Un trésor dans l'ombre

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première partie

Dans la caverne Vendredi, petit matin

L’indiscret qui jetterait un œil sur mon journal serait étonné par l’absence de dates, mais je suis allergique aux chiffres et l’on ne se refait pas. Je me souviens de ce pauvre Louis XVI marquant sur son carnet intime : « 14 juillet 1789 : rien ». On l’a bien assez charrié pour ça ! Mais les vacances sont finies, et la rentrée scolaire fixée à aujourd’hui. Donc, pas besoin d’avoir un QI exceptionnel pour en déduire que nous sommes au tout début du mois de septembre. Le collège terminé, je rentre au lycée. « Une aventure ! », dirait ma copine Juliette, qui ne fait jamais dans la demimesure. Mais je crains que ce ne soit plutôt une mésaventure. D’après les listes qui ont été affichées à la porte du bahut, je vais retrouver dans ma classe ceux que j’appelle les « ringards de service », avec qui j’étais déjà en guerre ouverte au collège… Ils sont menés par Machaut, super con, faux athlète adepte de la gonflette, qui a bâti sa réputation de maître chahuteur sur un rite renouvelé chaque année

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lorsque le professeur principal invite les élèves à épeler leur nom. Machaut s’y plie volontiers, clamant d’une seule traite : — Machaut, M-A-C-H-A-U-T ! La phonétique (« aime assez à chahuter ») déclenche immanquablement une hilarité dont il tire une jubilation triomphante. Le plus fort, c’est que, craignant justement l’influence de ce coq de préau, les professeurs tombent souvent dans l’indulgence amusée. J’y vois, moi, de la servilité. Il y en a comme ça qui, pour assurer la paix durant leurs cours, s’abaissent au niveau des élèves, et leur autorité s’avère alors inversement proportionnelle à l’âge et à la carrure de ceux qu’ils sont censés juguler. Machaut, lui, porte comme un trophée cette petite victoire, que ne cesse de vanter son lieutenant attitré, héraut malingre qui croit compenser son manque d’envergure virile par une élégance démesurée. Toujours habillé à la dernière mode, il ne porte que des vêtements de marque… Le bruit court qu’il se teint les cheveux pour obtenir cette blondeur nordique qui est notre exotisme à nous, Méditerranéens. Je l’ai baptisé « le Petit Chose », en référence à un Daudet qu’il ne connaît sûrement pas. Grâce à Juliette, qui adore cancaner, toute la classe a maintenant adopté ce sobriquet, qui m’a valu de la part de

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l’intéressé une hargne quotidienne. Je suis sûre que c’est lui qui a attiré l’attention de son mentor sur l’option que j’ai choisie pour ma seconde, le théâtre, et qui le pousse à s’en moquer. — La théâtreuse ! m’a lancé Machaut avec mépris alors que nous nous bousculions devant les listes. Un sac d’os sous des cheveux à la Jeanne d’Arc ! — Raison de plus pour brûler les planches, banane ! lui ai-je rétorqué. Mais toi, je te vois bien dans le rôle de l’évêque Cauchon ! Il a riposté hargneusement : — Quoi cochon, quoi cochon ? C’est toi qui es une cochonne, ouais ! Visiblement, il n’avait pas capté la référence et sa vivacité d’esprit était toujours bloquée à zéro. Quant à sa culture, elle a plus de trous qu’un terrain de golf. Il est de ceux qui prennent Le Pirée pour un homme, Rossini pour un tournedos et les Essais de Montaigne pour un bouquin sur le rugby. L’idée de revoir tous ces crétins n’est pas faite pour me rendre le sommeil. J’ai mal dormi cette nuit, d’autant qu’il y a eu du bruit dans la rue, sous nos fenêtres. On se disputait. Finalement, l’écho d’une course a résonné contre les murs, sur fond de vociférations avinées. Et le calme est retombé. J’avais reconnu le timbre éraillé de celui

