Preambule

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DE L’ICÔNE À L’HOMME

Nombreux

sont les « Zellidja », on voit assez bien pourquoi, qui pratiquent (ou ont pratiqué) l’alpinisme. Parmi eux, il y eut le deuxième président de l’Association des lauréats, Michel Piguet, qui « dévissa » un jour d’août 1957 alors qu’il faisait l’ascension de l’aiguille de Bionnassay, dans le massif du Mont Blanc. Les esprits, à l’époque, en avaient été frappés (« les dieux font mourir jeunes ceux qu’ils aiment »…). Et ce d’autant que cet accident est survenu moins de deux mois après qu’une 2 CV eut « dessoudé » le « patron », Jean Walter, tandis que, un dimanche midi, à Souppes-sur-Loing, il traversait la N 7 pour aller acheter son journal, selon une de ses imprudentes habitudes. Piguet avait 28 ans, c’était un mathématicien prometteur, un type un peu fou, réputé fort en gueule, qui reste dans la mémoire des garçons de son époque comme l’un de ceux - la dizaine de ceux : les Poinssot, les Crozel, les Flamme, les Filliozat, les Pierlot, les Denisse, les Fraigneau, les Spivac, les Boudringhin, les Aper - qui ont enraciné l’organisation débutante des « Z ». Michel Piguet repose au cimetière des Contamines-Montjoie, non loin de la petite chapelle Notre-Dame de la Gorge, que connaissent tous ceux qui ont fait la randonnée dite « TMB » : le tour du Mont Blanc. Où l’on veut en venir ? On y vient ! Les amateurs de haute montagne ont nécessairement entendu parler de l’éperon et de la pointe Walker, dans les grandes Jorasses, terrible défi pour les meilleurs. Eh ! bien lorsque, tournant et retournant la question : par où commencer l’infaisable portrait de Jean Walter (toi qui es même arrivé trop tard à l’aventure Zellidja pour le connaître vivant !), l’auteur de ces lignes laissait son esprit vagabonder, il a été frappé par l’assonnance que le lecteur a déjà pressentie : oui, Walter était lui aussi un des solides, un des impressionnants piliers du massif hexagonal. Jean Walter raide 1


comme la Justice, Jean Walter qui allait la tête toujours haute, non pas dans les nuages, mais en perçant nettement la couche. Ah ! mais c’est que l’adulation menace ! Oui et non. Oui, car c’est là le seul écho qui, pour un nouveau venu au début des années 60, fût audible de la part de ceux que Jean Walter avait coutume d’ appeler “mes enfants” : ces Lauréats des promo 1939 à 1954-55 dont le dernier groupe ,“intronisé” à la Sorbonne le matin du 26 juin 1956 en présence du ministre de l’éducation nationale René Billères, avait été reçu l’après-midi par le fondateur des Bourses Zellidja dans son sombre et sobre bureau, très haut de plafond, du 26 rue Geoffroy-L’Asnier à Paris (4ème) avant de, somptueusement, être “traité” à l’Automobile Club, place de la Concorde. Des garçons qui ont à présent de 71 à 85 ans. Ce n’est pas que ces hommes, jeunes alors, n’aient eu leur quant-à-soi, leur indépendance d’esprit, la faculté de juger de tout et de tous. Mais l’esprit de critique comme réflexe premier (ce que Nathalie Sarraute a nommé, pour la littérature, “l’ère du soupçon”) est venu plus tard - disons qu’il a commencé de s’insinuer à partir du milieu des années 60, jetant en crise les jeunesses communiste et catholique et les autres aussi (Salut les Copains !) pour exploser en 1968 et, de façon moins explosive mais plus soutenue, dans les années 70. Ces garçons, eux, étaient préoccupés, tous nous l’ont dit, d’apporter leur pierre à la “reconstruction” du pays après les ravages matériels et moraux de la Seconde guerre mondiale. De surcroît, dans cette société plutôt taiseuse, où la télévision faisait tout juste son apparition, où les relations familiales étaient fondées sur une stricte hiérarchie - le père, la mère, les enfants, de l’aîné au benjamin... - bon nombre, y compris parmi ceux appartenant à ce que l’on appelait alors un “bon milieu”, et même parmi ceux qui avaient avec leur géniteur des relations de bonne ou acceptable qualité, à bien plus forte raison quand celles-ci étaient médiocres, sinon exécrables, bon nombre, donc, plus d’un nous l’a assuré, étaient prêts à opérer, si se présentait devant eux un homme aux allures de pater, fût-il sévère, un transfert. D’autant qu’il n’était pas courant alors (et l’est-ce tellement plus aujourd’hui, d’ailleurs ?) qu’un homme “arrivé” ouvre à des jeunes gens un crédit de confiance “gratuit” - ou plutôt avec pour unique “contrepartie” un : eh ! bien à vous de jouer maintenant, réalisez quelque chose, faites quelque chose de vous-même, ainsi deviendrez-vous utile à quelques autres et, partant, à tous ! [“Une silhouette de commandeur... une figure de patriarche... une stature à la De Gaulle... un homme de peu de mots...]

