(RE)PENSER L’EXIL revue en ligne www.revue-exil.com genève, 1er mai 2013
EXIL ET MONDE COMMUN ONE WORLD - éGALITé Genève – Paris
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SOMMAIRE 4 Ont participé à ce numéro, Remerciements, précisions éditoriales
26 One World Démocratiser la démocratie Urs MARTI, Prof. Université de Zurich
ÉDITO
38 Sur la démocratie, le peuple et l’égalité
5 Exil/des-exil : démocratiser la démocratie
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Marie-Claire CALOZ-TSCHOPP
POÈMES 12 Politique et poésie
Extrait de la conversation entre Elias Sanbar et Stéphane Hessel (éd. 2012)
14 Pero yo vengo – Mais je viens Mario Benedetti
15 Uno no escoge Gioconda BELLI
Antoine CHOLLET, chercheur, Université de Lausanne
Qu’est-ce que le commun ?
Christian LAVAL, Dir. de Programme CIPh, Paris
57 La pensée du commun et l’éducation Farinaz FASSA, Prof. Université de Lausanne
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égalité-monde et ethnicité
Edouard DELRUELLE, Université de Liège, Bureau de l’égalité Bruxelles, Belgique
81 Ouvrir un débat public pour une Constitution garante de l’hospitalité Marianne EBEL, prof. de philosophie, Neuchâtel
16 Formas
Alejandra PIZARNIK
DEUXIÈME PARTIE PREMIÈRE PARTIE Séminaire du Programme printemps 2012
Histoire et Actualité
FAITS D’ACTUALITÉ 87 Surveiller et punir (extrait) Michel Foucault
20 Pourquoi se lancer dans l’aventure d’un Séminaire ?
Graziella DE COULON, Christophe TAFELMACHER, Marie-Claire CALOZ-TSCHOPP
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neufs prisons et encore la prison
Karine POVLAKIC, avocate, Service d’aide juridique aux exilés (SAJE), Lausanne
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Détention, camps, prison au- jourd’hui. Le cas de la Suisse
Jean-Michel DOLIVO, avocat, député, Lausanne
TROISIÈME PARTIE Activités du Programme 2012-2014
101 non aux prisons de la honte et aux renvois forcés 124 Documents One World fermez frambois ! 102 un siècle de détention administrative Alix Heiniger et Clément De Senarclens
106 Immigration à l’helvète. Expulser les précaires pour favoriser les riches Claude CALAME, dir. d’Etudes EHESS, Paris, prof. honoraire Université de Lausanne
113 APPEL, Etats généraux de la recherche en Suisse Université de Lausanne, 2 novembre 2012
CHRONIQUE DE LIVRES, FILMS
Marie-Claire CALOZ-TSCHOPP, Graziella DE COULON, Christiophe TAFELMACHER
125 NUMÉROS PARUS Et À PARAÎTRE 125 PUBLICATIONS EN PRéPARATION 126 8-9-10 mai 2014 : Istambul Descriptif du projet
128 Justice pour Pinar Selek ! Interview
130 Turquie. Protestons contre l’arrestation de plus de 100 syndicalistes du secteur public !
115 La face cachée du 9 novembre 1932 Elise MERMET
119 De la lutte à la paix du travail Gabriel SIDLER
120 Hommage à Theo Angelopoulos Le voyage à Cythère Violeta ARAUJO
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Ont participé à ce numéro
Violeta Araujo, Claude Calame, Marie-Claire Caloz-Tschopp, Antoine Chollet, Graziella DE COULON, Edouard Delruelle, Jean-Michel Dolivo, Marianne EBEL, Farinaz Fassa, Alix Heiniger, Christian Laval, Urs Marti, Elise MERMET, Karine Povlakic, Clément De Senarclens, Gabriel Sidler, Christophe TAFELMACHER. Remerciements Tout travail est collectif. Le Séminaire entre Genève et Lausanne avec des invités internationaux et de Suisse (Paris, Bruxelles, Zurich), la publication de la brochure, la mise sur pied de la présente revue en ligne Repenser l’exil no. 2, l’enregistrement des séances accessible sur le site exi-ciph.com ont pu avoir lieu grâce aux appuis financiers et logistiques suivants : Savoirs Libres, Lausanne, Solidarité Sans Frontières (SOSF) Berne, SOS-ASILE Vaud, Commission fédérale pour les questions de migration, Droit de Rester Lausanne, Juristes démocrates Vaud, Juristes Progressistes Berne, Collège International de Philosophie (CIPh) Paris, Programme CIPh Exil, Création, Philosophie et Politique Genève, Bureau de l’égalité de Buxelles, l’appui de l’Université de Lausanne et de l’Université ouvrière de Genève pour les salles, le travail graphique de Stéphanie Tschopp pour la brochure et la revue en ligne, l’aide très importante pour la traduction allemande de Ingeborg Schwarz, pour la traduction italienne, Adrianita Masson, l’information de Yves Sancey et Omar Odermatt sur leur site www.lalanguedesbois. ch et la prestation de José Lillo, metteur en scène de Genève. Les engagements des trois organisateurs et des intervenant.e.s et discutant.e.s ont été des apport précieux. Que toutes et tous soient remerciés. Marie-Claire Caloz-Tschopp, Graziella de Coulon, Christophe Tafelmacher, Genève et Lausanne.
PRÉCISIONS ÉDITORIALES Le contenu de la revue est le résultat d’un travail collectif des participant.e.s du Programme (écriture, envois de textes, poèmes, etc.). Les articles (contenu, forme) sont la responsabilité de leurs auteurs. Les articles publiés dans la revue sont en diffusion libre. Nous demandons cependant d’en citer la provenance et le site. Responsable d’édition Marie-Claire Caloz-Tschopp, direction du Programme Exil, création philosophique et citoyenneté 2010-2016 du CIPh, Paris-Genève. contact, nformations, inscriptions exil.ciph@gmail.com – www.exil-ciph.com
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éDITORIAL Exil/Des-exil : un outil dynamique pour démocratiser la démocratie Marie-Claire Caloz-Tschopp, Dir. Programme Exil CIPh Genève-Paris
« Si le cadre se brise du fait d’un léger tremblement de terre, tu portes la toile chez un bon encadreur et il lui pose un cadre
peut-être plus beau. Si par contre, la toile a un défaut artistique et que son cadre est intact, tu n’auras besoin du cadre que si tu manques de bois pour la cheminée. Il en va de même pour les idées. Leur cadre se brise-t-il, qu’elles s’en trouvent un autre plus solide et plus résistant. Mais si les idées se brisent, leur cadre intact n’est plus qu’un triste souvenir que tu conserves, ainsi qu’un berger dépité la cloche de son bélier par les loups ! ». Mahmoud Darwich, La Trace du Papillon,2006/2007
Le numéro 2, de la revue en ligne Repenser l’exil du Programme CIPh, est enfin disponible sur le site du CIPh. Elle présente les textes des Conférences du printemps 2012 et d’autres textes. Nous remercions toutes celles et tous ceux, nombreux, qui y ont participé de diverses manières. Textes, édition, mise en forme, relecture, appuis logistiques et financiers. Il est intitulé Exil et Monde commun. One World, Egalité. Le temps de publication est lié à la surcharge occasionée par l’organisation de deux Séminaires successifs la même année (2012), l’un au printemps entre Lausanne et Genève (Suisse) One World et l’autre associée à un Colloque international, en espagnol à Concepcion au Chili, sur le thème, Memoria historica, Democracia y Derechos humanos, en novembre-décembre. Exil/des-exil recherche d’outils de pensée critique Depuis le statut d’exilé.e. en résistance et création, le fil rouge de l’exil/des-exil,
permet, d’explorer le labyrinthe d’un monde commun possible en démocratisant la démocratie. Pour faire un pas de plus dans la réflexion créative, nous avons invité trois enseignants et chercheurs en philosophie au Séminaire One World. Chacun a abordé des aspects de la mise en rapport d’exil/desexil et démocratie. LE SOMMAIRE de la Revue en ligne, Repenser l’exil no. 2 articule les textes des conférences – enregistrées - et d’autres apports dans les rubriques habituelles de la revue. L’éditorial de Marie-Claire CalozTschopp, situe le Séminaire One World 2012 dans le cadre et le processus du Programme (2010-2016) en rappelant ses enjeux. Des poèmes de Gioconda Belli, Alejandra Pizarnik envoyés par des participant.e.s au Programme, ouvrent la voie visionnaire de l’imagination, comme l’expliquent Elias Sambar et Stéphane Hessel dans un extrait sur politique et poésie. Ils tracent un chemin de parole, à ce que Edmundo Gomez Mango appelle « le muet dans la langue », dans un
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livre lumineux–1, dont nous ferons état dans un prochain numéro. LA PREMIÈRE PARTIE, est ouverte par Graziella de Coulon, Christophe Tafelmacher, Marie-Claire Caloz-Tschopp, Pourquoi se lancer dans l’aventure d’un Séminaire coorganisé à trois ? Urs Marti, Université de Zurich, s’est interrogé à partir de la phrase d’Etienne Balibar, sur « démocratiser la démocratie » en parcourant la tradition philosophique de Locke à Rousseau, sans s’arrêter cependant ni à Jacques Rancière, ni à Etienne Balibar. Antoine Chollet, jeune chercheur en théorie politique qui a écrit un essai sur la démocratie directe–2 a discuté ses thèses avec des remarques critiques sur la démocratie, le peuple, et l’égalité. Christian Laval, Dir. de Programme au CIPh, Paris, apporte des éléments-clés sur la question : Qu’est-ce que le commun–3 ? Son exposé a été discuté par Farinaz Fassa, prof. à l’Université de Lausanne, sur un aspect particulier sur la pensée du « commun » et l’éducation. Edouard Delruelle, pour discuter le droit et l’horizon du droit dans les 40 mesures proposées par la brochure, présente un texte intitulé, Egalité-monde et ethnicité. Ses thèses et les 40 mesures de la brochure sont discutées par Marianne Ebel, enseignante en philosophie à Neuchâtel qui suggère une constitution garante de l’hospitalité. Dans cette partie, sont rappelées les brochures en français, allemand, italien qui sont le 1 Gomez Mango Edmundo, Un muet dans la langue, Paris, Gallimard, 2009. 2 Chollet Antoine, Défendre la démocratie directe. Sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2001. 3 Le concept de « commun », dont la genèse est antérieure à l’œuvre de Marx et dont on trouve certaines traces du commun, mériterait d’être mis en débat approfondi avec une autre notion, celle de communisme, non tant comme expérience historique, que comme projet politique dans toute sa complexité et le poids de débats multiples qui ont accompagné son émergence dans divers endroits du monde. Ne serait-ce que pour ne pas jeter l’œuvre de Marx et la multiplicité des débats qui la concerne (notamment Actuel Marx, avec les courants anarchistes, etc.)… avec l’eau du bain.
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matériau de préparation du Séminaire, avec la présentation de 40 mesures à étudier dans les politiques d’immigration et droit d’asile en Suisse. LA DEUXIÈME PARTIE, intitulée Histoire et Actualité, présente la fache cachée du 9 novembre 1932 à Genève. Elle est suivie par trois faits d’actualité marquants concernant la prison et les camps, les expulsions forcées, ldes questions sur la politique de la recherche en Suisse. Karine Povlakic raconte le cas de Y qui a vécu 9 prisons et encore la prison. Jean-Michel Dolivo explique la situation de la détention, des camps, de la prison et présente un fait de résistance. Claude Calame décrit l’immigation à l’helvète. Un texte d’Appel de jeunes chercheurs présente les Etats généraux de la recherche en Suisse qui ont eu lieu le 2 novembre 2012. Cette partie se termine par une chronique de livres et de films successivement d’Elise Mermet, Gabriel Sidler, Violeta Araujo, Cicero Egli. Fatima Sissani. LA TROISIÈME PARTIE informe sur les activités du Programme entre 2012 et 2014 et présente une chronique des publications du Programme Exil du CIPh. La revue ne fait pas état des débats oraux très riches qui ont eu lieu durant les Séminaires. Les enregistrements en gardent des traces. Exil et des-exil , condition humaine universelle : un pas de plus dans l’exploration Un rappel. L’objectif du Programme CIPh 2010-2016 sur l’exil est de (re)penser l’exil en vue d’enrichir une réflexion philosophique et politique prospective sur la citoyenneté au XXIe siècle. Penser l’exil, repenser l’exil, un travail de tissage sur le pouvoir de domination et d’émancipation. L’exil n’est pas toute la
condition humaine. La résistance appelle un autre mot, le des-exil. Il s’agit de (re)penser à la fois la résistance, la création, la joie, les incertitudes du des-exil le poids, la douleur de l’exil. Repenser l’exil c’est récupérer la liberté de penser et d’agir. C’est voir, imaginer la liberté. L’ancrage du travail dans un double concept dynamique - Exil/des-exil – permet de prendre en compte une très riche tradition millénaire, des faits d’actualité ici et dans toute la planète, les transformations des rapports économico-écologico–4 -sociopolitiques dans la violence guerrière souvent extrême de la globalisation. Y trouver les éclats de résistance, de plaisir, des gestes de création aussi. L’exil « est terrible à vivre », écrit Edward Saïd. Le des-exil ne se résume pas au retour des exilé.e.s chassés de leur terre–5. A. Sayad, sociologue d’Algérie, nous a appris que le mouvement de la migration ne se réduit pas à l’aller-retour. Dans le mouvement se vit le conflit de multiples manières entre la domination et la liberté, entre joie et douleur.
la migration globalisée dans ses formes multiples. La migration de travail ne se réduit pas mécaniquement à l’exil, car la force de travail est au centre de la production de la valeur nous rappelle Marx. La migration devient exil dans le changement du rapport Travail-Capital rappelait André Tosel–7, par l’expulsion d’hommes jetables–8 non intégrables dans un marché du travail en recomposition, par la force autoritariste, la guerre (1 million de Syriens réfugiés ont quitté leur pays au moment où j’écris, annonce le HCR) qui relègue, expulse des millions de personnes de toute appartenance politique, les met en danger « d’acosmie » (Arendt). Aujourd’hui, l’exil est la condition humaine universelle, nous sommes toutes, tous des exilé.e.s, mais il faut voir comment, pourquoi et comment en sortir (des-exil). Vivre le négatif et le positif. Sans céder à une réduction de la migration à l’exil ou l’inverse, déplaçons l’interrogation pour être plus libre dans nos corps et dans nos têtes.
Le des-exil c’est s’arracher à l’exil, à l’errance d’Ulysse après la guerre de Troie dans ce grand texte qu’est l’Odyssée, à la « nudité du droit » comme écrit Victor Hugo. C’est le refus de suturee « la fissure à jamais creusée entre l’être humain et sa terre natale, entre l’individu et son vrai foyer, et la tristesse qu’il implique n’est pas surmontable », dont parle Edwar Saïd–6. C’est aussi son dépassement.
Qui est exilé.e aujourd’hui? Dans l’étape actuelle de la globalisation, serionsnous toutes et tous en train de devenir des exilé.e.s dans un rapport complexe au politique et au monde? Quand dans le Séminaire de 2011–9, Rada Ivekovic pose le postulat de l’universalité de l’exil, elle ouvre une voie pour (re)penser à la fois les conditions matérielles d’existence des étrangers, la notre à partir de l’axe de la généralité de la politique et les droits.
La mobilité accélérée de la force de travail, des biens, des capitaux implique de décrire
Le déplacement permet de dépasser le déterminisme, la fragmentation, la
4 On pense aux réfugiés dits « climatiques ».
7 Tosel André, « Mettre un terme à la guerre infinie du monde fini », Caloz-Tschopp M.C. (dir.), Colère, Courage et Création politique, La théorie politique en action, Paris,l’Harmattan, vol. I. , 2001, p. 11-17.
5 C’est le sens que donne Mario Benedetti au terme de « desexilio ». Voir, Benedetti Mario, El desexilio y otras conjeturas, ed. Nueva Imagen, Buenos Aires, 1985. 6 SAID W. Edward, Réflexions sur l’exil et autres essais, Paris, Actes Sud, 2008. Voir en particulier l’introduction et le chapitre XII (Réflexions sur l’exil), p. 241.
8 Ogilvie Bertrand, L’homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris, éd. Amsterdam, 2012. 9 Ecouter l’enregistrement de sa conférence dans exil-ciph.com
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concurrence, les oppositions, la victimisation, la tristesse aussi. De sortir du terrain de guerre confiné de la migration dans des débats piégés, haineux, pour voir les faits depuis l’horizon d’une globalité à reconstruire à partir des QUI, des exilé.e.s du XXIe siècle. De nous toutes et tous. Ainsi, on ne reste pas fixé dans une logique de la différence qui manipule les peurs, les passions, cible les questions sur les « étrangers » au point de nous faire oublier ce qui nous exile dans notre propre vie quotidienne–10. Et comment, dans les petites luttes de la vie quotienne, nous nous desexilons. L’exil/des-exil, permet de réfléchir à la globalisation et à l’élargissement d’une citoyenneté concernant chaque individu là où il nait, il vit, il aime, il travaille, il a ses enfants, il est malade, il meurt, etc. D’inventer de nouvelles formes d’action. L’exil/dés-exil est un concept à double face, à la fois dans sa profondeur historique, son amplitude, sa complexité, qui permet d’imaginer, d’analyser des rapports économico-écologico-socio-politiques dans leur globalité, de rendre visibles les liens, le commun à reconstruire. L’exil/des-exil, ce labyrinthe infini de l’existence permet de penser la résistance, de rendre visibles les espaces de création ouverts par le dés-exil, la solidarité et les déterminismes, la violence, la souffrance, les pertes de l’exil imposés par la domination. J’ai été frappée par le fait qu’au Chili, le mot desexil a rencontré un grand écho, alors qu’on Suisse, on en reste encore à un exercice de penser.
10 Le Séminaire 2013 – Exil et Vie quotidienne - à Genève explore ce point. Voir programme exil-ciph.com
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N.B. Pour ces deux Séminaires, en plus de la revue en ligne no. 2, des matériaux ont été produits. Ils ont impliqué un important travail collectif dans divers lieux d’élaboration de manuscrits, de livres, d’édition, de traduction du français à l’allemand, à l’italien (Suisse), et du français à l’espagnol ainsi que de l’espagnol au français (Chili). Pour situer le processus de réflexion et les apports de ce numéro, je vous invite à visiter le site – exil-ciph.com -, à écouter les enregistrements des deux Séminaires 2012 (en français et en espagnol) et à prendre connaissance des matériaux, brochures, livres à disposition. Commandes des livres possible. Voir site exil-ciph.com
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POèMES Politique et Poésie Extrait d’une conversation retranscrite entre Hessel Stéphane et Sanbar Elias, Le rescapé et l’exilé. Israël-Palestine une exigence de justice, Paris, éd. Don Quichotte, 2012, p. 158-160.
Elias Sanbar : (…) Je voudrais dire combien m’impressionne, chez les grands poètes, cette capacité que l’on dit « visionnaire ». Ce n’est pas par hasard si certaines sociétés ont prêté à leurs grands poètes des dons quasi prophétiques. Or, je pense que si les poètes expriment parfois, c’est incontestable, de troublantes fulgurances, ce don qui est le leur est le contraire de la prophétie. Il vient en fait de ce qui pourrait sembler être une explication de pure forme, du fait que la poésie requiert le génie de la contraction, de la compression des durées. Tout est dit, tout doit être dit, dans l’espace réduit du vers. Finalement, les grands poèmes sont des monuments de la fusion contractée de l’espace et du temps, et c’est de cela que surgit, non point la prophétie, mais l’expression de l’essentiel. Chez les grands poètes, l’avenir relève du présent immédiat, car le temps est toujours aboli dans le poème. Hugo ne dit pas autre chose lorsqu’il écrit : « La forme, c’est le fond qui remonte à la surface ». Les poètes ont dés lors cet immense avantage sur les politiciens de ne pas avoir besoin d’imaginer l’avenir : il est déjà là. C’est en ce sens que je disais que la poésie est une forme supérieure, non de la, mais du politique. 12
Je m’arrête pour vous faire un aveu, Stéphane. Je tenais à publier ce livre avec vous parce que je savais aussi que vous entreteniez un rapport remarquable avec la poésie. Je vous dirai même que cela, avant de connaître vos positions, de vous entendre exprimer votre éthique, défendre vos engagements, alimentait ma sympathie spontanée pour vous. Vous jouissiez d’un a priori positif chez moi car, me disais-je, un homme qui aime ainsi la poésie, qui raconte comment il tint le coup dans des moments difficiles de sa vie en « se déclamant » des poèmes, ne pouvait être que formidable. Comment en êtes-vous venu à cette relation avec la poésie ? Stéphane Hessel : Depuis longtemps, j’ai le sentiment que l’homme est un locuteur avant tout, c’est-à-dire que ce qui distingue l’homme des autres espèces animales, c’est qu’il parle. Or, la parole nou a été acquise on ne sait il y a combien de centaines de milliers ou de millions d’années, mais elle a d’abord servi à donner les ordres. Elle a donc d’abord été la parole du commandement, puis, par la suite, dans toutes les cultures, le poète est intervenu pour dénoncer l’insuffisance
du commandement. Il y a donc d’abord la parole d’ordre, parole de raison, mais qui ne communioque pas ce qu’en nous nous avons tous d’imaginatif et de contestataire. Et puis il y a l’autre parole, la poésie, qui, à mes yeux, est essentiellement contestation. Elle se situe entre les trois termes grecs fondamentaux des valeurs : la beauté, la bonté, la vérité. Il existe un merveilleux texte de Paul Valéry, qu’il a écrit après avoir lu un autre merveilleux texte, Eureka, d’Edgard Allan Poe, dans lequel ce dernier a essayé d’exprimer les rapports de l’individu au cosmos. Ce petit livre, dont le début est assez mal fichu mais dont la suite est admirable, a beaucoup impressionné Valéry, Eureka, c’est la vérité. Et Valéry, en affirmant que « la beauté poétique est le chemin le plus sûr de la vérité », relie beauté et vérité par la poésie. Si nous observons les hommes politiques, nous constatons que les plus méprisables d’entre eux sont obnubilés par le pouvoir, et uniquement par le pouvoir, alors que les plus lucides cherchent en premier lieux le bien des sociétés dont ils assument une part de responsabilité. Pour y parvenir, ils ont besoin de poésie. C’est la poésie qui guide la pensée lorsqu’elle va au-delà de la simple considération du réel et du rationnel, c’est elle qui la dote d’une vision. Une politique
n’est admirable que si elle est visonnaire, et elle n’est visonnaire que si elle est nourrie par la poésie. Elias Sanbar : Valéry que vous venez de citer, est un autre exemple vivant de ces fulgurances dont je parlais à l’instant. Je pense, notamment, aux cinq volumes de Variété, à certains textes qui abordent le thème de la modernité et qui, il faut le dire, dépassent en pertinence nombre d’essais savants. C’est d’ailleurs un privilège de la littérature que sa capacité de dire le réel infiniment mieux que l’essai. Je dis souvent que, pour connaître la société russe du XIXe siècle, rien ne vaut la lecture de Dostoïevski, tout comme la Recherche de Proust est, outre sa magie esthétique, une incroyable description d’une certaine société française à l’orée du XXe siècle. Alors, si le roman jouit déjà de tels atouts, que dire du miracle du poème ? Vous venez d’évoquer l’homme en tant que locuteur et cela me fait penser à des études qui affirment que l’homme, même lorsqu’il était seul, lisait à voix haute, que la lecture silencieuse est une pratique tardive des humains.
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Pero yo vengo – Mais je viens Mario Benedetti, (Uruguay) Traduction inédite de Wilma Jung – Janvier 2012
Pero vengo
Mais je viens
En dondequiera que se viva, comoquiera que se viva, siempre se es un exiliado.
Que l’on vive n’importe où, que l’on vive n’importe comment, on est toujours un exilé.
Álvaro MUTIS
Álvaro MUTIS
Más de una vez me siento expulsado y con ganas de volver al exilio que me expulsa y entonces me parece que ya no pertenezco a ningún sitio a nadie
Plus d’une fois je me sens expulsé et avec l’envie de revenir à l’exil qui m’expulse et alors il me semble que je n’appartiens plus à aucun endroit à personne
¿será un indicio de que nunca más podré no ser un exiliado ? ¿que aquí o allá o en cualquier parte siempre habrá alguien que vigile y piense éste a qué viene?
serait-ce un indice de ne plus jamais pouvoir être un non-exilé ? qu’ici ou là-bas ou n’importe où il y aura toujours quelqu’un qui veille et qui pense celui-ci pourquoi vient-il ?
y vengo sin embargo tal vez a compartir cansancio y vértigo desamparo y querencia también a recibir mi cuota de rencores mi reflexiva comisión de amor
et je viens néanmoins peut-être pour partager fatigue et vertige abandon et estime aussi pour recevoir ma part de rancœurs ma raisonnable part d’amour
en verdad a qué vengo no lo sé con certeza pero vengo
à dire vrai pourquoi je viens je ne le sais pas avec certitude mais je viens
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Uno no escoge Gioconda Belli
Uno no escoge Uno no escoge el país donde nace; pero ama el país donde ha nacido. Uno no escoge el tiempo para venir al mundo; pero debe dejar huella de su tiempo. Nadie puede evadir su responsabilidad. Nadie puede taparse los ojos, los oídos, enmudecer y cortarse las manos. Todos tenemos un deber de amor que cumplir. una historia que nacer una meta que alcanzar. No escogimos el momento para venir al mundo. Ahora podemos hacer el mundo en que nacerá y crecerá la semilla que trajimos con nosotros. http://www.poeticas.com.ar/Directorio/Poetas_miembros/Gioconda_Belli.html
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FORMAS Alejandra Pizarnik
no sé si pájaro o jaula mano asesina o joven muerta jadeando en la gran garganta oscura o silenciosa pero tal vez oral como una fuente tal vez juglar o princesa en la torre más alta. Uno http://www.los-poetas.com/e/pizarnik1.htm#FORMAS
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PREMIÈRE PARTIE
Séminaire du Programme printemps 2012
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POURQUOI SE LANCER DANS L’AVENTURE D’UN SéMINAIRE PUBLIC GRATUIT ? Le Séminaire, intitulé Une philosophie générale d’ouverture à un seul monde (One World) a été organisé par trois personnes, Graziella de Coulon, co-présidente de Solidarité Sans Frontières (SOSF), Berne, Christophe Tafelmacher, de SOS-ASILE Vaud et des Juristes Démocrates de Suisse, Lausanne et Marie-Claire Caloz-Tschopp, dir. de Programme au CIPh, Genève, cadre dans lequel il a pu être organisé entre Lausanne (salles de l’Université) et Genève (salle de l’Université ouvrière, UOG). Chacun.e des trois explique les motivations de son engagement dans un tel projet de formation dans l’espace public que nous voulons construire pour renforcer le mouvement social.
Pourquoi le Séminaire One World est important ?
Graziella de Coulon Je milite depuis longtemps pour la défense des droits des migrant.e.s. en Suisse, comme co-présidente de Solidarité Sans Frontières (SOSF) et comme membre de Droit de rester, une association qui fait le lien entre les différents groupes de résistance à la politique d’immigration suisse et je suis en contact permanent avec des migrant.e.s victimes de cette politique. Dans la pratique de l’engagement quotidien on risque l’isolement, l’enfermement dans l’espace de la migration sans ouverture sur d’autres luttes qui découlent de la même volonté politique dictée par les forces réactionnaires de l’ultra-libéralisme qui visent la destruction de l’Etat, des droits et banalise la violence. Une réflexion philosophique et politique critique sur l’état actuel de la société suisse 20
et européenne, l’enseignement des luttes du passé, les luttes actuelles ailleurs dans le monde, est importante pour la construction d’une résistance commune entre les ouvrièr. ère.s, les paysan.ne.s, les migrant.e.s, les femmes, etc.. Le seminaire One World a été un espace public commun qui refuse l›Apartheid et appelle à l›ouverture d›une lutte sociale aux autres luttes. La nouvelle société vivante que nous voulons doit pouvoir lier les luttes minoritaires aux grandes questions de l›écologie et du social, donner la priorité à la justice, à l›égalité et à la liberté et se réapproprier lr commun qui nous a été volé. Les migrant.e.s vivant en Suisse et ailleurs, les personnes qui sont à leur coté ont besoin de solidarité mais cela ne suffit pas. Ils demandent aussi une réflexion sur les moyens urgents et appropriés pour la défense de leur droits : droit à la liberté de mouvement (qui ne se limite pas à la libre circulation économique), la sécurité, la dignité, l›intégrité, la protection sociale, le
droit à la vie. Déporté.e.s d›un pays à l›autre, mis.e.s à l’écart de la société, chassé.e.s, soumis.e.s à l›arbitraire, les migrant.e.s sont plus que jamais le prisme à travers du quel juger une société. Nous l›avons fait un travail approfondi de réflexion et d’évaluation dans le document Une philosophie générale d’ouverture à un seul monde, One World. Nous l’avons édité, traduit dans trois langues (français, allemand, italien). C’est un document fondamental qui a fourni l’occasion d’approfondissements, de discussions et d’échanges pendant le Séminaire et après. Le document s›est enrichi des différents apports des invité.e.s et des participant.e.s. Il faut espérer qu’au delà de la réflexion indispensable, se crée un front uni, diversifié et combatif pour une société meilleure et en paix.
Prendre du recul pour penser le monde et mieux agir
Christophe Tafelmacher A l’origine de mon adhésion au projet, il y a l’expérience d’une rencontre provoquée par la Ministre suisse socialiste chargée des questions d’immigration et d’asile en octobre 2011 avec diverses organisations de terrain. Bien que, nous ayons été accueillis aimablement, l›écoute de nos points de vue et observations n›a été que formelle. Nous avons été limités dans notre temps de parole, et dans l›amplitude des sujets à aborder. Ainsi, il n›était pas question de discuter des liens entre politique du droit d’asile officielle et l›existence de centaines de milliers de personnes sans statut légal en Suisse. Pas question non plus d›élargir la réflexion au-delà des débats législatifs qui faisaient l›actualité, à savoir un énième
projet de révision de la Loi sur l’asile (LAS) présenté comme indispensable. Au final, tout le dispositif de cette consultation limitée avec des gens du terrain a gardé un voile opaque sur les buts réellement poursuivis par les responsables gouvernementaux. En parallèle, en Suisse depuis le milieu des années 1980 une habitude s’est installée. Les partis politiques représentés au Parlement national agitent l’opinion publique autour des questions d’asile et d’immigration, comme s’il s’agissait véritablement du problème central de la société helvétique. La manière de poser le débat présenté dans la consultation ne me paraissait pas plus pertinentes qu’auparavant. Je ressentais le besoin de développer une réflexion qui se situe en-dehors des cadres institutionnels ou du cadre des partis. Nécessité aussi de sortir du discours dominant et de repérer d’autres liens et explications que celles qui nous sont habituellement données sur le fonctionnement de notre société et des rapports de pouvoir qui s’y jouent. En ma qualité d’avocat et de membre des Juristes démocrates suisses (JDS), je suis particulièrement sensible à la question des droits fondamentaux. Or, ces dernières années ont vu se mettre en place des politiques diverses dans plusieurs domaines, qui toutes concourent à démanteler les garanties offertes par ces droits aux individus, et à détruire ce qui est appelé « l’Etat de droit ». Cette évolution représente un défi pour les mouvements sociaux et les militants politiques, qui doivent prendre du recul pour mieux définir les réponses à apporter à l›offensive du total-libéralisme. Surtout, il faut réussir à dépasser nombre de clivages qui produisent un émiettement de la résistance, une reproduction des divisions que les forces dominantes veulent imposer à nos esprits.
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Au terme du Séminaire, nous avons pu montrer à la fois la nécessité de réenvisager le « commun » face à la société déchiquetée qui est la nôtre aujourd›hui. C›est aussi la revendication d›une égalité radicale des êtres humains, qui doit être affirmée, réaffirmée et martelée face à toutes les propositions politiques qui visent à mettre les individus en concurrence dans toutes les sphères de l›existence. La question du dépassement du droit existant a aussi été bien posée. On ne saurait se contenter de s›arc-bouter sur une défense désespérée des vieux acquis de l›Etat de droit. Il faut aussi repérer les failles dans la construction historique de ce dernier, concevoir une démocratie en mouvement et en débat permanent, affirmer des droits qui protègent les individus au-delà de leurs nationalités et de leurs statuts de séjour. Notre texte initial Une philosophie générale d’ouverture à un seul monde (One World) s’achève par une série de propositions de changement, à court et moyen terme. Le temps a malheureusement manqué pour pouvoir discuter en profondeur la longue liste de propositions de mesures qui entendaient concrétiser la réflexion et donner des perspectives d’action. Mais, le temps du Séminaire, nous avons réussi à nous réapproprier la politique pour recréer du « commun ». La production intellectuelle, les discussions nourries ont posé des jalons pour d›autres réflexions et actions futures. C›était le pari. Nous pensons l›avoir gagné.
que la colère–1 s’installe relayée par la fatigue, le refus devant l’enfermement d’habitudes et de discours de légitimation de la force enfermés dans la violence d’Etat et de société. Des consultations sans but concret, des plus hautes autorités fédérales tentent de nous entrainer dans le cercle de la force. De nous faire consentir à l’enfermement. Pourquoi refusons-nous ? Ces trente dernières années, l’oubli de l’hospitalité à la base du droit international et de la paix s’est installé à part de brèves éclaircies–2 de luttes. L’hospitalité n’est pas un principe énoncé par les Constitutions fédérales et cantonales. Christophe Blocher n’en parle pas. Qui en parle aujourd’hui dans les médias, les débats publics? Qui écrit Hospitalité sur les murs ? C’est pourtant un ciment de la vie en société, de l’invention démocratique où se travaille la violence, où comme Ulysse, on ruse avec la guerre pour inventer une autre société. Hannah Arendt distingue la force et la puissance dans son analyse du pouvoir. Elle montre que la force du tyran est isolée, instrumentale qu’elle se délite et que la puissance d’agir ensemble est fragile, mais qu’elle permet la construction d’une politique d’invention de la liberté et de la pluralité. A plusieurs, on sent mieux le soufle de la liberté, le désir d’égalité. On est puissants pour imaginer, agir. La distinction critique d’Arendt pour identifier le type de pouvoir en jeu permet de prendre du recul, comme l’écrit Christophe Tafelmacher. L’acharnement gestionnaire d’un Etat policier sécuritaire sur des populations
Une colère qui appelle la réflexion et le débat
Marie-Claire Caloz-Tschopp A certains moments dans la vie, il faut peu pour que le verre de l’indignation déborde 22
1 Caloz-Tschopp Marie-Claire, « Colère, Courage, Création politique. Questions pour une recherche » in, Caloz-Tschopp M.C. (dir.), Colère, Courage et Création politique. La théorie politique en action, Paris, l’Harmattan, 2011, 7 volumes. Ces livres se trouvent dans les grandes bibliothèques publiques de Lausanne et Berne. 2 La solidarité avec les réfugiés chiliens, les expériences de refuges dans diverses villes de Suisse (Zurich, Lausanne, Genève) dans les années 1980-1990, etc…
exilées, fragilisées, précarisées, sans statut à la recherche de protection, d’appartenance politique est la preuve de l’impuissance de la force. On enferme des milliers d’individus dans des camps-prisons de plus en plus grands, froids, anonymes (modèle hollandais). On construit des prisons. C’est le modèle fordiste du droit d’asile. On expulse les plus récarcitrants dans des renvois forcés. Des individus innocents courent un danger de mort dans des dispositifs inhumains. La politique d’immigration et du droit d’asile produit des morts en Suisse, en Europe, aux frontières des pays riches. La politique des prisons produit des morts. La technification des dispositifs, des outils cache la déshumanisation, la violence. Elle banalise un système politique constitué par le fait de « donner la mort », comme dit Jacques Derrida. Une ligne rouge est franchie. Le tabou Tu ne tueras point est levé dans les politiques publiques. C’est inacceptable. Normalement, dans le cadre de ma fonction au Collège International de Philosophie (CIPh), je suis tenue d’organiser un Séminaire par année. Un fait, un mot, des gestes m’ont poussée à en organiser deux–3 en une seule année (2012), dont le Séminaire One World. Il faut dire que la pratique de la sémiologie rend très sensible aux mots, aux discours, aux gestes. Il faut dire aussi que la pratique de formation et de recherche en théorie politique, en philosophie politique apprend qu’il est possible de ruser avec la violence, en pensant les pièges de la force, en évaluant avec d’autres ce que nous vivons. L’imagination est une puissance d’action qui, quand elle est partagée, peut limiter la force. Ouvrir des brèches.
3 L’autre Séminaire, ainsi qu’un colloque s’est déroulé au Chili en novembre et décembre 2012. Voir enregistrements, matériaux, revue en ligne Repenser l’exil no. 3 (disponible en septembre 2013) sur le site exil-ciph.com
Le mot de trop, qui s’est transformé en motvalise dans un tissus de discours en quelques jours a été une déclaration de la Ministre de Justice et Police de Suisse: « je n’ai pas de tabou en matière de migration ». Quel tabou fallait-il donc lever, me suis-je demandée au moment où à l’aéroport de Zurich, un migrant mourrait dans le dispositif très sophistiqué d’expulsion forcée ? Lever un tabou pour banaliser le fait que la mort est constitutive de la politique d’mmigration aujourd’hui ? Nous le savons depuis que des géographes comptent les morts aux frontières de l’Europe en établissant une cartographie des cimetières sans sépulture (GISTI). Le savoir c’est une chose. Le dire, à partir de la plus haute fonction officielle, en levant un tabou c’est un pas de plus franchi, qui ouvre d’autres abîmes. Le cynisme nihiliste est une politique dangereuse. Autre chose m’a aussi motivée. Depuis 1931, la xénophobie, le racisme installent à coup de dispositifs une division entre étrangers et suisses dans le marché du travail, l’Etat, la société. L’apartheid est constitutif des politiques migratoires, du droit d’asile et du marché du travail. La paroi de verre divise notre vie quotidienne. L’apartheid est non seulement notre présent, mais notre horizon futur, comme l’a bien expliqué le politologue Laurent Monnier–4. La vie politique en Suisse dispose d’outils de démocratie directe (initiative, référendum). Fait positif. Quand ces outils sont manipulés, utilisés de manière perverse par certains courants politiques, le jeu politique ne s’oriente pas forcément vers une plus grande liberté, égalité. Quand la démagogie s’empare de la démocratie, la haine de la démocratie–5 gagne du terrain. Cibler les étrangers, en caressant la passion de la 4 Voir son texte sur le site exil-ciph.com 5 Rancière Jacques, La haine de la démocratie, Paris, La Fabrique, 2005.
