LES DÉBUTS DE ZELLIDJA/ BOU BEKER (1925-1931)
Dans la passe médiocre qu’il traverse au début des années 20, Jean Walter s’est-il parfois pris à repenser à ses déambulations de jeune étudiant en architecture dans les rues d’un Paris qui lui semblait sans doute peu amical, sinon franchement étranger ? Ou n’a-t-il pas plutôt resongé à ces étés d’avant - non pas insouciants, certes, mais où tous les possibles lui paraissaient ouverts devant la roue de son vélo ? Possible. Mais pas certain car rien, jusque là, ne nous a laissé entrevoir un homme de rumination. S’il se replie, c’est plutôt signe d’une mise en alerte, afin de saisir tous les possibles qui passent.
Or voici qu’un jour du début de 1925, une chose assez étrange se produit. Un avoué, Me Jean Dubois, raconte avoir reçu un client qui était « propriétaire d’un permis de recherche de plomb au Maroc Oriental dit Zellidja [sic], mais n’avait pas la possibilité de l’exploiter. Incidemment, j’en parlais à un ami qui me présenta à Jean Walter. Celui-ci fut séduit par le pittoresque de cette proposition. Homme jeune [42 ans], enthousiaste, toujours amoureux de l’aventure, mais réfléchi tout autant, il fit là-bas un premier voyage d’études et, à son retour, fut constituée, le 24 mars 1925, la Société anonyme minière de Zellidja. » Ce récit de Jean Dubois figure dans un numéro spécial d’Espaces, la revue de l’Association des lauréats, publié à l’automne 1957, trois mois après la mort 1
de Jean Walter. L’homme de loi était entre temps devenu devenu président de la SMZ - ce qui prouve, incidemment, que Jean Walter n’était pas un ingrat ! Version de l’intéressé, trois années plus tôt, le 21 mars 1954, dans une allocution prononcée devant les collaborateurs de la Mine de Bou Beker/Zellidja, de la Société Nord-africaine du plomb et de la Société de Fonderie Peñarroya-Zellidja : « Un ami me signala un jour un certain puits romain pour l’exploitation duquel il songeait à créer une petite société... On me présenta deux rapports rédigés par des ingénieurs sortant de l’Ecole des Mines de Paris, en qui j’avais des raisons d’avoir confiance. » « C’est alors, ajoute-t-il, que je décidais…de prendre une part prépondérante dans la petite affaire qui se créait… Toutes mes économies furent absorbées par cette souscription. » Et, conclut-il, l’un des ingénieurs cités fut appelé à diriger les travaux de recherche et la construction d’une petite laverie. »
Légende dorée : l’homme qui entre dans le bureau de Me Dubois avec un titre de propriété sur un terrain au Maroc est en fait un créancier de l’architecte qui, incapable d’honorer sa dette, proposer ce moyen de l’effacer. Jean Walter accepte, et se met aussitôt en route pour le Maroc (variante : avec son fils Jacques, âgé de dix-huit ans, qui songe à préparer le concours d’entrée à l’École des Mines). En compagnie d’un géologue qui prospecte la région, il rejoint - « à cheval parce qu’on voit mieux de haut » - « son » terrain et là, voyant quantité de « mouches à galène », il comprend qu’il a gagné le jackpot ! Cette histoire est la plus belle : print the legend ! Le « papier » de l’inconnu (de nous) va se révéler être tel un de ces parchemins dont se servaient les pirates de l’île de la Tortue : un chenal débouche sur un passage qui ouvre sur l’océan au bout de quoi s’offre le trésor de Golconde – en l’occurrence la mine de plomb et de zinc et d’argent de Bou Beker/Zellidja. Bref, Jean Walter se retrouve propriétaire (ou ayant droit) dans le nord-est du Maroc d’un terrain à la localisation assez approximative, on le verra, mais virtuellement métallifère (la grande compagnie L’Asturienne des Mines est déjà dans la région – ce qui, sans rien ôter à l’audace de l’homme d’entreprise, relativise tout de même quelque peu son « flair ».) [Des « mouches à galène » de Bohème à celles du Maroc…]
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À ce point, il convient de revenir près de trente ans en arrière. Le petit Jean est passionné de géologie. Il dévore à la maison la revue La nature (où il apprend aussi comment élever des poulets…) Son prof de Sciences nat’ au collège de Montbéliard, M. Mercier, note cet engouement et l’encourage. Le garçon commence une collection de minéraux. Un moment même il envisage de se faire géologue – jusqu’à certain voyage estival en Italie où son admiration pour l’architecture romaine antique, décide de sa « vraie vocation ». Mais le destin ne lâche pas si aisément ses prises : un peu plus tard, voyageant (toujours à bicyclette) en Bohème, alors province d’Autriche-Hongrie, il note sur le sol de cette région effectivement