Les Cahiers de l'Idiotie 3 - Le clown

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LE CLOWN  : UNE U TOPIE POUR NOTRE TEMPS ?

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Comité scientif i que antidisciplinaire : Angela Cozea (Toronto), Robert Hébert (Maisonneuve), Jean Morisset (UQAM), Lawrence Olivier (UQAM), Jean-Marc Piotte (UQAM), Avital Ronell (NYU), Clément Rosset (Nice), Georges Sioui (Ottawa) Comité de rédaction : Jean-Pierre Couture, Dalie Giroux, Sébastien Mussi, Darren O’ Toole Révision linguistique : Sara-Lise Rochon Graphisme et mise en page : Frédéric Lebas Dépôt légal : Bibliothèque du Québec Bibliothèque du Canada ISSN : 1916-4297 © les Cahiers de l’ idiotie, 2010.

http ://www.cahiers-idiotie.org


« Idiot », n. m. 1. Du grec idiotès, simple, singulier. Ce qui se suffit à soimême, ce qui n’a ni reflet, ni double. 2. Médical  : personne dont le QI est inférieur à 50. L’idiotie ne peut faire l’objet d’une guérison. 3. En Occident, première moitié du XXème siècle : personne dont la vie est indigne d’être vécue et dont on peut la priver sans dommages ni conséquences.

L’idiotie, en tant qu’elle est un certain regard sur le monde, génère aussi une forme de connaissance, mais une connaissance qui ne préjuge pas du sens du réel, plus encore, qui ne préjuge pas que le réel a un sens ou serait doublé par un sens qui le dépasse. Cette forme enseigne que si chacun parle déjà son idiolecte, sa langue orale individuelle et unique, cette oralité singulière est porteuse de pensée. L’idiotie est une incitation aux auteurs à parler avec cette voix, à voir avec ces yeux. Ajoutons de la valeur aux choses  : nous les rendrons ainsi insignif iantes. Toute réalité est ainsi susceptible de s’enrichir d’une valeur ajoutée qui, sans rien changer à la chose, la rend néanmoins autre, disponible, capable de s’intégrer aussi bien dans un circuit de consommation quelconque que dans une philosophie, dans une circulation intellectuelle du sens. Clément Rosset Le réel. Traité de l ’ idiotie



TA B LE D E S M AT I È R E S Introduction ........................................................................................................................ 11 Florence Vinit Figures de l’art clownesque Corps renversés, clownerie acrobatique et utopie du « monde à l’ envers » Myriam Peignist

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Momus, Rameau et Sol : trois têtes de litote Étienne Bolduc

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Chocolat, une f igure de l’ altérité sur la piste Nathalie Coutelet

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La f igure féminine du clown : enjeux et représentations sociales Delphine Cezard

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Révélations d’un incestueux « trickster » dans l’ homme invisible de Ralph Ellison ............................................................................................................. 117 Marie-Caroline Meur Clown et bouffon, acteurs du social Créer la diagonale du clown... sur le damier ordonné du social L’ expérience des « clownanalystes » ........................................................................... 137 Jean Bernard Bonange

Qui est ce clown au chevet du monde ? Prof il d’un visiteur Bertil Sylvander

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Foolish Medicine : Reflections on the practices of modern clown-doctors and medieval fools ............................................................................. 177 Bernie Warren Un clown en centre d’hébergement : folle audace ou scandale ? Florence Vinit

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Nouvelles du front altermondialiste : l’ armée de clowns rebelles tient bon .............................................................................................. 213 Francis Dupuis-Déri L’ utopie interstitielle du pitre Rémi Gaillard Jérôme Dubois

Notes sur les auteurs

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Introduction Florence Vinit

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i le clown est un archétype universel, présent dans toutes les cultures à travers la f igure du bouffon, du nomade ou encore du trisckster, il est aussi particulièrement présent dans le paysage social contemporain. On le retrouve dans des spectacles de cirque, dans les festivals estivaux, sur les aff iches publicitaires, dans les colloques d’entreprises, dans les camps de réfugiés ou même au chevet des enfants hospitalisés ou des aînés en centre d’hébergement. Dans le domaine du grand public, le clown se voit utilisé comme outil de développement personnel : certains stages proposent de « trouver son clown intérieur », manière déguisée de reprendre contact avec une partie de soi ou d’expérimenter de nouvelles modalités de comportement. De même, les organismes de clowns docteurs sont de plus en plus appelés à donner des formations hors des milieux artistiques. Le Rire médecin en France, Doutores da Alegria au Brésil ou encore Dr Clown au Canada transfèrent auprès des soignants certaines habiletés développées dans l’ art clownesque pour entrer plus facilement en lien avec les patients (accroître l’ empathie, l’ écoute, la qualité de présence à travers le corps, etc.). Dans les écoles, les professeurs ont pu utiliser le clown dans leurs


Le clown : une utopie pour notre temps ?

projets d’enseignement pour symboliser la place de l’ échec dans le processus d’apprentissage1. Au-delà de cette apparente popularité, penser le clown n’ est pas une chose aisée. Tout d’abord parce qu’ il est généralement associé à un divertissement léger, anodin et populaire, qui l’ éloigne d’emblée de la réflexion académique ; le pitre manquerait décidément du sérieux exigé par la pensée véritable. Dans sa pratique, le clown est également un art du sentir, ancré dans le corps et dépouillé du soutien du texte et de l’ interprétation habituellement au fondement du théâtre. Le clown entre en scène dans une prise de risque maximum, puisque son art ne repose pas sur un accessoire, sur une technique qu’ il pourrait maîtriser en dehors de la présence de l’ autre : il dépend entièrement de la conversation émotive ayant lieu avec le public. Cette essence du travail clownesque, ouverture physique et affective à la rencontre, le distingue donc a priori du travail de la réflexivité intellectuelle. Si la pensée méconnaît généralement le clown (à part peut-être chez Nietzsche et sa fascination pour l’ image de l’ acrobate funambule, autant que pour son invitation à une philosophie qui ait lieu en marchant, dans l’ éveil de la vitalité du corps), les mythologies en revanche parlent très souvent d’une f igure très libre, capable de voyager à travers les mondes, de parler aux dieux autant qu’ au peuple, personnage par essence insaisissable, s’amusant constamment à brouiller les repères. Ce personage rusé, capable par sa souplesse et sa nature souvent duelle de s’adapter en toutes circonstances, est un archétype universel, celui du trisckster. Créature à la fois folle et sage, le trisckster réunit ce qui semble apparemment contradictoire. Il s’agit par exemple d’Hèrmès dans l’ Antiquité grecque, médiateur des hommes auprès des divinités de l’ Olympe, ou bien encore du coyote, accusé dans les récits traditionnels des Premières Nations 1

« Taking risk is an essential part of learning and this implies the right to fail.Clowns enables us to embrace failing as part of learning.  » Cf. www. contemporaryclownin.com

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d’avoir volé le soleil aux dieux. Le coyote apparaît souvent dans les rêves à des moments majeurs de l’ existence d’un individu ou d’un peuple. Il joue les pires tours à ceux qui pensent être « arrivés » à une position confortable. Pensons encore à Amaguq, dieu des farceurs dans la mtyhologie inuite, ou encore à Nezha, l’ enfant terrible et indomptable des histoires traditionnelles chinoises. Le succès contemporain du clown qui sort du monde traditionnel du cirque pour investir d’autres lieux du social se comprend davantage à la lumière de l’ archétype du trisckster. Dans tous ces milieux, le clown comme f igure friponne déf ie notre vision du monde et nous invite à renouveler nos manières de concevoir l’ identité, la prise en charge et l’ accompagnement des individus (qu’ ils soient patients, écoliers ou intervenants). Marie-Caroline Meur nous montre combien ce « joueur de tour » possède plusieurs points communs avec la f igure cousine du clown : exagération, propension à la bouffonnerie par des actions décalées et étonnantes, mais aussi tendance possible à la manipulation, besoin d’exercer un pouvoir fait de fascination ou fuite de ses propres zones d’ombre dans la recherche compulsive du rire. La première partie de ce numéro s’intéressera spécif iquement à la f igure du clown, pensée pour elle-même, que ce soit à travers les différents moments historiques de la vie de l’ Auguste ou le travail corporel exigé par l’ art clownesque et ce qu’ il dessine d’un corps à l’ envers, inversant la lecture commune du monde. Myriam Peignist développe une phénoménologie du corps renversé, montrant combien cette posture qui renverse l’ axe habituel du monde peut s’étendre à toute position assumant une part d’absurde et de chaos. Cette capacité à voir autrement s’enracine dans la posture de l’ acrobate, capable de porter sur le monde un regard inversé, les pieds au ciel et la tête au sol. Le clown participe de cet imaginaire collectif en modif iant radicalement le regard porté sur les choses et en aimant renverser les rôles. Son énergie est celle de l’ enfant libre qui ne connaît pas de frein à sa spontanéité : loin de polariser les oppositions, le clown s’amuse à passer de l’ une à l’ autre, à réveiller la folie du sage ou la sagesse insoupçonnée du

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fou. Dans l’ ordonnancement bien lisse de nos certitudes, il amène un brin de chaos et, paradoxalement, montre combien ce désordre est créateur d’une nouvelle manière de voir le monde. Cette liberté essentielle du clown, Étienne Bolduc nous la décrit à travers trois f igures fameuses (Momus, Rameau et Sol) qui rendent compte des caractéristiques communes à un « état clown ». Démarqué de l’ ordre social, le clown est celui qui ose transgresser, qui littéralement passe à travers, franchit les seuils. Archétype du paradoxe, le clown-trisckster est à l’ aise dans toutes les zones frontières. Il se tient sur la porte des mondes, construisant des lieux de passages là où le fossé semblait infranchissable. Plus qu’ un simple divertissement, le clown nous apprend à danser avec la dualité, à refuser son tiraillement ou la nécessité d’un choix entre ses pôles. Le clown résiste ici à la pensée parce qu’ il refuse la logique, échappe à la f ixité du rôle ou de l’ évidence et cultive l’ ambiguïté. Delphine Cizard poursuit cette thématique à travers le thème du clown féminin, scandale initial puis lente bataille pour que la femme ait le droit d’incarner un corps grotesque, dépassant les limites de la bienséance pour faire rire. Le corps féminin, trop souvent réduit à la beauté lisse de l’ écuyère ou de la danseuse, est un corps délicat, discret et dominé dans ses manifestations concrètes. La femme clown s’affranchit de ce carcan aristocrate pour assumer un corps libéré, bruyant, voire provoquant. Elle transgresse ainsi le mode d’être au monde réservé habituellement au féminin, fait d’obéissance passive et de transparence. Dans l’ art clownesque, la femme apparaît, prend la parole, oser dénoncer. On constate ici que ce n’ est pas tant la règle, la position ou l’ autorité qui réveille la transgression du clown que leur rigidité et leur f ixité. La femme clown est celle qui joue de tout l’ éventail de son expressivité sans se restreindre au rôle qu’ on a pensé pour elle. Ce goût du jeu avec les limites s’accompagne d’une capacité à mimer l’ ordre social. En imitant et dupliquant le quotidien, le clown en offre un miroir. Il permet au spectateur de prendre du recul par rapport à la logique sociale dans laquelle il est habituellement pris. Par là, le clown en révèle les zones d’ombre et d’absur14