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Le portrait de Jean Walter le plus emblématique de cette époque des Bourses Zellidja nous a été fourni par Jacques Côte, qui fit son premier voyage en 1947, de sa Franche-Comté aux “Bocages de l’Ouest”, et dont la vie, dès lors, a été toute de service à autrui, dans un contexte religieux d’abord, culturel ensuite. Côte, 81 ans aujourd’hui, nous a écrit ceci en juillet 2008 :

“Jean Walter ? Je revois une silhouette de Commandeur ! Je ne l’ai rencontré qu’une seule fois, le 10 juillet 1948, jour de la remise des prix aux lauréats, le matin, en Sorbonne, suivie d’un excellent déjeuner dans un restaurant coté, donnant sur la Seine. Sous la demi-couronne de cheveux déjà blanchis et ras, il y avait une figure de patriarche, un visage buriné par la vie et le travail, à quoi des yeux d’un bleu glacier conféraient une profondeur d’aventure. La stature était haute, à la De Gaulle. On sentait l’homme intérieurement animé par un idéal – un idéal qu’il voulait d’évidence communiquer aux jeunes gens que nous étions. Lors du déjeuner (je me souviens à présent c’était chez Lapérouse), il nous a brièvement raconté, à la demande de l’un d’entre nous, comment il avait eu l’idée de s’intéresser, envers tout et contre tous, à un terrain désertique du Nord marocain dont il était entré en possession par le plus grand des hasards, et qui allait devenir les mines de Zellidja, lesquelles étaient à l’époque très prospères. Jean Walter était un homme de peu de mots, mais ceux qu’il choisissait portaient juste. Il avait à ses côtés l’inspecteur général Louis François, dont la haute présence engageait l’Education nationale dans un soutien sans failles à l’aventure Z.” L’adulation menace ? Ne pas conclure trop gaillardement !

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La génération “intermédiaire” (disons : à partir de 1958 et jusqu’à l’extinction de la Fondation Nationale - génération à laquelle appartient l’auteur de ce livre) a été moins critique encore, si possible. N’ayant pas connu l’homme (“le vieux Walter”, comme s’était risqué à l’écrire dans notre revue Action Paul Trouillas, Z 59, suscitant alors un concert de protestations du genre : “Est-ce être vieux que d’être éternel ?...), mais alimentée par le récit des aînés qui entretenaient la flamme avec d’autant plus d’efficacité qu’ils avaient vu, entendu (disons presque, comme avait fait l’apôtre Thomas : touché...) le fondateur, notre génération a eu une vraie tendance à tout prendre comme du bon pain. Ou plutôt non : elle a procédé à un léger exercice de transmutation : l’homme Walter était mort, mais il nous restait son “esprit”. Ah ! “l’esprit Jean Walter”, peu à peu devenu, au fil des années 60, “l’esprit Zellidja”... Dans cette évocation récurrente, que d’aucuns rapprocheront de l’exercice dit “des tables tournantes”, l’homme a été largement occulté dans sa vérité. C’est ainsi qu’on a pu prétendre sans rire, vers la fin de la décennie, qu’il s’apprêtait au moment de sa mort à léguer sa Fondation aux lauréats, ou du moins à en modifier les statuts afin que ceux-ci la “cogèrent” avec les académiciens. (Rappelons que son legs à l’Académie française datait de 1956, moins d’un an avant sa mort...)