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haine, installer une logique de différence « expulsive » articulée à la surexploitation des travailleurs, c’est tellement devenu banal qu’on ne le voit plus. C’est tenter de nous faire croire qu’ils ne sont pas comme nous, que la division hiérarchique expulsive, guerrière est la base du contrat politique entre tous les habitants de Suisse (ici). En bref, c’est installer la haine de la démocratie. Pendant que nous nous laissons emprisonner dans la logique de la différence, de la haine à la base de l’apartheid, pendant que nous allons sur le terrain de Christoph Blocher et de l’UDC, nous oublions qui nous sommes et quels sont les problèmes centraux de la société suisse, de l’Europe de classe aux prises avec la globalisation. Nous oublions que la politique nous appartient. Nous sommes trop facilement crédules. Nous perdons de vue nos propres intérêts, notre propre sécurité, nos rêves de changement, notre désir de justice. Nous nous dispersons. Nous écoutons les syrennes de la haine. Nous leur cédons. Je pense souvent que si j’étais Christoph Blocher je m’arrangerais pour inciter un référendum par des propositions antiétrangers au moins chaque deux ans. Le magicien occupe la scène médiatique, fait tourner la roue de la machine politicienne, distraie l’adversaire en l’enfermant dans un terrain piégé. Il nou empêche d’être stratège, inventif, actif. Nous avons besoin de mettre de la cire dans nos oreilles. Pour libérer notre puissance de penser, dégager d’autres modes d’action liées à la fameuse démocratie directe–6 à réinventer pas à pas. Elle a une longue histoire. Plutôt que de nous diviser, qu’avonsnous de commun à créer ? Plutôt que de participer à la destruction la démocratie 6 Chollet Antoine, Défendre la démocratie directe. Sur quelques arguments antidémocratiques des élites suisses, Lausanne, Presses polytechniques universitaires romandes, 2011.
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directe en participant à sa perversion, que savons-nous de l’invention démocratique, cette puissance d’agir qui appartient au « peuple » ? Pas le peuple des populistes–7, celui des « sans part » comme dit Jacques Rancière dans son livre La mésentente–8, celui qui, de fait, aspire à l’appartenance politique dans « un seul monde ». Pour travailler la colère et éloigner la haine, cela méritait examen, réflexion, imagination. Organiser un Séminaire au printemps 2012 avec Graziella et Christophe est un outil, un lieu public gratuit. Pour interroger des mécanismes aveugles de passages à l’acte induits. Nous renforcer. Nous avons fait l’expérience d’un bout d’espace public libéré pour la réflexion, le débat. Nous savons que ce n’est pas facile. Nous savons les efforts que nous avons dû faire pour qu’il existe. Nous savons ce que ça coûte d’aller contre le vent. Nous savons ue l’incertitude donne le vertige. Nous avons pu écouter, parler, débattre, nous former, penser collectivement. Nous avons créé de la richesse politique et philosophique. Nous avons franchi un pas du public au commun comme l’explique bien Christian Laval. C’est un bien commun précieux accumulé. Continuons l’aventure.
7 Un nouveau jeu de mots est apparu dans les médias à propos du succès électoral de Oscar Freysinger, de l’UDC au Conseil d’Etat du canton du Valais. De « populiste », Oscar Freysinger serait ainsi devenu… « populaire », légitimé par un système électoral embrouillé dans des débats impliquant en fait des choix de société sur un mode de croissance postulé sans fin, sans limites. Voir le Courrier, 4 mars 2012. 8 Rancière Jacques, La mésentente, Paris, Galilée, 1995.
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One world Démocratiser la démocratie Urs Marti, prof. Université de Zürich
Si les principes de liberté et d’égalité constituent les bases normatives de la conception moderne de démocratie, la signification de ces termes a changé plusieurs fois depuis le 17ème siècle jusqu’au présent. Ce qui est particulièrement remarquable, c’est le fait que, malgré une rhétorique marquée par le droit naturel, le concept crucial des débuts de la pensée politique libérale n’est ni la liberté, ni l’égalité, mais la propriété. C’est le cas notamment chez John Locke, qui est considéré comme un des premiers inspirateurs de l’idée des droits de l’homme. En effet, il a écrit dans son Traité sur le gouvernement (II, 4) : je cite « Pour bien connaître la véritable origine du pouvoir politique, « il faut considérer dans quel état tous les hommes sont naturellement. C›est un état de parfaite liberté, un état dans lequel, sans demander de permission à personne, et sans dépendre de la volonté d›aucun autre homme, ils peuvent faire ce qu›il leur plait, et disposer de ce qu›ils possèdent et de leurs personnes […], pourvu qu›ils se tiennent dans les bornes de la loi de la Nature. Cet état est aussi un état d›égalité; en sorte que tout pouvoir et toute juridiction est réciproque, un homme n›en ayant pas plus qu›un autre. Car il est très évident que des créatures d›une même espèce et d›un même ordre, qui sont nées sans distinction, qui ont part aux mêmes avantages de la nature, qui ont les mêmes facultés, doivent pareillement être 26
égales entre elles sans nulle subordination ou sujétion, à moins que le seigneur et le maître des créatures n›ait établi, par quelque manifeste déclaration de sa volonté, quelques-unes sur les autres. » Locke parle d’un état de nature pour expliquer que l’homme en tant que créature de Dieu possède des droits qui correspondent aux lois de la nature. Aucun pouvoir temporel n’est autorisé de violer ces droits. Si on prend littéralement la citation de Locke, tous les hommes sont donc libres et égaux. En plus, tous les hommes peuvent disposer de ce qu’ils possèdent. Autrement dit : tous les hommes sont propriétaires. Evidemment Locke savait très bien qu’en réalité tous les hommes ne sont pas propriétaires. Supposons donc qu’il y ait des propriétaires et ceux qui ne possèdent rien – peut-on dire néanmoins que ceux qui ne possèdent rien sont libres et égaux dans la même mesure que les propriétaires ? Locke est assez clair sur ce point quand il parle des esclaves (II, 85) : « qui ayant été faits prisonniers dans une juste guerre, sont, selon le droit de la nature, sujets à la domination absolue et au pouvoir arbitraire de leurs maîtres. » Les esclaves sont, par définition, des sans droits, ils n’ont ni droit à la vie, ni à la liberté, ni à des biens. Si, d’après Locke, les esclaves ne peuvent être considérés comme membres de la société civile, c’est justement parce que la fin
principale de cette société est de conserver et maintenir les biens propres. Seuls les propriétaires peuvent donc être membres de la société civile, c’est-à-dire citoyens. L’esclave n’est pas libre par définition. Mais il y a une troisième catégorie d’hommes. Il ne sont ni maîtres / propriétaires ni esclaves. Locke parle des serviteurs et il explique : « un homme libre se rend serviteur et valet d›un autre, en lui vendant, pour un certain temps, son service, moyennant un certain salaire. » C’est donc du travailleur salarié dont il s’agit. Encore une fois il faut poser la question : est-ce que le serviteur respectivement le travailleur est libre et égal dans la même mesure que le maître / propriétaire ? Et encore une fois la réponse est négative. Locke prétend que la propriété privée doit sa légitimité au travail, aux efforts des individus. S’il y a des riches et des pauvres, la différence s’explique donc par le fait que les uns ont travaillé et les autres ont été oisifs. Pour citer Locke : « Dieu a donné la terre aux hommes en commun : mais […] on ne saurait supposer et croire qu›il entend que la terre demeure toujours commune et sans culture. Il l›a donnée pour l›usage des hommes industrieux, laborieux, raisonnables; non pour être l›objet et la matière de la fantaisie ou de l›avarice des querelleurs, des chicaneurs. » (II, 34). Personne ne doit donc « troubler un autre dans une possession qu›il cultive à la sueur de son visage. » S›il y a des hommes qui ne possèdent rien sauf leur puissance de travail, la cause en est leur infériorité morale et intellectuelle ; ils ne sont ni raisonnables ni laborieux. Sans doute Locke savait parfaitement que les grands propriétaires terriens peuvent très bien être oisifs, alors que des travailleurs doivent faire tous leurs efforts afin de pouvoir se payer les biens nécessaires pour leur survie. Locke est donc convaincu – est souvent il le dit explicitement – qu’il y a
deux classes d’hommes. Les propriétaires terriens et les journaliers ne sont pas égaux. L’inégalité sociale est voulue par Dieu, et elle n’est finalement que le résultat des inégalités morales et intellectuelles. Par conséquent le travailleur ne peut être un membre de pleine valeur et à juste titre de la société civile. Il n’est pas libre et autonome. Afin de pouvoir subsister, il doit se soumettre au propriétaire et à sa bonne volonté et donc accepter une situation de dépendance ; il ne peut pas disposer librement de son temps afin de s’instruire ; il a besoin d’être guidé et n’est donc pas capable de s’autogouverner en tant que citoyen. Balibar a très bien expliqué le « rapport existant chez Locke […] entre une métaphysique du sujet dont la conscience devient la marque d’identité et une théorie politique qui généralise ou mieux ‘universalise’ l’idée de citoyenneté, en tant que chaque individu peut être considéré comme ‘propriétaire de soi-même’ […], et dans la mesure seulement où il exerce réellement cette propriété. » (Citoyen sujet, 2011, 134). Outre Locke c’est Jean-Jacques Rousseau qui est considéré comme un des inspirateurs de l’idée des droits de l’homme et encore plus spécialement des idées modernes de citoyenneté et de démocratie. Rousseau est fortement influencé par Locke et comme celui-ci il est également convaincu que la propriété est le fondement de la société civile. Mais contrairement à Locke, Rousseau ne pense pas que l’existence des riches et des pauvres soit voulue par Dieu. Il s’agit plutôt d’un scandale qui s’explique par une longue histoire de progrès technique, scientifique, économique, culturel er moral, une histoire qui s’étale sur plusieurs millénaires. C’est dans le Discours sur l’inégalité parmi les hommes que Rousseau raconte cette histoire. Supposons un passé lointain. L’interdépendance entre les hommes est
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pratiquement inexistante. Chaque individu est autarcique, autonome, et donc libre, parce qu’il ne dépend pas des autres et n’a rien à craindre de leur conduite. Au cours de la coopération économique croissante et de la division du travail dans la société, cette indépendance est de plus en plus compromise. Parce que « les liens de la servitude » ne sont formés « que de la dépendance mutuelle des hommes et des besoins réciproques qui les unissent, il est impossible d’asservir un homme sans l’avoir mis auparavant dans le cas de ne pouvoir se passer d’un autre » comme l’explique Rousseau. Faisons maintenant un grand saut dans l’histoire de l’humanité. « Tant que les hommes […] ne s’appliquèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire, […] ils vécurent libres, sains, bons et heureux […] : mais dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ; dès qu’on s’aperçut qu’il était utile à un seul d’avoir des provisions pour deux, l’égalité disparut, la propriété s’introduisit, le travail devint nécessaire et les vastes forêts se changèrent en des campagnes riantes qu’il fallut arroser de la sueur des hommes, et dans lesquelles on vit bientôt l’esclavage et la misère germer et croître avec les moissons. » L’homme perd donc sa liberté et son indépendance. Dans la mesure où ses besoins augmentent, il est assujetti « à ses semblables dont il devient l’esclave en un sens, même en devenant leur maître ; riche, il a besoin de leurs services ; pauvre, il a besoin de leur secours. » C’est justement la différence croissante entre richesse et pauvreté qui provoque des conflits de plus en plus violents dans la société naissante. Si cette situation est dangereuse pour les riches comme pour les pauvres, les riches ont beaucoup plus à perdre dans une guère civile généralisée. Pressés par la nécessité, ils conçoivent donc « le projet le plus réfléchi qui soit jamais entré dans l’esprit humain ; » en instituant un Etat et en donnant des lois, ils emploient 28
en leur faveur les forces mêmes de leurs ennemis et font leurs défenseurs de leurs adversaires. Ce projet, c’est évidemment la fondation de l’Etat. Cet acte, Rousseau le décrit de la manière suivante : « Tous coururent audevant de leurs fers croyant assurer leur liberté ; car avec assez de raison pour sentir les avantages d’un établissement politique, ils n’avaient pas assez d’expérience pour en prévoir les dangers […]. Telle fut, ou dut être, l’origine de la société et des lois, qui donnèrent de nouvelles entraves au faible et de nouvelles forces au riche, détruisirent sans retour la liberté naturelle, fixèrent pour jamais la loi de la propriété et de l’inégalité, d’une adroite usurpation firent un droit irrévocable, et pour le profit de quelques ambitieux assujettirent désormais tout le genre humain au travail, à la servitude et à la misère. » Pour résumer cette longue histoire : L’homme perd sa liberté avec son autarcie, il la perd avec la coopération économique et sociale. L’intensification de la coopération et surtout de la concurrence crée des conflits et l’Etat est le seul moyen pour rétablir la paix. L’Etat est donc un mal nécessaire, mais il n’est pas une institution légitime, parce qu’il sert d’abord aux intérêts des privilégiés. Comme on le sait, Rousseau n’a pas voulu dire que toute forme d’Etat ou de gouvernement est forcément illégitime. Sous quelles conditions un Etat peut-il être légitime ? C’est la question à laquelle Rousseau veut donner une réponse dans son livre sur le Contrat social. Plus précisément, il s’agit de « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. » Et la réponse est : « Chacun de nous met en
commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. » (CS I, 6) Il n’est pas nécessaire ici d’entrer dans les détails de la théorie du contrat social. Le point qui m’intéresse est le suivant : Si dans le discours sur l’inégalité la liberté est conçue comme indépendance, dans le contrat social elle est conçue comme autonomie politique. Quel est donc le rapport entre ses deux conceptions ? Etre autonome signifie : se donner soi-même la loi. Celui qui est forcé de se soumettre à une autorité politique n’est évidemment pas libre. Par contre celui qui s’oblige à respecter une loi qu’il conçoit comme l’expression de sa libre volonté est libre. Il accepte des lois qui sont censés de régler sa conduite, mais en tant que citoyen, c’est-à-dire en tant que membre du pouvoir législatif, il est soi-même l’auteur de ces règles et par conséquent capable de contrôler soi-même sa conduite. Tous les citoyens sont égaux en tant que sujets de la loi et en même temps en tant que législateurs. Par contre ils ne sont pas égaux au sens économique ou social. Pourtant la fonction des lois consiste précisément à empêcher que ces inégalités produisent des privilèges et des dépendances dans la sphère publique. Je cite Rousseau (CS II, 11) : « Si l’on recherche […] qui doit être la fin de tout système de législation, on trouvera qu’il se réduit à deux objets principaux, la liberté et l’égalité. La liberté, parce que toute dépendance particulière est autant de force ôtée au corps de l’État; l’égalité, parce que la liberté ne peut subsister sans elle. […] À l’égard de l’égalité, il ne faut pas entendre par ce mot que les degrés de puissance et de richesse soient absolument les mêmes; mais que, quant à la puissance, elle soit audessous de toute violence, et ne s’exerce jamais qu’en vertu du rang et des lois; et,
quant à la richesse, que nul citoyen ne soit assez opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être contraint de se vendre. » Il est donc indéniable selon Rousseau que « les lois sont toujours utiles à ceux qui possèdent et nuisibles à ceux qui n’ont rien. D’où il suit que l’état social n’est avantageux aux hommes qu’autant qu’ils ont tous quelque chose, et qu’aucun d’eux n’a rien de trop. » (CS I, 9). Si Rousseau est un penseur beaucoup plus critique que Locke et que ses sympathies envers l’idée de la démocratie sont indubitablement plus sincères, il partage pourtant avec Locke la conviction qu’il n’est ni possible ni désirable de transformer radicalement les sociétés, c’est-à-dire les structures sociales et économiques. Le citoyen de Rousseau ne peut être ni une femme ni un homme sans ressources. Ce n’est qu’avec Karl Marx qu’une nouvelle philosophie politique s’annonce. En acceptant, même en saluant le progrès et le dynamisme révolutionnaire de l’économie capitaliste, Marx change radicalement les conceptions de liberté et d’autonomie. Dans ses réflexions sur la question juive, Marx cherche à élucider les raisons qui peuvent expliquer la distinction entre les « droits de l›homme » et les « droits du citoyen ». L’homme distinct du citoyen est, d’après lui, le membre de la société bourgeoise, c›està-dire l›homme égoïste, séparé des autres hommes et de la communauté. La liberté que lui garantit la déclaration des droits de l’homme, ne repose pas sur les relations entre les hommes mais plutôt sur la séparation de l›homme d›avec l›homme. Ainsi le droit de propriété est le droit de jouir de sa fortune et d›en disposer à son gré, sans se soucier des autres hommes, indépendamment de la société. C›est cette liberté qui forme la base de la société bourgeoise. Mais « le droit de liberté cesse d›être un droit, dès qu›il entre
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en conflit avec la vie politique ». Pour résumer, on peut dire que le résultat des grandes Révolutions américaines et françaises est paradoxalement la dépolitisation de la société civile. La fonction de la politique se réduit à gérer les affaires privées des hommes. Elle ne peut et ne doit pas être un moyen pour changer les conditions de leur vie privée ou de leur travail. Ces conditions apparaissent comme la base naturelle de toute société possible. L›homme privé est considéré comme l›homme proprement dit, tandis que le citoyen, l›homme politique n›est considéré que comme un être abstrait et artificiel. Si, en tant que citoyen, l’homme a le droit de participer aux décisions politique, ce droit ne vaut pas grande chose pour lui, parce que les décisions politique ne doivent pas concerner les conditions sous lesquelles il vit, agit et travaille. Rousseau dit, dans le Contrat social (II, 7) : il faut que celui qui veut instituer un peuple « ôte à l›homme ses forces propres pour lui en donner qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage sans le secours d›autrui. » En renversant cette formulation Marx constate que « L›émancipation humaine n›est réalisée que lorsque l›homme a reconnu et organisé ses forces propres comme forces sociales et ne sépare donc plus de lui la force sociale sous la forme de la force politique. » Dans les sociétés modernes, le monde des besoins, du travail et des intérêts privés, le monde de l’économie et des inégalités sociales est donc conçu comme la base naturelle de la sphère politique. Ainsi les citoyens dans leur majorité ne disposent pas, malgré l’attribution des droits du citoyen, du pouvoir d’organiser et de transformer les conditions de leur vie et de leur travail. Regardons maintenant ce que Marx entend par liberté, autonomie et dépendance. C’est surtout dans l’Idéologie allemande qu’on
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trouve des précisions. « La puissance sociale, c›est-à-dire la force productive décuplée qui naît de la coopération des divers individus conditionnée par la division du travail, n›apparaît pas à ces individus comme leur propre puissance conjuguée, parce que cette coopération elle-même n›est pas volontaire, mais naturelle; elle leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d›eux, dont ils ne savent ni d›où elle vient ni où elle va, qu›ils ne peuvent donc plus dominer. » Dans l›histoire passée, c›est « un fait parfaitement empirique qu›avec l›extension de l’activité, au plan de l›histoire universelle, les individus ont été de plus en plus asservis à une puissance qui leur est étrangère. » Pour Marx, il s’agit, en dernière instance, du marché mondial. Mais il est, comme il ajoute, « tout aussi fondé empiriquement que cette puissance, si mystérieuse […] sera abolie par le renversement de l›état social actuel, par la révolution communiste […] et par l›abolition de la propriété privée. » Contrairement à Rousseau, Marx ne voit donc pas dans le progrès technique et scientifique un malheur. Le développement des forces productives peut très bien créer les conditions pour la libération des hommes. « La dépendance universelle, cette forme naturelle de la coopération des individus à l’échelle de l’histoire mondiale, sera transformée par cette révolution communiste en contrôle et domination consciente de ces puissances qui, engendrées par l’action réciproque des hommes les uns sur les autres, leur en ont imposé jusqu’ici, comme si elles étaient des puissances foncièrement étrangères ». Avec un optimisme remarquable, Marx affirme, dans les années quarante du 19ème siècle : « Nous en sommes arrivés aujourd›hui au point que les individus sont obligés de s›approprier la totalité des forces productives existantes, non seulement pour parvenir à une manifestation de soi, mais avant tout pour assurer leur existence. […] L›appropriation […] ne peut s›accomplir que
par une union obligatoirement universelle à son tour, […] et par une révolution qui renversera […] la puissance du mode de production et d›échange précédent, ainsi que le pouvoir de la structure sociale antérieure. C›est seulement à ce stade que la manifestation de l›activité individuelle libre coïncide avec la vie matérielle, ce qui correspond à la transformation des individus en individus complets et au dépouillement de tout caractère imposé originairement par la nature ». L’idée d’une libération et d’une autonomie totale des individus trouve son complément dans l’idée du communisme qui, chez Marx, a une signification tout à fait individualiste. Le Communisme « se distingue de tous les mouvements qui l›ont précédé jusqu›ici en ce qu›il bouleverse la base de tous les rapports de production et d›échanges antérieurs et que, pour la première fois, il traite consciemment toutes les conditions naturelles préalables comme des créations des hommes qui nous ont précédé jusqu›ici, qu›il dépouille celles-ci de leur caractère naturel et les soumet à la puissance des individus unis. […] L›état de choses que crée le communisme est précisément la base réelle qui rend impossible tout ce qui existe indépendamment des individus - dans la mesure toutefois où cet état de choses existant est purement et simplement un produit des relations antérieures des individus entre eux. » Nous avons donc chez Marx l’expression la plus radicale, la plus conséquente d’une idée de liberté et d’autonomie individuelle, qui inclut aussi bien la sphère politique que celles de l’économie et de la société. Mais bien entendu, l’individu ne peut réaliser sa liberté que sous condition qu’il agit en coopération avec les autres individus. Si les penseurs du 17ème et 18ème siècle comme Locke et Rousseau plaident pour un changement de la constitution, des formes
de gouvernement et de législation, ils ne veulent pas changer la société ; l’idée même d’une telle révolution leur est étrange. Marx par contre constate que les formes de pouvoir, qui peuvent menacer la liberté et l’autonomie des hommes, ne sont pas exercées exclusivement par les institutions politiques, mais également par les structures économiques. En plaidant, à la différence de Locke et Rousseau, pour une révolution non exclusivement politique, mais également économique et sociale, Marx ne tombe pourtant pas dans le piège de l’utopisme. C’est tout au contraire l’histoire du capitalisme qui lui apprend que le progrès économique peut avoir la force de transformer profondément, même de détruire les bases de la société, et que c’est par conséquent tout à fait réaliste de donner une autre direction à cette transformation. Le capitalisme n’est pas la fin de l’histoire. La « pression des rapports économiques », dont parle Marx, s’explique par l’asymétrie qui existe entre le propriétaire de capital et le travailleur. Ce dernier, s’il n’a rien à vendre sauf sa puissance de travail, est formellement libre, affranchi du servage. Il n’est pourtant pas libre de refuser un contrat de travail, même si ce contrat est totalement désavantageux pour lui, parce qu’il est privé de ses moyens de production et des garanties d’existence offertes par l’ancien ordre féodal. Le pouvoir d’agir est donc distribué inégalement entre les parties contractantes. Cette inégalité et cette limitation de la liberté de choisir sont, selon les doctrines dominantes au 19ème siècle comme aujourd’hui, des affaires purement privées. Pour Marx par contre, il s’agit bien des affaires politiques. La révolution sociale représente pour Marx l’opportunité de surmonter la séparation entre le pouvoir politique et administratif d’une part et une société civile dépolitisée d’autre part. La
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réappropriation de la compétence politique par le peuple tout entier présuppose l’annulation du partage entre politique, société et économie. Les problèmes de la politique, comme ils ont étés analysés par Marx, restent des problèmes majeurs de la politique moderne : il s’agit de la subordination de la politique aux intérêts des acteurs économiques puissants et de l’incapacité à donner aux gens dans leur majorité la chance de participer effectivement aux décisions qui les concernent. Venons-en maintenant à Castoriadis, Balibar, Rancière – tous les trois ont formulé des critiques parfois violents de la théorie de Marx. On ne peut pourtant pas comprendre leurs propres théories sans prendre en considération ce qu’ils doivent à Marx, à savoir la radicalisation des idées de politique, de révolution et de liberté. Pour expliquer la pensée de Castoriadis, j’aimerais donner l’exemple du débat sur le droit constitutionnel. Celui-ci est confronté, surtout depuis la Révolution Française, avec la question de savoir sur quel pouvoir reposent les règles politiques et juridiques qui mettent en ordre la société. De prime abord, la réponse semble aller de soi : c’est la constitution. Mais qu’est-ce qu’on entend par constitution ? Un pouvoir qui constitue un ensemble de relations entre les hommes, donc un pouvoir constitué. Mais ce pouvoir constitué n’a pas toujours existé, il n’est pas une création divine, mais bien une création des hommes. S’il y a un pouvoir constitué, c’est donc parce qu’il y a d’abord eu un pouvoir constituant, c’est-à-dire des actions et des décisions politiques. On pourrait souhaiter que ce pouvoir constituant s’efface devant le pouvoir constitué, afin que les relations politiques et sociales restent stables. Mais ce n’est évidemment pas le cas. L’activité politique des hommes ne s’arête pas et peut même viser une autre constitution.
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Cornélius Castoriadis a radicalisé cette pensée en parlant de société instituée et société instituante. Si un monde commun s’institue, il s’agit de l’établissement de ce qui existe ou n’existe pas, de ce qui est vrai ou faux, permis ou interdit, de ce qui a de l’importance ou n’en a pas, de ce qui est faisable ou n’est pas faisable. Mais, d’après Castoriadis, une société n’est jamais instituée définitivement, elle s’auto-institue, elle se transforme continuellement. Elle ne peut exister que grâce à une auto-altération permanente (Institution imaginaire de la société, fin). Pour citer Castoriadis : « La société, en tant que toujours déjà instituée, est autocréation et capacité d’autoaltération » (Pouvoir, politique, autonomie, in : Le monde morcelé, 1990, 113-139 (1988), citation p. 114). Si on peut dire que les Grecs ont créé la politique, ça signifie, selon lui, qu’ils ont mis en question explicitement l’institution établie d’une société existante. Ils ont découvert que l’ordre institutionnel n’a rien de sacré ni de naturel, mais qu’il relève du nomos, c’est-à-dire des lois et des conventions définis par les citoyens euxmêmes. « La création par les Grecs de la politique et de la philosophie est la première émergence historique du projet d’autonomie collective et individuelle. Si nous voulons être libres nous devons faire notre nomos. Si nous voulons être libres, personne ne doit pouvoir nous dire ce que nous devons penser » (129). Avec cette déclaration Castoriadis attire l’attention sur les concept de liberté et d’autonomie qui sont, d’après-lui, les questions de la vraie politique. « Presque partout, presque toujours les sociétés ont vécu dans l’hétéronomie instituée » (129). Si les sociétés se transforment, ce n’est donc pas forcément l’ensemble des citoyennes et citoyens qui décide d’une manière spontanée et réfléchie sur la voie de la transformation. Pour citer encore Castoriadis : « L’autonomie surgit, comme germe, dès que l’interrogation explicite et illimitée éclate, portant non pas sur des « faits » mais sur des
significations imaginaires sociales et leur fondement possible. Moment de création, qui inaugure et un autre type de société et un autre type d’individus. Je parle bien ici de germe, car l’autonomie aussi bien sociale qu’individuelle, est un projet. […] Le moment de la naissance de la démocratie, et de la politique, n’est pas le règne de la loi ou du droit, ni celui des « droits de l’homme », ni même l’égalité des citoyens comme telle : mais le surgissement dans le faire effectif de la collectivité de la mise en question de la loi. Quelles lois devons-nous faire ? C’est à ce moment-là que naît la politique ; autant dire, que naît la liberté comme socialhistoriquement effective » (130f). Etre autonome veut dire, pour le rappeler, se donner soi-même ses lois. Il va de soi qu’autonomie individuelle n’équivaut pas à liberté illimitée. Comme on l’a vu, le pouvoir instituant est beaucoup plus vaste, beaucoup plus difficile à définir que le pouvoir constituant. Si un pouvoir constitué peut garantir le droit de participer à la législation à tous les citoyennes et citoyens, un pouvoir institué ne peut évidemment pas de la même façon garantir à tous les membres de la société un droit de participer démocratiquement – pour prendre un exemple – à la création des moyens de communication ou à la définition des règles du comportement. La question cruciale, qui nous occupe toujours, a été formulée par Castoriadis de manière suivante : « peut-il y avoir démocratie, peutil y avoir égale possibilité effective pour tous ceux qui le veulent de participer au pouvoir, dans une société où existe et se reconstitue constamment une formidable inégalité du pouvoir économique, immédiatement traduisible en pouvoir politique » (135) ? Personne n’ignore que même dans la démocratie d’Athènes le mise en question des institutions est restée limité ; elle n’a changé ni le statut des femmes ni celui des esclaves (128). L’auto-institution explicite n’est donc pas devenu principe de l’activité
politique couvrant la totalité de l’institution sociale (156). En conclusion on peut dire avec Castoriadis qu’il s’agit de reformuler, en le corrigeant, le problème de Rousseau que j’ai cité plus haut : « Créer des institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société » (138). Si on déplore si souvent la crise de la démocratie, si l’on veut démocratiser la démocratie, ce malaise est dans doute causé par l’impression que les possibilités de participation effective sont distribuées d’une manière extrêmement inégale même dans les pays démocratiques les plus avancés. Jacques Rancière parle de la haine de la démocratie. Depuis Platon jusqu’à présent, cette haine tente de se justifier avec des raisons qui n’ont pas beaucoup changé. Selon Rancière, l’histoire « a connu deux grands titres à gouverne les hommes : l’un qui tient à la filiation humaine ou divine, soit la supériorité dans la naissance ; l’autre qui tient à l’organisation des activités productrices et reproductrices de la société, soit le pouvoir de la richesse. » (La haine de la démocratie, 2005, 53). Pour qu’il y ait communauté politique, il faut que les supériorités soient ramenées à un niveau d’égalité première entre les soi disant compétents et les soi-disant incompétents. Par conséquent, la démocratie n’est, selon la définition qu’en propose Rancière, « pas une forme particulière de gouvernement, mais le fondement de la politique ellemême, qui renvoie toute domination à son illégitimité première. Et son exercice déborde nécessairement les formes institutionnelles de la représentation du peuple. » Pour la même raison, l’égalité « n’est pas un but à atteindre, au sens d’un statut économique ou d’un mode de vie semblable pour tous. Elle est une présupposition de la politique.
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La démocratie est le pouvoir de n’importe qui, la contingence de toute domination. Ce n’est pas l’idée que le pouvoir doit travailler pour le bien du plus grand nombre mais celle que le plus grand nombre a vocation à s’occuper des affaires communes. L’égalité fondamentale concerne d’abord la capacité de n’importe qui à discuter des affaires de la communauté et à les mettre en œuvre. » (La Haine de la démocratie - Chroniques des temps consensuels. Mise en ligne le jeudi 15 décembre 2005 par Jacques Rancière. http://multitudes.samizdat.net/ La-Haine-de-la-democratie) Si, comme nous enseigne l’histoire, les sociétés ont depuis plusieurs millénaires tendance à créer des inégalités, Rancière constate que « avant les dettes qui mettent les gens de rien dans la dépendance des oligarques, il y a la distribution symbolique des corps qui les partage entre deux catégories: ceux qu’on voit et ceux qu’on ne voit pas, ceux dont il y a un logos – une parole mémoriale, un compte à tenir -, et ceux dont il n’y a pas de logos, ceux qui parlent vraiment et ceux dont la voix, pour exprimer plaisir et peine, imite seulement la voix articulée. » Rancière J. (1995): La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 45. L’égalité fondamentale abordée par Rancière, celle qui concerne la distribution des chances de pouvoir participer à la politique, est donc un principe qui pourrait éclairer notre conception de citoyenneté. C’est surtout Balibar qui a travaillé, ces derniers temps, sur les rapport entre homme, sujet et citoyen, et c’est dans le contexte de ces travaux qu’il a proposé la notion de l’égaliberté. Pourquoi égaliberté ? On connaît les batailles idéologiques qui sont menées régulièrement et dans lesquelles on se sert de l’un ou de l’autre principe pour démontrer qu’ils sont incompatibles. Evidemment la chance d’apprendre quelque
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chose sur la signification des termes en suivant ces batailles est minime. Balibar envisage d’examiner les effets subversifs d›une idée radicalement nouvelle, portant précisément sur le rapport de l›égalité à la liberté. Cette idée est l›identification des deux concepts. Si on veut bien lire à la lettre la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, elle dit, selon Balibar « en fait que l›égalité est identique à la liberté, est égale à la liberté, et inversement. Chacune est l›exacte «mesure» de l›autre. […] Sous l›équation de l›homme et du citoyen, ou plutôt en elle, comme la raison même de son universalité, réside la proposition de l›égaliberté. » Pourtant la distinction formelle des deux mots est nécessaire et elle s’explique aussi par des raisons historiques. Les révolutionnaires de 89 se battaient à la fois contre deux adversaires et contre deux «principes» : contre l›absolutisme, qui apparaît comme négation de la liberté, et contre les privilèges, qui apparaissent comme négation de l›égalité, donc contre la monarchie et l›aristocratie. Il ne faut pas, comme le soutient Balibar, concevoir l›égalité et la liberté comme des idées platoniciennes. Par contre, la proposition de l›égaliberté est, selon lui, « bel et bien une vérité, et une vérité irréversible, découverte par et dans la lutte révolutionnaire -- précisément la proposition universellement vraie sur laquelle ont dû, au moment décisif, s›accorder les différentes «forces» composant le camp révolutionnaire. » Pour expliquer plus concrètement son argument, Balibar fait observer qu’égalité et liberté « sont contredites exactement dans les mêmes conditions, dans les mêmes «situations», parce qu›il n›y a pas d›exemple de conditions supprimant ou réprimant la liberté qui ne suppriment ou ne limitent -- c›est-à-dire n›abolissent -- l›égalité, et inversement. […] Les diverses formes de la «puissance» sociale ou du «pouvoir» qui correspondent, soit à des inégalités, soit à des contraintes
exercées sur la liberté de l›homme-citoyen, convergent nécessairement. Il n›y a pas d›exemples de restrictions ou suppression des libertés sans inégalités sociales, ni d›inégalités sans restriction ou suppression des libertés ». Vu l’interdépendance des deux principes, on peut comprendre pourquoi « la signification de l›équation Homme = Citoyen n›est pas tant la définition d›un droit politique que l›affirmation d›un droit universel à la politique. Formellement au moins la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ouvre une sphère indéfinie de «politisation» des revendications de droits qui réitèrent, chacune à sa façon, l›exigence d›une citoyenneté ou d›une inscription institutionnelle, publique, de la liberté et de l›égalité : dans cette ouverture indéfinie s›inscrivent aussi bien -- et dès la période révolutionnaire on en voit la tentative -la revendication de droit des salariés ou dépendants que celle des femmes ou celle des esclaves, plus tard celle des colonisés. » (Etienne Balibar : La proposition de l›égaliberté, samedi 23 septembre 2006.) La définition par Rousseau du problème fondamental de la politique reste d’actualité : comment peut-on rester libre sous le règne de la loi ? Si la solution du problème, tel que Rousseau l’a proposé, n’est pas fausse, elle reste toutefois insatisfaisante, vu la complexité du monde moderne et les causes multiples qui peuvent menacer la liberté. Aujourd’hui, nous sommes toujours confrontés avec la question, si nous sommes capables de proposer une solution plus satisfaisante.
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Sur la démocratie, le peuple et l’égalité Antoine Chollet, chercheur, Université de Lausanne,
Dans ses quelques mots d’introduction pour cette journée, Marie-Claire Caloz-Tschopp parlait de la période de « confusion » que nous sommes en train de traverser, et de la difficulté que nous éprouvons toutes et tous pour la penser et tenter de s’y orienter. Cette remarque m’a rappelé les lignes de Tocqueville à propos des États-Unis, qu’il visite dans les années 1830 et auxquels il consacrera son livre fameux, De la démocratie en Amérique. Il y écrivait la chose suivante : « lorsque ensuite je songe à tous les efforts qu’on fait encore pour […] prévoir, par ce qui est arrivé il y a deux mille ans, ce qui arrivera de nos jours, je suis tenté de brûler mes livres, afin de n’appliquer que des idées nouvelles à un état social si nouveau »–1. La conférence d’Urs Marti a montré que ce n’était pas là un bon conseil, et que nos vieux livres – ceux qui parlent de démocratie, de république ou de révolution en particulier – ne sont pas encore devenus complètement inutiles. Lire Locke, Rousseau ou Marx comme des classiques, ainsi qu’il l’a fait, nous permet bien souvent de gagner un temps précieux dans la compréhension des problèmes qui nous occupent, et de mieux pouvoir appréhender les solutions nouvelles qu’ils demandent. C’est un détour toujours utile, parfois presque nécessaire selon les circonstances, et qui permet ce décentrement de la pensée si important dans les périodes de troubles et de doutes. Ces périodes, Tocqueville, encore lui, en a donné une description saisissante : « Le monde qui s’élève est encore à moitié
engagé sous les débris du monde qui tombe, et, au milieu de l’immense confusion que présentent les affaires humaines, nul ne saurait dire ce qui restera debout des vieilles institutions et des anciennes mœurs, et ce qui achèvera d’en disparaître »–2. Qu’adviendrat-il de notre monde ? Peut-être faut-il plutôt se tourner vers ce qu’affirmait Gramsci dans une phrase célèbre de ses Cahiers de prison, moins optimiste que Tocqueville, et pour cause : « La crise tient précisément au fait que l’ancien se meurt et que le nouveau ne peut naître ; dans cet interrègne, une grande diversité de symptômes morbides se fait jour » ?