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dité. En ce sens, il fait rire, parfois aux éclats. Il favorise une forme de libération des tensions accumulées, sans doute bénéf ique pour la santé individuelle et collective. Mais cette décharge s’arrête-telle là ? Le clown, en acceptant de dénoncer les travers du monde un bref instant avant que l’ ordre établi ne reprenne ses droits, ne participerait-il pas aussi à le renforcer ? Nathalie Coutelet illustre très bien ces enjeux à travers l’ exemple de Chocolat, premier représentant de race noire accédant à la profession de clown et à la popularité. Son personnage de clown donne corps aux discours et préjugés à l’ endroit des Noirs. Il les dénonce puisqu’ il les expose au regard public. Mais le fait même qu’ il laisse rire de lui valide également la dévalorisation raciale en vigueur durant l’ époque coloniale. Le clown incarne ici une f igure d’altérité à la fois fascinante mais au f inal repoussante, le duo Auguste-clown blanc reproduisant les stéréotypes des relations entre les Blancs et les Noirs. La deuxième partie du numéro décrit des lieux d’intervention plus concrets dans lesquels le clown peut exercer sa fonction subversive, au risque parfois de se faire récupérer par la logique du système. La pratique de la « clownanalyse » est abordée par deux acteurs clefs de son élaboration (Jean Bernard Bonange et Bertil Sylvander) qui mettent en évidence l’ écoute subtile et à contre-courant des discours préétablis que le clown peut livrer sur les institutions et sur le monde de l’ entreprise. L’ effet miroir du clown s’accompagne d’un « effet tiroir » (Jean Bernard Bonange) qui révèle, à la manière d’un négatif photographique, les f issures que les structures les plus établies souhaitaient masquer. L’ effraction clownesque dans l’ espace institutionnel ouvre un monde possible, en relation vivante avec les aspirations des acteurs sociaux qui y travaillent. Cette capacité à lire les envies, les non-dits, les relations signif icatives au sein des institutions est mise au service d’une créativité (inventer autre chose), mais questionne également le confort dans lequel les directions institutionnelles peuvent se trouver face à une critique « acceptable » et f inalement encadrée.

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Bertil Sylvander décrit en effet le risque de normaliser le clown en en faisant un spécialiste de plus, celui du rire, celui de la relation, celui de la critique sociale. La société se déchargerait ici de sa responsabilité à penser les enjeux actuels en faisant intervenir une f igure à la fois contestataire et maîtrisée, sous couvert d’être « thérapeutique », « cathartique », etc. Sylvander rappelle que le clown est par essence un personnage populaire, proche des gens, à la manière d’un ami ou d’un membre de la famille. Que notre monde voit le succès et la multiplication du clown interroge donc surla fonction de sauveur ou de « rustine sociale » que nous pouvons lui donner. Francis Dupuis aborde l’ engagement militant antimondialiste et l’ utilisation d’une armée de clowns pacif iques, rappelant les canarvals du Moyen Âge et l’ occupation de l’ espace public à travers la fragilité de leurs marionnettes et personnages. Face au poids d’un pouvoir sans cesse plus écrasant, même si subtil dans son contrôle, les activistes des Armées de clowns travaillent à développer une conscience politique faite d’un vécu commun (véritable expérience plébéienne) et d’une capacité de contestation. L’ ironie, le goût du clown pour la perturbation, sa capacité à révéler les failles de toute organisation, apparaîssent ici comme une force critique, au service d’une nouvelle génération d’actions et de manifestations politiques. Que ce soit un clown, désarmé, nu et lourd de toute la douleur du monde qui en vienne à manifester indique également en contrepoids tout le manque de perspective qui régit le monde actuel. Le clown est triste, mais il est là, fragile incarnation d’espoir. Dans les mythes, le trisckster fait très souvent usage d’un rire irrévérencieux. Il rit pour surprendre, pour bousculer la croyance, la plainte ou l’ identif ication de l’ individu à ce qu’ il vit. Là où celui-ci se f ige, le trisckster vient le chatouiller. En refusant l’ inéluctable de la souffrance, l’ esprit de sérieux et de gravité, le clown ramène à « l’ humus » commun de notre condition. Son humour parfois corrosif invite à l’ humilité face à ce que nous ne pouvons maîtriser. Jérôme Dubois analyse ainsi un exemple de clown contemporain :

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celui de Rémi Gaillard, connu pour ses gags sur Internet, chacun venant bousculer à leur manière l’ ordre établi des choses. En se tenant aux frontières des mondes (parce qu’ il ne souhaite appartenir à aucun d’entre eux), le clown comprend donc particulièrement ceux qui vivent des moments de passage, qui sont à la porte de la mort ou d’un changement majeur d’existence. Deux textes s’intéressent aux clowns dits thérapeutiques, ces personnages qui travaillent en milieu de soin : Bernie Warren relie la place sociale du fou au Moyen Âge, à celle du chaman et à celle du clown docteur, f igure moderne du contre pouvoir médical. Florence Vinit revient quant à elle sur ce que le corps vieillissant suscite dans le social et la manière dont le clown peut choquer lorsqu’ il investit de sa joie de vivre les centres d’hébergement pour aînés. À l’ hôpital, le clown ne recouvre pas absolument l’ ironie cinglante du trisckster. D’une part, parce qu’ il n’ a pas à le faire : les enfants restent par eux-mêmes proches du jeu, de la capacité à renouveler, ici et maintenant, leur regard et leur envie. L’ irrévérence du clown à l’ hôpital tient davantage à sa présence même dans un établissement de soin. Marcher dans les corridors avec pour seule tâche d’être là, dans l’ accueil de toute la gamme d’émotions humaines, sans justif ication technique ou médicale, est en soi un pied de nez à l’ organisation hospitalière. Là où le pronostic est inconnu, là où l’ inéluctable est arrivé, le clown amène un espace de possible, où le jeu, comme distanciation de la situation, retrouve sa place. Par cette création d’une brèche dans ce qui paraissait fermé, un plaisir surgit, capable de donner forme aux envies du moment. Ainsi, en se donnant pour fonction d’échapper à toute catégorisation, le clown ne répond pas à ce qu’ on attend de lui, vit dans l’ imprévu et secoue tout ce qui s’enkyste ou s’engourdit. Cet être fondamentalement libre et engagé, profond et léger traduirait une posture existentielle particulière : celle du funambule en équilibre entre les contraires. Parce qu’ il reconnaît pleinement les parts de douleur et d’absurdité de la condition d’homme, le clown permet

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en ce sens d’ouvrir l’ existence sur autre chose que son propre poids. Aux portes de la mort, le clown devient pour l’ enfant un support et une occasion d’expression pleine de son être. Pour l’ institution, il rappelle que la vie naît dans les interstices de l’ inattendu. Aurait-il dès lors quelque chose à dire sur notre capacité à être vivant, au-delà des réflexes d’adaptation et de soumission à notre environnement ? La pensée peut-elle accepter de marcher avec lui en renonçant à l’ espoir de le cerner ?

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Corps renversés, clownerie acrobatique et utopie du « monde à l’ e nvers » Myriam Peignist

Trop souvent associé au nez rouge, au costume barriolé, à un ornement divertissant mais consommatoire, le clown est avant tout une manière de libérer radicalement le corps et d’en parcourir, sans restriction, tous les registres. Le clown vise une convergence de la vie sensible, par analogie et homologie entre les gestes, les mots, les masques. Sous des airs de conduites anodines, les manifestations clownesques sont donc « sursaturées » de signif ications issues des f igures violatrices, personnages empruntés à la mythologie nord-américaine, océanienne ou africaine, pour désigner des individus agissant « au contraire » et « à rebours », ceux qui osent regarder le monde d’un autre point de vue.

