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PIERRE CHRISTIN

PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE

FLEURUS


Illustration de couverture : J.-C. Mézières © Dargaud, 2017 Direction : Guillaume Arnaud, Guillaume Pô Direction éditoriale : Sarah Malherbe Édition : Claire Stacino Direction artistique : Élisabeth Hebert, assistée de Maïté Dubois Direction de la fabrication : Thierry Dubus Fabrication : Axelle Hosten Mise en page : Pixellence © Fleurus, Paris, 2017 Site : www.fleuruseditions.com ISBN : 978-2-2151-3454-1 Code MDS : 652 718 Tous droits réservés pour tous pays. « Loi n°49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées à la jeunesse. »


PIERRE CHRISTIN

PARADIZAC, LA VILLE CACHÉE

FLEURUS



Préface

L’histoire de Valérian et Laureline, c’est celle de deux jeunes terriens qui voyagent dans l’espace-temps pour veiller aux intérêts de la planète Terre, puis à leur propre compte lorsque celle-ci disparaît du cosmos civilisé pour une raison inconnue. Leurs aventures en bandes dessinées vont les emmener à la rencontre des mondes et des créatures les plus inattendus. Ils ne sont ni des soldats, ni des flics, ni des justiciers. Tout juste des observateurs, des agents spatio-temporels chargés de veiller au déroulement (plus ou moins) normal de la trame historique dans laquelle s’inscrivent diverses civilisations gravitant autour d’un

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monde artificiel constitué de bric et de broc, mais lieu essentiel d’échanges : Point Central. C’est là que vont se dérouler les péripéties, parfois comiques, parfois dramatiques, de Paradizac, la ville cachée. Valérian et Laureline, c’est aussi l’histoire de deux jeunes garçons, également terriens mais plus modestement petits banlieusards parisiens, des années 1950. Pierre Christin, celui qui deviendra plus tard le scénariste de la saga, est un ado qui occupe ses loisirs par la lecture compulsive de tout ce qui passe à sa portée. Les journaux de B. D. faisant patienter les gamins dans le salon de coiffure de son père, les hebdomadaires de faits divers comme Radar, qui lui font un peu peur avec leurs couvertures sanglantes, ainsi que les quotidiens. À travers ses lectures, il commence à se forger des opinions sur la marche du monde, que l’on retrouvera au fil de la série. Ce sont surtout les livres qui nourrissent son imaginaire. Tout y passe : les beaux livres de prix aux histoires généra-

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lement un peu barbantes, sauf lorsqu’il y a de grandes illustrations en noir et blanc ; la « Bibliothèque verte » et les classiques de l’aventure, de Jack London à Jules Verne ; et puis le super-romanesque, avec Alexandre Dumas et Charles Dickens ; les récits de voyages, les atlas, les cartes de géographie, anciennes et modernes, pour suivre du doigt et des yeux le lent dévoilement du monde en compagnie de savants aventuriers. Plus tard encore, la découverte de la science-fiction, avec la revue Fiction, la collection « Présence du futur », les grands classiques des sixties : Ray Bradbury et Isaac Asimov. Allons donc voir ce qui se passe AILLEURS ET DEMAIN ! La magie de l’espace, le ciel plein d’autres vies, des extraterrestres dont il faut comprendre le psychisme, une faune et une flore stupéfiantes. Et la possibilité de parler des problèmes bien réels de notre vieille planète Terre sur un mode à la fois fantaisiste, futuriste, inquiétant et enthousiasmant. Ce sera grâce à Valérian, initialement publié dans le journal Pilote avant de paraître en albums.

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C’est là qu’intervient le deuxième ado qui, lui, est fou de dessin : Jean-Claude Mézières. Depuis sa plus tendre jeunesse, il travaille pour des magazines illustrés, et ses maîtres sont Franquin ou Jijé. Même si, au départ, c’est plutôt le western qui l’attire, il va entrer en science-fiction avec un style n’appartenant à personne, et créer de toutes pièces un monde d’une grande nouveauté visuelle. Sauf dans ce roman, où Valérian et Laureline, à la recherche du bi-prince Lininil, vivent une aventure sans dessins mais non sans surprises.