1 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique I, II, 9 (Paris, Gallimard, 1992, p. 350).
2 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, IV, 8 (op. cit., p. 850).
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Le détour particulier dans lequel Urs Marti nous a emmenés m’a suggéré quelques remarques, que je livre ici sans souci de systématicité, mais dans l’espoir qu’elles permettront aux lecteurs de poursuivre certaines de ces réflexions par eux-mêmes.
Démocratiser la démocratie L’intitulé du programme tout d’abord, « démocratiser la démocratie », est important. Il rappelle que la démocratie n’est pas qu’un système bien réglé et dont la définition nous serait accessible, mais qu’elle est, plus fondamentalement, un projet. La démocratie doit ainsi toujours signifier la démocratisation, qu’il s’agisse des institutions politiques dans
le sens le plus étroit du terme (parlement, gouvernement, justice, partis, etc.), mais aussi des rapports économiques, sociaux, affectifs, familiaux, etc. Démocratiser la démocratie, c’est donc affirmer dans un même mouvement l’impératif d’une généralisation de la démocratie, redire que celle-ci ne se limite pas aux institutions politiques, que des élections régulières et ouvertes ne suffisent pas à en garantir l’existence. Il faut à la démocratie des citoyens démocratiques, manière de dire que la démocratie n’est pas un système politique, mais qu’elle est un régime, au sens de « forme de société ». Le propos est tocquevillien, mais tous les auteurs anciens étaient très conscients qu’un régime politique ne se construit pas sans un certain type de société, et Rousseau parmi eux en a eu la conscience la plus aiguë concernant la démocratie (qu’il nomme, lui, « république »). Pour Rousseau, le problème est d’ailleurs plus compliqué, car le rapport entre l’institution (les lois) et les citoyens est infiniment problématique. Comme il le dit : « il faudrait que l’effet put devenir la cause, que l’esprit social qui doit être l’ouvrage de l’institution présidât à l’institution même, et que les hommes fussent avant les loix ce qu’ils doivent devenir par elles »–3. Une société démocratique ne peut exister sans institutions démocratiques, et tout particulièrement sans institutions politiques pour décider des lois, mais ces institutions ont elles-mêmes besoin d’une société démocratique pour pouvoir fonctionner. C’est le cercle de la création démocratique que Rousseau décrit merveilleusement en quelques lignes d’une extraordinaire densité, cercle dont on ne peut sortir théoriquement. Ce n’est que politiquement, c’est-à-dire par l’action, que l’on peut vivre et penser dans ce cercle sans avoir l’impression d’y être 3 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, II, 7 (Paris, Gallimard, 1964, p. 383). Il s’agit du chapitre célèbre sur le « législateur », figure mystérieuse et fascinante à la fois.
enfermé. Mieux, c’est ce cercle qui permet l’action politique en lui conservant son imprévisibilité, son absence de certitude, sa contingence, et la conscience de sa possible disparition–4. Dire que la démocratie est un cercle entre institutions et citoyens, c’est bien sûr aussi reconnaître la nécessité de l’action à l’intérieur de ce cercle pour faire correspondre les unes et les autres. Démocratiser la démocratie, en ce sens, signifie démocratiser à la fois les institutions et les citoyens (ou, mieux, transformer les individus en citoyens). L’une des conséquences les plus profondes de ce cercle, c’est qu’il ne peut y avoir de démocratie achevée, non seulement parce que toute institution se dégrade (idée profondément républicaine, que l’on retrouve aussi bien chez Aristote, Polybe ou Machiavel), mais aussi parce que de nouvelles personnes ne cessent de venir dans cette société et lui reposent chaque jour le défi d’en faire des citoyens et des citoyennes. Ces nouvelles personnes, ce sont non seulement les nouveaux nés, comme l’indique souvent Arendt, mais aussi – et ici nous touchons au cœur du programme de ce séminaire – les migrants. Dire que ces derniers nous imposent de démocratiser la démocratie, voilà une manière politiquement plus intelligente de concevoir la question de la migration que celle à laquelle on assiste habituellement, faite de méfiance, de peur et de sécurisation.
Souveraineté populaire Il faut revenir à l’étymologie du terme de « démocratie » : le kratos du dèmos, c’està-dire le pouvoir du peuple, ou ce que l’on appelle généralement la « souveraineté populaire ». Le terme a été forgé en Grèce 4 C’est là la conception que se faisait Hannah Arendt de la politique (cf. Hannah Arendt, The Human Condition, Chicago, The University of Chicago Press, 1958).
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par les ennemis de la démocratie, comme un supposé paradoxe puisque le pouvoir était précisément réputé ne pas pouvoir appartenir au peuple tout entier. Depuis 2500 ans, les démocraties se battent avec cette disqualification, cette moquerie originelle, et ont cherché par mille moyens à affirmer la possibilité d’un pouvoir du peuple. Il ne s’agit donc pas pour nous d’imaginer une quelconque « démocratie sans dèmos », qui se limiterait à garantir des droits, comme certains l’ont prétendu sans se rendre compte qu’il s’agissait d’un vieux discours antidémocratique–5. Centrer la démocratie sur les droits – droits fondamentaux, constitution, Déclaration universelle des droits de l’Homme, etc. –, c’est oublier qui fonde ces droits, qui leur donne force et sens. Dans un régime autoritaire, ce sont les luttes des différents mouvements sociaux qui remplissent cette tâche, dans des conditions évidemment très difficiles. Dans une démocratie, derrière les institutions judiciaires censées garantir ces droits, ce sont les citoyens eux-mêmes (et, devrionsnous ajouter, leur participation, leur action politique) qui légitiment ultimement lesdites institutions et les droits qu’elles protègent. Sans corps civique reconnaissant ces droits et libertés fondamentales et les mettant chaque jour en œuvre de mille manières, ceux-ci ne sont plus que des déclarations vides, des feuilles de papier sans pouvoir. Il ne s’agit pas de faire une nouvelle critique des droits de l’homme, figure fréquente de la pensée conservatrice depuis Burke (et qui a trouvé plus tard une nouvelle expression chez Arendt–6), mais de penser les conditions de leur concrétude (ce qui signifie aussi prendre en charge sérieusement les problèmes que 5 Catherine Colliot-Thélène, La démocratie sans dèmos, Paris, Presses Universitaires de France, 2011. 6 Hannah Arendt, Imperialism, New York, Schoken Books, 1951. Sur la critique des droits de l’homme au XVIIIe siècle, on pourra se reporter au petit livre de Bertrand Binoche, Critiques des droits de l’homme, Paris, PUF, 1989.
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pose leur universalité). La démocratie n’est pas davantage un peuple sans pouvoir qui ne ferait que contrôler ses gouvernants par une forme plus ou moins élaborée de représentation. Ce pouvoir de contrôle, généralement par le biais des élections, est précisément ce que recherchaient les concepteurs de ce que l’on nomme le système représentatif, et dont le moins que l’on puisse dire est qu’ils étaient animés d’un amour très modéré pour la démocratie. C’est même, plus concrètement, contre la démocratie que le gouvernement représentatif a été mis en place à la fin du XVIIIe et au XIXe siècles–7. Tenir le peuple à distance du pouvoir politique, lui interdire d’y participer, le disqualifier comme acteur politique pertinent, voilà ce qui a guidé les « pères fondateurs » de la plupart des États dits démocratiques, en Europe comme en Amérique. La démocratie n’est pas non plus, enfin, une prétendue « tyrannie de la majorité ». Ce que les auteurs libéraux (parmi lesquels Tocqueville) qui ont utilisé cette expression avaient en tête, bien davantage qu’une quelconque « dictature du petit peuple », c’est le conformisme social, moral, politique qui menace un régime populaire. Ils rappelaient, et en cela ils avaient raison, qu’une démocratie repose forcément sur la diversité des opinions et des modes de vie, sur le courage de les exprimer (les Grecs avaient un mot pour qualifier cela : la parrhèsia) et sur leur franche discussion. La tyrannie de la majorité, en ce sens, c’est l’autorité incontestée de l’opinion dominante (ou que l’on croit dominante). La démocratie, tout au contraire, ne reconnaît aucune autorité et fait droit au maximum d’opinions hétérodoxes, divergentes, scandaleuses même. Elle repose 7 Au milieu d’une bibliographie considérable sur la question, on pourra lire : Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Calmann-Lévy, 1995 ; Sheldon Wolin, Democracy Inc., Princeton, Princeton University Press, 2008.
donc – évidence qu’il convient toutefois de rappeler – sur l’habitude du débat politique, de l’exposition des arguments contradictoires, et sur une capacité également partagée de juger ces derniers. Ce n’est pas la spontanéité d’une discussion libre et sans contrainte ; c’est l’apprentissage pratique et partagé de ce qu’est un débat politique. Une démocratie est dès lors l’ensemble des institutions qui cherchent à s’approcher de cet objectif inatteignable : que le pouvoir appartienne effectivement au peuple. Dire qu’il est inatteignable ne doit pas nous conduire à conclure qu’il est chimérique ; c’est précisément l’importance d’un projet de démocratisation de la démocratie que de montrer qu’il faut améliorer cette dernière pour se rapprocher de cet objectif idéal. C’est par exemple l’un des buts du travail que Castoriadis a mené pendant des années que de réfléchir aux conditions et aux institutions sous lesquelles ce pouvoir populaire serait imaginable–8. Que le peuple dispose effectivement du pouvoir suppose qu’il jouisse d’une liberté à la fois individuelle et collective, car il ne peut exercer ce pouvoir que collectivement, et il ne peut le faire démocratiquement que si chacun des individus qui composent le peuple est lui-même libre. C’est une leçon que l’on peut également tirer des écrits de Cornelius Castoriadis, qui a inlassablement rappelé que l’autonomie (qui n’est qu’un autre nom de la liberté) doit être individuelle et collective pour être véritable, ou, en d’autres termes, qu’il ne peut y avoir d’autonomie seulement individuelle, ou seulement collective–9.
penser cette double dimension de la liberté, en assimilant la liberté collective à la liberté « des Anciens », forcément tyrannique pour l’individu moderne souhaitant vaquer à ses occupations et à « la jouissance paisible de l’indépendance privée »–10, comme l’écrivait Benjamin Constant. C’est d’ailleurs lui qui a fixé cette interprétation dans sa célèbre conférence de 1819, et il faut bien admettre qu’elle a connu une grande fortune ultérieure. Pour trouver une conception alternative de la liberté, il faudra se tourner vers Rousseau bien sûr, mais aussi vers Montesquieu, Machiavel ou Aristote–11.
L’égalité Réaffirmer la dimension individuelle et collective de la liberté comme nous venons de le faire, c’est poser en même temps que la liberté ne peut qu’être égale pour chacun, comme les Levellers de la révolution anglaise le savaient (eux qui parlent sans cesse d’equal liberty), et comme Étienne Balibar le rappelle depuis quelques années, avec son concept d’« égaliberté »–12. Contre les positions libérales qui, depuis 250 ans, cherchent à séparer égalité et liberté, et bien souvent à en faire des antagonistes, Balibar – après Rancière et Castoriadis – permet de construire aujourd’hui une autre pensée de la liberté qui n’exclut pas, mais tout au contraire intègre l’impératif d’égalité. C’est moyennant ce mouvement qu’il redevient possible de revendiquer la liberté sans se voir immédiatement renvoyé à une position
La tradition libérale nous a désappris à
10 Benjamin Constant, « De la liberté des Anciens comparée à celle des Modernes », in Écrits politiques, Paris, Gallimard, 1997, p. 602.
8 Cf. Cornelius Castoriadis, La montée de l’insignifiance, les carrefours du labyrinthe 4, Paris, Le Seuil, 1996 ; « Le contenu du socialisme », in Écrits politiques, Paris Éditions du Sandre (à paraître).
11 Cf. Quentin Skinner, Liberty before Liberalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. Contre l’interprétation de Montesquieu comme le précurseur du libéralisme français, on lira : Jean Goldzink, La solitude de Montesquieu, le chef-d’œuvre introuvable du libéralisme, Paris, Fayard, 2011.
9 Sur ce point, on consultera en particulier : Cornelius Castoriadis, « Pouvoir, politique, autonomie », in Le monde morcelé, Paris, Le Seuil, 1990.
12 Voir, par exemple : Étienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, Paris, Presses Universitaires de France, 2010.
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politique « libérale » (dans le sens très dégradé que ce terme a acquis aujourd’hui–13). Dans un texte très intéressant publié en 1994, Norberto Bobbio avait déjà contesté cette séparation en précisant, lui, qu’elle correspondait à une position de droite, alors que la gauche a toujours été attachée à défendre en même temps la liberté et l’égalité, sans les opposer–14.
Sur la Suisse On aura compris que la démocratie, en ce sens, est assez éloignée des régimes qui prétendent l’incarner aujourd’hui, fussent-ils des « démocraties-témoin », pour reprendre l’expression qu’André Siegfried avait forgée pour décrire la Suisse au sortir de la Seconde Guerre mondiale–15. L’idéalisation de la Suisse et de sa démocratie est un exercice courant et qu’il est nécessaire de critiquer, en particulier lorsque la démocratie directe devient l’un des arguments centraux de la rhétorique nationaliste en identifiant l’histoire suisse à l’histoire de sa démocratie directe (avec les délires sur les fiers Waldstätten du Moyen Âge). Pour ce qui est de la situation actuelle, si les mécanismes de démocratie directe que la Suisse connaît présentent de nombreux problèmes, il faut toutefois se garder de les délégitimer au prétexte qu’ils seraient inadaptés. Ce n’est pas parce que l’initiative populaire a permis à toute une série de mouvements nationalistes et xénophobes de faire avancer leurs idées que le principe d’un droit populaire à demander le changement 13 Sur la diversité du libéralisme, et son affaiblissement théorique sous les oripeaux du « néolibéralisme », on pourra lire : Serge Audier, Néolibéralisme(s), une archéologie intellectuelle, Paris, Grasset, 2012. 14 Norberto Bobbio, Droite et gauche, Paris, Le Seuil, 1996. 15 André Siegfried, La Suisse, démocratie-témoin, Neuchâtel, À la Baconnière, 1948 (il s’agit en fait d’un rapport commandé par le Conseil fédéral et destiné à redorer le blason de la Suisse, singulièrement terni par les agissements de ses autorités pendant la guerre et que ses voisins n’avaient alors pas encore oubliés).
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de la constitution doit être contesté. De toute manière, pour ce qui concerne la politique d’asile ou les étrangers, les parlementaires suisses ne se sont guère montrés moins xénophobes que ce que pouvaient laisser penser les résultats de certains scrutins populaires. Des votes à l’Assemblée fédérale ne garantissent rien du tout sur ce plan-là, et je doute même que le Tribunal fédéral soit un avocat toujours très sourcilleux des droits fondamentaux des non-citoyens en Suisse. Il n’y a aucune raison de penser que le peuple serait a priori moins bon juge des questions liées à la migration qu’un organe quelconque des autorités fédérales. Ce qu’il faut éviter en revanche, c’est de sacraliser les décisions populaires, et se garder à l’inverse le droit absolu de les dénoncer. Le peuple n’a pas toujours raison, tout simplement parce que les décisions politiques ne relèvent pas de la vérité ou de l’erreur, de la Raison ou de la déraison, mais de l’opinion (la doxa des Grecs). Et les opinions, dans un contexte démocratique, ça se compte, d’où l’importance de la règle majoritaire. Ce que les critiques démocratiques de la démocratie directe (je laisse de côté, cela va de soi, les critiques antidémocratiques qui reposent sur l’incompétence supposée du peuple et sur la nécessité d’un pouvoir hiérarchique) ne doivent pas oublier, c’est que la démocratie est un régime risqué, et que l’on ne peut réduire ce risque que par un surcroît de démocratie, non par une limitation de celle-ci–16. Pour être clair, la meilleure protection contre les dérapages xénophobes dans les urnes, c’est de discuter sans cesse de la question de la migration dans la société – et de le faire réellement, c’est-à-dire à l’opposé de ce que l’on voit habituellement dans les médias, qui formatent leurs questions selon 16 Je me permets de renvoyer à un autre texte, dans lequel j’ai exposé tout cela plus en détail : Antoine Chollet, Défendre la démocratie directe, Lausanne, PPUR, 2011.
une approche quasi exclusivement sécuritaire du problème.
Le monde, le cosmopolitisme Pour conclure, vouloir conjoindre le monde et la démocratie suppose de s’intéresser au moins à deux problèmes, que je crois également insolubles, mais tout aussi bien inévitables : celui des limites du peuple et celui du cosmopolitisme. Si l’on considère la démocratie dans son sens radical, à savoir comme pouvoir et souveraineté du peuple, on ne peut échapper à une définition minimale de qui fait partie du peuple. On en connaît les définitions nationalistes, on a heureusement vu apparaître, en quelques moments importants de l’histoire, d’autres conceptions du peuple. De nombreux communards de 1871 étaient « étrangers » par exemple, tout comme les acteurs de la révolution russe n’étaient pas tous, loin s’en faut, d’origine russe. Il ne faut pas oublier non plus que la Révolution française proclama un temps que tout homme (les femmes devront attendre) se reconnaissant dans les idéaux de la révolution était de ce fait même un Français, ce qui permettra à Thomas Paine, ne parlant presque pas un mot de français, d’être élu à la Convention en 1792 ! Si les décisions sont prises par « tout le monde » en démocratie, il faut néanmoins savoir un peu plus précisément ce que recouvre ce « tout le monde ». Ne pas se poser la question revient à mon sens, ultimement, à avaliser les définitions de la démocratie en termes de droits et de libertés, et à écarter celles qui se préoccupent concrètement de l’organisation d’un pouvoir démocratique. Identifier cette interrogation autour des limites du peuple aux positions nationalistes suppose au contraire de confondre ces « communautés imaginées » très particulières que sont les nations–17 et 17 Benedict Anderson, Imagined Communities, Londres, Verso, 1991.
cette autre forme de communauté qu’est un peuple démocratique. Dans le premier cas, il s’agit d’imaginer l’unité et l’identité, dans le second de prendre ensemble les décisions qui vont nous affecter. Je vois pour ma part un abîme entre ces deux positions politiques, même si elles ont pu se rejoindre à certains moments historiques – la Révolution française en étant un, la création de la Suisse moderne en 1848 sans doute aussi–18. Quant au cosmopolitisme, Urs Marti a bien rappelé qu’il a toujours été, depuis l’invention du mot en Grèce, une attitude d’« intellectuels ». Il s’agit moins de participer aux affaires communes du monde, comme citoyen au sens fort du terme, que de se sentir une solidarité avec ses frères (et sœurs ?) humains. Est-ce dès lors une disposition d’esprit spécifiquement démocratique ? Il est permis d’en douter, même si les démocrates doivent incontestablement suivre une humeur cosmopolitique. Ce qui est certain, c’est que cette attitude laisse très largement de côté la dimension du pouvoir, pourtant centrale en démocratie. Lausanne, juillet 2012
18 Les interprétations démocratiques de la nation omettent toujours de préciser que la nation inclusive et universaliste a pour l’essentiel cessé d’exister comme réalité politique à la fin du XIXe siècle, pour être remplacée par des nations exclusives, repliées sur elles-mêmes et, bien sûr, agressives. Sur ce point, on peut lire : Eric Hobsbawm, Nations and Nationalism, Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
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Qu’est-ce que le commun ? Christian Laval, Dir. de Programme CIPh, Paris
Introduction Au risque de vous décevoir, je n’énoncerai pas ex cathedra « ce qu’est le commun ». Je veux examiner avec vous un certain nombre de points auxquels où nous a mené une réflexion sur le commun, évidemment collective, menée dans le cadre du Collège international de philosophie. Je voudrais montrer que cette question du commun porte non pas sur une essence, comme semble l’indiquer le titre de cette conférence, mais sur une politique, c’est-à-dire sur un projet. Le titre exact que je pourrais donner à mon propos serait plutôt : « que pourrait, que devrait être une politique du commun ? ». Ce travail entre en résonance avec votre recherche du passage vers un One World, c’est-à-dire, si j’ai bien compris, d’un Common World, d’un monde commun, fait de pluralité et d’égalité. Le commun, c’est en effet une tentative de formuler de manière nouvelle une exigence politique et éthique d’un monde meilleur que celui dans lequel il nous a été donné jusque-là de vivre. Cette exigence pourrait en première approche se dire ainsi : nous sommes nombreux, au point d’être innombrables, à vouloir vivre dans un monde plus humain, à vouloir « remettre l’humain au cœur de la société », selon la formule de l’Appel des appels en France. Mais ne faut-il pas aller plus loin et tenir que cette tâche qui est la nôtre suppose de refaire du commun,
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de produire du commun pour qu’il y ait de l’humain au cœur de la société ? Cette tâche suppose de dépasser l’ordre économique aujourd’hui dominant. Sortir du modèle néolibéral de la concurrence généralisée et, in fine, du chaos généralisé auquel il conduit réclame de penser et de mettre en pratique une alternative. Une nouvelle pensée du commun est précisément en train de voir le jour, selon une ligne qui se démarque à la fois des interprétations économiques des « biens communs » et des considérations philosophiques et sociologiques sur l’homme comme « être commun », lesquelles interprétations et considérations ne sont pas suffisantes pour éviter l’autre risque, à côté de celui du chaos généralisé, qui est le repli identitaire sur des communautés fermées, nationales, religieuses, ethniques et linguistiques, c’està-dire le risque de fermeture du monde, ou plus exactement d’effondrement du monde sur lui-même. Ce qu’on appellera « commun » ici est un objet politique nouveau qui a émergé dans les luttes de résistance à la privatisation du monde. Le commun est un terme qui désigne un mouvement multiforme et constitue une catégorie nouvelle de la pensée politique. Il exprime une aspiration à la réalisation de droits nouveaux, opposables aussi bien aux Etats qu’aux puissances économiques et financières, prolongeant ainsi cet « idéal
commun » dont parlait la Déclaration universelle des droits de l’homme de décembre 1948. En ce sens, le commun en gestation est ce que l’on pourrait nommer avec Mireille Delmas-Marty un « droit des droits ». Le document de référence de One World appelle à une « révolution galiléenne » en politique. On ne peut que souscrire à cette ambition nécessaire. Il s’agit en effet d’introduire avec le commun un concept qui porte en lui une aspiration révolutionnaire. Le commun n’est pas une abstraction, ou une utopie sortie du cerveau de philosophes, de théoriciens politiques, encore moins d’ingénieurs du social. Il désigne un mouvement théorique et pratique enraciné dans les combats actuels, de sorte que son nom même possède une fonction performative. Parler du commun, élaborer la pensée du commun, c’est déjà le faire exister, c’est entamer sa marche en avant. Ce commun qui va, ce commun qui vient, celui dont il va être question ici, témoigne par son émergence d’une crise profonde de notre système économique, social, culturel, juridique et politique, une crise des relations entre les hommes aussi grave que la crise de notre rapport à la nature. Le commun, comme recherche pratique et théorique, doit d’abord être conçu comme une réponse à cette crise globale de l’humanité dans ses rapports avec elle-même et avec son environnement.
Les raisons du nouveau commun Pourquoi cette nouvelle pensée du commun ? Plusieurs facteurs y contribuent. J’en identifie six.
Un contre-néolibéralisme Le déchiquetage de la société a atteint un seuil de gravité extrême. Le néolibéralisme, fondé sur l’extension de la norme de concurrence et d’illimitation à tous les domaines de la vie sociale, et jusque dans l’intime de chacun, a donné lieu à une crise financière et économique parmi les plus graves de l’histoire du capitalisme, il a aggravé ce qui dans notre société enlève aux citoyens les moyens de prendre part aux décisions qui affectent leur existence, il a accentué tout ce qui sépare et oppose les individus en promouvant comme règle universelle le pouvoir de l’argent, la jouissance consumériste, le mépris pour les pauvres, la xénophobie. Il a prolongé « l’expropriation des communs » qui a marqué depuis le début toute l’histoire du capitalisme. Ces « communs », ou « commons » en anglais, ces terres communales, ces droits coutumiers, ces champs et ces bois ouverts à un usage collectif, continuent de faire l’objet d’une expropriation dans le monde et ce processus n’est pas étranger au déracinement des populations rurales et aux migrations. Le néolibéralisme va beaucoup plus loin en ce qu’il exproprie les entreprises publiques, les services publics, l’eau, l’électricité, les autoroutes, la poste, l’éducation et la santé un peu partout dans le monde. Mais ce n’est encore qu’un aspect d’une expropriation plus générale qui concerne les droits sociaux et les droits politiques. Le nouveau commun n’est pas seulement une idée, une théorie, un concept. C’est l’expression d’un affect collectif très puissant, qui pousse à la réunion, à la solidarité, à l’entraide, au don, à la coopération, et qui s’oppose à la logique néolibérale.
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Une réponse à la polarisation de la richesse Rarement le contraste entre la richesse concentrée dans certaines régions du monde, dans certaines classes, dans les mains de certains individus et la pauvreté et le dénuement de milliards d’individus parqués dans des bidonvilles, privés d’eau portable, de soins et d’éducation n’aura été aussi flagrante et choquante. La domination financière sur les économies et les sociétés apparaît de plus en plus directement contraire à la nécessité d’apporter les biens les plus élémentaires de la vie à tous. La politique mondiale, avec l’émergence de l’altermondialisme il y a un peu plus de dix ans, se caractérise par une lutte pour l’égalité d’accès aux « biens communs », pour la réalisation de droits humains élémentaires. Une lutte qui met en opposition directe les puissances du capitalisme financier et les forces qui entendent réorganiser au niveau mondial la production et la distribution pour satisfaire les besoins les plus élémentaires. La politique du nouveau commun est une réponse à cette polarisation sociale et économique entre le petit groupe des très riches et l’immense majorité de ceux qui se sentent dépossédés, qui détruit l’idée même d’une commune humanité.
Une réponse à la crise de la démocratie représentative Cette prégnance du thème du commun témoigne sinon d’une perte de légitimité de la démocratie représentative, du moins d’une très forte diminution de l’adhésion aux discours qui en font le nec plus ultra du pouvoir populaire. La mondialisation capitaliste, l’emprise de la finance sur les gouvernements, l’affaiblissement de la marge de décision des États-nations,
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l’alignement du droit public sur les normes privées, la crise de la figure historique de la « souveraineté » étatique, la domination de grands oligopoles sur les marchés, la fonction grandissante des « experts » dans la décision politique et le poids croissant d’instances non élues dans la « gouvernance mondiale », tous ces phénomènes liés et concomitants alimentent une nouvelle aspiration à une « démocratie vraie », à une « démocratie réelle » pour reprendre l’expression des Indignés espagnols. Et ceci en un temps où les gouvernants remettent en cause les libertés fondamentales par la multiplication des formes et des techniques du contrôle social. La confiance dans les capacités de la politique à changer les choses n’est plus une idée majoritaire. « Croire dans la politique » aujourd’hui passe par un rejet de ses formes actuelles et par la volonté de modifier la forme des pouvoirs. Il est devenu patent que le contenu même des politiques est largement déterminé par la forme même des pouvoirs. Le nouveau commun, sous cet angle, exprime le désir d’une démocratie vraie, d’une politique réellement populaire.
L’échelle mondiale des questions L’apparition du commun comme nouvelle catégorie politique tient également au fait que les problèmes à résoudre ne peuvent plus l’être dans le seul cadre national et par les moyens étatiques classiques. Le réchauffement climatique, les déséquilibres énergétiques, les phénomènes migratoires, les pandémies, l’accès aux sources mêmes de la vie comme l’eau et l’air, l’économie tout entière, du côté de la production comme de la consommation, sans parler du développement scientifique, des échanges culturels, et sans oublier l’affirmation de droits fondamentaux, politiques et sociaux, tous ces aspects sont devenus des réalités mondiales, des choses universelles. Le
national « craque » littéralement par l’effet des processus de mondialisation, non sans des retours identitaires d’une violence potentielle formidable. D’où les limites objectives de toutes les tentatives seulement nationales de résolution de ces questions. La social-démocratie européenne, en tant qu’elle se caractérise historiquement par la gestion nationale et étatique des rapports de force entre le capital et le travail, n’a plus aucun avenir. En se ralliant au programme de mondialisation capitaliste conduite par l’OMC et le FMI et à la construction européenne de type « ordolibéral », elle s’est fermée l’avenir, elle s’est auto-détruite comme forme historique du progressisme. Quant au vaste programme de souveraineté étatique sur les ressources issu de la décolonisation dans la seconde moitié du XXe siècle, il n’en reste plus grand chose à l’époque du dépeçage des richesses naturelles par les oligopoles les plus puissants. Cette dimension mondiale des « problèmes de l’humanité » fait naître un sujet juridique universel porteur non seulement d’un héritage commun à préserver, mais aussi d’une aspiration à une nouvelle organisation politique et juridique, et ceci contre toutes les puissances qui veulent continuer de segmenter l’humanité en territoires, ou qui veulent à l’inverse déterritorialiser sans aucune contrainte les processus économiques et financiers.
L’émergence des « communs de la connaissance » Si on a l’habitude, de recenser un certain nombre de biens qui seraient communs par « nature », biens que certains appellent même pour cette raison des « biens premiers » ou des « biens naturels », les sciences sociales et la philosophie font de plus en
plus attention à la production croissante de « biens communs » d’une autre espèce que l’on a commencé d’appeler des « biens de l’information et de la communication », ou encore des « biens de la connaissance ». Ces biens constituent aujourd’hui des enjeux économiques et politiques majeurs. D’un côté, Internet et le développement des réseaux sociaux semblent offrir un champ considérable à leur libre essor sous le mode de la coproduction et de la gratuité. D’un autre côté, de gigantesques oligopoles tentent de capturer la valeur que les flux d’informations et de biens culturels peuvent engendrer. Cette lutte économique est redoublée par une lutte politique d’une intensité croissante entre les usages les plus démocratiques et les contrôles étatiques les plus menaçants pour les libertés. La pensée du commun réfléchit ces nouvelles pratiques et ces nouveaux outils pour en dégager les potentialités émancipatrices.
La fin du vieux communisme étatique Une sixième raison tient à l’effondrement des régimes dits communistes et à la crise profonde du marxisme orthodoxe. Le communisme dit scientifique, qui était le fondement doctrinal des régimes en question, n’est plus qu’un souvenir. Il a été emporté avec la destruction des systèmes staliniens et maoïstes, qui survivent cependant comme des formes fossilisées en Corée du Nord ou à Cuba, ou comme un ensemble un peu dépareillé de gangues institutionnelles et de pratiques totalitaires en Chine et en Russie. L’avenir n’est plus dans l’administration bureaucratique totale de l’économie et de la société, dans l’absorption de la vie économique, sociale et intellectuelle dans un appareil de parti et d’État. Mais loin de conduire à un renoncement général devant la fatalité d’un capitalisme qui se veut aussi radical qu’il 47
se croit éternel, le mouvement actuel de résistance au néolibéralisme est en train d’accomplir une rupture avec les formes totalitaires du communisme comme avec les formes caduques du socialisme inventées entre 1820 et 1840 par les saint-simoniens et les fouriéristes, « solutions » que Marx avait reprises à son compte dans son effort de réélaboration d’un communisme qu’il voulait scientifique.
2) Le commun comme propriété de certains biens Comment se présente aujourd’hui cette nouvelle pensée du commun ? Philosophiquement deux approches du commun sont possibles. La première approche voit dans le commun une essence ou une substance des individus, des sociétés ou de certains types de biens. A cette démarche essentialiste, on peut en opposer une autre de type constructiviste. Le commun, dans cette dernière perspective, n’est pas à « découvrir », il est à construire juridiquement et politiquement. Il est un projet, non une nature, une origine, une essence de l’homme. Nous pouvons distinguer trois conceptions essentialistes du commun, celle des philosophes pour qui il n’est de commun que dans la commune condition humaine des mortels, celle des sociologues pour lesquels le commun est la qualité de la communauté d’appartenance linguistique, culturelle, morale, d’un ensemble humain déterminé, et celle des économistes qui définissent un certain type de biens dits communs selon une caractéristique intrinsèque qui leur serait propre. Dans ces trois optiques, le commun n’est pas tant une construction qu’une certaine nature soit des hommes, soit des groupes, soit des biens. Nous nous intéresserons à cette dernière conception
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économique du commun aujourd’hui dominante sous l’appellation de « biens publics mondiaux ». Qu’appelle-t-on aujourd’hui biens publics mondiaux ? L’aspect institutionnel des biens publics mondiaux relève de la stratégie du PNUD (Programme des nations unies pour le développement) qui voudrait mettre en place des sortes de barrières autour de certains biens pour les protéger de l’appétit des puissances financières multinationales. Le principe qui guide le PNUD est celui de la « protection » des biens publics de l’humanité. Le PNUD s’est attaché à protéger ces « biens publics mondiaux », non pas pour modifier l’ordre dominant, mais pour tenter de limiter l’expansion des oligopoles mondiaux aidés par les États nationaux et les institutions internationales et intergouvernementales qui cherchent à imposer le néolibéralisme comme norme universelle. Il s’agit d’une stratégie essentiellement défensive contre l’appropriation privée généralisée de certaines ressources. Le PNUD a repris à l’économiste américain Paul Samuelson l’idée désormais classique qu’il existait des biens d’une nature spéciale que le marché ne pouvait fournir. Ces biens d’une nature spéciale sont des biens « non rivaux » (leur consommation ne nuit pas à la consommation d’autrui) et « non exclusifs » (personne ne peut en être exclu). Ces « biens publics » sont dits purs quand ils associent ces deux qualités, et impurs lorsqu’ils n’ont que l’une ou l’autre de ces attributs. Cette définition pose une série de problèmes et d’abord celle de se fonder sur une partition propre à la pensée libérale entre le marché et l’État. Les biens fournis par le marché sont des biens privés, les biens fournis par l’État sont des « biens publics ». Hors de l’État, point de commun. Cette définition économique repose en effet sur la négation du commun. Un bien public est un bien
d’État, non pas un bien commun. La définition du « bien public » a un aspect déficitaire. Le bien public est une exception. Cette exception tient à une qualité supposée objective qui ferait d’un bien une marchandise ou un bien public. Pourtant, au grand désespoir des théoriciens du PNUD, le capitalisme viole tous les jours l’essence des biens samuelsoniens. Un marché est une construction sociale comme la sociologie économique l’a montré. Il n’y a pas de « biens publics » qui ne puissent être marchandisés par des techniques de contrôle des flux, par des filtres d’accès, par des systèmes de péage, en un mot par de formes nouvelles d’enclosures. Il existe une autre définition, plus revendicative et offensive, en faveur des « biens communs mondiaux », qui est portée en particulier par l’altermondialisme. Ils se présentent comme des éléments ou des dimensions essentiels d’une alternative au néolibéralisme. Mais, même dans ce contexte, la définition reste entachée de naturalisme. Un bien commun est défini par certaines caractéristiques intrinsèques comme la propriété universelle, comme « ce qui appartient à tout le monde au présent et au futur », ou bien encore par son caractère essentiel pour la vie, comme c’est le cas chez Riccardo Petrella lorsqu’il défend l’idée que l’eau est un bien public mondial–1.Il y a là un problème jusque-là non surmonté : à s’attacher à une interprétation naturaliste et objectiviste du bien commun, l’altermondialisme, dans sa réflexion sur les « biens publics mondiaux » a été jusque-là incapable d’échapper à la pensée économique dominante, alors même que le caractère offensif réclamait une rupture radicale. Cette pensée tend en réalité à dériver le commun de la nature « essentielle » ou « vitale » de « biens
premiers ». Mais on oublie par là que ces biens premiers - l’eau, le sol, la mer, l’air, les fleuves, etc- ne sont dits effectivement premiers que par une décision politique qui peut les constituer normativement comme tels. Les biens fondamentaux à protéger, la diversité naturelle, ou la diversité culturelle, ne sont pas naturellement donnés, ce sont toujours des objets de litige, des objectifs politiques, des finalités stratégiques élaborés dans la lutte. L’eau n’est pas un bien public au sens de l’économie néoclassique, elle est un bien commun au sens performatif de l’affirmation politique d’un droit humain fondamental. En d’autres termes, ce que l’on appelle « bien commun » n’est pas une donnée naturelle, mais un construit politique. C’est parce que l’on décide dans une certaine société et à tel moment, du fait de certains rapports de force, que la connaissance doit être proposée à tous qu’elle est posée comme un droit universel et c’est uniquement dans la mesure où des institutions se mettront en place pour en assurer la réalisation effective que la connaissance peut devenir un jour un bien commun mondial. Il en va de même de l’eau. Ce n’est pas en fonction de l’utilité du bien, ni même de sa nécessité vitale, qu’un bien est un bien commun mondial, mais il le devient du fait d’une décision politique qui fait de l’accès à la connaissance ou à l’eau un droit fondamental de l’humanité. Le commun en ce sens n’est aucunement limité par une définition naturaliste ou essentialiste. Il est le corollaire des droits fondamentaux que l’humanité saura faire reconnaître, partant il est le corollaire de la reconnaissance de l’humanité comme sujet politique et juridique. La question est donc de savoir quels sont les biens qui sont passibles de cette qualification. Elle ne peut être tranchée que par et dans les luttes qui se mènent pour la reconnaissance de ces droits.