Résumé :


Équilibriste, France, vers 1905 Š Photographie de Maurice Branger et Roger-Viollet

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rebours du cirque moderne et du soulèvement carnavalesque, le personnage du clown, comme « bouffon rituel », magicien joueur de tours et adepte de « trucs », rappelle sans trêve un immémorial « monde à l’ envers ». Monde qui a trouvé son prolongement dans l’ univers forain du plein vent, des tréteaux et des baraques. C’ est ce monde teinté d’utopie et de candeur enfantine qu’ il s’agit de redécouvrir, au moment où les clowns ont parfois tendance à se cantonner à de grands bavards ou à des mannequins décoratifs dans les vitrines d’un quotidien en mal d’exotisme. Par ailleurs, le fonctionnalisme du rire pompiériste bât son plein quand il s’agit d’évacuer le sens : symptôme d’une négation du corps et du sensible dans la consommation culturelle. À l’ heure où la f igure du clown peut être utilisée à titre d’ornementation bariolée (notamment dans l’ histrionisme médiatique, politique et intellectuel), n’ est-ce pas le moment de rappeler certaines caractéristiques qualitatives d’un clownesque moins clinquant, sans bruit ? C’ est essentiellement à travers la manifestation de sa corporéité que le clown comme « poète en action » colporte et délivre ses messages. Ici, il s’agit surtout d’aborder et de questionner un des aspects récurrent du clownesque : celui de renverser son corps comme un acrobate, en faisant la culbute, en marchant sur les mains la tête à l’ envers, en mettant en bas le haut du corps, en approchant le ras de la terre. Cette posture « tête-bêche », assez condensée, réveille les sens, « signif ie sans rien dire ». Elle entraîne avec elle tout un humour qui détourne les codes et les objets, inverse les rôles,

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chamboule les situations, nargue le confort et la droiture des « bien assis ». En quoi un tel canevas du renversement est favorable aux improvisations les plus impromptues ? Le clown en homo acrobaticus qui culbute et bascule « sens dessus dessous », n’ enclenche-t-il pas une sensibilité qui provoque un « changement de perspective », dans tous les sens du terme ? Quelle analogie entre le corps renversé et le monde renversé ? En quoi le simple fait de marcher sur les mains, de piquer de la tête, de mettre les jambes en l’ air déclenche un chahut qui peut être contagieux ? La mise en déséquilibre et en abîme des corps, la perte de stabilité ne dégagent-elles pas une énergie d’ébranlement ? L’intensité et la vitalité sensible de ces postures qui plongent au cœur des forces telluriques ne narguent-elles pas le « monde d’en haut » ? Le fait de privilégier le corps en dessous de la tête, de mettre le bas à la place du haut, n’ est-ce pas le sceau de la troupe des « retrousseurs de monde » ? Badaboum et patatras Plutôt récent, l’art du « clown » avec son personnage du « gugusse » n’ est lancé qu’ au XIXème siècle : l’ écuyer Tom Belling, surnommé Auguste, tomba un soir de cheval et se releva d’un air si ahuri, en souriant, que le public lui cria : « Auguste, dumm… » (Auguste idiot). La scène se déroule à Berlin en 1864 (Michel Louis, non daté : 19). Situation d’autant plus risible que depuis la culture chevaleresque, l’ élégant cavalier ne doit jamais toucher terre, mais rester droit sur sa monture dans une allure prestigieuse d’élévation verticale et de bonne tenue du corps. Est-ce en cela que les premiers numéros de clowns ont caricaturé et parodié cette assise ? Ridiculisant l’ élégant cavalier par l’ exagération des chutes à terre volontaires, puis la présentation de « tours » d’acrobatie, le clown réalisait toutes sortes d’exercices en s’asseyant le moins possible sur l’ animal. Toute la voltige à cheval des premiers cirques se joue précisément des prises d’élans au sol, des postures de « révoltade » et du toupet des corps clownesques à la renverse. Tout ce jeu consiste à remplacer les attitudes élévatrices, les « airs » nobles et postures de contrôle codif iées par un retour à terre, mettant l’ accent sur le

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patatras et le badaboum, qui évoquent tout un monde renversé « sens dessus dessous ». Si le « Pantre à cheval », ridicule à côté de l’ élégant cavalier (Romain, 1997 : 44), eut son heure de gloire, l’ art du clown tient, en revanche, à un long héritage beaucoup plus ancien dont Hippolyte Romain a magnif iquement raconté l’ histoire et illustré la généalogie. Cet héritage offre une multitude d’origines, à travers les fêtes païennes restées à l’ ombre du christianisme (Fabre, 1992 : 26) et de son carnaval, également dans la tradition des jongleurs, des bouffons et des saltimbanques (de l’ italien Saltare un Banco : sauter sur le banc), des tsiganes, des griots… Le clown est, en effet, au XVIIIème siècle, un écuyer-acrobate qui parodie les numéros équestres, exercice qui s’est diversif ié au f il du temps. À partir de 1834, on remarqua Jean Baptiste Auriol, qui devint la coqueluche de Paris : « Costumé en bouffon, il présentait une série d’exercices acrobatiques comme se tenir la tête en équilibre au sommet d’une pyramide de bouteilles, danser sur des chaises, jongler debout sur un cheval, le tout avec grâce et légèreté et une pointe de malice qui enchanta les spectateurs. » (Denis, 2005 : 13) Peu importait le décor, le corps « faisait son cirque » et se taillait la part belle des « numéros » de plein vent et de palque qui émerveillaient le public de rue. « À l’ origine de la clownerie circasienne, on trouve les pantomimes acrobatiques foraines de la f in du XVIIIème siècle. » (Simon, 1988 : 103) Cette capacité de signif ier sans rien dire, de « prendre corps » relève d’une « mimogestualité » (Vigouroux-Frey, 1999 : 180) pouvant aller jusqu’ aux « impostures », corps renversé ou « sens dessus dessous ». Ce corps travaillé par la métamorphose et transformé par la déformation est une clé du rire et de l’ empathie avec le public. Or, « la moindre fausse note dans l’ art de mouvoir son corps tue le rire impitoyablement » (De Calan et Etaix, 2004 : 26). L’ acrobate a quelque chose de clownesque et le clown a le rythme de l’ acrobate quand il transforme la tête en pieds et les pieds en tête. On l’ appelle alors parfois « clown acrobate », « clown sauteur » ; sa spécialité : la « pantomime acrobatique ».

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Le Corps renversés, clownerie acrobatique et utopie du « monde à l’envers »

Corporéité clownesque et charivari gestuel Ce qu’ a remarqué Edmond Faral pour les jongleurs médiévaux (Faral, 1964), Pierre Etaix (Etaix, non daté : XI) le rappelle pour les clowns, qui combinent beaucoup de métiers et des talents multiples, plusieurs habiletés mêlées en un seul personnage, jouant avec les gestes, les objets et les mots : l’ art de sauter, la danse, la poésie, la pantomime, la prestidigitation, la musique, la farce y sont simultanés… C’ est un malin qui a plusieurs cordes à son arc. L’ entremêlement de ces différentes habiletés est affaire de dosage subtil entre le haut (masque, mots, intelligence, « clown parleur » et orateur, musicien…) et le bas (gestuelle, corps tellurique rabelaisien) : d’un côté, le corps du clown n’ est pas un « corps de bois » voué à être piteusement immobile ; de l’ autre côté, trop de bavardage peut dénaturer son art oral de bonimenteur. Il n’ est pas seulement une tête de marbre enfarinée, au nez rouge, grimée et maquillée. Son costume bouffant et bariolé n’ est pas un alibi du corps et ses chaussures trop grandes ne l’ empêchent pas d’utiliser ses jambes. Le clown n’ est pas un « poseur » mais un « poète en action » sans metteur en scène (Etaix, non daté : XXIII). Il ne donne pas de « représentation » mais « manifeste » : c’ est un « faiseur », un faiseur de tours, de trucs et de farces, de sauts, de cabrioles. Il est un « corps entier » qui tient parfois à l’ acrobate : « Minutieusement élaboré, le travail du clown fait parler le corps, le geste revendique l’ outrance. […] Mais il est évident que ce qui marque le plus, c’ est son jeu de mime où nous découvrons les talents immenses d’acrobate. » (Vigouroux-Frey, 1999 : 11-14) Cette « mise en demeure corporelle » crée une contagion, un égrégore qui est une clé du rire des spectateurs : les clowns sauteurs savent cabrioler, ont une certaine manière de marcher, de se renverser voire de se disloquer… pour retomber sur leurs pieds. « Il n’ y a pas de comique sans éducation corporelle exigeante. Un artiste comique est toujours un acrobate ou un jongleur. » (Mongin, 2002 : 223-234) Si son corps est truqué par le costume, l’ accoutrement, les postiches ou les accessoires, si son langage est polyglotte goguenard (argot, jargon, charabia…), ce n’ est pas pour euphémiser le corps mais bien

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pour l’ a grandir, l’ amplif ier quitte à le transformer. Corps truqué n’ est pas tricher. Une corporéité de base peut être relevée comme canevas acrobatique de la pratique clownesque : le renversement corporel « tête-bêche », jambes en l’ air peut être considéré comme base d’une anamorphose généralisée qui se retrouve dans le détournement de l’ usage des objets, des codes… Le renversement du corps individuel s’étend au corps social dans cette même « propension à sortir des ornières, à faire un pas de côté pour découvrir des perspectives nouvelles » (De CalanetEtaix, 2004 : 77). Cette corporéité du clown, cette école du corps, ce charivari gestuel, ce carnaval du démembrement du mouvement, s’est perpétué à travers le temps, colportant, par corps, un message chargéde sens : l’ homme renversé marchant sur les mains, tête en bas, pieds en l’ air, que l’ on retrouve chez le clown, existait aussi dans les jeux anciens de l’ univers rabelaisien, sous les noms de « chêne fourchu » (arbre renversé), « pêt-en-gueule », « cochon pendu », représentés dans les gravures de Breughel ou de Bouzonnet-Stella. N’ y a-t-il pas homologie entre le renversement du corps individuel, du corps social et du politique ? Les corps en « impostures », inversés, ne sont-il pas signe d’une subversion généralisée ? Comment celle-ci se manifeste-t-elle au niveau du corps clownesque ? Corps tête-bêche et utopie du « monde à l’ e nvers » Le corps renversé, les personnages tête-bêche, souvent déculottés, qui basculent alternativement, sensibilisent à la dialectique de l’ endroit et de l’ envers, du haut et du bas, du devant-derrière. Le couple endroit/envers ouvre à la coïncidence des contraires et à l’ exploration du divers. Il est un emblème d’une vaste métaphore de socialité qui engage une signif ication ancrée et alimente tout un imaginaire : celui du « monde à l’ envers », dont l’ imagerie populaire fut colportée à travers l’ Europe du XVème au XIXème siècle et dont nos clowns restent des messagers. Au cœur de cette imagerie, « l’ homme et la femme marchent les jambes l’ air », « transforment la tête en pieds et les pieds en tête » (Grant dans Lafond et Redondo,

