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L’énergie des pentes, la « houille blanche
« Le montagnard par définition il regarde vers le haut, il regarde la cime, la pente. Il n’a aucune sensibilité par rapport à la rivière. Parce que la rivière elle coule en bas, il ne la voit pas. Elle va chez le voisin, donc je ne m’occupe pas des intérêts du voisin. Donc il y a une sorte de déni de la rivière. On la connaît uniquement lorsqu’elle pose un problème. Cette rivière, ils ne la connaissent pas. Ils ne la connaissent que lorsqu’elle gêne, lorsqu’il y a des crues, des laves torrentielles… Et alors à ce moment-là au lieu de réfléchir au pourquoi, aux causes, je parle des élus surtout, ils vont dire : ah cette rivière nous enquiquine, donc on va l’endiguer. Parce qu’elle va à l’encontre du développement tel qu’on l’imagine. Donc c’est une vision qui n’est pas positive de la rivière. Le rapport est frontal. » Jean-Yves Vallat, 76 ans, Professeur de géographie retraité, poète, ancien Président de l’AAPPMA « Lacs et Torrents » du canton de Bourg-Saint-Maurice et Vice-Président de la Fédération de Pêche de la Savoie.
FIGURE 48 LES AMÉNAGEMENTS BASÉS SUR L’EAU DURANT LA «MODERNITÉ ALPINE». © F.BESSOUD-C.
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Ruisselleme
Sources
Barrage Lac de retenue Conduite forcée
Tourbière
Ligne haute-tension
Centrale hydroélectrique
Usine hydroélectrique
Rivière Lac
La révolution industrielle, en quête d’énergie, a nécessité le développement d’une grande ingéniosité dans la recherche de ce précieux bien. C’est dans les torrents et autres cours d’eau de montagne que l’industrie est allée chercher la force de faire tourner des machines toujours plus puissantes. Avec l’invention de stations hydroélectriques comprenant un panel d’équipements importants comme la turbine, les conduites forcées ou les nouvelles lignes à haute tension, l’eau est vue sous un nouvel angle et érigée en « houille blanche » (Figures 47 & 48). Elle est d’ailleurs mise en avant dans une affiche d’époque (Figure 49). Personnifiée, comme une déesse prospérant dans une vallée fumante, toujours avec les cimes enneigées d’où cette eau tire son origine, en toile de fond. Comme le décor de rêve d’une époque où la montagne base son développement sur « la houille blanche et le tourisme », l’eau est le fer de lance du développement de ces territoires de plus en plus anthropisés. Ces usines de fond de vallée ne suffisant pas à combler l’appétit énergétique, un cap est franchi à la sortie de la Seconde Guerre mondiale. En effet, le progrès du transport d’électricité et la nécessité d’approvisionner des territoires de plus en plus éloignés engendre la création d’un nouvel équipement qui va bouleverser l’avenir de la montagne, le barrage. Alimentés par d’immenses réserves d’énergie hydraulique, ces grands barrages d’accumulation se multiplient dans les Alpes entre 1948 et 1985. Les Alpes sont un terrain propice à ce genre d’installation, nécessitant de s’ancrer dans les gorges de torrents très encaissées. D’ailleurs, dans La géographie du Brevet de Kaeppelin et Teissier, datant de 1932, lorsque les Alpes sont évoquées, c’est la houille blanche qui est mise en avant, la neige n’étant pas perçue
FIGURE 49 LA FÉE DE LA HOUILLE BLANCHE DE L’EXPOSITION DE GRENOBLE, 1925, SOURCE : GRENOBLE PATRIMOINE
comme une ressource à l’époque. La réflexion autour de l’arrivée de l’hydroélectricité dans les territoires de montagne est donc nécessaire à notre recherche, tant du point de vue des aménagements, que des mutations socio-économiques engendrées et notamment sur le rapport à la neige. La commune de Bourg-Saint-Maurice a ainsi fait partie de l’aventure hydroélectrique nationale. Celle-ci a donc engendré des changements spatiaux et paysagers du fait du boulversement socio-culturelle important, à la suite du développement de l’hydroélectricité.
