LES PREMIERS SUCCÈS DE L’ARCHITECTE (1905-1914)
Été
1902, donc, retour à Montbéliard de l’architecte diplômé de l’ESA. Il a dix-neuf ans passés de quelques mois. Il lui reste encore à accomplir un an de service militaire (il les fera comme sousofficier des chasseurs à pied) avant de se lancer dans le métier qu’il a choisi – en commençant peut-être par une incursion professionnelle en Suisse. Cinquante-deux ans plus tard, devant la foule de ses collaborateurs rassemblés à Bou Beker, il lâchera négligemment - plus impérial, on le perçoit, que modeste : “On dit que j’ai réussi dans cette profession”. Il n’empêche : la brillante trajectoire dont les grandes lignes ont déjà été dévoilées n’était certes pas jouée d’avance dans ce retour au pays (une ville de quelques milliers d’habitants) d’un garçon de moins de vingt ans ayant pour tout bagage une “peau d’âne” d’enseignement court – fût-elle reconnue sans réserve par la profession. Détail parfaitement trivial mais tout de même surprenant : vers cette époque Jean Walter se laisse pousser une large “barbe romantique” ! C’est Philippe Lamour, brillant commis de la IVème République et bouillante autorité en matière de syndicalisme agricole qui, brossant un portrait de l’homme qui fut son beau-père peu après sa mort à la mi-1957, révèle, dans un portrait très fouillé, long, lyrique, confus, qu’il brosse devant les lauréats Zellidja réunis en assemblée génerale, ce point minuscule. Effet de mode ? “Symbole de vocation artistique”, comme le suggère Philippe Lamour ? Sans doute est-ce plutôt parce que son allure est par trop juvénile à l’heure de se lancer dans la compétition professionnelle que le jeune homme revêt cet attribut viril. Il le gardera jusqu’à la fin de la guerre de 14-18. Heureusement que deux photos le confirment, car il n’est pas facile d’imaginer profusément pileux l’homme glabre (hormis la moustache coupée ras) au crâne chauve si ce n’est une brève demi-couronne de cheveux blancs, le tout donnant l’impression de quelqu’un qui se tient “serré”, qu’ont connu les lauréatsde 1947 à 1957.
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Toujours est-il que, avec un coup de pouce ou non de son père, il crée une agence avec deux-trois amis - ou bien entre dans un cabinet de jeunes architectes, c’est indécidable. Peut-être là encore aidé par l’honnête réputation locale de son père entrepreneur de travaux publics, Jean Walter et ses collègues s’ouvrent assez rapidement les portes de certaines des plus prestigieuses entreprises d’une région par chance très industrielle, et en vive progression à cette époque : en 1905 une “Société alsacienne”, sur laquelle nous n’avons aucun renseignement (les potasses d’Alsace ?) ; puis en 1906 Peugeot, dont la production automobile démarre, débordant déjà sur Montbéliard ; et en 1908 Japy, à Beaucourt, près de Belfort, active depuis 1800, entreprise longtemps connue pour ses réveille-matin mais adonnée à bien d’autres fabrications mécaniques. Il s’agit, dans tous ces cas, de construire des “cités ouvrières” – ce que nous nommerions aujourd’hui des “logements sociaux”. [Souci hygiéniste et rationalisation de la construction : les deux atouts de l’architecte Walter.]
Le secret de cette jeune équipe est, dit-on, à la fois de présenter des tarifs plus compétitifs que ses collègues et concurrents “installés” (sans doute en bonne partie grâce aux techniques “rationalisées”, nous dirions aujourd’hui “standardisées”, apprises à l’École spéciale), tout en proposant des modalités d’installation plus imaginatives, fonctionnelles. Les annales de l’ESA révèlent que l’élève Walter s’est, plus que d’autres condisciples, intéressé aux questions de ”salubrité” (un sujet “à la mode”, alors, que l’hygiénisme : c’est l’époque des “bains à la lame”à Dieppe ou Cabourg, réputés souverains contre les miasmes des villes; le moment aussi où un homme dont l’histoire littéraire a retenu le nom, le professeur de médecine Adrien Proust, père de Marcel, se taille une jolie renommée dans ce domaine...) Alors, des espaces mieux utilisés, des “salles d’eau” plus confortables dans les maisons, et aux abords des aires de jeux pour les enfants. La jeune équipe, quoi qu’il en soit (ou bien Jean Walter seul, puisque déjà ses partenaires semblent se faire transparents dans le tableau...) attire l’attention des Offices publics d’habitations à bon marché (ancêtres des H.L.M.) de la région.