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1979 : 27), « des hommes mettent leur chapeau sur leurs pieds et leurs chaussures sur leur tête », jusqu’ à la complète déformation des corps : « Ne serait-ce pas chose folle et inouïe que le pied dise je veux porter un chapeau, tout aussi bien que la tête. Que le genou dise qu’ il veut avoir des yeux ou autre caprice, que chaque épaule réclame une oreille, que les talons veuillent aller devant et les orteils derrière. » (Berçé, dans Lafond et Redondo, 1979 : 13) Si « avoir les pieds sur terre » dans un monde bien ordonnancé indique la vision conservatrice par excellence du « monde à l’ endroit » de la rectitude, l’ homme à l’ envers, en « clown rituel » apparaît comme insensé appartenant à la troupe des hérétiques, des nigauds, des sots, des fripons, au monde de la « conardise », de la bouffonnerie et de la fourberie. Son message est celui d’une réalité contestée, voire décadente. Il fait voir en raccourci une utopie associée au mythe du retournement des corps, de la permutation des situations, du travestissement généralisé, où « l’ on ne saurait bien voir les choses qu’ en les regardant à rebours » (Lever dans Lafond et Redondo, 1979 : 111), en montrant leur contraire. Toutes ces images sont concentrées sur « l’ unité contradictoire du monde agonisant et renaissant ; la mort de l’ ancien est liée à la naissance du nouveau » (Bakthine, 1970 : 218). Le corps renversé est l’ élément d’un imaginaire collectif qui peut s’étendre à toute position absurde des choses, des hommes et de leurs rôles sociaux. Le modèle de la marche sur les mains peut ainsi s’offrir à de multiples variations à travers le topos du mundus inversus. Quelques rubriques constantesémergent dans ce sillon (Chartier et Julia 1976 : 47) : les esclaves deviennent maîtres, la femme est mise au masculin et l’ homme au féminin2, les enfants corrigent leurs précepteurs, les marmots élèvent leurs parents, le cochon devient boucher pour égorger et dépecer l’ homme, les animaux de cirque mettent l’ homme en cage3, les ânes deviennent 2

Les hommes restent à la maison pour bercer l’ enfant, « l’ homme est courtisé par la f ille » (Ibid. : 52). 3

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savants, la lune et le soleil échangent leur position avec la terre… C’ est une mise en évidence de la position absurde des choses et des hommes4, jusque dans les mots : « Un jour c’ était la nuit, un jeune vieillard était assis debout, sur un banc de pierre en bois, et lisait un livre fermé, à la lueur d’une chandelle éteinte… » (Tristan, 1980 : 15) Cette imagerie de colportage est une résurgence des fêtes païennes, orgiaques et dionysiaques, puis de la « fête des fous », de tout rituel carnavalesque ou charivarique qui tourneboulent les consciences claires. Le monde à l’ envers n’ a rien de gratuit, il est au contraire saturé de signif ication. Et ce sont ces jeux du travestissement et de la permutation qui restent très présents dans les personnages cirquesques actuels. Ces inversions permettent une visibilité des deux faces d’une même situation. La relation réciproque entre les deux pôles crée un choc d’où naît la dimension critique du monde renversé.Le mundus inversusest un topos dynamique, où tout peut tomber à la renverse et où les choses sont montrées avec leur revers, ce qui suscite étonnement, instabilité, doute, donnant l’ impression de déséquilibre et de bizarrerie. Le mélange des contraires, le jeu combinatoire du double introduit la profusion du divers, l’ idée de diversité et de variété donnant libre cours à l’ imagination, à la liberté créatrice, à un monde utopique et critique, visible dans la métamorphose permanente des corps. L’ image de la révolte s’exprime dans des manifestations tapageuses. La rébellion, le dépassement des limites l’ homme à la broche. » Les animaux de cirque font sauter et danser leur dompteur, ceux de la ménagerie regardent narquois les hommes en cage.

4   Certaines séries montrent des dessins très variés accompagnés d’historiettes : « La petite f ille emmaillote sa maman et la couche dans son berceau. Elle lui recommande d’être bien sage pendant qu’ elle va lui préparer sa bouillie. » « L’ écolier met le bonnet à son maître et lui donne le fouet », « les voleurs conduisent les gendarmes en prisons ». Et dans la série des « J’ ai vu…» : « J’ ai vu des porcs danser avec grâce », « J’ ai vu des marmots qui berçaient leur servante », « J’ ai vu des hommes qui portait des jupons », « J’ ai vu des femmes qui tiraient le canon », « J’ ai vu des hommes enfermés dans les cages des bêtes. »

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routinières viennent contrer le monde stabilisé dans l’ oppression ou la monotonie. L’ esprit du sens dessus dessous est à la fois négation, invention, libération de l’ imagination, du langage et des corps.C’ est le libre jeu de l’ inversion avec la négation de la conception off icielle du monde… Les personnages sont tissés dans l’ affranchissement de toutes les restrictions et interdictions qui pèsent sur l’ homme et l’ accablent. Comme le montre un traité de « l’ ordre des prêcheurs » (Aff inati d’Acuto, 1610), ce monde renversé a été malencontreusement associé aux mots de l’ enfer et du péché : brigandage, oisiveté, luxure, vice, corruption, gourmandise, abomination, poltronnerie. Dans un monde où rien ne va droit, « les bouffons sont caressés et les sages méprisés », « l’ homme a la tête où il doit avoir les pieds ». Ceux qui foulent le ciel avec les pieds « sont des plantes inutiles agitées par les vents de la vanité. […] Tous les vices mettent l’ homme à la renverse. » (Ibid. : feuillets 107 à 110). Pour l’ adepte du prêchi-prêcha, le monde renversé est une calamité : « Ah que le monde est renversé ! […] Les pères sont les très humbles serviteurs de messieurs leurs f ils, ceux-ci leur dictent la loi, et prétendent à quinze ans en savoir plus que les vieillards qui ne sont que des radoteurs ; ce sont eux qui jugent les auteurs, les pièces en dernier ressort, et qui font, au pied de quelques belles, le tarif de l’ esprit du jour. Autrefois les femmes douces, modestes et simples, occupées de leur ménage, ne se mêlaient pas de faire de la science, ni de gouverner les États ; elles n’ allaient à l’ Opéra, au spectacle qu’ avec des mères, toutes de vénérables matrones ou des hommes au moins d’un demi siècle ; aujourd’hui elles courent les rues en élégants cabriolets, vont étaler, dans leurs jardins enchanteurs, leur charme à demi couvert, folâtrent avec les jeunes gens qui s’attachent à leur pas, et reviennent chez elles se délasser le jour des fatigues de la nuit. […] Aujourd’hui des blancs-becs, des fabricants de journaux, de petits auteurs, s’érigent en arbitres suprêmes des destinées du monde […] et ces gens-là reviennent encore chez eux tranquillement étaler leur sotte vanité et leur insuff isance. Et l’ on ne dira pas que le monde est renversé. » (Ibid. : 4)

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Mais en réalité, le topos du monde à l’ envers est un topos dynamique qui introduit le retournement, la vision du double inversé, du reflet déformant, et de l’ alter ego décalé, instaure aussi le doute, montrant qu’ à la rigueur toutes les conceptions du monde sont possibles (comme Arlequin capable de s’affubler de toutes les couleurs), et surtout les plus aberrantes, les plus « sottes », les plus folles. L’ inversion implique dualité et permutation, le quiproquo des êtres et l’ équivoque des choses qui ne sont plus à leur place, et au-delà, la rencontre de l’ altérité productrice d’étrangeté et d’anamorphose (Peignist, 2003 : 52). La vérité est ailleurs que dans la réalité dominante dès qu’ en inversant le bon sens des choses, la folie est méthode de sagesse et force magique. C’ est un topos de la balance constante des choses, du paradoxe et de la conjonction des contraires, à l’ image des rôles alternés du clown blanc et de l’ Auguste, duo générateur de dualité (endroit-envers, clarté-obscurité, interdit-licite, propreté-souillure…). Le couple clown blanc-Auguste se lit aussi dans les rapports ordre-anarchie, brillance-houspille, sérieux-railleur. La dualité précipite la vue de l’ insolite et de l’ impossible, provoque protestation et refus, lutte et résistance contre les idées reçues, et montre le point aléatoire duquel tout peu naître, où tout peut s’inventer. Le phénomène affûte le sens critique, l’ esprit subversif, contestataire et utopique. L’ endroit avec l’ envers annule la neutralité au prof it de la tension, de l’ intrigue, du suspens d’un espace dionysien pas si tendre. Cependant, ce topos du monde à l’ envers, issu de la chrétienté contestée et du monde carnavalesque temporaire, a des souches plus anciennes puisées au f in fond de l’ humanité. Comme le remarque Claude Gaignebet, les f igures carnavalesques de la folie médiévale, la « fête des fous » sont les restes honteux des saturnales, lupercales ou des bacchanales en référence à l’ antiquité (Gaignebet, 1986 : II. 88). C’ est, en ce sens, ce que suggère Radovan Ivsic quand il décrit un exemple des coutumes anciennes des villageois Tourtchitché au nord de Zagred, en Croatie. Il détaille une fête carnavalesque qui est l’ occasion de l’ apparition d’un monde renversé déployant des per-

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sonnages dévisagés par des masques d’épouvante (les « Effrayeurs » ou « Pestiférés »). Ces adeptes de rituels d’inversion parodiques laissent apparaître humour, scabreux et travestissement systématique. À leur propos, Radovan Ivsic pose une question qui pourrait interroger l’ actuel phénomène clownesque des jeux cirquesques : « Le fait que [les masques] ne sont utilisés qu’ en période du carnaval, ne signif ie évidemment pas que leur apparition soit liée à cette fête chrétienne, mais plutôt que cette fête chrétienne a servi de prétexte pour conserver masque et coutumes venant de très loin. Les spécialistes, les ethnographes, les anthropologues, sont très prudents et ne se prononcent clairement. Par intuition, je suis persuadé que ces masques comme le cérémonial qui les accompagne sont les vestiges d’un vaste fonds d’activités magiques, qui, dans un passé reculé, était commun à l’ Europe et l’ Afrique. » (Ivsic, 2006 : 209-212) Le trickster et la « loge des contraires » : le « clown des clowns » ? Bien à rebours et à l’ amont du phénomène carnavalesque, on retrouve la f igure du « clown rituel ». Laura Makarius soulève la dérive d’une approche théorique appauvrissante qui résume le rôle du clown à un fonctionnalisme du rire, régulateur des tensions sociales ou alors à un fou « insensé ». Cette interprétation reste trop superf icielle car elle a tendance à oublier que les clowns de nos cirques sont les héritiers de personnages bouffons, cérémoniaux et mythiques, dans un contexte rituel (Makarius, 1974 :47-48). Réaliser le lien entre les clowns actuels et le clown rituel permet de redécouvrir un sens qui a tendance à se perdre, un sens corporéisant : « les bouffons rituels des sociétés tribales rejoignent les clowns de nos cirques », à travers leur foisonnement de conduites à l’ envers, à l’ origine du « grand principe satanique que tout doit se faire à rebours » (Ibid. : 65, 71-72). Leur tactique est « d’expliciter, sans que cela ne soit jamais dit, […] l’ envers de ce qui doit être fait, le contraire du comportement auquel on s’attend, l’ acte par déf inition anormal, qui intervertit les coutumes et les règles » (Ibid. : 98). C’ est pourquoi leur aspect d’amuseurcomique ne vient brosser le personnage que secondairement. Les clowns ont conservé les traits essen-

