« PRÉPARER LES BAGAGES »…
Tous les hommes n’ont pas la chance, aux approches de leur fin, de recevoir un avertissement du destin – coup de gong qui leur permet, comme on dit en Extrême-Orient, de « préparer les bagages ». Jean Walter a eu cette chance : une alerte cardiaque à la fin de 1955 - comme il a passé, depuis le printemps, les soixante-douze ans. Il ne néglige pas ce signal. Non qu’il soit croyant : il nous semble vraiment, après avoir, comme on dit, sondé « le cœur et les reins » de cet homme pendant près d’un an, qu’il ne l’est pas. Certes il peut se passer quelque chose entre la coupe et les lèvres… Mais là, non. Il va donc seulement mettre ses affaires en ordre. En type hyper rationnel. Et, de surcroît, habitué à être obéi presque sans avoir à formuler. Ainsi aura-t-il voulu commander même… à l’avenir. Mais, comme on sait, « les plans les mieux conçus des souris et des hommes sont souvent dévoyés ». C’est une autre histoire, celle du chapitre 2 de ce livre… Pour un lauréat Zellidja, le plus spectaculaire de cette ultime période de la vie du fondateur aura été l’ancrage des bourses homonymes auprès de deux grandes institutions de la République : l’Éducation nationale d’une part, ainsi confirmée de façon officielle et pérenne comme l’immense champ de recrutement des boursiers – ce que symbolisera la vice-présidence de la FNBZ (Fondation Nationale des Bourses Z) conférée à l’inspecteur général Louis François ; et surtout l’Académie française, faite « tutrice » d’une instance dont elle devient 1
ainsi le garant moral, et également l’administratrice suprême à travers son acceptation du legs de 1 milliard de francs que lui propose Jean Walter (des « anciens francs », certes, mais tout de même, comme on disait vers la même époque, « un milliard ça ne se trouve pas sous le pas d’un cheval »…) C’est le 26 avril 1956 que l’Académie, formée en séance plénière, a entériné, à l’unanimité comme il se doit, la donation qui lui était ainsi faite. En cette affaire c’est Jules Romains, lequel fréquentait beaucoup le 2 rue du Cirque (prenant même des notes à la sortie : cf. son roman Une femme singulière !), qui aura servi de truchement entre le mécène et le Quai Conti. Il deviendra d’ailleurs, fin 1957, le premier président de la FNBZ « post-Jean Walter ». « Bien géré, ça peut durer des siècles », avait commenté Jean Walter dans une lettre à un de ses familiers retrouvée au Archives. Ça durera seize ans. Malgré une année de recherches opiniâtres, il a été impossible, de retrouver le document instituant l’Académie française tutrice des bourses de voyage Zellidja. Non plus, d’ailleurs, que d’avoir accès, à l’heure où ce texte est mis « en ligne » (24 juin 2009), à la délibération du 11 janvier 1973 par quoi l’Académie a décidé, de tirer un trait sur les lesdites, et d’instaurer à leur place des bourses de complément d’enseignement supérieur, pour des ingénieurs et post-doctorants. C’est frustrant ! un Me Vidart, notaire, qui a peut-être enregistré la donation ; le conseil d’Etat, qui l’a entérinée; l’Académie, sollicitée deux fois à son plus haut niveau ; la famille du fondateur elle-même - laquelle, on l’aura compris de ce qui précède, a été très « tabassée » par certaines actions de son « patriarche » : nul n’a (ou ne propose) quoi que ce soit en ses archives... [Bientôt de nouvelles générations plus viriles…] L’année qui a précédé son legs, en 1955, Jean Walter avait donné une indication sur sa propre perception des bourses Zellidja seize ans après leur création et dix ans après leur lancement en grand : « Voici, écrivait-il, que quelques signes annoncent un renouveau partiel de la France. Des générations nouvelles montent, et beaucoup de jeunes révèlent un esprit d’initiative comparable à celui des générations qui ont précédé la guerre de 14. » Et d’ajouter cette phrase mal fichue et qui, surtout, un demi-siècle ayant passé, ne peut que paraître antédiluvienne : « Ces progrès permettent d’espérer que, d’ici peu, on ne ressentira plus les effets des guerres qui – ayant fait disparaître deux millions de Français – ont laissé à des femmes seules, plus tendres mais moins sévères par nature, le soin d’élever des générations qui, de ce fait, manquent de virilité. » 2
Le 14 juin 1955, Jean Walter a fait inaugurer par son ami Edgar Faure, président du conseil, une exposition (cela se fait, alors, tous les deux ans) sur les récents travaux des boursiers et lauréats. La scène en est le Musée de la recherche pédagogique, 29 rue d’Ulm à Paris (qui a aussi accueilli toutes les assemblées générales de l’Association des lauréats de 1951 à 1965). Sur les nombreuses photos prises ce jour-là Jean Walter et Edgar paraissent sereins, bien que, quatre jours plus tôt, Jacques Lemaigre–Dubreuil eut été assassiné à Casablanca... On voit, par ailleurs, le magnétisme exercé parle « patron » des Bourses Z : tous le regardent avec une respectueuse intensité ; à peine rentré de l’année universitaire qu’il vient de passer à Lexington (Virginie), Philippe Labro colle à la manche droite du grand homme comme pour recueillir les vibrations qui en émanent.