Pierre Christin




Ouverture

Quand on regarde vers le Grand Rien, le ciel est absolument noir. Absolument vide. Absolument silencieux. Et puis, de façon imperceptible, il y a comme un tremblement de l’espace-temps. Un tremblement qui se transforme en friselis, telle une mer étale soudain agitée d’une légère éruption sous-marine. Et, bientôt, comme un brutal froissement de cellophane qui se déchire. C’est alors que, sortant de sa trajectoire invisible à vitesse ultraluminique, se matérialise un superbe astronef surmonté d’étendards colorés aux armes d’Extrêma, l’un des plus anciens systèmes solaires habités. Le vaisseau paraît presque immobile

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dans la sombre immensité, mais c’est une illusion d’optique. En fait, il continue sa route, à une vitesse inférieure à celle de la lumière. Son poste de commandement est brillamment illuminé, ses innombrables hublots se détachent sur sa coque aux tons d’or bruni, des ailettes argentées se déploient pour réduire encore sa vitesse. Il se prépare de toute évidence à rallier sereinement un astroport. Mais, de façon totalement inattendue, il y a à nouveau une série de tremblements de l’éther, des friselis de mer juste avant la tempête, des crissements de cellophane froissée. Une dizaine de petits appareils volants au mufle agressif, aux couleurs menaçantes et aux canons neutroniques déjà sortis encerclent le magnifique vaisseau amiral du royaume d’Extrêma. En quelques secondes, ils transpercent sa coque en plusieurs endroits. L’un des appareils pirates pénètre par une brèche à l’intérieur de l’astronef, tandis que le reste de la flottille d’attaquants tourne en orbite autour de la masse dorée, s’amuse à déchiqueter les étendards au moyen de tirs parfaitement ajustés, pulvérise des rangées entières de hublots en rafales

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synchronisées, livrant à la mort immédiate par explosion ou par asphyxie les membres de la cour, les serviteurs, les matelots… Sautant du chasseur à la proue de squale qui s’est stabilisé en apesanteur dans un vaste hall, un commando de quatre humanoïdes en combinaisons protectrices noires parfaitement ajustées, ressemblant un peu à des habits de soirée, fonce vers des appartements privés dépourvus de toute vraie protection. Abattant sans faire le détail ceux qui se trouvent sur leur passage, deux des pingouins surarmés font irruption dans une pièce richement décorée, les deux autres refermant brutalement la porte ouvragée et restant en faction devant elle. Quelques instants plus tard, un corps enveloppé d’une pellicule paralysante qui cache ses traits est amené par les quatre membres du commando devant un conteneur hermétique préprogrammé, puis enfourné dedans avec des précautions inattendues. Ici et là, on entend des explosions à l’intérieur de l’énorme vaisseau d’Extrêma ainsi que des rafales d’armes automatiques dans des couloirs, où il reste sans doute encore assez d’atmosphère pour conduire les sons. Pas une parole échangée entre les

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assaillants. Pas une hésitation sur la marche à suivre. On sent que tout a été méticuleusement préparé, et qu’ils connaissent parfaitement la disposition des lieux. Tranquillement, flottant comme dans un rêve au son d’une berceuse, le conteneur solitaire scellé porteur d’un corps paralysé s’éloigne. Il est bientôt suivi par la dizaine de chasseurs multicolores hérissés d’armes, dont celui du commando tout de noir vêtu, qui a rejoint le gros de la troupe après avoir accompli sa mission. Une sorte d’aspiration sourde, sombre et froide, les fait tous disparaître dans le continuum spatio-temporel aussi vite qu’ils en sont sortis. Le vaisseau amiral d’Extrêma se met à tourner lentement sur lui-même ; sa coque est criblée de crevasses par lesquelles s’échappent des organismes morts ; le poste de commandement est plongé dans l’obscurité ; seuls quelques hublots sont encore bizarrement éclairés. Et puis, l’énorme masse prend de la gîte et explose, ne laissant

