L'enfant qui cherchait la petite bête

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L’enfant qui cherchait la petite bête



L’enfant qui cherchait la petite bête réunit dix-huit contes inédits ou parus en revue qui dressent une galerie de personnages tous plus fantastiques et merveilleux les uns que les autres. On y retrouve le plaisir de la langue de Béatrix Beck, son esprit d’observation féroce. L’auteur de Léon Morin, prêtre et de L’enfant chat nous ravit de son imagination débordante et malicieuse. Béatrix Beck joue non sans humour avec les codes du genre, et la mort, si présente dans son œuvre, bien que toujours mise à distance, rôde sans relâche. Disons le tout net, les princesses aussi meurent souvent ! L’enfant qui cherchait la petite bête est vivement conseillé aux adultes curieux qui rêvent le monde, comme aux enfants avertis qui vont d’épouvante en émerveillement.


Cette édition de L’enfant qui cherchait la petite bête et autres contes inédits et retrouvés a été tirée à mille deux cents exemplaires et imprimée sur Sirio Celeste 115 g. Le texte est composé en Cochin, les titres en Oneleigh. La maquette et les collages sont conçus par renaud buénerd, l’édition est établie par François Grosso. L’édition originale de cet ouvrage est constituée de cent exemplaires numérotés de 1 à 100, réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer.

Ouvrage publié avec le soutien du Conseil régional de Bourgogne. © Les éditions du Chemin de fer, 2015 www.chemindefer.org isbn : 978-2-916130-74-3


BÉATRIX BECK

L’enfant qui cherchait la petite bête

& autres contes inédits et retrouvés



Aure ‡

Aure est descendue au jardin et s’est mise à pleurer au bord du vivier. “Ne laisse pas couler tes larmes dans mon eau, lui dit le vivier d’une voix glacée. Tu en souilles la pureté. – Vivier, dit Aure en se penchant au-dessus de l’eau, cache-moi dans ta calme profondeur. Personne ne saura que Aure s’est noyée dans le vivier de marbre blanc. – Je ne nourris que des algues choisies et de beaux poissons, répondit le vivier. Je ne suis pas fait pour héberger les morts.” Aure s’enfonça en gémissant sous le bosquet. “Ne fais pas de bruit sous mes arbres, lui dit le bosquet d’une voix épineuse. Tu empêches mes oiseaux de dormir. – Je veux me pendre à la plus haute de tes branches, répondit Aure en tendant les bras vers les frondaisons.

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– Mes branches se briseraient, rétorqua le bosquet, plutôt que de supporter ton corps. Mes arbres ne sont pas des potences.” De désespoir, Aure se jeta la face contre terre. “Ne te roule pas ainsi sur moi, lui dit la terre à voix basse. Tu froisses mes herbes. – Terre, murmura Aure, entrouvre-toi. Accueille-moi dans ton sein, que je ne revoie jamais l’effrayante lumière du soleil. – Je suis une bonne terre, dit la terre. Je n’ai jamais reçu que des graines d’élite. Je suis une terre à fleurs, je ne suis pas un cimetière. Ne reste pas sur moi, tu es trop lourde.” Mais Aure demeura couchée sur le sol. Dans le silence fourmillant de la nuit, la terre exhala une sourde incantation : “Ma peau est craquelée par la chaleur. La sécheresse a jauni mes cheveux d’herbe. Douceur, douceur de la poudre de neige, masque de beauté sur ma figure brune. – Neige, dit Aure, joignant sa voix à celle de la terre, revêts-moi d’une robe de mariée.” Le ciel entendit la prière de Aure. Dans la nuit caniculaire, la neige tomba sur la jeune fille étendue. Les flocons froids se posèrent sur ses lèvres qui avaient reçu de traîtres baisers. La neige mouilla ses longs cheveux où avaient joué des mains infidèles. Le vivier se couvrit de glace. Les arbres se chargèrent de fruits de givre. Les étrangers s’étonnèrent de cette place neigeuse au milieu de la campagne torride. “C’est la tombe, leur dit-on, d’une fille qui jetait son bonnet par-dessus les moulins.”