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que notre Solveig appelle ironiquement « mon copain », un clochard par nature et par vocation, qui a pris ses habitudes dans un recoin de rue abrité des vents, juste entre notre maison et celle d’en face… Dans la brume de mon insomnie, je me suis souvenue des circonstances de notre première rencontre, l’année dernière, à la même époque : lui enguirlandait une bonne femme type grande bourgeoise qui lui avait refusé l’aumône sous prétexte qu’il s’en servirait pour acheter du vin. — Parfaitement, que je bois du vin ! avait-il rétorqué. Ça m’aide à supporter la vie, madame ! Quant à la charité moralisatrice, j’en ai rien à foutre. Gardez-le, votre argent, je le prendrai jamais, je préférerais crever de faim et de soif ! J’avais été séduite par cette espèce de panache et par la dignité dont le vieil homme habillait sa misère. Dans l’heure qui avait suivi, j’étais allée acheter une bouteille de bon cru, que je lui avais apportée en même temps qu’un sandwich, pour accompagner… — Tenez, lui avais-je dit. Ça, au moins, ce n’est pas de la piquette, ça ne va pas vous esquinter l’estomac. Il m’avait lancé un regard profond, où brillait une sorte d’humidité contenue. — Merci, princesse, avait-il prononcé sourdement.

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— Je ne suis pas une princesse, avais-je fait observer en haussant les épaules, agacée par ce que je voyais un peu comme une flatterie intéressée. — Vous l’êtes, avait-il répliqué. Vous avez la noblesse du cœur. Moi, je m’appelle Villebreuil, et, croyez-le ou non, il y avait un vicomte parmi mes ancêtres, les De Villebreuil. Seulement, à la Révolution, ils ont mis la particule au rancard pour ne pas se faire couper la tête. Vous, la particule, vous la portez à l’intérieur… — Écoutez, monsieur… — Appelez-moi Cyprien, avait-il coupé. Personne ne m’appelle plus Cyprien. Depuis, il ne me donnait que du « princesse », au grand dam de Solveig, robuste Méditerranéenne qui porte comme une croix un prénom dû à la prédilection de sa mère pour l’opéra. Entrée chez nous comme femme de ménage, elle est devenue avec le temps une sorte d’intendante qui régit la maison. Il faut dire que mon père, qui travaille pour plusieurs sociétés industrielles, est constamment en déplacement, toujours accompagné par ma mère, friande de voyages et qui lui permet d’économiser les frais d’une secrétaire.

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Mardi

Rien, comme avait dit l’autre cité plus haut. J’ai eu une discussion avec Solveig, qui ne porte pas Cyprien dans son cœur. — Tout ça, c’est squatteurs et compagnie ! m’at-elle lancé avec son vigoureux accent. Ils se foutent sur la gueule pour un oui pour un non, pour un litron de pinard ou un carton d’emballage ! Encore heureux qu’ils ne pissent pas dans la rue pour marquer leur territoire, comme les chiens ! J’ai cru devoir prendre la défense de Cyprien, et souligné à Solveig – argument suprême – qu’il avait eu un noble parmi ses ancêtres. — Et alors ? a-t-elle ronchonné. Ça veut dire quoi, un ancêtre ? Qu’est-ce que les gens en gardent ? À ce que j’ai entendu dire, tu as toi-même dans tes ancêtres une aventurière fameuse, cette Valentine « première » qui a parcouru le monde pendant plusieurs années pour arriver jusqu’à Hawaï. Ce n’est d’ailleurs pas ça qui lui a réussi, la pauvre ! J’en suis restée muette. C’est vrai qu’une légende familiale nourrit chez nous les conversations, celle de cette Valentine, dite « première », qui a couru le monde, de la Provence en Angleterre, puis de la Californie au Pacifique, périple d’où elle serait revenue, après plusieurs années, en assez mauvaise

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santé. Elle aurait finalement épousé l’un de ses infirmiers, fondant l’une des branches de mon arbre généalogique côté maternel… Elle a même rapporté de ses voyages une grosse malle pleine de papiers et de souvenirs exotiques qu’on a renoncé à identifier. La vieille malle n’a pas survécu au dernier déménagement, et tous ses souvenirs ont été entassés au fond de l’appentis dont est flanquée notre maison, entre les cyprès du jardinet et la ruelle qui court derrière, entre nous et la maison voisine. C’est là qu’on fourre les vieilles choses dont on hésite toujours à se débarrasser. En attendant, la coutume est d’appeler Valentine la fille aînée de chaque couple, tradition ringarde finalement tombée sur moi, à mon grand désespoir.