Jean Walter, également, jette les base d’une internationalisation des Bourses Zellidja. L’automne suivant, il recevra le prince de Hanovre, directeur de la fameuse école privée allemande de Salem, et personnalité très active dans la « Conférence des établissements à esprit international » - qui intéresse, on le conçoit, le fondateur des Bourses Zellidja. Cet aristocrate n’est pas un homme qu’on éblouit facilement : il a tout de même vu passer plus d’une tête reconnaissable, tel le futur consort d’Angleterre, Philip d’Edimbourg, ou Sophie de Grèce, qui deviendra reine d’Espagne. Jean Walter reçoit au 2 rue du Cirque le prince de Hanovre et son épouse. Domenica, empressée, leur fait les honneurs de « la » Collection. Passant, le lendemain, prendre le prince et la princesse à leur hôtel pour les emmener déjeuner dans un grand restaurant, le « duc du Maroc » conduit lui-même la Rolls Royce… de son épouse. Mais, arrivé avec … une demi-heure de retard, il ne s’excuse pas : un Allemand, si grand seigneur soit-il, peut attendre… (Le lauréat qui a assisté à ces scènes pour des raisons qu’il ne souhaite pas rappeler préfère également que son nom ne soit pas cité…) Il semble que ce soit la même année 1956 de l’ancrage des Bourses Zellidja dans une institution de la République que Jean Walter organise le « non héritage » de ses trois enfants : Jacques, Ginette, Monique recevront chacun une somme qui nous a été décrite comme « coquette mais pas considérable ». Ils ont dû signer 3
une lettre s’engageant à ne jamais réclamer autre chose. Un juriste nous a toutefois rappelé un vieil adage du droit : « Nul ne peut agir contre lui-même », ou quelque chose comme ça. Cette signature n’aurait donc aucune valeur, et chacun des trois aurait pu la contester. Aucun ne l’a fait. Force du père : il est des surmoi(s) qui s’exerce jusque dans l’au-delà… En 1948 déjà, Jean Walter avait donné l’hôtel de Châlons-Luxembourg à la ville de Paris, sous réserve d’usufruit pour la Fondation Nationale des Bourses Zellidja. C’est en 1974 que se fera le transfert. Durant les trente-cinq ans qui ont suivi, l’édifice a été laissé dans un état ignominieux (sauf la façade, convenonsen). Il semblerait, aux dernières nouvelles, qu’il puisse bientôt servir d’extension au Mémorial juif, qui s’élève presque en face. Voici qui serait mieux que le Service des sous-sol de la Ville dont le titulaire a fait, des années durant, une porcherie de l’ancien logis de D’Annunzio et de l’ex-résidence de Jean Walter. Jean Lacaze, lui, a peut-être reçu de son beau-frère un castel édifié, parmi des vergers, dans une petite île à l’embouchure de l’Adour où il avait ses habitudes. Allégation invérifiable, et d’ailleurs où serait le scandale : Jean Lacaze, si ambigu ait-il parfois pu être, sera tout de même devenu le vrai bras droit du « patron » au cours de « la décennie divine » 1946-1956. Et « Polo », JeanPierre Guillaume, le fils adoptif de Domenica, qui a vingt-deux ans en 1956, et qui n’est pas très bien parti dans la vie ? A-t-il eu quelque chose ? On ne sait. [« Tu seras ma veuve. Tu es celle qui ouvrira mes tiroirs après ma mort… Sacha Guitry] Donc celle qui, selon le mot inoubliable de Sacha Guitry « ouvrira les tiroirs après [l]a mort» de Jean Walter, c’est Domenica. Elle saura faire. Au moins le grand homme