L’hypothèse formulée dans cette partie est qu’une transformation économique et sociale va bouleverser le territoire. Cette mutation socio-économique va avoir des conséquences directes sur le territoire et le paysage de la Tarentaise et en particulier à Bourg-SaintMaurice, ainsi que sur le rapport que les habitants vont entretenir avec la montagne.
La conquête technique qui s’effectue lors de la modernité alpine donne lieu à une conquête territoriale des Alpes. L’avènement de la houille blanche fut particulièrement marqué dans la Tarentaise du fait de deux facteurs importants : le premier est bien évidemment son fort potentiel hydraulique offert par les rivières de l’Isère, de l’Arc, et de tous leurs affluents. Le second étant la construction du réseau ferré dans la vallée ; l’arrivée du chemin de fer à Moutiers se fait en 1893, entraînant dans son sillage la mise en service des premières usines (l’Arbine, Pomblière…). Il faudra attendre 1913 pour la mise en service de la Gare de Bourg-Saint-Maurice. (Figure 50 & 51). Ainsi, l’aménagement hydroélectrique de la vallée est couplé avec l’arrivée d’industries d’électrochimie et de métallurgie. « Durant toute la première moitié du XXe siècle, le courant produit par les centrales hydroélectriques ne pouvait pas encore être transporté sur de longues distances sans occasionner des coûts démesurés et c’est ainsi que les industries qui souhaitaient en profiter durent s’implanter sur place. » (Darroux, 2013, p. 21). Ces implantations ponctuelles d’industries se font au sein de la vallée, de nombreuses installations sont toujours présentes aujourd’hui.
1. 50 000
FIGURE 50 CARTE DE LA TARENTAISE, ARRIVÉE DU TRAIN À BOURG-SAINT-MAURICE, 1913 ET INSTALLATION D’USINES LE LONG DE L’ISÈRE
FIGURE 51 GARE DE BOURG-SAINTMAURICE, 1948, D’APRÈS DELCAMPE.NET
FIGURE 52 BOURG-SAINT-MAURICE ET DANS LA VALLÉE DE L’ISÈRE, 1843, D’APRÈS DELCAMPE.NET
En plus de réorganiser l’espace autour des cours d’eau, il y a une nécessité de main d’œuvre, ces activités permettent de contenir l’exode rural engagé au XIXe siècle19. Cette croissance progressive se fait « timidement » jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. (Darroux, 2013, p. 31). De plus, dans ces industries, les activités sont liées aux saisons, cela engendre une nouvelle classe de population, celle des « ouvriers paysans » (Darroux, 2013, p. 31) . En effet, l’hiver, les travaux agricoles sont moins importants, les agriculteurs en profitent donc pour s’engager dans les usines au lieu de partir en ville. Cela signifie que depuis plus de deux siècles, l’emploi en montagne est marqué par le contraste des saisons, et une pluriactivité saisonsière, les effets sont également lisibles dans le paysage (Figures 52 & 53). Ainsi, bien avant les saisonniers des stations de ski actuelles, l’emploi était auparavant déjà rythmé par les saisons. Nous avons donc un territoire qui, sous l’impulsion de nouveaux modes d’exploitation d’une ressource déjà présente, voit sa société se transformer, impactant directement l’organisation spatiale. Se côtoient ainsi une classe sociale plus « moderne » organisée autour de l’industrie, et une classe plus « traditionnelle » agricole
FIGURE 53 BOURG-SAINT-MAURICE, MODIFICATION DU «DELTA» DE L’ISÈRE, 1948, D’APRÈS DELCAMPE.NET
(Darroux, 2013, p. 43). Les pluriactifs se retrouvent immergés dans les deux systèmes. Cette cohabitation marque également un nouveau mode de développement, celui du tourisme. Tout d’abord, en retenant l’exode des jeunes générations, cela leur a permis de rester travailler dans la vallée en tant que guide ou porteur lors du développement de l’alpinisme .
