PACTE

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Du contrat au pacte Miettes Postmodernes

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TABLE DES MATIÈRES INTRODUCTION I/

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GÉNÉRAL... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7 Les mots de la postmodernité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9 Le Figaro, le 04.IX.2009

La crise comme expression d’un nouveau paradigme . . . . . . . . 13 La Tribune, le 16.I.2009.

Vous avez dit crise ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 17 Le Figaro, 09.I.2009.

II/ IDÉAL COMMUNAUTAIRE . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23 Communauté ou communautarisme ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25 Le Figaro, le 21.XII.2009.

Pourquoi le « nouveau » contrat social est un « pacte » . . . . 28 Le Figaro, le 19.IX.2009.

Le Pacte émotionel

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Le Figaro, le 13.II.2007.

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III/ DE LA CONVICTION À LA SÉDUCTION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 37 Un président postmoderne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 La Tribune, le 06.V.2009.

Élection : de la conviction à la séduction La Tribune, le 28.V.2007.

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Ségolène Royal ou la fièvre du samedi soir Le Figaro, le 03.X.2008.

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L’abstention, fruit d’une erreur de casting . . . . . . . . . . . . . . . . . 52 Le Figaro, 18.III.2010.

IV/ SOCIÉTÉ DE CONSUMATION . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 De la société du travail à celle de de la création . . . . . . . . . . . . . .59 La Tribune, le 17.IV.2008.

Travail du Dimanche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 Les Echos, le 18.VII.2009.

Nous sommes en train de réinventer la société de consommation Les Echos, le 15.VIII.2008.

V/

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...AU PARTICULIER

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71 La violence est une dérive de l’idéologie du « risque zéro » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73

Le Figaro, le 14.X.2009.

« Avatar » : le retour à la terre mer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 76 Le Figaro, le 14.II.2010.

Cyberculture : un nouvel ordre symbolique Journal de la GLF. n° 95

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De Dallas à « Plus belle la vie » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84 - Inédit -

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DU GÉNÉRAL...

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oici rassemblés, en tirage limité et pour quelques-uns, des articles épars. Sans autre prétention que celle de donner à penser. Ce qui n’est pas rien ! Pour cela trouver les mots. Les mots les moins faux possibles. La sagesse antique le savait bien, Zeus rend aveugle ceux qu’il veut perdre. On peut se demander si ce n’est pas un tel aveuglement qui frappe actuellement les divers observateurs sociaux et autres experts politiques. Le conformisme de pensée en est la conséquence. Le déphasage par rapport à la vie réelle en est l’expression la plus évidente. Les politistes, c’est leur fond de commerce, peuvent disséquer à loisir chiffres et pourcentages. Mais tout comme les économistes qui, avec l’arrogance que l’on sait, théorisent aujourd’hui, post festum, ce qu’ils déniaient la veille, le maniement des chiffres est la forme actuelle des querelles théologiques sur le sexe des anges. Au risque d’en étonner plusieurs, on peut dire qu’il s’agit là d’incantations chamaniques traduisant cette « Grande peur des bien-pensants » qui, régulièrement, refait surface. Essayons d’y voir plus clair dans ce qui n’est pas qu’une crise économique, mais bien sociétale.

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Les mots de la postmodernité Le Figaro, le 04.IX.2009

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intelligentsia a quelques soucis à se faire. Les journalistes sentent bien que l’injonction hégélienne, faisant de la lecture du journal la prière matutinale de l’homme moderne n’est plus d’actualité. Internet est passé par là. Les multiples crises secouant le monde intellectuel, l’Université en particulier, traduisent, en fin de compte, sa profonde inadaptation à la vie telle qu’elle est. Quant aux partis politiques, la désaffection à leur égard est patente. Et les ponctuelles, peut-être momentanées, victoires de la droite ne doivent pas faire illusion. Cela tient d’avantage aux faillites d’une gauche en déshérence qu’à ses propres qualités. En effet, c’est l’idée même du socialisme, voire de la social-démocratie, qui n’est plus en congruence avec « l’Esprit du Temps ». Disons le tout net, les représentations auxquelles nous sommes habitués ne font plus recette. Il faut savoir présenter ce qui est. Ce à quoi l’on est confronté est bien d’oser dire la postmodernité naissante. Et seul le parti politique qui osera parler de cela peut être assuré, sur la longue durée, de son succès. Notre âme, dit Milan Kundera reste captive du 19ème siècle. C’est possible. Notre esprit en tout cas, qui ne peut comprendre ou analyser notre société qu’à l’aide des concepts élaborés par la philosophie politique des deux siècles qui viennent de s’écouler.

