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Un produit, un terroir, les alpages du Beaufort

Vendredi 21 février, nous attendons Mr Juglaret devant sa ferme. À peine arrivés dans la cour, le chien alarma l’ouvrier qui œuvrait dans l’étable. Les vaches beuglaient tour à tour, l’odeur du fumier s’échappait de l’étable où l’on distinguait la chaleur du troupeau qui se volatilisait. Nous patientons au soleil. Nos regards oscillent. D’un côté le versant des Arcs, on aperçoit entre les sapins, à peine blanchis par la chute d’hier, des points de couleurs serpentant sur les coulées blanches. De l’autre côté, jonchant la ferme, une parcelle ouverte ponctuée d’une dizaine d’arbres fruitiers, certainement des pommiers. Le nom de résidence qui borde cette parcelle nous rappelle son usage, « le verger ». Ce récit met en avant l’attachement viscéral que les agriculteurs peuvent avoir pour leur métier. Ces pratiques, ces savoirs-faire qui se rattachent souvent à un mode de vie ont façonné le territoire de Bourg-Saint-Maurice. Il en résulte un imaginaire, celui de la montagne. Mais par n’importe lequel, il se rattache au paysage borain, propre à un terroir, dessiné par des hommes, des animaux, et un climat propre au monde d’en haut (Figure 147). Tous les sens s’activent dans ces espaces hostiles où l’homme a su adapter ses pratiques et le terrain dans un but productif. Entre nature et artifice, les alpages sont la marque de l’inscription d’une société dans ce territoire de Tarin. Ils reflètent ici le paysage des hautes montagnes de Bourg-Saint-Maurice, qui, à travers les témoignages recueilli, s’exprime aussi bien dans sa dimension matérielle qu’immatérielle.

Les Chapieux Alpages de la vallée des glaciers

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FIGURE 147 LES ALPAGES OCCUPENT UNE GRANDE PARTIE DU TERRITOIRE. LES ENJEUX SONT DANS L’OUVERTURE DU PAYSAGE ET LE MAINTIEN D’UNE ACITVITÉ ENTRETENANT L’ESPACE ET L’IMAGINAIRE © F.BESSOUD-C.