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tiels de cette veine burlesque du théâtre populaire, du carnaval, des mascarades. « Les mimiques en apparence saugrenues, des réponses inattendues, qui suscitent la surprise et le rire, constituent la part de l’ héritage des bouffons rituels retenue par les clowns du cirque. » (Ibid. : 88, 101-102) Sous des airs de conduites anodines, les manifestations clownesques sont donc « sursaturées » de signif ication issue des f igures violatrices qui émergent des sociétés tribales, des personnages empruntés à la mythologie nord-américaine, océanienne ou africaine, pour désigner des individus agissant « au contraire » et « à rebours », qui correspondent aux « fous » et « sots » français : « Le trickster est bien nommé, car il connaît le trick, le tour essentiel de la magie, et c’ est cela qui lui permet de jouer des tours, de rire et faire rire. » (Ibid. : 41) Ce clown trickster5 est un magicien qui viole les tabous (et en premier le lieu, le tabou du contact avec le sang et avec toutes sortes de choses répugnantes, se roulant dans la boue…). Décrit comme un être impertinent, présomptueux, il « prend un malin plaisir à transgresser les règles, à déf ier l’ ordre social, à commettre des actes prohibés et à profaner les choses sacrées » (Ibid. : 9). Les traits caractéristiques du personnage soulignent son rôle subversif de rebelle et de déserteur des mondes balisés : obscénité, cruauté, astuce, volonté de jouer des tours et de créer des troubles, déf i aux autorités, ambivalence, travestissement et aspects contradictoires. À la fois farceur, plaisantin, magicien, violateur, il est associé à « l’ impureté », à la sottise, à la désinvolture, à la désobéis5   « Il s’agit du mystérieux personnage mythique qui se rencontre dans toutes les zones ethnographiques, mais qui a été le mieux étudié en Amérique du Nord, où il a acquis le nom ethnologique de trickster, c’ est-à-dire de « joueur de tours ». Dans les récits populaires, en effet, il apparaît comme un héros comique, joueur, farceur et taquin, mais il n’ est pas que cela […]. » Le mot trickster a été adopté par les ethnologues américains pour traduire ce que paraissent signif ier les noms de ce type de héros dans le mythe. Ainsi, Wissaketjack signif ierait « un fourbe », « un trompeur » (Indiens Cree) ; Gluskape, « un menteur » (Penobscot) ; Manabozho, ou encore « un clown » (Chippewas) : Wakdjunkaga, « celui qui joue des tours », un fripon. In L. Makarius, 1974, chap. V, p.5 et note 1, p. 49.

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sance, aux pratiques scatologiques et profanatrices. Son secret, c’ est qu’ il est « faiseur de tours et de trucs » et « ne connaît pas la honte ». Sa devise : « Tu n’ auras peur de rien et tu ne considéreras aucune chose comme sacrée. Il doit t’ être permis d’entrer partout » (Ibid. : 72). Taquin, farceur, fou et sot, il est clown. Sa ruse de « bouffon sacré » est de troubler les cérémonies consacrées à Dieu et à tous ses avatars (les « chefs ») par ses activités favorites : chevauchées joyeuses, bouffonneries grotesques, danses indécentes, incartades spirituelles, exégèses et blasphèmes sur l’ enseignement. Il mange des choses défendues, s’adonne à des actes obscènes et parodie les divinités, permutant les rôles. Il déf ie les lois de la nature, par son aspect anormal, faisant le contraire de ce qui devrait être fait. Le trickster devrait être vénéré comme un dieu, mais à cause de cette apparence étrange, tous le tournent en dérision et l’ écrasent dans la catégorie du marginal. En revanche, le clown rituel a le pouvoir de supporter, sans être malade ni détruit, toutes les « souillures », ce qui correspond à une « médecine du clown ». C’ est pourquoi il inspire aussi des sentiments contradictoires ambivalents, à la fois mépris et considération. Il synthétise les contraires d’attirance et de répulsion, d’hilarité et de crainte car en réalisant des actes osés et choquants d’inversion, portant en dérision les lois et brisant les règles, il est paradoxalement porteur d’exception. Ce rôle marginal, en écart et à contretemps, le rend « maître du pouvoir magique », mais aussi exorciste des mauvaises influences, pacif icateur et personnage expiatoire. Ce qui fait de lui un « guérisseur ». Le clown est ambivalent, mélange les genres et regroupe les contraires : malfaisant-bienfaisant, sérieux-risible, beau-laid, sacré-profane, licence-moralité, stupide-sage… Les conduites « à l’ envers » ou « à rebours » sont celles du violateur qui se donne toute licence : dire des bêtises, parler à l’ envers, violer les interdits, désobéir, mépriser les règles, faire des plaisanteries…Par exemple, Laura Makarius note que dans certaines tribus comme celles de la « Loge des Fous » ou « Loge des Contraires » cheyenne, tout est à l’ envers. La toiture est sens dessus dessous, les « Fous » s’assoient

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à l’ envers, mettent les jambes en l’ air, agissent de manière excentrique, bondissent à l’ improviste de-ci et de-là, avec des mimiques très goûtées par le public. Les « Contraires » peuvent d’ailleurs tout se permettre puisqu’ ils n’ ont pas de chef, et chacun est indépendant des autres (Ibid. : 89-92). Il est courant que ces clowns parlent et s’expriment à l’ envers : « Un clown à qui on fait un cadeau remercie en donnant un coup de pied, […] il exprime la joie par des soupirs et par un air chagrin, la souffrance par un air de contentement. En hiver, il va tout nu […] » (Ibid. : 127) Ces pratiques transgressives ont un pouvoir insurrectionnel, suscitent le choc, et peuvent aussi donner « à celui qui l’ accomplit des qualités exceptionnelles : astuce, clairvoyance, sagesse, éloquence, don de prédire » (Ibid. : 116). L’ acte suprême du désordre permet de puiser des forces et d’accéder au mystère et au truc magique du trickster. Renverser les normes, c’ est d’abord faire les choses à l’ envers par le médium du corps. Marcher sur les mains en basculant son corps crée un chamboulement qui peut s’élargir au socius. L’ homo acrobaticus au corps renversé et tourneboulé « réalise par corps », une des premières attitudes violatrices, une subversion fondamentale qui est somatisation. Le rôle social de la transgression est avant tout corporéisé. Le comportement à l’ envers, « cabochard et risquetout » (Louis, non daté : 25), n’ est pas propre aux seuls clowns, mais on le retrouve dans d’autres situations familières dans lesquelles le tabou est rituellement brisé par la violation de l’ action contraire. Au-delà du « clowning » professionnel, au-delà du clownesque de cirque, au-delà de la clownerie spectaculaire « de gadjo », au-delà du clown made in USA qui a besoin de tant d’accessoires, les conduites du trickster déborde le cadre scénique pour s’exprimer dans les expériences quotidiennes pour qui souhaite « découvrir son propre clown ». Ledit « art » et surtout art de vivre. Il y a aussi celui qui « fait off ice de clown » (Mongin, 2002 : 53), le « clown malgré lui » comme Chaplin dans Le Cirque.

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« Corps en dessous de la tête » et vitalité scénique de « l’ impromptu » Le « fonds commun » du clownesque comme art de l’ improvisation (jamais entièrement libre ou uniquement « inspirée ») est un équilibre entre les lois qui déterminent le cadre et le jeu à l’ impromptu (que l’ on retrouve dans le duo du clown blanc sérieux et de l’ Auguste en pitre). Il est la base de la Commedia dell’ arte telle qu’ elle s’est répandue en France f in XVIIIème siècle. Le « cadre » est orienté par l’ usage du canevas qui s’appuie sur des archétypes constants : d’abord imiter des faits de la vie quotidienne, puis les déformer de façon caricaturale et satirique. Il s’agit donc de montrer la norme pour progressivement la démonter, la désarticuler, la critiquer. Ce qui permet surtout in f ine et au-delà du retournement de situation d’amener les « disponibilités inventives de l’ impromptu » (Manczarz, 1977 : 124-125), c’ est-à-dire l’ étrangéité et la créativité qui passent par un esprit de révolte contre la discipline morale. Dans ce contexte, l’ invention n’ est donc pas intégrale ou débridée mais préparée, accompagnée, amenée selon des règles où la marge de variation possible reste donc relative à un canevas (Bernard, 1977 : 25). Se retrouvent toutes les caractéristiques de la structure dynamique carnavalesque du « monde à l’ envers » selon la trilogie indécoupable : endroit/ordre – envers/désordre – divers/création. « Le jeu des acteurs dell’ arte ne visait pas seulement à imiter les conditions sociales de façon réaliste mais grossissait les aspects négatifs par une représentation caricaturale, par une déformation grotesque, par une satire violente. » (Manczarz, 1977 : 127) Comment se manifeste cette dynamique du canevas et de l’ impromptu à travers les corps ? Quel est le rôle de l’ acrobatie ? Qu’ estce que le corps-acrobate peut apporter au clownesque ? Le masque, qui concerne surtout le visage, accentue les traits bouffons d’un personnage : il est une caricature ciblée sur le haut du corps. Le masque est d’abord visagiste et suppose l’ extériorisation d’une profondeur psychologique. Le dedans se montre au dehors : le masque donne à voir un « caractère » (thème qui se développera beaucoup plus à la Renaissance), exprime un sentiment : la peur, la joie, la tristesse, la mélancolie, la fourberie... Mais, dans la Com38