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l faut, en effet, à chaque époque, trouver les mots, les moins faux possibles, qui sachent la dire. Or nous sommes, actuellement, captifs de mots obsolètes. On continue à les marmonner. Ils nous tranquillisent. A certains moments, la déconnection devient évidente. Le roi, dès lors, apparaît tel qu’il est en lui-même : nu. C’est ce à quoi nous assistons de nos jours : un discours et une action publique fonctionnant en autoréférence permanente et ne se souciant plus, de ceux auxquels ils sont censés s’appliquer. Dans les moments fondateurs des cultures naissantes, ceux qui pensent et légifèrent, ne sont, en fait, que les interprètes des rêves, mythes et croyances populaires. Et c’est lorsque cette capacité de cristallisation se perd, qu’il y a désaffection et dérision. Indifférentisme dont la secessio plebis LORSQUE CETTE SOCIÉTÉ d’antique mémoire est l’expression FLAIRE LE MENSONGE, achevée. Les révoltes, rébellions et L’INAUTHENTICITÉ, diverses actions violentes dont l’acL’HYPOCRISIE ET, SURTOUT, tualité n’est point avare illustrent L’INADÉQUATION DANS cela à loisir. LES MOTS EMPLOYÉS, LA Toutes les explications politiSÉCESSION EST LÀ, TOUTE ques ou économiques concernant PROCHE. ET DANS LE VIDE ces dernières ont été données. Aussi LAISSÉ DÈS LORS PAR LE n’est-il peut-être pas inutile, de les DISCOURS ABSTRAIT, IRONT mettre autrement en perspective. Je SE NICHER TOUTES LES dirai pour ma part que l’on est, avant MANIFESTATIONS DE RÉVOLTE tout, confronté à un changement de ET DE VIOLENCE. paradigme. Ce que l’on pourrait envisager comme la manifestation du rejet profond des mots servant à dire la modernité et de la manière dont ces mots sont proférés. Il est frappant, en effet, dans tout ce que l’on entend ou lit, comme analyses et observations journalistiques politiques, universitaires, de voir la crispation tétanique sur quelques termes convenus : démocratie, citoyenneté, république, raison, société civile et autres termes désignant l’ancien et dépassé Contrat Social.

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Tout cela serait somme toute anodin, simple jeu d’enfants ai-je dit, si les conséquences sociales n’étaient pas elles, réelles et dramatiques. Pourquoi ? Tout simplement parce que l’on sait, d’antique mémoire, qu’une société a besoin des mots justes disant ce qu’elle est. Mais lorsque cette société flaire le mensonge, l’inauthenticité, l’hypocrisie et, surtout, l’inadéquation dans les mots employés, la sécession est là, toute proche. Et dans le vide laissé dès lors par le discours abstrait, iront se nicher toutes les manifestations de révolte et de violence dont il a été question et dont on peut supposer qu’elles seront de plus en plus importantes. Qu’est-ce qui est en jeu, c’est-à-dire ce qui est largement vécu, et que l’on n’ose pas voir, a fortiori que l’on ne veut pas dire ? Il y a un indéniable vitalisme populaire. La stigmatisation de ce « populisme » ne sert à rien. Malgré la prétendue crise, le plaisir d’être est là, irrépressible. Dans tous les domaines l’émotionnel est à l’œuvre. Vouloir réduire le vivre-ensemble au simple rationalisme est inopérant. L’individu et l’individualisme ont fait leur temps. Les lois de l’imitation sont à l’ordre du jour. Nous vivons le « temps des tribus ».