Plus admirable encore : Jean Walter (qui avait pourtant claironné le caractère élitiste de ses Bourses) se retournait d’aise dans sa tombe, nous assurait-on, à observer une transformation des Bourses Zellidja telle que le voyage en solitaire, avec in fine l’obligatoire rapport écrit, fût transformé en “toute expérience” menée par des jeunes de toutes formation et non-formation intellectuelles – et, bien sûr, pourquoi pas, “en groupe” ! Des prescriptions du fondateur seule était gardée la modestie du montant des bourses ainsi envisagées – bien obligé puisque... il n’y avait plus rien à distribuer du fait que l’Académie française, tutrice, avait refusé toute formule de ce genre... et retiré son agrément, et sa subvention, à l’Association des Lauréats. Foin d’ironie, toutefois ! Car la vérité oblige à dire ceci : tant la “relance” des Bourses par l’Association des lauréats au tournant des années 70-80 qu’aujourd’hui leur distribution par une “Fondation Zellidja” recréée, ont repris à leur compte cette exigence d’ouverture que formulait 1968 - sans oublier la possibilité de concourir enfin ouverte aux filles. C’est qu’entre temps la société française avait évolué dans le sens d’une démocratisation - de l’enseignement, des mœurs, de l’esprit public... En bonne partie, oui, grâce aux batailles menées

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par les soixante-huitards. Alors qu’importe si la sagesse des nations reconnaît que c’est avoir tort que d’avoir raison trop tôt : le Romantisme français n’a-t-il pas installé la conviction que les plus désespérés sont les combats les plus beaux, et les plus résolus des naufrages les plus porteurs d’avenir... Le principal, à tout prendre, est que les Bourses Z revivent par-delà la tourmente – et sauves puisque l’essentiel des exigences formulées à l’endroit des postulants a été maintenu. Voici donc pour ce qui est des rapports post mortem de Jean Walter avec la deuxième génération de “ses” lauréats. Pourtant, ce n’est pas sur ce point que les plus jeunes des lauréats - et davantage encore les lauréates puisqu’elles sont désormais en nette majorité -, celles et ceux dont nous disons qu’ils forment “la troisième génération”, celle de la renaissance des Bourses - remettent en cause l’image que les anciens se sont faite de Jean Walter. À dire vrai les combats de 1968 leur paraissent d’une actualité à peu près aussi brûlante que les guerres puniques ! [Aucun tabou, nos cadets ! Aucune adulation à l’endroit des “vaches sacrées”.]

La réalité c’est qu’ils n’ont aucun tabou, nos cadets ! Ils ne montrent par principe aucune pente élégiaque à l’endroit des “vaches sacrées” de toutes les époques – surtout de celles qui les précèdent immédiatement ! Et de bien maîtriser, pour certains d’entre eux, l’art de la traite ne les prive pas de poser quelques rudes questions ! Certes, interrogés sur ce qu’ils pensent de Jean Walter, la plupart rendent hommage au “garçon qui parcourait l’Europe à bicyclette” au tournant des XIXème et XXème siècles : c’est le cas de de Stéphanie Doucet (Z 2003). Coup de chapeau, également, à “ce mec un peu insensé, dingue, à contre-courant, provocateur, qui devait tout de même faire jaser son époque” (Bleuenn Carré Chen, Z 93). Total respect, aussi, à l’endroit de ce monsieur “qui avait le courage de croire que la jeunesse est un atout et qu’il faut lui donner un coup de pouce” (Isabelle Kovacic-Le Breton, Z 84). Crédit est fait, encore, à “l’architecte humaniste” (Anne Millet, Z 2003) – “mais sans adulation”. Révérence plus crispée à “l’homme dont la collection de tableaux a finalement été léguée à un musée pour l’admiration d’un plus vaste public” (notation recueillie lors d’une conversation; impossible d’en remémorer l’auteur...) Raphaël Butruille, actuel président de l’Association des lauréats; est le plus positif : “Pour moi c’était un type qui n’a pas consenti à se cantonner aux 5


