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Albertine Sarrazin

Dessins de

Fabienne AudĂŠoud

Dominique De Beir

Anne Lise Coste

BĂŠatrice Cussol

The Pit 1


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Il a été tiré de cet ouvrage cent exemplaires réservés aux membres de l’association Les éditions du Chemin de fer, numérotés de 1 à 100, constituant l’édition originale.

Ouvrage publié avec le soutien du Conseil régional de Bourgogne.

© Les éditions du Chemin de fer, 2013 www.chemindefer.org ISBN : 978-2-916130-57-6

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Albertine Sarrazin

Dessins de Fabienne AudĂŠoud Dominique De Beir Anne Lise Coste BĂŠatrice Cussol The Pit

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Sommaire

23 décembre 1958................................................................................................... p. 11 Dominique De Beir 24 décembre 1958................................................................................................... p. 13 Béatrice Cussol 31 décembre 1958 ................................................................................................. p. 21 Dominique De Beir 13 january.................................................................................................................... p. 31 Béatrice Cussol 23 janvier 1959......................................................................................................... p. 38 Fabienne Audéoud Après “un certain dimanche”.............................................................................. p. 41 Béatrice Cussol Jeudi 5 février............................................................................................................ p. 45 The Pit 24 février 1959 . ....................................................................................................... p. 53 Anne Lise Coste 11 mars 1959.............................................................................................................. p. 59 Anne Lise Coste Tout près de Pâques… avec du typique au pick-up…................................ p. 63 Béatrice Cussol 18 mars 1959............................................................................................................. p. 66 Béatrice Cussol Soissons – Pâques 1959 ........................................................................................p. 69 Fabienne Audéoud 12 avril 1959............................................................................................................... p. 79 Fabienne Audéoud


Mai…............................................................................................................................... p. 87 Dominique De Beir 26 mai 1959............................................................................................................... p. 95 The Pit Lendemain matin ................................................................................................... p. 99 Dominique De Beir Sous les souffles amnistiants de La Libre Patrie… To-day 21-6…........................................................................................................... p. 105 Fabienne Audéoud Lendemain midi.................................................................................................... p. 109 Anne Lise Coste … Une certaine huitaine plus tard................................................................... p. 110 Anne Lise Coste 5 juillet......................................................................................................................... p. 115 The Pit Août, passé dans le silence, avec Vivekananda…..................................... p. 122 Anne Lise Coste 10 août 1959........................................................................................................... p. 124 The Pit 23 août....................................................................................................................... p. 127 Fabienne Audéoud 1er octobre.................................................................................................................. p. 133 The Pit 3 novembre 1959.................................................................................................. p. 137 Dominique De Beir



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23 décembre 1958

Ce fut pour l’un la liberté, pour l’autre le prélude… Je croyais bien connaître la solitude et soudain, comme tous les êtres chers son imprévu me montre l’autre face. À l’endroit, dédain, mais à l’envers, manque. Bah ! Ce sera parce que j’ai patouillé tout à l’heure dans mon vestiaire. Après ça, on se ferait vraiment, pour peu qu’on se laisse dériver, l’effet d’une naufragée. Marrant. Les Noëls me chantent de bien personnelles ballades : l’impression d’avoir, enfant, été jouée, on m’a imposé un rêve, moi qui en ai forgé tant, si sur mesure, si baroques, je me sens vexée au nom de tous les gosses du monde. Depuis… C’est le sixième intra-muros, alors humilions-nous ! Bénie religion, qui préserve l’humilité de n’être que la forme la plus exaspérée de l’orgueil. Quelle jouissance parfois de s’user les genoux. Oh oui, devant ce dieu d’indifférence et de beauté, c’est possible, et, aventure pour aventure, on peut toujours, sans trop se mouiller, s’offrir celle-là. – Fume toute seule, ma petite cigarette. Moi, j’en ai marre. – Les faiseurs de coups de tête n’ont généralement pas assez de tête pour réussir leur coup. – Cœur de diamant : tout ce qui n’est pas dedans se brise contre. – On baptise souvent volonté l’entêtement, et patience l’inertie.

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24 décembre 1958

Oh merci ! J’ai eu moins de goût pour la finesse de ton choix que pour la joliesse de ton geste… Ces choses-là devraient se manger avec le cœur et les yeux… pourtant je m’abandonne à ta gentillesse, sans façon, et j’essaierai de n’oublier jamais ma joie toute seule de cette nuit. Puissé-je te rendre toute ma vie assez heureux, entourer tes heures… Faut-il me résigner à n’être jamais que ton petit boulet ? Je sais que cela ne te déplaît pas ; mais sache aussi que mon expression de ce soir n’est ni triomphe, ni gêne, tout est simple et sera toujours ainsi : nous pour nous. Et ma reconnaissance s’échelonnera au fil des années, toujours, toujours. Joyeux Noël, où, avec qui que tu sois ! Je m’accompagne de joie, tu sais, jusqu’au dernier jour de peine. Ton dur métier d’homme, je l’ai compris depuis longtemps : tu me le fis si tendrement… et je sais qu’à travers tout ce qui est tien maintenant, c’est un peu vers moi que tu agis. Conviction suffisante pour faire stagner le temps, effacer l’espace. Ils ont beau jeu à raconter et souhaiter, les visiteurs. Moi je tire ma troisième nuit white et complètement dans la vape. Nullement désagréable, un peu oublié seulement. Ambiance d’irréel, Ave de Schubert, Mont-Cinère et vrai café, mes plaisirs. Quelle chance ces diffuseurs qui nous laissent seules. Cette année finie l’amuseuse, la décoratrice et cætera, ouf ! Les trois fois sept ans ont du bon après tout – Idée : envie de frites, et envie de tous les jours, vivement. Mais d’étape en étape – on a toujours quelque chose à régler, j’arrive à la dernière. Après, oui ou non, quiétude, ascétisme avec quelques bons excès pour confirmer la règle, sage et ensommeillée. Faire la marmotte sans pour cela s’épaissir les lobes, jusqu’à l’été. Au-delà, je touche pas, brûlant… Pezzoli me donna le goût des petits a., petit b., grand I, grand II, il faut croire ! En ce domaine où le pourquoi est inconnu, pourquoi

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essayer le bloc-diagramme ? Couper dans le présent au lieu d’étirer, échelonner à l’infini le toi et moi ? Enfin tout cela, dis-tu élastique. Analysons donc. Faut commencer bien sûr par la litanie. Affinités. Tendresse. Notre désir. D’ordre général ? O.K., mais après tout l’amour se croit assez répandu et en son nom coule l’encre, et le raisin, et la cascade… Toujours est-il que mon désir a pris des proportions dans le même temps que je l’appliquais à toi, ce qui est toi et non plus à cet homme inconnu, toi – de la nuit et de la chance, dont l’envie me passa par le cigare par hasard, ou par réaction, ou à cause du climat – toute aventure contient de l’érotisme. Mais je pense nous aussi bien restés copains. Donc, je t’ai voulu pour avoir chaud, moins mal, pour retrouver, pour peut-être aussi le plaisir de t’en donner et le savoir. Mais à présent, autre chanson : puisqu’on nous a un peu désincarnés, et pour longtemps, et que je ne ressens ni éloignement, ni besoin d’autre, ni même manque – sinon par crises brèves, inévitable bien sûr, sale môme quoi – C’est comme si l’on m’avait donné des millions pour subsister quelques heures. Courage et patience n’ont même pas d’effort à fournir ; ces jours sont si riches de devenir qu’ils ne sont pas pénibles. Un peu une veillée au soir d’un jour d’été, et avant mille autres (j’ai des notions fantaisistes sur la longueur de la vie). L’enfant qui attend de grandir s’impatiente, singe et ne comprend rien. Moi, connaissant déjà ce qui sera notre lot, sans indulgence aucune, je n’ignore pas que tu es presque aussi vaurien que moi, et pourtant incapable de concevoir une autre ligne. Car la ligne existe aussi, le destin. Peut-être nos plus beaux coups de volonté ne sont-ils qu’un assentiment au suprême vouloir. Ces mille riens qui semblent perpétuellement nous forcer la main, même s’ils semblent a priori absurdes ; nos expériences analogues un peu ; notre fabuleux premier rancart, et celui de la Saint-Jean*… Je pense cent fois à ces deux nuits-là. Je tempête encore à y revenir. Des moments si purs, si pleinement triomphants, qu’il m’en soit donné encore un ou deux et je crève heureuse. Si différent de tous les paradis artificiels qu’on peut rappeler à volonté : là, quelque chose d’acquis, mais aussi d’unique, sans renouvellement ni pèlerinage possibles. Nous sommes revenus là, mais le décor ne * Le 24 juin 1958, jour de la Saint-Jean, Albertine et Julien ont fait le serment de ne plus se quitter.

