La traversee_des_doutes

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LA TRAVERSÉE DES DOUTES (1918 -1925)

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novembre 1918, l’armistice permet le retour dans leurs foyers de millions d’hommes. Outre la victoire des “Alliés” sur les “Centraux”, la guerre a permis la prise de pouvoir, en 1917, des Bolchéviques en Russie. Un événement considérable qui sidère l’Europe et qui va tétaniser le monde durant les décennie à venir. On ne sache pas, toutefois, que Jean Walter ait jamais prononcé en public les mots “communiste” ou “soviétique” – fût-ce pour en fustiger l’inspiration. (On verra vers l’extrême fin de ce livre pourquoi cette notation est faite, et l’ironie qu’elle comporte.) Il est vrai que cet homme n’est pas, et ne sera jamais, un théoricien de l’espace public... Lui, il vient d’acheter à la famille Polissart, descendante d’un fournisseur en vins de Louis XVI, l’hôtel de Châlons-Luxembourg, sis au 26 rue GeoffroyL’Asnier – on peut dire au centre géographique de Paris. C’est un édifice du début du XVIIème siècle, contemporain de la toute proche place des Vosges qui est, depuis Henri IV et Louis XIII, le cœur du Marais. En dépit de son nom à la sonorité aristocratique, le lieu a toujours été occupé par des roturiers, fussent-ils de bon niveau socio-professionnel. Et si l’hôtel de Châlons-Luxembourg peut se glorifier d’avoir hébergé, de 1911 à 1914, une étoile de première grandeur, l’écrivain et agitateur politique italien Gabriele d’Annunzio, il faut tout de même supposer que Jean Walter, qui est loin de rouler sur l’or au sortir de quatre années sans rentrées financières, n’a pas payé très cher cette demeure où il va installer sa femme, ses trois enfants et son bureau.

Car il y a le quartier : jadis prestigieux mais en déclin dès le début du 18ème siècle, le Marais n’a bien sûr pas encore retrouvé l’éclat que lui vaudra, au début des années 1960, la “loi Malraux” pour le

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“sauvetage des quartiers historiques”. L’édifice est d’ailleurs au centre d’un “îlot insalubre” qui sera démoli vers 1930. Dans la deuxième moitié des années 50, par ailleurs, la construction de la Cité internationale des Arts viendra faucher une petite aile en revers. Le grand jardin derrière le corps de logis auquel donne accès un bref escalier à double révolution, ne sera toutefois pas écorné. Quant à l’édifice lui-même, charmant plus que grandiose, il aurait d’emblée mérité quelque réhabilitation... et c’est toujours le cas après trente-cinq ans de possession sans soins par la Ville de Paris (Jean Walter, on l’a dit, lui en fit don en 1948, sous réserve d’usufruit pour la Fondation nationale des Bourses Zellidja, laquelle fut dissoute, comme on sait, en 1974). Un escalier qui va dédoublant permet l’accès de la petite cour pavée au corps du logis, posant une première touche de souplesse au pied d’une façade en briques aux chaînages de pierres, rythmée par huit sveltes fenêtres sur deux hauteurs, et que coiffe un comble discret, recouvert d’ardoises et percé de deux grandes et deux petites lucarnes.

Le plus beau du lieu, toutefois, n’est pas visible pour ses habitants – alors qu’il l’est pour quiconque passe rue Geoffroy-L’Asnier, et nul visiteur du Marais ne devrait se priver de ce régal : il s’agit du portail. En avant de la porte cochère qui forme une haute voûte de part et d’autre de laquelle se distribuent les communs (où l’Association des lauréats Zellidja sera hébergée vingt ans, de 1953 à 1973), l’entrée de Châlons-Luxembourg est une des plus exquisément proportionnées de tout le Marais. En belle pierre blonde, si même poissée par la crasse urbaine, deux pilastres ioniques l’encadrent, que surmonte un bandeau en demi-cercle où s’éploient les rinceaux d’une frise charmante, à l’intérieur de quoi une ample et élégante coquille accueille en haut une remarquable tête de lion, et au centre un écusson ovale. Les vantaux de bois sculptés sont splendides, comptant, écrit Pierre Kjellberg dans son Nouveau guide du Marais, “parmi les chefs d’œuvre de menuiserie de l’époque Henri IV”. Quant au heurtoir, c’est également un assez superbe objet, qui représente des chevaux finement ciselés. [Les années 20 ne seront pas celles de succès éclatants.]

