SOCIÉTÉ
Semaine du 12 au 18 avril 2012
RACKET
Une restauratrice mentonnaise menacée par la mafia Menaces, chantage, intimidation. Des années durant, une commerçante azuréenne a eu à subir de plein fouet les affres de la mafia calabraise, bien implantée dans la ville du citron. Nous l’avons retrouvée. Il s’agit d’une ancienne restauratrice italienne qui se dit aujourd’hui ruinée. Bien que menacée, elle raconte.
«
menton. Le jeudi 5 avril 2012
On se croirait presque en Sicile, ici », ironise Flora Saponaro au sujet de Menton, une ville frontalière qui a pourtant la réputation d’être un havre de paix pour les retraités. C’est aussi ce qu’a longtemps pensé cette ancienne restauratrice milanaise de 51 ans jusqu’au jour où elle s’est retrouvée en proie à la mafia italienne. « Jamais je n’aurais cru retrouver ce fléau dans un pays comme la France ! », relate-t-elle. Aussi surprenant que cela puisse paraître, celle qui bénéficie aujourd’hui du statut de résidente privilégiée à Monaco a pourtant bien été la victime de cette délocalisation du crime organisé.
« C’est là que les problèmes ont commencé » Les faits remontent à 2007. À l’époque, cela fait tout juste quatre ans que Flora Saponaro a délaissé son métier de trader pour monter sa propre affaire : « Le Rendez-vous », un restaurant de cuisine traditionnelle situé en plein cœur du Vieux-Menton au 19, quai de Monléon. « Tout allait pour le mieux. J’avais réussi à séduire une grosse clientèle. Et je réalisais un bon chiffre d’affaires », se souvient-elle, le sourire aux lèvres. Son bonheur a malheureusement été de courte durée. « J’avais commis l’erreur d’exhiber des
Quelqu’un venait balancer des cadavres de pigeons signes de richesse… », confesse Flora, en indiquant s’être souvent affichée au volant d’un bolide d’une valeur de près de 100 000 euros. Ce qui n’a évidemment pas manqué d’attirer les regards malveillants. « Un soir dans mon restaurant, j’ai donc reçu la visite de deux Italiens », raconte-telle à voix basse. « C’est là que les problèmes ont commencé… ».
Une offre qui ne se refuse pas Sitôt attablés, ils se seraient alors présentés : « Ils ont dit s’appeler Gianni et Pino. Ils avaient vraiment l’air bien sous tous rapports », indique Flora Saponaro, en précisant que l’un d’eux s’exprimait avec un fort accent napolitain, l’autre plutôt calabrais. « Puis ils ont soudain ordonné aux filles qui les accompagnaient de bien se comporter par respect envers moi ». À la fin du repas, les deux comparses se rapprochent de la restauratrice. « Ils se disaient prêts à payer des gens pour remplir mon restaurant pendant trois mois », relatet-elle. « Ils disaient que cela permettrait de faire croire aux passants qu’ici, cela tourne à plein régime. Mais je ne suis pas dupe. Je me doutais
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Flora Soprano devant ce qui était autrefois son restaurant.
bien qu’ils ne le feraient pas gratuitement... ». Malgré l’insistance, la Milanaise refuse de marcher dans cette combine qui cachait, selon elle, une tentative de racket. « Sur le coup, ils ont quand même acquiescé puis sont repartis ». Sa ténacité va pourtant avoir de graves conséquences.
De la cocaïne dispersée sur ses tables Un samedi matin aux alentours de 9 h 30, alors qu’elle fait ses courses de l’autre côté de la frontière chez un fameux grossiste de Camporosso, une commune située à 25 minutes de Menton, Flora reçoit un appel d’urgence. « C’était mammà ! Elle me suppliait de rentrer au plus vite à Menton, prétextant qu’il se passait quelque chose de gravissime », se remémore-t-elle, en portant ses mains à la tête. Ce qu’elle s’apprête alors à découvrir va bouleverser sa vie à jamais. Sa mère soutient que plusieurs tables du restaurant sont recouvertes d’amas de poudre blanche. « De la cocaïne », précise-t-elle, la gorge serrée. Pire, la vieille dame se serait retrouvée face à un mystérieux Calabrais aux cheveux longs. Il lui aurait alors proposé de faire disparaître la drogue avant que la police ne débarque. « Il disait aussi à ma mère vouloir me rencontrer. Qu’il repasserait plus tard… ».
« C’était un nouveau piège » Au retour de Flora, la drogue s’est volatilisée. Le message semble clair. « C’était un avertissement ! », résume-t-elle, en accusant l’individu d’avoir été mandaté par le dit « Gianni ». « Quelques jours plus tard, j’ai reçu la visite nocturne d’un couple d’une quarantaine d’années. Le type m’a balancé une liasse de 1 000 euros sur la table », se souvient-elle, encore abasourdie. « Puis m’a ordonné de récupérer l’argent pour aller lui acheter de la cocaïne sur le port », explique l’Italienne, en évoquant une nouvelle tentative d’atteinte à sa réputation. « J’ai évidemment refusé. C’était un nouveau piège ! ».
