FEUILLETAGE_shadow_girls

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Photo de couverture : © Getty images, Trinette Reed Direction : Guillaume Arnaud Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Marie de Varax, assistée de Mélanie Davos et de Clara Vallois Direction artistique : Élisabeth Hebert Fabrication : Thierry Dubus, Aurélie Lacombe © Fleurus, Paris, 2012 Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-1742-1 Code MDS : 651 586 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi nº 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »


Vincent Villeminot



Première partie

Le charme des bains de mer



1 Limaille Paris, octobre 2011-mai 2012, Kathlyn Aussi étrange que cela puisse paraître, Kathlyn Miller suivit Walter Melville Kosminski presque toute cette année-là. Cela dura des mois, froids ou brûlants, peu lui importait – elle ne ressentait rien depuis si longtemps. Elle resta dans les pas de l’homme qui avait abusé d’elle et qui était mort. Fantôme, comme elle, et comme elle soumis désormais pour durer à l’existence de la vengeuse. Elle ne put s’en détacher. Elle était fascinée. Elle prit d’abord prétexte d’une simple curiosité, consciente cependant qu’elle était malsaine, morbide. Puis, de plus en plus souvent, elle ne se chercha même plus d’excuses, s’assurant qu’il ne disparaissait pas de sa vue trop longtemps. Il restait comme un soleil noir dans le paysage de sa désolation. Ils étaient deux aimants tour à tour opposés et complémentaires, le magnétisme obscur de Kosminski semblant l’attirer comme la limaille, jusqu’à ce que, l’ayant rejoint, elle ressente violemment la répulsion qu’il lui inspirait. Kathlyn ne voulait pas le quitter des yeux, et pas davantage l’approcher. Il fallait qu’il la voie : désormais et quoi qu’il 17


Shadow Girls fasse, elle serait là derrière lui, silencieuse mais tenace accusation, « vivante » image de ce qu’il avait commis et ravagé. Chaque fois qu’il se retournait, elle était dans son dos. Chaque fois que l’esprit de Kosminski essayait d’oublier les fautes qu’il avait commises, ou qu’il pensait pouvoir pleurer sur son propre sort, Kathlyn, muette, le rappelait à ce qu’il avait fait. Il n’y avait aucune pitié pour lui, ni pardon. Il n’y avait que la longue litanie de ses crimes. À le suivre ainsi elle n’attendait rien, n’espérait rien. Mais que faire d’autre ? Elle avait cessé depuis si longtemps de vivre qu’elle n’avait plus le goût à rien. Elle avait perdu son âme et le sens d’une existence. Elle n’échangeait de mots avec personne, ne comptait pour personne. Elle était la plus ancienne des spectres de l’entre-mondes, une morte perdue parmi les morts. Même vengée, celui qui avait causé sa perte continuait d’exercer son empire sur elle. Elle savait tout de lui. Les samedis et dimanches soir, il se perdait dans les ruelles de Belleville, dans les faubourgs de la place Clichy, dans ces bars où des hommes seuls, et d’autres attablés à plusieurs, avaient l’air d’ourdir des complots contre la Terre entière. Parfois, également, il errait des nuits en d’autres lieux où l’on faisait commerce de la drogue et des femmes à même le trottoir. Attiré par le vice, la douleur ? Fasciné par ces crimes qu’il n’avait pas commis parce qu’il était un chasseur solitaire ? Kathlyn l’ignorait. Elle ne pouvait s’empêcher d’interpréter ses regards sur les femmes qu’il croisait, celles sur lesquelles il s’attardait. Elle aurait voulu leur murmurer à l’oreille : « Vous lui avez échappé. Il vous est donné un sursis. Vivez, vivez plus intensément, profitez de votre vie. » 18