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ans le cadre d’un mondialisation en cours, la conception d’une République Une et Indivisible, enfermée dans les limites étroites d’un Etat-Nation n’est plus à l’ordre du jour. Plutôt que de jeter l’anathème sur un « communautarisme » diabolique, il vaut mieux repérer la construction de la mosaïque en cours, et savoir accompagner l’ajustements, a posteriori, des ces communautés. Le travail n’est plus le seul idéal grâce auquel on peut mobiliser l’énergie individuelle et collective. Il faut élargir le problème, à savoir la création intégrant le jeu et le rêve. En bref, le qualitatif est un élément important de l’imaginaire du moment. Enfin l’idéologie du « service public » sécurisant l’ensemble de l’existence, fondement d’un progressisme quelque peu daté

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doit savoir passer la main à ces nouvelle formes de solidarité communautaire et à une sensibilité écologique redonnant force et vigueur à l’étroite liaison existant entre environnement social et environnement naturel. Voilà quelques caractères essentiels de la postmodernité naissante trouvant l’aide du développement technologique. Internet, les sites communautaires, les blogs et autre Twitters confortant un tel processus en cours. Voilà donc ce qu’il va falloir savoir dire sous peine d’être disqualifié. C’est tout cela qui au-delà du rationnel et sécurisant « Contrat Social » moderne et, donc, quelque peu daté rappelle l’aspect fondateur d’un PACTE où émotions et passions jouent un rôle de choix.

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La crise comme expression d’un nouveau paradigme La Tribune, le 16.I.2009.

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épression économique, trouble moral ou physique, situation tendue dans le domaine politique ou institutionnel. On pourrait multiplier à loisir les définitions et champ d’application de ce mystérieux ectoplasme qu’est la crise. Je dirais, pour ma part, qu’au travers de ce terme se dit la nécessité du période retour ad integrum, retour aux fondements, ou fondamentaux. A certains moments, une société n’a plus conscience de ce qui unit et, dès lors, elle n’a plus confiance dans les valeurs qui assuraient la solidité du lien social. Pensons à cet exemple simple, l’évidence amoureuse s’est délitée. Sans que l’on sache bien pourquoi. Par usure, par fatigue. Et ce sont tous les éléments constituant cette relation qui, d’un coup, s’effondrent. On retrouve un tel processus dans bien des domaines : physique, psychologique, culturel. L’économie n’y échappe point. Il est, même, des moments où, suite à une accélération, voire même une intensification de l’énergie, le corps (physique, social, individuel) atteint son apogée. Lequel, par un curieux paradoxe, s’inverse en hypogée. Retour au souterrain, au tombeau, symboles d’une construction future. Pour le dire en d’autres termes, l’époque attend sa propre apocalypse. Sur la longue durée, les histoires humaines, on se rend compte que les mondes finissants prennent des chemins inconnus aboutissant, toujours à de nouvelles renaissances. Ainsi, plus qu’aux

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événements, il faut être attentif aux avènements, ce qui advient, presque inéluctablement, lorsqu’un cycle s’achève, qu’un ensemble de valeurs se saturent. Mais cela est difficile tant prédomine, plus d’ailleurs dans l’opinion savante que dans l’opinion commune une certainement conception du travail qui a pris naissance au XIXème siècle. Certes chez le vieux Marx la chose était certainement, plus subtile. Mais la mécanique opposition entre infrastructure et superstructure, avec la prévalence de la première est, ainsi, devenu la marque de la modernité. En la matière, priorité à l’économie, au travail, au productivisme. Et, sans le savoir, sans le vouloir ce simplisme marxiste a contaminé les esprits les plus avisés. Ce qui donne une foultitude d’essais, d’articles, de discours, voire de traités savants aux idées convenues n’osant pas remettre en question les lois d’airain d’une économie souveraine. Faut-il, à cet égard, rappeler que l’expression « valeur travail » (qui vient droit du Capital de Marx), incantation constamment répétée est le signe évident de la marxisation des élites. C’est-à-dire leur déphasage !La valeur-travail comme valeur essentielle, le travail permettant la réalisation de soi et du monde est donc le must incontournable de tous les discours éducatifs, politiques, sociaux des pensées convenues et dominantes. Compte tenu du tremblement de terre secouant nos sociétés, tremblement aux conséquences encore insoupçonnés, ne peut-on pas, ne fut-ce qu’à titre d’hypothèse, inverser radicalement le problème ? La crise est avant tout dans nos têtes. Elle vient de l’intérieur. Pas forcément d’une manière consciente bien sûr. Mais d’une manière pressante, prégnante un autre imaginaire est en train de se mettre en place. Inversion forçant à reconnaitre que c’est d’abord dans les mentalités que s’opèrent les grandes transformations. Ou, peut être plus précis, ce sont les mentalités qui opèrent ces transformations. Qu’elles, mettent en place un autre paradigme. C’est-à-dire une autre matrice où est en train de s’élaborer