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nous parlait plus. C’est en nous, et bien loin quelquefois, que ces grains de lumière bougent et irradient à jamais. Autre chose : j’opte, pour toi. L’amour, à mon sens, est vote, essentiellement. J’aurais pu choisir, bien que difficilement ; tant de talents et de rêves, moi. Collectionner les papillons ou soigner les petits Chinois, il faut se décider, puisque l’agréable éparpillement, l’amateurisme qui se veut conscient et qui n’est qu’indécis, sont le privilège de la seule adolescence ; puisque, passé ce temps tourmenté et béni, celui qui s’obstine (caves de Saint-Germain en 1957) figure le pauvre désaccordé, l’éternel raté au jeu des âges, jeu où il faut être fair-play sous peine d’être vite sénile et ridicule. Donc moi, classée – on a décrété possible de me classer – enfant adulte (ô psychiatres !) je ne vais pas à présent me faire un nom dans l’excès contraire, et enfantiller à vingt berges passées, sous prétexte que mes joues sont rondes, et mon allure générale très môme. Oh certes, c’est utile et agréable, l’enthousiasme ! Et l’avoir gardé intact après tant de coups durs, c’est dire qu’il me restera chevillé au corps all my life long. Mais la fraîcheur est un atout que je me donne quand nécessaire ; la jeunesse, une richesse que je garde comme nécessaire ; et la pensée sage, le luxe nécessaire par-dessus tout, quand je reste seule. Cultiver au jardin cette plante mûre où circule la sève du monde. Ah oui, c’est bon la gamberge où l’on ne rumine pas un foin amer et sec, mais où l’on déglutit les roses et les épines avec un égal bonheur… Au fait, je voulais dire quoi ? Je parlais choix, pas vrai ? Si compliqué lorsque tout vous plaît trop pour qu’on se fixe, laissant le reste. Épuiser la vie disais-je, il n’y a pas si longtemps. Seulement, à goûter et regoûter aux choses, aux idées même, on peut parvenir à la sécurité, la possession. Ou, si l’on ne peut saisir, c’est qu’il s’agit alors d’une belle abstraction, art, beauté, et c’est œuvre imbécile et impie que de vouloir cerner en concret ou en vagissements personnels des entités aussi formidables qui se moquent bien de nos petits mondes. Ça me paraît sacrilège de faire autre chose que regarder, si l’on n’est pas décidé à tout donner. En art je ne comprends que le fanatisme, et j’ai bien honte lorsque je me fais héberger à l’œil dans ces temples, interdits maintenant puisque je ne pratique plus… Mais est-ce ma faute si je n’ai pas eu assez de persévérance ? Si la sérénité m’est apparue justement trop calme, trop haute ? Eh oui. J’ai fabriqué un art détaché de moi peut-être, mais rafraîchissant à toute malédiction.

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Quoi qu’il en soit, j’ai choisi ailleurs, parce que je goûte le risque, et aux choses “qui ne déçoivent jamais”, je préfère un être, capable, précisément, de me décevoir. Une pomme pourrie, pas trente-six solutions : à la poubelle. Mais se faire faire bobo par un être, aïe, la douceur quand le tourment se transcende en remède, par le seul fait qu’il est là, et que c’est lui qui est là… Lui, c’est mouvement ; c’est toujours un peu menacé. On se dit aussi que tous les voyages ont un retour – sauf un ; et que même en celui-là il se pourrait bien que l’on voguât ensemble. Notre cas à nous a le double avantage de nous stabiliser sans nous limiter, nous laissant le parfum d’aventure, d’enthousiasme et de nonchalance qui m’est vital. L’air que je respire, partout, a toujours cette odeur-là. Et c’est moins douloureux, quand on emménage ici, de voir les barreaux, que de renifler l’air fade. Les relents des autres ne m’intéressent pas. À chacun sa peine. J’aide si je peux, mais avec à peine une petite impression de fraternité de patronage, vague résidu des dortoirs de l’enfance. Aucune pitié : c’est une injure que ce sentiment-là, et de toute façon la vie m’a fait le cœur peu fragile. Malheur aux vaincus, me dis-je avec d’autant plus de rage qu’extérieurement, je parais l’une des plus durement touchées… il n’en est rien, allez. Tout est bien guéri et ma joie est impérissable. Et même si ça ne sent pas tellement cigarettes, whisky et p’tites pépées dans cette piaule à l’arrivée, j’ai tôt fait de camper une drôle d’ambiance, si fantaisie m’en prend. Mais c’est de plus en plus rare, ces crises de dehorsmanie, le cha-cha-cha dans les couloirs, cantine à outrance et les yeux maquillés aux moyens invraisemblables du bord. Au fond, je me demande si le truand n’étrangla pas le poète dans certains foulards de soie, en douce. Faut dire que la poésie de ma génération me déplaît. Pas celle qu’on imprime, celle qui traîne les rues. Les jeunes sont de très bourgeoises Brigitte Bardot à présent ; et du reste, pour ce qui est de fréquenter parmi ceux de mon âge, impossible : je prends l’air protecteur, irrésistiblement. J’aime tant les vieilles gens. N’importe, je n’ai plus ces nerfs à fleur de peau, cette faim, cet amour étourdi, et imprécis, et universel, qui serrait la gorge. Mon ambiance serait le calme un peu ascétique. Je m’y complais : me priver de tout ce qui ne réconforte qu’un instant, laisser nue ma cellule, dépouiller au maximum, une espèce de purification, si j’ose dire, de constante mise au net.

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L’anonymat, les travaux les plus emmerdants et les moins intellectuels, juste le minimum de lecture et jamais ni révolte ni cafard, avec par là-dessus un grand rire silencieux… voilà. Il y a bien le plan des remous, certes. Mais cela ne concerne pas mon existence ici, seulement lui… Un matin à Paris, tu avais baptisé ça rancœur… Oh ! Comme les mots les plus tendres prennent parfois la délicatesse d’un coup de massue ! On devrait pouvoir couper les mots, n’en projeter que d’infimes parcelles quelquefois… Tu n’étais pas en veine ce jour-là pour m’écouter diviser les cheveux en quatre ; douce nuit ! Ô ton dos quand il est en colère ! Nous n’avions pas dormi ensemble, et les quelques centimètres qui nous séparaient, c’était plus long que des années-lumière (Et toi encore, quand à l’aube tu m’avais prise, qui me disais où es-tu !). C’était bien l’âge des âneries… Donc, je n’avais pas relevé, ou si mal. T’aurais-je dit “oui, je suis pleine de rancœur, mais pleine des pieds à la tête”, tu aurais pensé que je faisais allusion à ta manière d’agir ; or je ne suis pas femme à rancœur jalouse. Je n’ai hélas, jamais été un minus habens. Non, c’est tout autre chose. Vois-tu, j’avais acheté, il y a longtemps, une petite “chambre à moi” (as says Virginia W…) et, encore que l’escalier fût raide, j’avais arrangé à ma convenance. L’homme que tu es ne m’eût pas tellement choquée s’il avait cassé la porte… même pas ! C’est moi qui t’ai donné les clefs presque de force. Moi, qui avais juré de vivre pour moi, de garder un vide éternel, j’ai bien senti que tu serais ma faiblesse. Et je t’en voulais… d’être toi… de me contredire… j’ai passé par tous les raffinements de l’orgueil, ces jours-là. Bénie arrestation* ! C’était l’héroïque mais unique solution… Après ça, heureusement, ma scrupuleuse fierté pourra s’octroyer des vacances illimitées. Bah, je parle sans détours : il m’arrive encore d’être gênée. Je ne suis pas à l’aise dans mon rôle de fille. Si tu le veux, pourtant, je m’y tiendrai : je désire te plaire, toujours, et donc faire ce qu’il te plaira que je fasse. Je sais que tu aurais assez aimé les initiatives de ma part ; pouvais-je en prendre, dis-moi ? En avais-je le droit, ou même le pouvoir ? La liberté que tu me laissas, la vie me la prenait… le cercle… le désir d’en sortir, de fuir les sursis, les réveils… au lieu d’apprécier encore plus le court et tendre voyage… Et nos points de vue ont dû se faire écho làdessus, je crois. Nous restons déroutés. On s’est crus si forts, si railleurs. * En mars 1958, Julien est arrêté pour cambriolage et condamné à trois mois de réclusion. C’est leur première séparation par la prison depuis leur rencontre le 19 avril 1957.

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Et je te devine courant à gauche et à droite depuis ta sortie, pour nous. Et toi, tu sais aussi ce que je fais ici, pour l’avoir fait comme moi. Voilà : tout orgueil est mort, toute peine effacée, et nous restons de part et d’autre de la muraille, les yeux impatients et nos voix tremblantes, le cœur enragé et pourtant plein de certitudes… alors l’intellect s’amène : “Symbiose de brune et blond, femelle et mâle par surcroît ? Allons allons ! Et vous êtes dupes, vous les grands impitoyables, les voyous au rire éclatant ?” Ah oui, l’intellect vous glisse des pensées bien malsaines dans le cigare ! Appelle ça égocentrisme, schizophrénie inorthodoxe ou déconnage intégral, on est tout honteux de se sentir dans la poitrine autre chose que des tripes. Qu’importe ! Sous les feuilles sèches, la route est nôtre, qui brille et nous invite. Vivons des virages, des carambolages et des paysages… Si l’on a la malencontreuse idée de me faire déguerpir avant autorisation de mariage ou courrier, je laisse tomber cette demande. J’ai dit O.K. parce que je le croyais dedans pour longtemps, avec le rêve douillet de l’idylle entre détenus. Mais j’ai assez voulu qu’il soit libre. Tant pis pour moi ! Je m’offrirai le double plaisir de me faire attendre et de le faire éprouver. Rien n’est assez dur comme prélude à tant de joie. Remarquez bien que chaque soir je murmure : “Demain maybe ?”

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31 décembre 1958

C’est très beau de ne pas pécher contre l’espérance ; mais ne pas pécher contre le règlement, quel délice nouveau pour moi ! Je sais ainsi que des convocations au bureau ne peuvent résulter que des agréments, et j’y marchais tantôt, “calme comme l’eau morte d’un lac.” Il est des choses inéluctables : je mourrai ; mais avant, sans nul doute, je sortirai d’ici. Et avant encore, je connaîtrai la réponse du Préfet. Bizarre, que ce fût Oui ou Non m’importait peu : j’aurais réagi après… Ce que je voulais, c’était le oui ou le non. Ce fut oui*… et, le soir, sa lettre… le voleur m’a chipé mes longues enveloppes… Zizi en bleus, Zizi en Versailles, Zizi en meublé sans feu ni eau… Je tiens cette lettre comme une part de tarte, très gauche, un peu absente comme chaque fois que l’espoir se mue en réel : une espèce de paramnésie complique ma réaction. Manque un bon coup de gnôle : au fond, qu’est-ce qu’un “C’est aujourd’hui dimanche !”, un “On va fêter ça !” ? N’est-ce pas qu’on voudrait s’étourdir des bonheurs autant que des tristesses ? Nous sommes peu adaptés aux secousses, nous les carcasses raisonnables. Et encore, pour le cas présent, la surprise manque : j’en étais si tellement sûre… comme en toutes les circonstances où, mathématiquement, je n’ai que l’exacte moitié des chances, et où mon désir, imperceptiblement, décide la balance à pencher du côté où je VEUX qu’elle penche. C’est dans l’ordre des choses. Si j’ai au départ dégoût quelconque, incertitude, idée de contrainte, mieux vaut laisser tomber, ça ne marchera pas. Je ne parle pas bien sûr de la mauvaise volonté, mais bien des faits qui dépendent de l’aide ou l’assentiment de personnes sur lesquelles je ne puis rien, que jeter ma demande et attendre, tassée dans un coin, leur décision. Quand je ne savais pas conduire et que * Depuis leur arrestation, le 8 septembre 58, Albertine et Julien n'avaient pas le droit de s'écrire. Julien est relaxé le 17 décembre mais ils n'obtiennent l'autorisation de s'écrire à nouveau que le 31 décembre.

