Frederic Lebas Revue Communications LE VERTIGE DES COLLUSIONS D’ESPACES, UNE CONTRIBUTION A L’É

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LE VERTIGE DES COLLUSIONS D’ESPACES UNE CONTRIBUTION A L’ÉLABORATION D’UN SENS DE LA PROXEMIE

Depuis peu, nous assistons à l’interpénétration réelle et quotidienne de deux grandes catégories d’espaces : la ville et le virtuel. Il y a tout lieu de penser que cette situation, où l’« être là » est connecté, urbi et orbi, modifie en profondeur notre rapport à nos sensorialités intérieures. Ceci pose la question d’une requalification de notre sensorium collectif selon une hybridation toujours plus aboutie envers nos extensions technologiques. Une hybridation qui se manifesterait par le sentiment de présence, d’une proxémie ubiquitaire même. C’est le vertige qui nous permettra d'approcher ce processus : comme expression exacerbée de l’altérité, indice de la peur devant le vide et l’infini insondable, et perte de l’échelle humaine.


« J’aimerais qu’il existe des lieux stables, immobiles, intangibles, intouchés et presque intouchables, immuables, enracinés ; des lieux qui seraient des références, des points de départs des sources […] » Espèces d’espaces, Georges Perec

« Il y a sans doute un très grand nombre de personnes qui se sont quelquefois couchées sur le dos dans les champs et qui se sont retrouvées tout à coup sans l’avoir voulu face à face avec le vide immense du ciel » L’œil pinéal (2), Georges Bataille

PROLEGOMENES Depuis peu, nous assistons à l’interpénétration réelle et quotidienne de deux grandes catégories d’« espèces d’espaces »1 habités : la ville et ce que l’on dénomme par virtuel - le cyberespace. Il y a tout lieu de supposer que cette situation de duplicité entre réel et virtuel, où l’« être là » est connecté en tout lieu, urbi et orbi, modifierait en profondeur notre rapport à nos sensorialités intérieures. Ceci pose la question d’une requalification de notre sensorium – configuration sensorielle – collectif selon une hybridation toujours plus aboutie avec nos extensions technologiques. Une hybridation qui se manifesterait par le sentiment de présence, d’une proxémie ubiquitaire même. Expliquer ce phénomène nécessite de discerner les moments de déstabilisations de notre système sensoriel, et le vertige selon ses multiples modalités est tout indiqué pour les déceler. Pour ce faire il nous faudra appréhender les sources premières du vertige afin d’aboutir à une forme de vertige que nous dénommerons : « vertige de la présence ». Nous entendons par « vertige de la présence », le fait de rendre proche ce qui est éloigné par l’entremise des dispositifs technologiques disséminés dans la ville et dans nos corps. Ce qui donne lieu à l’image d’un 1

Georges Perec, Espèces d’espaces, Ed. Galilée, Coll. L’espace critique, Paris, 2000 (1974)

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cyberespace inverti s’inscrivant dans la ville, où la notion de non-lieu propre au site Internet trouve un point de consistance en nos corps. En nous inspirant d’une anthropologie et d’une histoire des sens selon les préceptes posés par Alain Corbin2, nous sommes en mesure de décrire, depuis l’avènement des grandes villes préfigurant la modernité, fin XVIIIème, de quelle manière l’élaboration de ces espaces urbains crée un sensorium commun. Cette propension au changement peut être observée dès le début de l’osmologie, qui met en avant l’odorat pour débusquer les potentiels foyers endémiques, d’où s’exhalent les miasmes. Pour assainir, le tout à l’égout3 fut conçu, et pour accueillir les nouveaux arrivants venants grossir les rangs de la population cherchant du travail en villes, et ceux délogés de leurs logements insalubres, vinrent les premières percées et planifications urbaines, l’optimisation des espaces de vie et de travail, ainsi que la gestion des flux en réseau4. Dès le milieu XIXème, on assista à un revirement de situation où l’odorat fut mis au fur et à mesure à l’écart au profit du sens de la vue. On multiplia les points de vues, par exemple du haut de la Tour Effeil, on aménagea des parcs et des promenades afin de créer des ambiances paysagères. A cette même époque l’appareil photographique et la peinture impressionniste renforcèrent cette occulocentrisme en captant et restituant les impressions visuelles sur la toile, ou bien en figeant le mouvement grâce à la photographie5. Dès lors, les grandes villes devinrent de nouveaux axis mundus, propices à l’observation des changements des modes de vies (mode vestimentaire, commerce, flânerie…), et des antagonismes et duplicité qui de manière durable s’y installent : la ville se pare de lumières artificielles afin d’illuminer la nuit, on commença à vivre dans des bulles ou passages de verre6, clos et climatisés et à ciel ouvert ; on gravit les grattes-ciel dans des ascenseurs, alors que sous terre, on se déplace en métro ; tandis qu’apparaissent à la surface libre les premières cohues et embouteillages de 2

Histoire et anthropologie sensorielle, in Anthropologie et Sociétés, vol. 14, n° 2, 1990, p. 13-24. 3 Alain Corbin Le miasme et la jonquille, Ed Flammarion, Coll. Champs, Paris, 1998, p. 76. 4 Sur ces thèmes majeurs voir les descriptions de Michel Ragon sur Georges Eugène Haussmann, Charles Fourrier et Claude-Henri de Rouvroy, Comte de Saint-Simon, dans son ouvrage : Histoire De L'architecture Et De L'urbanisme Modernes - Tome 1, Idéologie Et Pionniers 1800-1910, Ed. Seuil, Coll. Points, Paris, 1991 5 Voir le dossier de Etienne-Jules Marey où sont compilés l’ensemble de ses travaux, et notamment sur la chronophotographie. http://www.bium.univ-paris5.fr/histmed/medica/marey.htm 6 Ecumes, sphère III, Ed. Maren Sell, diffusion Seuil, 2005, Paris.

