Drogues : de l’avenir du modèle de la prohibition Relations Internationales - Première année
Paul Clerisse Sous la direction de Fabrice Rizzoli, docteur en sciences politiques 04/09/2012
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Je tiens à remercier ici mon directeur de mémoire, Monsieur Fabrice Rizzoli, pour avoir accepté de diriger ce travail, de m’avoir prodigué ses conseils et références qui m’ont été d’une aide précieuse. Egalement ma famille et mes amis pour leur soutien tout au long de cette année.
« La guerre à la drogue ne peut être gagnée parce que c’est une guerre contre la nature humaine. » - Sir Keith Morris, ancien ambassadeur britannique en Colombie
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Sommaire Introduction
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Chapitre I : La prohibition des drogues à l’échelle internationale 9 Chapitre II : Du producteur au consommateur
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Chapitre III : Etats des lieux de la consommation de drogues et modèles alternatifs
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Conclusion
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L
es drogues ont toujours été présentes là où il y a eu des Hommes. Les traces de consommation d’opium remonte à près de 4000 ans avant notre ère en Mésopotamie, berceau de la civilisation, de coca 2500 ans av. JC en Amérique du
Sud et de cannabis 2700 ans av. JC en Chine1. Notre époque ne déroge pas à la règle. Les produits stupéfiants sont toujours présents dans nos sociétés et nous continuons à consommer des substances altérantes qu’elles soient licites ou illicites. Avec le développement des échanges et du commerce dans le monde, l’accès aux substances psychotropes s’est étendu voire généralisé à tous les pays du monde. Confrontés à un nombre croissant de consommateurs et de problèmes sanitaires liés à l’addiction que peut provoquer l’utilisation abusive des produits, les gouvernements ont cherché à réglementer leur importation et leur usage. Un système unique en son genre a vu le jour : la prohibition totale et internationale d’un certain nombre de ces produits. Avant de s’intéresser à la prohibition des drogues dans son ensemble, il convient de définir ce que sont les drogues, la notion que ce terme désigne. En France, la définition de l’Académie Nationale de Médecine pour désigner la drogue est la suivante : « substance naturelle ou de synthèse dont les effets psychotropes suscitent des sensations apparentées au plaisir, incitant à un usage répétitif qui conduit à instaurer la permanence de cet effet et à prévenir les troubles psychiques (dépendance psychique), voire physiques (dépendance physique), survenant à l'arrêt de cette consommation qui, de ce fait, s'est muée en besoin [...]. En aucun cas le mot drogue ne doit être utilisé au sens de médicament ou de substance pharmacologiquement active. » L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) donne dans les années 1970 sa définition : « On appelle drogue toute substance naturelle ou synthétique qui agit sur le système nerveux central et peut modifier la conscience et le comportement de l’utilisateur ». L’utilisation du terme « la drogue » au singulier est une première erreur quand on cherche à identifier le sujet. Le terme semble familier à tous, il désigne un Mal, un fléau à éradiquer et indique de manière implicite qu’il n’y a qu’une seule méthode pour l’éliminer. Mais le problème est beaucoup plus complexe. D’après le psychiatre américain Thomas Szasz, « la drogue » ne peut être un objet scientifiquement définissable mais serait en fait un mythe. Un mythe au sens où le mot 1
Des plantes magiques au développement économique P.A. Chouvy 1997
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désigne « une histoire fondamentale en ce qu’elle organise une compréhension du réel à partir d’un certain nombre de croyances »2. On ne doit donc pas dire « la drogue » mais bien « les drogues ». Malgré le fait que certaines soient licites ou illicites, des médicaments ou non, il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises drogues, encore moins de drogues « dures » ou de drogues « douces ». Elles doivent être considérées et classées selon les effets qu’elles produisent chez l’usager notamment sur son cerveau et son psychisme. On dénombre trois familles : les dépresseurs (opiacés, alcool…), les stimulants (cocaïne, nicotine…) et les perturbateurs (cannabis et hallucinogènes)3. La prohibition internationale des drogues est aujourd’hui centenaire mais les sociétés évoluant ainsi que leurs habitudes, il convient de faire le bilan de cette politique. Depuis la Conférence de Shanghai de 1909, que nous détaillerons, quels enseignements pouvons-nous tirer de cette prohibition ? Un autre paradigme est-il envisageable ? C’est dans cette optique que nous analyserons dans un premier temps, la prohibition des drogues à l’échelle internationale en faisant un rappel historique de l’évolution de cette politique ainsi qu’une présentation des outils multilatéraux de la lutte contre le trafic de drogues. Dans un second temps, nous verrons comment les drogues illicites se rendent des zones de production aux marchés de consommation et, enfin, nous dresserons un état des lieux des principaux pays consommateurs de produits stupéfiants, des différentes alternatives à la prohibition et des tentatives de mise en place de politiques différant avec le système prohibitionniste actuel.
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Drogues ; faut-il interdire ? A.Morel et JP Couteron DUNOD 2011 Ibid
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Chapitre I La prohibition des drogues à l’échelle internationale
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I-A : Histoire de la prohibition internationale des drogues Nous sommes tous nés ou avons grandi dans un monde où la consommation de substances psychotropes est interdite. L’interdiction des drogues n’est pas une exclusivité de notre temps, plusieurs exemples montrent que les Hommes ont toujours voulu contrôler leur consommation de substances altérantes souvent par obligation. Ces interdictions sont parfois édictées dans des lois ou dans des textes religieux. La religion catholique va ainsi interdire la consommation de substances jugées impies comme le cannabis et d’autres plantes originaires d’Amérique Latine. On peut également citer le cas, encore d’actualité, de l’interdiction de l’alcool dans la religion musulmane. Ou l’interdiction d’importation d’opium vers la Chine par les autorités impériales en 1729. Au niveau international Le premier cas d’interdiction de consommation d’un stupéfiant à l’échelle de la planète est sans nul doute la Commission Internationale de l’Opium à Shanghai en 1909. La commission n’a été autorisée qu’à faire des recommandations et non à édicter des principes d’interdiction. Ce déficit d’autorité sera comblé lors de la signature de la Convention Internationale de l’Opium à La Haye en 1912. Il s’agit du premier traité international de contrôle des stupéfiants. La Convention traite de la cocaïne, de la morphine et de leurs dérivés. Ce document prendra une dimension réellement mondiale lorsqu’il sera incorporé au Traité de Versailles de 1919. Le texte sera complété en 1925 par la prohibition du cannabis et de ses dérivés à la demande de l’Egypte avec le soutien de la Chine et des Etats-Unis. Mais les modalités de cet ajout sont si peu claires que son application est compliquée et peu effective : les Etats peuvent continuer à ne pas pénaliser la production et le commerce domestiques ainsi que la consommation récréative. En 1929, un Conseil Central Permanent de l’Opium sera institué sous l’autorité de la Société des Nations ainsi qu’un organisme de surveillance indépendant. La Convention Internationale de l’Opium de 1912 est remplacée en 1961 par la Convention Unique sur les stupéfiants à la demande des Nations-Unies. Le but affiché est d’élargir le spectre des produits à interdire et à rendre les traités précédents plus efficaces. Depuis la dernière convention internationale, de nouveaux produits ont vu le jour et ne sont pas concernés par les interdictions ultérieures. Le traité institue une classification des substances
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en 4 tableaux. Le tableau I répertorie les drogues présentant un risque important d’abus, le tableau II, les produits sujets à un risque d’abus plus faible et qui peuvent être utilisées à des fins médicales. Le tableau III liste les produits issus de la préparation mêlant des produits des tableaux I et II mais ne présentant pas ou peu de risques d’abus. Le tableau IV reprend les substances du tableau I qui ont une nocivité très importante et sans effet thérapeutique. Il délègue le pouvoir d’ajouter, d’enlever et de déplacer un produit stupéfiant dans ces tableaux à la Commission des Stupéfiants des Nations Unies et à l’Organisation Mondiale de la Santé. La Convention Unique reconnaît que l’utilisation de certaines substances est indispensable à des fins médicales, notamment dans le traitement de la douleur. L’article 4 de la Convention reconnaît le droit aux Etats de disposer des produits à fin de recherches et d’utilisation médicale et l’article 49 met un frein à la consommation récréative de cannabis. Bien que le texte soit explicitement prohibitionniste, il faut souligner qu’il émet la volonté que la lutte contre la drogue se fasse au niveau des producteurs et des trafiquants plutôt que focaliser la répression sur les usagers. L’article 36 interdit la production, la vente, l’achat, le don, la possession, le transport, l’importation ou l’exportation des produits stupéfiants répertoriés par la Convention. Il permet également l’extradition des contrevenants à cet article. Il faut noter que le traité est ambigu quant à la possession de drogue à usage personnel et les Etats adaptent de manière autonome leur réponse quant à ce phénomène. En 1971, un nouveau traité viendra s’ajouter à celui de 1961, la Convention sur les Substances Psychotropes. Cet ajout est une réponse à l’apparition de nouvelles drogues qui n’étaient pas concernées par le traité de 1961, qui ne mentionnait que les drogues aux effets similaires à l’opium, la cocaïne et au cannabis. Les amphétamines, les barbituriques, les benzodiazépines et les psychédéliques sont à présent sujets à interdiction. En 1988, à l’initiative des Nations-Unies, une nouvelle convention relative à la lutte contre le trafic de drogue voit le jour. La Convention contre le trafic illicite de stupéfiants et de substances psychotropes a pour but de lutter plus efficacement contre le crime organisé autour du trafic de stupéfiants. Elle apporte des outils légaux supplémentaires pour combattre efficacement le trafic de drogue. Ces outils couvrent les aspects financiers du trafic comme le blanchiment d’argent (article 5) mais également, grâce à l’article 6, une base légale à l’extradition de criminels impliqués dans le trafic.
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Cette convention fait également référence à la possession de drogue pour usage personnel en conseillant à tous les Etats signataires d’interdire celle-ci. Alors que les traités précédents visaient la production et le trafic, celui-ci criminalise le consommateur. N’étant qu’une recommandation allant à l’encontre des principes énoncés par les conventions de 1961 et de 1971, son manque de clarté pousse les Etats à interpréter comme bon leur semble la lutte contre l’usage de drogues. L’application de ces conventions est contrôlée par l’Office International de Contrôle des Stupéfiants (OICS). Il peut rendre un avis sur l’interprétation des textes et peut conseiller les Etats en vue de faire évoluer leur politique domestique4.