L’arrivée de l’hydroélectricité amène également un certain confort à travers l’utilisation de l’énergie sur place ; cela favorise l’activité touristique à proximité. Mais c’est durant l’entre-deux-guerres que tout va réellement basculer. « L’entre-deux-guerres correspond à un changement profond du système hydroélectrique Alpin. À cette époque, on voit se former les premiers réseaux électriques régionaux puis nationaux portés à la fois par le progrès technique du transport électrique et par une prise de conscience dans le milieu industriel de la nécessité de mettre en place des formes de solidarité, de réunir leurs efforts financiers pour créer des réseaux capables de satisfaire les nouveaux besoins en électricité des Français. » (Darroux, 2013, p. 28)
Le territoire Savoyard trouve une nouvelle place dans le pays, permettant d’assurer son développement. En effet, dans le but de « satisfaire les nouveaux besoins » des Français, le territoire va connaître une période de grands chantiers avec la création de grands barrages (Figure 54). Comme expliqué précédemment dans le rapport au « besoin », la présence de la ressource en eau, devenue houille blanche, va, à une époque donnée totalement réorganiser le territoire dans le but de satisfaire une nécessité qui ne s’était pas manifestée auparavant. On compte ainsi plusieurs chantiers comme le barrage de la Girotte (1949), de Roselend (1962), de la Gittaz (1967), mais le plus connu pour son histoire tragique et parce qu’il reste le plus
Barrage de la Girotte
Barrage de la Gittaze
Barrage de Roselend haut barrage de France est celui de Tignes, dont la construction a commencé en 1941 avant d’être mis en service en 1953. La même année, le barrage de Montrigon et la centrale de Malgovert sont construits a Bourg-SaintMaurice. Ces barrages viennent totalement modifier l’écoulement des eaux de l’Isère au niveau de la confluence avec les torrents du Glacier et du Reclus (Figure 55).
« Montrigon n’était pas une zone comme on la voit aujourd’hui. C’est un barrage de compensation pour la centrale de Moutier. À l’origine, cette zone est un delta avec des confluences entre les torrents et l’Isère. Malgré tout, c’était quand même une zone très sauvage où l’eau divaguait partout. » Jean-Yves Vallat.
1. 50 000 ITALIE
FIGURE 54 CARTE DE LA TARENTAISE ET DU BEAUFORTAIN, UN AMÉNAGEMENT IMPORTANT DE BARRAGES SUR LES TERRITOIRES SAVOYARD, © F.BESSOUD-C.
BOURG-SAINT-MAURICE
Gare ferroviaireBourg-Saint-Maurice Barrage de Montrigon
MOÛTIERS
ISERE
Usine hydroélectriquePomblière
Usine hydroélectrique-
Moütiers
TIGNES LE LAC Barrage du Chevril FIGURE 55 CARTE DE LA TARENTAISE ET DU BEAUFORTAIN, UN AMÉNAGEMENT IMPORTANT DE BARRAGES SUR LES TERRITOIRES SAVOYARDS, © F.BESSOUD-C.
La mise en place de ces équipements titanesques a nécessité plusieurs années de grands chantiers offrant du travail, mais entrainant également l’arrivée d’une main d’œuvre extérieure au territoire. Dans son travail ethnologique sur cette période, L. Darroux met en avant le bouleversement culturel qui était à l’œuvre. Ce qui nous intéresse c’est la transition socioéconomique qui en résulte sur les populations et l’impact que cela aura sur les mentalités. Après les grands travaux de 1950, « Comment en effet revenir à un niveau de vie plus bas, à un mode d’existence basé sur des restrictions et un confort minimaliste lorsque l’on a connu des circonstances plus aisées ? La richesse amenée par la période des chantiers hydroélectriques a fait entrer la Tarentaise dans un processus qui ne pouvait pas connaître de retour en arrière » (Darroux, 2013, p. 109). En effet, outre la création de ces ouvrages titanesques, EDF et les autres industries laissèrent des infrastructures utilisées pour les travaux. Des routes et autres voies de dessertes étaient acquises pas les communes de la vallée, elles ont ainsi assuré des accès nécessaires au développement touristique. Ces outils, auxquels s’ajoutent des compétences acquises par les populations sur les chantiers sont le terreau fertile d’un nouveau mode de développement basé sur le tourisme (Darroux, 2013, p. 112). Cette transition socio-économique s’est notamment traduite spatialement. « Autrefois, on prenait soin de regrouper les habitations et de garder les meilleurs terrains pour l’agriculture et l’alpage. Or, les entreprises, quant à elles, ne s’étaient guère souciées de ces considérations lorsqu’elles avaient construit leurs baraquements pour accueillir les ouvriers. Si, dans un premier temps, ces constructions érigées au milieu des plus beaux terrains sont considérées comme une aberration, voire comme un sacrilège, peu à peu, les anciens vont s’y habituer, abandonnant une autre pierre angulaire de l’ancien système tarin. » (Darroux, 2013, p. 116).
