul Guillaume sera d’abord courtier, intermédiaire vers d’éventuels acheteurs - ce qui n’est pas méprisable : André Breton l’a été aussi. Entre “art nègre” et “peinture moderne” (l’art nègre surtout, au début) les choses vont aller vite pour Paul Guillaume. Début 1914, il a vingt-trois ans, il ouvre sa première galerie, minuscule, 6, rue de Miromesnil, “près l’Élysée”, dit le prospectus – une indication qui en dit long sur son habileté communicatrice. [La collection de l’Américain Albert Barnes sera sans doute, vers 1930, le seule réunion de tableaux privée au monde à dépasser celle de Paul Guillaume.] Alors survient la guerre. Il est exempté. Pour quelle infirmité cachée, jamais dite ? C’est ce que se demande Florence Trystram. Or les autres marchands d’arts, eux, sont au Front – et même les artistes le sont, à commencer par son ami Apollinaire, qui en reviendra la tête cassée. La chance de Paul Guillaume est ainsi d’exercer son métier sur une place de Paris devenue vide de concurrence et où “l’arrière”, comme on dit, continue ma foi de vivre... et d’acheter.
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À présent il arbitre moins exclusivement en faveur de “l’art nègre” : la peinture le requiert davantage. Il achète Modigliani (Italien resté à Paris pour raison de santé, et qui fait un portrait de lui devenu mythique en “novo pilota”), Chirico (Italien rentré au pays pour y faire la guerre, mais dont Guillaume va exposer l’œuvre au Vieux-Colombier), le “douanier” Rousseau (décédé mais qu’Apollinaire lui a chaudement recommandé), Utrillo (qui peint tout de même pas mal entre deux cures de dégrisement) et, de proche en proche, Vlaminck, Derain, Soutine... Et bien sûr Picasso, qui ne va plus tarder à devenir “le patron”. En 1916, Paul Guillaume a déjà repéré tous les peintres du XIXème qui comptent (Delacroix, Ingres, Corot, Courbet, Manet...), les grands impressionnistes (Degas, Monet, Pissarro, Berthe Morisot, Sisley, Renoir...), les inclassables immenses (VanGogh, Lautrec, Rousseau) ou simplement très talentueux (Vuillard, Bonnard Marquet) et les “modernes” considérables, à commencer bien sûr par Cézanne, et bientôt Matisse. En 1917, il a pu s’installer dans une vraie galerie, pas très grande mais dont l’adresse est prestigieuse : 108 rue du faubourg Saint Honoré. Plus tard, ce sera rue La Boétie, le nec plus ultra. La fin de la guerre relance le marché. Paul Guillaume qui, de 1914 à 1918, a pris un temps d’avance sur ses concurrents va souquer ferme pour ne pas le perdre. Il n’a pas son pareil pour faire accepter ses chers “modernes” à une bourgeoise peu dégrossie. Mais il ne veut pas être seulement un “marchand”. De plus en plus confiant en son “œil”, il pratique volontiers l’échange, ou vend pour racheter mieux. Et il amplifie une habitude qu’il a de longue date de garder pour lui la quintessence de ses acquisitions - quitte à faire “tourner” celles-ci. Ainsi la Collection de Paul Guillaume croît-elle en taille et en qualité. Il veut aussi être quelqu’un qui a une pensée sur l’art, et la fait connaître. Ainsi va-t-il lancer entre autres revues, 7
Les arts à Paris qui, à partir de 1920, atteindra à une notoriété impressionnante. Il y écrit beaucoup lui-même, y parlant notamment de sa propre Collection, avec l’idée de faire passer le message qu’un “privé” est plus compétent que l’Etat. pour rassembler de belles pièces. C’est aussi par ce truchement qu’il annonce l’ouverture prochaine d’un “hôtel-musée” pour accueillir les trésors amassés - évocateur des Fondations américaines. Il organise ou co-organise des expositions, à Paris mais aussi à Londres et à New York. Car il s’est mis en relation avec de fortunés amateurs américains. Il entre ainsi en affaires avec Alfred Stieglitz, et