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qu’une myriade de fragments de métal et de chairs sans vie s’éparpiller dans le ciel sombre. Le conteneur autopropulsé poursuit doucement sa course vers sa destination, mais plus il avance, solitaire et discret, plus l’espace se remplit autour de lui : grands transatlantiques intergalactiques à hautes performances, cargos rouillés et piqués d’impacts d’astéroïdes les ayant percutés, bus infraluminiques moyens courriers portant des traces d’attaques de fauves mange-matière, barges chargées des denrées minérales, animales ou végétales les plus étranges, limouzingues fonçant entre les appareils pour des accostages en voltige, petits véhicules individuels allant du yacht raffiné à la poubelle volante zonzonnant de-ci de-là sans logique apparente, débris d’accrochages divers, microsatellites de communication, organismes parasites en quête de survie, poussières en tout genre… Car si l’on regarde non pas vers le Grand Rien mais dans le sens inverse, on découvre une énorme planète artificielle aux

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formes biscornues, aux matières hétéroclites, aux protubérances inattendues. Des zones entières paraissent ravagées par on ne sait quel séisme, d’autres parties sont de toute évidence en cours de construction ou de reconstruction, avec des brillances de casino, des hérissements de mégapole, un énorme dôme ensoleillé, des embrasements d’aciérie, des fumées de décharges, des brumes de quartiers interdits… Cette planète artificielle constituée de bric et de broc au fil des âges, tout le monde la connaît, au moins de réputation, même dans les galaxies les plus lointaines : c’est Point Central, unique lieu de rencontre, d’échange, de négociation, de trahison, de réconciliation de toutes les puissances cosmiques. Point Central, organisme aussi calamiteux que nécessaire, aussi anarchique que machiavélique, et parfois même aussi utopique que bénéfique. Point Central, où se frôlent, se heurtent, s’affrontent, se rabibochent, s’allient et, en certaines occasions, s’aiment ou s’entraident toutes les civilisations (ou se prétendant telles) de l’univers connu. Point Central, ce machin dont les pires détracteurs – et ils

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sont nombreux – admettent que, s’il ne s’était pas en quelque sorte créé lui-même dans la nuit des temps, il aurait fallu finir par y penser. Le conteneur disparaît dans l’embrasure délabrée d’un astroport hors d’usage situé sur l’une des zones les plus minables de la grande planète.



Rencontre au grand marché –  Des poutibloks ? demanda Valérian. –  Non, répondit Laureline. –  Des bloutoks  ? –  Pas davantage. –  Des perles d’Ébébé ? –  Tu plaisantes  ! –  Une pierre vivante d’Arphal ? Laureline fit la grimace et montra une trace qui achevait de s’effacer sur son avant-bras : –  J’ai vendu celle que je portais dans le souk clandestin

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de l’astroport pour faire face aux dépenses courantes en arrivant, tu as oublié ? –  Une pochette de graines de zanfette odorante ? tenta maladroitement Valérian. Il y a des amateurs. Laureline secoua légèrement son réticule en peau de marcyam guillochée. Une oreille attentive aurait pu y surprendre une sorte de grognement très faible, mais on entendait surtout qu’il sonnait vide, ou presque. –  Plus rien là-dedans, sauf quelques petites choses dont je ne me séparerai jamais, tu le sais, dit-elle d’un ton définitif. –  Euh… Ce truc lui-même ? suggéra Valérian en pointant du doigt le joli sac (il se trouvait minable). Tu pourrais garder les… hum… choses sur toi. Laureline serra fougueusement le sac contre sa robe en fil de lune de Pnom-Nam dont l’une des emmanchures était déchirée. –  Jamais ! s’exclama-t-elle. Ce n’est pas parce qu’il n’y a presque plus rien dedans que je vais me séparer d’un cadeau très rare de nos amis de Syrte !