Petit à petit, on assiste à la diminution de la population agricole. Ce tournant social a eu des conséquences importantes sur la gestion des espaces notamment sur les dynamiques végétales. En ayant une vision sur plusieurs étages, on constate que ce sont tout d’abord des zones de ripisylves qui se densifient avec une augmentation de ligneux. Du fait d’une modification du lit de la rivière par une nouvelle gestion des flux hydrauliques, la diversité des milieux diminue et une végétation plus dense s’installe (Figure 56).
« EDF a une forte emprunte sur le paysage. De même sur la dynamique des rivières. Il n’y a plus de crue morphogène. Ce sont des crues qui ont un rôle nécessaire à la rivière pour qu’elle respire. Donc peu à peu les bras vifs sont devenus des bras morts, le lit s’enfriche totalement et se referme. Et du coup on a une perte de biodiversité énorme. Avant le barrage, à l’amont de Montrigon, c’était un parcours en tresse, c’était magnifique. Le transport de sédiment est un gros problème dans le paysage et dans l’état de la rivière. » Jean-Yves Vallat
FIGURE 57 PHÉNOMÈNE D’ENFRICHEMENT DES ALPAGES PAR LA DIMINUTION DU PATÛRAGE, © F.BESSOUD-C. Un autre phénomène se produit en altitude, celui de l’enfrichement des alpages (Beyerbach, 2011) (Figure 57). On constate alors que les nouvelles utilisations autour de la ressource en eau ont modifié les abords des rivières (Figure 58), mais également les espaces d’altitude. Ces nouvelles activités ont enclenché une transition sociale entraînant une diminution de la population agricole, qui se perçoit ainsi dans l’évolution des espaces agricoles au niveau des alpages. De grands changements se sont donc produits sur le paysage tarin. Les émotions esthétiques qui résultent de la perception de ce paysage restent subjectives, propres à chacun et liées aux affects et à la culture.
Neige
Glacier
Torrent
Lac proglaciaire
FIGURE 56 LIGNEUX AU BORD DE LA ZONE HUMIDE DE L’ISÈRE © F.BESSOUD-C.
Sources
Sources Chalet d’ alpage Lac d’ altitude
Troupeaux bovin
Canaux
Barrage Lac de retenue Conduite forcée
Troupeaux ovins permettant l’ ouverture des alpages et montagnettes
Fermeture des zones non paturées par la forêt
Ruissellement
Tourbière
Ligne haute-tension Ripisylve plus dense avec de nombreux ligneux
FIGURE 58 PHÉNOMÈNE D’ENFRICHEMENT DE LA RIPISYLVE DE L’ISÈRE PAR LA DIMINUATION DES CRUES DU AUX BARRAGES © F.BESSOUD-C.
Usine hydroélectrique Lac
Cependant, pour les habitants de BourgSaint-Maurice interrogés lors de notre étude, ils s’accordent sur ce phénomène d’enfrichement et les changements qu’ils procurent :
« On pâture, mais moins qu’avant et très mal donc le paysage se referme à une allure extraordinaire. Ce qui est fou du coup aujourd’hui c’est que les pistes de ski sont les parties les mieux entretenues et les mieux pâturées. » Jean-Yves Vallat
« On perd aussi la vue parce que les point de vue se referme aussi et personne ne coupe à cause de l’éclatement du parcellaire privé. » C’est même pour l’ancien Maire ce qui pourrait rendre ce paysage désagréable à l’avenir : « Ce qui pourrait le rendre désagréable, enfin je pense que c’est surtout dommage c’est la forêt qui se referme. » Michel Giraudy
Flore en nous montrant le « versant du soleil » depuis Arc 1600 : « Vous voyez ce versant-là, avant il n’y avait pas un arbre. Il y avait des prés à vaches et c’est tout. Des vaches, il y avait des vaches partout avant ! » (Figure 59 & 60) La réouverture de ces espaces est également un enjeu important pour Mr Juglaret, Agriculteur et Président de la Coopérative Laitière de Haute Tarentaise à Bourg-SaintMaurice.