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je sentais sa fatigue au volant, il m’eût été impossible en cas de gaffe, de faire un geste pour redresser ; mais j’avais la certitude que si je veillais à son côté, regardant la route avec intensité et les doigts serrés, il ne pourrait rien nous arriver. Et en effet, je suis là. Et c’est un beau mystère. Si je reste molle, à Dieu vat, à n’importe quel hasard vat. Mais si la foi m’empoigne, alors j’accouche de l’espérance, et les autres, à coup sûr, de la charité. Alors vive les théologales. Alors vive la vie, la bagarre, le vouloir des nuits blanches ; le vouloir silencieux des paupières serrées, en obligeant la viande à rester en relaxe pour que le chaud circuit du sang mûrisse et fasse rayonner la pensée maîtresse. J’en suis arrivée à vaincre toutes les obsessions et à m’imposer au contraire ces petites séances de concentration intense. On coupe ça de longues périodes neutres où l’esprit dort, on dit des politesses, ou même s’instruit – car le savoir, mémoire, intérêt, est enrichissement certes, mais accroche rarement la vie intérieure, pour moi essentiellement intuition et musique – Et ma méthode n’est pas mauvaise, je crois. En tout cas efficace et ça me contente. C’est une puissance. Projeter ses désirs, et non les laisser bourdonner comme de grosses mouches têtues et aveuglées. Apprendre à ouvrir la fenêtre… et compter aussi sur je ne sais quoi de souverain, si nos désirs agréent à ce je ne sais quoi… et pas commode, car là pas moyen d’enrubanner la m…, je ne sais quoi ne serait pas dupe. C’est au Carmel que je devrais être, parole… Quand nous serons très vieux, mon amour, ou seulement très las, puissions-nous rappeler notre victoire d’aujourd’hui ! Puissions-nous ne jamais ternir, jamais déformer… Et pourtant, c’est inévitable, nous oublierons. Comme nous oublions toute chose : le souvenir gardé dans la mémoire, mais détruit dans la sensation. Impossible de re-pleurer ou de re-rire harmoniquement avec hier ; colère, peur, bien-être, tout cela est mort et ne revivra que pour d’autres sollicitations. C’est en connaissance de cause que, chaque fois que possible, je me risque à recommencer un journal, avec l’espoir de sauver quelques miettes du naufrage… Jusqu’à présent, cela n’a pas réussi : tous mes écrits ont été confisqués ou égarés. Pourtant, je réitère, car je crois cette fois qu’il n’y aura pas de naufrage. Et j’aime mieux risquer que gribouiller, vingt ans après et les pieds dans les pantoufles, des mémoires aussi mensongers que peu vivants. Ce sera amusant de confronter… Je m’efforce à la clarté, et à bannir les élucubrations,

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le style télégraphique… mais bien difficile et peu attrayant. Si charmant les phrases mal tournées, brèves puis sans transition contournées et essoufflantes, émaillées de ces formules mi-étranger mi-nègre que je pige seule… Ai-je rêvé de ce mélange de calligraphie et de gribouillis, d’argot et de Marie-Chantal, d’ordure et de poème. Sautiller, mordre et rejeter, faire la biffe dans le grand tas des impressions, et tout à coup, rayonnante et les reins cassés, élever au bout de ses doigts une image toute neuve, qui dormait sous la poussière, et qui à présent étincelle au soleil… Il y a bien sûr la censure. Ici, le plus grand risque est de voir ses écrits sous le bois d’allumage. Mais dehors ! Quel malheur, quelle sensation de manque, à l’idée de tout ce que j’ai vécu de rare, de bondissant, de rocambolesque et de douloureux aussi ; et que je garde, que je serai obligée de garder secret en moi, toujours. Lourd, et en même temps bienfaisant, comme un riche festin… eh oui. Après le rêve des quinze ans (“célèbre par tous les moyens”), j’ai paradoxalement viré dans des spécialités où l’excellence et la réussite s’accompagnent obligatoirement de l’anonymat. Un peu dur à encaisser ; mais y a pas le choix, si l’on n’est pas Érostrate, comme c’est précisément le cas… Il y a aussi un autre ennui, celui de causer des ennuis. Je ferais volontiers quelques mois supplémentaires pour que d’autres, même indifférents, n’aient pas à les accomplir à cause de moi. Ma mentalité retarde d’une bonne demi-douzaine de lustres sur celle du milieu actuel. Ou peut-être est-ce tout simplement parce qu’étant gosse, j’ai un jour – involontairement – crevé l’œil à un crapaud, et pfêh ! parole, ce sang de crapaud m’a fait sur le cœur une “damned spot” qui ne s’efface pas. Ce frisson ne rayonne pas, cependant ; les pires souffrances me laissent glacée. Bobos ou calamités morales, je n’éprouve devant les blessures ou les faits divers ni attendrissement ni horreur. Seulement, au centre de l’indifférence, quelque chose crie S.O.S. et j’ai souvent risqué bien des revendications, sacrifié bien des conforts pour m’établir panseuse, pêcheuse d’âme et dépannage en tous genres. Impulsion inconnue, étrangère autant qu’irrésistible… Cela me plaît, tout en me déconcertant un peu. Joyeuse de me sentir diverse et imprévue. Allons, je me réserve encore des surprises : c’est le charme de grandir. Mais en creusant bien le plaisir né de la… B.A… j’y découvre tout de même l’intérêt dominant – soulagée, car moi bonne, quel ennui ! – Eh bien, ce n’est pas l’espoir d’être gratifiée,

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non plus que la satisfaction gênante de la reconnaissance, mais bien la recherche de la Paix. En effet, je ligote ainsi, dans une certaine mesure, la malignité d’autrui : les gens envers qui l’on est généreux n’osent pas. Qu’ils prennent mon attitude pour bonté comptante, ou qu’ils ne soient que trouillards, hypocrites ou ménagers de la poule aux œufs dorés, ça je m’en moque. Pas dupes ? Mais je le suis encore moins qu’eux ! S’ils semblent bénéficier dans l’histoire, c’est jeu d’optique : car, outre la certitude de les savoir hésitants à me nuire, – à moins que je ne tombe sur plus retors que moi, c’est arrivé bien sûr mais rarement – j’acquiers par surcroît un délicieux confort moral. Le regard au miroir est heureux et fier, lorsqu’on est sûr que, cette nuit encore, tous les êtres que l’on connaît dormiront sans vous maudire ; que vous n’êtes pour rien dans leurs avaros, et qu’ils le savent… Que, s’ils vous rendent entourloupette pour gentillesse, c’est eux qui seront mal à l’aise, pas vous. Non que j’attribue à l’humanité une conscience sans bavures. La croire capable d’amour-propre, de régularité, ou même de simple politesse, ce serait lui faire beaucoup d’honneur, et généraliser un peu hâtivement ; alors que c’est la rareté de ces sentiments qui fait leur richesse, et me les fait estimer infiniment. Mais vos faux-frères, tout en vous maintenant la tête sous l’eau, se diront, à coup sûr, qu’ils ne sont pas chouettes tout de même, qu’au fond vous n’étiez pas ce qu’on appelle un mauvais type et que c’est bien dommage. On peut même penser – hypothèse toute gratuite – qu’ils ne vous tiendront pas rigueur. Et, en poussant la supposition aux limites de l’invraisemblable, on peut se les représenter tout penauds et implorants, tandis que vous passerez, l’œil candide et l’oubli aux lèvres, si par bonheur ils le sollicitent. Ma mansuétude est sans bornes, puisqu’elle est la mesure de ma tranquillité. Les plans vengeurs, les rancunes, c’est si fatiguant ! Lorsqu’on a décidé d’être sereine, il faut oublier les gens et les choses sans importance. Et surtout, je le répète, éviter de leur causer du tort. Lorsque j’ai été possédée, bien complètement et avec finesse, ma réaction première est, bien entendu, la rage ; mais, que le temps aplanisse un peu, ou plutôt mette en relief les creux et les hauteurs, ma colère disparaît et me voilà chapeau bas, avec, au centre de mon amusement, une petite veilleuse d’admiration. Je porte et garde une grande estime à certaines personnes devant qui j’ai souvent vu rouge…