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–  J’en arrive à me demander s’il se remplira un jour, ce sac, marmonna Valérian en lissant ce qui restait de son vilain uniforme des lignes très pourries de la constellation d’Alpoxon. Lui aussi, dans les poches élimées de sa combinaison de pilote, conservait quelques rares objets dont il ne se serait séparé à aucun prix. D’ailleurs, par certains côtés, ils n’avaient pas de prix. –  Tu es bien pessimiste, reprocha Laureline. –  Quand je pense que notre astronef personnel rouille dans une remise crasseuse de Point Central faute d’entretien, que j’en suis réduit à conduire les épaves malodorantes des trafiquants d’Alpoxon, qu’ils ne me payent même pas ce qu’ils me doivent après trois lunaisons de cabotage près du Grand Rien… –  Arrête d’être négatif comme ça. On se trouve au cœur de l’univers civilisé, ce n’est déjà pas si mal, non ? –  Bah ! Être les seuls Terriens de Point Central, et en plus être fauchés, franchement, il n’y a pas de quoi pavoiser.

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–  Des SDF du cosmos, il y en a plein partout dans les alvéoles oubliés de ce monde artificiel. –  Vrai, reconnut Valérian, cette foutue planète est un puzzle sans début ni fin où on trouve tout et le contraire de tout. Mais le malheur des autres ne fait pas notre bonheur. Regarde plutôt autour de nous. C’était rageant de ne pas avoir un radis (encore que le radis ne fut pas une monnaie d’échange vraiment connue en ces lieux, hormis de Laureline, née il y avait tant de siècles sur Terre, à l’époque où on s’y nourrissait encore largement de racines de ce genre). C’était d’autant plus rageant que les deux jeunes gens se tenaient sur l’agora du grand marché. Les plus belles denrées du monde connu finissaient toutes par arriver là : étoffes les plus délicates, parfums les plus rares, animaux les plus étranges, sans compter les poisons (du moins pour certaines espèces, puisque d’autres avalaient ça comme des petits-fours) et les alcools forts (encore que cela aussi pouvait se discuter, puisque certains organismes s’en servaient comme d’un carburant essentiel à leur fonctionnement là

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où d’autres en faisaient ce qu’on appelle pudiquement un usage festif). Désœuvrés, les deux jeunes gens marchaient dans l’une des plus larges allées de l’agora. Une extravagante population s’y pressait, faisait du lèche-vitrines du côté des joailliers, soupesait d’énormes fruits inconnus, caressait des animaux assez peu familiers, sirotait des sirops glacés-brûlants vendus par des porteurs de bonbonnes multicolores, grignotait des émulsions ressemblant à des nuages croustillants. Toutes les espèces et les sous-espèces du cosmos – à écailles, à plumes, à rostre, à crête, à pieds palmés, à fiers sabots, à deux pattes, trois pattes, quatre pattes, douze pattes, mille pattes, à queue préhensile, à bras à articulations multiples, à tentacules, à yeux pédonculés, à oreilles comme des pavillons de vieux gramophones, à organisme mi-chair mi-métal, à corps bourré de nanotechnologies, à exocerveau amplifié – se trouvaient bien entendu à Point Central, y portant leurs plus beaux atours, leurs habits d’apparat, leurs

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décorations militaires, leurs discrets insignes de reconnaissance des guildes et leurs signes encore plus discrets d’appartenance à des sociétés secrètes. Dans cette foule bigarrée, Laureline était seule de son genre, même s’il y avait d’autres représentantes de races plus ou moins humanoïdes, telles les très belles Malbariennes. Ses cheveux blond vénitien, ses yeux bleu-vert, son petit nez, son sourire gai, son corps souple, sa démarche légère, tout en elle attirait les regards, parfois teintés d’envie chez les femelles moins bien dotées par la nature, parfois assez sournois chez les mâles les plus brutaux. En général, surtout chez les enfants et les représentants les plus humbles de la création, c’était des regards tout simplement pris par le charme limpide d’une jeune femme irradiant de confiance dans la vie, dans toutes les formes de vie… et Dieu sait s’il y en avait de bizarroïdes sur Point Central ! De Valérian, personne n’aurait dit qu’il était très beau (même si Laureline pensait en son for intérieur qu’il l’était). Cependant, sa tignasse pleine d’épis, son nez de mousquetaire, ses yeux francs, ses grandes jambes et son