n’a-t-il pas à se préoccuper de la Collection Paul Guillaume : ça c’est son domaine à elle. Domenica, au fait ? Jean Walter, comme il approche de sa fin, ne marque aucun éloignement à son égard. Il a pu emprunter quelques chemins de traverse (Catherine Lamour a entendu parler, dans la famille, d’“une aristocrate qui aurait eu un faible pour lui”. Elle ne parvient pas à retrouver son nom, mais se souvient que ladite a eu une fin horrible : “bouffée par ses propres chiens...”) Toutefois le registre de l’emballement amoureux, l’a-t-on assez montré, n’est pas celui de Jean Walter dans l’ordinaire des jours. Donc il reste attaché à
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Domenica. Un de nos « grands anciens », François Boudringhin, nous en a donné un sérieux indice. Il était alors président de l’Association des lauréats Zellidja et, à ce titre, reçu sans apprêts dans le sobre bureau de l’hôtel de Châlons-Luxembourg (“où jamais un papier ne traînait”...) La conversation vient de s’engager, lorsque le téléphone sonne. C’est donc important, car la secrétaire du “patron” filtre. Le ton se fait tendre. Un “Ma chérie” est même prononcé. “Je me lève par discrétion, raconte Boudringhin (aujourd’hui âgé de quatre-vingt deux ans et lucide et droit comme on aimerait l’être à son âge), et m’apprête à sortir. Mais Jean Walter me fait signe de rester, comme s’il voulait fixer quelque chose pour l’avenir.”
La voix “de l’autre côté” est bien sûr inaudible. Ce que Jean Walter dit dans le combiné est évidemment la seule chose qu’entend le président de l’Association. Il se souvient de cette phrase, prononcée d’un ton affectueux : “Ma chérie, je t’en prie, quitte cet homme...” Boudringhin n’imagine pas une seconde que “cet homme” puisse être autre que le docteur Maurice Lacour, médecin un peu gourou, pourvoyeur de morphine (l’auteur donnera ses sources plus avant) et amant affiché de Domenica. Celui-là même qui, huit-dix mois plus tard, exhibera un “testament” de Jean Walter, le désignant comme nouveau patron des Bourses Zellidja. Un “testament” de toute évidence faux, on verra ça, où le Fondateur justifiait, entre autre, sa stupéfiante décision par son appréciation des “sentiments chrétiens” dudit ! Sentiments chrétiens”, Jean Walter... Absurde ! En mars 1954, l’inventeur de la mine de Bou Bekeur a fait son grand discours testament à ses collaborateurs de la Mine de Zellidja. Il l’a conclu par ces mots : « Rien ne pourrait être plus utile pour notre communauté et plus agréable pour moi que de voir l’action sociale dominer vos efforts. » « L’action sociale », oui, pour lui ce n’est pas un vain mot. Impérieux à son ordinaire, il ajoute : « Je souhaite ardemment vous voir partager les idées que je viens d’exposer, et j’aimerais que vous les répandiez dans le cœur des hommes. » Voici qui est fait. Ses travaux d’architecte ? En 1951 s’est achevé ce qu’il considère certainement comme le summum de sa vie professionnelle, son " Grand Œuvre " : la médina de Bou Beker. En 1952 il a mis un point final à l’ensemble hospitalouniversitaire de Lille. C’est aussi durant l’année 1952 qu’il construit à la Cité universitaire de Paris, sur les fonds d’une Fondation Nationale d’Aide aux Étudiants richement dotée par ses soins, un ensemble de deux bâtiments dit « Pavillon du Maroc ».