Au niveau des Etats, on s’intéressera plus particulièrement aux exemples des Etats-Unis car leur poids dans les décisions mondiales n’est plus à discuter et de la France. Aux Etats-Unis : On tente de freiner la consommation grandissante de cocaïne et d’opiacés au début du XXème siècle. La vente de cocaïne sera réglementée par le Pure Food and Drug Act en 1906 et sera complété par le Harrison Narcotics Tax Act en 1914. L’importation, l’usage non-médical de cocaïne est maintenant condamné par la loi et les contrevenants pourront connaître des sanctions pénales. Comme conséquence à cette interdiction, les consommateurs vont délaisser la cocaïne et se rabattre sur les amphétamines, encore légales. En 1919, après le vote du National Prohibition Act (ou Volstead Act), la production et la vente d’alcool deviennent illégales aux Etats-Unis mais pas la consommation, qui peut s’effectuer légalement grâce à une ordonnance médicale ou pour la célébration du culte. Cette loi, issue de la volonté de membres du clergé protestant et des Ligues de tempérances (lobby anti-alcool et antidrogues) auxquelles étaient associés les mouvements féministes, était sensée améliorer la vie des plus pauvres qui sombraient dans l’alcoolisme, menant aux violences conjugales. Les effets de la prohibition ne se font pas attendre. Le crime organisé, jusqu’ici cantonné au proxénétisme et aux jeux illégaux, s’engouffre dans la brèche et commence à importer illégalement de l’alcool canadien, anglais et français via le Canada, Saint-Pierre-et-Miquelon, les Bermudes ou les Bahamas. Des distilleries clandestines prolifèrent un peu partout dans le pays et la qualité de l’alcool décroît au fur et à mesure que la Prohibition continue. Les villes
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Les drogues, N. Maestracci PUF 2005
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deviennent le théâtre de luttes de territoires entre les différents gangs et les taux de criminalité grimpent à toute vitesse dans tout le pays. Le Volstead Act avait prévu un organisme policier spécialement dédié au respect de la loi, le Bureau of Prohibition dont fît partie Eliott Ness, célèbre pour la capture d’Al Capone, mafieux notoire qui fît fortune grâce au marché noir de l’alcool. Cela n’empêchera pas l’explosion du nombre de bars clandestins proposant de l’alcool en tout illégalité. Le Bureau n’empêchera pas plus l’expansion des empires mafieux pendant cette période notamment grâce à une corruption généralisée des services de police et judiciaires. Malgré tous les efforts du Bureau et des garde-côtes, les frontières seront difficiles à contrôler et l’alcool continuera à passer sans grande difficulté. En avril 1933, Franklin D. Roosevelt abroge le Volstead Act, ce qui permet de nouvelles taxes en contexte de crise. Certains Etats fédérés continueront à maintenir la prohibition de l’alcool sur leur territoire comme le Mississippi ou le Kansas. La création en 1930 du Federal Bureau of Narcotics s’inscrit dans cette optique prohibitionniste. Le premier président de cet office, Harry J. Anslinger, se fît le chantre de la prohibition du cannabis sur tout le territoire américain et obtint le soutien du président Roosevelt pour compléter le Harrison Act par le Uniform State Narcotic Drug Act de 1935. Il s’agissait d’uniformiser les lois sur les drogues dans tout le pays. Il rédigea également le Marihuana Tax Act de 1937. Ce texte est le résultat d’une campagne de lobbying anticannabis qui dura sept ans (1930-1937). La seule véritable opposition à ce texte sera le rapport La Guardia en 1939, qui démontrera que la consommation de cannabis ne conduit pas à la dépendance, ni à la consommation d’autres drogues comme l’héroïne ou la cocaïne. Enfin, en 1970, le Controlled Substances Act est voté. Il s’agit de l’application domestique de la Convention Unique sur les stupéfiants de 1961. Les produits sont classés dans des tableaux similaires à ceux de la Convention (voir plus haut). Le texte interdit tout usage des produits répertoriés, de la production à la consommation personnelle. En France : L’alcool est la première drogue qui va mobiliser le législateur face à une explosion des excès liés à sa consommation. En 1873, la première vraie loi de répression de l’ivresse est votée mais sans réelle application. Avec la Première Guerre mondiale, des avancées seront faites
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notamment pour ce qui est de la vente d’alcool aux militaires, interdiction de l’absinthe, augmentation des droits sur les spiritueux, etc. mais les groupes de pression alcooliers sont puissants et obtiennent, en 1922, une tolérance sur les boissons aux effets similaires de l’absinthe ou en 1931, la création d’un comité de propagande en faveur du vin ainsi que des lois favorisant l’ouverture de débit de boissons. Le premier vrai tournant en matière de lutte contre l’alcoolisme a lieu en 1954 avec la première loi sur le traitement des alcooliques qui sont dorénavant considérés comme des malades qu’il faut soigner. Les premières campagnes de prévention et d’information sont mises en place. En 1958, les premières mesures contre la conduite en état d’ivresse sont prises. Le tabac n’est pas en reste. Au vu de son incapacité à l’interdire, l’Etat français va le taxer puis s’accorder le monopole de la vente puis de la production avec Colbert puis Napoléon. Ce n’est que vers 1960 que les autorités sanitaires vont prendre conscience du désastre sanitaire que provoquent le tabac et les maladies mortelles qu’il engendre à long terme. Comme avec l’alcool, la loi Veil de 1976 va tenter d’encadrer la publicité et la liberté de fumer dans certains lieux (elle sera complétée par la loi Evin de 1991). Les médicaments ainsi que les stupéfiants vont également faire l’objet de contrôles de la part des pouvoirs publics. Dès 1845, un tableau des substances vénéneuses est établi. Il concerne notamment l’arsenic, la codéine, la nicotine, la morphine ou encore l’opium. Le but est d’éviter les empoisonnements, on ne s’intéresse pas encore aux dangers liés à l’abus de ces substances. C’est en 1860 qu’on commence à s’inquiéter des effets de l’opium, que l’on considère alors comme le médicament miracle. A partir de la fin du XIXème siècle, le produit sera de plus en plus contrôlé jusqu’à ce que les tranquillisants ne le remplacent. En 1916, une loi vient faire la distinction entre les produits destinés à un usage purement médical et des produits considérés comme dangereux, qui sont désormais interdits. Cette loi créera un classement fait de trois tableaux : tableau A : les toxiques, tableau B : les stupéfiants, tableau C : les produits dangereux. Cette classification est encore en vigueur aujourd’hui5. Pour les seuls stupéfiants, la loi de 1970 est la seule référence en France. L’usage et la détention de stupéfiants sont pénalisés, la répression est donc la seule réponse apportée au problème. Deux exceptions à la répression sont actées : au début des années 90 dans le cadre de la lutte contre le SIDA avec l’accès libre aux seringues stériles et aux médicaments de substitution aux opiacés. En 2007, une nouvelle loi oriente les usagers interpellés par les 5
Les drogues, N. Maestracci PUF 2005
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services de police vers des stages payants dits de « sensibilisation sur l’usage du cannabis et d’autres drogues illicites ». Ces stages, appelés « injonctions thérapeutiques » instaurent un système de sanction systématique6.
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Drogues : faut-il interdire ? A. Morel et JP Couteron DUNOD 2011
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I-B : La coopération internationale dans la lutte contre le trafic de drogues L’effet recherché de la prohibition à long terme est de contenir l’expansion des produits dans le monde ainsi que la consommation de ces produits et l’addiction qui y est liée. Les conventions internationales chapeautent l’ensemble de la lutte contre le trafic de drogues. La plupart des Etats y adhérant ont choisi de jouer la carte du multilatéralisme au sein d’organisations internationales ou régionales dédiées au sujet. Si les conventions ont permis aux Etats de se doter d’outils juridiques pour lutter contre le trafic (mais aussi contre l’usage) international de stupéfiants, elles n’encadrent pas la création d’organismes capables de lutter physiquement contre les groupes criminels qui produisent ou font commerce des drogues.
Au niveau international :
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L’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime (ONUDC):
Lorsqu’un sujet touche plusieurs Etats et qu’une coopération multilatérale doit se mettre en place, l’Organisation des Nations Unies (ONU) est incontournable. L’ONUDC, créée en 1997, est un organe du secrétariat des Nations Unies qui découle de la fusion entre deux services antérieurs : le Programme des Nations Unies pour le Contrôle des Drogues (PNUCID) et le Centre pour la Prévention Internationale du Crime (CPIC). L’office est basé à Vienne en Autriche. Sa tâche se résume à assister les Etats-membres dans la poursuite de leurs objectifs de sécurité et notamment ceux concernant les drogues. L’institution délivre chaque année un rapport qui fait le bilan des actions menées, des informations récoltées spécialement dans le domaine des drogues7.
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http://www.unodc.org/unodc/index.html
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La Commission des Stupéfiants :
Créée en 1946 par le Conseil Economique et Social (ECOSOC), la Commission s’occupe de toutes les questions de drogues au sein des Nations Unies. Elle s’assure de la mise en application des conventions internationales relatives au contrôle des stupéfiants, elle livre son analyse de la situation globale des drogues et gère les listes de substances contrôlées au niveau international en partenariat avec l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS)8.
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L’Organe International de Contrôle des Stupéfiants (OICS) :
Créé en 1961 à la suite de la fusion de deux services (conseil central permanent de l’opium et son organisme de surveillance indépendant), il s’agit d’un organe technique indépendant de l’ONU. Il délivre des avis et des recommandations sur les pays ne respectant pas les conventions internationales relatives au contrôle des stupéfiants qui peuvent déboucher sur des sanctions. Il surveille l’application des interdictions des drogues par les Etats et publie un rapport annuel sur l’état de la production et de la consommation mondiales de stupéfiants9.
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INTERPOL :
Dans le domaine du trafic de drogues, Interpol s’occupe essentiellement de renseignement sur la criminalité organisée internationale qui organise ce trafic. Elle aide également les autorités nationales et internationales en charge de la lutte contre le trafic. Elle recueille et compile les données des pays membres et offre une assistance dans la coordination des enquêtes concernant les stupéfiants10.
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Pacte de Paris :
Sur proposition de l’ONUDC lors d’une conférence ministérielle relative aux routes de la drogue d’Asie centrale à l’Europe se tenant à Paris en 2003, un partenariat entre pays touchés par le trafic d’opiacés à provenance d’Afghanistan a vu le jour. Il est composé des pays du
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http://www.unodc.org/unodc/en/commissions/CND/ http://www.incb.org/incb/fr/index.html 10 http://www.interpol.int/fr/ 9
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G8, de membres de l’Union Européenne (UE), de pays candidats à l’UE et des pays d’Asie Centrale sur la route des opiacés afghans ainsi que d’organisations internationales (Interpol, ONU, World Customs Organization).
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Groupe de Dublin :
C’est un mécanisme informel de consultation et de coordination qui s’occupe des aspects mondiaux, régionaux et nationaux de la lutte contre le trafic de drogues. Il regroupe les EtatsUnis, l’UE, le Canada, le Japon et la Norvège.