1 Riccardo Petrella, L’eau, bien commun public, Alternatives à la « pétrolisation » de l’eau, L’aube nord, 2004, p. 17
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3) Apport et limites de la nouvelle économie politique des communs La première rupture avec la conception essentialiste a eu lieu dans la littérature académique, à la frontière de l’économie et de la science politique. Cette rupture est le fait de ce que j’ai appelé « l’économie politique des communs » dont la figure majeure est Elinor Ostrom, dont les travaux, dès les années 1970, ont porté sur des pools de ressources communes qui font l’objet d’une gestion collective pour leur usage et leur partage. La rencontre de cette problématique avec la mobilisation écologique à partir des années 1980 a donné un relief très particulier en Amérique du nord à la théorie des « commons » définies non pas par une nature mais par des formes efficaces de gestion commune de sorte que l’analyse peut porter aussi bien sur les « biens naturels » aujourd’hui menacés de dégradation ou de destruction, comme l’atmosphère, l’eau, les forêts, et sur les biens de l’information et de la connaissance. Le principal apport de l’économie politique des communs est d’être parti de la définition du commun comme une forme de gestion collective. Ce qu’il y a de commun dans les communs, le point commun de tous les communs, est le fait qu’ils sont toujours utilisés collectivement et gérés par des groupes qui peuvent être de tailles différentes et obéir à des logiques variées. Les communs ne sont pas tant des « choses » qui préexisteraient aux règles, des objets ou des domaines naturels auxquels on appliquerait de surcroît des règles d’usage et de partage, que des relations sociales régies par des règles d’usage, de partage, ou de coproduction de certaines ressources. En un mot, ce sont des institutions qui structurent une co-production et une gestion commune, et ce sont ces règles de co-production et de gestion qui font le commun. Tout l’apport de la nouvelle économie politique des communs
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réside dans cette insistance sur la nécessité des règles et sur la nature des règles ellesmêmes qui permettent de produire et de reproduire les ressources communes. Les résultats des travaux empiriques menés par Ostrom et son équipe montrent ainsi que les communs requièrent un engagement volontaire, des liens sociaux denses, des normes fortes et claires de réciprocité. Cette recherche académique sur le commun permet de souligner une dimension essentielle, que la théorie économique standard ne permet pas de voir : le lien étroit entre la norme de réciprocité, la gestion démocratique et la participation active dans la production d’un certain nombre de ressources. C’est qu’un commun ne réunit pas des consommateurs du marché ou des usagers d’une administration extérieurs à la production, ce sont plutôt des coproducteurs qui oeuvrent ensemble. En ce sens, la problématique des communs ne remet pas seulement en question l’économie des biens privés mais aussi celle des biens publics, qui lui est complémentaire. Entre le marché qui ne connaît que des biens privés et l’État qui ne connaît que des biens publics, il y a des formes de production que l’économie standard ignore complètement. La production économique des ressources y est inséparable de l’engagement civique, elle est étroitement liée au respect des normes de réciprocité, elle suppose des rapports entre égaux et des modes d’élaboration démocratique des règles. La théorie des communs permet surtout de souligner le caractère construit des communs comme institutions auto-gouvernées. Rien ne peut laisser penser, comme les libertariens seraient tentés de le croire au vu de l’expansion de l’Internet, qu’un commun pourrait fonctionner sans règles instituées, qu’il pourrait être considéré comme un objet naturel, que le « libre accès » est synonyme de laisser faire absolu. Pas de
spontanéisme: la réciprocité n’est pas sans règles, la démocratie n’est une donnée humaine première et éternelle. Le commun doit plutôt être pensé comme la construction d’un cadre réglementaire et d’institutions démocratiques qui organisent la réciprocité afin d’éviter les comportements de type « passager clandestin » ou la passivité des usagers des « guichets » de l’État.
4) le commun comme construction politique d’un monde humain et comme institution démocratique des droits fondamentaux Que peut-on faire d’une telle économie politique des communs pour penser le commun comme principe général d’un autre monde ? On pourrait dire avec David Harvey que la difficulté tient à l’échelle. Ostrom ne s’intéresse qu’à des microcosmes communautaires et l’on a du mal à voir comment l’on pourrait transposer les règles démocratiques de gestion des communs locaux à des ensembles plus vastes, à des systèmes sociaux et économiques entiers, et surtout à l’échelle globale où doivent se résoudre des questions primordiales et urgentes comme la distribution de l’eau potable, les migrations, le réchauffement climatique–2. Sans nier la difficulté, on peut en déduire quelques leçons. J’en distinguerai quatre. 1. Ce commun nouveau est affaire d’institution. Il n’est pas donné dans la nature des choses, pas plus que dans la nature des hommes. Ce n’est pas parce que nous sommes tous mortels, ce n’est pas non plus parce que nous
2 Cf. David Harvey, « Quel avenir pour les communs ?» , Revue des Livres, n°3, janvier-février 2012, p. 36-37
sommes des êtres sociaux ou des êtres symboliques appartenant à la même communauté d’existence et d’héritage que nous partageons naturellement, spontanément, voire métaphysiquement un monde commun désirable. Le commun n’est pas tant un donné qu’une construction, qu’une institution, c’est-àdire un système de règles co-produites démocratiquement. Mieux, le commun à instituer est un ensemble de règles de l’agir en commun, une co-production non pas seulement de biens mais de règles de l’action. Comme le montrait Hannah Arendt, le monde commun des hommes ne va pas sans leur agir en commun qui est la définition même qu’elle donne de la politique. « Action is a we and not an I » disait Arendt–3. C’est ce qu’en un autre lexique, Marx appelle la « démocratie vraie ». 2. Le commun, aujourd’hui, est capturé et nié comme tel par l’État et par le marché. Il est étatisé et privatisé. C’est le « commun de l’État et du capital » qui fait office de monde commun. Autant dire qu’il s’agit d’un monde commun et anti-commun à la fois, celui des nationalismes et des égoïsmes. Le commun que nous voulons, ce nouvel espace politique démocratique, doit surmonter l’opposition État/marché. L’institution du commun se présente donc comme une double tâche. Il ne s’agit pas de passer du privé au public, ou plus précisément du marché à l’État selon le schéma qui a été celui du communisme et dans une certaine mesure celui de la social-démocratie. La lutte pour le commun se mène sur deux fronts : elle vise à empêcher le capitalisme de mener à bien sa conquête des sociétés, et elle vise à débureaucratiser et à dénationaliser, à désétatiser, à démocratiser la définition
3 Discussion avec Roger Errera in Édifier un monde, 2007, p. 138 note 5
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et l’administration du commun. Il s’agit donc de faire en sorte que le commun l’emporte comme valeur sur la privatisation de l’existence qui réduit chacun à sa seule sphère des besoins et désirs privés ; mais de faire également en sorte que ce commun ne s’identifie pas ou plus à la sphère étatico-bureaucratique, qu’il ne soit plus exclusivement institué par l’État national, que sa production soit bien sous le contrôle démocratique, que la production du commun soit autant que possible l’œuvre collective des producteurs eux-mêmes. 3. Le commun comme espace institué de l’agir commun doit surmonter la scission entre l’activité économique des biens et des services et l’activité politique de gouvernement des sociétés. Non pas qu’il s’agisse de dissoudre le politique dans l’économique, à la manière du saint-simonisme, du proudhonisme et du marxisme qui voulaient remplacer le gouvernement des hommes par l’administration des choses, mais tout à l’inverse il s’agit de faire de la production économique l’un des aspects de l’agir commun démocratique, retrouvant ainsi au moins l’un des fils de la tradition socialiste. La lutte pour le commun est une lutte de classes contre l’appropriation privée des fruits de la coopération sociale. Marx tenait que la justification philosophique de la propriété privée comme appropriation des fruits du travail, à la manière de Locke, n’avait plus aucune pertinence dans un monde économique où la force de travail est immédiatement collective, où elle est fondée sur la coopération. Mais la justification de la propriété et du profit s’est déplacée vers l’organisation de cette coopération par le capital, comme elle s’est encore déplacée aujourd’hui vers les capacités stratégiques dans la guerre économique mondiale. Mais comment ne pas voir que les capacités d’auto52
organisation des travailleurs d’un côté et le souci de la solidarité et de la coopération pacifique de l’autre ne sont pas abolis par le cours des évolutions économiques ? La crise globale du capitalisme redonne une actualité à la communalisation de l’économie. La gestion collective des « communs » n’est pas réservée à quelques microcosmes communautaires, mais peut s’étendre au secteur privé de production et à l’administration des services publics.Ce que les économistes appellent « externalités », c’est-à-dire les effets non voulus et non intégrés dans le coût des activités privées, sont les traces ou les symptômes de ce qu’aucune activité économique dite privée n’est jamais seulement privée, qu’elle a toujours une dimension commune par les effets qu’elle provoque sur la société, l’environnement, la culture. De sorte que les usagers et les consommateurs, c’està-dire les citoyens dans leur existence économique, que l’on pourrait aussi désigner du nom de co-producteurs des biens et des services, ont à participer à la définition des besoins à satisfaire. Le nouveau management des entreprises l’a d’ailleurs bien compris sous la forme mystificatrice du crowdsourcing–4. 4. Pour dépasser la définition locale des communs, il convient de poser la question de l’organisation politique de ce monde commun à l’échelle mondiale. Peut-on imaginer et souhaiter la constitution d’un système normatif fondé sur le principe du commun qui ne se confonde pas avec la perspective cauchemardesque d’un État universel ? La question la plus décisive reste donc celle de l’organisation politique de la société mondiale. Ce n’est pas une question nouvelle. Elle a émergé au XXe siècle, d’abord sous la forme de la Société des Nations puis sous la forme 4 Cf. Don Tapscott and Anthony D. William, Wikinomics : How Mass Collaboration Changes Everything, Atlantic Books, 2008.
de l’Organisation des Nations-Unies et des organisations, agences, institutions spécialisées dans différents domaines économiques, de la santé, de la culture, etc Dans le droit fil de la Déclaration universelle des droits de l’homme du 10 décembre 1948, et des Pactes internationaux de 1966, celui relatif aux droits civils et politiques comme celui relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, il faut aller vers un pacte international de droits universels d’accès aux biens communs, dont l’administration sera démocratique et gérée par des communautés locales selon un principe de subsidiarité. Certes, on dira que la portée des textes de 1948 et de 1966 a été essentiellement symbolique faute de dispositifs réellement contraignants. On aura raison. Il serait bien illusoire de penser que cet ordre normatif supranational pourrait remplacer la lutte pour les droits fondamentaux et peutêtre surtout la lutte pour une véritable démocratie dans l’organisation de cet accès au commun. Ce seront toujours les luttes des classes les moins favorisées, celles des minorités exclues, celles des groupes symboliquement et ou matériellement dominés qui imposeront la constitution de cette méta-norme du commun. Mais sans textes de référence, sans institutions qui pourraient mettre en œuvre le commun comme principe directeur, les combats à mener risquent de rester longtemps privés des formes d’appui symboliques et des dispositifs institutionnels contraignants qui leur permettraient de donner des résultats tangibles. Une telle perspective peut paraître aussi lointaine qu’utopique lorsqu’on considère la situation du droit international et la paralysie des Nations-Unies devant des cas flagrants de violations des droits de l’homme. On ne saurait pourtant tenir pour rien la construction juridico-politique du monde.
On en a des exemples qui vont dans des sens différents. La domination occidentale sur le monde s’est faite au nom du principe de la terra nulliius : ce qui n’est à personne, ce qui n’a pas de maître est au premier conquérant. Cette conception n’a-t-elle pas été renversée en quelques décennies par le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Ne voit-on pas encore plus récemment que des peuples, que l’ordre dominant condamnait cyniquement à vivre sous le joug de dictateurs prédateurs, se sont battus pour s’en libérer ? Mais en même temps, et dans un tout autre sens, ne voit-on pas comment des instances internationales et intergouvernementales ont réussi en une trentaine d’années à imposer avec l’appui actif des États les plus puissants un « ordre mondial » néolibéral. Tout est donc ouvert.
En guise de conclusion Le moment dans lequel nous sommes ne doit pas nous désespérer, il nous invite à voir dans les impasses auxquelles ont mené le capitalisme néolibéral une opportunité paradoxale. Le droit s’est construit sur la base d’une conception strictement étatique d’un territoire national qui est, de fait, débordé de part en part par les flux économiques, culturels et humains. On mesure aujourd’hui, avec la « mondialisation », l’impuissance des instances nationales à maîtriser les processus qu’elles ont déclenchés. La phase que nous connaissons est nouvelle en ceci qu’elle montre que le moment de l’affirmation des souverainetés nationales, que la période des indépendances politiques laissent la place à une période où il s’agit de bâtir quelque chose de tout à fait nouveau, même s’il convient de partir des réalisations fragiles et partielles qui existent. Ce qu’il s’agit d’instituer, c’est l’humanité en tant que telle, reconnue comme un sujet politique et juridique, non
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pas au travers d’un super-État mais par la voie d’organisations mondiales dotées d’un pouvoir réel de contraintes et contrôlées par des communautés de citoyens. Puisque se tient à Marseille en ce moment le Forum mondial de l’eau, et, simultanément, dans la même ville, le Forum mondial alternatif de l’eau, je voudrais un instant encore évoquer les enjeux de cette bataille qui vise à faire reconnaître l’accès à l’eau comme droit fondamental, à l’encontre de tous ceux qui ont intérêt à faire de « l’or bleu » une marchandise comme une autre. Riccardo Petrella a proposé l’institutionnalisation d’un pouvoir politique démocratique à l’échelle mondiale par la création d’une agence mondiale de l’eau qui aurait une fonction :
à faire participer les citoyens à la définition des besoins, aux décisions d’investissement, aux types de prélèvement pour supporter les coûts. Cette politique démocratique de l’eau peut se décliner différemment selon les pays, mais elle doit toujours être menée avec l’idée que ce sont les populations qui doivent exercer leur souveraineté collective sur la gestion de l’eau, et qui doivent le faire sur la base de la solidarité. Il me semble que cet exemple parmi beaucoup d’autres nous indique une voie à suivre, celle de l’articulation de nos luttes sectorielles et locales avec la perspective d’un monde commun. Je vous remercie de votre attention. Lausanne, Le 17 mars 2012
• législative, avec un parlement mondial de l’eau « chargé d’élaborer et d’approuver les règles mondiales de base pour une valorisation et une utilisation solidaires et durables de l’eau » ; • Juridictionnelle par la création d’un Tribunal mondial de l’eau qui serait un organisme de résolution des conflits en matière d’utilisation de l’eau. • Et une fonction de contrôle par un organe d’évaluation et de suivi des financements publics. Cette institution fonctionnerait un peu comme l’OMC, mais à rebours, c’est-à-dire non pas comme une organisation chargée de tout marchandiser mais comme une organisation mondiale des biens communs, une OMBC, qui aurait un pouvoir d’institutionnalisation et de régulation mondiale, et qui serait l’émanation de tous les groupements démocratiquement structurés en charge de l’administration des biens communs. Car la grande différence, c’est qu’une politique du commun consiste
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Quelques références bibliographiques http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/ index-La_nouvelle_raison_du_monde-9782707165022. html http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/ index-La_nouvelle_ecole_capitaliste-9782707169488. html http://ciph.org/blog/ (pour présentation du livre sur Marx)
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La pensée du commun et l’éducation Farinaz Fassa, prof. Université de Lausanne
La conférence de Christian Laval a montré à quel point il est indispensable de repenser et d’agir le commun, d’inventer comme il le dit « un principe général des institutions à construire » pour faire pièce à un (nouvel) esprit du capitalisme puisque [a]vant d’être une logique ou une politique économique, [le néo-libéralisme] est d’abord et fondamentalement une rationalité, et qu’à ce titre il tend à structurer et organiser, non seulement l’action des gouvernants, mais jusqu’à la conduite des gouvernés eux-mêmes. (Dardot et Laval, 2009 : 13).
Cette rationalité nous exproprierait de nousmêmes et nous isolerait les un.e.s des autres, tant est qu’au principe du néo-libéralisme, tel que Dardot et Laval le définissent, se trouve la compétition de tous contre tous, « [l’]éthique de l’entreprise exalt[ant] le combat, la force, la vigueur, le succès » (415). Si cette éthique trouve dans le travail le « véhicule privilégié de la réalisation de soi » (415), elle me paraît aussi le trouver dans l’éducation scolaire.
éducation, commun et société Les terme « commun » - et il est intéressant pour cela - dit la volonté d’éviter les distinctions, la distinction aussi (Bourdieu 1979). Il invite au contraire à un partage
qui nous engage et nous construit, en tant que sujet dans une démarche marquée par la nécessité d’agir pour éviter que l’expropriation d’une partie des femmes et des hommes de la commune humanité ne persiste et ne s’élargisse. Dans ce cadre, s’interroger sur le commun et tenter de mener une réflexion qui le rattache à l’éducation, apparaît d’autant plus crucial qu’il s’agit d’envisager le commun comme ce que nous donnons en partage aux « nouveaux » (Arendt, 2007) pour les préparer au futur. Or, et ceci n’est qu’un paradoxe apparent, sous les dehors d’hymnes au changement, ce futur est dessiné aujourd’hui dans les mondes de l’éducation/formation comme la poursuite et l’approfondissement d’un présent marqué par des logiques hégémoniques d’exclusion, de classement et de domination. Les questions que pose la pensée du commun, au sens que lui donnent Dardot et Laval (2010), à l’éducation sont donc à articuler avec l’idéal éducatif qui se dessine à travers les politiques publiques de la scolarité et celle de la formation universitaire et professionnelle. Il s’agit ainsi de réfléchir à ce qui est actuellement transmis aux enfants, aux adolescent.e.s et aux jeunes en formation et de se demander dans quelle mesure cet héritage leur permettra de jeter les bases d’une organisation commune propice à l’innovation, au partage et à la pluralité. 57
Poser cette question, c’est aussi s’interroger sur les conditions qui permettront que la socialisation proposée par l’éducation et la formation publiques soit autre chose qu’une socialisation à l’exil, un exil qui s’apparente à une forme d’étrangeté à soi-même et aux autres. Comment faire pour que le processus de subjectivation dont parle Foucault (1975 : 1982) ne se transforme pas en un exil qui ne laisserait vivace que l’assujettissement, qui en est la face inverse ? Comment faire pour que les connaissances soient envisagées sous un autre angle que leur forme marchande, que les expériences ne soient jugées à l’aune des hiérarchies existantes ? En d’autres termes, comment faire pour que la servitude volontaire (La Boétie) –ou involontaire (Accardo, 2001)- ne soit pas l’horizon que construisent les institutions éducatives et de formation ? Tosel, analysant les Carnets de prison de Gramsci suggère une réponse à cette question. Il montre que si l’expérience carcérale, comme l’exil, contribue à une destruction de la personnalité ; l’exilé qui veut résister à subir la transformation insensible, moléculaire au sens d’imperceptible mais effective, de sa personnalité […] peut aussi introduire des éléments nouveaux dans la culture qu’il subit et transforme : c’est l’autre pôle, celui de la coopération dans le travail commun, de la créativité qui s’exprime dans les luttes pour la reconnaissance et pour le droit cosmopolitique; c’est la transformation d’une hégémonie unidirectionnelle dans une conception du monde métisse enrichie de différences composables dans des relations fécondes. (Tosel 2012, sp)
Si, selon lui, la « catastrophe », la séparation de la personnalité de ses capacités d’agir et de penser, le triomphe du moi passif sur le moi actif, est irréversible une fois réalisée au niveau individuel, au niveau collectif : cette fonction n’a cependant pas un sens négatif unilatéral : ce qui est catastrophe pour l’un peut être l’objectif d’un autre, surtout dans les conflits politiques. L’hégémonie des masses subalternes qui est l’objectif de Gramsci se construit en luttant contre la menace d’une catastrophe destructrice, mais elle passe de même par la production 58
de transformations moléculaires de l’hégémonie adverse, par la production d’une catastrophe critique qui réduit la violence ouverte contre un adversaire décomposé. (Tosel, 2012, sp)
On peut dès lors de se demander si et comment les transformations moléculaires qui modifient les personnalités au fil des efforts de l’éducation scolaire pour inculquer aux individus des disciplines portent également des germes de résistance permettant à un commun de s’instituer. Dans leur célèbre ouvrage consacré au savoir comme commun, Ostrom et Hess (2007) insistent sur le fait que le commun implique le partage des ressources par une pluralité d’usagers, le niveau institutionnel jouant un rôle fondamental dans sa gestion puisque la définition de l’arène d’action inclut ou exclut un certain nombre d’acteurs et d’actrices. La contribution de Levine va plus loin encore. Il analyse une expérience qui vise à engager des jeunes dans des recherches pour le bien public, utilisant les nouvelles technologies de l’information (Levine 2007, sp), mais il revient aussi réflexivement sur les limites et les avantages de l’expérience. Sa contribution est essentielle pour mon propos car il montre en quoi l’académie, du fait des règles qui y dominent actuellement –impératif de productivité ; valorisation de la discussion entre pairs seulement au travers des débats scientifiques menés par les grandes revues ; importance plus grande accordée aux activités de recherche qu’à celles d’enseignement ; faible considération apportée aux activités de service ; etc.– s’éloigne d’une dimension locale. Or, cette dimension est centrale selon lui car elle permet aux individus de faire l’expérience de la diversité (des gens d’horizons différents cohabitent dans un voisinage) et offre un terrain idéal pour « construire du commun associatif qui s’enracine dans les communautés géographiques »–1 (Levine, 2007 : sp [notre traduction]). 1 Toutes les traductions sont de l’auteure.
Les remarques, qui suivent se veulent une esquisse plus qu’un propos systématique ; articulées en deux étapes, elles évoquent dans un premier temps ce que l’école fait aux individus et donnent quelques éléments qui permettent, dans un deuxième temps, de s’interroger sur ce qu’elle pourrait faire dans une perspective inspirée par le commun. Ces remarques s’ancrent dans la certitude que la volonté de construire un commun passe aussi par le fait de penser les savoirs que nous transmettons à nos enfants à travers d’une part l’adoption d’une forme scolaire spécifique (cf. Vincent, 1994, sur l’histoire de la forme scolaire et ses enjeux) et d’autre part l’acceptation de plus en plus « naturelle » de faire dépendre cette forme scolaire de demandes qui lui sont extérieures. Cette esquisse de réflexion prendra pour exemple l’informatique pour et dans l’école, dans la mesure où l’introduction des ordinateurs dans la sphère éducative comporte des enjeux tout à fait essentiels quant aux savoirs et aux types de savoirs. Malgré ses différences avec l’écriture ou l’imprimerie – et elles sont nombreuses, cette technologie qui sert à classer, communiquer et mémoriser de l’information est à considérer au même titre que les précédentes technologies intellectuelles. Elle doit être appréhendée en tant que dispositif, soit comme [u]n ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit aussi bien que du non dit. (Foucault, 1977 : 299).
Il faut donc repenser ce dispositif qui modifie notre approche du monde, réfléchir au statut de cette médiation intellectuelle autant que technique et conclure que ordinateurs sont bien autre chose qu’un « outil » neutre. En organisant le savoir, ils le mettent dans
des formes spécifiques qui sont autant de médiations entre soi et les autres, mais aussi entre soi et le monde et entre soi et soi–2.
L’école, les savoirs et les individus à l’ère de la société de la connaissance Se demander ce que l’école fait aux individus, c’est aussi se demander ce qu’elle ne fait pas pour paraphraser Bouissou (2008). Au catalogue des faire on peut avec Dubet admettre que l’école accomplit une fonction de distribution en classant les enfants selon des critères qui peuvent faire coïncider classement scolaire et classement social, qu’elle assume également une fonction d’intégration sociale en distribuant des « biens et des qualifications, des utilités attachées aux diplômes dont on attend qu’elles permettent aux individus de trouver une place dans la société » (2009 : 17) et enfin qu’elle accomplit une fonction éducative en formant des personnalités auxquelles les vertus cardinales d’une société doivent être inculquées. Loin d’être sans relation les unes avec les autres, ces trois fonctions sont totalement interdépendantes et interroger les finalités de la fonction éducative conduit inévitablement à s’interroger sur les critères qui servent à la distribution des individus et sur leur hiérarchisation, de même qu’interroger les critères sur lesquels se fait la distribution scolaire conduit invariablement à se demander quels principes de justice lui sont sous-jacents. Ceci étant dit, j’aimerais plus directement
2 La lecture de l’ouvrage de Galimberti (1999) apporte de nombreuses informations sur ce point. Esquissant une histoire des changements dans les relations que les hommes entretiennent avec leurs techniques, il met à jour à quel point le politique en a été modifié. Les parties six et sept sont particulièrement remarquables de ce point de vue et la distinction faite entre l’agir antique et le faire moderne me paraît particulièrement pertinente pour comprendre à quel point la technologie peut devenir politique en elle-même (voir pp. 437-456).
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en venir ici aux savoirs que transmet l’école dans la société de la connaissance et à ce qu’ils font aux individus. Ce retour sur les savoirs eux-mêmes approche l’institution scolaire comme un lieu où se déroule ce qu’on peut appeler avec Norbert Elias un « processus de civilisation ». Ce processus décrit en d’autres termes ce qu’Arendt envisage comme objectif de l’éducation dans son essai La crise de l’éducation (2007), cette dernière devant conserver des points fixes pour protéger les « nouveaux » contre les dangers du monde alors qu’elles et ils ne sont pas encore prêt.e.s à agir dans la sphère publique et pour protéger le monde que nous avons en commun contre les « nouveaux ». La forme scolaire, sa clôture, participe selon Arendt à cette double protection et elle se caractérise selon Maulini et Perrenoud « par la création d’un espace-temps spécifiquement consacré à l’apprentissage, séparé des pratiques sociales auxquelles il est censé préparer » (2005 : 147). Les travaux que j’avais menés à propos de l’introduction de l’informatique dans le monde de l’école vaudoise (Fassa, 2005) avaient montré qu’elle était le résultat d’un alignement du système éducatif local sur les antiennes de la société de l’information et du savoir (Fassa, 2002). Il semblait nécessaire dès les années 1990 et jusqu’au seuil du millénaire que tou.te.s les élèves soient formé.e.s à l’usage des technologies de l’information et du savoir, le passage de l’économie du matériel à celle de l’immatériel demandant qu’un remodelage de la formation se produise. Une telle modification exige d’une part, que tout un chacun soit en permanence en train d’apprendre (long life learning) puisque la masse d’informations en circulation rend tout savoir obsolète dès le moment de son acquisition, mais elle propose d’autre part des moyens de satisfaire à cette soif constante (et construite comme telle) de savoir: les technologies de l’information.
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Nul ne saurait douter que cette réorganisation des savoirs puisse être créatrice. Il ne fait ainsi guère de doute que les technologies de l’information, et tout particulièrement Internet, sont présentes au cœur de nombreuses activités quotidiennes et professionnelles et peuvent donner naissance à des communs partagés par des communautés en ligne et qu’à ce titre, il semble justifié que l’école s’en préoccupe. Cette ouverture, car c’en est une, efface les cadres qui structuraient – et parfois bornaient – les apprentissages mais elle efface aussi les limites qui distinguaient apprentissage initial et continu et entraîne une reformulation des buts de l’éducation publique et de ses relations avec les demandes sociales et économiques (des partenariats avec l’industrie privée s’effectuant notamment du fait des coûts d’équipement informatiques des écoles). Le processus d’appropriation par la pédagogie d’un outillage matériel est conçu par les promoteur.e.s de ces nouveaux savoirs comme un processus qui, en tant que tel, n’est ni compliqué ni complexe même s’il se heurte à des difficultés d’ordre financier et/ou humain. Les usagers.ères ne sont par ailleurs pas distingué.e.s et aucune réflexion n’est faite ni sur les dispositions qui permettent de s’approprier ces outils dans une visée créative ni sur leurs relations avec les attributs sociaux des élèves. Or, des recherches menées aux USA montrent que l’usage des ordinateurs dans les écoles est corrélé avec des résultats plus élevés auprès des élèves blanc.he.s et asiatiques alors qu’il n’y a aucun lien de ce type pour les autres groupes ethniques; peut-être parce que « les enfants défavorisés tendent à utiliser les ordinateurs pour des activités d’apprentissage de routine plus que pour des objectifs plus exigeants en termes intellectuels » (Du et Anderson, 2003 : 7 [notre traduction])–3. 3 « disadvantaged children tend to utilize computers for routine learning activities rather than for intellectually demanding
De la même façon, un impensé a chapeauté la réflexion sur les dispositions que le recours à de telles technologies intellectuelles pouvait engendrer et aucune réflexion n’avait réellement eu lieu de la part des pouvoirs publics sur les raisons qui justifiaient que l’école intègre ces apprentissages comme une priorité. La nécessité de ne « pas prendre de retard sur la technologie », de ne pas « s’exclure d’un changement civilisationnel » était évoquée –peut-être à juste titre- mais aucune réflexion n’avait été menée par les pouvoirs publics sur la place que ces technologies devaient prendre dans le monde scolaire, sur les éventuels bouleversements qu’elles imposeraient à la forme scolaire et sur leurs rapports aux savoirs positifs que les enseignant.e.s devaient transmettre. Linard (1990) remarque d’ailleurs dans le livre qu’elle consacre à l’apprentissage avec les nouvelles technologies que la valorisation du travail avec les ordinateurs a eu des effets sur la formalisation que certaines sciences ont produite de la pensée. Elle relève que programmation, algorithmes, heuristiques, boucles et compteurs, branchements conditionnels et récursivité de l’informatique classique, et maintenant bases de faits et moteur d’inférence, réseaux sémantiques, langagesobjets, hypertextes, cadres et scénarios de l’AI […] : tous ces outils conceptuels sont devenus des modèles élémentaires d’analyse cognitive applicables à toutes situations après avoir été d’abord des moyens spécifiques de formation automate. Ils ont ainsi renforcé massivement dans le domaine de la psychologie cognitive, l’influence d’un type particulier de rationalité, la rationalité techniqueopératoire, logique-formelle, et d’un type particulier de représentations, les représentations artificielles. (Linard, 1990 : 18).
Elle insiste ensuite sur le fait qu’une telle perception de la pensée revient à privilégier des rationalités limitées soit des rationalités plus préoccupées de succès immédiats que des « finalités d’ensemble »– aux dépens des rationalités globales qui redonneraient place à un projet général –subordonnant les
moyens aux fins– et accepteraient de penser l’humain comme un être complexe enraciné dans des réalités corporelle et affective. Ces remarques insistent sur le fait que les technologies intellectuelles sont avant tout, comme le suggérait Goody (1979) à propos de l’écriture, des médiations, mais des médiations actives entre soi et le monde. Ces médiations prennent cependant des formes spécifiques selon l’environnement culturel dans lequel elles s’inscrivent. Une telle réinscription des technologies dans le social permet de considérer que notre raisonnement formel est un savoir culturel particulier, marqué par la tradition écrite et sa postérité scientifique. Ils suggèrent que l’informatique doit aussi être considérée comme une nouvelle technologie intellectuelle susceptible de transformer notre relation au monde et à nous-mêmes, mais ceci bien plus à un niveau culturel qu’individuel. Les injonctions à l’« apprendre tout au long de la vie » sont à compter dans ces transformations de notre relation au monde et à nous-mêmes. Se former sans cesse et se réformer deviennent le centre d’une relation qui laisse l’individu démuni face à aux transformations moléculaires dont parlait Gramsci. L’adoption d’une position d’apprenance (Carré, 2000) comme une disposition nécessaire aux sujets de la « société de la connaissance » fait de l’acceptation de cet horizon une des clés de voûte constitutives d’une nouvelle socialisation scolaire et professionnelle qui fragilise les personnes (Ehrenberg, 1995) et les laisse bien souvent dans un isolement peu susceptible de jeter les bases de la construction d’un commun. Les individus hors leurs groupes d’appartenance traditionnels sont présentés par le récit communicationnel comme « libres » de recréer des liens avec d’autres
applilcations ».
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individus tout aussi « libres ». Chacun, qui qu’il/elle soit et où qu’il/elle habite, serait en droit de choisir de communiquer avec un.e autre, élu par lui/elle ; même éloigné.e.s dans l’espace, les correspondant.e.s resteraient proches dans les préoccupations ou dans les projets. Les communautés traditionnelles et leurs pesanteurs seraient ainsi vaincues, les individus triompheraient et s’épanouiraient dans des univers exempts de la violence que l’autre inflige par sa radicale différence. Selon les zélateurs/trices de la « société de la communication », l’outil numérique serait à la source d’une horizontalisation des rapports sociaux, il contribuerait à la reconnaissance de tou.te.s puisqu’il favoriserait un éclatement des centres de pouvoir par la distribution non hiérarchisée des « paroles » qui, à travers l’espace de la « toile », pourraient se rencontrer et se rejoindre. La rencontre autour du thème de l’individu et de sa liberté (que l’on peut aussi comprendre comme une désappartenance) interviennent en outre tant dans les discours de la déréglementation que certaines franges modernistes de la gestion libérale de l’Etat et de l’économie nous infligent que dans certaines des réflexions des mouvements sociaux. Pour ces derniers, les réseaux paraissent des lieux de paroles et d’échanges qui échappent au contrôle des pouvoirs institués–4.Cette vision séduisante est au centre de la critique que Levine adresse à la pensée libertarienne du commun et qu’il oppose à une pensée associative du commun, d’un commun qui s’institue au travers de pratiques et de règles que les 4 Cette représentation du réseau comme lieu de contre-pouvoir tient pour beaucoup à la possibilité de diffuser des informations et de construire des collectifs affinitaires qui dépassent les frontières territoriales. Les récents mouvements sociaux montrent cependant que la constitution virtuelle de liens doit se traduire, pour que le collectif existe, par une action physique réelle. Les tenant.e.s du travail collaboratif à distance acceptent d’ailleurs ce point de vue puisqu’ils/ elles organisent toujours à un moment ou un autre une rencontre de face à face entre les personnes impliquées. D’un autre côté, le contrôle des informations diffusées et leur censure sont possibles comme nous l’ont appris bien diversement l’exemple chinois et les opérations policières contre les réseaux pédophiles. Ne pas en tenir compte, c’est se leurrer et postuler que la liberté de diffusion sur la « toile » tient exclusivement à la technologie elle-même.
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usagers/ères négocient. Il insiste sur le fait que le commun implique des règles, des normes et des limites qui sont absentes d’un simple accès par tou.te.s à des biens informationnels.
Ce que l’école ne fait pas (ou fait mal) aux individus Il est intéressant de relever que parallèlement au discours individualiste qui se trame autour de l’informatique, les institutions scolaires ont inscrit au nombre des savoirs et savoir-faire que l’école doit transmettre, nombre d’« éducation à… ». « Education à la citoyenneté », « éducation à l’égalité », « éducation au développement durable », et finalement « éducation à la santé » sont autant d’objets qui ont fait leur entrée dans les programmes scolaires et qui désignent des compétences transversales dont l’institution éducative doit doter les élèves pour leur permettre de devenir des citoyens responsables. Vilipendées par les uns comme la manifestation de la soumission de l’École et des savoirs scolaires aux exigences du néo-libéralisme et d’un utilitarisme qui accentue les inégalités sociales, défendues par d’autres comme une nécessité pour préparer les élèves à leur vie personnelle, sociale et professionnelle et dépasser des savoirs scolaires jugés obsolètes, ignorées par d’autres encore qui continuent d’enseigner dans le cadre ordinaire des coutumes scolaires (Audigier, 2012 : 26),
ces « éducations à … » interrogent la forme scolaire et les finalités de l’Ecole. Le terme central « éducation à » dit assez nettement leurs buts comportementaux et leurs visées dispositionnelles. Mettant aussi l’accent sur des compétences plus que des savoirs, elles révèlent par ailleurs les tensions qui traversent l’école actuelle puisque
[c]e qui est (serait) en jeu, est (serait) le recentrage de l’École sur des savoirs qui aient du sens pour les élèves afin de leur permettre de construire des outils et des références pour la vie, leur vie […]. La forme scolaire, aussi bien dans le découpage et l’organisation des savoirs que dans le choix des contenus et pratiques d’enseignement qu’elle implique, est ainsi mise en cause. (Audigier, 2012 : 33 et 34).
Le diagnostic effectué par Audigier me paraît tout à fait pertinent ; d’autant plus que cet auteur note que ces changements visent à permettre à chacun.e de construire son « employabilité » sur un marché du travail marqué par une nouvelle économie de la connaissance. Dans celle-ci les compétences formées par l’école doivent être orienté[e]s vers l’action, la décision, la compréhension et la prise en charge effective des enjeux personnels, sociaux et professionnels, la construction des attitudes et comportements de chacun en fonction de ces enjeux. Nos sociétés exigent(raient) que l’École apprenne aux élèves à faire face à de nombreuses situations de vie (entreprendre, consommer…), à maîtriser de nouveaux objets (les médias, les technologies numériques…), à adopter de nouveaux comportements (santé, développement durable…), à adapter des anciens dont les contenus et les formes ont et/ou doivent changer (citoyenneté…). (2012 : 34)
Faut-il conclure que les « éducations à… » ont avant tout une visée adaptative et qu’elles portent les jeunes à endosser individuellement des responsabilités qui sont celles du collectif –et qui comme telles sont à analyser en termes de rapports de pouvoir et de dominations ? Faut-il conclure que l’école préparant à la responsabilisation individuelle ne prépare pas à l’apprentissage du commun puisque le maintien de la forme scolaire interdit la réelle négociation des règles et des normes par les acteurs et actrices scolaires, les enseignant.e.s comme les élèves ? Ou une ouverture existerait-elle qui donne la possibilité de faire un apprentissage démocratique effectif qui interroge par exemple l’idéologie de la complémentarité des femmes et des hommes, justifiant leur présence inégale dans les sphères privées et publiques, ou la construction nationale et
hégémonique des identités des citoyen.nes vs des non-citoyen.nes? Arnot répond de manière ambivalente à ces questions, relevant que si la globalisation et l’individualisation des parcours de vie semblent avoir « soulagé une partie des personnes des structures conventionnelles, elles en ont aussi piégé d’autres dans des dépendances plus grandes et de plus grandes inégalités sociales » (2009 : 226). Dans son optique, qui est aussi la nôtre, seule l’éducation à « une citoyenneté globale » (global citizenship education), pour autant qu’elle s’articule sur des valeurs morales solides, pourrait contrer les effets destructeurs de l’individualisation. Pour qu’elle soit un succès, cette éducation à la citoyenneté globale devrait s’enraciner dans la reconnaissance de la validité universelle des droits et permettre d’acquérir une perspective critique sur la pauvreté globale et la violence, les communications mondiales et les cultures, les migrations mondiales et leurs conséquences, et l’extraordinaire pluralisme, la diversité et la différence dans et à travers les Etats-nations (Arnot, 2009 : 227)
Son constat permet de comprendre ce que l’école ne fait pas (ou mal) aux individus et aux collectifs puisque les savoirs actuellement transmis par les « éducations à… » sont selon Audigier [o]rienté[e]s par le futur, un futur collectif incertain qui ne se lit pas dans la continuité du présent, mais aussi un futur, notamment personnel, sous la responsabilité de chacun. (2012 : 37).