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une nouvelle manière d’être-ensemble. L’esthétisation de l’existence, l’art se capillarisant dans l’ensemble de la vie quotidienne, l’accent remis sur le qualitatif, le refus du saccage productiviste. Et l’on pourrait, à loisir, multiplier une liste en ce sens soulignant qu’à l’aspect de sérieux du productivisme moderne est en train de succéder un ludique ambiant. L’ambiance créatrice caractérisant, osons le mot, la postmodernité. Ce n’est pas la première fois que dans les histoires humaines, la création est le moteur principal de la culture. Le « quattrocento », Florence la belle, Vienne fin de siècle, le XVIIème siècle français, la Renaissance en portent témoignage. Pourquoi ne pas admettre que c’est un tel idéal de créativité qui meut, en profondeur, l’imaginaire social. Ce qui est en jeu dans la société officieuse, et que la société officielle ne veut pas voir. Après l’usure de l’usage on verrait, d’une manière diffuse, revenir le non-nécessaire, le désir du superflu. On retrouverait le sens de l’inutile, l’importance, en son sens fort, du spirituel. L’irrépressible prégnance du luxe qui est, étymologiquement, non fonctionnel. En ce qu’il traduit la « luxation » d’un corps social rechignant à la totale marchandisation du monde. Et l’on peut se demander si ce n’est pas parce qu’un tel esprit du temps est là, contaminant tout sur son passage, que la finance est devenue folle, que le ludique des traders grippe la machinerie bancaire, et que personne ne contrôle plus rien dans un système économique s’étant, en totalité abstractisé de la vie réelle. Je me fais bien comprendre ? Le chômage, les faillites, les cataclysmes financiers, les turbulences bancaires ne sont pas les causes d’une économie déréglée qu’il suffirait de réguler à nouveau. Mais bien plutôt les symptômes d’un changement sociétal que notre paresse intellectuelle s’emploient à dénier. Tout cela est avant tout non cause mais effet. Effet d’une conception de l’économie comme simple arraisonnement du monde par la technicisation planétaire.

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La crise, dès lors, est l’indice d’un passage de la ligne. Celui du travail vers la création. Celui d’une histoire parfaitement maitrisable vers un destin beaucoup plus aléatoire. La crise nous conduit d’un lieu à un autre. De celui d’un homme maître et possesseur de la nature et du social, vers celui d’un environnement que l’on ne peut plus se contenter d’exploiter à merci. UN CYCLE NOUVEAU De la domination sans frein à la réversibiCOMMENCE. ET NOUS lité autrement plus féconde. NE VOULONS PAS LE Milan Kundera nous avait rendu atRECONNAITRE. LA POSTtentif à cela : « il en est des amours comme MODERNITÉ EST LÀ, des empires, que cesse l’idée sur laquelle DEPUIS LONGTEMPS ils reposent et il s’effondrent avec elles ». DÉJÀ. CE QUE L’ON L’idée du Progrès indéfini, celle de la réAPPELLE LA CRISE N’EN duction de la vie à ce qui se compte, ce EST QUE L’EXPRESSION qui se thésaurise. L’ordre du quantitatif. LA PLUS ÉVIDENTE. C’est bien cet ordre là qui se sature. Et les ELLE NOUS CONDUIT signes annonciateurs de cette saturation D’UN LIEU À UN AUTRE. sont multiples. Le mot crise ne fait que DE CELUI D’UN HOMME les cristalliser. Au travers de ce mot c’est MAÎTRE ET POSSESSEUR l’idée de la toute puissance, de la Volonté DE LA NATURE ET DU de puissance sur l’Histoire, le monde qui SOCIAL, VERS CELUI vient se briser sur l’irréfragable destin. La D’UN ENVIRONNEMENT crise nous apprend que le tragique est de QUE L’ON NE PEUT retour. Et qu’il y a grandeur à l’affronPLUS SE CONTENTER teur. Mais cet animal domestiqué qu’est D’EXPLOITER À MERCI. l’homme n’aura-t-il pas peur de la sauvagerie que cela annonce ? Est-ce que la sécurisation et l’idéologie du risque zéro n’ont-elles pas annihilé ce qui lui reste d’énergie ? Laissons la question reste ouverte. Tout en sachant, ainsi que le dit le poète, que « là où croît le danger, là aussi croît ce qui sauve ».