Au niveau régional :
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Pacte Européen contre la drogue :
Adopté en 2010 par les ministres de l’Intérieur des Etats-membres de l’UE, le pacte développe trois grands axes dans la lutte contre le trafic de drogues : la lutte contre les flux de cocaïne transitant en Afrique de l’Ouest ou passant par la façade maritime atlantique et la Méditerranée, la lutte contre les flux d’héroïne depuis l’Afghanistan transitant l’Asie Centrale, l’Iran, le Pakistan, les Balkans et l’Europe de l’Est ainsi que des précurseurs servant à la confection de stupéfiants et enfin l’identification et la saisie des avoirs criminels. Le Pacte ne concerne pas le cannabis ou les drogues de synthèse (un ajout sera fait en 2011 pour ces dernières). Son objectif est d’améliorer le système répressif des pays membres de l’UE et tend vers la mise en commun des outils d’analyse, de renseignements et d’interceptions11.
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Commission interaméricaine de lutte contre l’abus de drogues :
Le but de cette commission créée en 1998 au sein de l’Organisation des Etats Américains est d’améliorer la coopération multilatérale pour lutter efficacement contre le trafic et l’abus de drogues. La commission identifie les forces et faiblesses des politiques antidrogues de chaque pays membres et les oriente vers plus d’efficacité. Les pays membres peuvent également 11
http://www.consilium.europa.eu/homepage/
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demander à la commission un support technique ou financier pour améliorer leur lutte contre le trafic et les abus de drogues sur leur territoire national12.
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Centre opérationnel d’analyse du renseignement maritime pour les stupéfiants :
Créé en 2007, il est ici question d’un centre de surveillance et d’échanges d’informations pour lutter contre le trafic de drogues dans la zone atlantique. Il réunit sept pays membres de l’UE (Irlande, Pays-Bas, France, Espagne, Italie, Portugal et Royaume-Uni). Il a un équivalent méditerranéen, le centre de coordination pour la lutte anti drogue en Méditerranée qui inclut le Maroc et le Sénégal. Le renseignement est centralisé, on y analyse les tendances de production et de transport ainsi que de consommation. Ils sont des organes de veille sur l’état du trafic de stupéfiants13.
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Joint Interagency Task Force-South :
Fondé en 1989, cette force opérationnelle ne se consacre qu’à une seule tâche : la lutte contre le trafic de drogues dans les Caraïbes. Au départ, il s’agissait d’une seule initiative américaine puis la coopération avec d’autres Etats de la région s’est avérée indispensable pour mener à bien sa mission. C’est ainsi que les Pays-Bas, l’Espagne, le Royaume-Uni et la France ont rejoint la force américaine qui travaillait déjà conjointement avec des agences civiles américaines (Drug Enforcement Agency, le Federal Bureau of Investigation, l’Immigration and Control Enforcement et la Central Intelligence Agency) pour améliorer la qualité du renseignement sur le trafic dans la région14.
Il s’agit ici d’une liste non-exhaustive mais des plus représentatives de la coopération interétatique en termes de lutte contre le trafic de drogues international. Les coopérations bilatérales ne sont pas en reste, beaucoup d’Etats joignent leurs efforts en vue de lutter contre le trafic illicite de stupéfiants. Sur le continent européen, malgré la présence d’instances communautaires et d’outils de coopération, des pays comme la France et l’Espagne signent
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http://www.cicad.oas.org http://www.interieur.gouv.fr 14 http://www.defense.gouv.fr 13
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des accords de coopération institutionnelle concernant spécifiquement les drogues illicites15. Egalement dans le domaine policier et au niveau des extraditions16. La France a aussi des accords bilatéraux dans le domaine des drogues avec la Bosnie-Herzégovine par exemple17. Les Etats-Unis coopèrent à grande échelle avec le gouvernement mexicain pour tenter de lutter contre les cartels de narcotrafiquants qui sévissent des deux côtés de la frontière qui sépare les deux pays. Les Etats-Unis financent à hauteur de 1,9 milliards de dollars l’entraînement et l’équipement des forces de sécurité mexicaines18 dans le cadre de la Mérida Initiative spécialement dédiée à la lutte contre le trafic de drogues entre les deux Etats. Une antenne de la Drug Enforcement Agency est également basée à Mexico et apporte son aide et des renseignements aux autorités mexicaines19. De même, la Russie et l’Iran ont annoncé récemment leur volonté de collaborer dans leur lutte contre le trafic dans la région de la Caspienne20. Au niveau national, il n’est pas suffisant qu’un Etat adhère aux conventions internationales. Il doit mettre en œuvre ces conventions sur son territoire par le biais de la loi nationale. Il doit donner effet aux dispositions internationales et appliquer les mesures de contrôle des produits stupéfiants telles qu’édictées par les conventions. Les gouvernements doivent donc s’assurer que leur législation est conforme aux traités internationaux et se doivent de modifier la classification nationale des substances quand l’une d’elle est déplacée d’une liste des substances sous contrôle international à une autre, prérogative de la Commission des Stupéfiants. Les Etats sont aussi dans l’obligation de s’assurer que leurs lois sont suffisamment dissuasives pour empêcher toutes infractions de la législation internationale relative aux stupéfiants.
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http://ambafrance-es.org Ibid 17 http://www.ambafrance-ba.org 18 Rapport Mexico: issue for US Congress 2012 19 Ibid 20 http://fr.rian.ru/world/20120124/193129645.html 16
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Chapitre II Du producteur au consommateur
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II- A La production de drogues au niveau international La prohibition mondiale des drogues n’a pas empêché les produits de voyager des centres de productions aux zones de consommations. Elle n’a pas empêché non plus que des personnes, de tous pays, puissent consommer des drogues. Malgré tous les efforts déployés par les services de police, judiciaires, internationaux ; ces produits sont accessibles à tous. Cannabis, cocaïne, opiacés, drogues de synthèse… Toutes ces drogues continuent d’être produites, transportées, vendues, expérimentées, consommées. Et ce, pour le plus grand bonheur de ceux qui ont choisi d’en faire le commerce. En toute illégalité. Certaines drogues sont dites « naturelles » car elles sont issues de plantes que l’on trouve et qui sont produites en grandes quantités dans divers endroits sur la planète. Parmi les plantes les plus connues, on trouve la coca, le pavot et le cannabis. La coca pousse essentiellement en Amérique Latine. Trois pays de la région se distinguent par leur production de coca à grande échelle : -
Le Pérou : de 1972 à 1979, les superficies dédiées à la culture de la coca passent de 1500 hectares à 20 000 sous l’impulsion de trafiquants américains. Plus rentable que l’agriculture vivrière, les paysans vont se spécialiser dans cette culture et la répression portée sur les champs vont permettre aux guérillas du Sentier Lumineux et du MRTA de pénétrer dans ces zones et tirer profit du trafic. En 1990, les superficies atteignent les 120 000 hectares mais l’intervention de l’Etat va faire chuter et les guérillas et la production. En 2010, on a assisté à un retour en force de la culture du cocaïer à près de 60 000 hectares qui pourrait signifier que le Pérou redeviendra d’ici peu le premier producteur mondial de coca21.
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La Bolivie : La culture de la coca et le trafic de cocaïne se font sous la protection de la dictature militaire entre 1971 et 1978. On passe de 4000 hectares de cultures à 10 000. Rien ne va fondamentalement changer les années suivantes : une « narco-dictature » de 1980 à 1981, puis après quelques troubles, les gouvernements démocratiques qui vont suivre seront caractérisés par une corruption à grande échelle. Dans les années 1990, on atteint les 50 000 hectares de superficies dédiés à la coca. En 1997, on assiste à une véritable campagne d’éradication qui se révèle efficace mais uniquement grâce aux incessantes violations des droits de l’homme. En 2005, Evo Morales est élu à la
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Géopolitique des drogues, A. Labrousse PUF 2011
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tête du pays. C’est un cocalero, un producteur de coca. Il va engager une politique de répression des trafics et des laboratoires à cocaïne qui sera efficace. En 2010, 30 000 hectares de coca sont encore cultivés dans le pays22. -
La Colombie : C’est une culture de grande ampleur dirigée par de grands propriétaires liés aux cartels de Cali et de Medellin qui va faire passer la production quelques milliers d’hectares à plus de 40 000 de 1970 à 1990. Les trafiquants auront toutefois besoin de s’approvisionner au Pérou et en Bolivie pour produire les 600 tonnes de cocaïne exportées annuellement (2006). Minée également par des guérillas qui se financent aussi grâce au trafic de cocaïne, l’Etat colombien doit donc faire face à deux adversaires très différents en substance. L’un est composé d’entrepreneurs privés disposant de moyens financiers et d’appuis politiques. Le cartel de Medellin dirigé par Pablo Escobar en est un exemple. Et l’autre, des guérillas marxistes et d’extrêmedroite comme les FARC ou les Autodéfenses Unies de Colombie (AUC) dont l’idéologie est le principal moteur et non l’appât du gain23. En 2010, la production est estimée à près de 350 tonnes de cocaïne sur près de 62 000 hectares de cultures24.
Les opiacés sont majoritairement produits en Asie centrale et du Sud-est. -
L’Afghanistan est le premier producteur mondial d’opium avec près de 123 000 hectares dédiés à la culture du pavot et près de 6900 tonnes d’opium produit en 200925. Lorsque l’URSS envahit l’Afghanistan en 1979, la production d’opium n’est que d’une centaine de tonnes. La culture du pavot s’est rapidement développée pour financer l’effort de guerre des moudjahidin et les livraisons d’armes en provenance des Etats-Unis et d’Arabie Saoudite. En 1994, le Programme des Nations Unies pour le Contrôle International des Drogues (PNUCID, branche de l’ONUDC) estime que la production d’opium s’élève à 3200 tonnes répartis sur 60 000 hectares de cultures du pavot26. En 1996, quand les Taliban prennent le pouvoir, une taxe islamique, l’ochor, est instaurée sur le pavot comme sur toutes les autres cultures. A partir de l’an 2000, le mollah Omar va interdire de planter le pavot en automne et la production nationale chute à 185 tonnes l’année suivante. L’interdiction est renouvelée en 2001 mais l’invasion du pays par les armées occidentales va pousser les paysans à cultiver le
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Géopolitique des drogues, A. Labrousse PUF 2011 Ibid 24 http://www.liberation.fr/depeches/2012/07/08/la-guerre-contre-la-drogue-n-a-pas-chasse-la-coca-desandes_831877 25 World Drug Report, UNODC 2010 26 Géopolitique mondiale des drogues 1998-1999, Observatoire Géopolitique des drogues 2000 23
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pavot en masse27. Une étude de terrain du PNUCID montre qu’en 2001, dans les zones contrôlées par les Taliban, la superficie des cultures est passée de 71 000 hectares à 27, dégageant 5 tonnes d’opium seulement. Mais dans les zones contrôlées par l’Alliance du Nord, dirigée par Massoud, la production passe de 2300 à 6350 hectares donnant à terme 180 tonnes d’opium28. En 2004, la culture et le trafic ont rapporté 600 millions de dollars à 365 000 familles paysannes afghanes et 2,2 milliards de dollars aux trafiquants : l’ensemble représente environ 60% du PIB du pays29. -
La Birmanie, où se situe une partie du célèbre Triangle d’or, est un des principaux producteurs d’opiacés au monde. Une fois au pouvoir en 1988, la junte militaire va collaborer avec tous les groupes armés (communistes, indépendantistes, sauf les Karen) évoluant dans
le pays et vivant du trafic d’opium. Elle va négocier une
certaine autonomie territoriale, le port d’armes et la liberté de circulation à ces groupes en échange d’une partie des bénéfices du trafic. Elle achètera des armes à la Chine avec cet argent. Les trafiquants vont faire le choix de diversifier leur production et vont mettre sur pied des laboratoires de méthamphétamine et d’ecstasy à destination de la Thaïlande30. Cette diversification explique la baisse continue de la production d’opium depuis 1996, passant de 2560 tonnes à 312 tonnes en 200531.