La fille de la Rose des Vents ‡

“Qui donc est ton père ? demanda la Rose des Vents à sa fille. Est-ce le prince dans son bois d’orangers, le saint sur son lit d’épines ou ce mendiant que j’embrassai sous le pont nocturne, au bord du fleuve ? Tu ris comme le prince, le saint me regarde à travers tes yeux et ton sommeil est profond comme celui du pauvre. Mais ne descends-tu pas de l’ange Azraël, qui voulait m’entraîner au paradis ?” La Rose des Vents a oublié sa fille dans son berceau flottant en haute mer. Les mouettes viennent lisser de leurs becs les cheveux emmêlés de l’enfant. La Rose des Vents a laissé glisser le berceau de sa fille sur la montagne de neige. Une hermine vient lécher les petits pieds glacés de l’enfant.

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La Rose des Vents a attaché le hamac de sa fille entre un cèdre et un palmier. L’enfant a soif. La pluie l’entend pleurer, et vient humecter ses lèvres. La Rose des Vents a perdu sa fille. L’enfant dort sur le sein blanc de la neige, sur les genoux des rochers et dans les bras des arbres. Dents-de-lion, gueules-de-loup, dites les incantations. Oreilles d’ours, écoutez les prières. Piedsd’alouette, dansez la ronde magique autour de l’enfant. “Viens-tu, fillette, à la cour du roi d’Orient ? – Je n’ai pas un fil pour me vêtir. – Uriel te donnera sa robe de lumière et Michel son armure. – Je n’ai pas de nom. – On t’appellera l’élue et la bien-aimée. – Ma mère m’a quittée. – Tu la retrouveras aux pieds du roi d’Orient. – Je n’ai pas de barque pour traverser l’océan. Je n’ai pas de monture pour traverser le désert. – Sans barque et sans bête, je te mènerai jusqu’au roi d’Orient”, dit l’ange aventurier. Enlaçant de son bras zébré d’éclairs la taille grêle de la fillette, il gravit avec elle l’échelle de Jacob.



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Élie ‡

Élie le vagabond a enlevé une jeune fille. On les a rattrapés. On a voulu assommer Élie. Il a réussi à s’échapper. Il s’est sauvé dans les bois. Les oiseaux lui chantent aux oreilles leurs plus cruelles moqueries. Fi donc hou hou ! L’autel de vos noces sera une borne du chemin. Pour robe de mariée, tu donneras à ta belle une guenille ; pour fleur d’oranger, une mauvaise herbe. Les oiseaux blessent Élie de leurs becs et cherchent à lui crever les yeux. Les ronces s’étirent pour lacérer ses jambes nues. Les branches le flagellent avec des sifflements de joie. Sss shshsh, à tes noces on mangera la poussière du chemin, on boira l’eau du fossé. Le vent lui souffla au visage une haleine empestée, vaah ! Pour magot, tu donneras à ta femme l’aumône des passants. Pour lit nuptial, l’ornière. Pour baisers, les crocs des chiens.

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Le torrent déborde, cherchant à entraîner Élie dans ses remous, glou glas, glou glas, sonne le glas. Une bête vient par-derrière le mordre le talon. Il s’agenouille pour étancher sa soif à une source. La source rentre sous terre. Il se penche pour cueillir une baie. La baie pourrit dans sa main. À bout de forces, Élie se laisse tomber sur la mousse. La mousse prend feu. Sanguinolent, se raccrochant aux arbres, butant contre les pierres, Élie arrive à la fin du jour à la lisière de la forêt. Il embrasse du regard un pays nouveau, ouvert comme une paume, avec ses champs riches, ses villages enracinés dans le sol, la douceur de ses fumées. Élie se couche sur la terre, la face levée vers la face du ciel. Le sommeil descend sur lui. Il voit sa promise qui l’accueille dans la maison de ses pères.


Fortuné ‡

Ils avaient trois filles, Belle-de-Feu, Belle-de-Neige et Belle-de-Rêve, mais, à leur désespoir, pas de fils. La mère, une nuit, monta jusqu’aux limbes et, appelant l’ange de la naissance, lui demanda pourquoi, malgré ses incessantes prières, elle n’obtenait pas de garçon. “Nous sommes pauvres d’enfants, lui répondit l’ange. Nous sommes très pauvres en âmes. – Mon lait n’aura donc nourri que des filles ! cria la mère. Mon sang ne coulera pas dans des veines d’homme ! – Il n’y aurait qu’un seul moyen pour vous de recevoir un fils, dit l’ange. – Quel moyen ? haleta la mère. – Si vous consentez à nous rendre vos trois filles, vous donnerez le jour à un fils.”