Encore faut-il que notre regard sur le monde et les Autres s’enracine dans une posture qui reconnaît la légitimité des demandes des opprimé.e.s et qui, malgré l’attachement que nous pouvons avoir à un lieu, nous rend responsables du monde. Mais cette responsabilité exige que nous soyons doté.e.s de repères pour penser même l’impensable (Fassa, 2008) ; l’étude critique et réflexive
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de l’histoire et des sciences sociales –et des manières dont elle ont été écrites– offre peutêtre les meilleurs fondements à la colère contre toutes les injustices et c’est une des leçons que nous pouvons retenir de Arendt. C’est en tous les cas une des pistes que suivent les chercheuses féministes (Harding 1986 ;Garforth et Kerr 2009, Stengers 2010 ; etc. ) et elle permet d’élargir le spectre des savoirs et des connaissances qui peuvent devenir un commun à partager.
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égalité-monde et ethnicité Réflexions intempestives sur « la philosophie générale d’ouverture à un seul monde »
Prof. Edouard Delruelle, Unité de recherches de philosophie politique, Université de Liège (Belgique)
Il est inutile de s’attarder sur les nombreux points d’accord entre nous : la dénonciation de la police migratoire et de la logique d’apartheid à l’égard des « immigrés », l’aspiration à une réappropriation des biens communs, l’appel à la mobilisation citoyenne, etc. Je souscris, faut-il le dire, au Pacte du Commun et à la « philosophie générale d’ouverture à un seul monde ». One world ! Oui, mais des peuples … Une seule humanité, certes, mais des communautés. Comment résoudre ce dilemme ? Comment éviter que l’exigence d’universalité et de communalité ne fasse finalement le jeu de la mondialisation qui est à l’origine de ce nous ne cessons de critiquer ? Le cœur de ce dilemme, nous le connaissons : c’est la question ethnique, ou plus exactement la question du peuple en tant qu’il n’est pas seulement demos mais aussi ethnos, c’està-dire communauté territoriale, historique, linguistique insérée dans une structure politique « finie », déterminée. Qu’en estil de ce que Hegel appelle une Sittlichkeit, une « civilité » collective reposant sur une certaine mise en forme des rapports de parenté et de sociabilité, des rapports économiques et des rapports scolaires et médiatiques (le triptyque « famille /société civile / Etat ») ? L’ethnos est-il un obstacle au « Pacte du Commun », ou sa condition de possibilité ? Ou les deux ? L’enjeu de ma réflexion : comment réaliser à la fois l’universum – des droits égaux pour tous 68
les êtres humains – et le pluriversum – des modes d’être et d’apparaître différents selon les peuples. Partons du débat canonique entre universalisme et multiculturalisme. L’universalisme assimile l’égalité à l’indifférence aux différences, et fait valoir l’universel d’une citoyenneté composée d’individus émancipés des communautés organiques. A l’inverse, le multiculturalisme assimile l’égalité au respect des différences, et pose le droit de chaque nation, peuple, ethnie, à voir son identité reconnue. Cette opposition structure aujourd’hui le débat semi-savant sur le « vivre-ensemble », qui ne peut que dégénérer en accusations réciproques de racisme : pour les tenants de l’universalisme, accéder aux revendications de reconnaissance des minorités, c’est défigurer l’humanité, la fragmenter en identités régressives et concurrentes ; pour les tenants du multiculturalisme, la figure homogénéisante de « l’homme » n’est qu’un masque de la culture dominante, un alibi pour maintenir les diasporas dans un statut d’indigènes inintégrables. Cette antinomie se maintient parce qu’elle s’abstrait par avance de la scène réelle où se joue la question de l’égalité, celle de l’histoire entendue comme confrontation dissensuelle des dominants et des
dominés. Sur cette scène, « l’homme » de l’universalisme n’est pas une figure abstraite mais déterminée, située, modelée par les luttes pour l’émancipation, de même que les différences entre « communautés » ne sont pas figées dans des identités immobiles, mais résultent de processus de formation et de transformation eux aussi historiquement déterminés et soumis au changement. L’antinomie qui alimente ce que j’appelle le « racisme-monde » repose donc sur un oubli actif des médiations historiques et politiques où se construit tout humaincitoyen. Quand celui-ci se réapproprie son être historique, écrit Tosel, il « se comprend alors comme un universel déterminé, inséré dans le réseau des médiations qui définissent la vie concrète de la communauté éthique »–1. La liberté et l’égalité n’existent pas en soi, dans quelque fondation juridicomorale nécessairement enfermée dans les apories entre universel et différences ; elles présupposent toujours l’existence de médiations sociales et politiques qui font de l’égalité le rapport concret, toujours polémique, d’un employeur et d’un employé, d’un homme et d’une femme, d’un maître et d’un élève, etc. Autrement dit, comme l’exprime à nouveau très bien Tosel, « devient prioritaire l’analyse du procès historique qui engendre la revendication de l’universel et l’affirmation des différences » –2. Dans la « synthèse » d’une communauté concrète, l’antinomie est levée : l’égalité s’affirme à la fois comme libération de l’individu hors des particularismes identitaires et comme lutte des subalternes contre l’hégémonie pseudouniversaliste. Ce n’est pas l’un ou l’autre, universalisme ou multiculturalisme, c’est l’un et l’autre : les différences et l’universel. « Différence de l’universel », écrit Tosel –3. Toute politique des différences tient dans 1 André Tosel, Démocratie et libéralismes, Kimé, 1995, p.212. 2 Ibid., p.213.
cet axiome : plus la cohésion sociale est garantie dans les rapports matériels entre individus, moins ceux-ci, pour se construire, auront besoin de schèmes identificatoires et communautaires ; au contraire, moins la cohésion sociale est assurée, moins l’espace matériel, autrement dit, ne peut résister à la division sociale du travail et à l’appropriation privée des biens, et plus les individus auront tendance à s’identifier aux communautés ethniques ou religieuses auxquelles ils appartiennent. Autrement dit, la cohésion sociale libère tendanciellement les singularités, tandis que la dérégulation et l’appropriation privée génèrent en proportion identités et communautés. La première dynamique est celle de l’égalitémonde ; la seconde, celle du racisme-monde. C’est à partir de cet « axiome » qu’on peut comprendre le succès croissant du populisme et de l’extrême-droite aujourd’hui partout en Europe. Car quand on examine le vote Marine Le Pen, que constate-t-on ? Que son socle électoral est celui de la gauche traditionnelle : les ouvriers, les employés, les chômeurs et les jeunes. Quatre catégories historiquement ancrées à gauche qui, au premier tour de la Présidentielle de 2012, ont davantage voté pour Marine Le Pen que pour François Hollande. Le public-cible du FN, ce sont les perdants de la mondialisation, ceux pour qui la dérégulation économique signifie le déclassement social et la relégation hors des villes. L’UMP et le PS, eux, sont devenus les relais des gagnants de la mondialisation : l’UMP, celui des professions libérales et des retraités aisés ; le PS, celui des cadres et des fonctionnaires. La carte électorale reproduit de façon étonnamment fidèle cette polarisation de la société en zones centrales et périphériques. Depuis plus de 30 ans, la gauche accueille les résultats de l’extrême-droite avec un mélange de stupeur et de réprobation morale
3 Ibid., p.212.
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qui confine à la dénégation. Ses intellectuels patentés dissertent sur les causes de la montée du populisme, en mettant toujours soigneusement hors-champ les électeurs et les thèmes que ceux-ci plébiscitent : sécurité, immigration, identité. On explique rituellement le vote extrémiste ou populiste des couches populaires par le déclassement engendré par la globalisation et la désindustrialisation. Mais la dégradation des conditions économiques et sociales, si elle est certainement déterminante, n’explique pas tout. Pourquoi ouvriers et employés, qui sont effectivement les laissés-pour-compte de l’adaptation à l’économie mondialisée, se tournent-ils vers le Front National, et non vers l’extrême-gauche qui critique depuis toujours la « dictature des marchés », et devrait logiquement paraître plus crédible que Marine Le Pen dans la dénonciation de « l’hyper-capitalisme » ? Il faut quand même se demander si la fracture n’est pas autant culturelle qu’économique, si le désarroi des classes populaires n’est pas dû autant à l’abandon de la Nation, de ses institutions et de son héritage, qu’à la crise et au chômage ? On ne peut écarter d’un revers de la main les attentes de sécurité et d’identité des classes populaires autochtones, ou leur colère face à la dénaturation des quartiers populaires, comme si ces attentes et cette colère n’exprimaient qu’une xénophobie archaïque et nauséabonde. En fait, il faut sortir du jeu de balancier qui, tantôt fige les classes populaires autochtones dans le racisme et le populisme, en idéalisant symétriquement les aspirations des migrants et des minorités allochtones, et qui tantôt réduit les diasporas allochtones au communautarisme et au fondamentalisme, en excusant à bon compte l’islamophobie ou le racisme anti-immigrés des milieux populaires. L’enjeu est de penser à la fois les discriminations subies par les immigrés et le déclassement social des couches populaires autochtones, et à cette fin, de prendre en compte à la fois le déclassement 70
économique et la déstructuration culturelle. Pour sortir du racisme-monde, il faut rendre la raison égalitaire à sa dynamique politique, la confronter aux médiations concrètes où vivent les hommes. Balibar isole deux médiations fondamentales de la raison égalitaire, qu’il appelle égaliberté : la propriété et la communauté –4 (auxquelles j’ajoute, pour mon compte, celle du savoir). Tout rapport humain est médié soit par la propriété, sur l’axe du travail, soit par la communauté, sur l’axe de la sexualité et de la vie affective, soit encore par le savoir, sur l’axe du langage. Toutefois, ces rapports sont traversés de différences irréductibles, qui viennent surdéterminer la question de l’égalité. La médiation de la propriété soulève la question anthropologique de la division sociale du travail, elle-même liée à celle de l’appropriation privée de soi et des choses, du partage entre biens privés et bien commun ; la médiation de la communauté soulève elle la question anthropologique de la différence des sexes et des générations ; et la médiation du savoir, celle de la maîtrise et de la différence entre raison et ignorance, raison et déraison. L’égalité-monde n’est pas la négation de ces différences, mais leur inscription dans des dynamiques émancipatrices. La médiation de la propriété requiert une politique qui résiste à une trop grande division du travail social, comme à la dictature de l’appropriation privée. Quand les inégalités se creusent entre capital et travail, et au sein même du salariat, entre une minorité ultra-sécurisée et une masse croissante de précaires, ces inégalités n’affectent pas seulement les plus défavorisés, mais l’ensemble de la cohésion sociale. Ce n’est seulement le juste mais le commun qui est menacé par la dynamique
4 Etienne Balibar, La proposition de l’égaliberté, PUF, 2010.
centrifuge du capital. La gauche ne doit pas craindre non plus de renouer avec la notion de bien commun, ringardisé par trente ans de néolibéralisme, comme avec le modèle de « l’égalité des places » auquel il a substitué celui de « l’égalité des chances » –5 . Nul besoin, pour cela, de plaider pour la collectivisation des moyens de production. Faire valoir les droits de la communauté sur l’environnement, la santé, l’éducation, la recherche, etc., est compatible avec une économie de marché régulée. La médiation de la communauté, à l’inverse, requiert une politique qui résiste à l’emprise des groupes sur les individus, à la domination masculine, au patriarcat renaissant–6, bref une politique qui fasse valoir les droits de la singularité sur tout assujettissement communautaire. Contre l’idéologie multiculturaliste, il faut rappeler que les rapports de parenté et de sociabilité primaire ne relèvent pas de la sphère privée, mais sont institués par la société. Le tiersmédiateur qu’est l’Etat n’a pas seulement un rôle à jouer dans la distribution des « places » dans la vie économique, mais aussi dans l’espace de sociabilité dessiné 5 Sur la confrontation idéologique des deux modèles, et le passage de l’un à l’autre, cf. François Dubet, Les places et les chances. Repenser la justice sociale, Seuil, 2010. 6 Tous les problèmes réels que posent les interactions avec les diasporas identifiées comme musulmanes (foulard, refus de servir sous l’autorité d’une femme ou de travailler avec elle, mariages arrangés, tests de virginité et réfections d’hymen, homophobie, etc.) sont dus, non pas à l’islam comme tel, mais à la persistance de structures de parenté et de sociabilité de type « patriarcal », ou plutôt le réaménagement de ces structures en contexte diasporique. Le patriarcat importé des pays d’origine s’est en effet reconfiguré dans un contexte européen dominé par l’individualisme et la privatisation de l’existence, faisant de l’asymétrie homme / femme ou de l’homophobie, par exemple, des traits identitaires spécifiques. Mais s’il est peut être justifié au nom de l’islam et encouragé par les imams, le patriarcat n’est pas spécifiquement musulman. Il caractérise également certaines communautés africaines animistes ou chrétiennes, ou en Grande-Bretagne la communauté indienne, qui est hindoue. Et il sévissait encore, ne l’oublions pas, dans certaines de nos campagnes bien catholiques il n’y a pas plus d’un demi-siècle. Wallerstein montre bien l’utilité des « foyers domestiques élargis », que le patriarcat encourage, dans l’économie capitaliste contemporaine, à côté des races et des Nations (Etienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, Nation, Classe. Les identités ambiguës (1988), La Découverte, 1998, p.144 sq.).
par les rapports de parenté et les rapports de genre. C’est pourquoi il peut et doit lutter activement contre le sexisme, les mariages « arrangés », l’homophobie, et prohiber évidemment toute forme de polygamie (qui est loin d’être un phénomène résiduel dans certaines diasporas immigrées). Promouvoir les singularités dans l’ordre de la communauté, c’est poser que l’institution de la « famille » repose sur l’union, libre ou contractée, de deux individus de sexe opposé ou de même sexe. Les migrants qui accèdent à la citoyenneté doivent être convaincus, quels que soient leurs « choix » personnels, qu’il s’agit bien là d’une institution sociale à laquelle aucun relativisme culturel ne permet de déroger. Quant à la médiation du savoir, elle requiert là aussi une rupture avec la privatisation accélérée de l’enseignement et de la recherche, devenus aujourd’hui des marchandises comme les autres – privatisation qui favorise, du reste, la communautarisation du savoir et de la culture, et en particulier leur réappropriation par les lobbies religieux. Il faut ici aussi rappeler que, au même titre que la propriété et la parenté, la production et la transmission du savoir sont des institutions sociales. Que la terre tourne autour du soleil ou que l’homme soit le produit de l’évolution des espèces ne sont pas assimilables à des « opinions » dont les parents pourraient dispenser leurs enfants. Laisser aux parents seuls le droit de façonner la subjectivité de leurs enfants, au motif que l’éducation relève de la sphère privée et du droit à la différence, n’est rien d’autre qu’un renoncement au projet des Lumières, qui est un projet collectif d’institution de la « liberté positive »–7. Une 7 La liberté négative « consiste à ne pas être entravé dans ses choix par d’autres », tandis que la liberté positive, « à être son propre maître ». La différence entre les deux est bien connue. La liberté négative consiste en une non-interférence d’autrui dans mes choix de vie, comme de moi-même dans ceux d’autrui : « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres ». La liberté positive, elle, consiste, non pas en une absence d’entraves, mais en un rapport de non-domination. La liberté se fait ici autonomie, capacité de poser
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société de l’égalité-monde est une société qui veut l’autonomie (« être maître de soimême ») comme mode de subjectivation pour tous ses membres, et qui doit donc se réserver le droit de les arracher à l’emprise des communautés d’appartenance. Le paradoxe de l’égalité dans l’ordre du savoir, c’est qu’elle présuppose la différence anthropologique entre le maître et l’élève, entre l’autorité savante et l’apprenti-sujet, pour réaliser progressivement l’égalité entre eux – car l’acte d’enseigner fait de l’élève un égal, à mesure que celui-ci se rend capable de s’approprier, et de ce fait de critiquer, ce qui lui a été transmis. L’école d’hier produisait de l’égalité en ce sens, non pas parce qu’elle corrigeait les inégalités sociales de départ (elle avait même plutôt tendance à les « reproduire », selon le diagnostic de Bourdieu et Passeron), mais parce qu’elle dotait tous les élèves d’une même langue, d’une même culture, de mêmes valeurs. Elle était égalitaire dans la mesure où elle créait de l’unité entre les « enfants de la République ». Robert Castel nous rappelle les vertus d’un modèle d’intégration qui faisait, à bon droit, violence aux particularismes : « les petits Bretons, les petits Basques et même les petits Corses ne devraient pas avoir trop à se plaindre d’avoir été traités en enfants de la République : les principes formels de la citoyenneté les ont arrachés à leur encastrement dans des Gemeinschaft locales et étouffantes »–8. Mais le rôle de l’école, aujourd’hui, n’est plus d’unir les apprentis-sujets dans un monde commun, mais de dispenser des diplômes indispensables aux compétiteurs économiques soumis au régime de la concurrence. Les parents n’attendent plus de l’école une éducation, mais des titres
scolaires. Ce n’est pas être nostalgique d’un passé révolu que de plaider pour une école institutrice de sujets autonomes, et pour une approche politique de la production et de la transmission du savoir considérées comme des biens communs, et non comme des objets de consommation. Une politique de l’égalité-monde doit réinstituer les trois médiations fondamentales de la communauté, de la propriété et du savoir, en voie de liquidation sous la force centrifuge du capitalisme hyper-industriel. Aucun renversement dialectique de celuici en libre association cosmopolitique de sujets égaux n’est envisageable, comme le croit Antonio Negri –9. Il n’y a d’alternative que dans un réinvestissement des espaces citoyens, eux-mêmes préservés par –10 l’institution étatique . Il faut suivre Balibar qui propose, sous le terme générique de « civilité », de renouer avec l’idée hégélienne de Sittlichkeit, c’est-à-dire avec l’idée d’un l’universel ancré dans les « mœurs », l’« éthicité », la « vie éthique » ou « moralité objective » (selon les traductions) d’un peuple déterminé. La civilité, telle que Balibar la conçoit comme alternative à la violence (et notoirement à la violence raciste), suppose l’institution d’un espace de la politique, la création et la préservation d’un ordre symbolique fixant les places des individus au sein des médiations de la vie, du travail et du langage–11. Communauté, propriété et savoir : on aura d’ailleurs reconnu les trois composantes de la civilité hégélienne –
9 Antonio Negri et Michael Hardt, Empire, trad. D-A Canal, Exils, 2000.
soi-même ses propres normes, de faire ses choix d’existence en toute conscience critique par rapport à soi-même et au monde. Isaiah Berlin, « Deux conceptions de la liberté », in Eloge de la liberté, (1969), trad. J.Carnaud et J.Lahana, Calmann-Lévy, 1988.
10 Vivant dans un pays en voie de désintégration, je connais les ravages d’une situation où l’Etat est faible, discrédité, affaibli non seulement par les forces du capital et les querelles entre Flamands et Francophones (deux phénomènes au demeurant liés), mais aussi par l’antiétatisme primaire d’une certaine gauche qui met toujours en avant « l’associatif » et la « société civile », oubliant que le centre de gravité de toute politique de lutte contre les inégalités et les discriminations doit rester la puissance publique.
8 Robert Castel, La discrimination négative. Citoyens ou indigènes ?, Seuil /La République des Idées, 2007, p.10.
11 Etienne Balibar, Violence et civilité. Wellek Library Lectures et autres essais de philosophie politique, Galilée, 2010, p.152.
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famille, société civile, Etat – à l’intérieur desquelles l’individu déploie sa triple puissance de vie, de travail et de langage. Pas de subjectivité, pas de liberté sans espace social toujours-déjà là, lui préexistant sous la forme d’une objectivité symbolique. Sous cet angle, il y a, entre Hegel et l’ethnologie française (Durkheim, Mauss, Lévi-Strauss, aujourd’hui Maurice Godelier), une profonde convergence. Quand Lévi-Strauss, dans « l’Introduction à l’œuvre de Marcel Mauss », pose le primat du symbolique sur le social, il affirme le caractère impersonnel, « structural », des rapports sociaux pardelà les rapports interpersonnels. Et cette structure symbolique de toute société prend chez lui, comme chez Hegel, la forme d’un triple système d’échange des femmes, des biens et des messages qui possède, on le voit, la même architecture que l’Esprit Objectif hégélien (famille, société civile, Etat) –12. L’Etat moderne a pour but de « libérer » l’individu des relations généalogiques et des adhérences culturelles, mais il ne peut le faire que sur base de cette généalogie et de ces adhérences, non pas en supprimant le processus identificatoire qui les soustend, mais en le déplaçant des groupes d’appartenance affectifs vers la société (travail) et la citoyenneté (parole). Autrement dit, il n’y a pas d’émancipation des individus sans une certaine homogénéité ethnique du peuple qui produit cette émancipation, sans une certaine institution symbolique qui s’affirme en un certain lieu et en un certain temps. C’est parce qu’il est à la fois Etat de droit et Etat national que l’Etat hégélien institue une « communauté de citoyens » qui n’est ni une simple collection 12 « Dans toute société, la communication s’opère au moins à trois niveaux : communication des femmes, communication des biens et des services ; communication des messages. Par conséquent l’étude du système de parenté, celle du système économique et celle du système linguistique offrent certaines analogies. Toutes les trois relèvent de la même méthode ; elles diffèrent seulement par le niveau stratégique où chacune choisit de se situer au sein d’un univers commun » (Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Plon, 1958, p.326).
d’individus dissolvant toute communauté (libéralisme), ni une totalité organique déniant à la subjectivité toute singularité (communautarisme). La gauche est très mal à l’aise face à l’ethnos ainsi entendu comme ce qui est déjà-là – habitudes, traditions, coutumes. Mal à l’aise surtout avec le fait que l’individu les incorpore comme les habitudes, les traditions ou les coutumes de son groupe d’appartenance, de sa nation, de son peuple, au point que les lois qui en découlent, dit Hegel, comme « le soleil, la lune, les montagnes et les fleuves, ont l’autorité que leur donne l’existence, mais aussi celle d’avoir une nature que la conscience reconnaît, car elle s’y conforme dans ses rapports avec ces objets, dans la manière dont elle s’en occupe et dans l’usage qu’elle en fait » –13. Malaise plus grand encore de la bien-pensance progressiste quand elle doit reconnaître que toute citoyenneté authentique repose sur une dette, une gratitude envers l’ethnos auquel on appartient. Quand des jeunes Français issus de l’immigration conspuent la Marseillaise, on a beau relativiser l’incident, on doit quand même y voir un signe inquiétant. Pourtant, sans une telle « objectivité » produite par la mise en récit de l’ethnos, sans une loyauté affirmée des individus à son égard, l’idée même de peuple s’évanouit, et celle de démocratie avec elle. Il n’est pas vrai que celle-ci se maintient à travers la pure activité plébéienne de se projeter dans l’avenir. Elle doit aussi être intériorisée par les individus, et pour cela, être dotée d’un imaginaire riche de ses mythes fondateurs, de ses héros, de son historicité vécue, de sa mémoire collective. Une politique de l’égalité-monde doit donc assumer un modèle d’acculturation 13 G.W.F.Hegel, Principes de philosophie du droit, trad. R.Derathé, Vrin, 1986, p.192 (§146).
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forte, qui produise entre les individus un maximum de cohésion sociale, contre le relativisme culturel ambiant qui prétend laisser au libre « choix » des individus et des communautés l’organisation des rapports de parenté et de sociabilité, des rapports socio-économiques, comme celle de la production et de la transmission du savoir. On voit pourtant bien que quand l’Etat renonce à cette fonction de tiers régulateur des rapports sociaux, quand il se refuse à socialiser et à marquer les corps, au nom du libéralisme circulant (à droite comme à gauche), cette fonction symbolique se trouve mécaniquement récupérée par les communautés particulières. « L’indice majeur de la perte de capacité de l’Etat à marquer le corps, écrit Jean Robelin, serait la résurgence dans les sociétés développées d’un marquage religieux, ethnique et communautaire, qui suppose qu’on est d’abord membre de telle communauté avant d’être citoyen » - indice que l’Etat, poursuitil « n’est plus l’incarnation du tiers rationnel face aux communautés restreintes, comme le voulait Hegel »–14. Contre le double marquage privé des communautés et des entreprises, l’Etat doit redevenir l’unité symbolique à partir de laquelle les individus peuvent s’assumer comme puissances subjectives de vie, de travail et de langage. Pour cela, il ne doit pas hésiter à « neutraliser » le marquage communautaire des corps, par exemple en interdisant les signes religieux à l’école ou dans les services publics. L’égalité-monde telle que je la conçois n’est décidément pas multiculturaliste. Pour autant, plaider pour un ordre symbolique unifié et intégré ne revient nullement à embrasser les thèses lacaniennes conservatrices sur la nécessité transcendantale de la Loi du Père, ni la critique de la modernité qui en découle – comme dictature de l’individualisme et de
la jouissance indifférenciée. Ces théories, en fait, visent autre chose : une réhabilitation de l’Interdit et de la Norme comme conditions de toute subjectivation et toute politique. Ce que je suggère est le contraire : montrer que ce n’est pas le juridique qui détermine le politique, mais le politique qui détermine le juridique. C’est dans un espace qui est d’abord un espace politique, résultat de rapports de forces et de dynamiques historiques, que les individus peuvent se réaliser comme êtres libres et singuliers. C’est pourquoi cet espace est tout autant un espace de contestation et de conflit, que de loyauté et de gratitude. L’engagement qu’on attend d’un citoyen n’est pas seulement l’obéissance aux lois et l’acquittement de sa dette à l’égard de la société ; il est aussi sa participation dissensuelle au procès infini d’égalisation des conditions, un ethos critique à l’égard des pouvoirs établis, une remise en question de toute forme d’autorité de la pensée – y compris de sa propre pensée antérieure. La citoyenneté se joue entre ethnos et ethos, entre l’appartenance au peuple et le rapport critique à soi-même, aux autres et au monde. Michel Foucault a théorisé l’idée d’ethos critique en réinterprétant les Lumières en termes de travail de la pensée sur elle-même, travail qui s’efforce d’abord d’identifier, dans ce qui nous est donné comme universel, « la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des contraintes arbitraires »–15, puis de déterminer comment il est possible de « dégager de la contingence qui nous a fait être ce que nous sommes la possibilité de ne plus être, faire ou penser ce que nous sommes, faisons ou pensons »–16. Ainsi l’ethos critique des Lumières estil un mode d’« appartenance à un certain nous », à une certaine « actualité » qui
15 Michel Foucault, Qu’est-ce que les Lumières ?, in Dits et écrits, tome II, texte n°339, Gallimard Quatro, p.1393. 14 Jean Robelin, Pour une rhétorique de la raison, Kimé, 2006, p.227.
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16 Ibid.
le multiculturalisme et sa promotion naïve de la diversité. C’est qu’on confond souvent identité et singularité. L’identité est le résultat d’une assignation, d’une interpellation de l’individu en sujet, comme dit Althusser (« eh, vous, là-bas »)–20, qui est toujours pour le sujet qui s’approprie cette identité, une manière de se recentrer sur lui-même. La singularité, au contraire, résulte d’une expérience de la différence qui permet au sujet de se décentrer, de se dérober à toute assignation et à toute interpellation. Reconnaître autrui dans sa singularité correspond assez bien, je pense, à ce que Jean-Marc Ferry appelle « l’éthique reconstructive », qu’il définit comme le geste de mettre au jour les moments de scission, de conflit, de séparation, d’aliénation (nondits, oublis, refoulements), dans la visée que cette mise au jour permettra aux acteurs de se réconcilier avec leur histoire–21. Jean-Marc Ferry vise ici la mémoire des crimes contre l’humanité et des crimes de guerre, mais aussi, plus largement, celle de toute forme d’injustice « refoulée » – injustice devenue indicible non seulement parce que les mots manquent pour dire la souffrance éprouvée, mais aussi parce que les agresseurs ont souvent privé les victimes de l’espace mémoriel, narratif, leur permettant d’exprimer leurs souffrances. Ferry suggère explicitement que l’éthique reconstructive est appariée à la question du dialogue interculturel et des relations entre la société européenne et les diasporas post-colonisées –22. Le moment de la reconstruction est donc celui où l’Etat, ou
20 Je fais ici allusion à la définition que Louis Althusser donne de l’idéologie : « toute idéologie transforme les individus en sujets par cette opération très précise que nous appelons l’interpellation, qu’on peut représenter sur le type même de la plus banale interpellation policière de tous les jours : hé, vous, là-bas » (Louis Althusser, Sur la reproduction, PUF, 2011, p.223). 21 Jean-Marc Ferry, L’éthique reconstructive, Cerf, 1996. 22 Jean-Marc Ferry, Conflits identitaires, droit cosmopolitique et justice reconstructive dans les relations internationales, p.10.
toute instance en position dominante, pose un acte de reconnaissance autocritique des souffrances infligées, un acte éthique et non-ethnique qui ouvre l’identité à ses autres. A l’égard des « immigrés », un tel acte prendra par exemple la forme d’un enseignement de l’histoire des migrations ou d’une inscription des trajectoires d’exil dans les lieux et les dispositifs de mémoire collective. A travers ce processus de reconstruction, c’est la singularité de la victime que le sujet honore, mais c’est aussi la sienne propre qu’il conquiert. Il mobilise à la fois la narration, puisqu’il s’agit de faire le récit d’une histoire concrète, et l’argumentation, puisque la force critique de la raison est mobilisée pour toucher aux non-dits de cette histoire. « Le propre des reconstructions, résume Jean-Marc Ferry, c’est de décentrer les narrations, en les structurant par des argumentations »–23. Elles opèrent un double mouvement de décentrement de soi vers l’autre (la narration se décentre vers l’universel) et de l’abstrait vers le concret (l’argumentation se décentre vers le singulier) –24. Ce décentrement repose sur le geste purement indexical de désigner l’autre, de montrer « qui » est la victime, comme pour « attester sa valeur absolue », son humanité fondamentale. Dans le recours à l’indiciel (par opposition au symbolique), le plus singulier touche à l’universel – un universel concret qui s’exprime sous la forme d’une mémoire brisée, fragmentée, discontinue, comme dans « l’histoire des vaincus » de Walter Benjamin –25. Comme on le voit, toute politique de l’égalité-monde se dédouble : elle sera production de la plus grande cohésion sociale, et promotion des singularités et des 23 Jean-Marc Ferry, L’éthique reconstructive, Cerf, 1996, p.55. 24 Ibid., p.59. 25 Ibid. , p.48.
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est indissolublement expérience de sa contingence, de son historicité, « travail de nous-mêmes sur nous-mêmes en tant qu’êtres libres »–17. Chez Foucault, même si l’exigence d’émancipation déserte les « projets qui prétendent être globaux et radicaux », « les programmes d’ensemble d’une autre société », elle se maintient comme « épreuve historico-pratique des limites que nous pouvons franchir » sur les trois axes du pouvoir, du savoir et de l’éthique–18. Il y a du « tiers symbolique » chez Foucault. Ce que ce dernier a négligé, sans doute, du fait de sa répugnance à l’égard des institutions, des « projets globaux » et des « programmes d’ensemble », c’est combien cet ethos critique a produit une véritable culture du conflit donnant vie aux institutions démocratiques de l’Etat-citoyen comme de l’Etat social. On voit pourtant que les mouvements anti-systémiques, y compris révolutionnaires, font pleinement partie de l’ordre symbolique de la modernité, dont ils remettent en cause le mode d’organisation économique (le « capitalisme »), voire politique (le « parlementarisme »), mais dont ils souscrivent au cadre idéologique global, à savoir l’idéal d’autonomie individuelle et collective. Pour le dire autrement, la démocratie admettra la grève générale, ou la mise à sac d’un bâtiment public par des manifestants en colère, mais ne tolèrera pas qu’une poignée de jeunes femmes sortent en rue vêtue d’un voile intégral. En dépit du paradoxe, il y a là une forme de logique, car si la désobéissance civile est une forme de culture du conflit, le voile intégral, aussi minoritaire et inoffensif soit-il sur le plan social, contrevient à l’un des fondamentaux symboliques de notre culture, à savoir la
reconnaissance réciproque des individus (de sexe différent, en l’occurrence) comme personnes et sujets de droit, et leur égalité dans l’interaction. Un espace citoyen revitalisé est donc un espace où les sujets sont capables à la fois de gratitude envers l’institution symbolique, et de dissidence envers les formes d’injustice et d’aliénation qui se reproduisent constamment en son sein. Pour le dire d’une formule, demos = ethnos + ethos. La démocratie est à la fois « moralité objective » d’un peuple et rapport critique des citoyens à eux-mêmes et au monde. C’est dans cette surdétermination réciproque de l’ethos et de l’ethnos que s’effectue le travail de la raison, qui n’est donc jamais hors société, hors histoire, mais « qui se produit, explique justement Tosel, comme écart d’un ordre symbolique à lui-même », « écart immanent que cet ordre instaure entre les acteurs sociaux et leur monde de vie »–19. Une fois reconnus la nécessité d’une cohésion sociale forte, et le rôle de l’ethos dissensuel dans la production même de cette cohésion, nous pouvons revenir à « l’axiome » de notre politique : plus l’unité sociale est garantie au niveau matériel, moins les individus auront besoin d’identifications communautaires, et plus ils pourront déployer leurs différences et leurs singularités. D’où l’approche inversée, comme nous l’avons vu, des médiations de l’égalité : face à « trop de propriété » dans les médiations du travail, il faut instituer plus de solidarité, plus de communauté ; face à « trop de communauté » dans les médiations de la généalogie et de la vie affective, il faut instituer plus de différences, plus de singularités. Il n’y a pas de contradiction à plaider pour une politique de la différence et de la singularité, après avoir fortement critiqué
17 Ibid., p.1397. 18 Ibid.
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19 André Tosel, Du retour du religieux, Kimé, 2011, p.149.
différences. Dans chacune des dimensions, matérielle et symbolique, le dissensus est requis. Quand il touche aux institutions fondamentales de la vie, du travail et du langage, le dissensus formule toujours une demande d’intégration et de participation au monde commun ; quand il touche à l’identité du groupe, le dissensus « culturel » consiste au contraire à défaire la cohérence toujours imaginaire d’une communauté ou d’une ethnie. Dissensus signifie ici hybridation, dissémination, désidentification. Il n’y a pas contradiction à ce que le dissensus « culturel » soit désintégrateur (d’une identité), alors que le dissensus social est intégrateur (au sein d’un monde commun). Car dans les deux cas, c’est le même être-aumonde, la même matérialité de l’existence qui s’affirme. Face à la fiction du partage identitaire entre « nous » et « eux », la subjectivité fait valoir que l’être-au-monde est nécessairement pluriel, métissé, étranger à lui-même ; face aux hiérarchies et aux dominations sociopolitiques, que le même être-au-monde est puissance égalitaire, inclusion de tous dans un même espace commun. C’est d’un même mouvement que le sujet se projette dans un monde commun à venir et s’arrache aux frontières nationalitaires ou ethnicistes. La politique que je propose ici est donc à l’opposé de celle qui est aujourd’hui dominante. Que dit le discours standard au sujet des migrations ? Qu’il faut conditionner l’ouverture aux différences culturelles à une plus grande sévérité à l’égard des sans-papiers. La promotion officielle de la non-discrimination raciale n’est que l’autre face de la politique de fermeture des frontières. Comme l’écrit Didier Fassin, « dans la France contemporaine, on renoue ainsi avec cette rhétorique qui, hier, affirmait que pour intégrer les immigrés en situation régulière, il fallait plus de sévérité à l’encontre des étrangers sans papiers
(en feignant d’ignorer que les politiques contre ces derniers finissent toujours par atteindre les premiers) et qui, aujourd’hui, prend prétexte des succès supposés de la diversité pour renforcer les restrictions en matière d’immigration (en éludant le fait que la xénophobie ainsi suscitée favorise le racisme) »–26. Un tel schéma de pensée, il faut qu’une politique de l’égalité-monde l’inverse terme à terme : au lieu de promouvoir la fermeture des frontières et la défense de la diversité, il faut plaider pour une politique d’ouverture des frontières, mais aussi pour une politique de renforcement de la cohésion sociale et culturelle. Contre la politique actuellement dominante, nous devons affirmer que l’exigence d’émancipation commande de rechercher à la fois la plus grande mobilité des individus dans l’espace global et leur plus grande intégration au sein des médiations nationales et locales. Tel est bien l’esprit, je pense, de ce qu’Hannah Arendt appelait « le droit d’avoir des droits » : le « droit d’appartenir à une certaine catégorie de communauté organisée », de « vivre dans une structure où l’on est jugé en fonction de ses actes et de ses opinions » - droit dont nous avons pris conscience, ajoutait-elle, « parce que bon gré mal gré nous avons vraiment commencé à vivre dans un Monde unique (One World) » –27. Arendt veut dire que dans le monde globalisé qui est désormais le nôtre, la responsabilité des Etats à l’égard des êtres humains n’a jamais été aussi grande. Aucun pouvoir supranational ne pourra jamais garantir les droits humains, puisque la condition en quelque sorte transcendantale de ces droits humains est 26 Didier Fassin et Eric Fassin, De la question sociale à la question raciale ?, La Découverte/Poche, 2006/2009, p.10. 27 Hannah Arendt, « Le déclin de l’Etat-Nation et la fin des droits de l’homme », in L’impérialisme (les origines du totalitarisme) (1951), trad. M.Leiris, Fayard, 1982, p.261.