Le cannabis présente la particularité de ne pas être seulement produit dans quelques zones précises et délimitées. On le trouve partout. La plante peut s’adapter à tous les climats, tous les continents, à tous les sols. Toutefois, dans certaines régions du monde, on produit le cannabis (ou ses dérivés) à très grande échelle. -
L’Afghanistan est le plus gros producteur de résine de cannabis ou haschich avec un rendement de 145kg de résine produite pour un hectare de surface cultivée. Au total, en 2009, près de 24 000 hectares étaient dédiés au cannabis pour une production d’environ 3500 tonnes32.
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Géopolitique des drogues, A. Labrousse PUF 2011 Dictionnaire géopolitique des drogues, A. Labrousse De Boeck 2003 29 Géopolitique des drogues, A. Labrousse PUF 2011 30 Ibid 31 Myanmar opium survey, UNODC 2005 32 World drug report, UNODC 2010 28
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Comparativement, le Maroc, autre gros producteur de résine de cannabis, le rendement est de « seulement » 36kg pour un hectare33. On estime qu’en 2004, la surface de cannabis cultivée était de 120 500 hectares34. En 2008, la production de haschich s’élevait à près de 877 tonnes.
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Le Mexique est un des principaux producteurs d’herbe sur le continent américain. Les cultures s’étendent sur plusieurs dizaines d’hectares. En 2001, près de 34 000 hectares ont été éradiqués et 4100 hectares auraient suffit à produire 7400 tonnes d’herbe35.
-
Les Etats-Unis produisent beaucoup de cannabis mais pas assez pour alimenter leur marché fort de 11,5 millions de consommateurs réguliers. On estime qu’entre 7000 et 10 000 tonnes d’herbe sont produites chaque année sur le sol américain dans des serres dites indoor ou en plein air. Ils importent également 5000 tonnes du Canada, des Caraïbes et d’Amérique Latine36 37.
Le cas des drogues de synthèses est particulier. En effet, pour ces types de produits, aucune plante n’intervient dans le processus de fabrication. Il n’y a donc pas de centres de production à ciel ouvert couvrant des centaines voire des milliers d’hectares, faciles à repérer, à quantifier et à éradiquer. Les barbituriques, par exemple, sont des médicaments issus du commerce légal que l’on détourne de leur usage premier. Les amphétamines et l’ecstasy sont issus de l’éphédrine, produite légalement dans plusieurs pays du monde. L’éphédrine, qui sert à la confection de nombreux médicaments légaux, est simplement détournée par les chimistes des laboratoires d’amphétamines. Les drogues de synthèse affichent une différence de taille par rapport aux drogues dites naturelles : les laboratoires sont proches des lieux de consommation, pour les pays riches principalement. On en recense plusieurs dans le monde mais les principaux se trouvent en Amérique du Nord, Europe et Asie du Sud-est. Parmi les principaux pays producteurs de drogues de synthèse, on trouve les Pays-Bas pour l’ecstasy, les Etats-Unis et le Mexique pour la méthamphétamine, la Birmanie pour les 33
World drug report, UNODC 2010 Géopolitique des drogues, A. Labrousse PUF 2011 35 Ibid 36 Ibid 37 Global illicit drug trends, UNODC 2003 34
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amphétamines et ses dérivés38. L’UNODC estime qu’en 2003, la production mondiale de dérivés amphétaminiques était de 422 tonnes et serait en progression depuis. Il faut savoir que ces produits présentent un intérêt économique énorme : leur valeur ajoutée est de 700% entre l’investissement de base et la revente. La prohibition a beau être mondiale et la majorité des Etats ont beau avoir signé les conventions instituant cette prohibition, les drogues sont produites sans véritable gêne ni empêchement et en très grande quantité. La culture ou la manufacture de drogues rapporte trop. Dans la majorité des cas, l’Etat central est absent voire inexistant dans ces pays et la corruption est généralisée à tous les échelons de l’administration. Par exemple, en Afghanistan, des petits seigneurs de guerre, soutenus par les Etats-Unis car ils combattent les Taliban, se financent grâce au trafic. Si l’éradication de certaines cultures se fait de temps à autre, la véritable éradication ne peut se faire que dans la refonte d’un modèle de développement agricole viable et de réformes agraires dans la plupart de ces pays. Il faut faire en sorte que les cultures licites deviennent plus attrayantes économiquement. Mais les solutions alternatives sont rarement mises en place ou alors à trop petite échelle et le développement de ces régions, en général délaissées sur le plan économique (ce qui pousse à la culture de plantes à haute rentabilité) n’est pas pris au sérieux par les différents acteurs de la lutte contre le trafic de drogue. Les profits engendrés par le trafic parlent d’eux-mêmes. En 2003, le marché mondial des opiacés afghans était estimé à 32 milliards de dollars39, près de 10 milliards pour le haschich marocain40. Pour les produits mexicains et colombiens, le marché américain représenterait 57,3 milliards de dollars en 199541. Les bénéfices du trafic représentent environ 50% du PIB en Afghanistan, nourrissent la corruption sur plusieurs continents et font vivre certaines régions de pays riches où l’argent blanchi est réinvesti comme la Floride, la Costa del Sol ou la Côte d’Azur42. Comme on l’a vu, la grande majorité des pays producteurs sont des pays du Sud. Si une partie de la production est consommée sur place, le reste est en grande partie exporté vers les pays du Nord, principaux consommateurs de tout type de drogues (perturbateurs, dépresseurs, stimulants). 38
Géopolitique des drogues, A. Labrousse PUF 2011 Afghanistan. Opium survey 2003 40 Maroc. Enquête sur le cannabis 2003 41 What America’s users spend on illicit drugs 1988-1995, UNDCP 1997 42 Géopolitique des drogues, A. Labrousse PUF 2011 39
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II-B : Les routes du trafic international des drogues Si la mondialisation a permis l’expansion des échanges de marchandises, services et capitaux légaux, elle s’applique également aux produits illicites tels que les drogues. Comme n’importe quelles autres marchandises, les drogues obéissent à certaines contraintes : logistique, coûts et moyens de transport entre autre. Le trafic de drogues pose le problème du contrôle aux frontières dans un monde où ceux-ci tendent à disparaître grâce à la libéralisation des échanges. Alors que le fret aérien, terrestre et maritime augmente chaque année, le contrôle des marchandises va devenir de plus en plus difficile pour les autorités. Le nombre gigantesque de containers voyageant chaque année sur les mers empêche toute tentative de contrôle réellement efficace par les services de police du monde entier. Les drogues ne se rendant pas directement du lieu de production au lieu de consommation, elles empruntent différents itinéraires identifiés notamment pour les opiacés, la cocaïne et le cannabis. -
Opiacés : des routes principalement terrestres
La Route du Nord est l’un des principaux itinéraires empruntés par les trafiquants pour acheminer les opiacés d’Afghanistan jusqu’en Russie, en passant par l’Asie Centrale. Cette route a pris son essor vers le milieu des années 1990 grâce à la chute de l’URSS et à l’indépendance des pays d’Asie Centrale. L’ONUDC estime que près de 25% de l’héroïne afghane emprunte cette route, ce taux comprend la consommation dans les pays de transit ainsi qu’à la destination, les saisies et le volume en direction de l’Europe. De 780 à 800 tonnes d’opiacés transitent par cette route. L’Afghanistan a 2600 kilomètres de frontière avec le Tadjikistan, l’Ouzbékistan et le Turkménistan. Les 1387 kilomètres de frontière entre le Tadjikistan et l’Afghanistan favorisent le trafic. La corruption des agents aux frontières, le peu de contrôles et la présence d’une communauté Tadjik en Afghanistan facilitent également le passage de l’héroïne. Une fois au Tadjikistan, la cargaison est divisée entre trois moyens de transport : aérien, terrestre et ferroviaire. La majorité des opiacés est ensuite dirigée vers le Kirghizistan puis le Kazakhstan et enfin la Russie. Pour le transport aérien, l’emploi de « mules » a une part importante dans le trafic. En Russie, 20% de l’héroïne saisie entre grâce à des vols commerciaux en provenance de l’Asie Centrale43.