C’est que la jeune agence se contente pas d’œuvrer pour une réduction du prix de revient des habitations. Jean Walter s’est en effet inscrit d’emblée, et sans doute dès l’École d’architecture, dans un double courant : celui qui, en France, introduit, dès 1894, par une loi présentée par la député Jules Siegfried, rappelle
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Éric Passavant, “l’action de l’Etat dans le domaine de la construction qui n’était soumis jusque là qu’à un régime, strictement libéral”. (Et, de fait, cet homme qui deviendra dans les années 30-40 le paradigme de “l’entrepreneur” va, tout au long de sa carrière, énormément construire pour le secteur public – habitations à bon marché d’abord, hôpitaux ensuite); d’autre part le jeune architecte adhère avec élan à une idée mise en pratique en Angleterre dans le dernier quart du 19ème siècle, et rendue immensément célèbre par un ouvrage publié en 1898 à Londres par le théoricien Ebenezer Howard, intitulé “Les cités-jardins de demain”.
Les
cités-jardins, c’était la “ville à la campagne”, un concept qui fit mourir de rire les admirateurs de l’humoriste Alphonse Allais dont britanniques, visant à construire en espace rural, hors des banlieues agglomérées, des ensembles humains de dimensions limitée, comportant tous les équipements et les services nécessaires à une vie de proximité saine et cohérente – le contraire des corons pour ce qui est de la construction “ouvrière”, et le précurseur des ensembles façon Parly-2 dans une catégorie de prix évidemment bien plus élevés. En Angleterre, la première mise en route d’une cité-jardin eut lieu en 1903 à Letchworth, dans le Hartfordshire, à une cinquantaine de kilomètres du centre de Londres. C’est Howard lui-même qui dirigea les débuts de cette entreprise, teintée de socialisme, mais à la façon pragmatique d’outre-manche. En France, c’est, déjà, en ces dernières années de la “Belle époque”, la congestion de Paris qui pose problème. Un commencement de réponse lui sera donné sous une double forme, au confluent des idées anglaises et de la loi Siegfried ci-dessus évoquées : l’Office public autonome de construction retient la formule, spontanément peu “populaire” des “immeubles collectifs à étages” 3
(ce que nous nommons HLM), mais sans pour autant repousser la formule des “cités-jardins”, où la maison individuelle, qui a traditionnellement la préférence des Français, se combine à un projet “planifié”, communautaire, et pourquoi pas autogéré. Déjà aguerri par ses premières réalisations en France-Comté, Jean Walter, à qui nulle sympathie pour le socialisme n’a jamais été prêtée mais qui est loin d’être insensible à l’utopie comme moteur social, se porte au rempart. Presque dès le début, en effet, il est partie prenante de la réalisation d’une de ces “cités futures” qui sera vite connue d’un assez vaste public sous l’appellation de “ParisJardins”, et dont la mise en œuvre va marquer le début de sa notoriété nationale et, plus tard, sera tenue pour la première étape de sa légende. Et d’abord les faits. En août 1911, trois cents sociétaires de “milieux modestes”, pour la plupart “gens d’ateliers et de bureaux”, avec également quelques artistes et une demi-douzaine d’architectes, acquièrent à des conditions avantageuses (1 franc, soit 2,2 euros le mètre carré) un domaine de dix-sept hectares entourant un château XVIIIème à Draveil (aujourd’hui dans l’Essonne, à 20 à 25 kilomètres de Paris-Notre-Dame pour qui sort par le sud-sud-est). A vrai dire cela faisait deux-trois ans déjà qu’ils se réunissaient aux fins de créer une coopérative d’habitation. Or, fin 1911, le Conseil qui est l’organe de délibération des sociétaires nomme Jean Walter architecte en chef.