métallifère, des « mouches à galène », c'est-à-dire des traces de plomb de quelques millimètres (alors que le minerai lui-même se présente sous forme microscopique, d’où la nécessité de le « laver »), d’autant plus visibles à l’œil nu qu’un bon soleil les fait briller. Retour à l’épisode marocain. Apprenant que le terrain sur lequel il a acquis des droits au vague lieudit Zellidja - à partir de quoi il a baptisé sa société anonyme se révèle finalement décevant, Jean Walter décide de se rendre sur place. Il raconte : cinq jours de voyage depuis Paris - bateau de Marseille à Oran, « petit port à cette «époque », puis train jusqu’à Oujda. Là, nuit à l’hôtel Simon, « sordide ». Et « ni banque ni magasins, ni avenue ni jardin, rien… » Oujda est alors un bordj, un poste militaire de ce Maroc devenu protectorat français treize ans plus tôt, à l’issue d’un long face-à-face très tendu avec l’Allemagne qui avait failli déclencher la guerre entre Paris et Berlin (ce n’était hélas ! on le sait, que partie remise…) La fameuse exploratrice suisse Isabelle Eberhardt, qui y vécut quelques semaines avant de mourir de misère physiologique et de désespoir, ce qui encourage peu à l’objectivité, la dit « sordide, affamée, prostituée… ville de la putréfaction et de la mort. » Un quart de siècle plus tard la ville abritait, selon le guide bleu 1930, « 19 976 habitants, dont 7 383 Français, 1 397 autres Européens, 9 750 Musulmans et 1 500 Israélites » (« …intéressant quartier indigène, commerçant et industrieux. ») C’est aujourd’hui une cité d’apparence prospère, active en tout cas, favorisée du Pouvoir, qui compte quelque 100 000 habitants.
La
« pacification » du Maroc, comme on disait alors, s’achève précisément cette année 1925. Son épisode le plus dur a été la « guerre du Rif ». Celle-ci a été menée en première ligne non par la France mais par
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l’Espagne, à qui la conférence d’Algésiras avait, en 1906 , accordé un protectorat sur la partie nord du royaume chérifien, avec Tanger pour capitale l’idée des « Puissances (selon la terminologie en vigueur avant 1914), et en l’occurrence davantage encore l’Angleterre que l’Allemagne, étant que la France ne devait pas être « postée » en face de Gibraltar : après tout, l’Entente cordiale n’avait que deux ans ! La région de Oujda/Bou Baker, à 200/250 kilomètres de Tanger, est désormais à l’abri des soubresauts. Oujda est par ailleurs située à moins de vingt kilomètres de la frontière algérienne. Oran, chef-lieu du département qui jouxte le Maroc, lui est reliée (« en dix heures ») par une voie de chemin de fer passant aussi par Turenne, le col du Juif, Tlemcen, Lamoricière et Sidi Bel Abbès. C’est de ce côté, vers l’est, et non vers l’Atlantique, vers Casablanca via Fès (la ligne de chemin de fer vers l’ouest ne sera commencée qu’en 1928), ni vers la Méditerranée, au nord, bien qu’elle soit à moins de 200 kilomètres, que se situe, à l’époque, le principal axe de désenclavement de toute cette région dite « Orientale ». [Jean Walter arrive au pied du djebel Mohceur, « admirable montagne ».] C’est donc le parcours Oran-Oujda, approximativement en dix heures, qu’a effectué Jean Walter. Mais il lui reste encore, depuis Oujda, environ quarantecinq kilomètres à faire, vers le sud sud-est, « à travers le bled sans piste ». Il abat le parcours, il ne dit pas en combien de temps, dans « une Ford à châssis élevé. » Enfin il arrive au lieu dit « Zellidja », au pied du Djebel Mohceur, « admirable montagne ». Ce djebel est en effet l’amer le plus remarquable de cette steppe aux amples ondulations semi-déserte (et qui l’était bien plus en 1925), naturellement aride mais où la fonte des neiges d’hiver (le lieu culmine à 1400 mètres) fait venir, au printemps, une insurrection de tulipes sauvages, et l’on y cultive aujourd’hui le blé dur et y fait pousser des arbres fruitiers. Aux pentes du Mohceur poussent un maquis de séphoras, tamariniers et arbres de Judée. M. Benali Sadequi, un jeune professeur de droit public de la faculté d’Oujda, très impliqué dans la « relance » de la région, qui nous a servi de cicérone lors d’un récent « voyage aux sources », nous indique une autre particularité de ce lieu, très approximativement situé, qui a nom « Zellidja » : dans une grotte à flanc de montagne vit, d’époque immémoriale, un ermite (est-il permis de dire un soufi ?) très respecté dans la région. C’est par là qu’est, témoin d’une antique prise de conscience des capacités métallifères de la région, le fameux « puits romain » dont Jean Walter avait eu écho par un ami à Paris.