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World Customs Organization Report 2000-2008
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Le Kazakhstan est la route terrestre obligatoire pour entrer en Russie mais les saisies y sont peu importantes et la consommation sur place est estimée à près de 18 tonnes par an. De plus petits volumes empruntant cette route sont destinés à la Chine et d’autres, une fois en Russie, sont acheminés vers l’Ukraine, la Biélorussie, les pays Baltes et la Scandinavie. En Afghanistan, l’ONUDC identifie cinq groupes de trafiquants tous composés de responsables politiques et de sécurité, de seigneurs de guerre et de groupes criminels organisés. La majorité de l’héroïne produite dans le pays l’est dans le Sud qui compte un grand nombre de laboratoires tenus par des Pachtounes qui envoient ensuite le produit vers le Nord où les communautés Tadjik et Ouzbèkes s’occupent de l’acheminement. Plusieurs groupes criminels multinationaux font les intermédiaires avant que les produits n’atteignent le consommateur. Au vu des arrestations faites en Russie, au Kazakhstan et au Kirghizstan, on dénombre beaucoup de Russes impliqués dans le trafic sur cette route44. La Route des Balkans est la principale route d’acheminement des opiacés depuis l’Afghanistan. Elle traverse l’Iran et la Turquie avant de se diriger vers l’Europe Centrale et de l’Ouest. L’ONUDC estime à près de 37% la proportion d’héroïne afghane qui entre en Iran depuis l’Afghanistan et le Pakistan, qui partage 1845 kilomètres de frontières. Une fois en Iran, l’héroïne n’a que deux frontières qui la séparent de l’Europe. C’est le trajet le plus court. On estime que près de 140 tonnes d’héroïne afghane transitent par l’Iran. Plusieurs groupes se relaient depuis l’Afghanistan jusqu’à l’Europe. L’héroïne est vendue et achetée plusieurs fois, elle est divisée en plus petites quantités et le moyen de transport change fréquemment. Ces groupes sont connus pour être très bien organisés et avoir des connexions dans le monde entier. D’après la World Customs Organization, la majorité des arrestations sur cette route concernerait des ressortissants Turcs et les plus grosses saisies se font avant le passage de la frontière Turquie/Europe. Mais une fois que l’héroïne a quitté la Turquie, les saisies se font plus rares et moins importantes en termes de quantités. A titre d’exemple, en 2008, l’Iran a saisi 32 tonnes d’héroïne, la Turquie 15,5 tonnes et l’Europe du Sud-est 2,8 tonnes seulement. Dans les Balkans, le trafic est facilité par une corruption endémique (qui résulte du fort du chômage et du niveau bas des salaires) et par le peu de coopération entre les Etats. Beaucoup de groupes albanais et bulgares sont impliqués dans le trafic de la région. Une fois entrées en
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World drug report, UNODC 2010
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Union Européenne via l’Italie, la Grèce, la Hongrie ou encore la Slovénie, le contrôle ou la saisie des marchandises devient plus compliqué du fait de l’espace Schengen45. La Route du Sud qu’empruntent les opiacés afghans part d’Afghanistan vers le Pakistan où ils sont ensuite acheminés vers le reste du monde : l’Europe, l’Afrique, l’Asie et parfois, mais dans une moindre mesure, les Etats-Unis et le Canada. Sur la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, on note l’existence de deux passages connus et utilisés pour le commerce légal ou illégal, le passage de Torkham dans la zone des FATA (Federally Administered Tribal Areas) et le checkpoint de Chaman dans le Baloutchistan pakistanais. Mais les cargaisons d’opiacés entrent le plus souvent par des passages inconnus et des routes désertes qui ne sont pas contrôlés par les autorités. Une fois au Pakistan, les opiacés sont dirigés à la fois vers la Chine, l’Inde et Karachi, sur la côte pakistanaise. Karachi, qui possède le port et l’aéroport les plus importants du pays, devient grâce à ses infrastructures, une plaque tournante très importante dans l’acheminement des opiacés afghans vers le reste du monde. L’ONUDC estime à près de 5 tonnes d’héroïne le volume annuel envoyé par transport aérien et maritime vers l’Europe (Grande-Bretagne et Pays-Bas principalement). L’office pense également que Karachi est le point de départ d’environ 2 tonnes à destination des Etats-Unis et du Canada, de près de 20 tonnes pour l’Afrique et d’environ 11 tonnes pour les Emirats Arabes Unis (Dubaï essentiellement). 20 tonnes resteraient au Pakistan pour la consommation annuelle locale46. Tous ces itinéraires sont également utilisés dans le sens inverse pour acheminer les produits nécessaires à la transformation du pavot dans les laboratoires afghans. -
Cocaïne : des Andes vers le Nord
La première route de la cocaïne en termes d’importance économique et de volume est celle vers les Etats-Unis. Les Etats-Unis sont le plus grand marché du monde pour la cocaïne. Rien qu’en 2008 la consommation nord-américaine (incluant le Canada) de cocaïne était estimée à près 196 tonnes par le gouvernement fédéral47. Après le démantèlement des cartels de Medellin et de Cali qui exportaient directement le produit aux Etats-Unis et le renforcement de la sécurité en
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World drug report, UNODC 2010 Ibid 47 Cocaine consumption estimates methodology US ONDCP 2008 46
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Colombie, de plus petits groupes ont repris les exportations mais en s’associant cette fois avec des groupes criminels mexicains et des Caraïbes (principalement de République Dominicaine). La porte d’entrée principale de la cocaïne aux Etats-Unis est sans conteste le Mexique : en 2009, près de 140 tonnes ont passé la frontière Etats-Unis/Mexique. D’autres entrées sur le sol étatsunien existent, notamment depuis les Caraïbes jusqu’en Floride et en Louisiane où les flux étaient respectivement estimés à près de 15 tonnes et 6 tonnes48. En dépit du nombre important d’Etats entre la Colombie et le Mexique, ce sont des groupes colombiens qui s’occupent de transporter la cocaïne jusqu’au Mexique. Une fois sur place, ils passent le relai aux cartels mexicains qui s’occuperont de faire passer le produit de l’autre côté de la frontière. Pour alimenter un marché de près de 196 tonnes, les groupes colombiens prennent en compte les saisies et la consommation des pays de transit (même si elle est moins importante) et envoient près de 309 tonnes depuis les Andes vers le Nord. Ce volume représente environ 50% de toute la cocaïne qui quitte la région andine. La seconde route principale du trafic de cocaïne part des pays andins vers l’Europe. En effet, ce continent représente le second marché le plus important pour la cocaïne avec la GrandeBretagne, l’Espagne et l’Italie en tête. Le trafic est essentiellement maritime. D’après la World Customs Organization, 69% des saisies de cocaïne à destination de l’Europe sont faites sur des bateaux. Les points de départs sont généralement le Venezuela, les Caraïbes et l’Amérique du Sud (surtout Brésil). Il existe deux destinations européennes pour le produit, une au Nord (Rotterdam aux Pays-Bas et Anvers en Belgique) et une au Sud (Andalousie et Galice en Espagne, et le Sud du Portugal). En 2008, 70% des saisies en Europe ont été effectuées dans ces pays et l’Espagne réunit à elle seule 45% de ces saisies. Depuis quelques années, on a assisté à une augmentation des envois de cocaïne vers l’Afrique de l’Ouest notamment en Guinée-Bissau, Guinée, Cap-Vert, Gambie et Sénégal. Une partie de la cargaison repart vers l’Espagne et le Portugal dans des bateaux plus petits ou par voie terrestre jusqu’au détroit de Gibraltar et une autre partie sert à payer les intermédiaires africains49.
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World drug report, UNODC 2009 The United Kingdom Threat Assessment of Organized Crime SOCA 2009
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Le trafic de cocaïne à destination de l’Europe est majoritairement tenu par des groupes colombiens même si on assiste à une présence de plus en plus importante de cocaïne péruvienne dans les saisies ou dans les rues européennes. Dans les pays européens, les trafiquants sont en majorité des nationaux mais on relève une part importante de groupes sud-américains en Espagne, de groupes albanais en Belgique et de groupes nigérians aux Pays-Bas. Pour le cas de l’Italie, les groupes colombiens et dominicains sont directement associés avec les mafias de la péninsule comme la ‘Ndrangheta, la Camorra ou la mafia sicilienne. Si le marché français n’est pas parmi les plus importants du continent, il se développe vite depuis que les pays d’Afrique francophone sont devenus une zone de transit50. -
Cannabis : un cas particulier
Comme on l’a vu plus haut, le cannabis n’est pas uniquement produit dans certaines régions du monde mais bien partout. Pour ce qui est du cannabis mexicain, il emprunte les mêmes passages que la cocaïne qui remonte depuis les Andes. Grâce à un système de passeurs, de « mules » et de tunnels51, le cannabis voyage, si ce n’est conjointement avec la cocaïne, par les mêmes chemins. Il en est de même pour le cannabis afghan, il est acheminé vers les zones de consommation via les routes des opiacés. Dans le cas du cannabis marocain, il existe deux points d’entrée principaux en Europe : l’Espagne et le Portugal. Une fois dans ces pays, le produit est acheminé vers la France qui, du fait de sa position géographique, joue le rôle de carrefour avant qu’une partie de la cargaison ne soit envoyée vers la Grande-Bretagne, la Belgique, l’Italie ou les Pays-Bas. L’OEDT estime que près de 700 tonnes de cannabis sous toutes ses formes sont saisies chaque année en Europe et l’Espagne se taille la part du lion en saisissant en 2009 près de 445 tonnes de résine de cannabis dont la quasi-totalité vient du Maroc. La France a saisi environ
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World drug report, UNODC 2010 http://fr.rian.ru/world/20111201/192203518.html
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60 tonnes la même année suivie par la Grande-Bretagne avec 30 tonnes. S’il est une porte d’entrée, le Portugal n’a saisi « que » 5 tonnes de résine en 200952 53. Le haschisch est la forme la plus consommée de cannabis sur le continent européen mais depuis une vingtaine d’années, plusieurs pays européens font part d’une production domestique qui prendrait de l’ampleur. La Belgique, le Danemark, la Finlande, les Pays-Bas et le Royaume-Uni en font partie. Vue comme un substitut à l’importation, la culture en intérieur (dite « indoor ») se développe de plus en plus. L’herbe de cannabis prend une part plus importante dans les saisies au fur et à mesure des années mais la résine tient toujours le haut du pavé car les quantités saisies de haschisch sont six fois supérieures à celle de l’herbe54.
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http://www.emcdda.europa.eu/countries: national drug-related information and data Saisies depuis 1996, OFDT 54 Communiqué de l’OEDT du 26 juin 2012 53
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Chapitre III Etat des lieux de la consommation des drogues et modèles alternatifs
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III- A : La consommation de drogues Si la consommation de drogues remonte à très loin dans l’histoire de l’humanité, la différenciation entre l’usage en dehors d’un contexte thérapeutique ou religieux se fait dans la seconde moitié du XIXème siècle. Mais c’est seulement après la Seconde Guerre mondiale que la « grande épidémie55 » débute. Aux Etats-Unis, on assiste à une explosion de la consommation dans les années 1950 tandis qu’il faudra attendre les années 1960 et 1970 pour l’Europe. Si, dans les années 1960, le cannabis et le LSD tiennent le haut du pavé, l’héroïne (années 1970), la cocaïne, le crack (années 1980) et enfin les amphétamines et l’ecstasy (années 1990) vont s’ajouter à la liste des produits essentiellement consommés dans les pays occidentaux. Au début de cette « grande épidémie » (après 1945), le profil type du consommateur est celui d’un jeune en rupture avec les acquis des générations précédentes, à la recherche d’un « ailleurs » mais avec la consommation de nouveaux produits comme la cocaïne ou l’ecstasy par exemple, le spectre des usagers s’élargit. Il ne s’agit plus uniquement d’étudiants mais également de personnes issues de milieux défavorisés (ouvriers, chômeurs…). Les drogues infiltrent aussi les classes moyennes. C’est la démocratisation des drogues et l’Europe entière est concernée. Les différences de consommation entre classes sociales, tranches d’âges, genres s’effacent peu à peu pour enfin disparaître56. En effet, pendant la révolution industrielle britannique au XIXème siècle, la majorité des usagers d’opium est issue des milieux agricoles ou ouvriers. Aux Etats-Unis, la première vague de consommation de cocaïne (de 1880 à 1910) concerne les milieux populaires57. D.T. Courtwright dans Dark Paradise : Opiate Addiction in America Before 1940 (1972) va réussir à identifier les catégories de populations consommant des opiacés aux Etats-Unis et leur évolution : à la fin du XIXème siècle, le consommateur type est une femme blanche dans la quarantaine issue de la classe moyenne ou supérieure. Leur addiction découlerait de la méconnaissance des médecins qui prescrivaient la morphine à tout-va. Mais le portrait change dès le début du XXème siècle, l’usager type est dorénavant est un jeune homme blanc issu de l’immigration vivant en zones urbaines, chômeur et souvent membre de gang. La consommation est alors le résultat de la recherche de plaisirs inconnus ou de moments d’évasion.