Mercredi Cette maison voisine dont je parlais hier est restée longtemps déserte, mais aujourd’hui des camions de déménagement se sont rangés dans la ruelle, d’où des ouvriers ont commencé à décharger valises et cartons. Nous allons avoir de nouveaux voisins. Je n’ai vu, en fin de soirée, qu’une femme de type BCBG ostensible, flanquée d’un adolescent qui ne paie pas de mine. La quarantaine fatiguée, elle fait penser à

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une ancienne riche réduite à la modestie par une conjoncture financière défavorable. Le père ? On ne l’a pas vu. Pourtant, il n’aurait pas échappé à la vigilance de Solveig, qui manie les jumelles en experte. Alors, peut-être mort, peut-être parti, ce qu’on est prêt à lui pardonner quand on voit la mère… En attendant, celui qui me paraît le plus à plaindre, c’est le fils. Il faut dire qu’il n’est pas gâté par la nature : très enveloppé, comme on dit poliment, et, dans son gros visage tout rond, des petits yeux, un petit nez, une petite bouche, également tout ronds… Un appel aux moqueries pour la faune lycéenne, âge sans pitié, ainsi que le soulignait La Fontaine. Ces gens – les Pinchon – sont donc maintenant nos voisins immédiats puisqu’ils ont loué, ou acheté, la grande bâtisse, un peu vérolée par le temps mais tout de même encore très habitable et spacieuse, avec son jardinet, ses deux étages et son grenier, dont les lucarnes surplombent notre rue mitoyenne.

Jeudi J’ai croisé Cyprien alors qu’il revenait de la plage, où il s’en va prendre le soleil chaque après-midi. — Ah, princesse ! m’a-t-il dit aussitôt, ne me racontez pas que vous avez bien dormi l’autre nuit !

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— Non, en effet, ai-je répondu. Il y a eu du bruit, une sorte d’engueulade, et j’ai reconnu votre voix. Qu’est-ce qui s’est passé ? — Eh, des malfaisants qui s’intéressaient à la porte de votre remise, probablement pour chaparder. Je les ai virés vite fait ! — Quoi, ai-je murmuré, la respiration suspendue, vous vous êtes battus ? — Même pas. Le vacarme que j’ai fait les a effrayés. Probable qu’ils ne tenaient pas à voir débarquer la police, les bougres. Nous nous sommes arrêtés devant la porte de l’appentis, laquelle donne directement sur la rue. Cyprien a passé son doigt sur la serrure et m’a montré une sorte de cire qu’il y avait raclée. Il était aussi perplexe que moi. — Qu’est-ce que ça veut dire ? a-t-il marmonné. On dirait qu’ils essayaient de prendre une empreinte. Qu’est-ce que vous avez là-dedans, des trucs précieux ? — Pas du tout ! De vieilles archives, des bibelots démodés, des vêtements usés, les vestiges de trois ou quatre générations qu’on ne se résout pas à jeter. D’ailleurs, vous le savez, puisque je vous ai donné une clé. C’était exact. Lors de l’hiver dernier, des pluies

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diluviennes s’étaient abattues sur la région. J’avais alors pensé à ce pauvre Cyprien, blotti sur son carton. Il se trouve que mes parents étaient absents. À l’insu de Solveig, dont les ronflements, provenant de la petite chambre du haut, attestaient d’un sommeil profond, j’étais descendue dans le vestibule, où sont suspendues toutes les clés de la maison. Il y en avait deux qui ouvraient la porte de l’appentis. J’en avais pris une et l’avais portée à Cyprien. — Tenez, lui avais-je dit. Entrez là-dedans et mettez-vous à l’abri. Il avait ouvert des yeux incrédules. — Quoi, une clé ? Vous me confiez une clé ? À moi ? — C’est celle de l’appentis, ça ne donne pas accès à la maison. Au moins, vous pourrez vous abriter de la pluie. En prenant la clé, il avait déposé sur ma paume un baiser discret. — Vous êtes vraiment une princesse. Je vous promets de ne pas abuser. Il n’avait pas abusé. Depuis, je ne crois pas qu’il ait utilisé plus de deux fois cette facilité, et il avait fallu, pour qu’il s’y résolût, que la pluie soit vraiment violente. Ce petit hangar ne communiquait pas avec la maison, et aucun risque d’intrusion n’était à craindre.