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La montagne de Mohceur est d’une grande beauté. Elle fait penser à… la roche de Solutré, vue non du côté de la pente douce où avaient coutume d’ascensionner, à la Pentecôte, François Mitterrand et une cohorte de fidèles et de journalistes, mais vers ce « Cros du Charnier » où, il y a quinze ou vingt mille ans, pour des raisons dont les paléontologues débattent, des chevaux sauvages sautaient par vagues, en d’affreux suicides plus ou moins assistés. Une « roche de Solutré » plus colorée, toutefois, avec une « couronne » d’un ocre léger : « la couche de lias rose, roche "magasin" susceptible d’avoir retenu des solutions minéralisées », a aussitôt diagnostiqué Jean Walter, tout sauf poète. « Mais, hélas ! observe-t-il encore avec l’œil acéré du géologue autodidacte, le puits romain est à une altitude de deux cents mètres inférieure à cet étage minéralisable, et se trouve dans un lambeau de lias effondré n’offrant aucun intérêt en raison de son peu d’étendue. » La laverie qu’a installée l’ingénieur de sa confiance n’est qu’une méchante bâtisse en bois dans laquelle un minuscule concasseur et un petit broyeur sont actionnés par un petit moteur de tank, rebut de 1918. Jean-Jacques, un de ses petits-fils, qui a vécu longuement là-bas à partir du milieu des années 30, met le pieds dans le plat : « En fait les fatmas triaient les cailloux et les hommes les cassaient à la masse !» Et Jean Walter de conclure à ce point de son exposé : « L’affaire était mauvaise. J’avais perdu toutes mes économies. » (Il y avait investi 1 000 000 de francs en 1925, soit environ un demi million d’euros ; et 500 000 de plus l’année suivante).
Un peu dépité, on l’imagine bien, il poursuit son exploration davantage vers l’est, région où semble travailler assez activement l’Asturienne des Mines. Ayant parcouru une quinzaine de kilomètres depuis le djebel Mohceur et le lieu dit « Zellidja », il arrive, au bout d’un haut-plateau, à la colline de Bou Baker. Et là, il observe « deux affleurements de lias, en partie enterrés et sur lesquels apparaissaient quelques mouches de galène, au-dessus du lias de grès. » Il y a bien là du plomb ! Mais hélas ! renseignement pris, s’agissant de Bou Beker, le permis d’exploration et d’éventuelle exploitation appartient à une compagnie dite « Société de l’Oranie » (une dénomination qui, d’ailleurs, rappelle la proximité de la frontière algérienne : guère plus d’un kilomètre). Or, « l’année suivante (1926), poursuit Jean Walter, la fortune me sourit. Des circonstances favorables me permirent d’acheter pour la Société de Zellidja… les permis de la Société de l’Oranie. » C’est là le vrai départ de tout ! Le médiocre matériel en service au puits romain de Zellidja, et singulièrement le moteur du tank, est aussitôt transporté à Bou Beker avec l’aide de son fils Jacques qui, entre son bac et son entrée en « hypotaupe », est venu passé quelques jours dans « notre désert »
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[Zellidja, le mot, comme on sait, signifie « mosaïque » en arabe…] Bou Beker, qu’est-ce à dire ? « Sidi Bou Beker », plutôt. C’est là le nom que, vers cette année 1926, les semi-nomades parcourant les terrains de pacage de la région attachent à la koubba autrement dit la tombe, devenu lieu de pèlerinage, d’un « marabout », un saint personnage qui vécut dans le coin à une période pas nécessairement très ancienne, mais en tout cas sortie des mémoire. Un de ces édifices qu’on trouve par kyrielles en terre d’Islam, simple cube enté d’un petit acrotère à chaque angle, pieusement entretenu, régulièrement reblanchi à la chaux. La kouba de Sidi Bou Beker semble « posée » dirait-on, plus qu’édifiée, au bord de la jadis providentielle colline dressée au-dessus du plateau qui, entre les Monts Beni Snassène et l’anti-Atlas, se coule en pente prononcée de la frontière algérienne jusqu’à Oujda. C’est de cet humble « signal » qu’un site industriel considérable et un établissement humain fort, à son apogée, vers le début des années 60, d’une dizaine de milliers de personnes a tiré son nom. Quant à « Zellidja » le mot, comme on sait, signifie « mosaïque » en arabe. Le terme de « zellige », qui s’est imposé en français - via, disent les linguistes, un passage par la langue portugaise - y trouve évidemment son origine… Mais nul, dans la région, n’a su nous dire pourquoi, et depuis quand, il désigne un lieudit sous le mont Mohceur. Alors, en extrême recours, on peut laisser vagabonder l’imagination. Pourquoi, au pied de ce djebel si remarquable, dans cette « Maurétanie » si longtemps « tenue » par les Romains (lesquels y ont d’ailleurs foré des puits pour en extraire les minerais), n’aurait pas existé une villa rustique aux sols ornés de mosaïques ? Et, de ces zelliges, des traces auraient été assez longuement gardées pour marquer la mémoire des gens du lieu… À quelles conjectures, lecteur, ne se livrerait-on pas pour remonter aussi loin qu’il est possible vers l’origine des Bourses Zellidja !