Jean-Louis
Aubert, Pierre Audibert, Serge Bianchie et alii, auteurs de “L’histoire d’un domaine”, qui narre le passage “du château seigneurial de Draveil à la cité coopérative Paris-Jardins”, estiment que seule la participation d’une “élite intellectuelle” a permis de mener à bonne fin ce “projet social”. Trois “pionniers” ont en effet été de toutes les étapes de cette aventure : Albert Mayer, président-fondateur et véritable “âme” de l’affaire, qui a “organisé une visite d’étude en Angleterre et réuni les premiers fonds, à la fois animateur, arbitre et ambassadeur des “PéJistes”; Léon Filderman, médecin, habile négociateur auprès des pouvoirs publics, mais qui, d’un tempérament peu conciliant, se retirera aigri du projet; et Gabriel Pernet, publicitaire, rédacteur au Temps, fondateur de L’annuaire industriel, familier de peintres en renom, animant des coopératives en Tunisie. Le quatrième mousquetaire, on l’a déjà deviné, n’est autre que Jean Walter. Mais il ne ressemble certes pas aux trois autres – bien que certain traits, on l’observera, eussent pu le rapprocher de Gabriel Pernet ! C’est qu’il ne s’est pas engagé dans cette aventure comme sociétaire - bien qu’il eût établi sa résidence et celle de sa famille (c’est un scoop !) à Paris-Jardins juste avant 1914. Il est entré dans la place comme architecte, ce qui ne constitue pas une surprise. Mais,
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plus inattendu, pour ne pas dire stupéfiant, il y agit également comme actionnaire (important ? on ne sait) d’une “Société de crédit immobilier du Foyer de l’Est”, sans doute en lien avec ses activités de bâtisseur pour le compte de grosses entreprises, en Franche-Comté. Charles Le Maresquier, architecte distingué par l’Institut, a présenté ainsi la chose dans le panégyrique funèbre qu’il fit de Jean Walter : “Il parvint rapidement à constituer un groupement financier et à compléter les capitaux qui lui étaient apportés par des prêts du Crédit Foncier et de Compagnies d’Assurances. Étant moi-même l’expert écouté d’une compagnie étrangère “bonne prêteuse”, je fis la connaisance de Walter, pour devenir plus tard son ami.” On note là une comme une ellipse, un de ces “passages hermétiques”, fréquents dans les “grandes carrières”, dont en général les acteurs et bénéficiaires ne parlent pas, ou alors se contentent de sussurer : “À ce moment là j’ai eu la chance de...” [Jean Walter met en scène Le devin du village, et joue avec sa jeune épouse dans cette fantaisie de Rousseau !]
Il a donc beaucoup évolué, en dix ans, le jeune architecte de Montbéliard ! Et d’abord le voici quasiment parisien ce qui, en France, était alors à soi seul une forme d’ascension sociale (et qui jurerait qu’aujourd’hui encore...) Sur le plan professionnel, surtout, on peut parler d’une véritable mutation puisque, jouant sans doute de lois moins sévères qu’aujourd’hui sur les incompatibilités professionnelles, il a ajouté un volet financier, à ses activités d’architecte. Autant dire que, avant la trentaine, il a admis que la réussite dans le métier n’est pas suffisante, et qu’il lui faut trouver quelque raccourci lui permettant de gagner beaucoup plus d’argent, sinon de faire fortune. Jean Walter, par ailleurs, s’est marié. Et, apparemment, il a trouvé une épouse qui n’est pas banale puisqu’on apprend, en lisant la chronique du domaine ParisJardins, que Mme Walter y a participé, en juin 1914, à la mise en scène, du Devin du village, fantaisie opératique sur un livret de Jean-Jacques Rousseau, et même qu’elle y a tenu un rôle ! Pas mal, pour l”époque ! Voici, en tout cas, qui infirme la vision d’une jeune fille protestante et austère que Florence Trystram, dans son livre La dame au grand chapeau, propose de Jeanne Rigal épouse Walter - une image qui a indigné Marine Frey, une des futures petites-filles de la nouvelle venue : “Elle était gaie et catholique”, s’indigne-t-elle ! Et Catherine Lamour, une autre de ses petites-filles, de confirmer : “Je ne l’ai pas connue, elle est morte trop jeune, mais la rumeur familiale tient en effet qu’elle était assez volcanique, organisant la bamboula, des soirées costumées et autres fêtes.” Et 5
d’ajouter : “C’était une fille du soleil, quoi ! Mais elle n’était pas que ça : c’est elle qui lancé, 26 rue Geoffroy-L’Asnier, au tournant des années 1920-1930, une revue de très bon niveau, Plans, qui est le lieu où ma mère et mon père se sont rencontrés.”