Pour la convaincre de laisser l’établissement sans surveillance, le truand aurait ensuite déballé une seconde liasse du même montant. Flairant l’arnaque, Flora le somme de quitter les lieux, à la suite de quoi elle ne l’a plus jamais revu. « Pour me faire payer mon refus, ils étaient donc prêts à faire croire que mon affaire abritait des activités illicites », retient-elle. Et ils ne vont pas s’arrêter en si bon chemin.
Dormir avec les poissons Pour contraindre celle qui lui résiste, la Pieuvre ne recule devant rien. À partir de 2008, la restauratrice déclare avoir reçu des menaces plus explicites. « Pendant près de six semaines et ce, pile à l’heure d’ouverture, quelqu’un venait balancer des cadavres de pigeons juste devant l’entrée du restaurant. Un présage de mort à peine déguisé », selon elle. Puis vient ensuite les quatre mois durant lesquels une dizaine de poissons avariés sont quotidiennement dissimulés dans les jardinières ainsi que dans la bouche d’aération de sa cuisine, pourtant située au premier étage. « Une odeur nauséabonde
J’avais commis l’erreur d’exhiber des signes de richesse avait soudain envahi les alentours, au point de faire fuir les passants », lance-t-elle avec effroi. « Ils faisaient tout pour couler mon entreprise ! ».
Des clients menacés La Mafia décide alors de faire le vide autour d’elle en prenant des clients à partie. C’est le cas de Sémiramis (1), une ex-habituée du restaurant qui affirme avoir été agressée courant 2008. « Cela s’est passé devant la devanture du magasin où je travaillais », se souvient cette commerciale niçoise. « Un soir, un homme aux cheveux blancs et au fort accent italien m’a violemment tirée
par le bras. Puis m’a fait promettre de ne plus jamais venir déjeuner chez Flora si je ne voulais pas m’attirer de graves ennuis ». Une injonction à laquelle la jeune femme admet s’être pliée par crainte de représailles. Le numéro de la ‘Ndrangheta était bien rôdé. « Du jour au lendemain, des gens qui avaient l’habitude de venir tous les jours ne m’adressaient même plus la parole », se lamente Flora. Soudain, les larmes lui montent aux yeux. Et elle dit : « J’étais devenue un fantôme ! ». Par la suite, le mari de Flora décide d’aller déposer plainte au commissariat. Là, le chef de la police lui explique qu’il n’y a pas lieu de s’inquiéter et qu’il n’ignore rien de l’implantation de la mafia calabraise à Menton. « Dites à votre femme de rester tranquille », lui conseille-t-il simplement. « Il estimait qu’il était utile pour la police de savoir où la ‘Ndrangheta avait établi son quartier général. Et que c’était un bon moyen de les surveiller. Ils m’ont donc prié de laisser tomber ». Cela étant, la plainte n’a jamais été enregistrée. Cette mauvaise nouvelle va pourtant se révéler être un atout pour celui qui se disait être son mari.
La thèse du complot Du jour au lendemain, elle se retrouve interdite de chéquier. « Ma banque m’accusait de ne plus payer mes factures », dit-elle. Une charge qui incombait, selon elle, à son ex-mari qu’elle approvisionnait en espèces. Un élément qu’il niera en bloc à partir du 16 avril 2008, date à laquelle il réclame le divorce pour faute aux torts exclusifs de son épouse. Le 30 octobre 2009, l’enseigne « Le Rendez-vous » est placée en redressement judiciaire, puis radiée le 15 novembre 2010. Le 17 novembre 2011, le juge tranche en faveur du mari. « Ce qui fait qu’en plus du remboursement des frais de justice, je risque aujourd’hui d’avoir à lui débourser une somme folle », annonce Flora qui jure ne rien avoir vu venir. La tension est alors montée d’un cran. Au cours du procès, un étonnant témoignage à charge viendra aviver la thèse du complot. « Un comptable mentonnais sorti de nulle part est venu raconter au juge que je refourguais de la coke à mes clients. Cela ne vous rappelle rien ? », interroge celle-ci, les yeux perlés de larmes. S’agissait-il d’une monumentale machination ? « Je ne saurais le dire…», répond l’ancienne commerçante. « Ce que je sais, c’est que c’est là un enfer dans lequel je me suis retrouvée seule ». Flora Saponaro déclare vouloir se pourvoir en cassation dès le mois de juin prochain. Et devrait faire parvenir d’ici peu une lettre à l’attention d’Éric de Montgolfier, le procureur de la République du Tribunal de grande instance de Nice, afin de le convaincre d’instruire une enquête. Espérons que sa prière soit entendue. ■ Thierry Bois Par commodité, l’identité de la personne citée a été modifiée.
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