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Ledit pavillon compte 150 chambres destinées à des étudiants marocains, mais une partie (10 à 20 %) d’entre elles est réservée aux lauréats Zellidja. Ceux qui y sont passés admettent, tels Gérard Godde, ancien président de l’Association des lauréats, ou Etienne Avice, également longtemps investi dans notre collectivité, en avoir eu leurs vies de provinciaux changées. « D’un matin à un soir, explique quant à lui Jean Desgranges, Z 47, mon problème de logement à Paris s’est trouvé résolu. » Et nombre de lauréats recevaient de surcroît une Bourse d’enseignement supérieur en éventuel complément de celles accordées par l’Éducation nationale. Plus d’un, par ailleurs, a bénéficié d’un « prêt d’honneur » pour accompagner ses débuts dans la vie professionnelle. Le Pérou, quoi ! L’architecte Walter ne lance plus de nouveaux chantiers mais achève, ou perfectionne, ce qui est en cours. Ainsi surveille-t-il l’achèvement d’Istanboul. En 1954 se termine l’édification de la Fac de médecine de Paris, rue des SaintsPères. Un « ancien » Z, Rémy Filliozat, qui était secrétaire à mi-temps de l’Association des Lauréats au milieu des années 50, et à ce titre était souvent dans les bureaux de la rue Geoffroy-L’Asnier, se souvient qu’il adressait de fréquents signes d’amitié à son jeune camarade Alain Borveau, alors étudiant en archi, qui “grattait” pour “le patron” de l’autre côté de la cour du 26, au 1er étage lui aussi. Pour quelles tâches ? Filliozat ne se souvient plus. Notre hypothèses est que c’était doute pour peaufiner des éléments de Bou Beker... En ses dernières années Jean Walter ne corrigeait plus lui-même, comme aux temps héroïques, tous les rapports de voyage et d’étude des boursiers et lauréats Zellidja; il en “visait” certains – peut-être ceux de garçons qu’il estimait pouvoir un jour faire entrer dans l’une ou l’autre de ses entreprises; et il se réservait, sans en abuser, un droit d’appel – ce dont devaient bien s’accommoder les six professeurs agrégés du Jury national (parmi lesquels une femme, Mme Jeanne Lac. Dès l’époque héroïque du collège Cuvier de Montbéliard, il aura été clair que Jean Walter n’avait pas en tête la création d’une école de “chefs” au sens ou Sartre l’entendait dans sa fameuse nouvelle L’enfance d’un chef. Tant ses origines sociales que, sans doute, sa nature profonde de “protestant culturel” lui faisaient en effet préférer le garçon “méritant”, issu de la paysannerie, de la petite bourgeoisie des employés ou de la fonction public et, dans l’idéal, de la classe ouvrière, que le fils de... Les premières promotions, celles de la guerre, étaient d’ailleurs entièrement composées de provinciaux modestes. C’est l’élargissement “national” du recrutement, où se sont, après la guerre, engouffrés les lycéens des grandes villes, et notamment des établissement classiques des “centre villes”, qui a rameuté les jeunes bourgeois – non pas d’ailleurs en majorité mais, grosso modo, pour la moitié des effectifs. 6
“C’est pourquoi il aura été vu d’emblée par “ses” premiers lauréats non comme un "élitiste" mais comme l’homme de l’ascension sociale”, analyse finement Eric Passavant, souvent cité. Et de conclure : “Jean Walter a accompli la dimension sociale de l’élitisme républicain de l’époque – raison sans doute pour laquelle il s’est si bien entendu avec cet autre protestant qu’était l’inspecteur général Louis François”, véritable alter ego de Jean Walter dans cette aventure. Le fondateur ne perdait aucune occasion de passer du temps avec des lauréats – comme en un pressentiment que ceux-ci seraient son meilleur “Tombeau’” (au sens, bien sûr, où l’entend la littérature). Les lauréats, d’ailleurs, il les appelait “mes enfants”. Il répondait personnellement, rapidement et scrupuleusement à chaque lettre : nous avons retrouvé des douzaines de ce réponses. Chaque envoi se terminait immanquablement par un : “Quand vous passerez à Paris, venez me voir, nous trouverons un moment” – et parfois ce pouvait être à 23 heures, rue Geoffroy-L’Asnier ! Il recevait collectivement chaque promotion annuelle au cours d’un dîner dans un grand restaurant ou autre lieu prestigieux de la capitale – tel l’Automobile Club, place de la Concorde. (“On se sentait considérés”, en retient Jacques Lemire, Z 46.) Dès l’été 1948, Jean Walter écrivit à deux reprises aux quatorze nouveaux élus de l’année afin de