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l’existence d’une communauté citoyenne concrète. Le problème des sans-droits, en effet, « n’est pas d’être privés de la vie, de la liberté et de la qualité du bonheur, ou encore de l’égalité devant la loi et de la liberté d’opinion (…) mais d’avoir cessé d’appartenir à une communauté tout court »–28 ; « être privé des droits de l’homme, c’est d’abord et avant tout être privé d’une place dans le monde qui rende les opinions signifiantes et les actions efficaces »–29. En d’autres termes, contre l’idéologie des droits de l’homme qui fantasme un sujet de droit abstrait de toute citoyenneté concrète, et contre l’idéologie de l’Etat-Nation qui, à l’inverse, enclot cette citoyenneté dans les limites biopolitiques de la naissance, Hannah Arendt plaide pour le droit des humains de vivre dans des communautés citoyennes plurielles au sein d’un « monde unique ». On ne peut cependant tirer du texte d’Arendt aucune indication pour nous orienter dans la question migratoire proprement dite, car, rappelons-le, sa réflexion envisageait la situation des réfugiés politiques et des apatrides de l’entre-deux-guerres, et non, comme c’est le cas aujourd’hui, celle des travailleurs migrants. Or, que le migrant soit un travailleur est précisément ce que le système néolibéral s’efforce de dissimuler. Pour insécuriser au maximum le champ migratoire, il est primordial au système de faire apparaître le travailleur déplacé, souvent privé de ses droits sociaux les plus élémentaires, comme un « immigré » profiteur et déloyal. C’est pourquoi toute politique progressiste en matière de migrations doit commencer par un énoncé simple : le migrant est un travailleur, et même, ne tournons pas autour du mot, un prolétaire. Il doit être défendu comme tel, avant de l’être en qualité d’étranger. J’ai pu mesurer très concrètement, à travers mes
fonctions au Centre pour l’égalité de chances –30 , que la lutte pour les droits des migrants était beaucoup plus efficace quand elle était menée par des syndicats ouvriers exigeant l’application du droit du travail, que par des associations de défense des droits des migrants activant le droit des étrangers. Il nous faut sortir du balancier entre sécuritaire et humanitaire, qui impolitise la question migratoire, et envisager celle-ci en termes de lutte plus générale contre les rapports inégaux entre centres et périphéries du système-monde et contre la politique de mise en concurrence des travailleurs, qui est une des conséquences directes des politiques migratoires. Car le but de l’Etat n’est pas de restreindre au maximum l’accès au territoire et le droit de séjour des migrants, dans une logique de pure fermeture, mais d’assurer une gestion managériale des flux migratoires en optimisant les flux et les stocks, en créant des « différentiels de mobilité » entre populations centrales (mobiles) et périphériques (immobiles). Dans un monde en réseau, en effet, « les acteurs les moins mobiles sont un facteur important de la formation des profits que les mobiles tirent de leurs déplacements »–31, car la condition pour faire du profit est d’être mobile alors que les autres restent immobiles. Les inégalités proviennent du chantage permanent que les mobiles peuvent exercer sur les immobiles qui travaillent pour eux, dans des fonctions de production et d’échange généralement locales. Quand les entreprises délocalisent, c’est vers des zones où les travailleurs locaux sont taillables et corvéables. Mais quand elles font venir des travailleurs migrants, c’est la même logique, car ces derniers sont eux aussi condamnés à l’immobilité par la triple insécurité juridique dans laquelle le système les met : insécurité physique
28 Ibid., p.280.
30 Le Centre pour l’égalité de chances est une institution publique indépendante de lutte contre les discriminations et de défense des droits fondamentaux des étrangers.
29 Ibid., p.281.
31 Ibid, p.493.
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(extorsion, abus, violences physiques auxquels les expose la clandestinité), insécurité sociale (discriminations, racisme) et insécurité juridique générée par l’Etat (rétrécissement des voies légales d’accès au territoire et au séjour, lenteur des procédures, risques de détention et d’expulsion, etc.). Ainsi est assuré le surprofit, notamment dans les secteurs économiques « territorialisés » comme l’HORECA, le bâtiment ou le nettoyage, qui ont besoin de cette « immobilisation » physique, sociale et juridique des sanspapiers pour les exploiter. Cette triple insécurité fonctionne en définitive comme un véritable système de sélection naturelle à l’égard des migrants pour qui la migration est le seul espoir de s’en sortir. Ce qui est d’ailleurs le cas : les migrants issus des pays les plus pauvres voient leur revenu multiplié par 15, leur taux de scolarisation doubler et leur mortalité infantile divisée par 16. Nous sommes exactement dans la situation décrite par Marx comme l’épure de l’exploitation capitaliste : la rencontre du prolétaire démuni de tout et de « l’homme aux écus ». Mais cette situation n’a rien de « naturel », elle suppose l’intervention active du pouvoir politique. Pour que les flux soient canalisés de manière maximale, la politique migratoire joue donc sur les deux tableaux, celui du sécuritaire et du répressif d’un côté, et celui de l’accès aux droits humains et à une vie digne de l’autre, de sorte que les mailles du filet ne soient ni trop larges ni trop fines, mais surtout qu’elles créent des zones grises qui constituent véritablement le cœur du dispositif migratoire.
relégation qui contribuent à rendre des millions d’individus taillables et corvéables. Mais quand ces travailleurs migrants sont régularisés définitivement, quelle que soit la voie légale (regroupement familial, asile, protection humanitaire, etc.), il faut aussitôt envisager la question de leur intégration en termes de politique générale de cohésion sociale et culturelle. Si l’on prend au sérieux l’idéal d’autonomie ou d’égaliberté, c’està-dire si l’on reconnaît qu’un tel idéal se confond avec l’institution même de la société, alors tous les humains doivent devenir sujets de cette institution, au double sens où ils doivent pouvoir en devenir des acteurs à part entière, mais au sens aussi où ils y sont assujettis à travers des systèmes de parenté et de sociabilité, des systèmes économiques et des systèmes de production et de transmission du savoir auxquels il ne leur est pas loisible de se soustraire. L’acculturation forte au sein des institutions modernes de l’autonomie est le corrélat naturel de la plus grande ouverture des frontières aux migrants. Tel est selon moi le paradoxe politique de toute « philosophie générale d’ouverture à un seul monde ».
A la fois facteur d’exploitation économique et de développement humain, on comprend que les migrations soient au cœur de tant de jeux de pouvoir et de résistance. Une politique de l’égalité-monde doit donc promouvoir l’égale mobilité de tous les êtres humains, et s’attaquer aux innombrables goulots d’étranglement, sas et espaces de
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LE DROIT ET L’HORIZON DU DROIT /40 MESURES POSSIBLES, EN DÉBAT EDOUARD DELRUELLE PROF. DE PHILOSOPHIE ET DIRECTEUR DU BUREAU DE L’ÉGALITÉ DES CHANCES, BRUXELLES
Ouvrir un débat public pour une Constitution garante de l’Hospitalité ? DIscutante : Marianne EBEL, Professeure de philosophie, militante de solidaritéS Neuchâtel
Comment faire entendre nos propositions pour une politique d’hospitalité dans un climat pollué par le racisme et la xénophobie ? Comment percer l’opinion publique ? Un appel pour une Constitution garante de l’Egalité, de l’Hospitalité et du Bien Commun pourrait-il être lancé avec une chance d’être entendu ?
Les 40 propositions présentées dans le cadre du séminaire pour une politique d’hospitalité à réaliser à court, moyen et long terme nous placent sur un terrain fécond. Mais comment les faire entendre au milieu du brouhaha dominant -raciste et xénophobe- qui pollue partout notre quotidien ? Comment percer et influencer l’opinion publique? En d’autres termes, comment démocratiser la démocratie ? Cette question -qui appelle une réponse précise- est posée dans un contexte miné, extrêmement défavorable. Démocratiser la démocratie : une urgence pour qui refuse de céder aux manipulations – souvent grossières, mais pourtant efficacesqui nourrissent les peurs et les fantasmes de trop de citoyen-ne-s gagnés par un sentiment d’impuissance. Débloquer notre imaginaire, et s’interroger pour trouver ensemble des stratégies permettant de traduire l’esprit d’une philosophie de l’ouverture au monde : merci de nous y inviter.
En vous écoutant professeur Delruelle, en vous lisant Marie-Claire Caloz-Tschopp, Graziella de Coulon et Christophe Tafelmacher, la question que je me pose, et les réflexions qui la fondent pourraient se résumer ainsi : comment donner un avenir, une audience forte, incontournable à ces propositions qui rompent radicalement avec les logiques racistes, de compétition et d’inégalités ? Comment débattre de ces mesures et les imposer comme alternatives au capitalisme qui forge les discriminations et détruit -irréversiblement- la planète et ses habitant-es? Sans les analyser ici une à une, j’aimerais considérer ces 40 mesures dans la dynamique de l’indispensable contre-feu qu’elles représentent face à l’idéologie raciste aujourd’hui clairement dominante. Nous sommes en effet à un moment charnière, où la barbarie - visible et sensible – s’impose au point de paraître parfois incontournable. Elle affecte tantôt insidieusement, tantôt 81
plus directement la vie de la majorité des humains, de nous tous, de nos enfants et petits-enfants. Indignons-nous et occupons le terrain pour faire taire les politiques xénophobes et réactionnaires, qui heurtent la valeur d’égalité inscrite dans nombre de Constitutions, à commencer par la Constitution suisse, quotidiennement bafouée même par la plus haute autorité politique. Ouvrons le débat pour une nouvelle Constitution garante d’un vivre ensemble de toutes et tous, quels que soient notre nationalité, notre âge et nos convictions personnelles, laïques ou religieuses. Des 40 mesures que vous détaillez dans le texte, j’en relève de trois ordres : plusieurs renvoient à des propositions d’action, d’analyse et de recherche–1 ; quelques-unes sont des mesures administratives, qui ne nécessiteraient pas une modification de la constitution fédérale actuelle, mais un autre rapport de force ; le Conseil fédéral –mais il est ce qu’il est… - pourrait les prendre immédiatement et je dirais même devrait les prendre pour mieux respecter l’actuelle constitution–2. 1 Marie-Claire CALOZ-TSCHOPP, Graziella DE COULON, Christophe TAFELMACHER Une philosophie générale d’ouverture à un seul monde (one world) / 40 mesures pour démocratiser la démocratie commun, migration, égalité, p 59-81, Genève, Lausanne, octobre-décembre 2011 ; cf mesure 6 p. 62-63 : programme de recherche interdisciplinaire sur l’idée de faire l’expérience personnelle de la procédure spéciale de niveau 4 à toute personne qui préconise les renvois forcés ; mesure 3 p. 68 : programme de recherche Galilée, migration, égalité, commun ; mesure 6 p. 72 : analyse et critique de l’histoire des droits populaires/une commission Bergier des droits populaires en Suisse et de la migration et différentes mesures pour un nouveau paradigme de l’information p.78-80. 2 Ibidem ; cf mesure 1 p. 59 : veiller au non démantèlement de la Constitution, de l’Etat et combattre toute manipulation des droits de la démocratie semi-directe ; mesure 2 p. 60 : instaurer une réglementation du financement des partis et des dépenses pour chaque votation ; mesure 3 p. 60 : suspendre pendant les périodes pré- électorales et électorales tout débat sur des mesure concernant la politique migratoire ou des attaques d’autres populations précarisées ; mesure 10, p. 65 : réintégration des requérants déboutés dans le droit au minimum vital de l’aide sociale ; mesure 11 et 12 p. 66 : suppression des visas de court séjour en Suisse et dans l’UE et suppression de la restriction de la liberté de mouvement pour l’ensemble des permis de migration en Suisse ; mesure 2 p.72 :
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Enfin, bon nombre des 40 mesures proposées ici formeraient une base intéressante pour une nouvelle constitution. Une base pour une autre manière de s’organiser et de penser, en rupture totale avec la xénophobie –toujours présente, explicitement ou non, dans la Constitution fédérale comme dans les pratiques politiques de nos autorités fédérales, cantonales et communales. Citons-les, en précisant qu’il serait intéressant de les examiner plus en détail pour voir comment les reformuler et les concrétiser: • reconnaissance du droit d’être là ; suspension des renvois forcés/respect d’un seuil de civilisation infranchissable (mesures 4 et 5 p. 61) • reconnaissance d’un droit de réserve éthique dès lors que des professionnels sont amenés à appliquer des lois ou des directives violant les droits fondamentaux (mesure 7 p. 63) • création d’une fonction d’ombus(wo) man indépendante pour recevoir les plaintes des professionnels salariés de l’Etat, d’ONG et de citoyens constatant la violation des normes du droit du travail et du service public (mesure 8 p. 64) • suppression de toute discrimination face au droit à l’aide sociale (mesure 10, p. 65) • création d’une cour constitutionnelle (mesure 1 p. 71) • séparation structurelle des questions de changement de dénomination de la politique des étrangers par le terme politique de la migration ; mesure 7 p.72 : refus de toute structure et logique d’apartheid ; mesures 8 et 9 p.73 : obligation pour tout fonctionnaire de garder un lien physique direct, humain, avec les usagers durant toute la durée des procédures administratives et policières ; mesure 4 p. 75 : mesures concrètes concernant le contrôle général du marché du travail ; mesure 7 p.78 : sensibilisation en vue d’inscrire dans le préambule de tout texte officiel le principe de l’affirmation et de la sauvegarde de l’unité du genre humain, d’où découle la généralité des droits.
justice et police/transformation du DFJP (mesure 3 p. 72) • interdiction de entreprises qui (mesure 1 p. 74)
licencier pour les font des bénéfices
capable sinon de percer du premier coup, du moins de nous donner de nouvelles perspectives et formes d’actions sur le terrain de la solidarité nationale et internationale ?
• création de commissions économiques régionales (mesures 2 et 3 p. 75) • inscription de la liberté de mouvement comme un fait de la condition humaine basé sur le principe de réciprocité et d’universalité (mesure 5 p. 76) • application à toute personne résidant en Suisse de l’art. 10 Cst. qui garantit le droit à la vie, à la liberté personnelle, à l’intégrité physique et psychique (mesure 6 p. 77) • principe d’hospitalité (mesure 8 p.78) Ma question au professeur Delruelle -mais adressée aussi aux organisateurs /organisatrices et participant-e-s de ce séminaire- porte sur notre aptitude à mettre, au-delà de ce séminaire, nos propositions en débat. Comment réussir cela? La convocation d’un forum ponctuel ou périodique –mesure proposée aux pages 67-68- pourrait-elle être l’occasion d’approfondir et d’affiner notre réflexion sur une approche en rupture radicale avec la loi actuelle relative à la politique migratoire en Suisse? Serait-il imaginable, à partir de là, d’occuper un espace public de façon créative et crédible, loin des pièges du consensus xénophobe, en appelant toutes les forces anticapitalistes, anti-racistes, féministes et écologistes à amender la « Section 9 Séjour et établissement des étrangers » de la Constitution fédérale, en proposant une alternative garante des principes de l’Hospitalité, du Bien Commun et de l’Egalité ? Une telle démarche permettraitelle d’ouvrir un débat public plus large,
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deuxième PARTIE
Histoire et actualité
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FAITS D’ACTUALITÉ Surveiller et punir Naissance de la prison (extraits) Michel Foucault
« …ce livre doit servir d’arrière-plan historique à diverses études sur le pouvoir de normalisation et la formation du savoir dans la société moderne » Note 1, p. 315. Ecrit en 1975.
Peut-être avons-nous honte aujourd’hui de nos prisons. Le XIXe siècle lui, était fier des forteresses qu’il construisait aux limites et parfois au cœur des villes. Il s’enchantait de cette douceur nouvelle qui remplacer les échafauds (et les supplices). Il s’émerveillait de ne plus châtier les corps, et du savoir désormais corriger les âmes. Ces murs, ces verrous, ces cellules figuraient toute une entreprise d’orthopédie sociale.
manière d’assujettir les corps, de maîtriser les multiplicités humaines et de manipuler leurs forces, s’est développée au cours des siècles classiques, dans les hôpitaux, à l’armée, dans les écoles, les collèges ou les ateliers : la discipline. Le XVIIIe siècle a sans doute inventé les libertés ; mais il leur a donné un sous-sol profond et solide, - la société disciplinaire dont nous relevons toujours.
Ceux qui volent, on les emprisonne ; ceux qui violent, on les emprisonne ; ceux qui tuent également. D’où vient cette étrange pratique et le curieux projet d’enfermer pour redresser, que portent avec eux les Codes pénaux de l’époque moderne ? Un vieil héritage des cachots du Moyen Age ? Plutôt une technologie nouvelle : la mise au point, du XVIe au XIXe siècle, de tout en ensemble de procédures pour quadriller, contrôler, mesurer, dresser les individus, les rendre à la fois « dociles et utiles ». Surveillance, exercices, manœuvres, notations, rangs et places, classements, examens, enregistrements, toute une
La prison est à replacer dans la formation de cette société de surveillance. La pénalité moderne n’ose plus dire qu’elle punit les crimes ; elle prétend réadapter des délinquants. Voilà deux siècles bientôt qu’elle voisine et cousine avec les « sciences humaines ». C’est sa fierté, sa manière, en tout cas, de n’être pas trop honteuse d’ellemême : « Je ne suis peut-être pas encore tout à fait juste ; ayez un peu de patience, regardez comme je suis en train de devenir savante». Mais comment la psychologie, la psychiatrie, la criminologie pourraient-elles
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justifier la justice d’aujourd’hui, puisque leur histoire montre une même technologie politique, au point où elles se sont formées les unes et les autres ? Sous la connaissance des hommes et sous l’humanité des châtiments, se retrouvent un certain investissement disciplinaire des corps, une forme mixte d’assujettissement et d’objectivation, un même « pouvoir-savoir ». Peut-on faire la généalogie de la morale moderne à partir d’une histoire des corps ? Foucault Michel, Surveiller et Punir, Paris, Gallimard, 1975, dos de la première édition.
Si le décollage économique de l’Occident a commencé avec les procédés qui ont permis l’accumulation du capital, on peut dire, peut-être que les méthodes pour gérer l’accumulation des hommes ont permis un décollage politique par rapport à des formes de pouvoir traditionnelles, rituelles, coûteuses, violentes, et qui, bientôt tombées en désuétude, ont été relayées par toute une technologie fine et calculée de l’assujettissement. De fait les deux processus, accumulation des hommes et accumulation du capital, ne peuvent pas être séparées ; il n’aurait pas été possible de résoudre le problème de l’accumulation des hommes sans la croissance d’un appareil de production capable à la fois de les entretenir et de les utiliser ; inversement les techniques qui rendent utile la multiplicité cumulative des hommes accélèrent le mouvement d’accumulation du capital. A un niveau moins général, les mutations technologiques de l’appareil de production, la division du travail, et l’élaboration des procédés disciplinaires ont entretenu un ensemble de rapports très serrés–1. Chacune des deux a rendu l’autre possible 1 K. Marx, Le Capital, livre I, 4e section, chap.. XIII. Et la très intéressante analyse de F. Guerry et de D. Deleule, Le corps productif, 1973.
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et nécessaire ; chacune des deux a servi de modèle à l’autre. La pyramide disciplinaire a constitué la petite cellule de pouvoir à l’intérieur de laquelle la séparation, la coordination et le contrôle des tâches ont été imposés et rendus efficaces ; et le quadrillage analytique du temps, des gestes, des forces des corps, a constitué un schéma opératoire qu’on a pu facilement transférer des groupes à soumettre aux mécanismes de la production ; la projection massive des méthodes militaires sur l’organisation industrielle a été un exemple de ce modelage de la division du travail à partir de schémas de pouvoir. Mais en retour l’analyse technique du processus de production, sa décomposition « machinale » se sont projetées sur la force de travail qui avait pour tâche de l’assurer : la constitution de ces machines disciplinaires où sont composées et par là amplifiées les forces individuelles qu’elles associent est l’effet de cette projection. Disons que la discipline est le procédé technique unitaire par lequel la force du corps est aux moindres frais réduite comme force « politique », et maximalisée comme force utile. La croissance d’une économie capitaliste a appelé la modalité spécifique du pouvoir disciplinaire, dont les formules générales, les procédés de soumission des forces et des corps, « l’anatomie politique » en un mot peuvent être mis en œuvre à travers des régimes politiques, des appareils ou des institutions très divers ». (SP, p. 229-230).
Le carcéral « Le carcéral « naturalise » le pouvoir légal de punir comme il « légalise » le pouvoir technique de discipline. En les homogénéisant ainsi, en effaçant ce qu’il peut y avoir d’arbitraire dans l’autre, en atténuant les effets de révolte qu’ils
peuvent susciter tous deux, en rendant par conséquent inutiles leur exaspération et leur acharnement, en faisant circuler de l’un à l’autre les mêmes méthodes calculatrices, mécaniques, discrètes, le carcéral permet d’effectuer cette grande « économie » du pouvoir dont le XVIIIe siècle avait chercher la formule, quand montait le problème de l’accumulation et de la gestion utile des hommes », SP p. 310 « Le tissus carcéral de la société assure à la fois les captations réelles du corps et sa perpétuelle mise en observation ; il est, par ses propriétés intrinsèques, l’appareil de punition le plus conforme à la nouvelle économie du pouvoir, et l’instrument pour la formation du savoir dont cette économie même a besoin. Son fonctionnement panoptique lui permet de jouer ce double rôle ». SP, p. 311. Si l’épistémé, a pu intégrer tous les effets de bouleversements, c’est parce qu’elle était « portée par une modalité spécifique et nouvelle du pouvoir : une certaine politique du corps, une certaine manière de rendre docile et utile l’accumulation des hommes. Celleci exigeait l’implication de relations définies de savoir dans les rapports de pouvoir ; elle appelait une technique pour entrecroiser l’assujettissement et l’objectivation ; elle comportait des procédures nouvelles d’individuation. Le réseau carcéral constitue une des armatures de ce pouvoir-savoir qui a rendu historiquement possibles les sciences humaines. L’homme connaissable (âme, individuation, conscience, conduite, peu importe ici) est l’effet-objet de cet investissement analytique, de cette domination-observation.
été plus facile d’en modifier les formes trop voyantes ou de lui trouver un substitut plus avouable », SP, p. 212. Pour comprendre la prison, il faut donc prendre en compte les deux processus. « S’il y a un enjeu politique d’ensemble autour de la prison, ce n’est donc pas de savoir si elle sera correctrice ou pas ; si les juges, les psychiatres ou les sociologues y exerceront plus de pouvoir que les administrateurs et les surveillants ; à la limite, il n’est même pas dans l’alternative prison ou autre chose que la prison. Le problème actuellement est plutôt dans la grande montée de ces dispositifs de normalisation et toute l’étendue des effets de pouvoir qu’ils portent, à travers la mise en place d’objectivités nouvelles », SP, p. 313. « Dans cette humanité centrale et centralisée, effet et instrument de relations de pouvoir complexes, corps et forces assujettis par des dispositifs « d’incarcération » multiples, objets pour des discours qui sont euxmêmes des éléments de cette stratégie, il faut entendre le grondement de la bataille ». (Dernier paragraphe, SP, p. 315)
Cela explique sans doute l’extrême solidité de la prison, cette mince invention décriée pourtant dès sa naissance. Si elle n’avait été qu’un instrument de rejet ou d’écrasement au service d’un appareil étatique, il aurait
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9 prisons et encore la prison Karine Povlakic, Juriste SAJE, Lausanne
Y. a entamé une grève de la faim dès son incarcération dans la prison administrative de Frambois. Les autorités veulent le renvoyer en Italie, pays où il a passé deux nuits sous un pont, sans aucun secours, comme nombre de ses compatriotes qui n’ont pas droit à l’aide sociale et vivent comme des clochards dans la rue. Il ne pouvait pas survivre de cette façon et il est venu en Suisse pour déposer une demande d’asile. L’office fédéral des migrations (ODM) n’a pas jugé utile, comme cela est la pratique, de lui demander les raisons de sa demande de protection. Il suffisait à l’autorité de constater que Y. avait préalablement transité par l’Italie pour ordonner son renvoi dans cet Etat. Il a été renvoyé effectivement à Rome en décembre 2011, en plein hiver. Là-bas, il n’a pas pu longtemps dormir à la gare ou sous les ponts à cause du froid et il est revenu en Suisse. Avec l’aide de son mandataire au SAJE, il a tenté de faire entendre son histoire aux autorités. Il a raconté son parcours depuis sa fuite de l’Erythrée où il refusait la militarisation forcée. Au Soudan, il a été enfermé à la prison de Ghedarif. Il raconte que pas moins de 40 à 50 prisonniers étaient serrés les uns contre les autres dans une cellule de 30 m². Il était pratiquement impossible de dormir sinon les uns sur les autres à même le sol. Les prisonniers devaient faire leurs besoins dans un container dans la cellule. L’odeur nauséabonde des excréments et de la 90
transpiration était insoutenable. Il n’y avait pas de fenêtre, aucune aération et pas de lumière. Les gardiens n’éclairaient la cellule que pendant la distribution de nourriture : du thé le matin et une bouillie de soja avec des galettes à midi. Le reste du temps, les prisonniers étaient enfermés dans le noir. Ils étaient souvent battus par les gardiens ou ils se battaient entre eux. Après un mois, Y. a été libéré et il a fui vers la Libye. Il a été arrêté comme étranger sans papiers et enfermé à la prison d’Abu Salim Jawazat à Tripoli. Là encore, il était enfermé dans une cellule très petite avec une cinquantaine d’autres prisonniers, sans lit, ni matelas, ni couvertures. Ils devaient dormir par terre sur des cartons et il n’y avait pas assez de place pour s’allonger. Il y avait des poux et les prisonniers souffraient de démangeaisons sur tout le corps. Il n’y avait pas de fenêtre et les prisonniers restaient dans le noir sauf pendant la distribution de nourriture de mauvaise qualité. Lorsqu’ils parlaient un peu fort ou se bagarraient, les gardiens entraient et les frappaient avec leurs matraques de manière indiscriminée. Après un mois environ, Y. a été vendu à des intermédiaires soudanais qui font des trafics d’esclaves mais il a pu s’échapper. Il a à nouveau été arrêté par la police libyenne et enfermé dans la prison d’Ajdabiya dans les mêmes conditions. A cause des poux, sa peau présentait des plaies mais il n’y
avait pas d’accès à un médecin. Souvent, les gardiens battaient les détenus sans pitié. Puis il a été transféré à la prison de Kufra. Là, on distribuait la nourriture aux prisonniers une fois par jour, par une lucarne à travers la porte, ce qui occasionnait des bagarres et était particulièrement humiliant. Les plus faibles avaient difficilement accès à la nourriture et Y. a souffert de la faim et des mauvais traitements de la part d’autres prisonniers. L’odeur de la cellule était pestilentielle et l’hygiène exécrable parce que les prisonniers devaient y faire leurs besoins. Les toilettes étaient bouchées et l’eau souillée débordait dans la cellule, alors même que les prisonniers devaient dormir par terre parce qu’il n’y avait pas de lit. Y. a de nouveau été vendu à des intermédiaires soudanais et il s’est échappé. Après quelques mois il est à nouveau arrêté à Tripoli et enfermé dans la prison de Sekhet avec des prisonniers libyens qui crachaient sur les étrangers et dans leurs assiettes et les battaient. Il était presque impossible de s’alimenter à cause de ces violences. Les conditions de détention étaient tout aussi effroyables que dans les autres prisons, à dormir par terre les uns contre les autres, à supporter la vermine, sans accès à la lumière du jour, sans promenade et dans des conditions d’hygiène au-dessous de tout. Y. connaîtra encore les prisons de Difenya, Zeleten, Guanfta et celle de Misrata où, après quelques temps, la Croix-Rouge a été autorisée à entrer ce qui a entraîné quelques améliorations notamment de l’hygiène et de la nourriture. En tout, Y. a été détenu dans 9 prisons pour une période totale de 3 ans. Il a souffert cruellement de la faim, d’une promiscuité inimaginable, des tabassages fréquents, du manque de sommeil, du manque d’hygiène et de toutes les privations liées à l’enfermement et notamment il a craint pour sa vie en de nombreuses occasions et il
s’est souvent demandé s’il s’en sortirait. Ce parcours l’a profondément meurtri et affecté dans sa santé psychologique. Sa résistance morale est diminuée et en Suisse, il demeure dans une situation sans perspectives. Les autorités n’ont pas voulu entendre son récit et elles n’ont pas tenu compte de sa souffrance ni de son besoin de protection. Tant l’ODM que le Tribunal administratif fédéral (D-2416/2012) ont jugé que le sort de Y. est indépendant de son parcours personnel, que dans la mesure où il est passé par l’Italie, c’est en Italie qu’il doit déposer dans sa demande d’asile. En Italie, il n’aura droit à aucun secours. Il devra errer dans les rues et mendier pour survivre comme les autres érythréens qui n’ont pas de famille sur place pour les soutenir. Cette perspective est insupportable. La clochardisation est une forme très grave d’avilissement de la personne humaine, une situation qui ne peut conduire qu’au désespoir. De ce point de vue, la décision des autorités suisses de renvoyer Y. en Italie en toute connaissance de cause est immorale. C’est une décision qui tend à détruire la personnalité d’un homme déjà gravement affectée par un parcours extrême de survie, une décision arbitraire, sans aucune motivation car il n’est pas défendable de tenir une telle position, que renvoyer un homme à la rue serait justifié par la loi, qui ne tient aucun compte du besoin de protection des victimes de la torture. Après trois semaines d’hospitalisation, Y. a été réintégré dans le centre de Frambois. Il s’y trouve depuis le 14 mai, et lorsque le Tribunal fédéral a rejeté son recours demandant sa libération (2C_624/2012), il a entamé une nouvelle grève de la faim. Finalement, le 3 août, les autorités l’ont libéré. Son statut et son sort en Suisse restent incertains.
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La détention administrative des étrangers : une mesure qui fait système Jean-Michel Dolivo, Avocat, Lausanne, février 2013
La détention administrative permet de priver de liberté une personne sans autorisation de séjour, pour garantir son expulsion ou son renvoi de Suisse. Cette détention n’est pas ordonnée dans le cadre d’une enquête pénale ou à la suite d’une condamnation pénale.
Règles applicables et leur évolution En 1986, une deuxième révision de la loi sur l’asile de 1979 (LAsi) introduit une détention de 30 jours en vue du refoulement. Puis, la loi sur les mesures de contrainte (LMC), entrée en vigueur le 1 février 1995, prévoit une détention pouvant aller jusqu’à 9 mois. La Loi fédérale sur les étrangers (LEtr), entrée en vigueur le 1 janvier 2008, reprend les dispositions de la LMC en prolongeant la détention administrative possible jusqu’à 24 mois pour les adultes et 12 mois pour les mineurs (âgés de 15 à 18 ans). Cette limite supérieure pour la détention administrative a ensuite dû être réduite à 18 mois pour les adultes, avec l’entrée de la Suisse dans l’Espace Schengen et la reprise obligatoire de la Directive de la Communauté européenne sur le retour (directive 2008/115/CE), et ce depuis le 1er janvier 2011. La détention administrative a pour objectif soit de garantir le «bon déroulement» de la procédure de renvoi (détention en phase préparatoire, art. 75 LEtr), soit d’assurer l’exécution du renvoi (détention en vue du renvoi ou de l’expulsion, art. 76 LEtr). La détention administrative 94
pour insoumission (art.78 LEtr), introduite en 2008, vise à faire changer de comportement un étranger tenu de quitter la Suisse, en particulier lorsque, à l’expiration du délai de départ et malgré les efforts déployés par les autorités, le renvoi ou l’expulsion ne peut être exécuté sans sa coopération. Elle peut servir également à amener l’étranger à coopérer à l’obtention des documents de voyage ou à l’établissement de son identité. Il existe d’autres mesures de contrainte, telle la rétention (art.73 LEtr), qui ne peut excéder trois jours de détention et qui a pour but de «donner le temps nécessaire» aux autorités pour effectuer les recherches prévues (établissement de l’identité d’une personne) et notifier une décision relative au statut de séjour, par exemple une décision de renvoi. Les cantons sont responsables de la procédure et des conditions de détention. La légalité et l’adéquation de la détention doivent être contrôlées par un juge dans les 96 heures suivant la mise en détention. Le juge n’a pas la compétence de réexaminer la décision de renvoi elle-même qui a force de chose jugée. Le seul argument recevable par le juge à l’encontre de la détention, c’est la possibilité
ou non, pour la personne concernée, de se rendre à l’étranger dans un endroit où elle dispose d’une autorisation d’entrer et de résider (art. 80 al.6 let.a LEtr - l’exécutabilité du renvoi). La durée de la détention doit apparaître comme proportionnée. En outre, l’exécution du renvoi peut s’avérer contraire à des dispositions de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (CEDH) et à la garantie de non-refoulement (art. 3 CEDH et 33 de la Convention du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés). Dans la pratique, le contrôle du juge sur la compatibilité du renvoi avec les dispositions de la CEDH et la Convention de 1951 sur les réfugiés, est tout à fait superficiel et sommaire.
Cas 190/ 5 novembre 2012, tiré de l’Observatoire romand du droit d’asile et des étrangers (ODAE) En 2007, «Beasrat» quitte son pays, l’Erythrée, alors que les autorités le soupçonnent de collaborer avec un colonel incarcéré. Enrôlé de force dans l’armée depuis 1998, il a été emprisonné durant six mois en 2002 pour avoir quitté son service sans permission. Sa fuite le mène d’abord au Soudan, où il est détenu durant une semaine, puis en Lybie où il travaille afin de financer sa traversée de la Méditerranée. En 2009, il arrive en Italie où il obtient la reconnaissance de sa qualité de réfugié et une autorisation de séjour pour trois ans. Il vit cependant pendant plus d’un an dans des conditions d’extrême précarité : il dort dans la rue, n’a accès à aucune aide sociale ni aucun conseil juridique et trouve à peine de quoi survivre grâce aux oeuvres d’entraide et à la mendicité. En plus, il souffre d’être séparé de sa fille de dix ans restée au pays et il sait que dans sa situation il ne peut la faire venir en Italie. «Beasrat» décide donc de se rendre en Suisse où il demande l’asile en juin 2010.
Sa demande est rejetée par l’Office fédéral des migrations (ODM) qui refuse d’entrer en matière et prononce son renvoi vers l’Italie (art. 34 al. 2 let. a Loi sur l’asile), décision confirmée par le Tribunal administratif fédéral (TAF) dans un arrêt du 18 mai 2011. La mandataire de « Beasrat » demande à l’ODM de reconsidérer sa décision de renvoi en août 2011, affirmant que l’Italie n’offre pas une protection appropriée au sens de la Convention relative au statut des réfugiés de 1951. Elle cite un rapport de l’organisation Proasyl de février 2011 qui fait état de la précarité dans laquelle se trouvent les réfugiés dans ce pays. Mais l’ODM recommande à «Beasrat» de s’adresser aux autorités italiennes pour ses griefs et déclare sa demande irrecevable. Un recours contre cette décision est interjeté auprès du TAF, arguant que le renvoi de «Beasrat» emporterait violation de l’art. 3 CEDH, conformément à la jurisprudence de la CourEDH dans l’arrêt M.S.S. c. Grèce. La mandataire affirme en effet que l’Italie, tout comme la Grèce, n’applique pas la directive de l’Union européenne sur l’accueil des réfugiés. Alors que son recours est pendant, «Beasrat» est placé en détention administrative en août, tout d’abord pour une durée de six mois (art. 76 al. 1 let. b ch. 3 et 4 LEtr). En septembre, il refuse de prendre un vol, la décision du TAF étant toujours en attente. Quelques jours plus tard, le Tribunal prononce l’irrecevabilité du recours faute du versement d’une avance de frais de 1›200 francs qu’il avait exigée, jugeant le recours d’emblée voué à l’échec. En octobre 2011, le Service de la population du canton de Vaud (SPOP) demande l’inscription de «Beasrat » sur un vol spécial. Un mois plus tard, la mandataire dépose un recours au Tribunal fédéral (TF), sa demande de libération ayant été rejetée par le juge de paix et par le Tribunal cantonal vaudois. Elle souligne que l›ODM ne s›est pas prononcé sur les possibilités concrètes d’exécution d’un renvoi forcé vers l’Italie et met en doute cette hypothèse, rappelant qu’une détention administrative n’est proportionnée que si le renvoi peut 95
être exécuté dans un avenir proche. Par ailleurs, un certificat médical signalant une détérioration rapide et importante de l’état de santé psychique de «Beasrat» durant sa détention est transmis au TF. Celui-ci rejette pourtant le recours en décembre 2011, arguant notamment qu’un renvoi forcé vers l’Italie n’est pas impossible et que l’organisation d’un vol spécial, requise par le SPOP, « devrait intervenir prochainement ». En janvier 2012, sur demande du SPOP qui affirme que « des obstacles particuliers s’opposent à l’exécution du renvoi », le juge de paix prolonge la détention de « Beasrat » d’une année, prolongation maximale prévue par la loi (art. 79 LEtr). En mars, le Tribunal cantonal, saisi par un recours, précise que, le renvoi par voie aérienne n’ayant pu être organisé, l’ODM a demandé à l’Italie l’autorisation de procéder à un renvoi par voie terrestre. Deux jours plus tard, le SPOP reconnaît l’impossibilité d’exécuter le renvoi et ordonne la libération de «Beasrat» (art. 80 al. 6 let. a LEtr). Celui-ci reste pourtant tenu de quitter la Suisse, alors qu’un accord bilatéral précise que l’Italie n’est plus obligée de le réadmettre (art. 4 let. c Accord du 10 septembre 1998 entre la Confédération suisse et la République italienne). Il se retrouve donc dans la même situation qu’avant sa détention, sans espoir d’obtenir un statut en Suisse. La détention aura duré sept mois et entraîné une dégradation importante de sa santé psychique déjà fragile vu son parcours migratoire. En 2012, 427 personnes, en Suisse, ont été mises en détention administrative, selon les statistiques de l’Office fédéral de la statistique (379 en 2011). En 2011, 6’439 personnes ont été renvoyées de Suisse par avion dans leur Etat d’origine ou dans un Etat tiers, dans 298 cas une « escorte policière » à bord du vol de ligne ou d’un «vol spécial» s’est avérée nécessaire.