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media, cette profondeur ne reste jamais ancrée dans un intimisme psychologique enfoui, elle se manifeste dans une « vitalité scénique », qui va jusqu’ à employer tous les moyens du corps humain dans l’ action. Au-delà du seul masque et avec lui, l’ importance du geste, l’ usage du « corps tout entier » de l’ acteur, accentue l’ effet de loupe et de miroir déformant, tout en dévoilant le bas. De ce point de vue, le visage d’Arlequin reste souvent immobile comme un masque car il arrive à « tout dire » avec son corps. Que fait-il pour cela ? Il emploie des gestes rythmés et agiles, des mouvements élégants. L’ expression de son jeu est « toute concentrée sur le corps » : « À l’ origine, le comédien dell’ arte se sert surtout du corps en dessous de la tête. La mimique du visage est réservée uniquement à certains personnages. […] Les masques constituent un moyen conventionnel pour f ixer l’ expression. […] Le langage de la pantomime est plus naturaliste que symbolique ou abstrait. » (Ibid. : 120-121) Le haut est intégré au bas, l’ abstrait arrive aux extrémités du geste. Ainsi, les comédiens saltimbanques unissent les qualités acrobatiques, musicales et chorégraphiques dans un jeu de correspondances entre les gestes et les répliques. Ce jeu exige « toute la pratique des arts divers, comme la danse, l’ acrobatie et la musique » (Ibid. : 124). Cette tradition, typique du théâtre italien du Moyen Âge, héritée des Jongleurs, appelle un « jeu concret » ou « pantomime concrète » qui marque une différence entre le comédien qui joue selon un « art prémédité » et celui qui « joue à l’ impromptu ». L’ invention dans le jeu des comédiens apparaît dans ce contexte « impromptu » dans lequel surgissent les « lazzi » qui provoquent une « interruption d’une scène par des épouvantes ou par des badineries étrangères au sujet traité. Ce sont aussi bien des actions que des mots : postures, gestes, grimaces, jeux de scène et jeux de mots dont le trait commun était de provoquer le rire par leur côté burlesque et acrobatique. » (Ibid. : 117-128) Avec le « lazzi » surgit une disponibilité inventive qui s’exprime par des « inattendus de faits » (surprise de l’ action, péripéties, L ’

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farces, stratagèmes, mouvements corporels insolites) et des « inattendus de paroles » (jeux de mots, quiproquos, répliques pleines d’esprit) (Ibid. : 124). Le jeu concret de l’ impromptu est donc intensif ié par la présence du corps dans sa plasticité acrobatique : tours d’adresse, renversement, contorsion, dislocation, équilibrisme... La dynamique corporelle avec la conjonction des mots, des chants, de la musique peut laisser place à la trouvaille, au surgissement de l’ invention que l’ on n’ attend pas. Les « retrousseurs de monde » : l’ i diot, le Zinzin, le Clown Selon toutes les formes qu’ il peut emprunter, le corps à l’ envers incongru est une offre subversive pour les « retrousseurs du monde » qui font tomber les têtes du pouvoir. Contredire la marche du monde, c’ est la déboîter, la faire crisser. Le sens profond de la vie, c’ est bien le monde déformé, évasif où rien n’ est f ixé d’avance. « L’ art de demeurer sur la tête pour observer le monde à l’ envers est l’ un des moins courus, des plus vilipendés. Pourtant le besoin de déséquilibre qui, chez l’ enfant va de pair avec la tendance ludique à se stupéf ier soi-même, laisse chez l’ adulte des racines profondes […] attrait des crocs en jambes et de la pirouette. […] Bien des gens sérieux ont éprouvé en leur temps une âpre soif de ces enfantillages. » (Benayoun, 1984 : 15-31) Si l’ élasticité des articulations vient à manquer, ne permettant plus l’ exercice de base, penser à l’ envers reste possible. C’ est redécouvrir, dans ce monde adulte souvent trop sensé (monde du haut), le monde insane et enfantin. Face à ceux qui ont beau rôle ou « premier rôle », souvent associé à une marque de pouvoir (le haut, le trône), il y a toujours « l’ idiot de service », le Zinzin, le demeuré, le clown, ou l’ éternel enfant, génie méconnu (le bas). Comme le remarque Olivier Mongin, « l’ idiotie est le signe d’un écart qui se traduit par une volonté de se démarquer, beaucoup plus que par une profusion de l’ envie ou par excès de rivalité. […] L’ idiotie est notre lot commun dès lors que nous ne succombons pas à l’ esprit de supériorité (« je suis le meilleur »), que nous ne cherchons pas à copier les autres et surtout que nous distinguons les décors, l’ illusion et la réalité, se moquant

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de la hiérarchie comme de la conformité. [L’ idiotie] participe d’une hébétude polie, empreinte de gentillesse, elle est la marque de celui qui ne se contente pas du monde comme il va et de ses apparences. L’ idiot est celui qui crée « lentement » ou « brutalement » de la dissonance. » (Mongin, 2002 : 140-145) L’ usage de la chaise par le clown est une illustration de dissonance par l’ entremise du détournement de l’ objet. Dans le monde à l’ endroit, une chaise est un meuble utile à s’asseoir, et un « trône sert à trôner », fonctions qui renvoient à l’ expression de « bien assis » (sur sa chaise, comme dans le monde ou dans ses affaires, ou « être à sa place » dans la vie). Comme le remarque « à plus hault sens » Claude Gaignebet, « ne dit-on pas qu’ un roi, tout élevé que soit son trône, n’ est jamais assis que sur son cul » (Gaignebet, 2004 : 79) : le « siège » désigne à la fois le meuble et le « derrière de l’ individu ». Une notice de Goya l’ avait formulé autrement pour illustrer une fameuse planche de ses « Caprices » en 1798 (qui a d’ailleurs fait l’ illustration du fameux livre de Foucault sur « l’ histoire de la folie ») : « Si des f illes vaniteuses veulent montrer qu’ elles ont déjà un siège, rien n’ est plus indiqué que de le mettre sur la tête. » Le haut et le bas cessent alors d’être perçus contradictoirement. L’ utile bascule dans la dérision, l’ usage commun est renversé et déformé par l’ appropriation imaginaire. « Dans un monde utilitaire, parcouru par le réseau serré des signalisations, dans un univers pratique où tout s’est vu assigné une place et une fonction, une valeur d’usage ou d’échange, l’ entrée du clown fait craquer quelques mailles du réseau, et, dans la plénitude étouffante des signif ications acceptées, il ouvre une brèche par où pourra courir un vent d’inquiétude et de vie. » (Starobinski, 2004 : 112) Or, c’ est ce que font précisément les clowns avec la chaise qui est un de leurs objets de détournement favoris, comme l’ illustrent merveilleusement les dessins Pierre Etaix (« Il faut appeler un clown un CLOWN »). Quand le corps du clown entame un dialogue avec sa chaise, c’ est pour narguer la « bonne éducation » qui dit de ne pas monter sur la chaise : c’ est alors que le clown équilibre la chaise sur la tête comme pour mettre le visage en cage ou en masque, puis

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il la secoue dans tous les sens, monte dessus, ensuite s’assoit sur le dossier en faisant mine de méditer, mais toujours prêt à tomber à la renverse. Si jamais le clown s’assoit enf in sur la chaise, c’ est à l’ envers, à califourchon, le dossier entre les jambes écartées (posture également très pratiquée au cabaret). Il peut aussi s’en servir comme un agrès de gymnaste, sautant par-dessus, se contorsionnant entre les barreaux ou bien danser avec elle. Il peut encore lui parler, la gronder, l’ insulter, lui donner des coups de pieds ou la jeter dans les brancards. Si les anciens saltimbanques « sautaient sur le banc », le clown utilise la chaise comme un tréteau, mais à condition que ce ne soit plus la chaise qui porte l’ homme mais que ce soit l’ homme qui porte la chaise. Ce qui d’emblée place le spectateur dans une position « incommode » et déclenche un rire partagé. Lorsque le clown s’assoit vraiment sur la chaise, elle cède. Il se retrouve « les quatre fers en l’ air » mais… se relève prestement après un rouléboulé. Il y a là toute une « anthropologie du patatras » dans l’ art de ramasser des pelles et de toucher terre. Le bas à la place du haut. Corps renversé tellurique et « astrologie à rebours » Le clown acrobate qui bascule son corps à la renverse se met dans une posture condensée, d’une intensité presque simplette qui signif ie sans rien dire, bien en deçà du langage intellectualisant. Le corps renversé est un peu comme un mineur qui va au charbon, une sorte d’« astrologue à rebours » : « Vous êtes un peu des astrologues à rebours [...]. Alors que ceux-ci observent attentivement le ciel et ses espaces inf inis, vous vous tournez vers le sol, explorant sa structure. Ils étudient les pouvoirs, les influences des astres, et vous, les forces des rochers, et des montagnes et les différentes actions des lits de terre et de pierre. Le ciel est pour eux le livre de l’ avenir – la terre nous révèle les mouvements de l’ origine. » (Novalis dans Le Brun, 2010 : 108) Le ciel bascule « dans les flaques d’eau », dans cette mise à bas du corps qui teste sa valeur en lui-même. La vie d’en haut et de l’ au-delà n’ est pas magnif iée, les lointains abstraits et virtuels ne sont pas considérés mais la vie terrestre est accentuée jusqu’ à