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véhicules. L’avènement des réclames et leur prolifération endémique imagière, amplifié dès le début du XXème par les mass médias ne firent que confirmer l’hégémonie du sens de la vue. L’expansion et la dématérialisation des médias prit consistance, si l’on peut dire ainsi, en cette fameuse noosphère que décrit Teilhard de Chardin7, et que Marshal Mc Luhan désigne par le village global. Ce très bref aperçu, renforcerait le constat déjà émis par Georg Simmel en son temps que la ville développe « l’intensification de la vie nerveuse »8. De cette histoire du sensible axée sur la ville, nous sommes en mesure de supposer que l’interpénétration de la sphère virtuelle issue des NTIC9 - comme espace topologique recouvrant la dimension informationnelle du virtuel - et l’espace urbain – espace topographique, ou géographique, basé sur la matérialité, la célérité des mouvements et la présence dans l’espace physique – est en passe de reconfigurer une nouvelle fois nos perceptions sensorielles. De la fusion de ces deux modes d’habiter, comment serait-il possible de relever les prémisses de ce changement au sein du sensorium collectif ? Et vers quelles orientations sensorielles nous mèneraient-ils ? La voie que nous privilégierons, à côté de celle que préconise Walter Benjamin mentionnant que la vie dans la ville est « […] vouée au sex appeal du non-organique »10, est de déceler les instants où nos systèmes sensoriels perdent de leur cohésion. Une perte de repères qui selon ces multiples modalités se définit selon la sensation de vertige11. « Le jeu est plus ancien que la 7

« Les problèmes que pose cette étrange noosphère, qui flotte au ras de la civilisation, sont parmis les Tiers-Problèmes qui émergent au milieux. » Egard Morin, L'esprit du temps Ed. Livre de poche, Coll. Biblio Essais, Paris, 1976, p. 12. 8 Les grandes villes et la vie de l’esprit, Ed. L’Herne, Carnets, Paris, 2007, p. 9. 9 Nouvelles Technologies de l'Information et de la Communication 10 Paris, capital du XXème siècle, 1939, p11. http://classiques.uqac.ca/classiques/benjamin_walter/paris_capitale_1 9e_siecle/Benjamin_Paris_capitale.pdf 11 « L’étymologie du terme vertige provient du latin vertigo qui signifie tournoiement, son sens lui-même dérivé du verbe vertere : tourner. Le vertige, dans son acception la plus large, est relatif à la peur du vide. D’un point de vue somatique le vertige est causé par l’incohérence d’information d’un des trois systèmes sensoriels qui régissent l’équilibre : l’appareil opto-cinétique - renseignant d’un point de vue optique-, l’appareil proprioceptif - informant sur le positionnement du corps selon les muscles et les tendons - et le plus important des trois : l’appareil vestibulaire - qui comprend le système olothitique et les canaux semi circulaires logés dans l’oreille interne qui renseignent sur la pesanteur et l’équilibre. Le vertige d’origine psychique, comme le souligne la psychanalyste Danielle Quinidoze, présente les mêmes symptômes, ou manifestations que le vertige

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culture »12, affirme Joan Huizinga en introduisant son ouvrage Homo Ludens. Ce qui sous entend que la dimension ludique du vertige, l’ilinx selon Roger Callois, revêtirait une fonction éducative fondamentale pour l’apprentissage moteur et cognitif dans l’espace, de tout animal et être humain. Pour manifester la dimension animale dans le jeu, Callois insiste sur la paidia « […] les manifestations spontanées de l’instinct de jeu »13, manifestations, qui sous le vernis de la culture, se transforment en ludus : le jeu se complexifie, il se dote de règles, de défis, d’obstacles à surmonter. De cette dimension liée aux instincts, le vertige se présenterait-il en conséquence comme constante bio-culturelle de nos sociétés occidentales ? Roger Caillois classe les sociétés dites primitives comme privilégiant les jeux culturels de l’ilinx et de la mimicry, le simulacre, tandis que les sociétés étatiques a contrario privilégient selon lui l’agon et l’alea, la compétitivité et le hasard. Bien que cette classification demande à être précisée ici, force est de constater que dans le contexte postmoderne que définit Michel Maffesoli14 comme la conjonction du développement technologique et de l’archaïque, la simulation et le vertige participent pleinement au vécu subjectif des socialités contemporaines. Ne faut-il pas discerner ici les réminiscences de ce vertige au sentiment de sublime évoqué par Edmund Burke15 au milieu du XVIIIème siècle. C'est-à-dire au subtil jeu des sens qui consiste à se procurer du plaisir, de la jouissance, en ce qui nous fait souffrir et nous terrifie. Cette expérience du sublime procurerait une intensité - vibratoire - de la vie, et s’opposerait à l’inertie de celle-ci comme source de mélancolie. Pour Burke les causes les plus puissantes du sublime se repèrent dans ce qui est vaste, infini, vide, obscur… en somme ce qui ne peut être appréhendé dans son entièreté, ni être mesuré. Selon Alain Corbin, la posture romantique contemplative du spectateur attentif à la

somatique. Des termes sont affiliés pour exprimer la sensation de vertige tels que malaise, phobie, saisissement, oppression, choc, présence… » Le Vertige entre angoisse et plaisir, Ed. P.U.F, Coll. Le fait Psychanalytique, Paris, 1994, p.15. 12 Homo Ludens, essai sur la fonction sociale du jeu, J.Huizinga, Ed. Nrf Gallimard, Paris, 1951, p. 15. 13 Les jeux et les Hommes Le masque et le vertige, Ed. Gallimard, Coll. Idées, Paris, 1967, p. 76. 14 Au creux des apparences, pour une éthique de l’esthétique, Ed Plon, Le Livre de Poche, biblio essais, Paris, 1990, p. 163. 15 Recherche philosophique sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, Ed. Vrin, 1998.

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démesure de la nature permet de ressentir de plein pied le choc de l’intrusion de celle-ci au sein son âme sensible16. La paidia du jeu et l’émotion du sublime réactiveraient l’hypothèse, qui apparut dès la fin de la période médiévale, selon laquelle il existerait un sixième sens figuré par la sixième tapisserie de la Dame à la Licorne : « A MON SEVL DESIR » 17 , désigné par le « cœur » où l’émoi suscité face à l’amour courtois - et les manifestations de la nature. Pour Michel Serres « il faut bien un sixième sens par lequel le sujet se retourne sur soi et le corps sur le corps »18. Pour dire simplement, ce sixième sens aurait pour rôle de percevoir l’intériorité, cénesthésique, tactile même, des contours de l’intériorité du corps, configurant par la même les cinq autres sens, qui quant à eux sont tournés vers l’extériorité. On ne percevrait les frontières de ce sixième sens qu’en tentant de pousser à l’extrême l’acuité des cinq autres jusqu’à leur effondrement et le vertige qui l’accompagne. De prime abord, cette réorientation, ou requalification, de nos sens a tout lieu d’être pensée comme l'amplification de la sensation de présence du monde à soi, comme proxémie ubiquitaire, et soulève le problème de la communicabilité des chairs à distance. Ce processus est désormais rendu perceptible par une hybridation de nos sens aux extensions technologiques, devenues au fil de notre relation, les sujets de notre propre intimité19 ? L’hybridation selon Bernard Andrieu, « […] produit une compensation adaptative et une délégation fonctionnelle du corps […]. l’hybride est un devenir par interaction environnementale et par compensation indéfinie des défaillances humaines. »20 Afin de déceler cette hybridation, nous nous appuierons sur l’enseignement de Gaston Bachelard. Pour ce dernier, le monde des formes et des forces retentiraient en nos forts intérieurs au travers des images poétiques. Et ce n’est qu’après avoir ressenti ces résonances, ces images poétiques, qu’elles soient littéraires, 16