les inciter à “se fédérer”. “Dans quelques années, note-il ainsi à l’attention de Jean Desgranges, vous serez plusieurs centaines, occupant des postes importants et vous aidant réciproquement.” Et, de fait, le 1er novembre suivant, la promo 47 se réunissait au domicile d’un de ses membres, Claude Poinssot, rue Nicole à Paris, afin de jeter les bases d’une “association” des lauréats Zellidja laquelle, trois ans plus tard, se donnera une existence officielle. [Parlez-en à Bardury !] Mais, surtout, Jean Walter voyait chacun en tête à tête. François Boudringhin, encore lui, se souvient qu’il “écoutait longuement, ne ponctuant les débuts de la rencontre que de quelques brèves paroles” – et gare à celui qui soit pérorait soit bredouillait faute d’avoir “préparé” l’entretien ! “On sentait une attention extrême de sa part, ajoute Boudringhin. Mais il est clair que plus d’un était jugé léger à l’épreuve du trébuchet... Et puis, au bout d’un quart d’heure en général, il faisait, en deux ou trois phrases, un résumé des propos de l’interlocuteur, puis donnait, en aussi peu de mots, son sentiment, ou faisait part d’une décision.” On comprend ainsi comment Jean Walter a pu devenir le père sévère mais adoré d’une génération...Tout ce qui concernait les lauréats le touchait. Louis Bardury, 7
son bras opérationnel pour les Bourses Zellidja, se souvenait n’avoir pas osé lui annoncer, durant plusieurs jours, qu’un boursier Z avait... assassiné son proviseur-adjoint, dans un train, du côté de la Bretagne. Un jour, par ailleurs, il avait été jusqu’à recevoir la mère d’un lauréat (son homonyme mais cela n’avait rien à voir) qui considérait, dans une affaire complexe, que son fils avait été injustement traité ! En revanche il détestaient les quémandeurs. Il avait dès lors donné pouvoir au Bureau de l’Association d’“instruire les cas difficiles”, les “cas sociaux” comme nous dirions aujourd’hui, et d’en “parler à Louis Bardury”, le secrétaire général de la Fondation. “Le patron” recevait quiconque le lui demandait, mais il avait tout de même ses têtes ! Ainsi il aimait bien Jean Hardy, qu’il “fit” président de l’Association en 1954, et dont il lança la carrière auprès d’un de ses vieux amis du Textile, avant que celle-ci ne se poursuive brillamment, jusqu’à la tête de l’Institut Pasteur. Jean Walter appréciait aussi Boudringin, déjà plus d’une fois cité. Il proposa même carrément au jeune avocat de travailler pour lui, ce que celui-ci refusa, ayant un autre plan de vie. Jean Walter ne s’en offusqua pas : il lui demanda même de prendre la parole à sa place, le 26 juin 1957, lors du traditionnel dîner annuel des lauréats : “Vous êtes avocat, vous saurez faire, moi je ne réussis pas à aligner deux mots en public...” Et, de fait, Boudringhin parla “à sa place” : il est vrai que, entre temps, Jean Walter était mort... En revanche tel lauréat qui est aujourd’hui une des gloires des Lettres françaises, persuadé de surcroît d’avoir fait d’emblée très grosse impression sur le “patron”, se voit relativement disqualifié dans une lettre de lui retrouvée aux Archives : il avait effectué “un second voyage trop lointain, et donc superficiel”...
Rien ne semblait futile au fondateur de ce qui concernait “ses” lauréats. Ainsi, selon le témoignage d’un ancien directeur du Pavillon du Maroc à la Cité Universitaire, avait-il personnellement pourvu à ce que le confort y soit sommaire : une chaise, c’eut été Capoue; alors seul un tabouret serait fourni ! À ce jeu, Jean Walter pouvait même devenir trivial : il avait ainsi décidé qu’on n’installerait pas de lavabo dans les chambres parce que, disait-il, “les garçons pissent toujours dedans” ! En revanche le flicage n’était pas de mise : deux lauréats, l’un et l’autre aujourd’hui mariés depuis plus de quatre décennies, ont admis devant nous avoir longuement abrité leur “fiancée” au Pavillon du Maroc. Et ceci près de vingt ans avant un certain 21 mars 1968 – les lecteurs qui ont vécu les événements de