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Le Dragon domestique. Deux siècles de relations étranges entre l’Occident et la drogue, Bachmann et Coppel Albin Michel 1989 56 Sociologie de la drogue H.Bergeron. La Découverte 2009 57 Tableau d’une diversité. Drogues, politique et société Ehrenberg et Mignon. Descartes 1992
39
Si l’usage de drogues ou d’alcool (épidémie de gin au XVIIIème siècle chez les ouvriers anglais par exemple) s’était jusqu’ici expliqué par la volonté des classes populaires ou défavorisées d’échapper à des conditions de vie difficiles, cela n’expliquait pas la consommation des classes moyennes ou supérieures. Courtwright explique que si certains produits ont connus plus de succès que d’autres, c’est grâce à leur compatibilité avec le monde capitaliste naissant et le culte de la performance comme par exemple les stimulants comme le tabac ou le café. Des substances seront impossibles à importer et à diffuser du fait de leurs contraintes logistiques comme le khat qui nécessite de gros volumes. Certains produits ne se diffuseront que plus tardivement du fait de leur détérioration dans le temps58. On a longtemps cherché à identifier le profil type du « drogué », du « toxicomane ». Inventé en 1885, le terme de « toxicomanie » est pratique : il permet de désigner à la fois une maladie, un phénomène social et un individu, le « toxicomane »59. Comme on l’a vu, le tournant des années 1960 va faire des drogues un élément de la contre-culture propre à la jeunesse de cette époque. Les aînés, paniqués par les mouvements de contestation culturelle et sociale, vont adopter une position morale qui donnera la loi française de 1970 relative aux stupéfiants par exemple. La figure du junkie va peu à peu s’imposer dans l’inconscient collectif et va synthétiser tous les aprioris sur les drogues : la marginalisation, l’exclusion sociale, la perte de contrôle face au produit, l’autodestruction et, fin sans échappatoire du junkie, la mort. Pourtant, une partie des consommateurs de drogues ne sont pas tous des junkies issus de milieux populaires ou défavorisés, exclus de la société ou vivant dans des squats. Les « populations cachées60
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» sortent la consommation de drogues des ghettos et des quartiers
mal famés. Ces usagers appartiennent aux classes moyennes ou supérieures et sont mieux intégrés socialement. Ces populations sont dites « cachées » car elles ne sont pas en contact avec l’administration sanitaire, la justice ou la police. Il existe donc des usagers de drogues qui savent gérer leur consommation et qui réussissent à avoir une vie sociale que l’on pourrait qualifier de normale : avoir un emploi, élever des enfants… Ce qui caractérise également ces consommateurs, c’est leur capacité à se distancer des produits en fonction des aléas de leur
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Forces of the Habit: Drugs and the Making of the Modern World D.T. Courtwright Harvard University Press 2002. 59 La drogue est-elle un problème ? M. Kokoreff Payot 2010 60 Unknown, unexplored and unseen populations: an introduction into the truly hidden worlds of drug and alcohol research, Journal of Drug Issues. Morgan P. 1996 61 The elephant that no one sees: natural recovery among middle-class addicts, Journal of Drugs Issues. Granfield et Cloud 1996
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quotidien comme par exemple la pénurie du stupéfiant, les obligations sociales ou professionnelles, etc62. Au-delà de l’aspect social, on peut s’attarder sur les taux de consommations de l’ONUDC qui sont des estimations basées sur des sources gouvernementales, sur les Annual Reports Questionnaires, ou encore de l’ONUDC elle-même, le constat est clair et sans appel : la grande majorité des usagers de produits stupéfiants vient donc des pays du Nord. Les taux sont en général représentatifs de la tranche des 15-64 ans. En comparant les pays producteurs, souvent situés dans l’hémisphère Sud comme on l’a vu plus haut, avec les pays industrialisés du Nord, on se rend donc compte que la demande au Nord est beaucoup plus importante que celle du Sud. Pour le cannabis, drogue la plus consommée du monde, la République Tchèque est en tête (15,2% pour 2008) suivie par les Etats-Unis (12,5% pour 2008), l’Australie (10,6% pour 2007), l’Espagne (10,1% pour 2007), la France (8,6% pour 2008), l’Ecosse (8,4% pour 2009), l’Angleterre/Pays de Galles (6,6% pour 2010) et les Pays-Bas (5,4% pour 2005). Comparativement dans les pays producteurs, les taux sont bien inférieurs : l’Afghanistan, en 2009, compterait 4,3% de consommateurs suivi par le Maroc (4,2% pour 2004) et le Mexique (1% pour 2008). Il ne faut toutefois pas oublier que dans le cas particulier du cannabis, beaucoup de pays consommateurs sont également des producteurs, parfois très importants (Etats-Unis)63. Pour la cocaïne, l’Ecosse est en tête avec, pour 2009, 3,9% de consommateurs. Derrière, on trouve l’Angleterre/Pays de Galles (3% pour 2009), l’Espagne (3% pour 2007), les Etats-Unis (2,6% pour 2008), l’Italie (2,2% pour 2008), l’Irlande (1,7% pour 2007), le Danemark (1,4% pour 2008), la Belgique (1,2% pour 2007) puis la France et les Pays-Bas (0,6% pour 2005). Pour les pays producteurs, la Colombie et la Bolivie sont à 0,8% pour 2008 et le Pérou à 0,5% pour 200664. Pour les opiacés, les Etats-Unis ont la première place avec 5,9% d’usagers pour 2009 suivi par la Russie (1,64% pour 2007), l’Ecosse (1,54% pour 2004), l’Estonie (1,52% pour 2004), la Nouvelle-Zélande (1,10% pour 2008), l’Angleterre/Pays de Galles (0,81% pour 2007), la France (0,45% pour 2007) et les Pays-Bas (0,31% pour 2005). On ajoutera également la
62
Sociologie de la drogue H.Bergeron. La Découverte 2009 World drug report, UNODC 2011 64 World drug report, UNODC 2010 63
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Chine même si elle n’est pas considérée comme un pays du Nord avec 0,25% pour 2005. En comparaison, l’Afghanistan, pays producteur d’opiacés, se retrouve d’égal à égal avec certains pays du Nord avec 2,92% pour 2009. La Birmanie, également productrice, suit de loin avec 0,8% pour 2010. On ajoutera exceptionnellement l’Iran qui n’est pas producteur mais gros consommateur (2,26% pour 2010)65. Enfin pour les amphétamines, on ne peut comparer les pays producteurs et les pays consommateurs car, comme cela a été vu plus haut, les lieux de production de drogues de synthèses sont généralement proches des lieux de consommation donc parfois dans le même pays. Mais encore une fois, ce sont les pays dits riches qui ont les taux les plus importants quant à la consommation d’amphétamines. Israël est largement en tête avec 4,5% de consommateurs pour 2008. On trouve derrière l’Australie (2,7% pour 2007), la NouvelleZélande (2,1% pour 2008), la République Tchèque (1,7% pour 2008), la Thaïlande et l’Ecosse (1,4% pour 2007), les Etats-Unis (1,3% pour 2008), l’Angleterre/Pays de Galles (1,1% pour 2009), l’Afrique du Sud (1% pour 2008), les Pays-Bas (0,3% pour 2005), la France et la Birmanie (0,2% pour 2005)66. S’il est à présent établi que les pays du Nord sont les consommateurs les plus importants de produits stupéfiants, on peut se pencher sur la question de l’approvisionnement de ces marchés. Ces produits étant interdits à la fois dans les pays producteurs et les pays consommateurs, l’import-export de ces « marchandises » se fait via l’intermédiaire de groupes criminels, parfois ceux contrôlant la production, qui superviseront l’acheminement des drogues jusqu’aux zones de consommation.