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Vous avez dit crise ? Le Figaro, 09.I.2009.

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l est des mots qui, à force d’être dits et redits, répétés ad nauseam créent la chose qu’ils désignent ! Ce sont des incantations, traduisant tout à la fois, la peur et le désir. Ambivalence de notre humaine nature où les fantasmes et les fantaisies, les rêves et les cauchemars se mêlent en un mixte inextricable. De la discussion du Café du commerce aux savantes élucubrations des économistes en mal de prophéties, sans oublier les préoccupations des cabinets ministériels, relayées bien entendu par le tam-tam obsédant de tous les médias, le « mot » crise est devenu un leitmotiv incontournable. La tonalité de fond de la bienpensance contemporaine. Mais qu’en est-il de la « chose » que ce mot est censé désigner ? Il est trop facile de réduire ce qui advient à une cause simple. Fût-elle celle de la déesse « Economie ». Mais puisque tout le monde le dit, acceptons le défi qui, au travers du mot crise nous est lancé et dans l’affairement ambiant, sachons revenir à des questions essentielles. Contre tout empressement volontariste (propre, il est vrai, au politique) prendre le temps de la réflexion. Repérer en quoi, si tant est qu’elle existe, la crise se réfère à une mutation plus profonde dont elle est le signe. La crise comme indice (index) qu’il y a de la métamorphose dans l’air. Résurrection en gestation. Mais tout cela bien sûr étant précédé de longs crépuscules. La sagesse des peuples sait, au travers de mythes divers, qu’aucun

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Capitole n’est loin de la Roche Tarpéienne. Et pourtant, obnubilés par le linéarisme de l’Histoire et du Progrès, nous avons quelques difficultés à saisir ce que G. Vico nommait les « corsi » et « recorsi » des histoires humaines. Ces grands cycles où s’opère le passage d’un paradigme à un autre. Passage se faisant dans le déchirement initiatique, c’est-à-dire cette mort symbolique préfigurant une nouvelle vie. Ce qui nécessite de saisir, sous leurs aspects disparates, l’unicité inaperçue, la concaténation souterraine des signes se manifestant dans le ciel de la société et qui, tout d’un coup, révèlent ce qui est. Savoir repérer ce qui advient, ce qui vient au jour, n’est-ce pas cela la vérité des choses ? On ne se lassera jamais de le redire, la crise survient quand on ne sait pas penser. Quand on a oublié de se penser. C’est, pour reprendre une expression de ce grand peintre, ingénieur, penseur et mystique que fut Léonard de Vinci, une « cosa mentale ». En bref, la crise vient de l’intérieur. Par une construction en abyme, chose mentale que l’on peut repérer à trois niveaux différents.