Jeanne Rigal est la fille d’un professeur de Lettres à la faculté de Montpellier. Ils se sont connus, disent les annales familiales, dans un chalet-hôtel de Chamonix, où lui se trouvait pour faire du ski, de la varappe ou de la randonnée (comment trancher : il ne poursuivra, qu’on sache, aucune de ces activités), et elle était venue “à la montagne” en famille. Le rapprochement entre les jeunes gens aurait commencé à la commune table d’hôtes par le discret envoi d’un billet doux du garçon auquel on doit bien penser que la fille a répondu d’une façon ou d’une autre. Jean-Jeanne : ce sont là des proximités dont tous les amoureux du monde savent s’enchanter... Toutefois la famille Rigal apprécie peu le naissant commerce entre leur fille et Jean Walter. C’est que celui-ci, on ne l’a pas oublié, est de culture protestante, alors que la tradition Rigal est plutôt catholique. C’est la mère, Claire, née Benezech, qui vaincra les réticences d’Eugène, son mari Avec son fort accent du Midi, elle adoubera ainsi ce prétendant barbu : “Il ressimble au Christ de mon église !” On peut surtout penser qu’elle l’a troué apte à assurer à sa fille bonheur et sécurité. Le mariage aura lieu le 21 avril 1906 à Montpellier. Jean a alors vingt-trois ans, et Jeanne un et demi de moins. Assez vite, en 1908, naît à leur foyer de Montbéliard un garçon, Jacques, qui sera, plus de vingt années durant, de 1936 à 1957, le patron de la mine de Zellidja à Bou Beker (d’aucuns disent plutôt, on entrevoit pourquoi, qu’il y fut “le fondé de pouvoir de Jean Walter”). En 1912 naît à, son tour, Geneviève, aussitôt dite “Ginette” qui, aujourd’hui dernière survivante des enfants Walter, assure, dans son mas des Costières du Gard, avoir été “la préférée de [s]on père – un homme qui pourtant n’extériorisait autant dire jamais ses sentiments”. (En 1916 viendra Monique, mais elle appartient déjà presque à une autre histoire.) [Paris-Jardins :
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la première réalisation assurant à l’architecte de Montbéliard une notoriété quasi nationale]
Retour à Paris-Jardins et à la représentation du Devin du village. Cela se passait le 21 juin 1914, une semaine jour pour jour avant que l’archiduc François-Ferdinand ne soit assassiné à Sarajevo, un événement à partir duquel l’Europe allait, sans le savoir ni l’avoir vraiment voulu, dégringoler dans la guerre, le carnage et, au bout du compte, procéder son propre éventrement. Le plus étonnant de tout est sans doute que Jean Walter lui-même ait participé à la mise en scène du Devin du village, dont la représentation est tenue par la chronique domaniale pour “l’apothéose”, le parfait “symbole de la réussite architecturale et mondaine de la cité en devenir” ! Et même il y joue ! Ce doit être là le miracle de l’amour qu’il porte à sa pétulante épouse car, hormis le dessin et la contemplation des constructions humaines de l’Antiquité à nos jours, on ne lui connaissait pas - jusque là - d’appétences culturelles affirmées. Et surtout on peine à imaginer Jean Walter, si “coincé” par son mètre quatre-vingt dix, donnant des indications scéniques à quiconque, et plus encore brûlant les planches ! Quoi qu’il en soit, il ne s’est agi là que du divertissement d’un dimanche ! Pour l’essentiel l’architecte en chef travaille. Dès janvier 1912 il propose un plan d’ensemble – ce qui, soit dit en passant, fait de lui quasiment un urbaniste, s’agissant de l’aménagement d’un domaine qui, on l’a dit, fait 17 hectares. Son projet est aussitôt jugé “séduisant”. Le défi est d’intégrer dans le parc plusieurs dizaines de maisons (parmi elles deux douzaines dont il a lui-même produit les plans, dites pour cela “maison Walter”) sans pour autant que souffre l’harmonie générale du parc ni que soit gâté l’environnement du château car on compte bien, une fois les travaux bouclés, ouvrir le domaine aux Parisiens – moyennant rémunération ? On ne sait.