Je fais partie de ce qu’on appelle les alpagistes. Parce qu’avant mes parents transhumaient dans le midi l’hiver, ils ont fait ça jusqu’en 1960. Après, ils sont restés à Bourg et en 1978, on a fait un bâtiment plus grand ouùon garde 50 à 70 vaches l’hiver. Le reste, on y met en pension dans la plaine l’Isère. Cela fait que notre maximum d’activité, c’est l’alpage. Parce que je trouve que le Beaufort, c’est un produit de terroir, c’est-à-dire de montagne, donc je pense que l’alimentation doit provenir avant tout de ce territoire et de la montagne. Pour moi, la montagne, elle représente ma vie. Moi sans alpages, je ne serai plus là. C’est tellement beau, vivant, puis on y met de soi même. Déjà pour être alpagiste il faut en avoir dans les tripes. Quand tu pars en alpage, tu pars en alpages, c’est-à-dire que, tu sais que tu pars pour 150 jours. Il faut le faire ça, tu te concentres sur ta vie et tu suis tes animaux au quotidien, c’est fabuleux ça. Puis, il y a un échange, vous voyez, il y a une vie entre l’animal et soit-même. En fait, il y a le principer de faire du bon lait, mais aussi de vivre en bonne compagnie avec ses animaux, c’est tout un ensemble de choses. Alors que, les nouvelles générations maintenant, c’est différent, on fait du lait et c’est tout. Aujourd’hui, les vaches, on ne passe pas de temps avec elles, on monte, on met le parc, on les traits et c’est fini. Maintenant, il y en a qui couche même plus en montagne ! Ils traient les vaches et ils s’en vont ! Il n’y a plus ce rapport avec l’animal, enfin, il y en a encore, mais de moins en moins. Et maintenant, ce qui se passe souvent avec les jeunes, c’est qu’ils font faire du lait aussi l’hiver et du coup, on a un produit hors-sol, car l’aliment ne vient plus de l’alpage. On a de plus en plus l’habitude avec un produit qui marche de vouloir faire du hors-sol, on traverse la France et on ne voit plus une vache, ce n’est pas normal. Il faut que l’alimentation soit représentative du territoire. Chaque région doit rester attachée à son produit et c’est ce qui fait la spécificité du territoire. Derrière chaque produit, il faut qu’il y ait une image, un terroir. Pour moi, ici, c’est la montagne et beaucoup de savoir-faire aussi, parce qu’un fromage, c’est vivant. Puis, il y a une logique là-dedans qu’il ne faut pas changer. Au niveau de l’alimentation, il faut bien rester sur du fourrage, pas de produit fermenté. Chacun doit rester à sa place. Aujourd’hui, il y en a qui donne trop de tourteau aux vaches et ça crée un déséquilibre alimentaire. On se rend compte que les laits ne sont pas bons à la fabrication. Alors c’est vrai que le lait est bien payé, mais il ne faut pas exagérer sur la production en poussant nos bêtes. Pourtant, ici, on a un super beau site et les gens d’ici ne s’en rendent pas compte. On se plaint et on ne sait pas pourquoi. L’intérêt ici en tant que paysan, c’est d’aller à l’alpage. Le matin, tu te lèves, c’est magnifique, il n’y a pas un bruit, pas une lumière et tu traies tes vaches face à ça, c’est magnifique il faut le vivre. L’alpage, c’est notre terroir, c’est notre identité, mais c’est un tout. Et ça s’entretient, ça se travaille. Quand on dit qu’on entretient la montagne, c’est vrai, mais il faut le faire correctement. Moi, je vais faire le lait avec une alimentation qui vient du sol, c’est le principal apport. Après, je fais de la traite mobile et je suis mes vaches tout l’été. De toute façon l’ennemi de l’entretien d’un alpage, c’est la stagnation des animaux. ! L’ennemi de la belle flore, c’est le tassement du sol. Si la vache reste ça se tasse et il n’y a plus que de la mauvaise herbe qui pousse ! Moi la montagne, je l’entretiens beaucoup, mais c’est parce que j’y passe beaucoup de temps. Avant on déplacait les vaches tous les deux jours, aujourd’hui, il y en a qui reste 3 semaines au même endroit. En plus, maintenant, on a des piquets en fibres qui se déplacent facilement pour les enclos, mais on va toujours vers le plus simple. Moi ça me rend fou. Parce que cette flore, elle est essentielle, c’est elle qui donne le goût ! Une fois que la flore est dégradée, il faut dix à vingt ans pour la retrouver ! Venez cet été, faites un tour dans les alpages, c’est hallucinant. Vous regarderez la flore. Quand vous regardez le sol, vous voyez tout de suite celui qui entretient réellement et celui qui ne le fait pas ! Et justement tout part en sucette parce qu’on perd la flore et les gens, ils complètent par de l’aliment et ça n’a rien à voir ! Ce qui est intéressant, c’est la variété de la flore pour le fromage, mais pas seulement, quand c’est tout en fleur, c’est magnifique, si on ne voit pas ça, c’est qu’il y a un problème sur l’alpage. C’est pour ça que pour moi les gens aujourd’hui, ils n’ont plus la fibre paysanne. [...]

Ce monde d’en haut éveille et nourrit l’imaginaire montagnard. Il révèle un paysage matrice qui est aussi le produit de pratiques humaines se perpétuant depuis des siècles. Aujourd’hui exposées à une mécanisation et une standardisation agricole, ces pratiquesvont devoir continuer à s’attacher à leur terroir, dans le but de conserver l’image qui leur est associée. Car c’est cette image qui fait la spécificité et l’identité de ce territoire de montagne au jour où certains recherchent une identité. En contraste fort avec un autre versant du territoire, celui des Arcs, la vallée des Chapieux est un exemple qui ouvre aujourd’hui l’espoir d’une autre expérience posssible de l’espace. Un usage à la fois sensible et physique, durable, sans épuiser la ressource. Loin du « Disneyland » souvent évoqué, un paysage pour soi, pour se retrouver, l’espace montagnard participe au ressourcement. Cela dans une expérience authentique de la montagne, où le corps et l’esprit sont parties prenantes. (Figure 148) Mais il ne faut pas oublier notre lecture à la fois en amont en aval de ce territoire. Son identité ne se trouve pas simplement dans ce monde d’en haut et ces paysages d’alpages. Des hommes et des femmes œuvrent aujourd’hui pour la reconnaissance d’un autre type d’agriculture Tarine, également porteuse de valeurs, révélatrice d’espaces et éveillant les sens.