activités vers lesquelles son milieu puis son diplôme d’architecte le dirigeaient, un touche-à-tout en version sérieux et perséverant - au total un humaniste un peu iconoclaste, un utopiste, mais du genre rare de ceux qui ont réussi.” Aurélie Faradji, lauréate 2007, juge, elle, qu’il “voulait probablement un monde plus humain.” Elle ajoute : “Ce qui est sûr c’est que, sans la coup de pouce de la Bourse Zellidja, je ne serai jamais partie.” Pour le reste c’est “un grand point d’interrogation”, selon la formule d’Emma Lebot (Z 2006), qui poursuit : “J’imagine la force de caractère, les valeurs qui ont animé cet homme ... J’associe tout ça à cette petite voix en nous qui dit : “Apprends ! Vis autrement, applique tes propres normes !” Mais, ajoute-t-elle, j’arrête le film au moment de sa descente au Maroc... Le Jean Walter d’après, y compris l’homme manipulé par une femme autoritaire, je ne le conçois plus.” Ambiguïté, également, de la perception (peu informée, elle l’admet) d’Hanaline Brel, la plus jeune lauréate (dix-huit ans) à l’heure où sont écrites ces lignes : “Un PDG dans le désert du Maroc ! Un rond-de cuir qui débarque au souk oriental ! Mais aussi le Créateur, l’être qui a atteint l’immortalité en proposant aux jeunes gens d’empoigner leurs sacs de voyage pleins de rêves à ras bords...” Quant à Stéphanie Doucet, déjà citée, elle écrit encore : “Je vois bien le bonhomme talentueux qui monte son affaire et puis renvoie la balle. J’admire, oui, mais je ne puis m’empêcher de me sentir coupable : Jean Walter a fait fortune au Maroc en exploitant ses mines, et il en ramené pas mal de sous... Et ces sous, c’est nous, les petits Français, qui en avons en partie bénéficié ...” Le reste est suspicion et compagnie (“...vu le milieu social auquel il appartenait...”, soupire Alexandre Prost, Z 2008), ou alors dédaigneuse indifférence (“Jean Walter ? Non merci, je ne ne lis pas Voici...”) C’est ce que l’on dit après être rentré de voyages, il est vrai (vous n’aimerez pas cette observation, Léonie, vous allez être furieuse en lisant ça, mais cette fois vous avez mis à côté de la plaque : Jean Walter, tous vous le diront, était l’exact contraire d’un people !) Quoi qu’il en soit, est-il toujours aussi certain que ce livre soit voué à n’être qu’un exercice d’adulation ? Nous craignons plutôt que certains anciens n’aillent détester ce regard décapé porté sur le bon Dieu – mais à soixante-dix ans passé, n’est-il pas temps de regarder le Père en face ? Et quant à nos plus jeunes camarades, ressentiront-ils, ressentiront-elles que les faiblesses qui faufilaient la personnalité de Jean Walter ont peut-être été la condition de sa force immense. “Tout un homme, fait de tous les hommes et qui les vaut tous et que vaut n’importe qui.” On reconnaîtra ici la chute des Mots de Sartre – quelqu’un que notre fondateur devait sûrement peu priser ! 6


Le défi principal , c’est la capacité de l’auteur à faire tirer ensemble des cavales orientées aussi diagonalement (et sur ce point il a ses doutes, qu’on en soit assuré !) Pour tenter d’y parvenir il ne peut guère compter que sur une seconde nature qui lui est venue au cours de trente années d’enquêtes opiniâtres et d’objectivité obligatoire au Monde - ce qui l’invite à tout le moins à la modestie : ne pas prétendre à être plus qu’un réducteur d’incertitude.

Sartre, encore lui, a prétendu (à propos de Flaubert dont il avait entrepris - sans l’achever ! - la colossale biographie qu’on sait) : “On entre dans le vie des morts comme dans un moulin.” Eh ! bien il faut admettre qu’il y mort et mort, deux notions très distinctes, et que certains moulins sont mieux enclos que d’autres ! Question de notoriété sans doute - ou alors davantage de temps a passé ! Il faut donc à présent, et sans dédaigner “la légende dorée” (nous entendons par là : une version très répandue et même plausible, mais toutefois invérifiable...), reconstruire, avec force interviews et plongées dans les archives, le fil d’une vie. Et gaffe à tes fesses si tu occultes les accusations de colonialisme, de capitalisme (sinon de ploutocratie), et aussi les interrogations sur l’homme privé, qui affleurent dans les réponses fournies par les plus jeunes lauréat(e)s à la question : qui est pour vous, qui était selon vous, le fondateur des Bourses Zellidja ? Alors, voici.

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