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Nanterre et/ou ont eu connaissance de péripéties de l’époque comprendront l’allusion. Bernard Fraigneau, qui a été trois ans, de 1954 à 1957, directeur de notre revue Espaces, se souvient avoir eu, dans les mois précédant le décès de Jean Walter, un entretien avec ce dernier : “Vous avez l’intention de vous marier ?”, lui fut-il demandé. - “...Ben, sans doute...” - “Et vous aurez des enfants ?” - “Ça me paraît dans l’ordre des choses.” - “Bon, en tout cas pas plus d’un : trop d’enfants, ça complique les affaires d’héritage.” Et d’ajouter : “Quand vous rentrerez d’Algérie [c’était les années de la guerre là-bas, des”événements”, comme on disait...], revenez me voir, on fera quelque chose.” Et, par-delà la mort du “patron”, parole fut tenue : celui-ci avait laissé des consignes écrites pour que ce lauréat soit embauché, ce qui lui permit de débuter à Bou Beker sa vie professionnelle, comme comptable. Les souvenirs les plus extraordinaires d’un lauréat sur le fondateur des Bourses sont ceux d’un Z 47, André Tétaz. Celui-ci, bisontin, franc-comtois, adorait la mer. (Il fit d’ailleurs une belle carrière dans la “mar-mar”, la marine marchande. À l’époque (un an ou deux avant sa mort), Jean Walter avait décidé de se doter d’une Flotte de minéraliers. Il proposa donc à Tétaz, dès que la chose serait faite, de... prendre le commandement de son premier navire. Ç’aurait dû être le Zahroun, un 60 000 tonnes. André Tétaz aurait alors eu vingt-sept ans. Le destin seul fit que cela n’eût pas de suite ... [Il nageait un long moment, efficacement, presque “professionnellement”] Connaissant la passion du garçon pour les choses de la mer, Jean Walter lui avait proposé de passer deux semaines, en août 1951, à bord de son bateau, l’Amadour, un 15/18 mètres ancré dans un petit port privé près de Golfe-Juan. Tétaz donnerait un coup de main aux deux hommes d’équipage, un père et son fils, “qui avaient gagné des courses”... “Il est passé me prendre à Grenoble, raconte André. Il conduisait une Studebaker je crois. Il avait sa secrétaire avec lui, mais elle voyageait à l’arrière...” Tétaz poursuit : “Moi je dormais à bord, heureux comme un pape, et les deux matelots aussi. Lui il résidait à l’hôtel du Cap à Antibes, son habituelle villégiature d’été ; mais il arrivait à l’Amadour assez tôt le matin. On sortait vers midi, ou un peu après, et on rentrait le soir, à la nuit tombante. Il lisait beaucoup, des rapports surtout, essentiellement économiques je crois, et aussi des journaux, pas mal, un peu moins de livres. On discutait souvent. Il savait beaucoup de choses sur énormément de sujets : l’Histoire le passionnait; la politique 9
également, mais il en parlait moins. En matière d’art, il semblait se risquer je dirais "de biais". Mon père était graveur sur acier, et ça l’intéressait, il me posait des questions... Malgré son aura, ce n’était pas un homme paralysant ; j’avais un peu l’impression, justement, de discuter avec mon père. Il m’a même appris des choses sur la mer - et ça c’était fort car la mer c’est tout de même mon dada !” “On plongeait une ou deux fois, ensemble, et il nageait un long moment, efficacement, je dirais presque “professionnellement” - pas trop loin du bateau. Il avait tout de même 68 ans. Moi, avec mon crawl de jeune homme, je n’essayais pas vraiment? mais je l’aurais pas distancé de beaucoup, je crois. Domenica ? Non, il n’y avait jamais une femme à bord, cela semblait être un principe. Et il recevait aussi beaucoup, en général une seule personne à la fois.” [“C’est dommage que vous ne connaissiez pas la femme de Picasso, c’est une très belle femme”.]
Cherchant dans ses souvenirs d’homme de quatre-vingt un ans, André Tétaz se remémore seulement trois de ces illustres embarqués. Le premier est le général Béthouart, resté célèbre dans l’Histoire de la Seconde guerre mondiale pour avoir, à Rabat, fin 1942, tenté un coup d’Etat contre le réprésentant au Maroc du régime de Vichy, le général Noguès. (Le général Béthouart allait d’ailleurs, à la fin de 1957, faire partie du premier conseil d’administration de la Fondation rénovée.) Un autre passager méridien de l’Amadour aura été l’Aga Khan III, chef spirituel des chiites duodécimains. On ne sait si Jean Walter était fasciné par un personnage qui recevait chaque année de sa Communauté l’équivalent de son poids en or - aussitôt intégralement affecté à des œuvres charitables (la Sécurité sociale chiite, en quelque sorte...) ou, plutôt, s’il se plaisait à discuter, lui le “duc du Maroc”, avec un leader (fût-il “schismatique”) du monde musulman. “Ils étaient visiblement intimes”, dit Tétaz. Mais l’hôte le plus prestigieux de tous aura sans conteste été Picasso, venu pour une après-midi de Vallauris. Picasso c’est, alors, le “patron” de la peinture du siècle - l’artiste “pour” qui ou “contre” qui il faut se situer ! “La presse parlait beaucoup du couple qu’il formait avec Françoise Gilot, se souvient André Tétaz, et aussi de leurs enfants, Claude et Paloma. Je ne sais pas de quoi ils ont parlé, je me tenais tout de même à quatre-cinq mètres d’eux, il faut visualiser la scène ; mais ils semblaient très amis, ils riaient pas mal. Le lendemain, Jean Walter m’a demandé ce que je pensais de la peinture de Picasso. Je lui ai dit : “je ne suis pas 10