sa fameuse Galerie 291. Mais le plus important de ses “correspondants” d’Outre-Atlantique est Albert Barnes, dont il va largement “faire” la Collection. Celle-ci sera sans doute, au début des années 30, dans son écrin de Merion, une banlieue de Philadelphie, la seule réunion de tableaux privée au monde qui dépassera la Collection Paul Guillaume. L’Américain ne le lui pardonnera d’ailleurs pas, qui un jour se brouillera avec lui. [Juliette Lacaze, bientôt Domenica Guillaume, est belle, d’une beauté ancienne et moderne à la fois, qui sied à l’époque.] Du fond de sa jeunesse, comme dit la chanson, Juliette (Marie Léonie) Lacaze vient à Paul Guillaume. Elle est née le 7 mai 1898 à Millau, dans l’Aveyron cinq ans après Paul (et quinze ans presque jour pour jour après Jean Walter). Son père est “aspirant au notariat”, c’est à dire clerc, et sa mère, née Hélène Saint Privat, classiquement “sans profession”. Trois ans après elle naîtra une personne qui, toute sa vie, comptera beaucoup pour elle : son frère Jean. Des vingt premières années de Juliette Lacaze on ne sait rien, et Florence Trystram reconnaît, dans un “Avertissement” aux lecteurs de La dame au grand chapeau, que “la romancière qu’est toute historienne” a “fait le lien” entre divers éléments pour “construire” le portrait qu’elle trace de son personnage. Ce qui semble plausible, c’est que Juliette monte à Paris, avec son frère juste à la fin de la Grande guerre, au tournant de 1918 et 1919 : à en juger par la suite de sa vie on peut en effet penser que Millau devait lui sembler une bien petite ville, et fort alanguie. Son jeune frère, gros “bûcheur” lui, qui a obtenu un diplôme de comptable, trouve une place correspondant à sa formation à la société Shell à Paris. Il y fera une rapide et belle carrière, jusqu’à se trouver, quinze ans plus tard, responsable de l’entreprise pétrolière pour l’Algérie, et bientôt le Maghreb. Quant à sa sœur, sur le premier métier qui lui a parfois été prêté (il faut bien vivre...), celui de 8
vendeuse dans un magasin de gants, il n’y a que des conjectures – même si à Millau, capitale à l’époque de la ganterie française, elle a très bien pu avoir, avant de partir, une adresse à Paris. La seule chose assurée est que, en 1920, elle épouse Paul Guillaume - à la mairie du 17ème
(l’arrondissement de Paris où il entrepose ses toiles, 16 avenue de Villiers) et peut-être à l’église St Charles de Monceau, rue Legendre. Comment se sont-ils connus ? Dans l’atelier d’un peintre où elle avait peut-être posé ? Sur la promenade des Anglais à Nice où elle se serait rendue en villégiature avec un autre homme ? Comme les gens sont méchants ! Le nouveau couple, quoi qu’il en soit, s’installe rue de Messine, à deux pas du parc Monceau.
Il y a une autre certitude, toutefois, dans cette vie où tout, jusque là, semble avoir été soigneusement verrouillé : Juliette bientôt rebaptisée “Domenica” par Paul Guillaume, est très belle. D’une beauté ancienne et moderne à la fois, seyante à l’époque où elle vit. Il suffit de s’attarder quelques minutes sur le portrait de La dame au grand chapeau, que Derain fit d’elle, vers 1928-1929, pour s’en convaincre. L’ovale parfait du visage est ce qui frappe d’abord. Puis le nez long et fin, la bouche très rouge, en arc de Cupidon, qui lui donne, même au repos, un air légèrement dédaigneux, la chevelure sombre, coupée court, bien sûr, et artistement, c’en est l’époque, sous la capeline; et, sous des sourcils à l’arc sans reproche, le dessin des paupières est théorique : elles ne sont ni trop arrondies ni excessivement élongées; très ronds en leur centre, les yeux semblent presque noirs, ce qui ne leur rend pas justice (ou alors c’était un jour ce colère, car la dame en a, et d’homériques).