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l’ exploration de ses brèches, abîmes et entrailles. Ce corps renversé ne table pas sur une quelconque intervention divine, ne s’en remet à aucune transcendance, si ce n’ est à une immanence radicale qui tâte le sol, ou se roule dans la sciure. D’ailleurs, l’ étymologie originelle germanique du mot « clown » renvoie à la « motte de terre », tout comme le mot « paillasse » renvoie au paillasson sur lequel on se frotte les pieds. Le corps qui se retourne vers le bas, en piquant du nez la tête la première, est un médium revêche, mettant la terre à portée de main, rapprochant le sol de la tête. Il tourne en sens contraire. Or, plonger dans le tellurique, comme le fait l’ acrobate, ce n’ est pas se contenter d’un contact agricole et de sa terre paysanne pour « cultiver son jardin », bichonner son lopin de terre, ou posséder son champ, mais c’ est approcher le noyau sans appartenance de la terre matricielle que l’ on trouve « partout », celle des « gens du voyage », saltimbanques, baladins, nomades de grands chemins. Car basculer son corps à la renverse est un acte fusionnel d’immersion qui tend à fouiller les entrailles de la terre pour atteindre son feu central, pour pénétrer profondément au cœur de la lumière à rebours, le soleil noir, un « voyage au centre de la terre » qui est aussi descente en soi-même. Par l’ entremise du renversement corporel se met en présence une certaine instabilité. L’ aspect tactile du corps qui palpe la terre, touche le sol, se love à son contact, y plonge jusqu’ à atteindre ses feux, fait ressortir le merveilleux des forces telluriques. Absolument rien de céleste dans cet aspect du mirif ique. Le monde à l’ envers exploré grâce au corps tourneboulé qui sonde les bas-fonds indique une nouvelle civilisation qui s’occupe d’élargir la vie quotidienne sans recourir aux expédients célestes, quels qu’ ils soient. Marcel Gauchet évoque un « homme sans Dieu » qui va à rebours, restant aux prises avec un « absolu terrestre » (Gauchet, 2005 : 14) qui méprise « le monde d’en haut ». Car la religion vient toujours d’ailleurs, du dessus, du surnaturel selon une dépendance de l’ homme envers ce qui est plus haut que lui et qui lui impose un L ’

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destin extrinsèque, le commande du dehors. Mais l’ usure de ces panacées est consommée. « Tête en bas et pieds en l’ air », mains qui touchent terre, ce basculement du corps est « processus de désacralisation », phénomène « extra-religieux » immanent au monde humain, par l’ entremise de l’ action des hommes, phénomène de « décroyance ». Cet absolu ne mérite plus le nom « divin » (Ibid. :67, 311) et la notion de « sacré » peut sans scrupule être remplacée par celle d’« altérité originaire » (Bernard, 2006 : 137), au plus proche des expériences corporelles de basculement et d’insoumission sensible. La « géologie du sensible » (Le Brun, 2010 : 163) s’oppose alors à toute « archéologie du savoir », là où « de l’ instabilité des forces en présence peuvent se dégager de nouvelles perspectives ». Pierre Mabille l’ avait assez souligné : tous les circuits qui viennent d’en haut, cléricaux, féodaux, religieux, relayés par les circuits économiques, ontremplacé « le circuit direct qui unissait l’ homme à la terre » (Mabille, 2005 : 159). Il s’agit de redécouvrir cette union par un paganisme persistant qui résiste, notamment avec cette faramineuse manière de marcher sur les mains, de faire le trépied, de s’allonger sur le dos pour monter ses jambes en « chandelle » et fabriquer l’ enchantement à portée de corps. Les gestuelles de corps renversés désentravent l’ homme des silhouettes convenues dans une énergie d’ébranlement, une subversion qui fait passer l’ homme à un autre que lui-même, lorsqu’ il fait courir à leur perte les formes humaines trop stables. L’ incurable bougeotte du renversement n’ a rien de hiératique et d’immobile. Ce matérialisme sans vergogne donne de l’ acuité aux nourritures terrestres, dans un régime de déportation du centre de gravité du pouvoir. Le travail de démantibulation du corps qui désoriente le haut et le bas trouble un certain « ordre des choses » pyramidal ou hiérarchisé, provoque le changement radical de perspective, un déplacement de l’ horizon. Il opère une remise en mouvement des sensations et des idées que les systèmes déterministes, moraux, religieux, sociaux, politiques, ont arrêtées, ont scellées dans la rectitude des formes.

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Egrégore6 et circus mundi : du corps individuel au corps politique Le corps renversé dans son incarnation organique, comme un charmeur, contraint à une acuité du regard, oblige l’ éveil des sens qui se démultiplient. Il attise une empathie, une impression d’étrangéité partagée qui, tout en traversant le corps de l’ acteur individuel, joue sur la corde sensible d’un sentiment de révolte plus large. Le corps tête-bêche, « c’ est un sens pour les sens » (Novalis dans Ivsic, 2006 : 122). Le renversement des corps, le détournement des objets, l’ envers du décor révèlent « un thème sensible commun » qui est partage d’un « accord organique » qui passe par une intensif ication de la présence corporelle individuelle, qui se propage en vibration avec le « tempo de la communauté » (Mongin, 2002 : 23). Dans le temps éphémère d’un « spectacle » se constitue une communauté utopique, impossible, à l’ image de celle du cirque, du spectacle forain ou du music-hall. Le corps individuel à la renverse se fait agitateur de communauté. Le burlesque est indissolublement corps collectif et corps individuel. Les forces matérielles se meuvent en possibilités morales, agrégeant acteurs et spectateurs, réduisant la distance de l’ un à l’ autre. C’ est un jeu d’énergie organique qui a un effet de transmutation sociale et politique. Une telle manière de « faire corps » trouve sa dimension politique dans le canevas qui consiste à « casser la tête du chef » (comme Chaplin dans Le Dictateur) en « faisant des pieds et des mains ». 6

Selon Pierre Mabille, un égrégore a plusieurs degrés : il peut aller du mélange de deux personnes jusqu’ à la rencontre de plusieurs individus, voire d’une communauté. Un égrégore soude des individualités disparates en s’appuyant sur la sensibilité, sur une sensualité primordiale, sur une sensation vécue. Les égrégores ne se confondent pas avec les formes politiqueset les pouvoirs centralisés ; ils sont plus fugaces que les civilisations et leurs activités sont plus souterraines. Ce partage n’ est pas mécanique, n’ entre pas dans des considérations physiologiques, mais il est magique, repose sur le fait passionnel et l’ élan émotif. Ce qui conduit à une « multiplication de l’ être », à l’ accession à un état différent. Il repose sur un « choc émotif puissant », une « action énergique intense ». Cette rencontre n’ est pas imposée de l’ extérieur par une puissance. L’ égrégore participe de créations transitoires ; cependant, elles marquent et transforment les personnalités de ceux qui y ont participé. « Les œuvres d’art constituent un témoignage beaucoup plus vrai que les formes politiques et sociales. » (Mabille, 2005 : 38) Le moment clownesque, l’ attroupement d’un cercle de badauds réunis autour d’un saltimbanque qui marche sur les mains, peut constituer un égrégore émotif.

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Le clown a pour « tâche de créer une communauté utopique, impossible ». Un tel égrégore suit le mouvement du corps individuel, noue une relation inédite là où il se produit. « Aimanté par les contraires, […] obsédé du lien entre le monde populaire, celui du bas et l’ univers des nobles, celui du haut, il n’ en f init jamais de gravir tous les échelon du Corps social pour mieux les redescendre. […] Il agite les corps et les communautés. » (Ibid. : 232, 327) L’ individuel déteint et résonne sur le collectif. Le « sens dessus dessous » est un monde hybride où tout est confondu, où il n’ y a plus frontière entre le haut, le bas, le corps, l’ esprit, plus de distance entre acteur et spectateur. C’ est un travail poétique et une exploration artistique qui crée un égrégore (Mabille dans Ivsic, 2006 : 121) au f il d’une vibration commune. Égrégore qui annule toute notion de spectacle au prof it du partage d’un « choc émotif puissant ». L’ Auguste, qui a tendance à tout faire à l’ envers en gâtant les entreprises du clown blanc dominateur et pailleté, est le « maître spirituel des utopies » (Lista dans Amiard-Chevrel, 1983 : 54). Sa gestuelle déformante attise le désir, la passion, l’ éveil des sens, la volupté. Un plaisir réciproque se répercute alors d’acteur en spectateur. Sans cette collaboration, sans cette promiscuité, le clown n’ a pas d’existence. Cet espace-temps de partage est comme un immense champ de foire avec ses ripostes poétiques contre l’ autoritarisme, avec son comique burlesque nourri des faits quotidiens, de la décadence politique et des circonstances sociologiques. Dans ce circus mundi, comme caricature de la vie quotidienne et paradigme de socialité microcosmique, se crée un espace de l’ intrigue, « un creuset de décomposition ironique de tous les prototypes usés du Beau, du Solennel, du Religieux… » (Ibid. : 56) Le monde renversé équivaut à des manifestations plurisensorielles, en homologie avec la vie grouillante faite de rebondissements continuels, de l’ hétéroclite en mouvement, hors de l’ esprit analytique. Le feu, la fougue, l’ audace, la « vraie vie spontanée » (Surel-Tupin dans Amiard-Chevrel, 1983 : 190) activent un authentique contact avec le public, une agrégation, une sorte de confrérie ou d’affrèrement. Le grouillement du bas (le bas en haut, les pieds à la place de la tête) est marqué du refus

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du grand et du faste stabilisé. Le rythme des « tableaux vivants » s’oppose au muséal. Il incarne la brèche des forces anarchiques et des énergies subversives perturbatrices, les écarts, les décalages, les dislocations, qui s’emploient à donner du réel une image méconnaissable, déformée, en saturant les prestiges du haut intellectualisant. La cirquisation du corps clownesque, quand le corps fait son cirque (Peignist dans Fourmaux, 2008 : 203), passe par la surprise et la stupéfaction du public grâce à des pirouettes, des grimaces du corps, des cabrioles, des voltiges, des contorsions érotiques, des équilibres de luxe et des jongleries. Il se permet des audaces toutes « en rond », diff icilement supportables au théâtre. Quand le clown est cirquisé en tant qu’ acrobate, c’ est pour mettre en valeur son ingéniosité et son habileté corporelle proche des personnages de tréteaux (Amiard-Chevrel, 1983 :109), c’ est pour investir le corps au maximum pour un accroissement de présence, pour offrir des rebondissements plus explicites que les mots, en opposant le monde f igé au monde mobile. Cet effet d’étrangéisation, par la conquête plastique en constante modif ication, donne du jeu à la rigidité des cadres politiques et apporte un rire grinçant aux ossatures théocratiques. Le corps bouffant s’octroie la possibilité de « tout dire et tout faire », diffusant sa « bouffée de vent » (de l’ étymologie de « bouffon », Romain, 1997 : 13). L’ immémoriale échappée du monde à l’ envers indique « en autant de fêtes la permutation nécessaire à une vie qui, depuis que le monde est monde, a toujours repris le dessus, à grands cris et à grands rires, avec la joie débordante de déclarer le bas à la place du haut, le ciel à ras de terre, l’ envers et l’ endroit sens dessus dessous, dans l’ espoir insensé qu’ enf in s’inverse la marche de toute chose » (Le Brun, 2010 : 95). Mais, en deçà des grands chambardements carnavalesques et des criardes parades, cette fête peut aussi « se produire ici sans bruit, sans couleur, sans mise en scène ». En ce sens, Annie Le Brun évoque « l’ artiste » du f ilm de Marat Sarulu (Le Faisan d’or, f ilm kirghiz) qui, sans prévenir, « se met les pieds en l’ air. Juste le temps de considérer le monde autrement, puis de préciser à son nouveau compagnon : il faut changer parfois de perspective ».