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allure martiale dénotaient le type qui n’avait peur de rien, et, d’instinct, les plus démunis de la grande planète savaient qu’ils pouvaient lui faire confiance, qu’ils pouvaient se placer sous sa protection et que, quel que soit le prix à payer pour lui-même, il ne les laisserait pas tomber. Un couple sympathique, en somme. Même les pénibles Krombouts, qui détestaient tout le monde sans exception, clignaient discrètement de leur gros œil unique ressemblant à une lampe de mineur lorsqu’ils le croisaient. Une famille de minuscules Naqdibulliens tirés à quatre épingles, dont c’était la première visite à Point Central, s’était figée de stupeur sur le passage de Laureline : des icônes d’elle passablement ressemblantes (quoique de médiocre fabrication rubanienne) tapissaient d’innombrables foyers sur Naqdibull, planète pratiquant le culte des images de la beauté. Laureline, qui ignorait tout de la vénération dont elle était l’objet là-bas, laissait courir ses doigts sur une étoffe

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aux couleurs changeantes d’un air absent. Valérian, lui, se tenait devant un stand de brochettes de coquillages piittuu d’où s’élevait une odeur appétissante. Une sorte de léger grondement se fit entendre et, surprise, Laureline souleva son sac pour y coller son oreille. Valérian l’interrompit : –  Ce n’est pas lui, Laureline. C’est moi. –  Que se passe-t-il, mon grand ? –  C’est mon estomac, j’ai faim. Sans dire qu’elle-même aurait bien grignoté un petit quelque chose, elle lui serra le bras et l’éloigna des éventaires par trop alléchants pour emprunter une allée latérale. –  Courage, mon Valérian. On va bien trouver quelque chose à faire. Décharger les conteneurs stériles, réhydrater les plants de gloutmoul, assembler les pièces détachées de fusées… –  … ramasser des épluchures de légumes contaminés et des rogatons de viande irradiée, faire les poubelles à autodestruction fractale avant qu’elles ne soient envoyées en

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orbite, travailler dans l’Enfer de Point Central, là où seuls s’aventurent… –  Psitt ! dit soudain une voix qu’ils connaissaient. Ils étaient arrivés près d’un tunnel crasseux menant à un puits à gravitation désaffecté. Tout à coup, il faisait sombre, humide, et on n’y voyait pas grand-chose, sauf trois silhouettes grisâtres se détachant à peine sur la paroi grisâtre du tunnel, dans la lumière grisâtre qui tombait d’une sorte de plafonnier grisâtre démantibulé. –   Vous ! s’exclama Laureline, reconnaissant les trois Shingouz qu’ils pratiquaient depuis longtemps. –  Non, pas eux ! gémit Valérian. –  Si, nous, dit modestement l’un des trois Shingouz, celui qui parlait toujours en premier. –  En ce moment, on n’a même pas de quoi manger, alors encore moins de quoi payer des espions, protesta Valérian. –  Tout de suite les grands mots, dit le deuxième Shingouz en prenant un air froissé.

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–  Des espions qui sont souvent des agents doubles, en plus, précisa Laureline (mais c’était énoncé sans acrimonie particulière). –  Ne gâchez pas le plaisir qu’on a toujours à vous retrouver, dit plaintivement le troisième Shingouz (qui de toute évidence était amoureux d’elle de l’extrémité de sa longue queue jusqu’au sommet de son cuir chevelu tenant du dos de hérisson). –  Des receleurs, ajouta Valérian, sérieux. –  Mais pas des voleurs, précisa le premier Shingouz, on garde les renseignements qu’on nous confie, un point c’est tout. –  Ou bien vous les vendez au plus offrant quand ça se présente, pas vrai ? dit Laureline. –  On vient d’une planète pauvre, Laureline, plaida le troisième Shingouz. –  Alors on fait du bizness pour nourrir nos familles, dit le Shingouz numéro un. Des familles nombreuses… –  Comme vous le savez, nous naissons toujours trois par trois ; du coup, la démographie, ça galope, ajouta le numéro deux.