Placement administratif pour comportement «déviant»: histoire d’une mesure d’opprobre et d’exclusion sociale La détention administrative n’est pas une forme de répression nouvelle dans l’ordre juridique suisse. Il est pertinent de comparer les conditions et les formes d’internement administratif qui ont eu cours, jusque dans les années 1980 en Suisse, avec celles mis en place spécifiquement pour les étrangers. A la suite d’une initiative d’un parlementaire socialiste, la Commission des affaires juridiques du Conseil national a adopté, en date du 11 octobre 2012, un «Rapport sur la réhabilitation des personnes placées par décision administrative» et un projet de loi fédérale sur la réhabilitation des personnes placées par décision administrative qui est actuellement en consultation. Comme le relève ce Rapport, les placements administratifs étaient ordonnés non pas pour sanctionner une infraction, mais en réaction à un comportement jugé socialement déviant. Les personnes placées par décision administrative étaient envoyées dans des établissements d’exécution des peines pénale. Elles y côtoyaient des détenus. Ces personnes portaient aux yeux de la société les mêmes stigmates et traînaient la même réputation que leurs codétenus de droit pénal. Le projet de loi vise à réparer l’injustice faite aux personnes placées par détention administrative, par la reconnaissance formelle que ces placements constituaient une injustice et ont été exécutés sous une forme qui constitue une injustice. Le projet exclut le droit à des dommage-intérêts ou à une indemnité à titre de réparation morale. Il garantit un accès aisé et gratuit aux personnes concernées à leur dossier, de même qu’à février 2013 Jean-Michel Dolivo, avocat leurs proches après leur décès. Le placement par décision administrative
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a été introduit dans la seconde moitié du 19ème siècle en tant qu’instrument politique de lutte contre la pauvreté. Il s’agissait de diverses mesures de contrainte à des fins d’assistance, notamment l’enfermement dans des établissements d’exécution de peine ou d’autres établissements similaires, de jeunes femmes et de jeunes hommes essentiellement, accusés de se donner à la paresse, au libertinage, à la prostitution ou à l’ivrognerie. Un mode de vie dissonant, jugé socialement dérangeant, était motif à l’enfermement et à des mesures de «remise au pas» et de «éducation par le travail». Dans les plupart des cantons suisses, c’étaient les autorités administratives qui étaient chargées de prononcer un placement, d’où le terme de « placement administratif ». Les victimes de ces mesures arbitraires ont été en particulier la minorité ethnique yéniche, dans le cas des «enfants de la rue», ainsi que des personnes en marge de la société – notamment, les alcooliques, les personnes vivant dans la pauvreté, les prostituées, les toxicomanes – ou des personnes qui se singularisaient dans leur commune pour une raison ou une autre, par exemple, les mères célibataires. Tous ces groupes de personnes ont été condamnés pour des motifs moraux comme étant « paresseux » ou « déviants ». Dans certains cas, les autorités ont même ordonné des mesures aussi graves que la castration et la stérilisation forcée, l’enlèvement et l’adoption forcée de l’enfant, le placement à l’étranger ou l’admission dans des foyers et des centres de détention pénitenciers. Les mesures d’emprisonnement touchaient en majorité des hommes adultes, mais les autorités prononçaient aussi parfois des internements administratifs contre des jeunes femmes de 14 à 18 ans. Au 20ème siècle, en Suisse, des milliers de personnes ont été emprisonnées ou internées dans les hôpitaux psychiatriques pour des causes telles que la «paresse» ou le «libertinage». Ainsi, jusqu’en 1980, les autorités cantonales et communales suisses ont volé, sans procès, la liberté d’adolescents. C’est une modification du Code civil suisse,
en 1981, avec l’adoption de dispositions sur la privation de liberté à des fins d’assistance et le retrait de la réserve apportée à l’article 5 CEDH qui a mis fin à ces placements administratifs. Dans de très nombreux cas, les personnes concernées n’avaient aucune possibilité de faire examiner leur situation par un tribunal. En outre, l’exécution de ces décisions administratives a souvent posé des problèmes: un grand nombre de personnes ont été placées dans des établissements pénitentiaires alors qu’elles n’étaient sous le coup d’aucune condamnation pénale. Des pratiques incompatibles avec l’article 5 CEDH, « Droit à la liberté et à la sûreté ». Combien de personnes ont été ainsi enfermées à des fins «d’assistance» ? On ne dispose pas de chiffres précis à ce sujet. Pour le seul canton de Berne, on dispose de chiffres entre 1942 et 1981, soit 2’700 personnes détenues en raison du droit cantonal public.
La détention administrative des étrangers, nouvelle forme de coercition sociale et de maltraitance étatique La détention administrative des étrangers en situation irrégulière s’inscrit toujours plus au cœur de la politique migratoire helvétique. Ainsi, dans le Rapport final, daté du 21 novembre 2012, du Groupe de travail Confédération/canton intitulé «Restructuration du domaine de l’asile», sous la direction de la conseillère fédérale socialiste Simonetta Sommaruga, pour tenter de garantir une efficacité meilleure de la machine à renvoi, il est prévu qu’un nombre suffisant de places pour une détention administrative soient disponibles: «Sur la base de premières estimations, quelque 500 à 700 places supplémentaires seraient nécessaires en Suisse, en plus des 430 existantes». Sous prétexte d’accélérer la procédure d’asile, il est aussi avancé la nécessité de centraliser les
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procédures en mains de la Confédération et de concentrer les requérants d’asile dans des centres d’enregistrement et de procédures plus grands. L’objectif recherché est tout à fait clair: traiter en priorité des dossiers où un renvoi est possible. 40% des requérants d’asile (en procédure dite étendue) devraient être attribués aux cantons, 60% (soit 40% en procédure Dublin et 20% en procédure dite ordinaire) à la Confédération. Comme l’affirme sans fard le Rapport, il s’agit de «boucler» rapidement une grande partie des procédures dans les centres de la Confédération. Le gouvernement genevois vient en outre d’annoncer la création, à court terme, de 60 nouvelles places de détention administrative et, pour 2017, de 168 places, sans parler de 50 places à créer dans le nouveau bâtiment de sécurité internationale sur le site de l’aéroport. Selon les termes alors utilisés par des députés genevois dans une motion en 2010, il s’agit de mettre «horscircuit les délinquants de rue». La détention administrative devient un outil pour la gestion de «l’insécurité». Dans le cadre du durcissement de la politique d’asile décidé en l’automne 2012, l’Office fédéral des migrations (ODM) est autorisé à envoyer les «requérants récalcitrants» dans des centres de détention spécifiques. Sont concernés les requérants «qui menacent la sécurité et l’ordre publics ou qui, par leur comportement, portent sensiblement atteinte au fonctionnement des centres d’enregistrement». Simonetta Sommaruga a tenté de préciser le concept de «récalcitrant» devant le Parlement fédéral. Elle a dressé une liste de certains comportements tombant notamment sous le coup du code pénal (rixe, lésions corporelles, par exemple). En enfermant ces requérants prétendument récalcitrants dans des centres spéciaux, on évite de devoir se prononcer dans le cadre d’une procédure pénale, sur la réalité des infractions alléguées: les droits de la défense ou la présomption d’innocence sont tout simplement évacués. Les auteurs du Rapport du 15 mars 2005 98
intitulé «Evaluation des mesures de contrainte en matière de droit des étrangers», rapport final du Contrôle parlementaire de l’administration à l’intention de la Commission de gestion du Conseil National, concluent en indiquant notamment que… «les mesures de contraintes ne constituent qu’un élément de la procédure de renvoi et elles servent de moyen de pression… (…) au vu des faibles taux de renvoi atteints à l’issue des détentions de longue durée, il faut se demander si la détention en vue du refoulement n’a pas aussi pris le caractère d’une mesure appliquée en cas d’insoumission dans le but de faire pression sur les personnes visées afin de les pousser à quitter le territoire suisse». Cette question tout à fait centrale met le doigt sur la fonction véritable de la détention administrative des étrangers en situation irrégulière. Instituée prétendument dans le but de les refouler, elle s’inscrit en fait parfaitement dans la continuité du régime des «placements par décision administrative» en vigueur au 19ème et 20ème siècle dans les cantons suisses. Certes, à l’époque, l’internement administratif visait à rééduquer des déviants et à leur inculquer par la force des valeurs morales, comme celle de la famille ou du travail. La détention administrative des étrangers procède sur le fond de la même logique: elle vise à sanctionner un comportement considéré comme antisocial, une forme d’insoumission, le refus d’obéir à une décision de renvoi. La figure du «requérant récalcitrant», nouvellement introduite dans la loi, est emblématique de ce projet répressif. L’existence même de la menace d’une possible mise en détention administrative constitue bien entendu une forme d’intimidation visant à imposer à l’étranger le respect de cette décision prise par l’autorité. Elle relève d’une forme de contrainte sociale, avec bien entendu des conséquences, assumées comme telles par l’Etat, liées à l’enfermement, sur la santé physique et
psychique des personnes en cause. Elle incite les étrangers en situation irrégulière, après une décision de renvoi exécutoire et définitive, soit à quitter le territoire helvétique par leurs propres moyens soit à entrer dans la clandestinité. Administrativement, elle contribue à alimenter la rubrique des statistiques de l’Office des Migrations (ODM) dite des départs «non-contrôlés», soit près d’un tiers des départs de Suisse en 2012. La détention administrative des étrangers représente une forme de disparition sociale de la personne étrangère, rayée de la carte comme l’étaient les vagabonds, les asociaux ou les jeunes femmes au comportement jugé immoral. L’Etat va même jusqu’à assumer le «risque» de leur disparition physique, suicides ou décès, suite aux conditions de leur renvoi forcé. Ainsi, fin de l’année 2012, ce ne sont pas moins de trois requérants d’asile déboutés qui ont mis fin à leur jour: une femme érythréenne, mère de trois enfants en bas âge, qui s’est suicidée dans une clinique psychiatrique, la Suisse n’étant pas entrée en matière sur sa demande d’asile et voulant la refouler en Italie, pays par lequel elle était arrivée en Europe; un jeune Russe persécuté pour son homosexualité dans son pays d’origine, qui venait de recevoir une décision de non-entrée en matière, retrouvé mort dans sa cellule de la prison administrative, où il était en attente d’expulsion; un requérant débouté, arménien, emprisonné à Zurich. Plusieurs décès ont eu lieu du fait de la brutalité des renvois forcés. Le dernier en date est celui d’un jeune nigérian, le l7 mars 2010 à l’aéroport de Zurich. Ces morts surviennent notamment lors de ces renvois forcés dits de niveau IV: la personne à renvoyer a les mains entravées avec des liens en plastique et fixées à une ceinture enserrant la taille afin qu’elle ne puisse plus bouger. Ses pieds sont également entravés de sorte qu’il n’est plus possible de marcher. D’autres entraves sont fixées au niveau des genoux et les entraves des mains et des pieds sont liées par une lanière afin d’éviter les coups de pieds. Une
personne de grande taille ne peut plus rester debout après la fixation de cette lanière. C’est pour cela qu’elle est assise sur une chaise étroite munie de roues qui permet de la tirer entre les sièges de l’avion. Les jambes, les bras et le thorax sont également fixés à la chaise. Pour finir, la tête est munie d’un casque ressemblant à un casque de boxeur, muni d’un filet contre les crachats. C’est ainsi que la personne est amenée à bord de l’avion où elle est transférée de la « chaise roulante » sur un siège de l’avion. Les bras et les jambes sont à nouveau fixés au siège avant que la ceinture de sécurité ne soit fixée. Deux policiers en provenance du canton de résidence de la personne prennent place à gauche et à droite de la personne. L’étranger renvoyé dans ces conditions n’est plus qu’un colis, une chose à qui on a enlevé toute apparence humaine. L’ODM dit ne pas pouvoir préciser exactement le nombre de centres de détention administrative existant en Suisse, comme celui de Frambois à Vernier (Genève), l’exécution des renvois étant de compétence cantonale! 27 centres ont en tout cas été recensés. Dans l’Union européenne (UE), le réseau Migreurop a dénombré 420 lieux d’enfermement, pour une capacité totale connue de 37›000 places. En 2009, 600’000 personnes «sans-papiers» ont été enfermées au sein de l’UE pour être expulsées et 500’ 000 ont été détenues à leur arrivée sur le territoire d’un Etat européen dans l’attente d’être refoulées. Des chiffres qui donnent froid au dos… et qui ne rendent, pourtant, que très partiellement compte de la réalité de l’enfermement, car les autorités ont recours à une multitude de lieux ne figurant pas sur les listes «officielles» (prisons de droit commun, locaux aéroportuaires notamment). L’opacité des procédures, les difficultés ou le défaut d’accès à une aide juridique et à une assistance médicale, les traitements inhumains et dégradants, les conditions
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matérielles de détention souvent indignes, tel est le quotidien de ces lieux de détention pour étrangers du 21ème siècle. Dans cinquante ou cent ans, le parlement suisse procéderat-il à la réhabilitation de ces étrangers privés de liberté, maltraités et/ou renvoyés?
Procéder à un tri des êtres humains La détention administrative a une efficacité très limitée en matière de renvois. Elle a par contre une portée symbolique essentielle par le rejet qu’elle représente du minimum d’humanité auquel chaque être humain a droit. «Indésirable», «superflu», ces qualifications rendent possible le mépris, l’arbitraire, la ségrégation. Le requérant d’asile débouté, le sans-papier, détenu, n’est plus un sujet de droit au bénéfice de garanties, liées au respect des droits fondamentaux attachés à la personne humaine: il est considéré comme un objet, susceptible d’être géré comme un stock de marchandise. La politique migratoire, dans nombreuses de ses facettes, devient un véritable laboratoire, permettant de développer davantage encore l’usage de la violence étatique, directe ou sous forme de contrainte sociale, à l’égard d’autres catégories de personnes que les migrants. Ainsi, par exemple, en matière de liberté d’aller et venir, les assignations à un lieu de résidence ainsi que les interdictions de pénétrer dans une région déterminée (art.74 LEtr) visaient d’abord à restreindre la liberté de déplacement de l’étranger en situation irrégulière. Elles ont constitué un banc d’essai, pour de nombreuses villes ou cantons suisses, ouvrant la porte à des législations qui introduisent des interdictions de périmètre pour toute personne dont le comportement est susceptible de créer un trouble à l’ordre,
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à la sécurité ou à la tranquillité publique. La détention administrative s’inscrit maintenant dans la gestion de la répression face aux prétendues menaces sécuritaires: pouvoir enfermer, en dehors d’une toute procédure pénale, dans l’urgence, des délinquants récidivistes sans titre de séjour, parfois des personnes frappées d’une décision de nonentrée en matière après dépôt d’une demande d’asile, mais que les autorités helvétiques ne sont pas en mesure de renvoyer. A Genève, il a même été proposé d’avoir recours à l’installation de conteneurs pour accélérer cette politique. Les incertitudes consécutives aux bouleversements qui ont ébranlé l’Afrique du nord en 2011entraînent une augmentation du nombre de migrants en provenance de cette région du monde, ce d’autant que la Lybie de Kadhafi avait été au cœur de l’externalisation des contrôles aux frontières de l’Union européenne. La lutte contre les soi-disant abus en matière d’asile a ouvert la voie à la mise en œuvre d’une politique de chasse aux abus dans le domaine du chômage ou dans celui de l’assurance-invalidité. Un discours qui était l’apanage des forces de la droite populiste et qui a contaminé la majorité des forces politiques institutionnelles au pouvoir, dans leurs paroles et dans leurs actes. Le déni d’humanité est, une fois encore, à l’ordre du jour, dans une société ravagée par les conséquences sociales et écologiques d’un ordre capitaliste en crise.
NON aux prisons de la honte et aux renvois forcés- Fermez Frambois ! Dimanche 23 septembre 2012 dans l’après-midi, une vingtaine de membres du Collectif «Non aux prisons de la honte et aux renvois forcés - Fermez Frambois» ont occupé symboliquement et pacifiquement l’accès au centre de détention administrative de Frambois près de Genève. Ils étaient accompagnés d’une centaine de personnes solidaires avec leur action. Cet événement a marqué le lancement d’un Manifeste qui dénonce des prisons privant des personnes de leur liberté au seul motif qu’elles n’ont pas - ou plus - d’autorisation de séjour sur le territoire helvétique. Les signataires du Manifeste, parmi lesquels MM. Dick Marty, ancien conseiller aux Etats tessinois et Luc Recordon, conseiller aux Etat vaudois, dénoncent un régime qui aboutit «à suspendre la vie d’individus, à en geler les droits et à les entreposer tels des marchandises dont on attend l’expédition». Ils demandent aux autorités des cantons de Genève, Vaud et Neuchâtel de fermer le centre de Frambois et au Parlement fédéral d’abolir la détention administrative. La politique de renvois forcés a déjà tué à plusieurs reprises. Elle doit être immédiatement abandonnée. Les durcissements successifs de la loi sur l’asile, comme les nombreuses discriminations inscrites dans la loi sur les étrangers, transforment les migrant-e-s en parias. Leur droit à une vie familiale est bafoué et leurs besoins fondamentaux sont niés: le régime de l’aide d’urgences relègue les déboutés de l’asile dans une sorte de Tiers-Monde helvétique. Un régime d’apartheid est dès lors institué, l’égalité des droits de tous les êtres humains est foulée aux pieds. C’est pour marquer notre indignation et notre refus d’une telle politique que le Collectif appelle chacune et chacun à résister et agir dans sa commune, dans son quartier ou sur son lieu de travail. Signez le Manifeste «NON aux prisons de la honte et aux renvois forcés - Fermez Frambois»! Nous ferons entendre la voix d’une autre Suisse, celle de la solidarité et de la résistance face à l’intolérance et au racisme: le rouleau compresseur de la haine et des préjugés ne parviendra pas à l’étouffer! Vous pouvez signer le Manifeste sur le site www.stop-dead.ch Vous y trouverez également des photos de l’occupation symbolique.
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Un siècle de détention administrative Alix Heiniger et Clément De Senarclens, jeunes chercheurs, Nechâtel Article paru dans le Courrier du lundi 29 AVRIL 2013
Alors que plus de 2000 signataires demandent la fermeture du centre de Frambois, Clément de Senarclens et Alix Heiniger nous proposent un retour historique sur la pratique de l’enfermement administratif. Un collectif a déposé cet hiver une pétition demandant la fermeture du centre de Frambois et l’arrêt d’une pratique que les signataires s’accordent à trouver scandaleuse: la détention administrative des étrangers ne disposant pas de papiers d’identité ou d’un statut légal en Suisse. Le dernier rapport de Migreurop montre que la Suisse est loin de détenir le monopole de cette pratique. Selon l’organisation, plusieurs centaines de milliers de personnes sont concernées dans toute l’Europe–1. En Suisse, la privation de liberté de ressortissants étrangers au titre d’une mesure administrative n’est pas une pratique récente. Elle se décline à partir de 1917 sous la forme de l’internement administratif d’étranger. Elle est finalement supprimée en 1995, mais aussitôt remplacée par les nouvelles formes de «détention administrative» introduites par la loi sur les mesures de contraintes. L’internement
administratif
1 Lire l’édition du Courrier du 30 novembre 2012.
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d’étrangers
est introduit dans le droit suisse pendant la Première Guerre mondiale, par une ordonnance du Conseil fédéral alors investi des pleins pouvoirs. Malgré la fin du conflit ayant préalablement justifié son existence, cette pratique est inscrite dans la loi sur le séjour et l’établissement des étrangers (LSEE) de 1931. L’objectif de cette mesure est alors d’inciter les apatrides issus des découpages territoriaux consécutifs de la Première Guerre à collaborer activement avec les autorités pour l’obtention de documents d’identité permettant leur renvoi. En fixant l’internement administratif dans la LSEE, le gouvernement introduit au sein du cadre légal ordinaire ce qui était considéré comme une «mesure d’exception» légitimée par les circonstances particulières liées à la guerre. Pendant la Seconde Guerre mondiale, alors que des milliers de personnes cherchent refuge en Suisse pour échapper au sort que leur réservent les nazis, les autorités helvétiques usent de l’internement pour enfermer de nombreux étrangers sous un régime administratif. Juifs et réfugiés politiques ont alors connu les camps helvétiques, ces dizaines de lieux d’internement où ils étaient regroupés en fonction de leur nationalité, de leur sexe, de leur âge ou de leurs tendances politiques. Avant l’ouverture du premier camp, certains étrangers ont connu l’internement
administratif. Le Conseil fédéral, se réservant le droit d’interner les personnes qu’il n’était pas en mesure de refouler, a fait usage de cette prérogative à l’encontre de réfugiés politiques considérés comme une menace pour la sécurité intérieure et extérieure de la Suisse. Il s’agissait de militants communistes, socialistes ou anarchistes qui, avant le début de la guerre, étaient simplement ramenés aux frontières. Mais, comme ils pouvaient théoriquement prétendre au statut de réfugiés politiques, après le déclenchement des hostilités, les autorités ont décidé de cesser de les refouler pour les interner dans des pénitenciers en régime administratif. L’un d’eux, détenu au pénitencier de Witzwil, raconta après la guerre que les seuls éléments qui le distinguaient des détenus de droit commun étaient la couleur de son uniforme et l’autorisation de fumer librement. Bientôt, cette situation devint intenable en raison des protestations répétées des milieux de défense des réfugiés politiques. Les autorités décidèrent d’ériger un camp spécial pour les réfugiés politiques d’extrême gauche où la surveillance fut renforcée et les mouvements des internés restreints. Ils n’avaient pas le droit de quitter le camp en-dehors des sorties autorisées et celles-ci furent restreintes à certaines zones du pays et parfois suspendues. La fin de la Seconde Guerre mondiale, comme celle de la première, ne signifia pas la suppression de l’internement administratif en Suisse. Toutefois, la pratique de l’internement se déclinera désormais sous plusieurs formes, avec des degrés divers dans la restriction de liberté. En 1986, dans la LSEE, la privation de liberté au titre de l’internement est finalement explicitement restreinte aux personnes compromettant la sécurité intérieure et extérieure du pays ou représentant une menace grave pour l’ordre public. Interprété de manière très large, ce motif permit aux
autorités d’interner, au début des années 1990, une cinquantaine d’étrangers sans autorisation de séjour et actifs sur les «scènes ouvertes de la drogue» à Zurich. L’internement administratif n’a pas touché que des étrangers, puisque les autorités cantonales et communales en ont fait usage contre des citoyens et surtout des citoyennes suisses. Un nombre encore indéterminé de personnes en ont été victimes jusqu’en 1981. Instrument de contrôle social, l’internement administratif devait permettre de sanctionner les comportements jugés déviants (comme se livrer à la fainéantise, faire preuve d’«inconduite» ou être enceinte avant la majorité) et de discipliner les individus. Des excuses officielles ont finalement été présentées par le Conseil fédéral aux victimes de cette pratique indigne d’un Etat de droit. L’internement administratif d’étrangers sera quant à lui maintenu encore près de quinze ans après l’abolition de l’internement touchant les ressortissants suisses. Il n’est finalement supprimé qu’en 1995 en raison de doutes grandissant concernant sa compatibilité avec la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH). Celle-ci n’autorise en effet que la détention d’étrangers dont la procédure de renvoi est en cours, alors que l’article de la LSEE autorisait l’internement d’étrangers représentant une menace grave pour la sécurité lorsque leur renvoi était impossible. En même temps qu’est supprimé l’internement, sont instituées de nouvelles formes de «détention administrative», qui viennent s’y substituer. Lors de son introduction en 1986, la détention en vue du renvoi pouvait être prononcée pour une durée maximale de trente jours lorsqu’une décision de renvoi était exécutoire. L’objectif initial de la détention était – conformément à la CEDH – de faciliter l’exécution des
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décisions de renvois. Les modifications apportées dans la loi en 1995 prolongent la période maximale de détention à douze mois. De plus, la détention peut être prononcée avant même qu’une décision de renvoi ait été rendue dans le cas où la personne manque à son obligation de collaborer ou représente une menace pour la vie d’autres personnes.
pas s’opposer aux dérives d’un cadre légal international se pliant aux prérogatives d’Etats prêts à tout pour le maintien de leur souveraineté? C’est visiblement une autre pratique que nos politiques cherchent à protéger, celle de l’enfermement administratif d’étrangers.
Les objectifs sécuritaires ne disparaissent donc pas des formes actuelles d’enfermement administratif d’étrangers; elles ont tout au plus été reformulées afin de mieux s’insérer dans le cadre légal international. Priver une personne de sa liberté n’est de loin pas un acte anodin. Des recherches montrent qu’un individu en détention – en particulier lorsque la mesure n’est pas assortie d’une durée déterminée – peine à se projeter dans l’avenir et se révolte, quand il ne tombe pas dans ce que les spécialistes des camps nomment «la maladie des fils barbelés»: une sorte d’apathie consécutive à la perte du contrôle de sa propre destinée. Les quelques exemples exposés ici illustrent que c’est souvent au nom du maintien de la sécurité et de l’ordre public que les autorités ont cherché à priver des individus de leur liberté. Si cette pratique a été abolie dès le début des années 1980 en ce qui concerne les citoyens suisses, elle se perpétue encore aujourd’hui – sous une forme légèrement modifiée – pour des étrangers sans autorisation de séjour. Son but ne serait actuellement plus uniquement de maintenir la sécurité et l’ordre public, mais d’exécuter des décisions de renvois. De cet objectif affiché découle la légitimité d’une pratique que la conformité au droit international rend a priori inattaquable. Une question subsiste toutefois: un pays soucieux du maintien de sa «tradition humanitaire» ne devrait-il
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Clément de Senarclens est doctorant au Centre de droit des migrations de l’université de Neuchâtel. Alix Heiniger est historienne, université de Genève, auteure d’Exil antifasciste et politique fédérale du refuge: le camp de Bassecourt, (1944-1945), Neuchâtel, Editions Alphil, 2010.
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Immigration à l’helvète : Expulser les précaires pour favoriser les riches Claude Calame, Directeur d’études, EHESS, Paris, Prof. hon. UNIL claude.calame@unil.ch
En Suisse la politique restrictive conduite à l’égard des demandeurs d’asile et des migrants précarisés est en fort contraste avec la généreuse politique de refuge fiscal offerte aux riches étrangers er aux entreprises multinationales. Ce contraste est l’une des conséquences du national-libéralisme défendu par l’UDC et les autres partis de la droite extrême qui tentent de le concurrencer. Seul une rupture avec la mondialisation économiste et capitaliste pourra apporter une solution aux inégalités, aux discriminations et aux destructions provoquant les mouvements migratoires.
Au sein de l’Europe, l’Helvétie, un pays par tradition conservateur et réactionnaire, s’est montrée pionnière sur deux plans. Pionnière d’une part comme refuge fiscal pour les plus riches : par libéralisme fédéraliste, les autorités politiques ont encouragé la sousenchère fiscale entre les communes et les cantons autant pour les entreprises que pour les individus, tout en sanctifiant le secret bancaire qui permet une pratique de la fraude fiscale à large échelle aussi bien pour les résidents à l’intérieur du pays que pour les non résidents – européens, étatsuniens et surtout ressortissants riches de tous les pays les plus défavorisés. Pionnière d’autre part en s’offrant au cœur de l’Europe comme terrain d’essai pour les restrictions de plus en plus sévères dans le droit d’asile ; révision après révision, elle est devenue la championne toutes catégories des mesures discriminatoires censées « décourager » les requérants et stopper l’ « afflux » de 106
réfugiés, en dépit des vaines protestations du Haut Commissariat aux Réfugiés. Celuici a, paradoxalement, son siège à Genève : ne devrait-il pas enfin quitter ce pays du constant déni du droit d’asile ? ne devrait-il pas renier un pays qui bafoue constamment la Convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés qu’il a pourtant dûment signée ? Quoi qu’il en soit, depuis 1986, date de la seconde révision d’une loi sur l’asile équilibrée dans la mesure où elle s’inspire de la convention de Genève –1, les autorités politiques fédérales se sont employées à reprendre et à inscrire dans la loi les 1 Entrée en vigueur en 1981, la première loi suisse sur l’asile date du 5 octobre 1979. La première année d’application de cette loi encore ouverte se solde par un taux de décisions positives de 83% : on croit rêver… Mais dès 1983/84, une première révision prévoit une décision de renvoi en cas de décision négative, la suppression de l’une des instances de recours, et la possibilité de l’interdiction de travailler.
dispositions restrictives proposées sans relâche par l’extrême-droite populiste, soit l’UDC, qui en fait avec succès son fond de commerce électoral. Dans cette loi révisée, acceptée en 1987 sur référendum par les deux-tiers des votant-es, d’une part l’enregistrement des requérants est regroupé dans quatre centres fédéraux fonctionnant selon un régime de semidétention ; d’autre part on prévoit une première détention administrative de trente jours en vue du refoulement. 1986, un tournant ? Oui, dans la mesure où désormais le demander d’asile n’est plus considérée comme une victime de persécutions attentant à l’intégrité de la morale et physique de la personne et demandant une protection, mais un suspect dont il s’agit de dévoiler la mauvaise foi pour mieux le refouler. Oui, dans la mesure où l’on assiste alors à un détournement pour le moins surprenant : les craintes xénophobes endémiques provoquées par un demimillion de travailleurs immigrés italiens et espagnols (pour une population de six millions), que l’on condamne à survivre dans des baraquements de triste mémoire, se reportent sur un groupe de quelques milliers d’étrangers d’origines très différentes et en situation précaire. Qu’ils concernent la cible privilégiée des initiatives Schwarzenbach sur la « surpopulation étrangère » ou les petits groupes de ressortissants fuyant régulièrement une situation de guerre (souvent civile) et de répression, les chiffres n’ont aucune pertinence dans ce report sur l’étranger des craintes sur soi-même. De ce point de vue on constate d’ailleurs que c’est régulièrement dans les cantons et dans les communes où les résidents étrangers sont les moins nombreux que sont les plus fortes les majorités de votants pour les restrictions dans le droit d’asile ou contre l’accord du droit de vote aux non Suisses. L’autre tournant a été pris en 1994/1995 par
l’introduction dans la loi des « mesures de contrainte » –2. À la suite d’une campagne politique et un battage de presse animé non pas par l’UDC, mais par le part concurrent (devenu le Parti libéral-radical) autour de la scène zurichoise du Letten et du petit trafic de stupéfiants, la détention administrative en vue du refoulement est étendue à neuf mois ; elle est assortie de la possibilité d’une « détention préparatoire » de trois mois ; et fouille et perquisition sont autorisés en dehors de toute enquête pénale. Désormais le demandeur d’asile est considéré comme un délinquant en puissance. Il est passible de ce qui est un droit d’exception. Toutes les nombreuses révisions successives de la loi s’inscrivent dans une logique de criminalisation et d’expulsion qui a pour fondement cet ignoble amalgame. Ces mesures d’exception ont donc renforcé la détention administrative en vue du renvoi. Des déboutés de l’asile leur application a été étendue aux étrangers en situation irrégulière, renforçant un autre amalgame, tout aussi insidieux, entre réfugiés politiques et « réfugiés économiques ». L’exigence de distinguer la détention administrative de la détention pénale a conduit à la création de centres de détention, tel celui de Frambois près de l’aéroport de Genève. Ils préfigurent la construction en France des Centres de rétention administrative (CRA), de sinistre réputation. La Suisse est ainsi devenue spécialiste particulièrement innovante en matière de « vols spéciaux », selon la cruelle litote. L’Helvétie de la discrimination pionnière, une fois encore. Cette politique de l’expulsion vis-à-vis de celles et ceux qui tentent encore de se mettre sous la protection de ce qui reste de loi sur l’asile est renforcée par l’actuelle Ministre de la justice, pourtant 2 Loi adoptée en procédure accélérée par les chambres fédérales le 18 mars 1994 et acceptée, à la suite d’un nouveau référendum, par 72, 9 % des votants le 4 décembre de la même année.
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socialiste ; avec deux projets en gestation. Le premier prévoit la suppression de la désertion comme motif d’asile (elle vise les Érythréens déserteurs dans un pays où les droits de l’homme sont systématiquement bafoués), la suppression de la possibilité de déposer une demande d’asile dans une ambassade de Suisse, une forte restriction du droit au regroupement familial et la criminalisation des requérants ayant en Suisse de légitimes activités politiques. Plus ample, un second projet prévoit de suivre le « modèle hollandais » avec un traitement centralisé des demandes d’asile dans des centres fédéraux et avec un examen médical préalable, mais sans accorder les moyens financiers considérables qu’un tel système requiert. Politique d’autant plus indécente de la part de l’un des pays les plus riches du monde que les réfugiés cherchant un asile en Europe et singulièrement en Susse ne constituent qu’une infime minorité dans les réels afflux auxquels doivent faire face les pays les plus défavorisés. Dans une première discussion parlementaire, les partis d’extrême-droite qui ont la majorité (du PLR de Philipp Müller à l›UDC de Toni Brunner en passant par le PDC de Christophe Darbellay, en concurrence électorale sur le dos de la population la plus précarisée) n’ont pas manqué de saisir l’opportunité que leur offrait la ministre socialiste. Ils ont rivalisé d’astuce populiste pour renforcer les mesures discriminatoires proposées par Simonetta Sommaruga au titre du premier projet de révision : désormais, les demandeurs d’asile ne seraient plus au bénéfice de l’aide sociale inscrite dans la Constitution fédérale comme un droit pour tous les résidents, quel que soit leur statut ; mais ils en seraient réduits, de même que les déboutés de l’asile et les « non entrées en matière », à l’aide d’urgence. C’est dire que les requérantes et les requérants ayant déposé la demande d’asile la plus légale et la plus légitime qui soit seraient condamnés à des conditions de vie situées bien en 108
dessous du seuil de pauvreté. L’interdiction de travailler est naturellement maintenue. On le sait, seuls les étrangers en situation précaire sont soumis à des règles d’accueil qui, de limitation légale en restriction juridique, de pratique expéditive en pratique discriminatoire, s’est transformé en une loi du soupçon et de l’expulsion. Une telle politique du déni de droit est en très fort contraste avec la politique plus que libérale menée dans la Suisse non communautaire à l’égard des (très) riches résidents étrangers, individus et personnes morales. Avec le retour des slogans sur la « moins d’État » et la privatisation des services public, 1986 marque aussi un tournant. Dans le seul Canton de Vaud, plus de 1440 étrangers censés ne pas exercer d’activité lucrative en Suisse disposent de généreux forfaits fiscaux. C’est dire qu’ils sont taxés sur leur train de vie estimé (loyer) et que ni leur patrimoine, qui s’élève en général à plusieurs millions de francs, ni avec leurs revenus ne sont soumis à l’impôt courant. À l’égard de tous les résidents, pauvres et riches, soumis à l’impôt sur le revenu et la fortune, il s’agit d’un système de fraude fiscale légalisé, réservé à une minorité privilégiée ; discrimination sans doute, mais positive. Par ailleurs les résidents suisses de même que les résident étrangers bénéficient d’un secret bancaire qui n’a pas subi la moindre remise en cause sur le plan intérieur ; et quand leur fortune a des origines assez douteuses (par le biais notamment du grand trafic de stupéfiants) pour risquer de tomber sous le coup des quelques règles dirigées contre le blanchiment de l’argent sale, l’immobilier, dans la grande spéculation qui règne depuis deux décennies en particulier sur l’Arc lémanique, offre un refuge tout à fait anonyme et sûr, qui n’est limité quant à lui par aucune loi restrictive. Quant aux entreprises multinationales, aux spécialistes du négoce en matières
premières et aux fonds spéculatifs que sont les hedge funds ils trouvent des conditions fiscales d’autant plus favorables que l’inique concurrence fiscale entre les cantons et les communes entraîne une constante sousenchère de ce point de vue. Une fois établis, ils obtiennent de la part des États cantonaux des rabais d’impôt supplémentaires en faisant du chantage au chômage ou en menaçant de délocalisation ; licenciements et délocalisation ont d’ailleurs souvent pour seule raison la maximisation de profits qui, en grande partie, parviennent à échapper à l’impôt. L’exemple récent de l’entreprise Vale dans le Canton de Vaud a illustré la perversité du processus. Cette multinationale d’origine brésilienne, spécialiste de l’exploitation de différentes mines dans les pays défavorisés, a obtenu dès 2006, sur la base d’une fausse déclaration, une exemption fiscale entière alors que, cette année-là, son bénéfice avait atteint les cinq milliards de francs. Son établissement sur l’Arc lémanique lui a permis de rapatrier la plupart des profits ainsi soustrait à l’impôt dans les pays dont ils exploitent les ressources naturelles (non renouvelables) et les ressources humaines (sous-payées) dans des conditions écologiques et de santé publique inadmissibles. Quant à l’effet sur l’emploi dans le canton d’établissement, qui avait servi de prétexte à l’exemption fiscale, il a été pratiquement nul. Même le Contrôle fédéral des finances s’en est ému… Et que dire, du côté des riches Helvètes, de ces directeurs de banque ou de ces sportifs enrichis qui se soustraient au fisc des communes où ils ont travaillé pour se réfugier dans l’un ou l’autre de ces paradis fiscaux internes dont la Suisse est la spécialiste ? Voyez l’ancien directeur de l’UBS qui, non content d’être responsable de la faillite de l’une des plus grandes banques mondiales, a couvert des milliers de délits fiscaux commis aux États-Unis par ses mandataires tout en spoliant, par secret bancaire interposé, les peuples de plusieurs pays africains et en
protégeant la fortune de leurs tyrans (déchus ou non) ; Marcel Ospel passe désormais des jours tranquilles à Wollerau (Canton de Zoug), dans un quartier de villas sécurisé par une police privée, où il bénéficie de l’un des taux d’impôt les plus bas de Suisse. Il a pour voisin Oswlad Grübel, défenseur acharné du secret bancaire et de l’absence de régulation, qui a dû démissionner en 2011 de sa fonction de CEO du Crédit Suisse, suite à une sombre affaire concernant les opérations de négoce non autorisées qui s’est soldée par une perte de 2,3 milliards de dollars… Et les deux banquiers ont été rejoints dans ce refuge fiscal par l’icône de la Suisse sportive et gagnante (beaucoup d’argent), Roger Federer qui ajoute à ses confortables cachets de tenisman les énormes revenus d’une publicité complaisante. Dérégulation des flux financiers, dérégulation du marché économique, dérégulation des conditions de travail, spéculation même sur les denrées alimentaires ; et par conséquent fraudes et abus à grande échelle, en toute « légalité » (en l’absence de droit !), avec les conséquences destructrices d’êtres humains et de conditions environnementales que l’on sait. Mais par ailleurs répression, criminalisation, discrimination et exclusion pour celles et ceux que l’on soupçonne par définition d’abus et de fraude. La cible ? ce sont en fait celles et ceux que les principes du capitalisme néo-libéral a peu à peu privés des droits humains les plus élémentaires, en particulier les droits sociaux tels qu’ils sont inscrits dans un article, de nos jours totalement, ignoré de la Déclaration universelle des droits de l’homme : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bienêtre et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance 109
par suite de circonstances indépendantes de sa volonté » –3. C’est ainsi que peuvent se comprendre les apparentes contradictions du nationallibéralisme défendu par l’UDC et les partis de droite : libéralisation entière de l’économie et de la finance auxquelles le politique est désormais entièrement soumis (voyez les plans d’austérité drastique auxquels le FMI et la BCE parviennent à soumettre les pays d’Europe après les mesures d’ « ajustement structurel » imposées aux pays les plus pauvres) ; mais dérégulation économique et financière sur la base d’un nationalisme qui permet de détourner sur différentes catégories d’étrangers particulièrement défavorisés et précarisés les peurs suscitées auprès de la population par la profonde déstabilisation identitaire qu’ont engendrée les principes de la compétitivité, de la mobilité, de la flexibilisation et de la privatisation. N’oublions pas que dans les revenus des entreprises, la part dévolue aux salaires est en constante diminution depuis les années huitante au profit des actionnaires et des dirigeants, et que les statistiques disent l’accroissement des inégalités discriminatoires entre les plus riches et les plus pauvres, aussi bien à l’intérieur du pays qu’entre les nations du monde elles-mêmes. La question des migrations ne pourra pas trouver de solution de fond sans un rééquilibrage économique, technologique, écologique et social profond entre les pays du monde, par le bais d’une mondialisation qui ne saurait être fondée sur le seul marché et le seul profit capitaliste. Depuis plus de vingt ans, sur fond de politique discriminatoire vis-à-vis des étrangers et des plus défavorisés, la Suisse s’accommode, comme d’autres pays d’Europe, d’un régime de fascisme soft, renforcé par une politique sécuritaire qui n’est pratiquement dirigée
3 DUDH du 10.12.1948, § 25.1.
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que contre celles et ceux dont la situation est la plus précaire. Le droit d’exception institué pour les étrangers les plus précarisés ne va pas tarder à s’étendre à certaines catégories de la population résidente ; la menace touche désormais l’État de droit, garantie juridique indispensable de la démocratie politique. La maîtrise des migrations n’ira pas sans la réappropriation du politique et de la variété culturelle, dans une perspective d’écosocialisme en rupture avec le capitalisme financier.