65 66
World drug report ONUDC 2010 Ibid
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III- B : Alternatives à la prohibition On distingue trois modèles qui pourraient constituer des alternatives à la prohibition : la dépénalisation, la régulation et la légalisation. La dépénalisation : Dépénaliser un stupéfiant signifierait renoncer à punir pénalement l’acte de consommation de ce produit. La dépénalisation peut aller jusqu’à la « déjudiciarisation » comme pour l’alcool, on tolère l’ivresse chez soi mais une fois sur la voie publique, cela devient une infraction. Même dans le cas d’une dépénalisation, on doit définir les circonstances de l’usage du stupéfiant : consommation dans un cadre privé, dans l’espace public, conduire sous l’emprise du produit et quels produits sont dépénalisés. Autant de variables et de domaines qu’il faut ajuster pour éviter un vide juridique. La dépénalisation ne concerne que l’usager de drogues. Le trafic et le commerce du produit restent interdits et réprimés. Plusieurs pays ont fait l’expérience, chacun à leur manière, de la dépénalisation de l’usage de certains produits stupéfiants comme la République Tchèque, les Pays-Bas, l’Espagne ou encore le Portugal, pour ne citer qu’eux. Ces pays se distinguent des autres car ils ont choisis la dépénalisation très tôt, certains pays d’Amérique du Sud ont également dépénalisés certains produits mais que très récemment. Il semble plus intéressant d’étudier les exemples d’Etats ayant une expérience poussée dans ce domaine. -
République Tchèque :
La loi principale du pays est l’Addictive Substances Act en vigueur depuis 1998. Plusieurs amendements ont autorisés les juges à prononcer des sentences alternatives à l’emprisonnement. La loi tchèque ne retient pas l’usage personnel de drogues comme un délit, en effet, un amendement de 1999 détermine un seuil de quantités un consommateur peut détenir. Au dessous de ce seuil, il n’y a pas de poursuites judiciaires à l’encontre du consommateur. Si l’usager doit faire l’objet de sanctions, celles-ci seront administratives dans le cas d’une
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interpellation pour détention d’une quantité en dessous du seuil défini par la loi. Tous les produits stupéfiants qu’on peut rencontrer en Europe sont concernés. Par exemple, pour l’héroïne, dix doses de 100mg chaque sont autorisées, pareil pour la MDMA (ecstasy). Dix doses de 50mg chaque sont autorisées pour la cocaïne et 20 cigarettes de cannabis contenant 1,5% de THC également67. La production et la vente restent interdites par la loi68. -
Pays-Bas :
La loi principale du pays régissant le domaine des drogues est l’Opium Act de 1919. Un amendement en 1976 a permis la distinction entre les drogues dites « dures » et celles dites « douces ». La différenciation a été faite sur la base du risque sanitaire inacceptable pour la société que certains produits pouvaient engendrer. La loi néerlandaise dépénalise la possession de n’importe quel stupéfiant à moins de 0,5 gramme et annule ainsi les poursuites judicaires à l’encontre de l’interpellé. Le cannabis est un cas particulier car il entre dans la catégorie des drogues « douces », la possession jusqu’à 5 grammes de haschich ou d’herbe est autorisée. Une partie de la politique antidrogues du pays est décentralisée. En effet, si cette politique est édictée par le gouvernement national, les maires ont la compétence pour gérer les affaires en lien avec les drogues (troubles de l’ordre public, lieux de vente…) mais cette compétence ne peut s’appliquer qu’en cohésion avec la politique nationale et avec la consultation tripartite composée des services municipaux, du chef de la police locale et du procureur général. Le maire décide également de l’octroi des licences permettant l’ouverture d’un coffeeshop, lieu où l’on peut acheter et consommer du cannabis en toute légalité, ainsi que de sa fermeture administrative69. Les coffeeshops représentent une spécificité néerlandaise, ils n’ont pas d’équivalents dans le reste du monde. Leur apparition est le fruit de la volonté de séparer le marché du cannabis de celui des autres drogues, considérées comme « dures ». Les premiers coffeeshops ouvrent en 1976 dans le but d’éloigner le consommateur des autres produits disponibles dans la rue. Si l’achat de cannabis et sa consommation sont permis dans ces lieux, les coffeeshops obéissent à une série de règles comme par exemple l’interdiction de vente à des mineurs, l’interdiction de 67
OEDT – fiches pays Section 187 du Code pénal tchèque 69 OEDT – fiches pays 68
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vendre plus de 5 grammes par usager, l’interdiction de stocker plus de 500 grammes de cannabis dans les locaux ou l’interdiction de vendre des drogues dures ou de faire de la publicité70… Sous la pression des pays alentours (notamment la France) et pour endiguer le problème que posent le « tourisme de la drogue » et ses nuisances dans ce pays, la justice néerlandaise a décidé d’interdire l’accès à ces établissements aux étrangers et chaque néerlandais voulant se procurer du cannabis dans un coffeeshop doit être munie d’un wietpass, une carte de membre71. Si la possession et l’usage personnel sont tolérés et la vente encadrée, la production de cannabis mais aussi des autres drogues est sévèrement réprimée. Il faut également souligner qu’en addition de cette politique de tolérance, la prévention en milieu scolaire et dès le plus jeune âge est aussi un pilier majeur de la politique antidrogues aux Pays-Bas. -
Espagne :
L’Espagne se distingue par le fait que le pays ne dispose d’aucune classification des produits comme c’est le cas dans la plupart des pays. L’usage et la possession ne sont pas des délits sauf si la consommation se fait dans l’espace public. Ce délit est passible d’une amende allant de 300€ à 30 000€ mais qui peut se convertir en soins consentis dans un organe de santé officiel. Le commerce est interdit par la loi et le juge est seul à décider de la peine. En effet, le code pénal espagnol spécifie que la gravité du trafic est liée aux risques sanitaires que peut provoquer le produit. Pour simplifier, dans les faits, un vendeur de cannabis risque une peine moins lourde qu’un vendeur de cocaïne ou d’héroïne72. Compte tenu de l’organisation administrative du pays, les Comunidades Autónomas ont compétence sur certains pans de la politique antidrogues du pays. Dans certaines Comunidades, des Cannabis Social Club (association à but non-lucratif où les membres majeurs payent une adhésion annuelle et peuvent se procurer du cannabis autoproduit) ouvrent leurs portes73. La culture de pieds de cannabis pour la consommation personnelle est
70
Ibid http://www.lemonde.fr/europe/article/2012/04/26/pays-bas-la-bataille-des-coffee-shops_1691751_3214.html 72 OEDT – fiches pays 73 http://www.lesinrocks.com/2012/02/16/actualite/cannabis-lespagne-invente-le-coffee-shop-solidaire-112456/ 71
45
également possible dans certaines régions comme l’Andalousie ou le Pays Basque espagnol, ce dernier a même prévu de discuter de la légalisation du cannabis74 courant 2012. -
Portugal :
Depuis juillet 2001, l’usage et la possession personnels sont dépénalisés pour tous les types de produits. La quantité pour l’usage personnel est définie par la loi. Lors d’une interpellation, la police confisque le produit s’il n’y aucun soupçon de trafic et transmet le dossier à une commission locale composée d’un avocat, d’un docteur et d’un assistant social qui rencontrer l’usager
et détermine si une éventuelle addiction doit être traitée75. Au Portugal, le
toxicomane est considéré comme un malade et non un criminel. Le pays a fait de la réhabilitation des toxicomanes le pilier de sa politique antidrogues. Le trafic est toujours réprimé mais la sanction dépend des produits en cause qui sont classés par listes. Pour les produits des listes I à III (cannabis, cocaïne, héroïne, amphétamines, hallucinogènes et barbituriques), un trafiquant risque entre 4 et 12 ans de réclusion. Pour les produits de la liste IV (tranquillisants et analgésiques), de 1 à 5 ans. Si le trafic est développé à une petite échelle (deal de rue), les sanctions sont réduites76. La régulation publique : D’après la définition de la Fédération Française d’Addictologie (FFA), la régulation publique des drogues consisterait à faire en sorte que les drogues deviennent des sujets de la santé publique plutôt que de la criminalité. Il s’agirait de ne plus contrôler les usagers pour les protéger des risques mais de les rendre plus autonomes, plus capables de se contrôler pour mieux gérer et diminuer les risques liés aux usages. L’approche de la régulation se fait en trois points : -
Au niveau de l’éthique : il faut rendre les individus et les collectivités capables de réguler les usagers pour minimiser les risques.
-
Au niveau de l’éducation : apprendre l’autodétermination de l’usager pour améliorer son bien-être et celui des autres. Il est donc nécessaire d’édicter un cadre légal et les interdits qui seront les moyens de l’éducation et de la régulation.
74
http://www.eitb.com/fr/infos/societe/detail/793276/cannabis--euskadi-avance-grande-tolerance/ Loi de régulation portugaise n°130-A/23 avril 2001 76 Chapitre 3 article 21 de la loi portugaise 15/93 75
46
-
Au niveau sanitaire : la dépendance à un produit est essentiellement une question d’ordre sanitaire. Il faut établir une distinction entre les dépendances qui portent atteinte à autrui et celles qui touchent l’usager lui-même. La loi doit pouvoir définir un cadre pour soutenir, organiser l’éducation, la prévention et les soins liés aux consommations à risques.
La régulation cherche à limiter les usages sans chercher à les éradiquer et en contrôlant l’offre ainsi que l’accès au produit. Elle cherche également à favoriser les alternatives pour diminuer les attentes qui motivent les consommations et fait de l’éducation, la priorité centrale de son action. On peut ajouter qu’il s’agit de prévenir les abus en développant la promotion de la santé et l’aide à la gestion des expériences de vie avec une attention particulière grâce à un dispositif de rencontre et d’intervention précoce. Les mesures de sécurité publique ne sont pas incompatibles avec la régulation car il faut protéger la société des abus de consommation mais ces mesures doivent être cohérentes avec l’action de la santé publique pour diminuer les dommages par la prévention et l’information délivrées par le biais des services communautaires et de solidarité. Une des priorités de l’action de régulation est aussi l’accès aux soins qui doit être facilité au moyen d’accompagnements coordonnés, de diversifications des services et qui pourrait être adapté à chaque usager selon ses besoins77 La légalisation : Légaliser, c’est faire entrer quelque chose dans le cadre de la loi. Ici, il s’agirait de légaliser un ou plusieurs produits stupéfiants. La légalisation peut être déclinée selon différentes orientations : elle peut être contrôlée par l’Etat ou complètement libre. On pourrait imaginer, en France, un système de légalisation du cannabis contrôlée par l’Etat de la production jusqu’à la vente par exemple. Ou au contraire, le marché du cannabis devient complètement ouvert à la concurrence et à l’entreprenariat privé. La légalisation du cannabis fait grand débat dans plusieurs pays du monde. Plusieurs personnalités ont exprimé le souhait de légaliser les drogues ainsi que de mettre un coup 77
Drogues : faut-il interdire ? A.Morel JP Couteron, DUNOD 2011
47
d’arrêt à la « guerre à la drogue ». On compte parmi elles Kofi Annan (ex-secrétaire général de l’ONU), Felipe Calderon (président mexicain), Juan Manuel Santos (président colombien), Javier Solana (ancien représentant spécial de l’Union Européenne) et beaucoup d’autres78. L’Uruguay voudrait aller plus loin que les mots. En effet, le gouvernement de Montevideo a récemment déposé un projet de loi qui, une fois validé par le Parlement, autoriserait l’Etat uruguayen à produire et vendre du cannabis à ses citoyens 79
80
. Il s’agirait alors d’un cas de
légalisation contrôlée. La France n’est pas en reste. Le rapport Vaillant de 2011 prône la légalisation contrôlée du cannabis sur le territoire français. Le document définit trois grands axes : légaliser le cannabis pour les citoyens français majeurs (avec un contrôle de la production estimée à 53 000 hectares, un contrôle des importations d’autres pays producteurs et encadrement de la distribution au moyen d’une licence), réprimer les conduites à risques (comme pour l’alcool) et enfin reconnaître l’usage thérapeutique du cannabis (ce que plusieurs pays ont déjà fait notamment dans le cas de maladies graves comme le cancer, le SIDA ou la sclérose en plaques). Aucun pays au monde n’a, pour l’instant, une politique semblable à celle-ci pour les produits stupéfiants quels qu’ils soient. Il faut également souligner qu’une légalisation générale aurait un impact plus que bénéfique au niveau économique sur les pays producteurs.