L’homme dans le paysage, Ed. Textuel, Coll. Histoire, Paris, 2001, p. 87. 17 Cf Le texte de Jean-Patrice Boudet La Dame à la licorne et ses sources médiévales d’inspiration (version revue et augmentée d’un article paru dans le Bulletin de la Société nationale des antiquaires de France, séance du 10 février 1999, p. 61-78) où il mentionne les premières hypothèses aux sujets de la sixième tapisserie.http://lamop.univ-paris1.fr/W3/DamealaLicorne.pdf 18 Les cinq sens, Philosophie des corps mélés, Tome 1 Ed. Grasset, Coll. Essais, Paris, 1985, p. 53. 19 Voir chapitre L’amour des gadgets, Narcisse la narcose pp. 61-68. op.cit. in Pour comprendre les médias. 20 Devenir hybride, Presse Universitaire de Nancy, Coll. Epistémologie du corps, Nancy, 2007, p. 14.

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musicales ou artistiques, qu’il nous semble « que nous aurions pu la créer, que nous aurions du la créer. […] Elle devient (cette image poétique) un être nouveau de notre langage, elle nous exprime en nous faisant ce qu’elle exprime, autrement dit, elle est à la fois un devenir d’expression et un devenir de notre être. Ici l’expression crée de l’être »21. Ce seuil de l’intelligibilité, de l’entendement transpersonnel et intersubjectif, souligne que les impressions sensorielles liées à ce sixième sens – que nous décèlerons au travers du vertige -, et ce nécessaire effort de traduction – La dame à la licorne -, sont ressentis par tout un chacun. Ne reste ici que le défi de trouver les mots justes afin de passer du régime obscur et confus des impressions corporelles, à celui plus clair, comprenant encore des zones d’ombres, de la compréhension discursive. Cette capacité d’aperception, ou d’attention somatique, dans la saisie du réel et de sa description, est proche du principe d’affordance élaboré par J.J.Gibson. Elle en serait même sa source, puisque c’est en premier lieu au travers des expressions esthétiques tel que l’art, la poésie, que nous sommes en mesure de discerner les soubassements de notre sensorium commun. L’affordance, pour Augustin Berque est considérée comme des « […] prises que l’environnement offre à la perception parce que la faculté de perception du sujet percevant est elle-même fonction de cet environnement. »22. Toucher à cette amplification technologique de présence au monde, considérée comme hybridation des sens et dont les prémisses sensoriels nous sont donnés par le vertige, nécessite de passer par plusieurs moments de réflexion. Après avoir appréhendé les propriétés sensorielles du vertige, nous nous intéresserons à ses sources au sein de la ville postmoderne, et tenterons de démontrer de quelle manière ce vertige tend à s’annuler au profit d’une perception orientée vers l’apesanteur ; une orientation que l’on discerne également dans la dimension du virtuel. De cette première réorientation sensorielle, une seconde sera proposée, nous la désignerons par le « désir d’émergence », faisant suite au « désir de s’immerger » dans le virtuel. Cette dynamique consiste à faire émerger le virtuel dans le réel – sur le même principe que de réalité virtuelle augmentée - au travers des dispositifs et artefacts technologiques. Leur propension à saturer la ville de leur présence nécessiterait autant de nouvelles postures pour compenser ce vertige, qu’un nouveau langage pour exprimer nos ressentis corporels.

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La poétique de l’espace, Ed. Presse Universitaire de France, Coll. Quadrige, Paris, 1957, p. 7. 22 Etre humains sur la Terre : principes d'éthique de l'écounème, Ed. Gallimard, Paris, 1996, p. 152.

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LE VERTIGE ORGANES

CREE

SON

PROPRE

CORPS

SANS

Pour Gilbert Durand « Le vertige est un rappel brutal de notre humaine et présence condition terrestre »23. Le vertige possèderait ainsi cette particularité de redonner de la mesure au corps face à la démesure et l’immensité de l’habitat qu’il occupe. Ceci souligne l’aspect enrichissant et roboratif du vertige, en tant qu’art de percevoir, et art de l’apprentissage de la maîtrise de ses sens. Comme première prise de conscience, qui s’avère brutale ou légère, et ce, juste avant que ne s’opère une tentative de réconciliation du corps et de l’étendue de l’espace. En nous avançant quelque peu sur ce qui va suivre, ceci part du constat du divorce symbolique entre la dimension du corps, comme notre principal référent, et de ses territoires habités qui ne sont plus à l’échelle. Selon Paul Schilder « On sait que dans le vertige, on ne peut plus maintenir l’unité de son corps, qu’il semble disloqué »24. Pour notre part le vertige nous semble créer, à la suite de ceux relevés par Gille Deleuze, un Corps-sans-Organes - CsO - : « Défaire l’organisme n’a jamais été se tuer, mais ouvrir le corps à des connexions qui supposent tout un agencement, des circuits, des conjonctions, des étagements et des seuils, des passages et des redistribution d’intensité, des territoires et des déterritorialisations mesurées à la manière des arpenteurs. »25. De nouvelles organisations de nos organes perceptifs – parachématie –, sont en conséquence possible le temps d’une perturbation lorsque des « blocs de sensation » traversent de part en part le corps ; déliant l’ordonnancement originel des organes pour une nouvelle configuration : « Le corps sans organes s’oppose moins aux organes qu’à cette organisation des organes qu’on appelle organisme. »26. Le corps disloqué ne peut recouvrer que partiellement son état antérieur, reste le souvenir intérieur de cette déformation. Le corps/douleur du sadomasochiste, celui empreint du grand froid du manque des drogués ou bien la schizophrénie27 créent leur propre CsO. Avec le vertige, le corps sous l’influence d’un vecteur d’attraction 23

Les structures anthropologiques de l'imaginaire, Ed. DUNOD, Paris, 1969 (11éme édition), p. 124. 24 L’image corps, Ed. Gallimard, Coll. Tèl, Paris, 1968, p. 185. 25 Capitalisme et schizophrénie, Tome 2 : Mille plateaux Ed. de Minuit, Coll. Critique, Paris, 1980, p. 198. 26 Gilles Deleuze, Francis Bacon logique de la sensation, Ed Seuil, Coll L’ordre philosophique, Paris, 2002, p. 33. 27 Je renvois ici au chapitre 28 novembre 1947 – comment se faire un corps sans organe ? de Gilles Deleuze et Felix Guattari in Mille plateaux, op.cit. pp. 185-204.