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J’ai demandé : — Vous les avez vus, ces gens ? Il a hoché la tête. — Ouais. Deux, mais il faisait sombre. Plutôt bien nippés, d’ailleurs, pas des clochards comme moi. Ils n’ont pas insisté. Faites tout de même attention avec la serrure, s’ils en ont pris l’empreinte. — Et pour quoi faire ? Ce qu’il leur faudrait, c’est surtout l’empreinte de la clé. — C’est vrai, a-t-il convenu. Je ne suis pas un grand détective. Je ne suis qu’un Sherlock Homeless. Sa réflexion m’a laissée sidérée, et aussi admirative : pour oser un tel jeu de mots sur sa situation sociale (puisque homeless, en anglais, veut dire « sans abri »), il fallait non seulement connaître la langue de Shakespeare mais aussi cultiver un sens de la dérision tout à fait particulier. Je suis rentrée pensive. Pourquoi alors, sans aucune relation de cause à effet, ai-je pensé à Valentine première ?

Vendredi J’ai fait la connaissance de nos nouveaux voisins. Madame Pinchon, la grande dame maniérée, est bien telle que je l’avais imaginée. Quand elle se présente,

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elle se dit séparée de son mari, qui fait sa carrière à l’étranger. J’ai regardé le gamin, prénommé – sans rire – Jean-Lionel. Enfin, gamin si l’on veut, puisqu’il dit avoir treize ans et demi, mais il paraît si minus ! L’air traqué, il parle très peu, et seuls ses yeux sont mobiles, comme aux aguets. Je me demande s’il n’est pas autiste. Pourtant, à ce qu’a prétendu sa mère, il est si brillant qu’il a sauté une classe au collège et qu’il a été admis au lycée malgré son jeune âge au seul vu de ses performances scolaires ! Comme quoi, les apparences… Madame Pinchon a alors abordé un autre sujet sensible : le vagabond qui a élu domicile dans un recoin de notre ruelle mitoyenne. — Est-ce qu’on ne pourrait pas faire quelque chose ? a-t-elle protesté. On ne se sent pas très rassuré… Il paraît que, l’autre nuit, il y a eu une altercation entre ces clochards… — Des SDF, madame, l’ai-je coupée sans souci de politesse. Maintenant, on dit SDF, c’est plus poli. — Bien sûr, bien sûr, a-t-elle répondu, un peu surprise. C’est que, voyez-vous, ces gens sont parfois des voleurs. Vous n’avez peut-être pas d’objets précieux chez vous, mais moi, je possède quelques tableaux de valeur, des bijoux… — Je ne crains rien, ai-je répliqué avec un sourire

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venimeux. Que voulez-vous, nous sommes de deux mondes différents. Nous n’avons pas les mêmes voleurs. À ma grande surprise, Jean-Lionel m’a vaguement souri, avec, au coin de l’œil, une nuance de complicité. Il doit connaître cette publicité ringarde sur certaines rillettes et a capté mon ironie… laquelle a totalement échappé à sa mère. En tout cas, il est sûrement moins bête qu’il n’en a l’air, ou qu’il ne veut s’en donner l’air, probablement afin de se préserver une certaine tranquillité morale. Du coup, il est remonté dans mon échelle des valeurs. Ça tombe bien : à ce que dit sa mère, non seulement il va entrer au même lycée que moi, mais nous serons dans la même classe.

Samedi Mes parents sont rentrés. Vu qu’on se téléphone tous les jours, je n’ai pas eu grand-chose à leur apprendre, et je fais confiance à Solveig pour leur fournir tous les détails nécessaires. Des nouveaux voisins, ils n’ont rien demandé ; ils ont seulement semblé intéressés par la personnalité du petit JeanLionel, qui, à même pas quatorze ans, a été jugé capable d’entrer en seconde, prouvant une intelli-

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gence et une maturité que son physique enfantin ne laisse pas deviner. Tout de même, Jean-Lionel, en voilà un prénom ! Sûr que Machaut, le Petit Chose et leur bande de ringards vont s’en régaler, eux qui trouvent leur épanouissement intellectuel dans la persécution des souffre-douleur qu’ils se choisissent. Et ce pauvre garçon ne me paraît pas de taille à se défendre.