Limaille Muet reproche, elle s’en tenait à le suivre, oubliant qu’elle aurait pu goûter le repos de son âme, maintenant que nulle ne le craignait plus. Elle se perdit dans ce rôle. Une fois encore, elle ne vécut que pour lui, selon lui – désormais accusatrice, comme elle avait été auparavant amante, et victime, elle n’en était pas moins soumise à son vouloir, à ses caprices. C’est lui qui décidait où elle le suivrait. Lui encore qui, marchant des nuits entières ou s’arrêtant, décidait de ses heures. Lui, toujours, astre sombre. Kathlyn, quelquefois, en prenait conscience, se regardant devenir folle, aujourd’hui, comme elle avait été folle à 16 ans. Insensée, sans raison d’agir. Les trois mois du printemps 1922, les trois mois d’amour et d’illusion qu’elle avait partagés avec lui avaient décidé de son existence mortelle ; ils gouvernaient maintenant, encore, son existence spectrale. Elle ne réussit pas à s’en détacher, à vaincre cette solitude, à croire que quelqu’un, quelque part, pouvait la comprendre. Estelle, la dernière victime de Kosminski, la seule amie qu’elle eût croisée pendant ses décennies dans l’entre-mondes, était partie, fumée, au royaume des morts.


2 Un an passe comme un jour Huit mois plus tard, Nour Malicki avait enterré dans un coin de sa mémoire Kosminski, l’atelier, la verrière, la photo du portefeuille, Gaïané et Kathlyn, et tout le reste. Elle avait d’autres soucis en tête. Elle y songeait douloureusement ce jeudi-là, dans le bus qui la ramenait chez elle comme tous les jours – du moins comme les jours où le Solex fatigué de Clément ne faisait pas le voyage entre le lycée et Saint-Maur, avec son amazone sur son porte-bagages… La vie de la jeune fille était devenue complexe et promettait de se complexifier encore. Huit mois, c’est peu et beaucoup à la fois. C’est presque le temps d’une gestation et aussi, à peu de chose près, celui d’une année scolaire, la plus étrange que Nour ait vécue jusque-là. L’ennui interminable des cours, la distance avec ses « con-disciples », elle connaissait. Mais cette année, il y avait eu du nouveau : il y avait le fantôme de sa grand-mère Qamar qui parfois s’invitait dans la classe pour lui glisser une bonne réponse, ou pour se lamenter sur la solitude dans laquelle la vieille dame indigne se trouvait, abandonnée par sa descendance. Il y avait surtout une histoire d’amour à réussir, 20


Un an passe comme un jour et Nour n’était pas spécialement qualifiée pour cela. Plutôt maladroite, même. Dans les heures qui avaient suivi la mort de Kosminski, tout avait semblé clair : Clément Gordon était doux, gentil, enthousiaste, artiste, timide, délicat, maladroit, beau derrière ses lunettes et sa gaucherie ; surtout, en se jetant dans la bataille de fantômes et d’immortels (et, convenons-en, en ramenant Gaïané avec lui), Clément Gordon lui avait probablement sauvé la vie. Cela faisait beaucoup d’arguments pour faire vaciller le plus inflexible des cœurs solitaires – de quoi faire douter la plus distante des âmes hautaines. Nour avait vacillé, douté, et elle avait été conquise. Bon, mais à la fin des contes de fées, lorsqu’ils se marient et ont beaucoup d’enfants, le chevalier et la princesse n’ont pas les embarras de la vraie vie. Ils n’ont pas les timidités, les maladresses, les boulets du passé, les peurs de l’avenir, les incertitudes, les mères trop sourcilleuses, les grands-mères intrusives, les mots qui ne sortent jamais quand il faut, les paroles qui traduisent imparfaitement la pensée ; bref, dans les contes, les histoires d’amour ne ressemblaient pas à une course de haies de plus en plus hautes et qu’il fallait en plus courir main dans la main… Après lui avoir sauvé la vie, Clément l’avait compliquée. Passablement. Était-ce un cadeau ? Prenons par exemple les relations sociales : avant, tout était simple, elle restait seule et n’adressait la parole strictement à personne ; alors que maintenant, pour ne pas éveiller l’attention de ses condisciples sur son idylle avec Clément, il fallait avoir l’air de discuter avec d’autres, pour que des tête-à-tête trop fréquents et exclusifs n’attirent pas l’attention – qui entraîneraient le sarcasme, la méchanceté blessante… Prenons 21