FIGURE 148 PERSPECTIVE DE PAYSAGES CARACTÉRITIQUES DU TERRTIOIRE DE BSM, OFFRANT UNE ÉXPÉRIENCE AUTHENTIQUE DE LA MONTAGNE © F.BESSOUD-C. Les Chapieux

[...] Moi en tant qu’exploitant agricole ayant passé ma vie en alpage ça me met hors de moi. Comme certains font comme il faut, il y en a d’autres qui s’en foutent. Puis l’entretien de l’alpage ce n’est pas que le sol et la flore, c’est aussi l’eau ! Moi les points d’eau, j’ai essayé de tout capter, même un filet d’eau, je le capte et je fais ça proprement. Après, je fais des passages pour les vaches, pour ne pas qu’elles se mouillent les pieds. Vous voyez, c’est un cumul de petites choses qui font qu’il ne faut pas déraper et que ça ressemble à ça. Si je n’avais rien fait, il y a beaucoup d’endroits où je n’aurais plus d’eau aujourd’hui, c’est le cas de beaucoup de gens. Parce que c’est vrai aussi qu’il y a quand même de moins en moins d’eau. Il y a moins d’eau qu’avant, c’est évident, moi il y a des sources que je n’ai jamais vu se tarir dans ma vie et ça fait trois ou quatre ans qu’elles tarissent l’été ! Et la terre se réchauffe, comme je dis en trente ans, j’ai gagné un mois d’alpage. C’est quand même une tendance et ce n’est pas un secret, je monte plus tôt et je descends plus tard. Donc l’entretien de l’eau, c’est primordial et on oublie ça. Pour moi l’eau, c’est la vie, quand on voit couler un ruisseau, c’est magnifique, une cascade, c’est pareil. Et puis l’avantage aussi, c’est pour l’animal, elle boit de l’eau fraîche qui vient de la montagne. L’eau fait partie du cycle, du contexte, de l’emblème de la montagne dans l’alpage. Il faut dire que l’emblème de l’alpage, il est important quand même. Je suis président de la Coopérative laitière ici et quand tu vends notre produit, je suis conscient que tu vends aussi une image. Cette image, elle est tellement belle, un alpage, de l’eau avec des fleurs et des vaches qui mangent avec leurs cloches. Il faut dire que l’emblème de l’alpage, il est important quand même. Et quand elles mangent à vif comme ca, elles font vachement sonner les cloches, ça c’est magnifique, il faut y vivre. D’ailleurs, je pense que ce qui pourrait rendre ce paysage désagréable, c’est la perte de la flore qu’on constate de plus en plus. Puis, les autres grands changements que j’ai pu constater, c’est que la broussaille prend quand même beaucoup le dessus sur les zones moins bien entretenues, la forêt arrive. Après, dans cette question d’entretien, il y a aussi le lisier, ça m’inquiète, c’est vraiment l’ennemi de l’alpage demain. Parce que les gens font des étables de plus en plus grandes. Il y a des grandes stabulations qui produisent du lisier, et ils le répandent ensuite en altitude. Mais ça brûle tout ! Alors oui ça fait pousser l’herbe, mais la flore ne supporte pas, et l’eau aussi. Donc eux, ils font moins d’alpage et ils ne collent plus au terrain, ils sortent du système. Je pense que c’est la perte de connexion à l’animal qui entraîne la perte de connexion au milieu, c’est un système. D’autre part, ce système aura du mal dans la montagne de demain à Bourg-Saint-Maurice si l’on ne se rend pas compte sur ce terroir de ce qui fait sa force . Alors je ne l’espère pas, mais pour moi la montagne de demain elle ressemblera entièrement à ce qu’il y a en face, ça ressemblera aux Arcs. En plus, on a quand même quelques conflits par rapport à ceux qui ont des alpages en stations. Parce que les pistes ont tellement été labourées qu’on n’a plus une fleur. Aujourd’hui, on y met de l’herbe avec ce qu’ils appellent des graines de « vert piste », donc ça veut dire ce que ça veut dire, c’est du vert pour les pistes, mais ce n’est pas du vert pour faire le fromage. On devrait refaire un vrai mélange de flore de montagne. Autrefois, d’un secteur à l’autre de l’alpage, en fonction de la flore, le fromage avait un goût différent. Alors qu’aujourd’hui, on met des vaches sur les pistes, mais le fromage il n‘a plus de goût. Donc pour moi les grands changements qu’il faudrait pour éviter ça, ce serait revenir à l’entretien de l’alpage en obligeant les gens à se déplacer plus souvent. Il faut remettre à flore cette montagne et la base, c’est la mobilité des animaux. Et puis préserver un peu l’eau, je l’ai fait, moi, mais tout le monde ne le fait pas et c’est très important. Mais il y a quand même des choses à faire intéressantes sur les vieux chalets d’alpage en altitude. Vous voyez moi, j’en ai retapé un récemment et l’été dernier, j’ai mis des gars là-haut pour faire comme une sorte de refuge, on a eu que des bons retours. On a eu des gens qui venaient se balader par petit groupes l’été, ils boivent à la source, dorment en alpages, ils partent le lendemain au milieu des vaches et se reconnectent au milieu. Ça, c’est la montagne. Christian Juglaret, agriculteur

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