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Dans un cri de douleur, la mère acquiesça et perdit connaissance. Elle revint à elle dans le lit conjugal, à côté de son époux endormi. Elle essaya de se persuader qu’elle avait été le jouet d’un songe, mais quand, peu après, elle sut que, de nouveau, un enfant allait lui naître, la peur se mêla à sa joie. Les trois sœurs préparèrent la layette. Belle-de-Feu, avec des allumettes enflammées en guise d’aiguilles, fit un chauffe-cœur. Belle-de-Neige souffla dans l’air. À mesure qu’elle soufflait apparut une petite chemise, si blanche qu’on n’avait jamais rien vu d’aussi blanc. Belle-de-Rêve s’endormit. Quand elle s’éveilla, un merveilleux béguin de bébé était posé à côté d’elle sur l’oreiller. Le garçon tant désiré vint au monde. En entendant ses premiers vagissements, la fièvre saisit Belle-de-Feu. Frissonnante, elle dut se coucher dans son lit rouge. Un grand froid paralysa Belle-de-Neige. Il fallut la porter sur son lit blanc. Le souffle manqua à Belle-de-Rêve, ses yeux se voilèrent et elle se jeta sur son lit en bois des îles. “Qu’avez-vous, mes bien-aimées ?” demanda la mère en serrant son nouveau-né dans ses bras. Elle ne reçut aucune réponse et, au même instant, les trois filles rendirent l’âme. Les cloches sonnèrent le baptême de Fortuné et le glas de ses sœurs. Le nourrisson fut vêtu de la chemise de Belle-de-Neige, du chauffe-cœur de Belle-de-Feu et on le coiffa du béguin de Belle-deRêve.

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Fortuné grandit, le cœur ardent et la tête riche en trouvailles, mais si indifférent aux femmes que, malgré les instances de ses parents, il se refusait obstinément au mariage. Un jour que Fortuné se recueillait devant les tombes de ses sœurs, il sentit l’effleurer un courant aérien et, levant la tête, vit la Rose des Vents. Des oiseaux, volant à ses côtés, tenaient ses mèches folles dans leurs becs. “Je viens souvent sur les tombes de tes sœurs, dit la Rose des Vents à Fortuné. J’y sème des graines pour voir quelles fleurs en sortiront. J’y jette du sable de toutes les mers et, une fois, je leur ai lancé un aérolithe. – Rose des Vents, dit Fortuné, c’est pour vous que j’ai dédaigné princesses et bergères. C’est pour vous attendre que j’ai vécu solitaire. Donnez-moi votre main délicate comme un pétale. – Il me faut encore voler à travers ciel, répondit la Rose des Vents. Mais je reviendrai.” Et elle s’envola. Les années passèrent. Le fiancé de la Rose des Vents l’attendit inlassablement. Il devint un savant vieillard. Une nuit qu’il étudiait les astres du haut de son observatoire, la Rose des Vents se jeta dans ses bras, scintillante, poudrée d’or, parfumée comme un lys et plus brûlante que l’éclair. “Voici l’heure de nos noces”, dit-elle à Fortuné. Et elle appela ses frères, les quatre vents. Le sirocco apparut et répandit du sable embrasé pour lit nuptial. Le vent du nord arriva en brandissant des draps de neige.

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Le vent de l’ouest apporta un oreiller de sel. Le vent de l’est s’approcha en roulant une dalle de pierre. Fortuné se coucha sur le sable torride, il posa la tête sur le bloc de sel amer, les draps glacés s’étendirent sur lui. Mais avant que la dalle de pierre ne s’abaissât, il reçut le baiser de la Rose des Vents et mourut dans la joie. La Rose des Vents contempla un instant la tombe et, avec un cri d’alouette, s’élança vers d’autres mondes.

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Le jardin de la Rose des Vents ‡

Poudrée de pollen, à califourchon sur une branche, la Rose des Vents jouait avec les graines ailées de son jardin. Ses frères les quatre vents voulurent l’emmener autour du monde. “Viens avec moi, dit le vent du nord. Tu auras pour jardin un iceberg à la dérive. – Viens avec moi, souffla le simoun. Tu auras pour jardin une oasis au désert. – Viens avec moi, appela le vent de l’ouest. Je te donnerai pour jardin une île surgie à mon commandement des profondeurs sous-marines. Je te donnerai un atoll sur la mer tropicale. – Viens avec moi, implora le vent de l’est. La planète sera ton jardin. Je te montrerai des fleurs carnivores, des pierres chantantes, et les froides flammes des feux follets.

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