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–  Moi, je ne suis pas encore marié, crut utile de préciser le Shingouz amoureux. –  Vous ne pourriez pas nous prêter un ou deux poutibloks pour qu’on s’achète quelque chose à manger ? tenta Valérian, l’air faussement léger. –  Prêter ? s’indigna le premier Shingouz (c’était lui la tête, chacun savait ça dans le petit groupe). C’est totalement contraire aux principes shingouziens, vous le savez parfaitement ! –  Après, ça crée des mauvais rapports avec les histoires de remboursement, et nous, Laureline, on aime les rapports harmonieux, surtout avec vous, dit le Shingouz amoureux. –  Donner, alors ? suggéra Laureline avec un sourire angélique, rien que pour les enquiquiner. –  Pardon ? fit le deuxième Shingouz. –  Je crois qu’elle a dit « donner », s’interposa timidement le Shingouz amoureux.

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–  Ce mot-là n’existe pas dans le vocabulaire shingouzien, dit le premier Shingouz pour couper court. –  Et puis, prêter de l’argent pour qu’ensuite vous nous traitiez en plus d’usuriers ? Non, vraiment, c’est trop risqué, dit le numéro deux. –  Ça va, ça va, conclut Valérian, on sait que c’est impossible de parler avec vous. Il était évident que ce genre de discussion avait déjà eu lieu en divers endroits de Point Central, et même beaucoup plus loin, sur des systèmes solaires où les Shingouz exerçaient leur art consommé du renseignement couplé à un don phénoménal pour se trouver là où se passaient les choses importantes. Valérian et Laureline ne les avaient évidemment jamais vus autrement qu’ensemble, et ils préféraient ne pas savoir comment ces vilaines bestioles se débrouillaient pour se trouver si souvent sur leur chemin. Car il faut bien dire qu’ils ne faisaient pas partie des plus éminents représentants de la faune de l’espace, avec leurs yeux jaunes (c’était peut-être dû à l’abus de glingue ?),

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leurs doigts à coussinets, leur minitrompe aux larges naseaux, leur voix aussi grinçante qu’une porte de consulat, leurs ailes atrophiées – dont l’utilité réelle restait des plus hypothétiques –, leur longue queue écailleuse leur servant à tenir en équilibre au repos et leur espèce de gibecière contenant toute la panoplie du parfait petit espion : cornet acoustique à ondes perce-mur, lunette passe-muraille, détecteur de vérité (beaucoup plus sophistiqué que le détecteur de mensonge), tik’k de Touk’k pouvant s’incruster dans la tête (ou dans la partie équivalente de l’anatomie) d’un individu pris en filature, etc. –  Vous n’avez pas toujours dit ça, protesta le triplé aîné. –  On a même fait pas mal d’affaires ensemble, renchérit le puîné. –  Il y a eu de bons moments, non, Laureline ? s’inquiéta le cadet. Valérian sortit du sombre recoin dans lequel avait eu lieu la rencontre, entraînant Laureline par la main. –  On ne les connaît plus, ceux-là.

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–  C’est vrai, dit Laureline, trop égoïstes. Les deux jeunes gens reprirent leur déambulation sur le marché, l’air de rien, mais une sorte de petit sanglot se fit entendre derrière eux. –  Laureline ? S’il vous plaît ? C’était le Shingouz amoureux, qui lui tendait un cornet de flumgluf polymérisé. –  Oh, c’est gentil, sourit Laureline. –  Nous aussi, nous connaissons la faim sur notre pauvre sol stérile, dit le Shingouz. –  Tu vas accepter ? s’enquit Valérian, mi-figue mi-raisin. –  Je crois, oui. Tu pourras en prendre une bouchée. –  Non, dit Valérian avec beaucoup de dignité. Groooooo, fit l’estomac de Valérian sans aucune dignité. Les deux autres Shingouz étaient là, se dandinant avec un air plus faux derche encore que de coutume. –  Si vous voulez, Valérian… articula difficilement le premier… –  … vous pourriez venir boire un verre de glingue avec nous, poursuivit tout aussi difficilement le deuxième.