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vertical, horizontal, centripète, centrifuge, ou plus subjectif, relatif à l’impossibilité d’être en mesure d’embrasser l’immensité – se délite, il nous échappe en passe de se décorporer. Ce qui prodigue ce sentiment de se vider de toutes ses forces vitales, jusqu’au total abandon de sa volonté prise dans un champ d’attraction. A l’opposé, nous tentons, nous devons, sous peine d’être happé par ce vecteur d’attraction invisible, créer une résistance, une force contraire à cet élan hypnotique où se mêlent griserie et panique. Le vertige est lié au renoncement de son humanité pour l’envahissement d’une sensation provenant de notre animalité. Nous sommes ici dans le devenir imperceptible de l’animalité d’une « inhumanité [selon Gilles Deleuze] vécue immédiatement dans le corps en tant que tel »28. Une inhumanité paradoxalement provoquée par la faculté de projection de l’homme qui tente de s’échapper, de s’affranchir de toutes forces de gravitations. Seul ce vertige nous renseignerait sur l'apprentissage et la maîtrise perceptive de nouveaux espaces, ce qu’Abraham Moles désigne par le « […] facteur d’exploration esthétique du monde laissé à notre disposition »29, et qui peut être résumé par ce dernier comme la loi de la proxémie : « Tout l'ensemble des phénomènes perçus est régi par la loi selon laquelle l'éloignement du point de référence – du point ici – contribue nécessairement, à les diminuer. »30.

LA VILLE DEFIE LA PESANTEUR Nous allons ici toucher aux sources premières de cette hybridation en nous attachant à appréhender la ville selon l’élan Icarien qui tarauda tout le XXème siècle, et c’est certainement Yves Klein qui symbolisa le mieux ce saut quantitatif et qualitatif en réalisant le « Le saut dans le vide ». Créateur du Nouveau réalisme avec Pierre Restany, il réalisa ce saut dans le cadre du Théâtre du vide, ou plus exactement dans la fausse édition de Journal du Dimanche datée du 27 novembre 1960 « Un homme dans l'espace ! Le peintre de l'espace se jette dans le vide ! ». Ce geste artistique qui n’est autre qu’un photomontage, outre qu’il précède de quelques mois le premier 28

Ibid. p. 335. Labyrinthes du vécu, l’espaces : matière d’actions, Ed. Librairie des Méridiens, Coll. Sociologie au quotidien, Paris 1982, p. 21. 30 Psychosociologie de l’espace, textes rassemblés, mis en formes et présentés par Victor Scharwch. Ed L’Harmattan, Coll. Villes et entreprises, Paris, 1998, p. 53. 29

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vol spatial habité de Youri Gagarine, cristallise cette conquête du vide créateur, le Tao, dont Klein fut l’un des passeurs en occident au travers de la pratique du Judo. Par ailleurs, on peut observer cette tendance dans l’architecture expérimentale des années 50-6031. Pour exemples, le projet « New babylon » de Constant Anton Nieuwenhuys recherche la dilatation de l'espace vécu ; la « ville spatiale » de Yona Friedman née du désir de désorienter ses habitants ; David-Georges Emmerich quant à lui use de « grille spatiale » pour exprimer ses structures autotendues. Ces changements pressentis lors de cette faste période créative, sont à ce jour encore plus accentués encore lorsque l'on appréhende la mesure du corps, que ce soit son échelle, ou la pesanteur à laquelle il est soumis. La ville devient à juste titre Le territoire des cyborgs selon l’urbaniste Antoine Picon32. Au fur et à mesure, elle s’automatise, elle se « cyborgise ». Le corps est assisté dans ses pérégrinations par des escalators, tapis roulant, ascenseurs, métro, bus, vélib’… qui se suppléent à sa motricité humaine. Le géographe Augustin Berque, reprenant l’ouvrage d’Antoine Picon, pose la question du vécu sensible et symbolique au sein de cette ville, et dénonce la perte de l’échelle de l’humain, autant que l’apesanteur qui l’accompagne33. Pour ce dernier, nier l’une où l’autre de ces dimensions, reviendrait à nier également l‘Ecoumène comme échelle primordiale - « l’habitabilité de la terre » -, reliant les dimensions physiques et spirituelles à notre dimension charnelle. De ce fait, pour Augustin Berque : « les formes de la ville bafouent en effet les sources charnelles des sens : par elles, elles écrasent l’habitant, dont le corps sent bien qu’il ne pourra plus jamais habiter cela sans appoint des machines, alors qu’en même temps ces formes font comme si la pesanteur n’existait pas. Il y a là, divorce des symboles, des sens et de la technique, autrement dit perte d’échelle. Alors la ville n’est plus à échelle »34. Seulement, cette démesure « écrasante », dont on perçoit bien l’émanation du sublime romantique dans l'analyse de Berque, entre attraction et répulsion, devient à bien des égards une 31

Je renvois ici au texte synthétisant les grandes tendances de l'architecture expérimentale de Marie Ange Brayer La ville des cartes habitées Mobilité et migration dans l'architecture des années 1950-60 dans la collection du FRAC Centre http://www.frac-centre.fr/public/collecti/textes/crit01fr.htm 32 La ville territoire des cyborg, Ed. Les Editions de l’Imprimeur, Coll. Tranches de villes, Paris, 1998. 33 Cybèle et Cyborg : les échelles de l’écounène, Revue Urbanisme, n°314 septembre/octobre 2000, pp. 40-42. 34 Ibid. p. 41.