Tout le talent de Jean Walter a consisté à proposer que les maisons des sociétaires soient édifiées le long de la grande allée partant du vaste terre-plain derrière le château, selon deux axes qui vont s’écartant légèrement l’un de l’autre, ce qui a pour effet tant de les dissimuler à la vue depuis le route que d’éviter leur trop grande proximité mutuelle. Le tracé des circulations principales et des sentiers adventices “recherche un compromis entre le respect des lignes géométriques adoptées au XVIIIème siècle et la volonté d’éviter la monotonie”, ce que devrait permettre le tracé de nouvelles “allées incurvées, propices aux surprises de la promenade.” Pour davantage d’agrément encore, l’architecte en chef a proposé à ces circulations et aux places où elles convergent
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des noms mariant “nature, poésie et humour” : chemin des Écoliers, allée des Gens pressés, rond-point de l’Été, carrefour de la Lyre, etc. Jean Walter est ainsi à la truelle quand est posée la première pierre en août 1912. Outre les 25, puis 36 maisonnettes qu’il fait construire “en pierre meulière de Brie avec parement de briques”, il est bien entendu chargé de veiller à tout ce qui est collectif : adductions d’eau et de gaz, installation du tout-à-l’égoût, bientôt de l’électricité... Et de tout cela il s’acquitte avec célérité et avec une maestria professionnelle que tous sont obligés de reconnaître. Est-ce à dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des (micro)-mondes possibles ? Eh ! bien non. Car on porte plus d’un défaut au passif de l’homme. Le premier qu’on relève entre “PéJistes” est “une raideur certaine”. Âgé de trente ans, Jean Walter est peu à peu en train de devenir tel qu’en lui-même la maturité le changera... Raide au physique, raide au mental. Il est grand, tous le suivent du regard, et son magnétisme est d’autant plus grand qu’il y paraît indifférent. On peut appeler ça du magnétisme, plus tard on dira : charisme. Cette manière d’être doit contraster avec un côté qu’on imagine bon enfant des relations entre sociétaires. Même si on s’y engueule, la chronique est formelle, de façon homérique, cela ne remet pas en cause l’essentiel : on est tous des coopérateurs. “Je travaille la main dans le main et cœur à cœur avec mes collègues” exprime Albert Mayer dans “Le credo de Paris-Jardins”. Et d’ajouter même : “Lorsque je serai passé dans la vallé du repos, mes compagnons marcheront encore... et continueront à me regarder comme un bon citoyen de Paris-Jardins.” Difficile d’imaginer Jean Walter sur une ligne aussi irénique. “Raideur certaine”, oui : il n’est pas quelqu’un à qui on tape sur l’épaule ou avec qui on vide un bock de bière après une algarade. Bien que ses origines, on l’a vu, soient plutôt modestes, il n’est pas du genre à “se frotter” au peuple – ou à quiconque, d’ailleurs. On imagine volontiers que, à l’instar d’un certain président de la République socialiste, il pourrait répondre à quelqu’un lui disant : “Entre vieux camarades, on se tutoie, non ?” par un “C’est comme vous voulez...” “Au fond, dit Jean-Jacques Walter, un des ses petits-fils, sa famille avait quitté l’Alsace, mais lui c’était un Prussien !”