Cette acquisition “pose” évidemment l’homme de l’art, mais ne résoud certes pas ses problèmes. Sur le plan professionnel, tout d’abord, l’ère des cités-jardins est close. On sent bien, en effet, ce qu’il y avait tout de même dans cette formule de légèrement hédoniste, d’un peu trop “Belle époque”. Et c’est d’une tout autre façon, en effet, que va aller la remise sur pied du pays – un pays au dixième détruit, où les migrations intérieures vont s’accélérant en raison des bouleversements sociaux et politiques consécutifs à un conflit dramatique, et 2


aussi du fait de l’accélération d’une modernité technique – le métropolitain, l’électricité, le téléphone, bientôt l’aéroplane, le cinématographe... - qui va secouer une France restée quelque peu provinciale, aimablement atone mais qui, culturellement, va “s’éclater” dans “les Années folles”, frémir aux excès du surréalisme.

En outre le personnel politique a en grande partie changé avec la guerre, et les hommes vieillissants - un peu “vieille France”, assez “province”- qui le protégeaient, sont entrés en retraite – ou pis. Même Clémenceau, auréolé de sa gloire de “Père la victoire”, sur qui son ex-“attaché militaire” aurait pu s’appuyer va vite rentrer dans sa thébaïde vendéenne. Or un architecte qui veut réussir, Jean Walter l’a bien compris, a besoin de contacts politiques. Le symbole de ces grands bouleversements, dans le domaine qui intéresse le plus directement Jean Walter, est la livraison à la démolition puis à la construction - en vertical, cette fois ! - de la ceinture de fortifications édifiée autour de Paris dans les années 1840 par Adolphe Tiers - ces “fortifs” qu’ont disait livrées aux manouches et aux escarpes. De fait l’architecte débarqué de sa Franche-Comté y prendra sa part, puisqu’il édifie notamment, en 1922, boulevard Sérurier, vers la porte de Pantin, dans le 19ème arrondissement de Paris, un ensemble d’immeubles HLM. D’autres réalisations de cette époque signées Jean Walter sont encore visibles dans le cadran nord-est, plus populaire, de la capitale, dont le plus connu (et c’est aussi, pour lui, une “montée en gamme”) est le siège de la compagnie d’assurances Norwich Union, rue de Chateaudun, qu’il achèvera en 1933. Mais les années 20 ne seront pas pour Jean Walter celle des succès éclatants – et c’est là un euphémisme ! Alors que son fameux condiciple de l’École spéciale d’architecture Robert Mallet-Stevens vole de succès en succès, de la villa Noailles à Hyères (1923-24) au casino de Saint Jean de Luz (1928), se posant entre deux à Paris pour y construire les fameux immeubles de la rue qui porte son nom dans le 16ème arrondissement (1925-26), Jean Walter peine à trouver un deuxième souffle. Certes il rencontre tôt le Suisse Charles Jeanneret, dit le Corbusier, qui arrive à Paris en 1917. Celui-ci va poser, dans les 3


années qui vont suivre, les bases théoriques et pratiques de ce qui sera une des plus flamboyantes carrières d’architecte de tous les temps. Les deux hommes sont presque contemporain (“Corbu” est né en 1887) et presqque “pays” (le Suisse est de la Chaud-de Fonds, sur l’autre versant du Jura par rapport à Montbéliard). Ensemble ils échangent plus d’une idée, on peut le supposer, mais il ne semble pas que cela aille jusqu’à l’amitié, comme on l’a dit parfois (Jean Walter, jusqu’à sa fin, aura peu apprécié les esprits “étincelants”, ils l’énervent, peut-être parce qu’ils offusquent cet homme certes imposant mais peu “brillant”), ni même à une vraie complicité intellectuelle, en dépit d’approches professionnelles convergentes (standardisation, fonctionnalité...)