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nouvelle source d’altérité et d’expérimentation comme une perpétuelle mise au défi contre les lois de la pesanteur. L’homme érige ses propres montagnes : la contemplation d’une structure architecturale, qu’on se situe à sa base, ou à son sommet, procure toujours ce même vertige, cette même impuissance à se maîtriser. De même, cet espace phagocyte tout espace « naturel », jusqu’à ne plus savoir où il commence, ni où il se finit. Quel autre milieu que la forêt dense de béton, est à même de rendre compte de cet infini et labyrinthique horizontal ? Entre infini vertical et horizontal, tout porte à penser que les sources de vertige se multiplient au rythme de l'extension des villes, devenues conurbs ou mégalopoles, et tendent par accoutumance à s’annuler pour faire place à un monde en suspension, en gravité zéro, symbolisé par le vide spatial, ou l’élément liquide. DU VERTIGE A L’INERTIE DE L’APESANTEUR Pour Kitsou Dubois danseuse chorégraphe qui expérimenta la gravité 0 sur plusieurs voles paraboliques: « Le vide [en apesanteur] n’est plus abordé en termes de vertige ou d’abîme. C’est le lieu de tous les possibles. L’intérieur du corps n’est plus un gouffre qui effraie, mais une infinité d’espaces de mobilité extrême. La réalité n’est plus exprimée uniquement par les pleins, les vides étant aussi une matière »35. L’astronaute n’est plus seul, une part toujours plus nombreuse de l’humanité aurait pris de la vitesse et de la hauteur pour atteindre la vitesse de la libération de la gravité terrestre. L’espace devient alors disponible pour nos imaginaires. Nous n'y avons pas encore évacué les monstres abyssaux intersidéraux et aliens suspectés y évoluer. Marcel Li Antunez Roca en inversant le principe de transpermie, qui suppose que la vie terrestre provienne de spores extra-terrestres, réalise son projet Panspermia Dedalo Project36. Cette micro performance, où l’artiste évolue en gravité 0, engonçant tour à tour ces deux exosquelettes - Requiem et Dreskelton - et interagissant avec un sofbot et un film interactif, se traduit selon Bernard Andrieu « comme retour dans l’espace-temps de l’univers qui nous aurait formé par panspermie, serait venu grâce à nos biotechnologies qui définissent de nouvelles coordonnées esthésiologiques et 35

Corps, mouvement, danse et apesanteur http://www.olats.org/space/colloques/artgravitezero/t_Dubois.html

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http://www.olats.org/space/colloques/artgravitezero/t_Antunez_en.ht ml

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fonctionnelles du corps. »37. Pour Marcel Li Antunez Roca, Kitsou Dubois et Yves Klein le vide devient ce réservoir aux énergies illimitées. La figure d’un nouvel Eden où les utopies peuvent encore trouver un terreau sur lequel se réaliser. Klein en ayant exaucé, bien qu’imparfaitement, son souhait de lévitation, retient pour expliquer sa démarche une phrase de l’Air et les songes de Gaston Bachelard : « D'abord il n'y a rien, ensuite il y a un rien profond, puis une profondeur bleue »38, désireux d’exposer que le bleu est la matérialisation colorée de l’immatériel, qu’à la profondeur du vide insondable correspond une part d’imaginaire symbolisée par la couleur de la mer et de l’azur, International Klein Bleu ou IKB3. Quelques lignes plus loin, Bachelard mentionne que le « loin et l’immédiat se nouent »39. Le bleu, couleur céleste, détient cette capacité 40 d’« approfondissement » que ne possède pas les autres couleurs. Souvent reprise pour présentifier les immensités abstraites et infinies, la dimension virtuelle n’est pas exempte de ce phénomène, d’autant que le bleu renforce l’idée d’une continuité topologique et topographique, qui tend vers l’infini : le cyberespace. Alors que les architectures des réseaux informatiques sont considérés quant à elles comme des discontinuités mathématiques et physiques finies. Au-delà, il ne s’y trouve rien, alors que le bleu suppose, virtuellement, que quelque chose peut encore s’y loger. La part visible de ce virtuel, que l’on entre-aperçoit de la fenêtre/écran de son ordinateur, comme point de consistance du virtuel et espace transitionnel, se définit comme étant un site, une insulation d’où convergent les informations. Le mode de déplacement, le « surfe », dans Internet, selon un point de vue purement topographique peut être comparé à un pliage de distance qui sépare les pages Internet. On cheminerait par saut quasiinstantané, d’hyperlien en hyperlien, de site en site. Pour l’accès ubiquitaire, il n’y aurait pas de déplacement en tant que tel, il peut être ainsi considéré comme un déplié. Excepté dans les mondes persistants online que sont pour les plus connus, Second 37

Somaphore et corps biosubjectif, in Revue Multitudes n°16, Printemps 2004. http://multitudes.samizdat.net/spip.php?article1373 38 L’air et les songes Essais sur l’imagination du mouvement, Ed. LGF - Livre de Poche, Coll. Biblio Essais, 1992, Paris, p. 218. 39 Ibid. p. 218. 40 « Cette capacité d’approfondissement se trouve dans le bleu et déjà d’une manière théorique dans ses mouvements physiques. […] Plus le bleu est profond, plus il attire l’homme vers l’infini et éveille en lui la nostalgie du Pur et de l’ultime suprasensible » Wassily Kandinsky Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier, Ed. Denoël, Gallimard, Coll. Folio essais, Paris, 1998 (1954). p. 149.