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Un autre reproche qui est fait à Jean Walter au sein de Paris-Jardins est “le refus d’observer certaines règles” [communautaires]. Ce trait va s’accentuer avec l’âge : on en aura une preuve flagrante au début des années 30 lorsqu’il pratiquera - certes pour la bonne cause : tourner des règles administratives paralysantes, non pour tromper le fisc -, nous a révélé son petit-fils Jean-Jacques, la double planification, et la double “gestion” dans la construction de l’hôpital Beaujon. La prise de conscience de sa valeur professionnelle (beaucoup d’hommes d’exception passent par un tel stade) n’est sans doute pas pour rien non plus dans une certaine désinvolture. L’exemple de transgression qui est cité est d’ailleurs piquant : Jean Walter ne respecte pas, dans le domaine de Draveil, les règles “de conduite automobile” ! Classique sentiment de puissance procuré par le volant, surtout à cette époque où ce genre de locomotion est encore peu usité. Et, plus grave encore, l’architecte en chef est défaillant à “surveiller les travaux” – ce qui est “logique, observent les chroniqueurs du domaine de Draveil, compte tenu de ses activité multiples, mais dommageable pour les sociétaires”. Et en effet on se doute qu’il ne passe pas tout son temps à Draveil ni ne dédie toutes ses énergies à Paris-Jardins. C’est que, ayant résolument enfourché au vol le dada anglais de l’époque, les cités-jardins, il est désormais demandé de toutes parts. Les cités-jardins - dont la première, en France, et l’une des plus réussies avec Draveil, est construite de 1906 à 1909 à Dourges (Pas-de-Calais) sur une initiative patronale qu’on peut qualifier de “paternaliste”, avec toute l’ambiguïté du terme) sont censées résoudre deux grands problèmes urbains de l’époque, de toutes les époques à vrai dire : construire à bon marché, remédiant ainsi à une carence de logements populaires; et apporter un commencement de solution à la prolifération des banlieues dites “agglomérées, qui ne sont que d’ingérables, 9
monstrueuses et politiquement dangereuses “traînasses de villes”. Simplement les cités-jardins entendent-elles les résoudre selon un mode horizontal (les pavillons à la campagne) et non vertical (l’équivalent de ce l’on a pu nommer jadis “le modèle Sarcelles”). [Jean Walter attire le regard de quelques homme politiques qui comptent à cette époque.]
Alors Jean Walter cravache. Sur le terrain, en tout premier lieu, puisque de 1906 à 1914 il construit trente-sept de ces fameuses cités-jardins. Il cravache parallèlement dans une nouvelle arène – et c’est indispensable, à vrai dire, pour s’assurer constamment de nouvelles commandes : le politique ou, plutôt, à la jointure de l’administratif et du politique. En 1908, il publie un article dans le Bulletin des HBM, dans lequel il s’élève contre les banlieues pavillonnaires immaîtrisées. Ce coup de gueule, pas trop dans sa manière, lui vaudra d’être remarqué puisque “au début des années 1910, il est rapporteur auprès des HBM”, note Éric Passavant, déjà cité, dans sa belle thèse sur L’enchantement du monde par le voyage. En réalité c’est encore un peu mieux que ça : l’architecte prometteur a attiré le regard de quelques hommes qui comptent à cette époque. An 1912, année du démarrage en grand de Paris-Jardins, Jules Siegfried, ancien ministre du commerce, père de la loi de 1894 qui introduit l’Etat dans le domaine de la construction, membre de l’Union républicaine, théoricien de “l’économie sociale” (et longtemps “patron politique” de la région de Mulhouse – un “pays”, donc, de la famille Walter,), fait l’apologie des cités-jardins en citant expressément Draveil. La même année Léon Bourgeois, ministre du travail, ancien président du conseil et une des