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En fait les yeux de Domenica sont très changeants. Florence Trystram, qui l’a connue, fillette, à Bou Beker, où sont père était un des grands ingénieurs de la mine, se les remémore d’“une teinte indéfinissable, entre le vert, le gris et le mauve”. L’auteur de ces lignes, lui, les a vus d’un bleu-vert assez pâle, avec un reflet doré. C’était lors d’une rencontre à la demande de la dame un après-midi de l’été 1965. (Le carnet retrouvé porte : Juillet, lundi 19, s. Vincent de P. “15h45 [16 heures, sans doute d’abord envisagé, a été barré, ce qui témoigne de la part de la puissance invitante d’une impérieuse précision]; Mme Walter; 2, rue du Cirque; FDR [métro Franklin-Roosevelt]; ELYsée 98 40)”. [Une très jeune femme, gracile, pas très grande, coiffée en catogan...] Les doigts effilés de La dame au grand chapeau frappent aussi. Et également sa peau nacrée, à la perfection de laquelle le peintre a pu apporter la touche d’une connaissance personnelle puisque Domenica était à l’époque sa maîtresse. Le tableau ne dit rien du corps mais, là encore, un témoignage personnel, à l’occasion de la rencontre susdite. En 1965 Domenica, devenue Mme veuve Jean Walter, a soixante sept ans. L’auteur de ces lignes est introduit par le majordome dans le salon où sont accrochés nombre des tableaux de la célèbre Collection. Le temps de percevoir du coin de l’œil le fameux Claude Renoir en clown, très rouge, et une silhouette se fait présente dans le décor, de dos, la personne, c’est romantique, regarde par une fenêtre vers l’extérieur. C’est une très jeune femme, gracile, pas très grande; les cheveux d’un blond un peu cendré sont coiffés en catogan; les mollets sont d’un galbe irréprochable entre les ballerines noires et le liseré d’une jupe dont nous avons oublié la couleur (noté pourtant qu’elle se marie discrètement à celle du corsage), mais observé qu’elle couvre tout juste l’arrière du genou. Et nous songeons : “Tiens, c’est curieux, Domenica est en retard, elle a délégué une petite-nièce pour faire la causette en l’attendant, ou quoi ?”
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Puis la silhouette pivote, et là c’est un autre tableau. Cela pourrait faire penser à une scène du Psychose d’Hitchcock (les cinéphiles devineront laquelle, les autres peuvent louer le DVD). Bien que visiblement recordé, regonflé au sérum de Bogomoletz (le botox de l’époque), et sans doute maintes fois, le visage est bien celui d’une femme bientôt septuagénaire - ce qui, à un jeune homme de vingt-quatre ans ne peut faire penser qu’à sa chère grand-mère, ou alors au Goya du Sabbat ou le Grand Bouc. Nous ne sommes pas certain d’avoir pu cacher la stupéfaction née de cette confrontation brutale entre le pile et le face – s’agissant du visage, à tout le moins, car le corps, plutôt menu, avait acceptablement résisté.