Tout indique que, au fond, Jean Walter se remet mal, ou du moins très lentement, du traumatisme de la Grande guerre - de ses blessures, d’abord, qui le font encore parfois terriblement souffrir, et du deuil de ses deux frères, sans doute d’autant plus douloureux que, en bon parpaillot culturel, il n’en parle pas. Alors son caractère s’assombrit. Ne disons pas “s’aigrit” car ses états d’âme, il ne les tourne pas contre autrui, ce n’est pas là sa nature. Mais il est clair que ça ne va pas bien. C’est ce que nous confirme Marine Frey, petite-fille dudit, qui ne l’a évidemment pas connu à cette époque (elle est de la fin des années 30 !), mais qui en a beaucoup parlé avec sa mère, Maggie, épouse de l’unique fils de Jean Walter. “En un sens, il n’est jamais rentré de la guerre, dit-elle de façon frappante. Sa dernière fille, Monique, née en 1916, il ne s’y est autant dire pas intéressé. Plus amplement, la vie de famille semblait avoir perdu tout charme pour lui. C’est vers cette époque, j’imagine, que cet homme tenu par tous pour un grand homme est aussi devenu un être à qui semble avoir manqué la case affective.” Catherine Lamour exprime une idée voisine en des termes plus crus : “Il est rentré de la guerre complètement azimuté. La vie de famille, je ne sais s’il en a toujours été ainsi mais, vers cette époque, ça s’est mis à carrément l’emmerder. Et je crois que son couple a commencé à péricliter dès ce moment.”

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Son épouse fait pourtant tout pour le tirer du marasme. Vive et gaie à son accoutumée, elle multiplie les réceptions dans le nouveau home de la rue Geoffroy-L’Asnier qu’elle a organisé à son goût malgré les contraintes d’un espace peu commode. Malléable, elle ne l’est sans doute pas tant que ça. Mais, au fond, son mari aimerait-il une bénie-oui-oui ? Sans doute pas, et la suite tumultueuse de sa vie sentimentale autorise à risquer ceci : s’il ne déteste pas voir les hommes plier, quelque résistance de la part d’une femme ne lui messied point. Intelligente, Jeanne l’est aussi, la suite le suggère. Car n’est-ce pas également en hommage à ses qualités à elle que, au fur et à mesure qu’avancent les années 20, passent au 26 rue Geoffroy-L’Asnier de prestigieuses connaissances - qui deviendront, pour certains, des amis : outre Le Corbusier, on voit souvent le musicien Arthur Honneger et les peintres Fernand Léger et Raul Dufy, un peu plus rarement l’écrivain Giono “monté” de sa Provence, volontiers les cinéastes René Clair, André Cayatte et Claude AutantLara, d’autres encore... Ce sont ces gens-là en tout cas qui, pour l’essentiel, collaboreront, au début des années 30, à la revue Plans que, avec l’argent de Jean certes mais surtout avec son immense dynamisme, lancera et managera Jeanne. Les années 20 se termineront mal, comme on sait : le krack du 24 octobre 1929 à la Bourse de New York (le fameux “jeudi noir”) va étendre ses effets sur l’Europe, à commencer, à partir de 1931, par l’Allemagne. La légende dorée (légende noire, en l’occurence !) veut que, vers cette époque, Jean Walter ait fait faillite – faute que ses créanciers le paient, et faute que les banques le “couvrent” – car, on se souvient, il prend lui-même des expositions financières “En fait il agissait en promoteur”, explicite son petit-fils Jean-Jacques. Mais Jean Walter est déjà ailleurs. Loin des miasmes parisiens. Au Maroc, pour tout dire.

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