étoiles du “radicalisme”, adresse à Jean Walter “une lettre de félicitations pour son travail en faveur de l’amélioration de la condition ouvrière”, rapporte Florence Trystram. Et, l’année suivante, les chroniqueurs du Domaine, qui visiblement ont suivi à la loupe sa trajectoire, notent qu’il est devenu “proche d[’Alexandre] Ribot”, républicain modéré (centre gauche), contre lequel il avait pourtant ferraillé en 1908. Ribot, personnage vieillissant mais toujours considéré puisqu’il a été deux fois président du conseil et ministre des finances, le propulse en effet “rapporteur à une conférence des Habitations à bon marché (HBM) sur les moyens propres à diminuer les coûts de la construction.” Mission dont il s’acquitte en concluant “sur une formule qui cadre bien avec sa personnalité, notent les auteurs d’Histoire d’un domaine : “Je m’excuse de la manière dont j’ai exposé devant vous ces idées extrêmement complexes, mais si j’ai quelque habitude d’élever les matériaux les une sur les autres, je n’ai par contre aucune habitude d’échafauder les phrases, et je m’excuse auprès de vous 10
de mon manque d’éloquence.” Et ce n’est pas là une coquetterie : doté de mille talents, Jean Walter est malhabile à s’exprimer dès qu’il sort du tête-à-tête ou du petit cercle.Et il n’est, en conséquence, qu’impatience envers les phraseurs. Pour revenir à l’essentiel, on note que l’affinité politique de Jean Walter vers 1910 est le centre-centre gauche. Et cela le restera, aussi improbable qu’il paraisse à la jeune génération, jusqu’à la fin de sa vie – même si les besoins de ses affaires l’auront aussi conduit à des contiguïtés à droite. Quant à la gauchegauche, il faut bien le dire, ce n’est pas sa tasse de thé – question de tempérament, sans doute : l’homme est issu d’Alsace, de Franche-Comté, des marches de l’Est, régions peu portées aux emballements idéologiques, la sociologie électorale en atteste. Son “climat” (ne disons tout de même pas “sa famille) politique, c’est... la social-démocratie - une social-démocratie disons “à la nordique” : ce dont atteste un des rares “slogans” qu’on l’ait jamais entendu prononcer, et qui, rapporté dans la France de 2009 ne manque pas de piquant : “Pour gagner plus, il faut [!] partager avec les autres.” (Le point d’exclamation entre crochets est de l’auteur de ces lignes.) Reste à ajouter pour la véracité que l’engagement politique ne l’attirera jamais – et donc lui évitera toute éventualité de grave dérapage aux heures cruciales. Pour lui la politique, et les hommes politiques, sont des moyens (pas un mal nécessaire, non : il sait bien que c’est indispensable à la Cité) qu’on doit utiliser, et éventuellement subtilement guider, au mieux des circonstances. Mais Jean Walter n’est pas un pur opportuniste. Ainsi les chroniqueurs de Draveil notent-ils que, dans les joutes (classiques dans tout système coopératif) entre les”utopistes” –soupçonnés par leurs adversaires d’être des “communistes”, au sens de la Commune de 1871, et, qui pis est, des “incompétents” - et les “individualistes” – accusés, eux, de vouloir “spéculer” sur les terrains et les constructions, et en toute certitude décidés à défendre bec et ongles leurs intérêts de propriétaires, l’architecte en chef se range dans le camp des premiers. Néanmoins, il est probable que cette expérience d’immersion dans un système participatif, autogéré, un “régime d’assemblée”, lui donnera à réfléchir, à observer que, selon un mot connu, que “ce n’est pas de la tarte” et l’inclinera pour la suite dans le sens qui était d’ailleurs sans doute celui de sa plus grande pente : il sera un patron qui - non sans avoir écouté certes, et pris le temps de la réflexion, tranche clair et net. [L’”esprit d’entreprise”, et aussi “un certain opportunisme”...]