« Les grands changements que je voudrais voir ça serait de revenir à l’entretien de l’alpage en obligeant les gens à se déplacer plus souvent. Il faut remettre la flore dans cette montagne et la base c’est la mobilité des animaux. »
Comme on peut le voir sur les deux cartes suivantes, (Figure 61 & 62) en un siècle la forêt à gagné du terrain sur les espaces agricole. De plus, en 1964, la commune de Bourg-Saint-Maurice s’est rattachée à la commune de Hauteville-Gondon suite à un arreté préfectoral20. En contre-bas des coteaux, dans la vallée, on constate également de grands changements avec l’arrivée du chemin du fer et des installations hydroéléctriques. Le paysage se ferme peu à peu sur les pentes, tandis que les activités se concentrent au bord de l’eau et notamment de l’Isère.
FIGURE 61 BOURG-SAINT-MAURICE, UNE COMMUNE AGRICOLE AUX PAYSAGES OUVERTS IRRIGUÉS DE CANAUX © F.BESSOUD-C. D’APRÈS LA CARTE D’ÉTAT MAJOR, 1850
FIGURE 59 VERSANT DU SOLEIL VU DEPUIS LES PENTES DES ARCS, NON DATÉE MAIS APRÈS 1913. D’APRÈS COMMUNES.COM
BSM Centrale de Malgovert Isère
FIGURE 62 BOURG-SAINT-MAURICE, ARRIVÉE DE L’HYDROÉLECTRICITÉ, ET AUGMENTATION DES SURFACES BOISÉES REFERMANT L’ESPACE. © F.BESSOUD-C. D’APRÈS LES DONNÉES QGIS ET IGN 1960.
FIGURE 60 VERSANT DU SOLEIL VU DEPUIS LE FUNICULAIRE DES ARCS, L’ENFRICHEMENT EST ACCENTUÉ PAR LA NEIGE. 31 DEC. 2019 © F.BESSOUD-C.
Concernant les installations hydroélectriques, dans son recueil de témoignage d’habitants, L. Darroux tire quant à elle une conclusion intéressante lorsqu’elle note une certaine « tolérance » vis-à-vis de ces changements :
« La tolérance des personnes ayant vécu cette transformation du paysage peut nous laisser penser deux choses. Premièrement, que le patrimoine bâti hydroélectrique par rapport à son importance reste relativement discret. La grande majorité du réseau de tunnels, conduites forcées et autres canaux est enterrée et capable de se faire oublier bien qu’en réalité, elle transforme les massifs de manière conséquente. Les prises d’eau sont souvent dans des parties isolées de montagne, les centrales sont généralement encaissées en fond de vallée. Ces caractéristiques font que le patrimoine hydroélectrique matériel, à l’exception des imposants barrages, n’est pas ostentatoire. Il sait relativement bien se camoufler dans la montagne […] Deuxièmement, la tolérance dont nous avons parlé témoigne peut-être du fait que les populations locales ayant vécu l’époque des chantiers n’identifient pas, pour la plupart cette période à un passé douloureux, à un sacrifice mais plutôt à une renaissance, un bienfait. » (Darroux, 2013, p. 106 107) Les propos replacent la perception de ces nouveaux espaces dans le regard des habitants. Ils sont à mettre en parallèle avec d’autres témoignages sur les équipements secondaires qui ont accompagné les ouvrages hydroélectriques. Les nombreuses lignes à haute tension en font partie. Une recherche de verticalité signe de modernité qui fait écho aux sommets culminants à 3000 m aux alentours. Ces lignes sont pourtant décriées car elles s’ajoutent à la longue liste des équipements présents à Bourg-Saint-Maurice.