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Mais tout le monde n’apprécie pas autant que moi les sauces piquantes. Il faut éviter de faire grimper autrui à l’échelle : une fois juchées là-haut sur leurs misères, les victimes vous enverront sur le crâne, outre le pavé de leur rancœur, le feu grégeois de leur détresse. Et il vous restera à choisir entre la lapidation, stoïque et ricanante, et la retraite dans l’antre glacial du remords. Brr ! Voilà ce qu’il en coûte d’user d’expédients grossiers. Certes, je n’ignore pas les attraits de la rosserie ; en un monde peuplé exclusivement de braves gens, il me resterait à mourir de honte… et d’ennui. Mais pourquoi tout de suite les grands mots, les grands gestes ? Il faut rester le cœur tranquille, si l’on veut jouir du paysage, au court voyage de l’existence. Inutile de tremper ses adversaires dans l’huile bouillante : ça fait de la fumée, et ce n’est pas très, très humain. Après avoir reniflé la ratatouille de sang, de fric et de fesses, on ne devrait plus avoir grande envie de s’exalter dans un sens ni dans l’autre. Songer à la petitesse de son cercle d’action ; il apparaît difficile, bien sûr, d’y décanter du bonheur et de la pureté sous tant de ferments ; mais ce n’est pas plus bête, après tout, que d’y vouloir semer une pagaille supplémentaire, puisque justement le cercle est limité. Qu’est-ce qu’un verre d’eau en tempête, à côté du moindre lac dans la montagne ? Une heure de belle pluie ne suffit-elle pas à effacer mille piétinements ? Écouter la pluie, la calme leçon. Je ne prêche pas ici la bonté : en eussé-je même l’idée, la timidité me clouerait le bec tout de suite. Que je sois active ou réceptive, la sollicitude me gêne toujours un peu. Mais je m’efforce de ne pas nuire et de ne pas importuner, afin de rester dans l’équilibre, avoir plus de temps pour ma vie, et y vivre en repos : théorie tout égoïste, mais explication très franche. Sur le premier cercle de l’enfer de Dante, gisent les indifférents. Et c’est en effet péché – s’il y avait un supra-cercle, j’y eusse logé la bêtise – Mais combien différente d’une restriction amorphe est la concentration d’amour ! Je dirai tout à l’heure, si j’ai le temps, pourquoi. Concentration acquise à la façon lente et douloureuse : pour être aliment transformé en muscle, être mâché !… Enfants, nous naissons à l’émerveillement, à la faim universelle. Puis, agacée par notre naïveté qui se posa omniscience, la vie se dévêt enfin, et souvent sans contre-jour. Eh quoi ? Nous voulions du divin, on nous offre de la viande ? Pouah ! disons-nous, en nous livrant successivement aux

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bonnes panacées, en nous droguant au désespoir, au cynisme, à la révolte et aux demains. Étions-nous alors sincères ou hypocrites ? Sincères, parce que si totalement jeunes, dans notre conviction de ne pas l’être – comme à présent d’ailleurs de le rester toujours. Nous n’avions pas compris que nous étions tout bonnement en train de grandir ; nous nous jurions stabilité et nous proclamions savants, alors que sournoisement nos cellules se renouvelaient de minute en minute… Et hypocrites tout de même, parce que cette chair bien haut méprisée, nous la tripotions en secret, et nos doigts impatients s’y tachaient avec délices… “Peu importe”, dit l’un des enfants, “Concessions à l’animal”. Ou bien : “réalité unique. Si l’on ne trouve pas de réalité, on ne peut même plus mourir, et celle-ci doit exister, au moins.” Ou encore, s’il est plus franc : “Nullement désagréable !” Mais toujours, évidemment, la pureté profonde compense et sauve tout. Ainsi excusé une bonne fois pour toutes, on peut y aller : connaître tous les murmures, toutes les folies, toutes les débauches : on est pur. On trouvera toujours de la beauté, même sous la merde, et même si l’on crève de s’être cru invulnérable, eh bien ! Ce ne sera jamais qu’une expérience supplémentaire. Les expériences, voilà l’essentiel… J’ai pensé tout cela. Et celui qui étiquettera avec indulgence “erreurs de jeunesse” ces années-là n’aura de moi que mon sourire. Sans doute sera-ce l’un de ceux qui se sont toujours laissé pousser, dociles, pousser du dedans et du dehors. En voilà qui n’ont jamais été troublés par eux-mêmes. Déjà classés, déjà soumis. “C’est la vie.” Oui, je souris. Je donne la main à ce cher Moi passé, comme on la donne au bel enfant insupportable. Je souris parce que ces années bouleversées s’étirent maintenant en moi comme un triste chemin d’or. Si peu ont eu ce privilège : éprouver au paroxysme la belle férocité, la tendresse, et le poids d’être trop jeune. L’impuissance à ressembler, déguisée en opposition rageuse. Jusqu’au jour où l’on s’aperçoit que la différence est souvent flatteuse, en tout cas plus profitable que gênante ; et même, il n’y a quelquefois plus aucun mur entre nos sentiments si personnels et les grands thèmes lyriques, vieux comme le monde et vivaces en des millions de cœurs. (Vous avez deviné juste : je me marie demain.) Revenons à nos moutons : Oh ! rien d’exceptionnel en mon remue-ménage ! Ce sont les événements qui firent mon aura. Je me sais même bien moyenne en beaucoup de domaines.

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Y en a même où un minus m’aplatirait dans la facilité. Orgueilleuse ? Oui, mais absolument, et un peu confusément. Une espèce d’atavisme. Je ne m’explique pas ce sentiment par des “parce que”, ni le classe “par rapport à”. Orgueilleuse de me sentir vivre et vibrer. Saisir des fils de compréhension et d’harmonie, être propriétaire et maître d’une existence… Si l’on en demeure perpétuellement hurlant de joie, fou de reconnaissance pour Celui qui nous l’offrit, n’est-ce pas là légitime et pure fierté ? Je crois. Et pour mieux me justifier peutêtre, j’ai pris soin avant l’acte d’orgueil de me mettre nue des pieds à la tête, de dépouiller à jamais la complaisance, la faiblesse ; j’ai passé à la douche de tous les asservissements, ceux des humbles et ceux des vaniteux, et des Justes et des malveillants. Me voici, avec mes Droits. Mais je cherche où peuvent bien se cacher tous mes frères en jeunesse, ceux qui ont voulu aussi que ces années soient plus que durée, mieux que transition, et pour qui elles ont été transition tout de même, comme pour tout le monde. Or, où sont-ils ? L’exceptionnel de mon destin, encore une fois, ne provient pas de mes possibilités, ni même de mes actes : j’ai été un Rimbaud vraiment bien anémique, et ce n’est pas de moi que datent les prisons. L’exceptionnel vient de leur conjonction. Je n’avais pourtant pas d’idée précise, en prenant la route inconnue ; simplement, un nom sur une pancarte, ou un parfum de chemin d’été… J’ai été séduite bien obscurément. Et voici que la route me menait, et c’était si facile : un pas, un autre… On peut même mener à son tour. Inutile de savoir conduire. Les accidents, l’immobilisation ? Cela n’empêche pas de repartir un jour, sans compter que, passé une certaine vitesse, l’accident n’a plus tellement d’importance. C’est ainsi que l’on devient capable : la pratique avant la théorie. La théorie ! Je n’en ai pas pris le temps, la vie est courte. Faites-en donc lorsque vous serez arrivés, et que votre enseignement supérieur et onctueux fasse réfléchir tous les fiers petits bâtards qui vous auront suivis ! Vrai, vous avez trouvé votre fin et votre raison, ô mes frères en jeunesse ? Alors, je vous sacrerai bien volontiers petits vernis : grand bien vous fasse, si vous possédez enfin tout ce qui chatoyait si joliment dans nos avenirs, si vous avez trouvé enfin la sécurité, le pognon, et, évidemment… l’Amour. Là, chapeau. Vous avez emprisonné le mouvant, couché avec l’infini. Ce qui

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m’intrigue, c’est comment ils peuvent continuer à vivre, s’ils ont vraiment touché l’amour. Moi, je n’ai pas tant d’assurance ! Bien sûr, partager lorsqu’on s’est dit seul, s’attacher lorsqu’on s’est dit vagabond, admettre lorsqu’on s’est dit orgueilleux, c’est le meilleur but qu’on puisse atteindre. Mais là n’est pas l’essence : l’amitié ou la religion ont des résonances analogues. L’amour, lui, est en quelque sorte hyperbolique à nous-mêmes. Si l’on pouvait éprouver, sur le plan de l’absolu, le même émerveillement que sur la peau ; étirer dans les années cette transfusion du toi et du moi où sanglote une seconde la joie bouleversée de n’être plus qu’unité… là, ce serait avoir trouvé. Mais ce serait aussi anéantissement : la haute tension détruirait à l’instant les âmes siamoises. Le supporteraient-elles, que la retombée dans le réel ne les tenterait plus. C’est pourquoi la tendresse et la présence viennent relayer l’extase ; puis, à leur tour, se transcendent à nouveau en désir. Cycle aussi fermé que la morale yogi… L’essence, c’est cela, je crois : avoir conscience qu’on est autre et ne pas s’y résigner. C’est pourquoi jamais, jamais ne finira la recherche. Recherche qui est angoisse et manque, et en même temps passion et joie. On se contente souvent – je veux dire : en majorité – d’une communion d’existences, de goûts, de nom ; être côte à côte, voire l’un sur l’autre, il n’en faut pas davantage pour que chacun croie sincèrement en sa “moitiéité”. Ou, à l’opposé, lorsque craque le vernis de mal connu, l’aura d’émotion physiologique de l’être qu’on a repéré et élu dans l’enthousiasme, on se sent bien un peu rêveur ; mais l’on demeure tout de même. Aussi bien, on trouve toujours plus mal uni que soi, si l’on désire se consoler. Mais, à vrai dire, on ne se sent pas même triste : n’est-on pas un être à raisonnement et à justification ? Tout le monde sait bien que les chansons ne sont que des chansons, alors, pourquoi se lamenter ? C’est enfantin… Voilà en deux mots ce que je vois le plus souvent en cette société : l’amour-ami, l’amourlogique. Oh ! Toi, mon grand, Toi que je dévore des yeux comme si je ne te connaissais pas, après des milliers de mots et de baisers… toi mystère, qui m’énerves et me calmes… Dieu nous préserve de l’habitude, de la résignation ! Je sais la vanité de toute compréhension, les foudroyants imprévus de ce qu’on disait sien. Et jusqu’à présent, cantonnée en ma belle