très mordu, mes goûts sont plus classiques.” Je m’attendais à ce qu’il me donne son avis sur le sujet, mais il ne l’a pas fait. Il m’a seulement dit : “C’est dommage que vous ne connaissiez pas sa femme, Françoise Gilot. C’est une très belle femme. J’ai un portrait d’elle, étonnamment ressemblant...” Intéressantes observations. Toutefois elles ne répondent pas vraiment à une question que l’auteur de ces lignes s’est posée mille fois au cours de ce travail : Jean Walter était-il vraiment sensible à l’art ? Prenait-il le temps de l’être, parmi toutes ses activités ? Pour ses petits-enfants, Jean-Jacques, Marine, la cause est entendue : c’est oui. Nous n’en sommes pas totalement convaincu, et ce n’est pas la réflexion ci-dessus qui peut permettre de trancher... [Un si grand homme tué par une 2 CV : quelque chose ne collait pas...] Jean Walter est mort le dimanche 10 juin 1957, fauché par une 2 CV à Souppessur-Loing comme il traversait la nationale 7 pour aller du restaurant où il s’apprêtait à déjeuner en compagnie de sa femme Domenica et de l’amant et médecin de ladite, Maurice Lacour. Le conducteur était un comptable de 35 ans, à qui nulle intention homicide n’a été prêtée lors de l’enquête de gendarmerie qui a bien sûr suivi l’accident. Mais un si grand homme, renversé par une 2 CV ! Quelque chose ne collait pas ! Aussitôt, bien sûr, les rumeurs ont couru : une vengeance de l’extrême droite française au Maroc ? Un homme se disant avocat, et assurant avoir plaidé pour un des accusés du procès Ben Barka, nous a contacté à ce sujet au début de cette enquête; mais il n’a pas paru disposé à en dire beaucoup plus... On a suggéré aussi que Domenica et le docteur Lacour n’auraient pas dû charger eux-mêmes le blessé dans leur voiture pour le conduire à l’hôpital de Montargis, où il est finalement décédé - apparemment une demi-heure après le choc. On l’a dit.
Jean Walter a d’abord reçu une sépulture provisoire à Dordives, dans le Loiret, où était sa résidence secondaire et où il aimait beaucoup... pêcher à la ligne. Fin janvier 1958 sa dépouille a été transférée, par la volonté de sa veuve, dans un caveau au cimetière de Passy, qui domine la place du Trocadéro. Seul informé par Domenica du jour et de l’heure de la discrète cérémonie, un lauréat qui faisait alors son noviciat pour devenir dominicain (dominicain...), après que son voyage Zellidja au Maroc l’eut... quasiment converti à l’islam, Pierre Lambert, prononça les quelques mots qui convenaient. “Elle voulait "une touche de spiritualité"”, se souvient notre camarade ecclésiastique. Et, de fait, Domenica 11
semble n’avoir jamais pris Dieu de front, ou du moins avoir laissé leur place à certaines émanations où elle croyait Le percevoir... Dans ledit caveau reposait déjà, depuis 1934, Paul Guillaume... Et elle-même irait rejoindre là ses deux maris à la fin de son propre séjour sur la terre, en 1977. Le tombeau est juste à l’orée du cimetière, mais il faut en demander l’exact emplacement à la préposée qui veille au Bureau car aucun nom n’y figure. Le sépulcre est d’un absolu dépouillement si ce n’était, à son fronton, un bas-relief figurant un ange qui entoure tendrement de ses bras une femme aux longs cheveux dénoués; l’envoyé divin semble y cajoler une mortelle qui aurait connu de grandes douleurs, arthropatie et autres. Cet ornement, d’ailleurs sans grâce, a nécessairement été voulu (ou au moins accepté) par Domenica, puisqu’elle aura été la dernière survivante des protagonistes de l’étrange trio de 1932-1934. Pour ce bref temps de survie de chacun dans la mémoire des vivants, qu’a-t-elle ainsi signifié ? Que la femme qu’elle a été, et dont on a tant médit, était un ange ? Un peu simplet ! Qu’un des deux hommes officiels de sa vie s’était montré angélique ? Mais alors lequel ? Ou, après Thomas Mann (de mémoire...), a-t-elle voulu dire que celui ou celle “qui a contemplé la Beauté lui est voué(e) jusque