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Un « corps tout entier » : circulation du rire, de haut en bas Comme le remarque Olivier Mongin, le retour à la Commedia dell’ arte, au cirque et au music-hall témoignent « d’une persistance du rire qui n’ est pas celle de la télévision ou de la bonne blague radiophonique ». Car parfois, « à force d’en rire, on ne sait plus de quel rire on parle ». Le rire a vite fait de déborder et de devenir vulgaire dès qu’ il s’agit de se gausser en s’écroulant et en méprisant l’ autre (Mongin, 2002 : 325). Mieux vaut ne pas oublier que le rire est un travail corporel qui est un art de l’ équilibrisme, qui court de haut en bas et de bas en haut et met toujours en tension les extrémités : il ne peut être ni ennuyeux, ni trop bête (qui en rajoute ou en fait trop), ni noble, supérieur ou élitiste (trop plein d’intelligence), ni vulgaire, suff isant ou pompiériste (le cru, le salace qui touche le fond), ni trop corporel (bougisme activiste, légèreté creuse ou trop de débordement) ni trop verbeux (logorrhée diffuse, bavardage de la langue pesante). Le secret du rire reste sur le f il, en tension. En 1925, avant de tourner Le Cirque, Chaplin s’entraîna pour maîtriser cet art de l’ équilibrisme : se substituant à un funambule, il évolue sur la corde raide au-dessus de la piste, sans f ilet. Attaqué par des singes qui font vibrer la corde, grimpent sur tout son corps et lui déchirent le pantalon, Charlot continue son cheminement sans lâcher prise : pantalon tombant, singe sur le bras gauche ou la tête, balancier entre les mains, tout se goupille pour qu’ il chute. Bien que tout s’emble s’accélérer autour de lui, il maintient cependant la tête sur les épaules sans perdre équilibre, avec une noblesse désespérée, et marche de guingois sur le f il loin des clichés de la performance et de la perfection. Son équilibrisme devient si précis dans l’ insolence et sublime dans l’ avancée qu’ il fait simplement rire. Mais ce n’ est pas n’ importe quel rire, celui-ci est ramené « à sa juste dimension, à cette dialectique permanente du haut et du bas qui consiste à respecter la diversité des niveaux d’appréhension du corps […] pour mieux pétrir toutes les dimension du corps » (Mongin, 2002 : 1417). Cette dextérité physique, qui est unif ication de la tête et des 48

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jambes, crée aussi le tempo sur lequel peut s’agréger la communauté. Or, dès que l’ équilibre et le lien entre le haut et le bas (le corps et l’ esprit, le geste et le mot, la tête et les pieds, l’ intelligence et l’ action) ne sont plus maintenus, menace « la bêtise sans fond [qui] donne à chaque siècle ses formes les plus hideuses. Cette bêtise-là n’ a plus grand-chose à voir avec l’ innocence de l’ idiot ou la douce hébétude qui laisse nos méninges en repos […]. Elle est, tout bêtement, mauvaise. » (Ibid. : 328) Dès lors qu’ un « cirque intellectuel » de ministres, de politiciens, de « bateleurs idéologiques » friands de vedettariat prétendent vouloir jouer au clown ou se donner des airs d’histrions par un monopole de discours, que devient le sens du clown ? « Les bouffons médiatiques ne sont que les doubles négatifs des clowns de l’ âge d’or, des anticlowns. Ils ont pris la place des vrais sans les remplacer. » (Simon, 1988 : 255) Comme le remarque Henri Thétard, « la suprématie actuelle des clowns parleurs sur les clowns sauteurs ne tient pas tant à une préférence du public qu’ à la raréfaction des sauteurs et aussi, il faut le dire, à la paresse des artistes qui ne sautent plus, même s’il sont capables de le faire. Footit, lui-même, le grand Footit, qui fut si remarquable acrobate, entraîné par son tempérament bambocheur et devenu partisan du moindre effort, ne sautait guère dès après 1900. […] Un autre grand Clown sauteur, William Olshansky, ne fut pas de cette école du farniente… sans doute parce qu’ il ne cessa de voyager. » (Thétard, 1977 : 77) L’ art du rire serait plutôt lié à une « belle impertinence », une « savoureuse insolence », un « somptueux irrespect », une ingénuité et un étonnement, une incorrigible enfance. « La candeur, ressort comique bien connu, n’ est eff icace que si elle reste honnête : simulée par l’ imposteur quifait l’ imbécile, elle ne trompe personne et n’ amuse qu’ un moment. » Rien à voir avec « une modestie d’honnête artisan » (De Calan et Etaix, 2004 : 62, 80) qui révèle une âme du rire semblable à l’ arôme du bon vin : « La qualité première d’un grand cru est de se révéler « long en bouche ». La richesse, l’ harmonie de la saveur se dégagent peu à peu et s’exaltent longtemps après la première lampée. Un vin trop corsé peu séduire à l’ abord : tel est le rire bergsonien, il tourne vite en

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amertume. Une légère piquette rafraîchit quelques secondes, et son goût s’évanouit. Curieusement, de ces vins qui n’ ont pas d’âme, on dit qu’ ils manquent de corps… Mais les satisfactions que procure une cuvée de belle venue se prolongent et se renforcent : l’ éclat de la robe, la promesse du parfum, la rondeur du contact, la puissance de la charpente, la persistance du bouquet concourt à la béatitude du gourmet. L’ âme du rire est plénitude. Elle se mesure dans la durée. » (Ibid. : 35). L’ iconographie du clown est parfois trop souvent associée à un visage, à un maquillage, à un gros nez rouge, ou à un costume barriolé muséif ié. Ce mannequinas parfois désincarné a tout l’ air d’une affaire sophistiquée de spécialistes et d’esthètes, propageant une conception d’un « art-divertissement », un « art-accompagnement », un « art-ornement » (Ivsic, 2006 : 90) si chéris de la consommation culturelle. Or, le cirque n’ est pas « l’ ennui subventionné » mais un praticable où les mots, les objets, les accessoires accompagnent le corps. « Quand se libèrera-t-on des moyens d’expression ? La parole n’ est pas, par ellemême, plus sacrée que le cri, que le mouvement, que le regard, que le masque » (Ibid. : 48). Le monopole du discours dans un certain académisme théâtral contraste des polémiques contestataires, libertaires, antibourgeoises, grincheuses. La balle du langage risque parfois de saouler de tant d’arguments, que le corps est abandonné au prof it du Verbe, corps repu et prostré (Puaux dans Mongin, 2002 : 321). Avant de passer par les mots et la fabulation, la vie transite par les corps. La parole reste soudée à un espace organique non décoratif. À l’ inverse de la star statuf iée hiératique, le corps acrobatique et les clowneries bouffonnes mettent en mouvement la contrepartie de l’ immobilisme. Il s’agit toujours de recoller les deux bouts des mots et du corps. La tradition populaire est une tradition de subversion et de résistance, « d’une vigueur magique et poétique » (Ivsic, 2006 :205). Si mot il y a, c’ est en diapason du corps, non pour l’ euphémiser (Ibid. : 203) ou l’ atténuer, mais au contraire pour mettre l’ un et l’ autre en accord. D’ailleurs, les mots du clown sont vidés de leur valeur sémantique pour préférer les jeux de mots, les jeux sonores créant parfois un bruitage

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associé au pas du corps, à ses claques, à ses frottements, aux frictions avec les objets ou les matières, une acoustique des grincements, des souffles et des soupirs. Bien qu’ il existe des clowns de type parleur, le jeu verbal n’ est pas toujours prédominant. Si ce n’ est la mimique qui l’ emporte, le clown court le risque de l’ âbatardise du personnage littéraire (Amiard-Chevrel, 1983 : 114-118). Mais si le clown parcourt tous les registres du corps, c’ est vers une recherche de la convergence de la vie sensible, par analogie et homologie entre les gestes, les mots, les masques, les chants, les sons, la musique. C’ est un corps tout entier qui s’anime dans l’ expérience indivisible d’une unité dynamique, art qui renoue avec le cantum gestulaem des jongleurs médiévaux (Faral, 1964 : 9), avec l’ univers rabelaisien ou la Commedia dell’ arte, avec la tradition des griots africains, avec la tradition tsigane. Bibliographie  : AMIARD-CHEVREL C. (dir.), (1983), Du cirque au théâtre, Lausanne, L’ âge d’homme/ CNRS. BALTRUSAUTIS J. (1996) Anamorphoses. Les perspectives dépravées II, Paris, Flammarion. BAKTHINE M. (1970) L’ œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen Âge et sous la Renaissance, Paris, Gallimard. BENAYOUN R. (1984) Les Dingues du non-sense, Paris, Balland. BERNARD M. (1977) « Le mythe de l’ improvisation théâtrale », L’ envers du théâtre, Revue d’Esthétique, nos 1-2, 10/18, pp. 25-32. BERNARD M. (2006) « Du bon usage de l’ improvisation en danse ou du mythe de l’ expérience », in BOISSIERE A. et KINTZLER C. (dir.), 2006, Approche philosophique du geste dansé. De l’ improvisation à la performance, Villeneuve d’Ascq, Presse universitaire du Septentrion. CHARTIER R. et JULIA D (1976), Le Monde à l’ envers, L’ arc, n° 65, Le Roy Ladurie, pp 43-53. COCHIN J. (1969) « Monde à l’ envers, Monde à l’ endroit », Arts et traditions populaires, année 17, nos3-4, Paris, Maisonneuve et Larose, juilletdécembre, pp 233-257. De CALAN C. et ETAIX P. (2004) Le clown et le savant, Paris, Odile Jacob.

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La Culbute. D’après une gravure de Garracci, XVIIème siècle.


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