« Clairement pour moi avoir un pylône à haute tension comme ça à 50 mètres de ma maison clairement ça me gâche le plaisir du paysage, je n’arrive pas à passer outre, on la dans la gueule et on le voit. Les équipements c’est hyper impactant ici […] Le versant du soleil, EDF l’a pourri avec les lignes à haute tension. […] Elles sont connectées à la centrale de Malgovert, puis on envoie de l’électricité en Italie aussi donc on a encore une ligne dans l’autre sens. » (Figure 63 & 64) Fred, rédacteur du PACT Tarentaise, né à Bourg-Saint-Maurice
FIGURE 63 CROISEMENT DE FLUX ÉLECTRIQUE, VUE DEPUIS LE VERSANT DU SOLEIL SUR ARC 1600, 2020 © T. MCKENZIE
FIGURE 64 LE PAYSAGE HYDROÉLÉCTRIQUE : DISTRIBUTION DE L’ÉLÉCTRICITÉ, VUE DEPUIS LE COL DU PETIT SAINT BERNARD SUR LA VALLÉE DE BOURG-SAINT-MAURICE, 2019 © T. MCKENZIE
FIGURE 65 BARRAGE DU SAUT, TARENTAISE. 19 OCT. 2016, EXTRAIT DE DERRIÈRE LA RETENUE, LES CHEMINS DE L’EAU EN SAVOIE, © S. BONNOT
D’ailleurs, ces ouvrages hydrauliques ont récemment fait l’objet d’un observatoire photographique poussé et riche en clichés montrant la puissance du travail réalisé. Dans son travail, S. Bonnot s’attache à remonter le courant de la Savoie en passant évidemment par la Tarentaise . Elle met en valeur la vitalité de l’eau, de la pluie, de la neige et des ruisseaux et torrents, toutes ces formes auxquelles l’eau se rattache (Varaschin et al., 2017). Mais également un historique « de l’aval vers l’amont » des premières installations à nos jours. En concluant sur l’inscription dans le paysage montagnard des lacs de retenues engendrées, utilisés parfois comme « un des points d’appui de la promotion touristique de la Savoie » (Varaschin et al., 2017, p. 138) (Figure 65).
Cet ouvrage ouvre un débat sur les effets de l’anthropisation de ces milieux fragiles qui sont devenus un « véritable enjeu touristique » dans la « mise en avant d’un paysage sublimé », à la fois par ses constitutions naturelles (cimes, pentes...) et l’action anthropique à l’œuvre. (Figure 66)
FIGURE 66 PAREMENT AVAL DU BARRAGE DU CHEVRIL. TIGNES, TARENTAISE. 29 SEPT. 2016 EXTRAIT DE DERRIÈRE LA RETENUE, LES CHEMINS DE L’EAU EN SAVOIE, © S. BONNOT
Comme on le voit également sur les documents exposés, l’intérêt est porté principalement sur le fond de vallée de Bourg qui s’urbanise petit à petit et qui s’équipe (gare, centrale, pylône…). Les pentes elles, connaissent un enfrichement et seuls les torrents et les espaces propices sont équipées en retenue et conduite. Ce rapport au fond de vallée est évoqué par Jean-Yves Vallat comme quelque chose de très compliqué, sans vision globale.
« On pourrait voir l’eau comme élément du paysage. Comme élément de beauté, notamment touristique comme il a été présenté dans le bilan quantitatif sur l’eau en 2008. Mais non, parce que le montagnard, il voit les glaciers, les cimes, la neige, les stations, mais ce qui coule en bas ce n’est pas intéressant. C’est le fond de vallée quoi. D’ailleurs il n’y a pas de projet d’aménagement de fond de vallée, sauf les aménagements dit négatifs qui ne prennent pas en compte l’enjeu du fond de vallée. Ça m’a beaucoup choqué. J’étais ardéchois d’origine et c’est vrai que le Rhône faisait partie de la culture des habitants, il débordait, montait, on s’adaptait, on vivait avec le Rhône. Ici, les montagnards n’ont jamais vécu avec la rivière. Ils ont vécu avec les chalets, les alpages, etc., et donc cela c’est un obstacle à la compréhension des enjeux de la rivière. »