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indifférence, je me souciais peu qu’on se livrât ou qu’on se gardât vis-à-vis de moi. Je m’amusais seulement à parier sur les réactions des ténébreux, ou à faire rentrer dans la gorge des geignants leurs confidences. L’autre ? L’adversaire, l’enfer, et, à la rigueur, l’outil. La paix pour mes sérénités, la raillerie pour mes ennuis, étaient mes seuls climats. Et c’est toujours. Simplement, une espèce de fille inconnue a jailli de moi lorsque je t’ai aimé. Elle n’existe que pour toi et mourra avec toi. C’est cela, la concentration d’amour : tout l’imprécis, tout le rêvé, toute la richesse et tout le dénuement se cristallisent soudain avec tant de force qu’ils enfantent un être neuf. Si l’enveloppe demeure, c’est au même titre que le temps et le paysage : on ne peut que continuer, se continuer. Les connaissances et la mémoire ne s’effacent pas : l’amnésique lui-même a le passé de son corps et – de son inconscient. Et d’ailleurs, à quoi bon ce recommencement ? Ce n’est pas ce qu’on connaît de soi qui est lourd : c’est ce qu’on ignore de l’être qu’on aime. Ne pouvant le comprendre absolument dans le présent, on voudrait le cerner dans un commun devenir, après l’avoir dépouillé de tout ce qui fut lui, avant nous. Posséder ! Ce mot qui est fait de vent et de rocher… Et puis, n’était-ce pas indispensable ? Puisque nous n’étions nés que pour nous reconnaître un jour, qu’importe les chemins de traverse ? Ne fallait-il pas grandir et mûrir ? Nous l’avons su faire, tout seuls, et durement. Nous n’avons pas été de ces enfants qui vont main-dansla-main-vers-le-soleil, image enrubannée et emphatiquement fade. Ce que je t’offre est bien à moi. Tu peux prendre avec certitude et sans crainte. Sans brusquerie non plus, car je n’ai rien d’autre et n’en refabriquerai pas… Je suis protégée à jamais des aveuglements et des indulgences. Mais si tu sais ne jamais épuiser la douceur, tu ne mettras pas à nu l’intransigeance… C’est une assise à mon amour, bâtie avec toutes les peines et toutes les rages de jadis. Il n’est pas utile que tu la connaisses. Et toute la littérature ne vaudrait pas ce soir la simple émotion de me serrer contre toi…

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13 January

C’est comme dans les carnets de feuilles à cigarettes : un jour tire l’autre. C’est le matin que je barre mon calendrier ; dès que levée, je sais bien que le jour est déjà terminé, puisque je connais le programme et que le rideau reste baissé. Enfin, de papier en papier, me voici prête à devenir madame. Hier, scopie. Je passe sur cette corvée. Ah oui ! J’étais partie dans ma robe de bure, les cheveux nus, traînant dans la neige meurtrie des mules de cet été. Dessous, je sais qu’il y a mes dentelles et ma jeune poitrine. Mais certains jours, j’aime à être le plus bagnard qu’il m’est possible. Oh ! quelle tristesse, ce dispensaire, ces femmes à manteau vague, déclinant à petite voix le nom du mari à une secrétaire sans âge et sans sexe… le squelette qui s’habille dans la cabine voisine en toussotant “Pauvre France”, l’ange gardien à mon épaule, et moi, la Fiancée… Je parlerai à Zizi de cette rage fade et imprécise… Pitoyable dehors ! Dire qu’il faut associer ces relents avec la triomphante clarté de l’amour ! C’est cela, être séparés : faire attention aux extérieurs, malgré soi. Enfin, c’est fini. Et ça ne change pas grandchose, au fond. Je ne suis pas impatiente, car depuis que mon monde est monde, j’ai été sa femme. Toujours. Il avait l’attente et la forme de mes songes. Et je ne veux plus être que cela : sa femme. “Plus que” semble restrictif. En effet, c’est soumission absolue. Mais soumission impérieuse. Adoration dominatrice pour ce mâle à qui j’ai fait l’amour. Obéissance un peu facile, dira-t-on, sieste de la volonté. On peut croire, tant que les décisions du seigneur et maître ne sont que l’expression de nos désirs propres, qui restaient paresseux, ou sans moyens de réalisation. C’est pour cette raison, peut-être, que l’on choisit souvent dans son clan. Mais moi, je n’ai pas dû choisir. Tout m’a si merveilleusement forcé la main. Aussi bien, j’aurais pu flâner indéfiniment…

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C’est bien, c’est simple, ce complot, et c’est reposant. Mais que vienne le dilemme ! Là, on peut toucher l’arête vive de l’accord. Réactions similaires, âme-sœur, c’est vrai à certaines secondes, aiguës, fugaces ; ce n’est pas matériau à vie courante. L’amour nous ménage ces trêves, mais leur saveur vient précisément de ce qu’elles sont intermittentes et choisies. Si l’on veut se maintenir en permanence dans l’abstraction, on risque fort de n’y pas durer très longtemps. Tôt ou tard, il faut tenir compte des choses extérieures, et Dieu sait qu’il en existe ! Tard ou non tôt, si possible, mais tout de même ? Brûler vif et mourir ensuite, extasié en un suprême bécot ? Hum, c’est compter sans les ruptures moins poétiques. De toute façon, l’âge venant, je me dis in petto qu’il vaut beaucoup mieux mourir à tempérament. Je me jette résolument en les conceptions prosaïques. Car nous aurons à descendre du paradis pour nous frayer un chemin sur la terre, à coups de dents, à force de lutte. Je ne veux pas me contenter de ce qui contente tant de femmes : avec un cynisme ingénu, elles se drapent sans vergogne dans leur peau de servantes adorables, et irresponsables. Douillette habitude, en vérité ! La concordance de phase n’est pas bien difficile à ce prix. Laissons-nous guider et nourrir. Faut dire amen aux hommes : les petites velléités, ça, on peut toujours assouvir en cachette. Qui donc porte le plus épais bandeau, là-dedans ? Oh non ! C’est pas comme ça que j’entrave nous deux ! L’art ne peut pas être dans cette facilité. Pourtant, la bénédiction du vouloir identique, voilà le leurre numéro deux, et non le moins grave. Comment pourrait-il exister, ce synchronisme ? Nous ne sommes pas asexués, et cela seul suffirait déjà à nous opposer. Ce n’est pas sans raison que les plus grands mendiants d’amour se sont essayés à l’homosexualité. Bien sûr, en moi et lui, l’intuition fondamentale de la vie est identique, j’en suis persuadée. La base secrète, le noyau pur : l’étreinte des silences nous l’a crié, l’indicible fusion des regards nous l’a avoué. Mais traduire ! Aussitôt, ramifications distinctes, version double. Maladresse et impuissance des mots et des actions. Quelquefois même, en se fixant sur un groupe de mots, quels antagonismes n’enfanterait-on pas ! C’est là que réside l’art : lutter sans cesser de rire, comme on lutte dans une salle de gymnastique, par exemple. N’être jamais la dupe de sa colère, et admettre d’avance que le plus fort, ou le plus sensé, doit l’emporter, pour le plus grand bien de l’un et de l’autre. Que ce soit l’un ou l’autre n’a pas d’importance. On a écrivaillé à perte de vue sur

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l’impossible égalité ; la domination de l’un, nécessaire et inévitable ; la plus grande part de refus, etc., etc. c’est ne voir en l’être que cervelle et cœur bien étriqués. C’est compter sans notre diversité, nos inépuisables richesses, nos fantaisies et nos paradoxes. J’ai écrit quelque part : “Être cela : tour à tour l’assoiffée et l’oasis.” C’est le résumé de mon amour, dont l’acte d’amour devient le symbole : à l’instant précis où il devient mon maître, mon abandon cesse d’être négatif. C’est à cette tendre et constante bagarre qu’on doit se renouveler ; à elle aussi qu’on doit diriger toute son activité et faire converger toute son existence. Existence au sens métaphysique. Car pour moi, tout problème est peu important, puisque tôt ou tard il se solutionne d’une manière ou d’une autre. Il ne peut y avoir de réelle catastrophe pour celui qui s’est toujours nourri de bouleversements, et qui sait conserver le fonds vital d’indifférence. Pas résignation, mais sorte d’insouciance. Lorsqu’on s’est mis dans le cigare une bonne fois pour toutes que la seule chose qui nous accomplira sans retour est la Mort, il ne reste plus en l’attendant qu’à vivre, Vivre, mot si simple. Le seul. Qu’importe les tapages, les événements, les opinions ? J’ai peu d’opinions. En cela je suis plus primitive, plus ignare que n’importe qui. Seulement, puisqu’il me faut de temps à autre ouvrir la bouche et m’exprimer autrement qu’en alexandrins ou en impressions colorées, j’ai choisi tout de même quelques théories. Je choisis généralement parmi celles qui ont les plus grandes chances d’arriver au poteau : n’allez pas croire que j’ai l’instinct grégaire pour si peu. J’ai peu de goût pour les meetings… je prends soin de trier tout de même parmi les mieux accordées à moi, et les plus originales. Qu’importe, une théorie, même hétéroclite – car j’y ajoute malheureusement des assaisonnements personnels au point qu’elle devient mienne – une théorie donc, gagne toujours lorsqu’elle est séduisante. Et même si argumentée et battue comme plâtre, je ne permettrai à personne de me faire démordre. Quant au plan des actes, là, mon instinct me guidera toujours plus sûrement que tous les beaux parleurs des siècles présents, passés et à venir (soixantre-trois piges en l’an 2000, hum…) Bref, dans le domaine des décisions, je crois que nous sommes à même de faire du bon travail. Parce qu’au fond, tout nous est bien égal, et que nous sommes aussi enthousiastes, aussi lucides et aussi épateurs l’un que l’autre ! La balance… Selon l’humeur, j’appuie ou j’allège… C’est le ton de mes lettres d’ailleurs : sermonneuse à en être