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Life et World of Warcraft41 – WOW – où la durée d’un trajet peut être « expérimentée ». Pour autant, évoluer de site en site n’empêcherait pas la flânerie, la dérive, l’errance... PREMISSES DE L’UBIQUITE Comme l’exprime Charles Baudelaire dans son poème intitulé Le Cygne « Le vieux Paris n’est plus (La forme d’une ville Change plus vite, hélas ! que le cœur d’un mortel) »42. La ville subirait d’incessantes mutations et nos sensorialités peineraient à s’y adapter. Cet état de spleen, dont est emprunt Baudelaire n’est autre que la traduction du ressenti affectif et collectif face aux changements profonds. Seule la mélancolie serait à même de l’exprimer. Discrète, elle est néanmoins le témoin de l’avènement de la ville moderne. Avec toutes les précautions que peut évoquer Henri Corbin43 quant à l’analyse des sens, ce qui est traduit dans Le Cygne semble être l’affaiblissement, au sein du sensorium collectif des sens proxémiques que sont l’odorat et le toucher au profit du sens de la vue. Ne serions nous pas nous-mêmes sujet à ce même trouble face au changement, ressentant cette même pression du milieu, et cette étrange étrangeté qui s’en exude ? Le vertige concerne certes le somatique, mais il émanerait aussi de certaines de nos projections mentales et être ressenti corporellement. C’est tout du moins ce que nous enseigne le sublime selon Edmund Burke lorsqu’il évoque sur l’infini - comme nous avons tenté précédemment de le démontrer avec la couleur bleu. « Il (l’infini) a tendance à remplir l’esprit de cette sorte d’horreur délicieuse qui est l’effet le plus authentique et le meilleur critère du sublime. ». Pour ce qui nous intéresse, c’est la promiscuité de l’infini virtuel qui se couple à l’infini de la ville par l’entremise des artefacts technologiques. A titre d’exemple, on peut mentionner la performance que réalisa Stelarc intitulée Ping Body44, où l’artiste endosse une exosquelette qui est actionné, telle une marionnette, par des internautes situé en tous lieux de la terre. Ce point de vue ne répondrait plus à l’habitabilité commune du paysage urbain, ni des sites virtuels, mais à un univers hybride où l’« être jeté là » 41

Ces deux jeux sont mondes persistants en 3D on-line qui fédèrent un très grand nombre de joueurs pour WOW, et de résidents pour 2nd Life. http://secondlife.com/ & http://www.worldofwarcraft.com 42 Le Cygne (à Victor Hugo) in Les fleurs du mal, Ed. Pocket, Coll. Lire et voir les classiques, paris, 1989 (1859), p. 110. 43 Histoire et anthropologie sensorielle, op.cit. p. 14. 44 http://www.stelarc.va.com.au/pingbody/index.html

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prend une tout autre signification : ce dernier évoluant dans une stimmung – atmosphère – que nous nommons ubiquitaire. Les objets les plus communs de cette expérience ubiquitaire, symbole de l’ère post-PC, sont nos téléphones portable, smartphones (téléphones couplés d’un PDA : ordinateur de poche), et ultra portables. Ces cordons ombilicaux nous reliant de manière intime au monde bénéficient des toutes dernières avancées en matière de miniaturisation et de convergence multimédiatique. La grande innovation de l’« être-là connecté en permanence » consiste à doter ces artefacts d’un dispositif de géolocalisation GPS : l’on sait exactement où l’on se trouve sur la carte, et nous sommes dans une certaine mesure un point concret se mouvant au rythme des flux abstraits de données. Pour Bernard Andrieu, le rapport à ces externalisations prothétiques est la source d’une hybridation externalisée, ou extrusion, de nos sens, se définissant comme « la mise en réseau du corps avec des objets (gode, portable, télécommande) par une délégation fonctionnelle et technique dans des objets hybridants et des situations trangender qui déplacent les postures et les actions. »45. Paul Valery vécut ce genre d’expérience pendant son enfance lorsqu’il nous fait part de l’ubiquité et de la « distribution de la Réalité Sensible à domicile »46, en l’occurrence la musique qui est pour ce dernier l’art le plus proche de la vie : « Dans le palais de l’Enchanteur, les meubles parlaient, chantaient, prenaient à l’action une part poétique et narquoise. Une porte qui s’ouvrait sonnait une grêle ou pompeuse fanfare. On ne s’asseyait sur un pouf, que le pouf ne gémit quelque politesse. Chaque chose effleurée exhalait une mélodie »47. Paul Valery nous rendrait attentif aux nouveaux points de vues par lesquels nous sommes en mesure d’habiter le monde. A l’odorat et le toucher succède alors la vue, et à son tour la vue est en passe d’être détrônée. HYBRIDATION AU TERRITOIRE Pour signifier cette nouvelle migration, ce passage d’une échelle à l’autre, le territoire des cyborgs est en passe de subir une nouvelle évolution, et une œuvre de l’artiste Etienne Cliquet souligne que le caractère potentiellement pervasif des technologies n’est pas un vain mot. Depuis quelques années le protocole IP (Internet Protocol address) d’accès à Internet de 45

Devenir hybride, op.cit. p. 16. La conquête de l’ubiquité, p. 4. http://classiques.uqac.ca/classiques/Valery_paul/conquete_ubiguite/va lery_conquete_ubiquite.pdf 47 Ibid. p. 5. 46

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nos ordinateurs ainsi qu’aux objets dits « intelligents » est encombré. Le protocole actuel d’adressage IPv4, Internet Protocol version 4, est à mesure remplacé par un nouveau : l’IPv6, Internet Protocol Version 6. Les adresses de connexion alors limitées à 4 294 967 296 passent à 340 282 366 920 938 463 463 374 607 431 768 211 456. L’œuvre de Cliquet consiste à créer un déplié d’origami disposant « de ˜ 2000 points d'intersections, soit le nombre d'IP par mètre carré susceptible de recouvrir notre planète dans les années à venir »48 océan compris… Posée à même le sol cette grille est la représentation visible d’une immensité potentiellement interactive et habitable. Désirons-nous ainsi nous laisser submerger jusqu’à la suffocation, la saturation de notre espace vital ou nous laisser ballotter par ses flux et reflux ? Nous ne le savons. Comme ode à la connexion, cette œuvre est l’invitation à prendre conscience de cette substance qui tend à constituer un cyberespace inverti ; tel que l'exécute le collectif Kolkoz lorsqu’il s’emploie à jouer aux faux-semblants en créant des installations/sculptures qui accentuent l’hyper banalité de l’hyper technicité, en réalisant des objets qui ont « effectué un aller dans le ventre des ordinateurs et un retour dans notre monde »49. Ainsi se succède à l’imaginaire du creux, du vide, celui du plein, le vertige du lointain est substitué par celui de l’omniprésence, de la proximité. Dans Le territoire du vide50, Corbin analyse finement sur la période allant de 1750 à 1840 le processus qu’il désigne par le « désir du rivage ». Un processus qui progressivement, appréhende la mer, non plus comme un espace de perdition, parsemé de monstres et de naufrages, mais plutôt comme source de la régénérescence cyclique de la vie, et recommandée pour ses vertus bénéfiques ; renouant ainsi avec l’otium51 de l’antiquité. Un moment singulier où l’on se mit à l’écoute de ses propres appréhensions et vertiges face à l’insondable profondeur et immensité marine. Depuis, le rivage, la plage ou la grève sont considérés comme des sites réconciliant la mer et la terre. Sites, qui progressivement se « détachent » du paysage dont ils sont issus, et dans lesquels se logent de nouvelles possibilités : l’essor des activités balnéaires, la navigation de plaisance, les pratiques néo-hippocratiques… Bachelard dans La poétique de l’espace releva les répétitions faites par Baudelaire du terme 48

http://www.ordigami.net/ipv6 http://www.kolkoz.org 50 Le territoire du vide L'Occident et le désir de rivage (1750-1840), Ed. Flammarion, Coll. Champs, 1990. 51 « les rivages de la mer, si longtemps déserts et répulsifs, ont été jadis lieux de méditation, de repos, de plaisirs collectifs et de volupté débridée. » Ibid. p. 284. 49