Pour ce qui est de sa pratique en affaires les gens de Draveil ne sont pas que tendresse envers lui. Ils notent son “esprit d’entreprise”, ce qui est bien vu. Ils 11
relèvent sa “volonté d’être le premier dans les domaines qu’il a choisis”, ce qu’ils peuvent admirer... tout en s’en méfiant. Mais ils critiquent nettement “un certain opportunisme”. Ses adversaires les plus déterminés au sein de la coopérative relèvent qu’il est au sommet du tarif de sa profession – 5% de commission sur tous les travaux –, ce qui lui vaudra, en deux années et demie, de gagner quelque 200 000 francs, pas loin de 450 000 euros. De surcroît, s’il a gagné ses premiers concours en “tirant sur les prix”, il s’éloigne désormais de cette ascèse. Les auteurs de l’Histoire du domaine” notent que ses coûts se montent à plus du double de ceux qu’ont tenus les constructeurs de la cité-jardin patronale de Dourges. Mais Jean Walter semble désormais décidé à miser davantage sur la qualité, pour un public plus “petit-bourgeois” qu’ouvrier. Lors d’une assemblée générale d’octobre 1913, il est fait grief à l’architecte en chef de Paris-Jardins de détenir ”un monopole fructueux”. Le ton va encore monter lorsqu’il lui sera reproché “ce qu’on pourrait appeler de la brutalité en affaires”. Il s’en suivra même une action contentieuse à son endroit qui durera bien au-delà de la fin de la Première guerre mondiale. Bref, au total, l’architecte en chef aura joué à Paris-Jardins un “rôle actif et ambigu”. C’est là une manière de constater un fait peu contestable : si même ses manières restent en toute circonstance extrêmement policées (on ne lui connaît pas de colères, ou alors glacées), Jean Walter est très dur en affaires. Comment, d’ailleurs, sans cela, amasser, parti d’un élevage de quelques poulets, un magot que Merry Bromberger, dans son ouvrage Comment ils ont fait fortune, évalue, en 1954, à 100 milliards de francs (anciens) ?
Il
n’empêche : le monde des cités-jardins demande et redemande Jean Walter. Le chiffre de trente-sept semblables entités construites en huit-neuf ans, jusqu’à la mi1914, pour un total de 9 500
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logements, est avancé de plusieurs parts. Ces réalisations lui auraient valu quatorze médailles, certaines dans des concours internationaux. (Tout cela : non vérifié.) En province, on sait que Jean Walter a notamment travaillé au Havre et à Nantes. À Paris, son titre de gloire est la cité du Moulin vert, aujourd’hui dite “La petite Alsace”, 10 rue Daviel, aux pentes de la Butte-aux-Cailles qui descendent vers Glacière. Il vaut la peine d’y faire un tour - même si, d’évidence, les lieux ont beaucoup changé depuis 1913, date à laquelle l’abbé Viollet, au nom d’une “société d’habitation familiale” organisée par ses soins, et certainement triée sur le volet, fait appel à Jean Walter pour construire, sur un difficile mais très beau terrain de quelque cinquante ares, un ensemble destiné à loger trois cents personnes “dans de bonnes conditions d’hygiène”. Aujourd’hui parfaitement “boboïsé”, et logeant moins de la moitié de la population initialement prévue, il s’agit d’un endroit charmant, où quarante pavillons d’un étage, genre cottages, à toits pentus, enserrent sans solution de continuité une jolie cour-jardin. Le 28 juin 1914, deux événements ont lieu : l’un, on l’a dit, est l’assassinat à Sarajevo de l’archiduc François-Ferdinand, successeur prévu de l’empereur d’Autriche et roi de Hongrie François-Joseph; l’autre est la décision des coopérateurs de Paris-Jardins d’interdire l’entrée du parc “aux personnes étrangères à la Société”, en raison de la multiplication de “chapardages” dont se rendent coupables d’indélicats “touristes” . On peut voir dans cette coïncidence comme le glas de pas mal d’utopies : tant le “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous” contre la guerre, que le “Jeunes gens et jeunes filles...” de ParisJardins “chantez, riez, dansez”, à quoi invite la Marche composée pour le Domaine par Henri Ducrocq.
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