J’ACHÈTE
ma plus belle négo
Aujourd’hui cadre dans un groupe immobilier international, Anne-Laure a commencé sa carrière dans le secteur comme négociatrice au sein d’une agence locale. Elle travaillait sur les transactions, de la recherche pour des acquéreurs à la vente de biens figurants au catalogue de l’agence. Courageuse et toujours souriante, elle sait faire face à toutes les situations. Vraiment toutes...
34
Né g ocia tr ice a g uer r ie, A nne- La ur e Ma r écha l n’ oub lier a ja ma is cette vente tr ès p a r ticulièr e . Des p omp ier s, d es p r op r iéta ir es q ui ne ré p ond ent p a s, d es volets fer més… Récit.
c
’était en 2011, j’étais négociatrice pour une agence immobilière près de Rennes, en Bretagne. Comme tous les matins, je partais en prospection avec ma collègue, et j’ai vu des pompiers devant une maison où j’avais déposé un prospectus peu de temps avant. Quelques jours plus tard, nous avons été sollicités pour estimer cette même maison, puis avons commencé le processus de vente. Il faut savoir que l’usage, lorsqu’on fait visiter une maison, est de s’y rendre avant les clients pour s’assurer que tout est en ordre et ouvrir les volets si elle est inhabitée. C’est important, le but étant que les clients n’arrivent pas dans une
maison fermée, sinon c’est un peu triste, moins accrocheur. On téléphone toujours aux propriétaires pour prévenir de l’heure de la visite mais ce jour-là j’étais très occupée, j’ai donc appelé une des filles de la famille pour lui demander si elle pouvait ouvrir les volets pour moi. Ça m’était déjà arrivé de le faire, elle habitait en face et je savais que ça ne posait pas de problème. Je laisse donc un message sur son répondeur. En arrivant, un détail m’intrigue : il y avait un volet ouvert... et un fermé. Mais mes clients étaient avec moi, ils étaient très intéressés par ce secteur très prisé près de Coëtquidan, à moins de cinquante kilomètres de Rennes et n’avaient pas beaucoup de temps, donc on est entrés et on a commencé la visite. La cuisine, puis le salonséjour où une des deux fenêtres était fermée. Je l’ouvre. Tout se passe bien, je sens que la maison leur plaît et on arrive dans la chambre. C’est là que j’ai compris pourquoi
j’étais tombée sur le répondeur en appelant un peu plus tôt et pourquoi tous les volets n’étaient pas ouverts : le monsieur était décédé et sa famille veillait le corps ! Je referme aussitôt la porte et un des fils s’approche. Je m’excuse et lui dis doucement que nous allons les laisser, lui présente mes condoléances en lui expliquant que je n’avais pas été informée de la funeste évolution de la situation et entame, gênée, un demitour. “Ne vous inquiétez pas, me répond-il, faites votre visite.” Je lui redis que nous pouvons repasser plus tard, mais, à ma grande surprise, les acquéreurs acceptent sa proposition de poursuivre la visite. Je peux vous dire que des visites surprenantes, j’en ai fait ! Mais quelque chose comme ça, je ne l’avais jamais vécu ! J’ai déjà eu à vendre des maisons dans lesquelles des gens étaient décédés – je me souviens d’une dans laquelle quelqu’un s’était pendu. Dans ce cas, je préviens mes clients car je sais par expérience que certains ne veulent pas visiter et encore moins habiter dans ce type de bien. Mais là, mon couple d’acquéreurs n’était pas du tout gêné. Nous entrons donc dans la chambre, moi un peu sur la pointe des pieds. Trois personnes étaient autour du lit du défunt... et mes clients se mettent à commenter entre eux : “Tu as vu, c’est pas mal ! On pourra mettre l’armoire ici et le lit à cet endroit... ” J’étais de plus en plus mal à l’aise par ce qui
« Mes clients s, êné n’étaient pas geurs mais les vend non plus !»
était en train de se passer et leur ai dit qu’ils pourraient se projeter plus tard mais qu’il était préférable de finir la visite en changeant de pièce, en laissant la famille se recueillir dans l’intimité. En sortant, j’ai essayé de dédramatiser ce qui venait de se produire, j’ai discuté un peu avec eux, mais la dame a tenu à me rassurer en me disant : “Non, non, ça ne nous a pas gênés, ce sont des choses qui arrivent. Nous avons fait abstraction de ça et nous nous sommes projetés.” Ils avaient déjà fait beaucoup de visites mais il y avait peu de biens disponibles proches du centre du village comme ils le souhaitaient. La femme ne travaillait pas, s’occupait de leurs quatre enfants et tenait à tout faire à pied. Lui était militaire dans le Sud et venait d’être muté pour quelques années dans la région. Je suis rentrée chez moi encore bouleversée par cette visite heureusement inhabituelle. J’ai raconté ça à ma famille puis, le lendemain, à mes collègues de l’agence. En fait, j’ai été doublement choquée par cette histoire. Mes acquéreurs n’étaient pas gênés, mais mes vendeurs non plus ! Quelques jours passent, et mes clients se manifestent à nouveau. Je m’attendais à ce qu’ils demandent à voir d’autres biens, mais, nouvelle surprise, ils appelaient pour faire une proposition d’achat. Ils savaient que d’autres personnes étaient intéressées, donc ils n’ont pas hésité et ont pris leur décision définitive très rapidement. Les vendeurs ont accepté, le couple a emménagé avec ses enfants. J’ai quitté le secteur depuis, mais je me souviendrai toujours de cette histoire. » Propos recueillis par Fred Haffner
35
Photos : voyata/stock.adobe.com, DR
La négociatrice Anne-Laure Maréchal
“J’ai fait visiter une maison… pendant une veillée mortuaire !“