Certes vieillir est chose humaine, et le seul moyen à ce jour de vivre longtemps - rien à dire; mais cette volonté de cacher l’outrage du temps au-delà du tenable était pathétique. Détail supplémentaire qui tue : les doigts de Domenica étaient raidis, rendus presque crochus par l’arthrose, son mal maudit, qui l’avait saisie jeune encore, vers la cinquantaine - ce pourquoi, c’est le plus probable, elle ne nous a tendu la main ni en nous accueillant ni en nous donnant congé. L’entrevue elle-même, curieuse par moment, sera narrée plus loin. Pour l’instant, il ne s’agissait que de donner une idée de ce qu’était le corps de Domenica à soixante-sept ans – alors à vingt-deux, on imagine... Toutefois une telle juvénilité, gardée on se doute au prix de quels efforts durement autocentrés, nous paraît aujourd’hui, après un certain kilométrage et quelques lectures, comme le signe d’une féminité peu tournée à la sensualité – et, partant, du genre cérébral. Certes ni Paul Guillaume ni Jean Walter n’étaient hommes à s’exprimer sur le sujet, et l’époque en refoulait l’expression. Mais on peut mieux aujourd’hui avancer, loin de toute intention salace, des hypothèses fondées sur quelques données. En 1920, quand il se marie, Paul Guillaume est sinon encore très riche du moins déjà fort considéré dans un certain monde, celui des artistes et de l’art, lequel ouvre à une vie sociale emportée. Or cet homme qui admire passionnément la beauté, on peut en être assuré, est sans prestance : plutôt petit, déjà rondouillard à vingt-cinq ans – et de surcroît maladif, et peut-être secrètement empêché (jusqu’à Juliette, il ne semble pas qu’il ait montré grand intérêt à l’égard des femmes...) Se présente une “bombe” - qu’on excuse le néologisme ! - de vingtdeux ans, éminemment décorative, un peu vulgaire assure Florence Trystram mais cela peut en émoustiller certains, et tout sauf sotte. On comprend alors la déflagration. Pour ce qui est de Juliette, jeune femme pauvre, sans appui, mais aux grandes ambitions, on pressent pourquoi elle a jeté ainsi son dévolu... [Domenica Guillaume :
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une ostentation de dépenses et des adultères affichés...] Domenica, aussitôt installée rue de Messine, va d’ailleurs sembler vouloir racheter l’humilité de ses origines par une ostentation de dépenses : vêtements, bijoux (parée “comme une idole barbare”, la décrit un contemporain), réceptions, train de maison, voyages. Est-ce également élément d’un statut plus assuré si, dès avant la fin des années 20, JulietteDomenica trompe son mari. Sans particulière précaution, et même de plus en plus ouvertement. Le peintre Derain a-t-il été son premier adultère, on ne sait. Elle a trente-un ans en 1929 où les choses semblent se nouer, et Derain quarante-neuf. Le mari n’y voit rien à redire. Au contraire, “Paul Guillaume vivait dans l’ombre d’André Derain”, écrira l’écrivain Alberto Savinio, frère de Chirico. De la part de l’homme trompé, est-ce modernité d’attitude ? Complaisance forcée ? Ou une admiration telle pour ce peintre (celui qu’il aura le plus soutenu dans sa vie professionnelle) qu’il lui concède tout ? Peut-être au fond se dit-il : “Quel portrait de ma femme il a fait !...” Et il a soixante ans l’homme avec qui Domenica s’affiche peu après ou en même temps - cela ne la préoccupe pas, peut-être au contraire. Il s’agit cette fois d’une personnalité assez considérable dans la France du début des années 30 : l’homme politique Albert Sarraut, ministre de plusieurs gouvernements, ancien gouverneur de l’Indochine, ex-ambassadeur en Turquie, sénateur lors de leur rencontre...Cette liaison est autant dire officielle : le trio passe plus d’un été ensemble sur cette Côte d’Azur qu’a illustrée la bonne société russe avant puis après 1917 et où, de 1919 à 1929, se sont impatronisés les riches Américains façon Fitzgerald.
Domenica “s’offre” donc des hommes nettement plus âgés qu’elle, et sans doute plus pour leur argent, désormais. Complexe d’Œdipe inassouvi lorsque c’en était le temps ? Pas de psychanalyse de comptoir ! Mais il y a plus exotique
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encore, dans la vie de cette femme –de solides indices le documentent, disons-le d’emblée pour prévenir quelques hauts cris : Domenica est bisexuelle. “À plumes et à poils”, comme l’écrivait Saint-Simon, langue de vipère, citant le “Prieur de Vendôme”. Gageons d’ailleurs que ce trait, marque de liberté conquise, serait aujourd’hui porté au crédit de l’intéressée. C’était sans doute moins le cas à l’époque - sinon, précisément, dans certains milieux artistes ou alors de haute aristocratie... .