78
http://blogs.lesinrocks.com/droguesnews/2012/06/18/annan-calderon-lula-les-100-irresponsables-opposes-ala-guerre-a-la-drogue/ 79 http://www.reuters.com/article/2012/08/09/uruguay-marijuana-idUSL2E8J9JJV20120809 80 http://fr.ria.ru/world/20120810/195632322.html
48
Conclusion : Ainsi, ce tour d’horizon de la prohibition des drogues à l’échelle internationale nous a permis de comprendre les différents mécanismes qui entrent dans la problématique des produits stupéfiants. L’international est omniprésent dans ce sujet. Production, trafic, lutte contre ce même trafic, conventions et traités : tout renvoie à cette mondialisation qui régit aujourd’hui notre planète. La prohibition totale des stupéfiants est, d’après l’ONUDC, un moyen efficace de contrôle des drogues. En effet, dans son rapport de 2012, l’Office réaffirme que la lutte contre les stupéfiants doit se faire de manière à augmenter les risques pour les producteurs, les trafiquants et les usagers. En augmentant les risques pour les producteurs et les trafiquants, les prix des stupéfiants sur le marché grimpent et des prix élevés seraient une manière de dissuader les usagers de consommer les produits. De même, des risques élevés pour les trafiquants permettent de limiter leur capacité à participer à l’économie illicite liée aux drogues. Et le rapport souligne que sans risques pour le producteur, celui-ci sera plus enclin à cultiver des plantes interdites. L’ONUDC définit l’usage, qu’il entend combattre aussi durement que la production et le trafic, selon deux critères : la disponibilité des produits et la perception du risque généré par la consommation. Selon l’Office, plus la disponibilité est élevée, plus la consommation est élevée et plus les risques liés à l’usage sont élevés, plus la consommation tend à baisser. Malgré cette vision, la prohibition totale des drogues n’a pas eu l’effet escompté par ceux qui l’ont mise en place ou qui l’encadrent: les produits sont toujours présents, la production augmente (en 2008, la production de cocaïne a augmenté de 20% celles d’opium et de cannabis ont plus que doublé) ainsi que la consommation. Les tenants de cette prohibition pensent que la répression est gage d’une consommation peu élevée mais il est impossible d’attester d’un lien entre le niveau d’usage et la sévérité des lois81 mais d’un autre côté, si la politique répressive n’est pas aussi efficace voire impuissante à enrayer la consommation, rien n’indique les bénéfices d’une politique non-prohibitionniste sur les taux de consommation82.
81
The limited revelance of drug policy. American Journal of Public Health. Reinerman, Cohen et Kaal 2004 Evolution des modes de consommation des drogues et effets limités des politiques pénales. Déviance et société. K.H. Renband 2008 82
49
Pourtant, les politiques d’expérimentations de nouvelles voies à propos de la consommation de stupéfiants dans certains pays que nous avons abordés laissent à penser que l’abandon de la criminalisation de l’usager permettait une meilleure prise en charge et avait un impact bénéfique sur le niveau de consommation du pays. Pour illustrer ces propos, on peut évoquer le cas de la Suisse qui a connu un gros problème de toxicomanie dans les années 1980. La mise en place d’un programme de substitution à l’héroïne a eu trois effets majeurs sur le marché de l’héroïne dans cet Etat : premièrement, une réduction de la consommation des gros usagers (qui étaient également revendeurs), ce qui a donc eu une incidence sur la viabilité du marché. Deuxièmement, une réduction des activités criminelles liées à l’héroïne et enfin, troisièmement, une complication des contacts entre les consommateurs occasionnels et les revendeurs car les intermédiaires habituels qu’étaient les gros consommateurs ont quitté le marché83. Dans ce même ordre d’idées, on peut parler de la politique de réduction des risques en France quand le pays connaissait un gros problème de consommation d’héroïne et d’épidémie du SIDA dans les années 1980-90. Avec la vente libre de seringues stériles autorisées en 1987, le programme d’échanges des seringues usagées contre une stérile et l’utilisation de produits de substitution, on a pu constater une baisse significative des morts par overdose, l’amélioration de la santé des usagers, la baisse de la délinquance associée et la diminution des contaminations au VIH. Actuellement, un débat sur l’ouverture de « salles de shoot » vient d’être relancé en France84. Si ces mesures n’enrayent pas le trafic et n’inquiètent pas vraiment les trafiquants, elles ont le mérite de remettre l’usager au centre du débat car il en est la première victime. Victime de son produit en cas d’addiction, victime de lois parfois très sévères qui ne règlent pas son problème de santé car la réponse est exclusivement pénale et non sanitaire. Lors de la prohibition de l’alcool aux Etats-Unis, les buveurs d’alcool n’étaient pas envoyé en prison alors qu’aujourd’hui, les usagers de produits stupéfiants, oui. On peut également s’interroger sur le principe de cohérence du traitement juridique différencié des drogues, licites ou illicites. Le tabac tue près de 5 millions d’individus chaque année, l’alcool, 1,8 million et les drogues (toutes substances confondues) près de 200 000 personnes. Au niveau international, le tabac et l’alcool ne sont pas classés dans les listes des 83
Rapport de la commission mondiale pour la politique des drogues, 2011 http://www.lemonde.fr/sante/article/2012/08/31/les-salles-de-shoot-n-augmenteront-pas-l-usage-desdrogues_1754074_1651302.html 84
50
substances addictives et le statut juridique des médicaments psycho-actifs dépend des substances qui les composent. Au niveau européen par exemple, les possibilités de contrôles sur les drogues licites sont plus importantes car elles sont intégrées au système économique. L’Union Européenne n’a aucune compétence en matière de politique liée au problème des drogues. L’alcool et le tabac sont soumis aux règles communautaires de libre circulation des marchandises et de la politique agricole commune. Il faut savoir que les compétences de l’UE en termes de santé publique sont très peu développées par rapport aux domaines économique et commercial. Par exemple, la Cour de Justice de la Communauté Européenne (CJCE) condamne régulièrement les pays qui, pour des raisons de santé publique, entrave la libre circulation des marchandises85 86. De plus, l’Europe offre un soutien financier important aux producteurs de tabac et aux viticulteurs via le Fonds Européen d’Orientation et de Garantie Agricole (FEOGA). En termes économiques, la prohibition coûte extrêmement cher aux Etats. Si un chiffre global est difficile à obtenir, on peut en citer quelques uns qui sont très éloquents : par exemple, 200 à 250 milliards de dollars annuels sont consacrés à couvrir les soins liés à la consommation de drogues soit 0,3-0,4% du PIB mondial87. Autre exemple: le budget des Etats-Unis pour appliquer la prohibition est de près de 40 milliards de dollars88 (sans compter les budgets pour l’incarcération des contrevenants aux lois relatives aux drogues). L’économie illicite liée aux drogues est estimée entre 150 et 200 milliards de dollars annuels89. Autant d’argent qui ne rentre pas directement dans le système économique légal, qui sera vicié une fois que l’argent sera blanchi et réinvesti légalement par les trafiquants. Autant d’argent qui sert à étendre les marchés, financer le transport des produits, armer les groupes criminels, favoriser la violence et rendre possible une corruption à grande échelle. Autant d’argent qui manque à l’économie de nos Etats en ces temps de crise. La prohibition n’est pas un système idéal, on l’a vu mais tomber dans l’angélisme en défendant la légalisation d’une ou des drogues ne résout pas tout non plus. La légalisation n’est pas un système parfait mais continuer à appliquer la prohibition aveuglément n’est définitivement plus une solution viable à notre époque. D’autres politiques existent et méritent
85
Arrêt Sandoz 14 juillet 1983 CJCE Arrêt Aragonesa 25 juillet 1991 CJCE 87 Rapport de la commission mondiale pour la politique des drogues, 2011 88 http://www.lenouveleconomiste.fr/la-depenalisation-a-un-cout-la-prohibition-aussi-7887/ 89 Géopolitique des drogues, A. Labrousse PUF 2011 86
51
que les Etats et les sociétés s’y intéressent. Le problème des drogues est infiniment plus complexe et résumer ce problème à des interpellations d’usagers sur la voie publique, des saisies de quelques kilos dans une cave d’un ghetto est réducteur voire contre-productif : il focalise le débat sur une problématique strictement nationale et policière alors que l’ensemble du problème est international et relève de la compétence de la société civile et du législateur. Légaliser les « salles de shoot » par exemple serait un signal positif mais insuffisant. Cela n’empêcherait pas l’héroïne d’arriver dans les zones de consommation. Ni les trafiquants de trouver d’autres sources de revenus mais peut être moins lucratives. Il est vrai que dépénaliser voire légaliser les drogues pourrait permettre de reporter l’action policière sur les trafiquants et les groupes criminels vivant du commerce de drogues plutôt que sur l’usager. La prévention et l’accompagnement des gros usagers ayant un problème d’addiction sont plus importants que la posture morale qui gangrène le débat sur les drogues dans nombre de pays, empêchant toute avancée sur la question notamment en France. Les conventions internationales qui encadrent la prohibition ont, aujourd’hui plus que jamais, montré leurs limites. Les Etats doivent dès lors repenser un modèle chancelant pour améliorer la condition des usagers mais aussi des producteurs, qui, pour des raisons économiques, choisissent des cultures illicites. La Commission des Stupéfiants a récemment adopté une résolution visant à organiser le développement alternatif et une stratégie de régimes spéciaux pour la commercialisation des produits du développement alternatif à destination des petits producteurs90. Toutefois, avec les budgets des Etats qui se réduisent à cause du contexte économique, on est en droit de se demander si les paroles seront, cette fois, suivies d’actes.
90
Compte rendu 67ème session de l’Assemblée Générale de l’ONU sur le contrôle international des drogues
52
Bibliographie Ouvrages : -
Des plantes magiques au développement économique, P.A. Chouvy, Université Paris La Sorbonne, 1997
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Drogues ; faut-il interdire ? A.Morel et J.P. Couteron, DUNOD, 2011
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Les drogues, N. Maestracci, PUF, 2005
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Géopolitique des drogues, A. Labrousse PUF, édition mise à jour 2011
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La drogue est-elle un problème ? M. Kokoreff Payot, 2010
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Le Dragon domestique. Deux siècles de relations étranges entre l’Occident et la drogue, Bachmann et Coppel Albin Michel, 1989
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Tableau d’une diversité. Drogues, politique et société, A. Ehrenberg et P. Mignon. Descartes, 1992
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Global illicit drug trends, UNODC, 2003
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Myanmar opium survey, UNODC, 2005
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World Customs Organization Report 2000-2008
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Cocaine consumption estimates methodology, US ONDCP, 2008
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The United Kingdom Threat Assessment of Organized Crime, SOCA, 2009
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Publications :
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Géopolitique mondiale des drogues 1998-1999, Observatoire Géopolitique des drogues 2000
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Unknown, unexplored and unseen populations: an introduction into the truly hidden worlds of drug and alcohol research, Journal of Drug Issues, Morgan P. 1996
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The limited revelance of drug policy, American Journal of Public Health. Reinerman, Cohen et Kaal 2004
-
Compte rendu 67ème session de l’Assemblée Générale de l’ONU sur le contrôle international des drogues
-
Communiqué de l’OEDT du 26 juin 2012
Dictionnaire : -
54
Dictionnaire géopolitique des drogues, A. Labrousse De Boeck, 2003
Table des Matières Introduction
7
Chapitre I : La prohibition internationale des drogues
9
I – A : Histoire de la prohibition internationale des drogues
11
I – B : La coopération internationale dans la lutte contre le trafic de drogues Chapitre II : Du producteur au consommateur
17 23
II – A : La production de drogues au niveau international
25
II – B : Les routes du trafic international de drogues
31
Chapitre III : Etats des lieux de la consommation des drogues et modèles alternatifs
37
III – A : La consommation de drogues
39
III – B : Alternatives à la prohibition
43
Conclusion
49
Bibliographie
53
55