Le deuxième élément de cette conclusion est l’idée de « renaissance », comme une bénédiction d’avoir eu l’opportunité à un moment donné de mettre en lumière ces espaces par l’exploitation d’une ressource qui finalement a toujours été présente. Cette bénédiction se traduit également dans les mutations socio-économiques qui ont suivi. Comme nous venons de le démontrer cette période a semé les graines d’un secteur en plein essor dans les années 60, celui du tourisme. La Tarentaise a donc continué à « s’accrocher » à cette terre en « tirant de la richesse » d’une façon différente de leurs ancêtres (Darroux, 2013, p. 119). Les Borains ont su exploiter leur ressource en permettant ainsi à la population de « rester au pays » engendrant les premières grandes mutations sociales et donc spatiales de la commune. La région était ainsi prête à accueillir l’aventure des sports d’hiver, même si Tignes commença son essor touristique à partir de 1930 avec le début du ski, il faudra attendre les années 60 pour voir arriver les premières idées du plan neige dans le développement des Arcs à Bourg-Saint-Maurice, de Val d’Isère ou de la Plagne (Figure 67). Comme on l’a démontré dans la première partie, le processus de création d’une ressource peut être long, elle peut être présente sur le territoire sans forcément qu’on lui trouve un intérêt ou une importance. L’exploitation de l’eau sous sa forme liquide s’est faite durant des siècles dans un but de production agricole. Mais avec l’avènement de la modernité alpine de 1890 à 1960, celleci s’est fait sous une nouvelle forme pour d’autres objectifs. L’hydroélectricité a ensuite amorcé les prémices de son exploitation sous forme solide, la neige. Son impact sur le paysage montagnard est important et lisible de différentes façons. Serge Briffaud s’est attaché à analyser les paysages de montagnes mettant notamment en exergue le résultat de l’exploitation de la ressource en eau dans ce qu’on peut nommer le « paysage énergétique » qui résulte la construction de cette ressource : « Ce grand chambardement des paysages montagnards tient pour une part à l’impact des systèmes d’infrastructures mis en place pour l’exploitation de la ressource, au prix souvent d’une réforme radicale des systèmes
hydrographiques et gravitaires de la montagne […] Mais l’empreinte laissée sur les paysages par la révolution hydroélectrique est aussi présente là où on ne va pas spontanément la chercher. Dans ces bois plantés pour stabiliser les versants accueillant les infrastructures ; dans ces stations de ski qui ont aidé à se développer les subsides des entreprises de l’énergie et les équipements (routes, funiculaires...) associés à l’exploitation des barrages, des conduites et des lignes de force ; dans ces vieux complexes industriels, aussi, installés dans les vallées au début du XXe siècle pour profiter d’une énergie disponible que l’on ne savait pas encore transporter ; ou dans ces espaces pastoraux demeurant ouverts encore dans une montagne ailleurs enfrichée, grâce à l’existence d’une voie carrossable à destination hydroélectrique, qui permet, là, d’acheminer le troupeau et d’entretenir les prairies de fauche... » (Briffaud, 2014, p. 4) Cette révolution socio-économique a donc permis de tendre très rapidement vers un nouveau modèle, comme on vient de le voir, cela s’est fait rapidement, en un demisiècle, à l’échelle de deux générations. Ce changement que l’on peut qualifier de radical dans sa vitesse a donc laissé des traces dans le paysage de Bourg-Saint-Maurice (Figure 68) et plus largement dans la Tarentaise, le lac artificiel de Tignes en est un exemple frappant (Figure 69).
FIGURE 67 CARTE DES STATIONS D’HIVER DE LA TARENTAISE, © F.BESSOUD-C.
1. 50 000
FIGURE 68 STATION ARC 1600 SURPLOMBANT BOURG-SAINT-MAURICE. D’APRÈS RÉGION RHÔNE-ALPES, INVENTAIRE GÉNÉRAL DU PATRIMOINE CULTUREL © DESSERT ERICT
FIGURE 69 TIGNES SUBMERGÉ EN 1952 PENDANT LA MISE EN SERVICE DU BARRAGE, D’APRÈS COLLECTION-JFRM.FR
FIGURE 70 BOURG-SAINT-MAURICE, UNE COMMUNE, QUATRES STATIONS ET DE NOMBREUX ÉQUIPEMENTS © F.BESSOUD-C. D’APRÈS IGN 2020, DONNÉES QGIS
1.125 000
« Versant du so leil»
TGV / Eurostar Funiculaire Arc 1600
Arc 1800
Liaison La Plagne
Aiguille Grive Isère
Arc 1950/2000