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out d’abord, la saturation, je dis bien saturation, plus ou moins consciente, de ces valeurs ayant été la marque de la Modernité. Mais s’il est un présupposé qu’il semble impossible de mettre en question, c’est bien celui voyant dans le processus de cumulation du Progrès humain un a priori indépassable ! Soyons clairs, ces valeurs modernes, on en trouve l’origine dans cette injonction (invocation) de Robespierre : « le bonheur, une idée neuve en Europe » ! Idéologie du bonheur pour tous, que les Amis du Peuple vont mettre en œuvre, de la manière que l’on sait, en raccourcissant ceux qui n’en étaient pas dignes. C’est cette même logique, celle de la monovalence d’une idée, que l’on va retrouver dans les divers totalitarismes ayant marqué l’époque Moderne. Par ordre d’entrée en scène : le Prolétariat, la Race, le Marché. Toujours, le grand fantasme de l’Un.

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Osera-t-on dire qu’après les deux premiers, c’est le dernier qui est en train de battre de l’aile ? Si un monde est en train de s’achever, c’est bien celui de ces valeurs modernes, dont le laboratoire fut l’Europe, et son bâtard pervers, « l’Amérique blanche ». Expression forte, de ce non-conformiste que fut Etiemble, soulignant bien que c’est le monothéisme qui est remis en question. Voilà qui peut sembler paradoxal ! Et pourtant, n’est-ce pas au nom du Dieu Un que se mit en place l’économie du Salut, fondement de l’idéologie du « bonheur pour tous ». Osons le mot savant : Sotériologie. Il y a un salut, il y a un sauveur. Christianisme, socialisme, communisme reposent tous sur cet espoir de rédemption. Et l’économie du salut va, progressivement devenir l’économie stricto sensu. Voilà le deuxième niveau de l’exploration de l’inconscient collectif de la crise contemporaine. Voilà la « perversion » bâtarde dont il a été question. Tout d’un coup l’on se rend compte qu’à force de « s’économiser » et « d’économiser » le monde, l’on se rend compte de l’extraordinaire pauvreté spirituelle engendrée par la richesse matérielle. Ainsi la crise n’est-elle pas celle d’une économie dominée par la financiarisation mais bien celle, plus profonde, du productivisme, d’une croissance sans autres horizons que ceux d’une société de consommation dont on connaît les contours et dont on est en train de mesurer les limites. D’où la fatigue vis à vis du manque spirituel créé par l’abondance. Heidegger l’avait en son temps relevé, « le manque provient de la richesse ». Il est d’ailleurs intéressant de noter que cette rationalisation d’abord du sacré, puis de l’existence, fondement de l’économie occidentale est en train de s’inverser en son contraire. Et nous voilà au substrat le plus profond de la « crise ». L’homo sapiens, l’homme purement rationnel, renoue avec l’ho-

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mo ludens, voire l’homo demens, quelque peu oubliés. Comment expliquer, sinon par le jeu et la folie, l’attitude paroxystique des « traders », l’étonnante L’HOMO SAPIENS, vitalité du festif et divers retours en force L’HOMME PUREMENT du ludique ? RATIONNEL, RENOUE Et les observateurs et acteurs sociaux, AVEC L’HOMO LUDENS, politiques, intellectuels et journalistes VOIRE L’HOMO DEMENS, confondus, essentiellement immatures, QUELQUE PEU OUBLIÉS. en restent à leurs incantations habituelCOMMENT EXPLIQUER, les et en appellent à un nouveau contrat SINON PAR LE JEU ET social. LA FOLIE, L’ATTITUDE Immaturité dangereuse en ce qu’elle PAROXYSTIQUE DES est incapable de voir que ce qui est en jeu, « TRADERS », L’ÉTONNANTE bien loin du contrat rationnel, est le déVITALITÉ DU FESTIF ET sir, quelque peu inchoatif d’un « Pacte » DIVERS RETOURS EN FORCE émotionnel. DU LUDIQUE ? Pacte dans lequel la qualité de vie aurait sa place. Pacte dans lequel les passions culturelles et religieuses ne seraient pas, simplement, sublimées. Pacte qui, en deçà ou au-delà du Progrès redonnent force et vigueur à la mystique. On a oublié que la société la plus matérialiste a besoin de spirituel. Que l’économie et la monnaie reposent sur la confiance. Que le projet n’a aucun sens s’il n’est pas vision. Qu’une valeur ne reposant plus sur l’évidence ne peut que sécréter ennui, désaffection et abstention. Voilà ce qu’est l’essence de la crise en question. Certes, elle a des conséquences immédiatement observables en terme d’emplois, de licenciement, de chômage. Mais il ne sert de rien, face aux conséquences de se contenter d’un humanisme de façade qu’i n’est qu’un humanisme sans entrailles. Autrement plus profondément humain celui qui saura dire que n’est pas forcément régressive la saturation du progressisme natif propre à la modernité. Ou encore, osera rappeler que le rationalisme monothéiste