Tout visiteur de la Collection Walter-Guillaume à l’Orangerie des Tuileries peut lire, dans le petit cabinet consacré aux oeuvres de Marie Laurencin (dont un “Portrait de Paul Guillaume”, vers 1924), un panneau explicatif disant que Domenica était son amie et “peut-être plus que son amie”. Voici une insinuation autant dire officielle qui pèse son poids ! Par ailleurs dans L’ordinatrice ?, un livre publié au tout début de 1968 sous la signature d’une certaine Maud Sacquard de Belleroche, racontant (dans la foulée du Journal d’Anaïs Nin qui fut tellement libérateur des façons de dire féminines) les exploits d’une “Don Juane”, il était d’admission courante dans le premier cercle entourant le frère de Domenica, que le portrait d’une certaine “Vinca”, qui avait été son amante, était largement inspiré de Domenica. “Vacances sur la Côte et ski à Megève”, “deux maris seulement”, “mince créature au buste d’adolescente” et aux “jambes de gazelle”, “chevelure flamboyante”, “fastueuse”, “’ignorant les égards dus à autrui”, parée de bijoux “comme une chasse”, jugeant “les riches comme des gens souvent masochistes”, dominant les êtres par “sa dureté, sa réussite”, d’une sexualité plus perverse que débordante ... Certes plus d’une pourrait être reconnue dans un tel portrait, mais il y a, oui, des ressemblances. [Un amour que nous croyons sincère de la peinture moderne en général et des tableaux de “la” Collection en particulier...] Quoi qu’il en soit, le couple Guillaume n’est plus qu’une façade. La crise de 1929 n’a rien arrangé, qui a fortement ralenti les affaires de Paul Guillame – et de tant d‘autres -, ce qui n’a pu qu’irriter cette femme habituée désormais à ne pas compter, du moins pour elle. À quarante ans, le collectionneur est prématurément vieilli - non par une vie d’excès (la peinture seule, et les arts orientaux, semblent encore lui procurer du plaisir) mais par une maladie qui lui ronge les viscères. Un cancer ? On ne le saura pas car Domenica paraît nourrir, pour elle-même comme pour ses proches, une phobie de la médecine classique, se confiant volontiers, on le verra à nouveau au tournant des années 1950-60, à des “gourous” plus ou moins patentés et des para-médecines.
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Alors une communauté réduite aux acquets, en 1932, le couple Guillaume ? Un peu plus, toutefois. Car il est certain que, comme avançaient les années 20, Domenica s’est de plus en plus intéressée à la Collection créée par son mari. Un intérêt, reconnaissons-le, où les considérations esthétiques ont pris une part croissante. Goût et don initiaux ou effet d’une fréquentation assidue des œuvres, Domenica s’est “fait l’œil”. Et elle s’est mise à aimer, d’un amour que nous croyons sincère, la peinture moderne en général et les tableaux qu’elle a sous les yeux dans le nouvel appartement où ils ont emménagé vers 1930, de l’avenue du Bois, aujourd’hui avenue Foch. C’est sur cette femme que Jean Walter, fin 1932 - début 1933 peut-être - jette son dévolu. Il a quasiment cinquante ans, l’âge qu’elle apprécie; elle, elle marche sur ses trente-cinq. Sait-elle secrètement que son mari n’a plus longtemps à vivre, et est-elle en quête d’un homme de secours ? Ce n’est qu’une conjecture. “Elle a eu quelqu’un d’autre en vue...”, assure toutefois Catherine Lamour, sans précision.