Bibliographie ( personnelle, si je puis me le permettre, mais offrant de nombreuses références ) «Vingt ans d’engagement politique : pour le respect du droit d’asile» et «20 ans de lutte», in I. Schmidlin, Ch. Tafelmacher, H. Küng (edd.), La politique suisse d’asile à la dérive. Chasse aux abus et démantèlement des droits, Lausanne (Éditions d’en bas) 2006 : 9-17 et 103-108 « Entre personne et sujet : l’individu et ses identités », in C. Calame (ed.), Identités de l’individu contemporain, Paris (Textuel) 2008 : 15-32 « L’intégration, instrument de pression et de discrimination », in C. Rodier & E. Terray, Immigration : fantasmes et réalités. Pour une alternative à la fermeture des frontières, Paris (La Découverte) 2008 : 51-57 « L’individu en régime néolibéral et les droits sociaux de la personne », in Le capitalisme contre les individus. Repères altermondialistes », Paris (Textuel – ATTAC) 2010 : 19-40
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CHRONIQUES DE LIVRES, FILMS La face cachée du 9 novembre 1932 Elise MERMET Article paru dans Solidarités N° 216 (24/10/2012) p. 16 http://www.solidarites.ch/journal/d/article/5542
Le 9 novembre 1932, l’armée ouvre le feu à Genève, faisant treize morts et une centaine de blessés. Jean Batou, tente d’expliquer pourquoi en partant d’archives négligées ou insuffisamment exploitées. Une démarche scientifique qui n’empêche pas de tenir le lecteur en haleine. Presque un roman noir.
Tout commence par la pose d’une affiche provocatrice de l’Union nationale, un parti d’extrême droite, dans la nuit du 5 au 6 novembre 1932, qui revendique la « mise en accusation publique » des deux principaux leaders du Parti socialiste genevois. L’État mobilise tous les moyens à sa disposition pour garantir la tenue de ce meeting et le protéger d’une contre-manifestation du mouvement ouvrier. Dans la soirée du 9 novembre, le chef du Département de justice et police, jugeant les gendarmes débordés, fait appel à la troupe, dont les officiers engagent leurs hommes dans la foule, avant de les faire reculer pour les regrouper et faire feu sur un public clairsemé, tuant treize personnes et en blessant une centaine, dont une majorité de curieux.
des classes populaires ? S’il s’est agi d’une erreur d’appréciation ou d’une « bavure » regrettable, pourquoi cela n’a-t-il pas été reconnu rapidement, au moins en partie, comme ce fut le cas à Adalen, en Suède, un an et demi auparavant (cinq morts dans une manifestation de soutien à une grève) ? Comment se fait-il que la justice militaire ait pu conclure à l’absence de faute du commandement, tandis que la justice civile condamnait sept organisateurs de la manifestation populaire à quelques mois de prison pour incitation à résister aux injonctions de l’autorité ? Comment expliquer que l’abandon rapide de la thèse du complot révolutionnaire par l’instruction et les Assises fédérales n’ait pas conduit à une critique sans complaisance des moyens mis en œuvre et de la succession des décisions prises par le pouvoir civil et militaire ?
Des questions sans réponse
Le livre de Jean Batou propose une relecture approfondie d’un sujet controversé, à partir de nouvelles sources d’archives et d’une grille de questions inédite : une enquête historique sur fond de luttes sociales, qui n’a rien à envier à un roman noir. D’un côté,
Qui a donné l’ordre de feu ? Pourquoi, durant ces années de crise, aucun autre canton suisse, ni aucun autre pays démocratique européen, n’a connu une telle répression
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une caste patricienne calviniste, endogame, enrichie par la finance et l’immobilier, soudain hébétée par le krach de la Banque de Genève et les menaces du fisc français. De l’autre, des classes populaires, recomposées par l’afflux de jeunes travailleurs du reste de la Suisse, précaires et stigmatisées, qui se reconnaissent dans un quotidien, Le Travail, et dans des hommes comme le dirigeant du Parti socialiste Léon Nicole, et le militant anarcho-syndicaliste Lucien Tronchet. Entre les deux, un monde rural trop étroit et une petite bourgeoisie trop divisée pour servir d’arbitre.
L’ordre règne à Genève L’auteur nous fait découvrir les réseaux du « camp de l’ordre » à Genève. Rassemblées essentiellement autour du Parti démocratique et de la récente Union de défense économique, les élites protestantes de la haute ville ne peuvent plus se contenter d’une alliance avec le Parti radical, discrédité par les affaires. C’est pourquoi, elles font appel aux secteurs les plus conservateurs des Églises, notamment à l’aile marchante du corporatisme catholique, et prennent langue avec l’extrême droite, organisée au sein de l’Ordre politique national, puis de l’Union nationale. En suivant à la trace le 1er lieutenant qui a commandé le feu, l’auteur nous fait découvrir la face cachée de novembre 1932. Raymond Burnat va jouer en effet un rôle de premier plan dans le développement d’une organisation secrète, Les Equipes, issue des réseaux de sociabilité de la jeunesse dorée. Au soir du 9 novembre, tandis que ce commandant de Compagnie confond le Palais des expositions de Genève avec le Palais d’hiver de Petrograd, croyant briser une révolution en marche, ses jeunes amis, Théodore de Gallatin, Robert Hentsch,
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Renaud Barde, etc., sont en mission d’observation dans la foule. Ensemble, au lendemain du drame, ils vont s’efforcer de former la relève d’une droite autoritaire, corporatiste et fédéraliste, qui luttera pied à pied contre l’administration socialiste au pouvoir, entre 1933 et 1936.
Vers le consensus helvétique Au lendemain de la fusillade, tandis que les chefs de l’armée, dont le corps des officiers est travaillé par l’extrême droite, se préparent à mater les troubles sociaux, les autorités politiques de Berne et la magistrature fédérale font le choix d’une répression sélective de la gauche, ciblant tout particulièrement les communistes, l’action directe et la grève, tout en misant sur l’intégration des courants dominants du Parti socialiste et de l’Union syndicale en vue de la défense commune de l’ordre bourgeois. De leur côté, le PSS et l’Union syndicale refusent d’appeler à la grève générale. Comme le note l’Attaché militaire français, « Ce manque de réaction s’explique si l’on songe que (…) les municipalités socialistes des villes telles que Zurich, Bâle, Berne, tiennent à l’honneur de montrer qu’elles ne sont pas un parti de désordre; la répression des troubles de Zurich l’a bien prouvé ». En effet, le 15 juin de la même année, la police de la Ville sociale-démocrate de Zurich a tué un manifestant en tentant de disperser un rassemblement de solidarité avec des grévistes. Enfin, entre le 9 novembre 1932 et le procès de Nicole et consorts, au printemps 1933, Hitler a pris le pouvoir en Allemagne. C’est dans ces conditions, que l’écrasante majorité du mouvement ouvrier suisse s’oriente vers le compromis avec la politique d’austérité de
la Confédération (1934), avant de se rallier à la Défense nationale (1935) et de signer la paix du travail (1937), faisant ainsi de la fusillade de Genève une ligne de partage dans l’histoire sociale et politique du pays.
Jean Batou, « Quand l’esprit de Genève s’embrase »,Editions d’En Bas, Lausanne, 2012 En librairie dès le 9 novembre (34 fr.). Souscription prolongée jusqu’au 30 octobre (23 fr. + port) auprès de l’éditeur : enbas@bluewin.ch
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De la lutte à la paix du travail Gabriel Sidler, jeune chercheur en science politique, Lausanne Paru dans le n° 117 de Pages de gauche (décembre 2012) : www.pagesdegauche.ch.
« Permettre au mouvement ouvrier de se réapproprier l’histoire dont on a cherché à le priver » : c’est avec en tête ce programme à la fois politique et scientifique que l’historien Marc Vuilleumier a mené de nombreuses recherches sur l’histoire du mouvement ouvrier en Suisse. Les Éditions d’en bas et le Collège du travail viennent d’en publier un copieux recueil, intitulé Histoire et combats. Mouvement ouvrier et socialisme en Suisse 1864-1960, qui reprend 22 articles écrits tout au long des cinquante dernières années, chacun assorti d’une brève mise en contexte. Le tout est précédé d’une longue introduction, dans laquelle l’auteur revient sur ses débuts de chercheur non-aligné dans les années 60 : entre université de droite, interdiction d’enseigner pour cause de communisme et difficultés diverses d’accès aux archives, on mesure mieux le parcours du combattant que pouvait représenter le défrichage de ce terrain historique encore peu exploré. Compilation d’articles et non « grand œuvre », l’ouvrage ne demande donc pas à être lu d’un bloc, mais plutôt à ce qu’on y pioche de temps en temps un article ou l’autre, au gré de ses envies et questions du moment (imitant en cela l’auteur, qui nous avoue souffrir de « papillonne ») : de l’histoire de la première Internationale en Suisse à la grève de 1918, en passant par des portraits de révolutionnaires (Bakounine, Guillaume, Schwitzguebel) ou une étude sur les exilé·e·s de la Commune, on y trouve en
effet une multiplicité d’éclairages précis et documentés sur des thèmes divers, mais que réunit une perspective générale consistant à insister sur la dimension internationaliste du mouvement ouvrier, illustrée en Suisse notamment par les nombreux séjours de militant·e·s étrangères·ers qui bien sûr ne resteront pas sans effet sur la construction et les orientations de son mouvement ouvrier. À lire, pour ne pas oublier qu’il est des traditions helvétiques que l’on souhaiterait voir revigorées, à commencer par celle d’un socialisme qui n’ait pas la « paix du travail » comme seul horizon.
À lire Marc Vuilleumier, Histoire et combats, Lausanne/ Genève, Éditions d’en bas et Collège du travail, 2012.
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Hommage à Theo Angelopoulos, Le voyage à Cythère Violeta Araujo, Lausanne-Montevideo
À l’occasion de sa mort, la projection du film dans le cadre du Programme du Collègue International de Philosophie (CIPh), EXIL, CRÉATION PHILOSOPHIQUE ET POLITIQUE, à Genève, à la Librairie du Boulevard, je me propose de vous présenter l’auteur : Theo Angelopoulos et le fil rouge de ce film qui évoque l’exil, la souffrance, les chocs du retour, le choix d’un des-exil paradoxal que met en scène le cinéaste.
philosophie à la Sorbonne.
Tout d’abord, rappelons brièvement qui est le cinéaste. Theo Angelopoulos est cinéaste et metteur en scène grec. Il est né en Grèce en 1935 et il est mort le 24 janvier de 2012, à l’âge de 76 ans, d’une hémorragie cérébrale après avoir été accidentellement renversé par un motard dans la rue de Pirée lors d’un tournage. Il n’est pas difficile d’imaginer que les conditions de sa mort sont liées à la situation de la Grèce en ce moment. Sa mort est triste, profondément triste. Au moment de son décès, il commencait le tournage du dernier volet de sa trilogie L’autre mer consacrée à la crise grecque actuelle. Son évocation de l’exil et du des-exil paradoxal rejoint la situation actuelle de son pays.
Le film nous parle d’un vieil homme – un ancien militant - qui revient chez lui après un exil forcé de 32 ans en Russie. L’amnistie en Grèce a été prononcée après la chute de la dictature des colonels en 1974 et il peut rentrer chez lui en Grèce. Son fils Alexandre vient l’attendre à la descente du bateau. Il est embarrassé : comment faire avec cet inconnu qui est son père, est-ce qu’il doit l’embrasser ? Que peut-il lui dire ?
Theo Angelopoulos est né et a grandi dans une famille de commerçants. Il a d’abord étudié le droit à l’Université d’Athènes, puis il est parti à Paris. Ce départ a été décisif pour sa vie et sa carrière dans le cinéma. A Paris, il a étudié à l’Institut de Hautes études cinématographiques, actuellement La FEMIS. En parallèle, il a suivi un cursus de
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Il retourne à Athènes en 1964 et vit depuis lors en Grèce, après ses années de formation. Theo Angelopoulos fait ses premiers pas de cinéaste en Grèce pendant le Régime des Colonels (1967-1974). Le Voyage à Cythère a été réalisé en 1984. Le film se déroule en hiver et dépeint une Grèce grise, triste, dans un village de la Macédoine grecque.
Le film nous parle d’un retour. Il nous montre un des-exil douloureux, violent. L’allégorie de l’Odyssée grec tisse l’arrière-fond du film. Le vieil homme, Spyros, figure emblématique des exilés de son pays sous la dictature des colonels, a quitté une Grèce qui n’existe plus. Il se retrouve dans la Grèce moderne, avec une réalité qu’il ne connaît pas. Le retour dont il a rêvé, qu’il a alimenté, chéri durant 32 ans est devenu intangible, irréalisable dans chaque geste de la vie quotidienne du retour. Il souffre, il a peur, il a beaucoup de mal à comprendre le temps écoulé. Spyros, par sa seule présence, réveille et ravive chez
ceux qui sont restés un passé dont personne ne veut se souvenir. Personne ne veut se rappeler le passé. Personne ne veut plus de lui sauf sa femme Katerina restée en Grèce.
Nous sommes à la fois devant un drame intimiste et une tragédie universelle. Une tragédie surmontée par la poésie de la reprise du voyage infini de la vie.
Le film nous parle aussi du refus de l’exilé par la nouvelle société grecque. C’est le refus d’un homme, d’un ancien patriarche, refusé et même expulsé par la nouvelle société grecque. En diverses étapes, dans des scènes poignantes, il se voit repoussé vers la mer dans les eaux internationales sur un radeau qui devient un symbole du retour impossible. Ce moment du film avec une image puissante construite brillamment par un plan-séquence du radeau où Spyros se retrouve seul en eaux internationales puis rejoint par sa femme dans un fond de brouillard nous fait saisir sa tragédie.
Cythère, est une île grecque située au sud du Péloponnèse. Elle est représentée ici pour évoquer son passé dans la mythologie de la Grèce ancienne. Cythère est l’île où s’accomplissent les rêves de bonheur. Le voyage de Spyros, impossible retour est aussi un voyage dans les pages sombres de l’histoire de la Grèce. Le mythe du rêve du bonheur, toujours présent malgré l’échec du retour, s’interpose à la violence du réel.
Il faut savoir que Theo Angelopoulos construit des plans-séquences brillants, puissants, avec un esthétisme prodigieux en travaillant sur un rythme d’une lenteur extrême. Le voyage auquel il nous invite est long. C’est une technique très difficile à maîtriser pour un réalisateur. Le film dure 137 minutes dans un rythme où chaque image s’inscrit dans notre imaginaire. Prenons comme exemple un plan-séquence particulièrement remarquable. C’est la dernière image du film : le radeau s’enfonce dans la brume avec les deux personnages réduits à l’isolement pour un exil sans fin. Qui paradoxalement font le choix du des-exil en prolongeant leur exil dans un espace inconnu : les eaux territoriales internationales de la mer grecque chargée d’histoire. L’image poignante ne s’effacera jamais de notre mémoire de spectateur. Dans Le voyage à Cythère, on glisse de la réalité au mythe, du collectif à l’individuel, où s’enchevètrent les mouvements des peuples, des masses qui font l’histoire, et la solitude de l’homme face à son destin d’exil et de des-exil.
Theo Angelopoulos nous montre sa recherche d’un cinéma de tissage de liens avec les spectateurs. Il nous montre que la tentative de communication arrive à mi-chemin. Qu’il reste du chemin à parcourir. Que nous sommes invités à notre tour à entreprise un voyage sans retour. Pour finir, on peut dire que l’ensemble des films de Theo Angelopoulos sont exigeants. Ils ne se réduisent pas à simple spectacle. Poétiques et tragiques, son cinéma demande, en effet au spectateur d’entreprendre luimême un voyage d’exil et de des-exil. Ce film a reçu divers prix : • le Prix FIPRESCI et le prix du Scenario au Festival de Cannes en 1984. • Le Prix national grec du meilleur film, meilleur scenario, meilleur rôle masculin et féminin en 1984. • Le Prix de la Critique aux Festival du cinéma de Rio de Janeiro en 1984. Soulignons l’excellente musique de Eleni Karaindrou, musicienne grecque qui a beaucoup travaillé avec Theo Angelopoulos. Genève, le 5 mai 2012
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troisième PARTIE
activités du programme 2012 – 2014
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Documents One World Marie-Claire CALOZ-TSCHOPP Graziella DE COULON Christiophe TAFELMACHER
EinE allgEmEinE PhilosoPhiE dEr Öffnung auf EinE WElt (onE World) Die Demokratie Demokratisieren Gemeinwohl (Gemeinsames), miGration, Gleichheit
Marie-Claire CALOZ-TSCHOPP
Programmdirektor, Collège International de Philosophie, Programm 2010-2016 : Exil, création philosophique et politique, (Paris, Genf) ; Mitglied von Solidarité Sans Frontières (SOSF), Bern.
Graziella DE COULON Mitglied der Coordination Asile, Migration Vaud, Co-Präsidentin von SOSF, Bern.
Christophe TAFELMACHER
Rechtsanwalt, Mitglied von SOS-Asile Vaud und der demokratischen Juristen der Schweiz, Lausanne.
une philosophie générale d’ouverture à un seul monde (one world)
Una filosofia generale d’apertUra a Un solo mondo (one world)
démocratiser la démocratie commun, migration, égalité
DEMOCRATIZZARE LA DEMOCRAZIA COMUNE, MIGRAZIONE, UGUAGLIANZA
Marie-Claire CALOZ-TSCHOPP
Dir. de Programme au Collège International de Philosophie, Programme 2010-2016 : Exil, Création philosophique et politique, (Paris, Genève) ; membre de Solidarité Sans Frontières (SOSF), Berne.
Marie-Claire CALOZ-TSCHOPP
Graziella DE COULON
Graziella DE COULON
Membre de la Coordination Asile, Migration Vaud et co-présidente de SOSF, Berne.
Christophe TAFELMACHER
Avocat, membre de SOS-Asile Vaud et des Juristes démocrates de Suisse, Lausanne.
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Dir. di programma al Collège International de Philosophie, Programma 2010-2016 Coordination Asile,Migration Vaud et co-presidente di Solidarité sans Frontières
Christophe TAFELMACHER
Avvocato, membro di SOS-Asile Vaud et dei Juristes démocrates suisses, Lausanne
NUMÉROS PARUS Et À PARAÎTRE 2011 No. 1 – Tous des exilés ? Exil-des-exil, la double expérience de l’exil 2012 No 2 – Un monde commun. One World 2013 No 3 – Chili : Exilio/desexilio, Violencia y Memoria. Exil/des-exil, Violence et Mémoire (édition bilingue)
PUBLICATIONS EN PRéPARATION • Carrillo Paz Edelmira, Hernandez Cid Ester, Veloso Bermedo Teresa, Les murs du silence. Récit de femmes, violence, identité, mémoire, Paris, éd. L’Harmattan. • Caloz-Tschopp Marie-Claire, Veloso Bermedo Teresa : Rapports sociaux de sexe, exil/des-exil, politique et philosophie. Réfléchir à la violence, à la guerre en lisant trois féministes matérialistes Colette Guillaumin, Nicole-Claude Mathieu, Paola Tabet, Paris, éd. l’Harmattan. • « L’intégration, instrument de pression et de discrimination », in C. Rodier & E. Terray, Immigration : fantasmes et réalités. Pour une alternative à la fermeture des frontières, Paris (La Découverte) 2008 : 51-57 • « L’individu en régime néolibéral et les droits sociaux de la personne », in Le capitalisme contre les individus. Repères altermondialistes, Paris (Textuel – ATTAC) 2010 : 19-40
COMMANDER une publication carrillo paz Edelmira – hernandez cid Esther – veloso Bermedo Teresa, loS muroS del Silencio relatoS de mujereS, violenciaS, identidad y memoria
CALOZ-TSCHOPP M.C., VELOSO BERMEDO Teresa (dir.), Exilio, appropiacion, violencia. Tres feministas materialistas, Colette Guillaumin, NicoleClaude Mathieu, Paola Tabet, 2012, vol. I. par e-mail à: exil.ciph@gmail.com
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Colloque international, 8-9-10 mai 2014, Istanbul, Turquie. VIOLENCE ET POLITIQUE, EXIL DANS LE MONDE D’AUJOURD’HUI Débat avec Etienne BALIBAR en sa présence Descriptif du projet, état au 25.4.2013 Dates : jeudi 8, vendredi 9, samedi 10 mai 2014. Lieu : Istanbul, Turquie. C’est un lieu symbolique et académique de grande qualité pour réfléchir à la fois à une œuvre philosophique et à ses résonnances avec la situation actuelle. Pour la tenue du colloque, une collaboration institutionnelle s’installe entre l’Université de Galatasaray, l’Institut français d’Istanbul et le Collège International de Philosophie. Langues : français et turc (traduction simultanée). Documents dans les deux langues. Résumé du projet : Le colloque international d’Istanbul se propose d’engager un travail de recherche sur le thème - Violence et Politique, Exil dans le monde d’aujourd’hui - en présence du philosophe Etienne Balibar, (Paris). Un de ses livres importants - Violence et Civilité. Paris, Galilée, 2010 - sera le matériau principal du travail collectif. Le livre est en cours de traduction spéciale par les éd. Iletisim à Istanbul (prof. Ahmet Insel). La généralité de la politique et des droits est le pivot de refondation de l’anthropologie politique. Face aux situations de violence extrême et de guerre après le XXe siècle, la politique est-elle possible, pensable ? L'Etat, la société et la régulation de la violence de masse: guerre, terrorisme, nouvel autoritarisme, militarisation de la société, insécurité, révolution, quelles questions, quels enjeux ? Le travail philosophique vise à contribuer à une réflexion critique et créative sur ces interrogations d’actualité, à ces défis vécus en Turquie, en Europe et dans d’autres lieux du monde. A partir du livre d’Etienne Balibar, le colloque académique vise à articuler des recherches universitaires interdisciplinaires avec des questions de « sociétés civiles », de jeunes chercheurs interdisciplinaires et de chercheurs confirmés, de chercheurs de Turquie et d’autres pays (Europe, Méditerranée, Amérique latine, etc.), tout en cherchant à respecter un équilibre femmes/hommes et entre les générations. Philosophie du projet : pour la recherche, la formation, un débat public de qualité sera organisé sur le livre Violence et Civilité en Turquie à Istanbul et à distance (groupes de lectures dans divers endroits, enregistrement, retransmission du colloque et des débats). Dans la réflexion, il s’agira de prendre en compte le contenu et le rapport entre le livre d’Etienne Balibar, Violence et Civilité, Paris, édition Galilée, 2000, et la situation du monde d’aujourd’hui. L’intérêt, le défi de l’expérience collective est d’articuler un travail académique rigoureux et la participation à la réflexion des « sociétés civiles » intéressées, en Turquie, en Europe, autour de la méditerranée, en Amérique latine, ailleurs. Modalités concrètes d’organisation et leurs supports techniques, pédagogiques, artistiques (à l’étude). Comité de Parrainage international et local : en préparation. Accueil académique du colloque: Département de philosophie de l’Université de Galatasaray, Istanbul. Responsable. : prof. Zeynep Direk, philosophe, avec l’appui du Prof. Ahmet Insel, de U. de Galatasaray. Aide de deux assistantes doctorantes du Département de philosophie Zeynep Savascin et Gaye Cankaya.
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Collaboration scientifique de quatre directeurs de Programme CIPh : Joëlle Marelli, Diogo Sardinha, Roberto Niro, Bertrand Ogilvie (ancien) ; (interventions et textes). Traduction du livre de référence Violence et Civilité : Prof. Ahmet Insel, (traduction en cours). Partenariats internationaux et locaux : Département de philosophie, U. Galatasaray, Institut Français d’Istanbul (démarches en cours), Institut Français d’Etudes Anatoliennes, Istanbul, éditions Iletisim, Istanbul, éditions Galilée Paris, Institut , Paris (démarches en cours), Ville de Genève (démarches en cours), Théâtre St-Gervais, Genève. Liste ouverte. Collaboration avec des artistes et institutions artistiques : à l’étude. Un partenariat du Programme CIPh a d’ores et déjà été accordé avec Philippe Macasdar, directeur du Théâtre St-Gervais à Genève (activité conjointe en préparation – Istanbul, Genève – dimanche 10 mai 2014). Déroulement des activités prévu à ce stade : Le colloque aura lieu en trois parties : (1) un exposé d’ouverture d’Etienne Balibar ; (2) des exposés sur le livre Violence et Civilité d’E Balibar ; (3) trois grands débats publics dans lesquels Etienne Balibar dialoguera avec des « grands Témoins » : André Tosel, Anne Amiel (1), Zeynep Direk (2), Ahmet Insel (3). Des groupes de lecture du livre d’E. Balibar sont en cours de constitution en Turquie et en Suisse et ailleurs (société civile). Une coordination est constituée. Nous étudions l’articulation de ce travail de préparation avec le colloque. D’autres moments de rencontre d’Etienne Balibar avec la « société civile » à Istanbul sont à l’étude. Etienne Balibar y est favorable. D’autre modes d’intervention et de participation à distance au colloque depuis l’Europe ou ailleurs sont aussi à l’étude y compris à l’aide de supports techniques nécessaires (blogs, écrans à distance). Intervenant.e.s confirmé.e.s au colloque (17): Prof. Zeynep Direk, philosophie, Dr. Seckin Sertdemir, prof. de philosophie politique, U. Galatasaray, Hülya Tufan, Etan Kardes, prof. U. Kültür Istanbul, C.C. U. Galatasaray, Prof. Zeynep Gambetti, Maître de Conférence, U. du Bosphore, Nilgun Toker, U. d'Ege (Izmir), André Tosel, philosophe, Nice, Prof. Anne Amiel, Marseille, Valérie Gérard, ENS philosophie, Paris ; prof. Catherine Colliot-Thélène, CCT, prof. de philosophie à l'U. de Rennes 1, membre de l'IUF, France, Bertrand Ogilvie, prof. ag, U. Nanterre, anc. CIPh, Diogo Sardinha, CIPh, Roberto Niro, CIPh, Joëlle Marelli, CIPh; Prof. Jeanne Simon, Sciences politique, U. Concepcion (Chili) ; Egit Husnu, avocat, chercheur indépendant, Lausanne. Nikos Sigalas, CNRS UMR 8032, Institut Français d’Etudes Anatoliennes, prof. Stéphanie Preziozo, U. de Lausanne, Zeineb Ben Saïd Cherni, Université de Tunis. Intervenant.e.s pressentis au colloque (démarches en cours) (5) : Guillaume Sibertin-Blanc, Université de Toulouse, Ceren Ozselcuk, chercheur en sociologie, Instanbul, Ferhat Taylan, doctorant en philosophie, Paris ; Işık Ergüden, traducteur Istanbul, Turker Armaner, dpt. philosophie, U. Galatasaray (liste ouverte). Appuis du colloque sur place (notamment pour le débat public, la diffusion et la mise en relation) : Volkan Celebi, revue Monokl, coordination Journées internationales de la philosophie, Istanbul, Ahmet Soysal, (démarches en cours). Joanna Delorme, éditions Galilée, Paris.
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Justice pour Pinar Selek ! Paru dans le n° 222 (23/01/2013) de Solidarités – http://www.solidarites.ch/
En 1998, Pinar Selek, écrivaine et sociologue, connue pour sa défense des droits des femmes et des minorités en Turquie, a été accusée de soutenir le PKK, puis d’avoir fait exploser une bombe dans un bazar d’Istanbul. Elle a été détenue pendant deux ans et soumise à la torture jusqu’à sa libération provisoire en 2000. La Cour a confirmé l’absence de bombe, attribuant l’explosion à une fuite de gaz, en outre un prévenu, l’ayant accusée, s’est rétracté au procès. Ainsi, elle a été acquittée trois fois, la dernière en février 2011. Mais Pinar Selek est victime d’un harcèlement judiciaire sans précédent : le procureur général a fait appel, deux premières décisions d’acquittement ont été cassées et la Haute cour d’Istanbul devrait rendre un nouveau verdict fin janvier. Nous publions ici une récente interview de Pinar Selek qui vit en exil à Strasbourg, réalisée par la FIDH et mise en ligne le 16 janvier sur son site (fidh.org).
Ces dernières années, vous avez été acquittée à trois reprises d’accusations abusives de terrorisme portées contre vous il y a 12 ans. Cependant, fin 2012, la cour qui vous a acquittée en 2011 est revenue sur son verdict, et une nouvelle décision doit être rendue fin janvier. Comment interpréter ce revirement et qu’y a-t-il à craindre de ce nouveau verdict ? Lorsque nous avons appris l’annulation de mon acquittement en novembre 2012, cela a été un choc pour tout le monde. Tout d’abord, cette décision a été rendue sans aucune base légale. Tout le monde le reconnaît : pas seulement mes avocats, mais également tous les barreaux en Turquie, ou encore les journalistes de différents courants. Par ailleurs, lors de l’audience, tout le monde s’est rendu compte que les juges voulaient me condamner à perpétuité. Les avocats, notamment, sont très inquiets, car ils ont remarqué que la cour était composée de
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nouveaux juges, inconnus jusqu’alors, et qui ne connaissent pas le dossier. Ces juges mènent ce nouveau processus judiciaire avec beaucoup de précipitation, comme si ils souhaitaient me condamner immédiatement. Mes avocats ont demandé la récusation de ces juges: cela a conduit à un report d’audience, mais n’a pas stoppé la procédure judiciaire. Les juges souhaitent coûte que coûte lire leur décision, une décision écrite à l’avance, qui sera rendue le 24 janvier. Les organisations de défense des droits humains et l’opinion publique restent très mobilisées sur votre cas. Est-ce que cela pourrait avoir une incidence sur la décision du 24 janvier ? En Turquie, il y a eu et il continue d’y avoir un grand mouvement de soutien de la part de l’opinion publique, des journalistes et des avocats, peu importe le courant
politique. Tout le monde interprète ce nouveau développement dans mon affaire comme un coup d’Etat : pas un coup d’Etat du gouvernement, mais un coup d’Etat d’un groupe d’extrême droite, qui veut montrer qu’il existe toujours. Je pense que le triple assassinat à l’institut kurde de Paris en est également une manifestation. Ces forces sont encore présentes au sein de la bureaucratie civile et militaire et se nourrissent du climat de la guerre. Elles veulent que cette guerre continue et choisissent des personnes symboliques : les militantes d’origine kurde massacrées hier sont trois femmes : pourquoi s’en être pris précisément à des femmes ? On remarque que ce sont généralement des femmes qui luttent pour la paix qui sont ciblées. Et cela nous rend très inquiets. Mais en même temps, ce qui nous donne espoir, c’est la mobilisation et le soutien. Par exemple, la mobilisation autour de mon cas a nettement renforcé sa visibilité. Il existait déjà une mobilisation et une solidarité au niveau national, mais désormais, même au niveau local, dans les universités, les sociologues vont faire circuler des tracts de soutien?; au lycée où j’ai étudié à Istanbul, les élèves vont aussi venir exprimer leur soutien. Il y a donc maintenant un soutien très social, à tous les niveaux. Et cela me donne espoir car c’est l’opinion publique toute entière qui résiste désormais contre l’arbitraire.
Pour l’audience du 29 janvier, plus de 30 personnes vont faire le déplacement à Istanbul depuis la France, mais aussi depuis l’Allemagne, l’Italie, etc. Cela peut jouer un rôle. Il faut continuer à lutter. Parce que je sais qu’en Turquie les procès ne sont pas seulement juridiques, mais aussi politiques. Aujourd’hui, la lutte pour la démocratie et les droits de l’Homme se passe dans les procès ! Il y a un grand nombre de procès en Turquie, et chaque procès est symbolique d’une cause, d’une problématique particulière. Cela fait quinze ans que cette affaire est en cours contre moi et il faut se montrer solide, il faut continuer à résister. C’est comme cela que la solidarité devient plus forte. On veut m’affaiblir, mais en réalité je deviens plus forte. C’est dur, c’est difficile, mais je vais continuer.
Au moment des faits qui me sont reprochés, ils ont voulu maquiller un incendie en attentat terroriste pour renforcer le sentiment nationaliste. Aujourd’hui, ils ne veulent pas que leur complot, que leur affaire montée de toutes pièces, éclate au grand jour. En réalité ils ont peur pour eux-mêmes. C’est pour cela qu’ils veulent ma condamnation, la condamnation de mes positions, mais également ma condamnation pour éviter qu’ils soient eux-mêmes condamnés !
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Turquie. Protestons contre l’arrestation de plus de 100 syndicalistes du secteur public ! En partenariat avec la Confédération Syndicale Internationale, l’Internationale de l’Éducation, l’Internationale des Services Publics et la Fédération Syndicale Européenne du Service Public
Le mercredi 10 Avril 2013, la 13ème Grande Cour pénale d’Ankara a décidé que les 22 membres de KESK, arrêtés le 25 juin 2012 ainsi que les 50 autres membres de KESK, mis en accusation sur la base de la législation exceptionnelle anti-terroriste, devaient être libérés après près de dix mois de détention provisoire. Les accusations n’ont toutefois pas été abandonnées, et les 72 accusés doivent comparaître devant la cour à nouveau le lundi 8 juillet. Au même temps, 15 autres membres de KESK, toutes des femmes, doivent comparaître devant le tribunal, jeudi 18 avril 2013, neuf d’entre elles ayant passé huit mois en détention provisoire, et trois autres, dix mois. Ces cas illustrent l’aggravation des abus du système juridique turc par les autorités afin de museler l’opposition en général et les syndicats en particulier. Nous renouvelons donc notre appel à la libération immédiate et inconditionnelle de tous les syndicalistes arrêtés. Des descentes de police ont ciblé des membres et des dirigeants du syndicat KESK (secteur public) au petit matin du mardi 19 février 2013. Dans cette nouvelle attaque contre le mouvement syndical turc, perpétrée par les autorités locales de 28 villes à travers le pays, une centaine de syndicalistes ont été arrêtés dont plusieurs membres du syndicat des enseignants, Egitim Sen. Au total, 167 mandats d’arrêt ont été délivrés sur des accusations de liens avec des organisations terroristes. 58 des syndicalistes arrêtés sont 130
actuellement en détention, les autres ayant été relâchés. Ce n’est pas la première fois que les autorités turques emploient une législation anti-terroriste pour neutraliser des syndicalistes. Le 10 avril, à la 13ème chambre de la Cour criminel d’Ankara, débutera le procès de 72 autres membres de KESK arrêtés le 25 juin 2012. La Commission Européenne avait alors exprimé sa préoccupation concernant le système judiciaire turc, en particulier l’accès aux dossiers de l’accusation, l’absence de motivations détaillées des décisions d’arrestation et de détention ainsi que la durée excessive des détentions pré-jugement. La Commission déplorait « l’application large du cadre légal du terrorisme et du crime organisé qui conduit à des limitations récurrentes (des droits fondamentaux) ». Nous sollicitons la libération immédiate et sans condition de l’ensemble des syndicalistes arrêtés et exhortons les autorités à cesser d’assimiler les syndicalistes aux terroristes aux fins de répression du mouvement syndical ouvrier. Les syndicalistes turcs ont besoin de notre solidarité !
http://www.labourstartcampaigns.net/show_ campaign.cgi?c=1743
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www.exil-ciph.com 132