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–  Vous allez m’offrir quelque chose ? s’étonna Valérian. –  Ce garçon a besoin de manger, pas de boire, fit sagement observer Laureline en passant un petit coup de langue sur son cornet de flumgluf. –  On ne va pas pinailler, ça part d’un bon sentiment, objecta très vite Valérian. –  Alors ? demanda le premier Shingouz. –  C’est une offre ferme mais à durée limitée, ajouta le deuxième. Le Shingouz amoureux regardait Laureline suçotant son cornet, et ses vilains yeux jaunes semblaient soudain pleins de paillettes dorées. –  Bon, on y va, dit Valérian. Les trois petits volatiles (qui tenaient aussi du micropachyderme) et les deux jeunes Terriens se mêlèrent bientôt à la foule. De loin, malgré la stupéfiante différence d’allure qui les distinguait, on aurait pu croire qu’ils entretenaient des rapports amicaux.

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Il n’en était rien, et le Shingouz qui parlait toujours en premier reprit : –  Nous allons vous faire des propositions, Valérian. –  Sur Point Central, les opportunités sont innombrables, souligna celui qui venait après. –  C’est bon, Laureline ? demanda le troisième Shingouz, complètement à l’ouest (du moins, ce qui tenait lieu d’ouest sur Point Central). –  Vous gagnez de l’argent avec un boulot qu’on vous trouve… expliqua le premier Shingouz. –  … et on vous prend quinze pour cent de commission sur le boulot qu’on vous a trouvé, compléta le deuxième Shingouz. –  Correct, non ? dit numéro un. –  Dix pour cent, rétorqua Valérian tandis que les deux oiseaux commandaient les boissons. –  Douze et demi, dit numéro deux. –  D’accord, conclut Valérian en levant son verre, dont le liquide glacé laissait échapper une étrange vapeur verte.


Bibliographie JEAN-CLAUDE MÉZIÈRES ET PIERRE CHRISTIN Aux Éditions Dargaud

Valérian et Laureline Les Mauvais Rêves La Cité des eaux mouvantes L’Empire des mille planètes Le Pays sans étoile Bienvenue sur Aflolol Les Oiseaux du Maître L’Ambassadeur des ombres Sur les terres truquées Les Héros de l’équinoxe Métro Châtelet direction Cassiopée Brooklyn station terminus cosmos Les Spectres d’Inverloch Les Foudres d’Hypsis Sur les frontières Les Armes vivantes Les Cercles du pouvoir

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Otages de l’ultralum L’Orphelin des astres Par des temps incertains Au bord du Grand Rien L’Ordre des Pierres L’Ouvre Temps Par les chemins de l’espace (hors-série) Les Habitants du ciel (hors-série) L’Intégrale, tomes 1 à 7 Les Correspondances de Pierre Christin : Adieu, rêve américain Jean-Claude Mézières JEAN-CLAUDE MÉZIÈRES Aux Éditions Dargaud

Les Extras de Mézières Les Extras n°2 (mon Cinquième Élément)

 Autres éditeurs

Lady Polaris (nouvelle édition) avec P. Christin – Casterman Canal Choc avec Christin et coll. (4 tomes) – Humanoïdes Associés Site internet

www.noosfere.com/mezieres/

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PIERRE CHRISTIN Aux Éditions Dargaud

Agence Hardy avec A. Goetzinger (5 tomes) Les Correspondances de Pierre Christin avec P. Lesueur, J.-C. Denis,
J. Ferrandez, A. Lemoine, M. Cabanes, E. Bilal et J.-C. Mézières, (7 tomes) Les Correspondances, édition intégrale avec la participation de A. Juillard, A. Goetzinger, M. Prado et J. Guarnido Dessine-moi le bonheur, collectif
 L’Homme qui fait le tour du monde avec M. Cabanes et P. Aymond Le Long voyage de Léna avec A. Juillard – Collection Long Courrier Léna et les trois femmes avec A. Juillard – Collection Long Courrier Mourir au paradis avec A. Mounier – Collection Long Courrier Paquebot avec A. Goetzinger – Collection Long Courrier Portraits souvenirs avec A. Goetzinger (2 tomes) La Sultane blanche avec A. Goetzinger – Collection Long Courrier Les Voleurs de villes avec P. Aymond – Collection Long Courrier