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casse-pieds, brève, puis ça finit en caresses griffes et PLV* avec des paraphes passionnés. En moi la brouillon tire les cheveux à la phraseuse, et pourtant tout ce monde en moi donne une résultante assez équilibrée. Alors, en poussant un peu le mélange, je pense que je ferai une bonne Sarrazine. Et je le Veux. Avant tout, rester ce qu’on nous a accusés d’être : des complices. Que ce soit pour voler ou pour vivre, des précautions s’imposent. Discuter sur le choix des moyens, certes, mais rester axés sur la chose vitale : nous. Réaliser avec bonheur cette expérience qui demande tant de finesse, de patience et de contribution : la synthèse. Notre synthèse… pas vrai, cher ? Si vrai déjà que j’ai l’impression d’écrire tout ça pour moi seule. Si tu lis un jour, ce ne sera que prise de conscience plus nette de mes maladroites tentatives. Maladroites parce que volontairement en friche. Préfère l’ébauche et le paradoxe : ça me permet de dire ce que je veux, et pense. Si je fais profession de démontrer, j’y perds en sincérité et liberté. L’artifice… non ! Mais oui à l’incohérente magie des mots en pagaille. Le courrier, autre chose. Écrire sachant destiné à plusieurs paires d’yeux ne me gêne nullement. Même, ce m’est disciplinant de façon salutaire. J’aurais tendance à nous embarquer dans le petit wagon rose dont parle Rimbaud. Pourquoi ? Et pourquoi ne pas, après tout ? Serais-tu mal à l’aise de me laisser ronronner à tes pieds ? Mais non. La condescendance même ne saurait exister entre nous, qui nous sommes sacrés égaux. On peut s’amuser sans crainte à ce jeu tacite. Tout comme travailler la semaine ou prendre le thé : c’est étrange comme on se sent pudique vis-à-vis des banalités. On s’en tire en se moquant un peu. Attention ! on sourit, mais au fin fond on se trouve assez confortable. Eh oui ! L’habitude des humiliations, mêlée à la revendication de notre supériorité nous déséquilibre à jamais. Et se choisir exceptionnel est définitif. On sait bien qu’on dépouillera tout à l’heure, ou demain, la peau de tout le monde pour reprendre celle des conquérants. Même avec ennui, c’est inéluctable. Rester à l’autre niveau nous ferait vite honte et sommeil. Pourtant, ces intermittences flâneuses restent l’arête vive du bonheur. Car la lutte, en soi, est amère, comme tout effort, et le triomphe aléatoire et mouvant. Et précisément, lutter, c’est à l’avance justifier et * “Pour La Vie”, formule finale de nombreuses lettres adressées à Julien.

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purifier les détentes. Purifiées ainsi, on ne s’y vautre que mieux. Je suis restée des jours et des mois comme cela : plaisir jusqu’au cou, le plaisir de la sensation inutile, capture d’harmonie, flou, joie paresseuse. M’en reste tant d’odeurs et de murmures, de choses imprécises, adorablement ennuyeuses et douces, jamais impérieuses. Comme l’insomnie ou le cognac, me font flotter aux bords de moi. J’en jouis parce que je sais l’avoir conquis ou payé. À coups de volonté ou de roublardise, peu m’importe : influencer et gagner, d’accord. Le vainqueur a aussi le droit de gaspiller ses victoires. Même, j’exige, quand on me doit, à en être casse… Pas ennemie non plus des bonnes chevilles : les faveurs de ce genre sont toujours équilibrées, tôt ou tard. Mais la calamité, c’est la faveur gratuite ! Tout s’entache alors de… oui, de confusion, l’avantage même réel, se ternit. Oh, je ne me mettrais pas en quatre pour rendre, si une main problématique me balançait un sac d’or. J’aime bien montrer mon petit pacha ; mais mon Ha ! Ha ! n’est pas sincère. Préfère encore voler. Ma théorie du vol n’est pas paresse, but liberté : à cause du battement de cœur et de l’indépendance absolue. J’irais voler comme travaille le pêcheur de perles : risque et trouvaille sans complication de dettes d’honneur. C’est pourquoi aussi je serais incapable de faire un tour dans ces cordes à ceux que je baptise d’amitié. Because revendications ? Pèze brûlant les doigts ou portant malheur ? Non, pas le moins du monde : pour le vrai voyou, les preuves s’éliminent et tout argent est inodore. Non, ce qui me gênerait, c’est ce manque d’anonymat. Car le “sinistré” est, d’essence, anonyme. Connaître ses heures ou le numéro de son Jacques, quand encore on les peut connaître – c’est commodité supplémentaire et rien de plus. L’individualité à effacer, trop gros effort s’il s’agit de l’ami, complication épuisante des dilemmes et des balancements : donc, je dis non. Et alors, l’acte devient jeu, grand parterre où marcher et cueillir comme un enfant heureux, avec la délicatesse en plus, si possible. Oui : même si l’expression se veut désabusée, c’est bel et bien avec des doigts de gosse qu’on trifouille dans le butin. Poème, scintillement, nuits de Noël ! Les sous d’une poche amie ? J’aurais peur de les découvrir soudain aussi sonnants que d’autres. Et la découverte faite, finie la noblesse, fini tout principe conditionnant la fierté. Ah, non, l’être a trop de petits égouts à laisser courir sous terre. Jamais se mettre au défi, car notre saloperie naturelle est illimitée.

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D’ailleurs, si j’exècre la misère, je sais le goût plus profond d’autres richesses. Le vent sec et gelé de décembre, plus sain que le chauffage central. Bain de fraîcheur, revigorant. Je pousse souvent à la roue des privations. Peut-être dégoût des conforts illusoires et éphémères. Ou des moitiés d’état. On m’y a voulue et mise, au plus extrême de l’ennui et du vide. Robe grotesque et soupe maigre ? Et voici que là, la pensée commence à s’éclairer enfin, doucement, et soudain jusqu’à irradier ; là que la joie délire le plus maladivement. Crier en silence devant l’image de lumière, née du malgré et du toujours. Peut-être aussi bonheur de payer enfin cash et de le ressentir. Même si alors ce pour quoi on est prisonnier reste bien étranger à la honte et sans mesure avec le châtiment – leitmotiv : le cristal aux éléphants – eh bien, reste à y acheter tout le bon à venir. Le chèque sur l’avenir n’est jamais assez bien approvisionné ! Je bavarde pour expliquer mes chatteries, c’est une honte. J’avoue bien simplement mes abandons : pas nature, apprentissage, chez moi. L’art de bêtifier. En écartant l’arrière-pensée, la rose qui va se faner. Tout au plus, ne pas oublier, au sein des plus agréables enfantillages, de préparer mon “passé futur”… en termes moins Guitry, me faire des souvenirs. Mais de façon machinale ; comme règle appliquée dans l’automatisme, parce que bien et longtemps ressassée. Brièveté, vanité, déjà plus ? Oh ! le passé, l’avenir ? Mythes. Le présent : point qui navigue sans cesse de l’un à l’autre de ces pôles, et que la durée n’influence pas. Si le temps avait prise sur le souvenir, il me semble que ce serait au profit des heures les plus pleines. Si “l’ennui naquit un jour de l’uniformité”, la réciproque a aussi sa vérité. L’ennui ? Chose sans forme et sans richesse, bien différente de l’absence dont je parlais tout à l’heure. L’ennui, ce sont les jours sans sillage, les jours superflus à notre avancée. C’est pourquoi si courts nous semblent, à distance, ceux où l’on pensa mourir d’impatience : ils n’ont rien ajouté. Mais il y en a peu dans ma vie. Je me méfie des rappels et les veux sans regret. Je me rappelle beaucoup de longs bonheurs, beaucoup de temps acquis et dépensé, volé et gaspillé parfois, mais toujours à ma fantaisie, jamais par contrainte. Étrange, moi qui n’ai connu, extérieurement, que la pension, la cavale et la cabane. Mais j’ai su graver mes trêves en caractères géants, sachant bien que plus tard l’image me les rendrait tels. Et je ne parle pas que des douceurs : étirer le meilleur est facile ; se pencher sur le mauvais, transformer

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l’aspect douloureux en aspect VRAI, voilà le rare secret ; analogue à celui de jouvence, au fond : c’est tout simplement mourir à moins courte échéance.

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23 janvier 1959

La mort ? Seule extase vraiment gratuite, seule stupeur enfin sans issue. C’est tout ce qu’on peut faire de sa vie. L’apothéose inutile et inaperçue. Mais l’arrivée est bien différente de la route. Ne pas confondre, vivre seulement en sachant que c’est pour rien, pour rien du tout. Attrait du pari et du hasard, plénitude du non-sens. Ce n’est pas même une histoire de cadavres. Notre pouvoir sur la vie ne réside pas dans le suicide, mais peut-être dans la résignation définitive, et bâclée. Oui, nous avons ce droit au paradoxe, mais attention ! Cesser de vouloir pour subir, délibérément et sans désir de sursaut, ça c’est crever bêtement. Collaborer au contraire, ce doit être transcender. Et choisir mieux : si la volonté a sommeil, on peut toujours brancher sur le rêve. Cet enthousiasme latent, vivre, n’est pas uniquement remueménage. Que l’action s’y jette ou que le rêve rôde à ses limites, la vie reste alternance et fusion de l’un et l’autre. Il y a même paradoxe : il semble que sa poursuite nous en éloigne mieux, que l’évasion nous y enferme un peu plus. Vie comme amour. La vie est cela. ­­– Rigoler pour faire croire qu’on a compris, rigoler pour faire voir qu’on a compris. De toute façon, rigolade ! Donc pas d’épanchements. Des boutades faciles pour autrui. Le sérieux intercalé n’en prend que plus de relief. Suggérer. – Refaire inlassablement la conquête de mon amour : plaire est affaire de soins plus que de données.