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En tout cas même à Oued el-Himmer, qui est quasiment au pied du Mohceur, on ignore pourquoi le lieudit a été, jadis ou naguère, nommé “Zellidja”. Oued elHimmer est pourtant le siège d’une grande fonderie de plomb appartenant à une société toujours dénommée « Zellidja » (S.A.) - mais dont l’activité principale est désormais l’hôtellerie, et l’actionnaire principal une holding pour moitié contrôlée par les Émirats arabes unis ! Jusque dans les années 70, Oued elHimmer était un des éléments de l’ensemble industriel fondé par Jean Walter à Bou Beker - en conjonction, ici, avec Peñarroya. Ce que l’on sait en revanche fort bien aujourd’hui à Oued el-Himmer, le directeur de la fonderie nous en a donné acte avec quelque réticence, c’est qu’il est infiniment difficile de garder rentable une usine dont, depuis l’épuisement des filons locaux dans les années 70, la matière première doit, pour l’essentiel, être importée de lointaines mines espagnoles, polonaises, ou même brésiliennes. [Une aventure qui relance les dés d’une vie… Le Maroc va être son « ailleurs ».] Clairement, quoi qu’il en soit, l’aventure de Zellidja-Bou Beker a relancé les dés de la vie de Jean Walter. Le Maroc va exciter son imagination, regonfler son moral, l’aider à prendre une autre perspective sur la vie. Pour le reste de son temps sur la terre, ce coin de désert qu’il va faire fleurir sera son « ailleurs » - lui qui, depuis ses voyages à bicyclette à travers l’Europe n’a guère connu d’autre « aventure » que celle, infiniment cruelle, de la guerre. Le Maroc sera son unique « ailleurs », peut-être, dans une vie chargée à ras bord d’obligations professionnelles. Il y aurait donc une sorte de logique intrinsèque (on veut dire : autre que purement financière) à ce que les Bourses Zellidja, le jour venu, prennent appui sur ce socle-ci. Et il est peu douteux que, dans la tête du « patron », les deux entreprises se soient enchevêtrées. Mais ce n’est pas pour autant que la réussite de l’affaire est au tournant. La laverie qui est mise en route (pour séparer les microscopiques grains de plomb de ce qu’il est convenu de nommer les « stériles ») est des plus modestes. Heureusement, comme l’aventure débute, les cours du plomb sont acceptablement hauts, ce qui « permet de petits bénéfices malgré l’obligation de transporter les concentrés jusqu’à Oujda » ( à dos de mules durant quelques mois, puis par camions dès 1927) « et de là par train jusqu’à Oran » puisque, redisons-le, il n’existe pas de chemin de fer aboutissant à Saïdia, débouché le plus normal sur la Méditerranée marocaine. « Tous mes bénéfices d’architectes passaient à améliorer le matériel d’extraction et de lavage », assure le « patron :
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une demi-douzaine de semi-diesels, plus tard un diesel, un concasseur plus puissant, un compresseur, des bacs à pistons, des tables à secousse… »…
Cependant, en 1931, alors que depuis quelques mois son fils Jacques qui, à vingt-trois ans, vient de terminer ses études de « mineur », est venu s’installer à Bou Beker avec sa jeune épouse, les cours du plomb s’écroulent. C’est là une conséquence (avec un certain retard, mais quoi de plus conforme à la théorie dans une économie encore modestement internationalisée) de la crise financière née au Etats-Unis un an et demi plus tôt : les cours des matières premières sont, classiquement, parmi les premiers à s’effondrer. Il n’y a donc en attendant des jours meilleurs, plus qu’à fermer la mine, et ce alors même que les nouveaux matériels sont en cours de test, sinon d’installation. Ce qu’il faut simplement c’est mettre en place un bon système de chaouch (gardiens) pour veiller sur le parc de machines. On peut être assuré que Jean Walter, homme prévoyant, y aura veillé.
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