Dimanche soir Rien… Ah, si : madame Pinchon est revenue chez nous pour se présenter officiellement à mes parents, selon une tradition qui va de Louis XIV aux séries télé américaines. Je n’ai pas assisté à l’entretien – auquel avait été traîné ce pauvre Jean-Lionel – car j’étais allée voir Juliette, qui, par chance, est aussi dans ma classe. L’une des conclusions auxquelles est arrivé le « conseil des grandes personnes », c’est que JeanLionel, nouveau venu dans la région comme au lycée, aurait besoin, dans un premier temps, d’être « coaché ». Et par qui ? Par moi ! Je vais donc jouer les Mary Poppins. À mon âge ! Naturellement, j’ai tiqué, mais les parents m’ont poussée à ne pas trop rechigner, because le bon voisinage… Ben voyons !

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Lundi soir

Ce matin, j’ai rempli mes fonctions de tutrice. Madame Pinchon nous a amené son fils, qui semble aussi enthousiaste que moi à l’idée de notre condisciplinité (c’est comme ça qu’on dit ?), et surtout à celle de faire notre chemin ensemble. Il a le goût de la solitude, ce mioche, mais ce n’est pas moi qui le lui reprocherais : j’ai le même. Sur le chemin, nous n’avons guère échangé plus d’une dizaine de mots, et en entrant dans la cour du bahut, j’ai reçu comme une bouffée nocive de cette nouvelle ambiance : angoisse diffuse sur fond de cohue et de vociférations, dont les murs se renvoient l’écho au rythme des intercours. Tous les ringards étaient là, et je n’ai pas échappé à leur malveillante attention : dès mon entrée, ils se sont mis à fredonner un air ancien qu’ils jugeaient assorti à ma personnalité, et qu’ils avaient dû exhumer de souvenirs familiaux vieux de cinquante ans au moins : « Elle avait de tout petits petons, Valentine… » Je suis passée le menton haut et le regard de glace, mais j’ai failli me heurter au Petit Chose, qui s’était placé sur mon trajet, vêtu d’un blouson haut de gamme auquel, hélas, l’exiguïté de ses épaules ôtait toute classe, et la chevelure plus scandinave que jamais.

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— Tiens, tiens, Valentine ! a-t-il ricané. Les vacances ne t’ont pas arrangée. Tu as de plus en plus l’air d’un garçon. — Et toi, de moins en moins, ai-je cruellement riposté. Il a grondé comme un chiot auquel on vient de retirer un os, avant de reprendre rageusement le refrain de Valentine. Machaut a pris le relais en désignant Jean-Lionel. — Qui est-ce ? Ton nouveau petit copain ? — Pas si petit, ai-je rétorqué. Regarde le tien. Sans ses talonnettes, il ne serait pas plus grand. — En tout cas, il n’a pas l’air d’avoir inventé la poudre, a lancé Machaut. Sûrement un nouveau candidat à la place près du radiateur, hein ? Jean-Lionel a déclaré placidement de sa voix flûtée : — Je ne veux prendre la place de personne. D’ailleurs, je n’aime pas la chaleur. Ils se sont esclaffés, prenant pour de la naïveté ce qui était de l’ironie. Un peu plus tard s’est tenue la cérémonie de l’appel. Machaut y est allé de son exercice d’épellation, avec son habituel cortège de rires. Lorsque ça a été le tour de Jean-Lionel, le Petit Chose s’est mis à siffler comme un oiseau.