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vaste, ce qui souligne bien l’aptitude du poète à capter l’immensité extérieure par une poétique des mondes intérieurs : « Pour Baudelaire, le destin poétique de l’homme est d’être le miroir de l’immensité, ou plus exactement encore, l’immensité vient prendre conscience d’elle-même en l’homme. Pour Baudelaire, l’homme est un être vaste »52. La pensée commune dans les sociétés primitives qu’Augustin Berque désigne par « chimère Objectivore » : « métaphore, dans laquelle le sujet (la société) absorbe l’objet (la nature) »53, nous permet de mieux comprendre la prise de conscience actuelle de la multiplication des extrusions technologiques et interactives – prothèses et interfaces. Du vertige induit par leur présence, il faut se rendre à l’évidence qu’aucun organe n’est clairement défini dans cette sensation : la vue, pas plus que les autres sens, ne nous sont d’aucun recours pour embrasser ce processus. L’EMERGENCE Compte tenu de la grande plasticité des réseaux neuronaux du cerveau, le rapport à l’espace que nous décrivons influencerait de manière concrète notre couplage structurel corps/environnement, selon la terminologie de Francisco Varela54, entre le sujet percevant et le monde perçu, comme source d’un nouvel imaginaire, mais surtout d’un nouveau langage des sens encore à inventer. Ce couplage, toujours selon Varela, fait énacter, c’est-à-dire fait émerger, en de multiples objets les potentialités de cette relation, et faire que le virtuel s’actualise dans le réel. Cette mise au monde, ou énaction – terme très proche de celui d’affordance -, ou bien réalité augmentée « affinée », n’est plus confinée par l’immobilité du dispositif. Toute externalité est ainsi vouée à être incorporée au mouvement du corps. Mais avant que ce cela ne soit possible, il y aurait cette nécessaire décorporation, ou création d’un CsO / vertige. Ce qui laisse présager, à l’extrême, que cette hybridation s’achèverait par une incorporation, une absorption, du monde. D’un point de vu environnemental, il y aurait un désir de faire émerger, ce en quoi nous désirons nous immerger. Tandis que le « désir du rivage » engendre des sites à la confluence de la mer et de la terre, le « désir d’émergence »

52

La poétique de l’espace, Op.cit., p179 Médiance de milieux en paysages, Ed. Belin, Coll. Géographique, Paris, 2000 (1990), p. 55. 54 L’inscription corporelle de l’esprit, Ed Seuil, Coll. La couleur des idées, 1999, p. 235. 53

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entre réel et virtuel renforce l’idée que le corps devient luimême un site vers lesquels ces derniers plans convergent. Outre le téléphone portable et smartphones, ainsi que les interfaces conventionnelles que sont le clavier, la souris, bien d’autres dispositifs intègrent nos gestualités et sollicitent une présence interactive avec l’objet. Pour exemples, les manettes de jeu sont dotées de retour de force, la wii mote, le nunchuk et la wii feet conçus par Nitendo sont les premiers dispositifs d’interaction grand publics intégrant le mouvement. Il faut ajouter à cela le célèbre lapin communicant Nabaztag55 qui préfigure la nouvelle génération de robot communicant dit intelligent. Alan Greenfield qui décrit ce même phénomène que nous présentons actuellement par les termes d’Ubimedia et Every(ware)56, cite souvent pour exemple le système Nike qui consiste à enregistrer et transmettre via Internet les performances du joggeur. Cette tendance du sensware - ou senswear pour vêtement – n’est encore qu’a ces balbutiements, mais elle promet d’établir un second vêtement incarné après la peau. Pour compléter ce bref tableau nous nous devons de mentionner les dispositifs de reconnaissance biométrique et les puces RFID, Radio Frequency IDentification. Le premier principe permet de nous reconnaître par capture de nos caractères physiologiques individuels essentiels et de nous tracer dans nos pérégrinations virtuelles ou réelles ; le second, quant à lui, prévoit que tout objet et corps - par implant sous cutané57 seront dotés d’une puce mémorielle ainsi que d’une antenne radio émettrice/réceptrice. Ces deux dispositifs, sous seing de transparence, vont bien au-delà de la présence surplombante de l’œil d’un Big Brother. A cette pensée, qui soulève tout de go la problématique du biopouvoir58 foucaldien ou de la société de contrôle59 deleuzienne, tout un chacun est à même de ressentir cette peur d’être étouffé, tracé, harcelé... Ces objets se disséminent, se capillarisent en tous espaces privés ou publics, tous reliés au spectre des ondes électromagnétiques : wifi, bluethooth, 3G… ou plus simplement câblé. L’effort d’en cartographier le flux, et de se représenter ce phénomène emprunte l’image d’une Grille Liquide - Liquid Grid - pour 55

http://www.nabaztag.com/ & http://nabazmob.free.fr/ Entretien d’Adam Greenfielf « Bienvenue dans l’ère Post-PC » Chronicart n°45, pp 75-81 57 Voir Kevin Warwick le pionnier en ce domaine : http://www.kevinwarwick.com/ 58 Histoire de la sexualité I - la volonté de savoir, Gallimard, Coll TEL, 1976, p. 184. 59 Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, in Pourparlers, Les Editions de Minuits, Paris, 2003, p. 247. (première publication in l’autre journal n°1, mai 1990) 56