Shadow Girls le jugement d’autrui sur son propre physique : jusqu’ici, elle s’en moquait, entre garçon manqué de manga et geek à nattes. Mais maintenant (du moins certains jours, n’exagérons rien), elle avait envie que Clément la trouve jolie, et elle avait du mal à penser que cela était possible si elle ne paraissait pas jolie également aux yeux des autres. Considérons maintenant, voulez-vous, d’autres choses, plus intimes, plus embarrassantes encore. Fallait-il s’embrasser ou se tenir la main en public ? Non, Nour n’avait aucune envie de ressembler à ces couples qui se faisaient et se défaisaient sous ses yeux depuis la troisième, à un rythme pathétique, avec démonstration, théâtre, trémolos et fiascos. Fallait-il donc ne le faire qu’en privé ? Mais en privé, elle préférait se consacrer à leurs longues discussions, à ces émerveillements aussi, lorsqu’ils s’asseyaient l’un contre l’autre sur un banc dans la rue et regardaient le monde étrange qui les entourait. Si bien que (et c’était aussi peut-être dû à la gêne, à la peur de gâcher ce moment, de le galvauder, de le rater, de le salir), ils ne l’avaient jamais fait. Enfin, si. Presque. Ils se promenaient parfois en se tenant la main, ils se serraient l’un contre l’autre. Ils s’embrassaient des yeux, échangeaient des rires, des confidences, des secrets, des aveux, des silences, et tout le reste. Mais ils ne s’embrassaient pas sur les lèvres, ce qui commençait (avouons-le) à devenir problématique, après huit mois d’une histoire d’amour aussi belle et lente que du Stendhal. Et à 16 ans passés… Leur timidité, leur retenue, était-ce simplement cela, ou davantage que cela ? Cette peur de gâcher leur histoire allaitelle la condamner ? Qamar, par exemple, avait un avis assez ironique là-dessus mais, en même temps, fallait-il faire confiance à une vieille dame fantôme qui se mêlait de ce qui 22


Un an passe comme un jour ne la regardait pas, et qui avait fini célibataire comme une vieille chaussette – ce que Nour lui répliquait méchamment quand elles en parlaient ? Bon, les choses n’étaient pas uniquement de la faute de Nour. Clément n’était pas exactement du genre à se jeter à l’eau. Cette suspension semblait lui convenir. À moins qu’il ne l’aime moins que la précédente, cette Estelle que Nour avait vue disparaître et qu’il avait pleurée six mois, naguère, dans le noir de la dépression ? Et puis, surtout, il y avait Leïla Malicki. Sa mère. Le genre de personne notoirement incohérente, comme beaucoup d’adultes : pendant des années, elle s’était désolée de voir sa fille trop solitaire, trop isolée ; et maintenant qu’il y avait « quelqu’un », elle semblait ne plus vouloir en entendre parler. Elle souhaitait auparavant que Nour « sorte un peu plus ». Elle lui demandait maintenant où elle était, à quelle heure elle rentrerait… Leïla était si incroyablement soupçonneuse qu’elle flairait les mensonges, elle détectait les flous et devinait les failles dans des emplois du temps apparemment innocents. Pourtant, Leïla Malicki aimait la photo. Et Clément était le plus grand photographe que Nour ait rencontré (en toute objectivité, bien sûr). Ils auraient dû s’entendre, non ? Mais il n’était évidemment pas question d’organiser un dîner pour faire une démonstration à Leïla des talents de Clément. Et pourquoi pas un repas officiel avec les parents de Clément aussi ? Leïla, depuis huit mois, avait toujours un truc à proposer à Nour, le vendredi ou le samedi soir, elle qui n’était (presque) jamais sortie avec sa fille jusque-là. Si sa mère avait officiellement décidé de leur compliquer l’existence, elle ne s’y serait sans doute pas prise autrement. 23


Shadow Girls Oui, décidément, ces huit mois étaient la chose la plus inextricable, la plus embrouillée qu’elle eût connue de son existence ; plus emmêlée encore que le fait de voir des fantômes et de poursuivre un tueur immortel lui-même pourchassé par une vengeuse intemporelle. Mais ces huit mois étaient cependant une aimable distraction par rapport à la tâche qui lui incombait désormais. Clément, avec la brusquerie des timides, venait en effet de se jeter à l’eau.


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