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— Allons, allons, s’est exclamé le professeur principal, agacé. — C’est son nom, m’sieur, a expliqué le Petit Chose, hilare. Pinchon, pinson, c’est du pareil au même. — En tout cas, je vous dispense de votre concert ! a enchaîné le prof. Le nom de Pinchon devrait au contraire vous inspirer un peu de respect, vous dont le niveau intellectuel se situe au niveau des bandes dessinées. Pinchon était le créateur du personnage de Bécassine. La boulette ! On devrait vraiment donner des cours de psychologie aux profs. À cause de ce commentaire de pédagogue maladroit, Jean-Lionel a récolté avant la fin de la journée le surnom de Bécassin. Il faut reconnaître que son visage n’est pas sans rappeler cette pauvre Annaïck Labornez, qui – faut-il l’avouer ? – a fait les délices de ma petite enfance.

Mardi soir Journée très agitée. J’ai passé les portes du lycée, accompagnée de Jean-Lionel, sur l’hymne de Valentine et de ses petons, vociféré par un chœur goguenard groupé au fond de la cour. — Tiens, tiens ! a clamé Machaut aussitôt, voilà Simplet dans les jupes de sa nounou !

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Strictement inexact : je ne porte que des jeans. En attendant la sonnerie, le pauvre Jean-Lionel a été la cible de toutes les moqueries. Certains ont même commencé à lui lancer du gravier dans les mollets, et le Petit Chose a voulu lui barrer le passage du préau. J’ai pris mon marqueur noir et je l’ai pointé vers son beau blouson tout blanc. — Alors, tu t’écartes, connard, ou je te donne l’adresse du pressing le plus proche ? — Eh là, eh là ! est intervenu Machaut, mort de rire, pas de violence ! Le dialogue, il n’y a que ça… Tu me donnes un baiser, Valentine, et on vous laisse passer. — Je préférerais embrasser un babouin ! lui ai-je répondu. Ce serait un contact plus humain ! Ma réflexion l’a rendu furieux. Il m’a saisi les deux poignets pour m’attirer à lui et a grondé, l’œil mauvais : — Et moi, je me dis que tu vas me donner un baiser, que tu le veuilles ou non ! J’ai résisté une seconde, puis je me suis laissée aller tout contre lui et j’ai relevé mon genou de toutes mes forces entre ses jambes. Il a poussé un cri sourd en tombant assis par terre, les mains crispées sur son bas-ventre, les yeux pleins de larmes, la respiration suspendue.

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— Salope, a-t-il murmuré d’une voix rauque. Je m’attendais à être plus ou moins lynchée mais, curieusement, c’est vers lui que les moqueries sont allées. Ainsi vont les foules, qui trouvent dans la chute d’une idole une revanche perverse à la fascination qu’elles ont eue pour elle. Pour l’achever, j’ai décoché à Machaut : — Tu as eu droit à un échantillon de mes petits petons. Encore une réaction de ce genre et tu pourras dire adieu à tes bijoux de famille. Alors fais gaffe ! Là-dessus, la sonnerie a retenti et nous sommes rentrés en classe, Machaut boitant bas, dans un silence tendu. Plus tard, au dîner, je n’ai rien raconté de tout ça à mes parents. D’ailleurs, un autre sujet est venu alimenter la conversation. Solveig n’a pas su tenir sa langue à propos de la petite altercation survenue au bas de la maison, l’autre nuit, et j’ai moi-même ouvert la bouche alors que j’aurais dû la tenir fermée : j’ai révélé que j’avais donné à Cyprien une clé de l’appentis pour qu’il puisse s’y réfugier les jours de grande pluie, ce qui arrive rarement dans nos régions, mais quand même de temps en temps. Leur réaction n’a pas été sans réticences. — D’abord, on ne le connaît pas, ce type, a objecté