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Après “un certain dimanche”

– Bête, au fond, ce désir de passer par les sacrements…* Bête mais réel, et aussi obscur que réel. On refuse. Tant pis, n’en parlons plus, contentons-nous d’en épiloguer un peu. Seuls les peuples malheureux ont une histoire, à ce qu’il paraît… en l’occurrence, pour chasser la colère – enfant gâtée – je me dépêche de sortir une de mes théories à béatitude : ne jamais aller à l’encontre des signes ; ni gommer ni préciser ces traces subtiles, même si les haut-parleurs du surnaturel n’ont rien, en soi, de lumineux ni de fatal… Oh, rien de plus païen que mon insistance ! Bénédiction, amulettes, doigts croisés ou ailleurs poignets entaillés pour mêler les sangs, pape ou évêque, autant de fétiches ; moyen de proclamer et stigmatiser l’innocence élémentaire de la recherche – et l’union. Mais je voulais appuyer le sceau, très fort… Nous avons été contraints de mettre l’amour sous le boisseau ; encore que pas mécontents de s’offrir quelques petites parades en extra… En effet : j’aimais bien balader le couple sous tous les regards, et, s’il m’est arrivé de l’embrasser devant d’autres, c’était moins pour le baiser – mal goûté – que pour manifestation un peu puérile, faire faire les yeux jaloux, jouer au petit jouet ébloui. (L’avouerai-je ? J’aurais jamais fait ça avec un gars moins joli…) “Les amoureux”, race à part, anonyme et ailée ; ombre chinoise, soie et tweed, talons et pantalons. On se fait ainsi beaucoup plus de complices qu’avec des mines ténébreuses ou même des doigts pleins d’or. Et puis, ce babillage est détente. Détente sur les rendez-vous manqués, les réveils où l’on écoute et sursaute, les jours bâillant des points d’interrogation. Et un beau jour, on se sent l’envie de s’en aller chercher les droits égarés par mépris ou insouciance ; difficile, impossible en notre cas, * Albertine aurait voulu un mariage religieux et l’aumônier le lui refuse parce que les mariés vont être séparés longtemps.

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d’où rage, rage contre x qu’on passe méchamment sur z. Aussi l’occasion se présentant, quel bond ! Exister socialement ! Obliger ceux qui nous séparèrent quelques courtes années à nous réunir pour la longue vie… et indestructiblement… revanche de choix ! Oui, je m’amuse. Mariage romanesque s’il en fut : fondation d’une pépinière à truands sous l’égide des agents de la Sécurité publique, séparation nécessaire et suffisante pour l’union ! Yes, as says Guitry – je passe ma vie à confirmer la règle… Mais les ministres de Dieu désapprouvent ; ou, plus exactement, leur humilité naturelle, jointe à leur pessimisme expérimental, les entravent aussitôt que leur responsabilité – immense, j’en conviens – s’écarte un peu des sentiers battus. Bien. Heureux les simples en esprit. Cependant, cette couardise m’étonne, me peine – ô combien ! – et surtout me vexe. C’est nous juger et nous généraliser, deux choses que je supporte mal. Enfin, mon indifférence à l’égard des dilemmes d’autrui eût rapidement repris le dessus – je me serais même fait un innocent plaisir de voir se crisper un peu, au moment psychologique, les doigts bénisseurs – et, de toute façon, j’étais en droit d’exiger… mais voilà ! Si… Si je n’avais entrevu presque immédiatement, en cette mauvaise grâce, un déclic avertisseur et non négligeable. Toujours cette intuition impérieuse que je n’ai jamais écoutée en vain. Chaque fois que je veux passer outre, pan, l’avaro… Donc, j’ai capitulé. Petit regret sans grand fondement, je l’avoue, sous l’angle de la raison, et d’ailleurs réparable plus tard. Probablement ai-je été victime une fois de plus de mon atavisme sauvageon (les bras du pauvre saint homme lui en tomberaient, s’il apprenait que je l’ai assimilé à un moment au grand Sorcier !) C’est vrai : mon sang hispanosarrazin se fige littéralement, à l’idée qu’il n’y aura ce jour-là ni encens, ni voûtes tonnantes, ni traîne de quarante mètres ni hidalgo en grande tenue ; pensez donc, pas même un malheureux gendarme en uniforme : c’est désolant ! Mais ces lamentations sont vaines, hélas ! Et bien moindres que celles suscitées par la perspective de la séparation de corps au seuil même de la chambre nuptiale. Qui l’eût cru, tout de même… Voir convoler la môme, c’était déjà étonnant – tout au moins en justes noces… – Mais qu’elle fasse un mariage blanc, ça alors, ça relève du paradoxe le plus pharamineux… Oui ; au mariage religieux, on peut sans irrespect assimiler la boîte de nuit : faut consommer. Un verre pour deux, et sans pailles.

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(Tiens, pas bête cette idée, nos lettres puisant comme des chalumeaux à la coupe où l’on ne peut tremper les lèvres !) Mais mon malaise ne provient pas de là. Les plaisirs de mon mari m’indiffèrent s’il sait les choisir judicieusement, sans jamais cesser de baiser la Fantaisie. Non, ça, c’est un bon prétexte que le curé se donne pour continuer, lui, à coucher avec la Quiétude. Et toute la dissuasion du monde, même sincère, même tyrannique, ne pourrait faire vaciller d’un millimètre, que dis-je ? d’un micron – ma certitude. Je ne me goure pas ! Mais à quoi bon plaider ? On ne plaide que les causes tangentes. Et il faudrait, pour m’entendre, que les gens puissent, une seconde, se transsubstantier en nous-mêmes, en nous deux. Non : je veux garder les yeux baissés sous l’accablant soleil des vertueux. Mais mon silence, sous l’ombre de mes paupières, compte les astres… Voyons… Je parle, mais pas moyen de digérer ! Cherchons encore… peut-être le destin, par une superstition même, veut-il me mettre en garde contre les superstitions à outrance ? Zizi m’a dit l’autre jour qu’il fallait y voir plutôt une tranquillisation qu’une directive absolue… enfin, quelque chose de ce genre : je suis obligée de transposer, puisque je pille pour faire mien… Sans doute a-t-il raison (mon amour ! J’aime tant t’écouter lorsque tu deviens adorablement verbeux et philosophard !) Et je reconnais que l’irrationnel m’attire trop : c’est mal me préparer à mon rôle… Bah ! Le réel n’aura jamais grande emprise sur nous, de toute façon… Ou encore – j’ai de la suite dans les idées – le destin veut-il tout simplement être Destin. Me rappeler en quels états et circonstances le hasard nous fit amants. Je n’oublie pas… traquée, cassée et sans autre havre que sa force douce… Là, ça va, ça passe. Je dois avoir touché juste. Et le fil conducteur me guide à nouveau : je dois continuer à croire en toi, en toi seul, sans recours à des liens artificiels. C’est cela ; ne pas trop consolider : étayer, c’est douter encore. Oui, je crois que les seuls serments à retenir, ce sont nos serments, inventés dans la liberté de nos cœurs. Libres et délirants murmures, jaillis des solitudes et des retours, de l’été, du silence et du périlleux bonheur… chut – c’est si simple… Je t’aimerai toujours… toujours… je le jure sur toi et moi.

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Jeudi 5 février

Avant-veillée de convolances…* Pas de lettre reçue, sans doute réponse télépathique à mon refus d’en écrire une ce soir ? Sais pas. Un tel brouillard d’irréel m’enveloppe que rien ne reste en moi que “volonté” : la pente d’herbe menant à l’eau vive. Inutile de lui parler ce soir, ce serait truqué : me dire impatiente et heureuse alors que je ne suis qu’indéfinissable. Je tiens à toucher du doigt avant d’apprécier. Les événements que je me suis complu à imaginer m’ont souvent laissé, une fois déroulés, l’impression que mon imagination manquait d’envergure… jamais impression adverse de démesure, et cela à cause de l’indifférence. Je m’explique : il suffit d’écouter la rumeur des autres, le bourdonnement multiple et monotone : le foyer, l’accident, l’accouchement, la mort, le tarif. Choses soit communes, soit surhumaines, semble-t-il… Impossible de sentir un parfum qu’on ne connaît pas, de faire un univers dans l’attente, non, jamais. Les autres trouvent décevant, moi, je trouve différent. Je construis audelà du rêve des sphères cependant précises : dialogues et couleurs qui ne se produisent pas : d’où souvenirs désaccordés, fouillis un peu mythomane du passé prochain. L’heure est venue de laisser refroidir la forge. L’heure, qui me pousse, l’heure secrète dont je ne veux rien connaître déjà. Du reste, je suis un peu engourdie à l’écart de la vie, en cette vie artificielle. Vie étrangère, qui pourrait être insipide si elle n’était catalyse et voie. Mais j’ai eu souci de boire, avant. Je puis tenir jusqu’à la rivière. Les flaques ne me tentent pas. Sortie, mairie, fard, vertiges… Joie de triompher, et partout cependant essence subtile de tristesse. Oh ! non d’être séparés aussitôt que retrouvés. Ça, j’ai assez d’accoutumance et de force pour tourner le dos en souriant à ce genre de brume. Ce qui fut et sera, * Albertine et Julien se marient le 7 février.