dans la mort” ? La beauté, bien sûr, de ces cent quarante-cinq tableaux qu’elle a légués en 1960 à la France sous l’appellation de “Collection Jean Walter-Paul Guillaume” – avec les noms de ses deux maris dans un ordre qui n’est ni alphabétique, ni chronologique ni historiquement correct, elle faisant le lien entre eux, sous la forme en apparence infiniment modeste d’un tiret... [De si rares traces mortelles...] Il est juste, dans le silence secourable et odoriférant d’une allée de cimetière, de confronter l’effort obstiné – absurde, si l’on y songe... - qu’on a fait pour ressusciter Jean Walter (un homme dont l’eau certes fut profonde, mais qu’on n’a pas connu...) à ses traces mortelles, si rares : pas même un patronyme gravé sur sa tombe; et pas non plus, à Montbéliard, sa ville natale, son nom donné, comme il avait été un moment envisagé, à une salle polyvalente (cependant il a sa rue, depuis 1964, dans la sous-préfecture du Doubs...); Bou Beker, sa mine, devenue, douze ans après sa mort, une friche industrielle, et sa “cité idéale” retournant lentement au désert, malgré les efforts de certains; Beaujon, son chefd’œuvre d’architecte hospitalier, entièrement restructuré; et le milliard qu’il avait laissé pour la perpétuation de “ses” Bourses de voyage en faveur de jeunes gens de 17 à 19 ans : “avalé” sans autre forme de procès par l’Académie française... 12
Mais de lui se souviennent aujourd’hui encore avec éloge : le fils de la concierge de Pantin devenu un Magnifique de la République des Lettres - garçon à qui la Fondation créée par Jean Walter avait permis, alors qu’il venait juste d’avoir dix-huit ans, de faire ses premières armes de futur conservateur de musée en lui accordant de découvrir in situ les peintures des écoles flamande et nordiques; Jacques Lemire, premier “Z” à être sorti de France (c’était en 1946) - Lemire qui, de sa cité houillère de Hénin-Liétard où son père était “artisan poêlier”, avait franchi le Chanel pour se rendre dans le Kent parce que, explique-t-il, “j’avais entendu Radio-Londres pendant la guerre, et que ma première cigarette a été une “anglaise”, distribuée par un Tommy à la fin de l’été 44”; Dominique Lapierre, dont la gloire parmi nous - et bien au-delà - est sans égale, qui admet sans se faire prier que c’est Zellidja qui lui a “ouvert les portes de la vie et du monde”; et encore Rémy Filliozat, quasi octogénaire à présent, osant confier que la main tendue par Jean Walter lui a purement et simplement “sauvé la vie” parce que, adolescent dépressif et même suicidaire, il n’avait encore jamais trouvé secours auprès d’aucun adulte; et tant d’autres encore...
À ce point, peut-être comprendra-t-on mieux ceci – qui est scandaleux, certes, en un temps où “liberté” et “rébellion” sont la mesure de toute vie réussie : la force qu’a pu donner aux plus anciens des lauréats le fait d’avoir trouvé dans le fondateur des Bourses Zellidja un “maître” – un maître au sens philosophique du terme, il va de soi. Un maître avec l’aura que lui conféraienht ses réussites, mais aussi avec ses manques, ses petitesses, voire ses tares... Car c’est bien en référence à la personnalité de Jean Walter que les premiers “Z” ont, pour partie, forgé leur propre moi. Et c’est également, en toute certitude, dans cette lumière qu’ils ont noué les liens de cette société un peu secrète qui les réunit encore. “Secrète”, oui, car qui, hormis quelques milliers de boursiers, a entendu parler de l’Association des lauréats Zellidja ? Mais aussi une société qui, grâce à l’effort de plus d’une centaine de ses membres, reste grand-ouverte à des garçons et des filles prêts, année après année, à s’élancer à leur tour sur les chemins du monde.
Ainsi du moins nous semblent avoir été les choses ! Sur la trajectoire de celui que, parvenu à ce point, nous nous enhardirons à nommer “le Vieux”, nous aimerions poser cette péroraison : “Et c’est aussi loin qu’on peut aller dans la vie de Jean Walter.” Mais faudrait-il encore, pour ce faire, avoir l’audace de parodier Marguerite Yourcenar, et la conclusion de son poignant Œuvre au noir !...
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Pourtant, si la vie “anthume” de Jean Walter est bel et bien consommée, tant d’énergie dépensée dans tant d’entreprises ne pouvait aller sans rebondissements post mortem. Et c’est en effet ce qui s’est passé.
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