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maman. Qui te dit qu’on peut lui faire confiance ? Les vagabonds, on ne sait pas d’où ils viennent ! J’ai fait observer : — Et alors ? Qu’est-ce qu’il pourrait voler dans les ordures de l’appentis ? Au contraire, ça débarrasserait. En tout cas, il a rempli ses fonctions d’ange gardien. Quant à ses origines, il y aurait eu un vicomte parmi ses ancêtres, et son nom de famille comportait autrefois une particule. — Légende, légende…, a chantonné papa. Plus on est tombé bas et plus on se cherche des origines sociales flatteuses. Tiens, l’ancêtre de ta mère, cette Valentine Roch, par exemple… — Quoi, Valentine ? a coupé maman, hérissée. Ce n’est pas vrai, peut-être, tous ses voyages ? Si tu veux t’en convaincre, va fouiller dans le bric-à-brac de l’appentis, on n’a rien jeté. Tu trouveras là-dedans les preuves de cette odyssée. Plein de souvenirs ! — Possible, a admis papa, conciliant, mais la vérité oblige peut-être à rappeler qu’elle n’est pas partie totalement de son plein gré pour l’aventure. Elle s’est simplement engagée comme bonne à tout faire chez un couple d’Anglais piqué par la tarentule des voyages. Ils ont obtenu qu’elle les suive jusqu’au moment où elle en a eu marre de tous ces déplacements. Et à ce qu’on nous en a dit, elle n’est pas revenue dans le

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meilleur état : six mois dans une maison de santé ! D’ailleurs, n’a-t-elle pas épousé l’un des infirmiers ? Maman, boudeuse, a gardé le silence. Elle ne tolère pas qu’on se moque de Valentine première, qu’elle n’est pas loin d’associer dans son esprit à l’exploratrice Alexandra David-Néel ou à Maud Fontenoy. Papa, de son côté, ne se prive pas de la taquiner à ce sujet. Ce soir, après le dîner, tandis que papa explorait dans son bureau les jungles comptables, où il se fraie un passage à grands clics de souris, j’ai questionné maman. Elle a soupiré, haussé les épaules. — Tu sais, a-t-elle avoué, ces sortes de légendes familiales sont souvent déformées. Chaque génération les reçoit selon l’optique du moment et les transmet à travers le prisme de ses propres fantasmes en les embellissant ou, au contraire, en les noircissant. J’ai insisté : — Enfin, quoi, cette Valentine, elle a existé, non ? — Bien sûr ! a affirmé maman. Elle s’appelait Roch. C’était mon arrière-arrière-arrière-grand-mère, ou plus. Pas une intellectuelle, tu sais, simplement l’une de ces filles de famille pauvre qui se plaçait, comme on disait alors, chez des patrons d’une classe sociale plus aisée. Il paraît tout de même qu’elle savait lire

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et écrire. N’empêche qu’elle a été engagée comme bonne à tout faire. — Chez des Anglais ? — Oui. Il y en avait beaucoup dans la région, à la fin du dix-neuvième siècle, et ils recrutaient sur place leur petit personnel de service. — Ils sont repartis ? — Oui, ils avaient la bougeotte. En fait, le mari aurait été tuberculeux, et toujours en quête d’un climat favorable à l’évolution de sa maladie, alors ils seraient allés de la Provence à l’Angleterre, puis l’Amérique, en Californie je crois, pour finir par les mers du Sud… C’est à Hawaï que Valentine aurait pris la décision de revenir au pays. Toutes ces errances l’avaient épuisée, déprimée, déstabilisée, si bien qu’au retour il a fallu la mettre dans une maison de santé. — Elle était folle ? — Non, non, a vivement réagi maman. Neurasthénique, comme on disait à l’époque. La dépression, quoi ! En plus, elle souffrait apparemment d’une sorte d’amnésie qui avait jeté comme un voile sur ses souvenirs. — Elle ne se souvenait plus de rien ? — De rien, c’est beaucoup dire. En tout cas, si elle n’en parlait pas, elle en rêvait, elle faisait des cauche-

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mars dans lesquels elle prononçait souvent le nom de Louis… — Louis ? ai-je répété, incrédule. Mais, chez les Anglais, Louis se dit Lewis. — Non, Louis, c’était bien Louis, à ce qu’on m’a rapporté. — Et elle disait quoi ? — Rien. C’était comme si elle l’appelait. — Ce Louis, ce serait le mari du couple en question ? — Possible. En tout cas, on l’a aussi entendu prononcer un autre prénom : Clara. — Clara ? Une femme alors. La femme de ce Louis ? — Possible, a répété maman, maussade. En tout cas, la phrase qui revenait le plus souvent dans ses délires ne l’explique pas. Valentine criait parfois : « N’aie pas peur pour la vie de Clara, Louis. J’y ferai très attention. » — Ça voulait dire quoi ? — Est-ce que je sais ? a murmuré maman d’une voix lasse. Je lui ai vu soudain un visage fatigué, et j’ai senti chez elle une répugnance sourde à propos de tout cela. Elle a marqué une hésitation avant de reprendre, un peu à contrecœur :