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ce qui est, voilà le climat, les signes essentiels à dégager. Mes gestes, automatisme et permanente distraction. L’inéluctable ne saurait m’attrister : aucune lutte, donc aucune défaite ; possibles à rejeter hors de Moi : boule vertigineuse qui rapetisse, rapetisse, perdant poids et forme. Sommeil ou transcendance de tout impossible. Ce qui domine en mon circuit ce soir, ressemble à une jalousie. Idée de propriété. Les yeux, la mise en boîte et l’implantation des autres, oh là là ! Comme si j’étais capable des réactions qu’ils me prêtent, comme si j’avais besoin de complicité, de conseils ou même de mots. Les propos les plus anodins font lever ma rogne qui sommeillait. Je viens de réussir à me faire classer, et dans des cadres où le contact aurait pu s’élargir, la porte être moins souvent verrouillée. Non, seule je veux rester, et seule m’engager là où l’amour tire et serre mes doigts. Et je n’ai pas assez de détachement encore pour voir les êtres comme autant de meubles. S’ils me sont infligés, l’envie me vient, passe-temps, d’appuyer sur le petit déclic. Faire fonctionner la machine, même la plus unicellulaire… Je connais le résultat, mais j’espère toujours je ne sais quoi. L’étincelle dans la grisaille… qué tentation stupide. Occupation à réserver pour les désœuvrements, s’il m’en reste jamais. En ce moment, je voudrais me cacher sous la table avec mes trésors, et laisser déferler le brouhaha des pieds et des voix, oubliée et ravie. Sans force pour trouver les mots, sans vouloir les appeler. Mon mariage… jour comme un autre avec brève et fulgurante échappée en la terre promise… Mais chaque nuit m’en apporte autant… À noter cependant, un plaisir neuf : suivre la courbe de mon amour en son amour à lui. Ce qui a été pour moi, presque immédiatement, certitude, l’a traîné plus longtemps aux chemins du refus – “j’accepte, et j’accepte aussi si ça cesse”. Bon, cette preuve, ami du brouillard, nous aura été nécessaire, faut croire. Et si tu y vois renforcement quelconque, après tout, moi aussi… une épouse… monogamie… Rôle… Madame fière et petite. Mais cet état n’est pas acquis parce que demain. Il s’échelonnera et s’apprendra. Aventure neuve en même compagnie… donne-moi tout, amantito ! Je sais que c’est grande et vraie chimère, mes yeux sont bien ouverts, et un tout petit mouvement suffirait pour ne plus être éblouie. Mais je ne veux que fixer la clarté, m’y fondre jusqu’à l’anéantissement, la dernière et unique fusion…

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6. La veille. Tout m’est égal. Je communie en léthargie… Il y a ici de ce que j’appelais jadis les moments d’extase, nés de la rencontre brouillonne de deux ou trois impressions simultanées. Ainsi le bruit du feu dominé par le silence. Mais sensation purement sensuelle. La seule pensée qui m’oblige à reprendre souffle et fermer les yeux, c’est la représentation de mon premier pas, libre… et lui. Répétition demain… C’est Madame Sarrazin qui vous parle, à présent… Une bonne prise de conscience du temps : voir les personnes d’autrefois habillées pour une autre saison que celle où on les fréquenta. Les riantes visions de l’été, emmitouflées. Le décor se dénude ou se remplume sans nous étonner. Mais ses amis, ses images ! Oh, foin des pèlerinages ! Laissons s’éterniser les never more… les never more qu’on ne désire plus… Toi, je sais bien que c’est différent. L’idée qu’un autre, qui n’est autre que toi, marche et dort sans moi, accomplit loin de mon regard les gestes si familiers, c’est un étonnement sans fin, comme une radio ronronnant auprès d’un homme endormi. Lorsque tu reviens et que ta bouche dit bonjour à la mienne, c’est comme si soudain je revenais à mon volume normal. C’est quand nous sommes ensemble que je mesure l’incomplétude de tous les autres jours. Autrement, non, acharnée que je suis à me vouloir entière, sans prise pour la défaillance ! Et, il faut dire, si occupée… voudrais-je faire durer, je ne pourrais. Loin de toi, l’heure n’a aucune consistance… – Si je sais mal temporiser, je sais, au besoin, capituler. Mais attention ! Abandon sans retour, plus redoutable que l’acharnement ! – À la sortie : vivre dans un climat perpétuel de choses jolies, charmantes sans mièvrerie, exaltantes dans le calme. Faire faire à mes yeux et mes oreilles une débauche d’harmonie et de beauté. Soigner, sur ma personne, sur tout ce que je toucherai. M’entourer d’objets et d’être choisis. Soif, aujourd’hui. La plus grande souffrance ici : exister au centre d’un monde sans odeur et sans finesse, ne jamais percevoir une vibration de subtilité ou de saugrenu répondant aux miennes, entasser et ne pouvoir partager. Enfer de la minusserie ! Ah, ne jamais surtout se laisser tacher par les cœurs grossièrement taillés, sortir son émotion intacte du bain de vulgarité… Mais, suis-je de peu de foi ! Le sensuel n’a pas de besoins, des envies seulement – pas besoin de nourriture pour subsister : une miette l’éveille et le voici qui chante et bouge… Merveille ! À la joie de l’esthétique – confort, euphorie – du beau – se superpose

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l’autre joie : comprendre qu’on est sauvé une fois encore, et qu’on le sera toujours, partout et par tout. Tout est prétexte à émotion. Mais ne pas provoquer. Rester seulement en éveil, prêt à fondre… ainsi armé, la bêtise peut toujours s’amener. On trouvera sa bouche jolie, qui sait… – Je songe que j’aimerai toujours à faire l’amour. Même si frigide un jour. Seul domaine où l’assurance m’est familière. Si bien que… remember : certain matin de demi-brouillard sur une plage au nord… Ma première réaction, juste avant les entrailles brûlées, fut stupeur infinie. Retour immanent de vieilles blessures faites par moi dans l’insouciance, et cette fois sans le baume du terminé, le rire de l’oubli. Oui, ah, cette première étape. Cette plongée sans nom dont parfois encore, même à présent, les bulles remontent. Images, essentiellement verticales. L’escalade : déboucher, plein de soif et les doigts saignants sur la plate-forme bénie de soleil. Chercher l’autre pour reconnaître en son regard la splendide réverbération et s’apercevoir qu’il est à l’arête inférieure. Le jour l’inonde aussi, il ne peut pas ne pas être ébloui, mais faudra pour s’y fondre ensemble et absolument, l’un encore grimper, l’autre encore haler… L’effort, recul du repos… Retomber même pour être ensemble… Les fleurettes à laisser plus bas… oui, ce fut un peu cette perte d’équilibre, tout à coup : solitude déjà duo. Les œillères tombant devant les détails, et les détails envahissant l’image, jusqu’au cri, jusqu’au vide. M’avoir su faire mal à ce point, toi, un homme. Ce que tu as tué en moi ce matin-là, tant mieux : c’était fortifiant mais non indispensable à ma vie, cette croyance triomphante en moi, cette figure abstraite et bleue de l’amour, cet orgueil aussi, impatient et assuré. J’ai réalisé, touché à la douloureuse consistance d’aimer : combien y participe chaque fibre, chaque goutte de sang ; que la non-exclusivité pour soi est sans conséquence, mais que, chez ceux qu’on aime, ça aiguillonne et rend fou de peine, mal jusqu’aux tripes, malgré toutes les logiques, toutes les bonnes contenances qu’on s’impose. Très pénible d’écrire ça, mais il le faut. Mon immunité apparente cachait un désir bête et borné d’accaparer. Intelligente ficelle, vraiment ! Le fer dans le velours et le velours dans le fer ! La poupée qu’on secoue et berce, pour l’entendre enfin parler… Mais les paroles ont pleuré, les larmes payé l’enjeu, comme je trouvais enfin mon égal dont j’ai voulu faire mon maître. Merci cher. De cette dure leçon. De toi je l’ai acceptée, mettant le terme aux dernières

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chimères de l’enfance. Après un corps, tu m’as fait un cœur de femme. J’ai compris qu’on ne pouvait sans transition passer des plaisirs au bonheur, qu’il y faut patience et délicatesse très grandes. Et la différence, des œillades au pur baiser. Pour moi, l’acte d’amour résolvait tout. Toutes les nuances, tous les indicibles, toutes les confidences s’y trouvaient englobés. Plus la lassitude chercheuse que j’adore. Tant de raisons à te désirer comme une enragée… Aurais passé mon temps dans ton lit… Oui, je croyais suffisant à t’éclairer ! J’avais oublié la fameuse hygiène, le métier d’homme, etc. Ou plutôt, la différence m’apparaissait si évidente que le rapprochement ne m’effleurait pas. Cette différence, pour te la faire éprouver, interpréter, t’en donner goût – j’avoue – sans doute… Or, malgré toute ma certitude, j’ai bien pensé mourir de jalousie. Pourquoi ? Ma jalousie, va… elle me laisse vue franche sur mes lacunes et ne veut pas, jamais, t’y limiter. Partagerais même avec toi le goût des diversités. Pousser ton coude si la passante vaut qu’on pousse ton coude. Ce goût en toi et en moi, qui nous unit et nous re-unit davantage après chaque crochet : se revenir toujours plus riche, plus attentif aussi. N’importe comment et qui on a pillé. Tu te retrouves intact et mieux brossé que personne… Pourquoi alors ? Tu ne pourrais comprendre : c’est inexplicable ; vois-tu, c’est de toi que je suis jalouse, comme un homme peut l’être d’une femme, si j’ose dire. Peut-être parce que tu es, comment dire ? Pas passif. Le quart de la moitié de ce mot trop fort encore… Non, plutôt quelque chose comme un mélange de candeur et peau douce, pointe d’étonnement surpointé d’admiration… Les souris, énigmes, animaux imprévus même si connus et sans conséquence. Le rire, l’énergie fragile d’une femme, quelle force. Maître et hausseur d’épaules, je me plairais en ton plaisir et m’y reconnaîtrais. Rayonnement, transposition, tout comme lorsque j’en ai frôlé d’autres au nom de toi, c’est toi que j’ai trouvé… Mais t’imaginer livré aux attendrissantes ! Redoute les exténuantes bontés because faut y répondre si l’on est pas roturier… Envie de hurler touchez pas, n’essayez surtout pas de toucher, de comprendre, de vouloir ! Oh ! Je hais les amoureuses et leur pouvoir mendiant, leur illusion forcenée, leur servile triomphe ! Mais qui au monde aurait le droit d’aimer ce que j’aime ? D’éprouver Mes sentiments ? J’ai peur des beautés morales plus belles que la mienne… Dieu, quelle jeunesse en moi. Dans ce désert après-midi de février, je me serais presque

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encolérée toute seule à ces réminiscences. Mon amour, mon bien… Je ne pourrai jamais croire tout à fait à ma chance… et pourtant j’en suis sûre… Ma question, ma toute petite fistule : que personne ne t’aime jamais autant que moi je t’aime. Je saurai garder cet amour, le rendre si costaud que tous les autres pâliront, je le jure…

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