Et elle, s’éprend-elle de l’homme qui la courtise et se montre certainement très empressé, voire passionné, et lui gardera de la tendresse jusqu’au bout, nous en donnerons plus tard un indice convaincant ? Il est bel homme, en effet, un peu taillé à la serpe, un peu raide, mais grand, et de splendides yeux bleux. Et intelligent, c’est peu douteux, avec une curiosité toujours en éveil. Il n’a certes pas la culture tous azimuts de Paul Guillaume, ni sa passion pour les choses de l’art moderne. Eh ! bien ainsi il ne l’importunera pas dans sa gestion de la Collection. Et elle aura quelque chose à lui apprendre ! En outre cet homme est dynamique, il est en train de se relancer en grand dans sa carrière d’architecte, après quelque déboires. Et il y a aussi cette histoire de mine au Maroc, à propos de quoi, sans avoir l’air d’y toucher bien sûr, il doit bien lui avoir fait miroiter quelques espérances. Alors, beau comme Crésus, Jean Walter – un Crésus en devenir ? Aussi bien, en toute hypothèse, Domenica a-t-elle vraiment le choix ? Ces choses là restent dans le secret des cœurs. Un élément, pourtant, complique la chose, à en croire Florence Trystram (et elle seule). Elle dit ne révéler là qu’un secret de polichinelle, amplement répandu dans l’entourage professionnel de Jean Walter - dont, plus tard, à Bou Beker, son père, Émile Trystram, a été une composante cardinale : le mari et l’amant “se lient d’une complexe amitié”. Possible: cela avait sans doute déjà été le cas avec Albert Sarraut. Mais, cette fois, Domenica impose une vie à trois ! Sitôt dit, sitôt fait. Les Guillaume et Jean Walter emménagent au 1 avenue Maunoury, dans un des appartements du complexe de la porte de la Muette que vient de livrer l’architecte, et où, semble-t-il, il s’était, depuis peu, installé avec 14
sa femme et ses enfants, laissant la rue Geoffroy-l’Asnier à ses activités professionnelles. C’est à peu près le moment, 1933, où Jeanne Walter met fin (bien forcée ?) à la parution de sa revue Plans – et c’est, sans nul doute, un crève-cœur supplémentaire pour elle. La famille est donc poussée un peu rudement vers la sortie, moyennant quelques compensations financières et une installation, en rez-de-chaussée, dans un des appartements construits boulevard Suchet. [Conséquence du divorce de 1934 ou coïncidence, Jeanne Walter tombe malade et meurt l’année suivante.] Le divorce sera prononcé dès 1934, ce qui est extraordinairement rapide pour l’époque, et suppose de bons appuis juridiques. Coïncidence ou conséquence : Jeanne tombe gravement malade, apparemment une leucémie. Elle mourra dès l’année suivante. Il est resté de tout cet épisode, on l’a dit, un vif malaise chez les enfants, lesquels l’ont transmis à un certain nombre de leurs descendants. “Il a troqué une femme merveilleuse pour une aventurière”, soupire ainsi Marine Frey, une de ses petites-filles. “N’exagérons pas, ce n’est pas l’abandon pur et simple d’une sainte, rectifie Catherine Lamour, sa cousine. Elle claquait tout de même l’argent avec beaucoup d’allégresse. Mais il est vrai que c’était plutôt pour commanditer la prochaine création d’un musicien que pour s’acheter des bijoux.” Quoi qu’il en soit, à telle importante exception près, Jean-Jacques Walter pour ne pas le nommer, ce n’est guère qu’à la génération des arrière petits-enfants que va s’installer, chez l’une ou l’autre, un véritable esprit de réconciliation envers “ce grand homme, cet inconnu”, accompagné volontiers d’un vif intérêt pour l’ensemble de ses réalisations, Bourses Zellidja comprises. Chacun pressent, cependant, que l’épisode de triolisme ne va pas durer très longtemps : la santé de Paul Guillaume se dégrade très vite, en effet. Et, soit qu’il eût l’impression que sa femme l’enterrait un peu vite, soit que l’approche de la mort, précisément, le rendît au sens des réalités, il relance son idée de création d’un “hôtel-musée” pour accueillir ses toiles. Domenica, qui s’est désormais prise de passion pour la Collection, ne l’entend pas de cette oreille. Il lui faut agir. Et ce d’autant plus vite que, selon un propos que Jean Walter (certes pas un “rigolo” mais capable de traits d’humour noir ravageur) aurait tenu, et que nous a rapporté sa petite fille Marine Frey, “une voyante avait prédit à Domenica l’imminence de la mort de Paul Guillaume”...