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— À ce que m’a raconté ma mère, qui le tenait de la sienne et ainsi de suite, on l’aurait aussi entendue prononcer quelques mots dont on n’a jamais su ce qu’ils voulaient dire. Nouveau silence. Je n’osais pas l’interroger davantage, consciente qu’on avait dû souvent harceler maman à ce propos et qu’elle ne tenait pas à y revenir. Elle a tout de même repris, presque timidement : — En fait, trois mots, balbutiés parfois dans ses cauchemars : « veston de velours ». — Veston de velours ? ai-je répété, très intriguée. Personne n’a cherché à savoir ce que ça voulait dire ? — Et comment ? — Elle a rapporté des bagages, non ? Personne n’a pensé à regarder dedans ? Il y avait peut-être un veston de velours avec des indices dans les poches ? — Oui, oui, a répondu maman, vaguement. Moi, je n’ai jamais fouillé ses sacoches… — Elle aurait épousé un infirmier, d’après papa ? Maman a acquiescé. — L’un de ceux qu’elle avait connus dans sa maison de santé, oui… un brave homme, paraît-il. Ils n’ont eu qu’un enfant, un garçon, qui, quand il s’est marié, a appelé sa première fille Valentine en souvenir de cette mère aventurière dont il cultivait le souvenir. Depuis, la tradition s’est perpétuée.

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— Et j’en suis la dernière héritière, ai-je conclu avec un brin d’ironie dans la voix, mais tout ça ne nous dit pas quel numéro je porte dans la dynastie.

Mercredi matin Aujourd’hui, les caprices de l’emploi du temps font que nous commençons à dix heures. J’aurais pu faire la grasse matinée, mais pas moyen : le soleil, qui se lève par-dessus les Maures, inonde ma chambre de lumière. Alors, réveillée pour réveillée, j’ai ouvert la fenêtre. Ma vue donne sur la mer, qu’un matin arrogant habille de scintillements jusqu’à l’horizon. On y distingue toutes les îles du golfe, Port-Cros, Roquemaure, etc., toutes celles qu’on appelle aujourd’hui platement les « îles d’Hyères » alors qu’autrefois c’étaient les îles d’Or. Grandeur et décadence… Mais, comme on dit, à force d’être en avance, on finit par se retrouver en retard. Je vais donc vite expédier ma douche et mon petit déj… C’est que j’ai des responsabilités, moi : le petit Bécassin. J’emploie ce sobriquet parce qu’il est plus agréable à écrire que « Jean-Lionel ». Et comme l’intéressé ne lira jamais mon journal…

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Mercredi soir

Encore une journée plus que tumultueuse, quoique finalement bénéfique : j’ai fait la connaissance d’un charmant garçon comme, hélas, il y en a peu dans le coin. Je résume : j’avais pris du retard et, au seuil de la maison, Cyprien m’a interpellée au passage : — Au fait, princesse, qui c’est, ce schtroumpf que vous trimballiez hier ? J’ai répondu un peu sèchement : — Mon voisin, et donc le vôtre aussi. S’il vous plaît, ne l’appelez pas « schtroumpf », ça lui ferait de la peine, il est très sensible. — D’accord, d’accord, a promis Cyprien, la paume levée. De sa fenêtre du premier étage, madame Pinchon m’a jeté d’un ton plein de fiel : — Tu as lambiné, et comme Jean-Lionel craignait d’arriver en retard au lycée, il a préféré partir seul. Un bon point pour lui. Je me suis hâtée pour le rattraper, ce que j’ai fait au coin de l’avenue JosephClotis. Et là, mes pires craintes se sont réalisées. Devant la porte du bahut encore fermée (le concierge retarde le plus longtemps possible ce moment pénible), Jean-Lionel, dit Bécassin, était devenu la cible du club des ringards. Ils chantaient « Bécassin,

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