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Autres éditeurs

La Croisière des oubliés avec E. Bilal – Casterman Partie de chasse avec E. Bilal – Casterman Les Phalanges de l’Ordre Noir avec E. Bilal – Casterman Le Vaisseau de pierre avec E. Bilal – Casterman La Ville qui n’existait pas avec E. Bilal – Casterman L’Étoile oubliée de Laurie Bloom avec E. Bilal (Los Angeles) – Casterman Cœurs sanglants et autres faits divers avec E. Bilal – Casterman Sous le ciel d’Atacama avec O. Balez – Casterman Robert Moses, le maître caché de New York avec O. Balez – Glénat Rumeurs sur le Rouergue avec J. Tardi – Gallimard Après le mur avec A. Knigge et collectif – Humanoïdes Associés Canal Choc avec J.-C. Mézières et collectif (4 tomes) – Humanoïdes Associés La Nuit des clandestins avec D. Ceppi – Humanoïdes Associés Le Tango du disparu (nouvelle édition) avec A. Goetzinger – A.-M. Métailié Les Leçons du professeur Bourremou avec F. Boucq – Audie
 Le Futur est en marche arrière – roman – Encre Rendez-vous en ville – roman – Flammarion Zac – roman – Grasset Les Prédateurs enjolivés – roman – Robert Laffont L’Or du zinc – roman – Albin Michel Petits crimes contre les humanités – roman – A.-M. Métailié Légers Arrangements avec la vérité – roman – A.-M. Métailié Bunker Palace Hôtel – scénario du film

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Ce soir on raccourcit avec la troupe de la Tête Noire – théâtre Pierre Christin, l’homme qui révolutionna la bande dessinée – monographie, hors-série dBD Site Internet

http://www.pierrechristin.com/


Valérian et Laureline, le duo d’agents spatio-temporels, a bercé plus d’une génération. Cette série culte de la bande dessinée de science-fiction est une référence dans le 9e art et a ouvert la voie aux séries actuelles de science-fiction, d’anticipation et d’héroic fantasy. Fauchés, Valérian et Laureline arrivent à Point Central, le centre politique du cosmos, à la recherche d’une nouvelle occupation. Les deux complices vont pouvoir reprendre du service : le bi-prince Lininil a été enlevé à la veille de l’ouverture d’une session du ConSec, des révoltes et divers incidents menacent l’équilibre du pouvoir. Envoyés en mission par le président du ConSec, Valérian et Laureline doivent déjouer le complot qui menace l’équilibre de l’univers et retrouver le bi-prince. Cette mission les conduira jusqu’à Paradizac, la cité interdite des ultrariches, et à la rencontre de toutes sortes d’aliens qui les aideront ou les plomberont dans leur quête de la paix.

JEAN-CLAUDE MÉZIÈRES est dessinateur de bande dessinée et illustrateur pour la presse. Il signe la saga Valérian et Laureline. Il a également travaillé pour le cinéma. Il a notamment participé à l’élaboration des décors futuristes du Cinquième élément de Luc Besson.

15,90 € France TTC www.fleuruseditions.com

Illustration de couverture : J.-C. Mézières © Dargaud, 2017

PIERRE CHRISTIN est un auteur et scénariste reconnu dans l’univers de la bande dessinée. En 1967, il signe avec Mézières son premier album de la saga Valérian. Il écrira par la suite plus d’une centaine d’albums de différents genres que ce soit la politique, l’utopie ou le polar noir avec des dessinateurs comme Tardi, Bilal, A. Goetzinger ou Juillard…


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