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reprendre l’oxymoron de l’architecte Lars Spuybroek60, ou bien Axe Liquide - liquid axis - selon le projet du collectif Lab-au61. Dans l’une de ces performances intitulée POL, Marcel Li Antunez illustre toute la poésie et la théâtralité qui naît de l’interactivité avec les objets. Endossant un exosquelette bardé de différents déclencheurs et capteurs de mouvements, il joue des scenettes avec des artefacts cybernétiques et numériques : des robots / animaux / acteurs et des écrans / personnages / scènes. Ce qu’il y a de plus troublant lorsque l’on assiste à cette performance où tout semble en harmonie, c’est de ne pas être en mesure de discerner les fils qui relient tout ce complexe agencement interactif. Sans que nous puissions saisir tout à fait son enveloppe, nous avons l’intuition qu’elle relie de manière inextricable et intime le corps en mouvement et son environnement immédiat. Cette performance, tout comme celle de Transpermie, permet d’interroger les scenarii possibles de l’hybridation entre l’objet machinique et la bio-subjectivité corporelle. Cela même que perçut Paul Valery lors de son souvenir d’enfance, qui sans qu’il ne le sache, dépeignit sous le mode de l’allégorie la domotique et l’immotique : l’art de maisonnée et de la ville redoublée interactive62, principes qui désormais fleurissent dans les espaces mobiliers et immobiliers urbains. Ceci à bien des égards prolonge les travaux artistiques de Nicolas Schoffer63, qui dès 1948, à la suite de Norbert Wiener, discerne en la cybernétique de nouvelles manières d’instaurer une relation entre l’homme, la machine et son environnement immédiat. CONCLUSION

60

Wet Grid – The soft machine of vision Grille liquide – La machine molle de la vision de Lars Spuybroek, Propos recueillis par Arielle Pélenc lors de l’exposition Machine Vision qui eut lieu aux BeauxArts de Nantes en 1999. http://www.archined.nl/oem/architv/tv1/nl/hoofdframe2.html 61 http://www.electronicshadow.com/biographies/liquid/hprtxtu0.htm 62 Les enjeux sont considérables comme l’illustrent les moyens mis en œuvre par la FING – Fondation Internet Nouvelle Génération – et dont l’un des groupes de réflexion des plus actifs en terme d’innovations est celui s’intitulant Ville 2.0. Ce néologisme très parlant, s’inspire ainsi du terme web 2.0, figurant le passage symbolique à l’Internet participatif et multimédia. Les fournisseurs d’accès à Internet, les opérateurs de téléphonie mobile, les constructeurs d’ordinateurs et développeur de logiciels… chacun y va de son innovation pour développer de nouvelles applications. http://www.villes2.fr/ 63 http://www.olats.org/schoffer/

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Partant de la démesure de la ville que présuppose la sensation de vertige, nous avons tenté de décrire l'intense relation entre la morphologie urbaine et la morphologie humaine par l’entremise de l’hybridation entre l’homme et ses artefacts technologiques. Le vertige, grâce auquel nous avons décelé une nouvelle forme de sublime, est un précieux indicateur pour repérer les changements et évolutions au sein du sensorium collectif urbain. Rendre habitable tout lieu nécessite de se l’approprier corporellement, et le vertige indique notre aptitude à embrasser l’espace avant de s’y accommoder. Ce principe de réajustement du couplage structurel corps/environnement nécessite une communicabilité du vertige ressenti, afin de transmettre ses sensations éprouvées. Ce sont ces résonances, poèmes ou œuvres artistiques, qui selon Gaston Bachelard, permettent cette communicabilité du retentissement intérieur. Ce mode d’aperception de l’espace qui procure griserie extatique ou effroi de la chute dans d’insondables vides, aurait pour vertu de redonner de l’épaisseur à l’expérience. Si vaste que sont ces deux infinis labyrinthiques qui tendent à se synchroniser et se juxtaposer – la topologie virtuelle et la topographique urbaine - leurs vacuités n’en sont pas moins des espaces vacants qui, au fur et à mesure, sont comblés pour constituer un plein, passant ainsi du discontinu au continu. Ce plein renverrait lui-même à la sensation de vertige que nous avons tenté de définir par le vertige de la présence ubiquitaire. Les situations de mise en réseaux entre le corps et les artefacts techniques aboutissent, comme il en a été pour l’invention du rivage lors du romantisme, à la constitution de sites. Points de convergences et lieux de confrontations des possibles, ces sites au départ ancrés dans le paysage deviennent mouvants, mobiles comme points situés et situables dans l’espace. En dernière instance, c’est le corps qui devient le seul repère et étalon possible. Nous avons évoqué en introduction la réactivation de l’existence d’un sixième sens au sujet de la tapisserie de la Dame à la Licorne. Le mystère de cette sixième tapisserie reste entier, tout comme celui de ce troisième œil pinéal qui fascina tant George Bataille64. Œil unique, supposé signifier l'épicentre des affects primaires, et qui bien qu’à l’état embryonnaire percevrait bien au-delà et en deçà de l’extériorité du spectre visible. Michel Serres voit en la tente de la sixième tapisserie, dans laquelle la jeune femme s’apprêterait à s’enfermer, la métaphore de l’enfermement du cogito et du langage, comme sorte de boîte noire ou de tabernacle. Cette dame délaisserait ainsi ce langage 64

Œuvres complètes, tome 2 : Écrits posthumes 1922-1940, Ed. Gallimard, Coll. Blanche, Paris, 1970, pp 13-47.

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originel que nous n’aurions pour ainsi dire jamais connu. Michel Serres, parlant de l’inscription sur la toile de la tente « A MON SEUL DESIR », précise que « Depuis que cela est écrit, je désire »65. Un désir que tout un chacun tenterait de combler, mais sans espoir d’y parvenir, à l’image des quêtes de l’amour courtois qui, en s’approchant au plus près de l’objet désiré, s’en éloignerait continuellement. Bien que l’on tente de faire sien le monde, de l’approcher, afin que le corps devienne un point panoptique, « pan-proxémique » même, nous ne sommes pas moins empêtrés dans les rets du maillage langagier de la toile bleue. Le vertige, et autre CsO, s’ils ne sont plus ressentis, si l’on ne tente plus de les traduire de quelque manière que ce soit – parce qu’identifiés et intériorisés –, ce langage originel qui a été entre aperçu du dedans vers le dehors tombera dans l’oubli. Telle la Licorne qui possède la vertu de désintoxiquer, le vertige est cet antidote nécessaire contre l’anesthésie du verbe qui fige, avant que la toile ne se referme sur celui qui l’a tissée.

65

Op.cit. Les cinq sens, Philosophie des corps mêlés, Tome 1 p. 57.

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