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C’est ainsi que commence, en 1934, l’épisode rocambolesque du fils de Domenica Guillaume, à qui la France entière va passionnément s’intéresser vingt-cinq ans plus tard. Bien consciente que les lois de la Troisième République ne protègent nullement l’épouse (considérée depuis Bonaparte et le Code civil comme une “alliée” et non une “parente”, et à ce titre partie prenante de la succession au Nième rang seulement), Domenica doit en effet avoir un enfant, lequel sera l’héritier de son père. Ainsi administra-t-elle les biens du défunt, Collection et autre, jusqu’à la majorité, à vingt et un ans, de son descendant – et après on verra bien. Peu enthousiaste à l’idée d’une maternité (ou alors stérile, ont dit certains...), Domenica aurait ainsi, à partir de l’été 1934, feint une grossesse (le procédé classique du coussin sur le ventre... Son mari ne l’approche plus depuis longtemps ? Mais on le sait complaisant : alors l’enfant d’un autre, pourquoi pas ?) Et, parallèlement, elle aurait lancé une “limière” spécialisée (dont la presse a publié le nom lors de ‘l’affaire” en 1959...), du côté du Midi de ses origines afin qu’elle lui trouve un enfant à discrètement adopter. Passons sur les contretemps et autres épisodes, dont aucun au demeurant n’a été nettement prouvé. Toujours est-il que, deux mois presque jour pour jour après la mort de Paul Guillaume, survenue le 1er octobre 1934, un petit... Guillaume est déclaré dans une mairie de Paris, ce pourrait être celle du 14ème, et ce pourrait être à la date du 30 novembre... sauf que nulle trace n’en figure à l’état-civil ! Subtilisation de documents ? Informations erronées des reporters de 1959 qui s’étaient acharnés à “découvrir” tout cela ? Un mystère de plus. Car l’enfant, lui, est bien là. On lui donne pour premier prénom Jean-Pierre, et il sera surnommé... “Polo”. Cet enfant permettra donc à Domenica - faite “légataire universelle”, c’est à dire administratrice de la succession de son mari, avec charge de remettre la Collection au Louvre – de se retrouver la gérant au nom de Jean-Pierre Guillaume. Un seul “couac” dans ce scénario reconstitué ad nauseam par la presse en 1959 : “Polo” sera vite dit “enfant adoptif” ! Alors “biologique” ou “adoptif “ ? Adoptif, bien sûr – s’il avait été biologique, pourquoi le cacher ? Mais alors pourquoi ce changement de programme en cours de route ? Paul 16
Guillaume étant décédé entre fausse conception et faux accouchement, il n’était plus nécessaire de feindre ? Ou bien Paul Guillaume aurait-il in extremis donné son feu vert à une adoption, qui rendait inutile la supercherie de la grossesse fictive ? Et par quels appuis le changement de relation entre “mère” et “fils” a-til été rendu juridiquelment possible ? Impossible de trancher. Toute cette histoire est d’une telle obscurité que le seul qui pourrait sans doute en dire plus est l’intéressé lui-même, dernier survivant de cette affaire. Mais “Polo”, aujourd’hui âgé de soixante-quinze ans, installé de longue date aux États-Unis, s’est montré introuvable, malgré tous nos efforts.
Et Jean Walter, dans tout cela, que dit-il ? Eh ! bien l’épisode ne paraît pas le troubler outre mesure. Peu désireux, selon toute apparence, de se mettre en travers des volontés de sa nouvelle compagne, il accepte le roman. Simplement s’efforcera-t-il, selon Florence Trystram, avec discrétion mais constance, d’apporter à l’enfant puis l’adolescent une part de l’attention dont sa mère adoptive va se montrer peu prodigue à son endroit - maints exemples en sont donnés dans La dame au grand chapeau, que les lecteurs de ce livre ont soupesés ou soupèseront. L’auteur de ces lignes n’en ajoutera qu’un, trouvé par hasard dans quelque archive : c’est Jean Walter qui, le fera inscrire, en 1951, au lycée français de Londres (où se trouve d’ailleurs, à la même époque, un de ses petits-enfants), et ce alors que l’adolescent, élevé à la va-comme-je-te-pousse, commence à accumuler les mauvais résultats scolaires, laissant craindre un avenir chaotique...
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