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peut être mortifère. Je l’ai dit, terme ambivalent, crise est une invocation traduisant l’appréhension, l’inquiétude au regard de ce qui cesse mais également la fascination de ce dont on pressent la venue. On peut, donc, le comprendre comme avènement d’autre chose. Signe d’un tournant dans le rapport à ce monde-ci. Celuici n’étant plus exploitable à merci (comme il l’a été, puisqu’aussi bien seul « l’autre monde » avait de la valeur), mais bien monde dont on est partie prenante et qu’il convient donc de respecter. Nous sommes bien là au seuil du passage de la ligne permettant de penser librement ce qui, à bas bruit ou brutalement, s’esquisse sous nos yeux : un nouvelle topologie. Non plus celle verticale de la loi du Père. Père dominateur de la Nature et de l’Histoire. Mais topologie horizontale. Celle où technologie aidant, les frères prennent soin de leur corps (hédonisme ambiant) et du corps environnant (écologie). Crise de la simple progression, qui n’est pas régression, mais plutôt « ingression ». Retour, pour le meilleur et pour le pire, sans rédemption possible, à une « Terre-Mère » n’étant plus simplement utilisable mais porteuse de vie. C’est bien au prix des choses sans prix que nous renvoie cette crise. Celui du luxe de la vie.»

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IDÉAL COMMUNAUTAIRE

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ais puisque cette intelligentsia en déshérence aime les chiffres, que dit-elle de ces trois quarts de Français ne faisant plus confiance aux politiques, suspectant les journalistes ou ignorant les multiples experts ; en bref tous ceux leur servant une soupe aux effluves peu ragoûtantes ? Tout est symbole. En la matière signe tragique d’une tendance de fond : le désaccord que repérait bien Machiavel entre la « pensée du Palais » et celle de la « place publique ». Écart qu’à son tour Auguste Comte voyait entre le « pays légal » et le « pays réel ». Sinon que, de nos jours, ce désaccord s’exprime dans l’horizontalité de la « toile ». Ce qui en démultiplie les effets. D’où la nécessité de penser ce glissement du « contrat » vers un pacte bien plus actuel.

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Communauté ou communautarisme ? Le Figaro, le 21.XII.2009.

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uisqu’on le célèbre de nos jours, souvenons-nous d’une judicieuse remarque de A. Camus : mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde. Ainsi, est-il opportun de poser le problème du vivre-ensemble à partir d’une notion, l’identité élaborée pour se protéger du métissage ? De même faut-il avoir peur du retour des communautés dans la mosaïque sociétale ? Rien n’est moins certain. Peut-être même est-ce une forme de paresse que l’on risque de payer cher. Tic de langage largement répandu consistant à voir du « communautarisme » partout. De la sottise aussi : une question ne peut être résolue lorsqu’on la supprime, artificiellement, en la déniant. Attitude infantile enfin, celle de l’incantation : on répète des mots et on pense ainsi régler un problème. Tout cela est le propre de la jactance du conformisme ambiant. D’autant plus péremptoire qu’il n’est plus tout à fait convaincu de l’universalisme dont il se fait le héraut. Qu’en est-il de fait ? Ce fut la grandeur de l’organisation sociale dans les sociétés modernes que de réduire toute chose à l’unité. Evacuer les différences. Homogénéiser les manières d’être. Bel idéal que celui de la République Une et Indivisible. Souvenonsnous, à cet égard du slogan d’Auguste Comte, dans la moitié du XIXème siècle : reductio ad unum !

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ais, et ce n’est pas la première fois dans les histoires humaines, on observe une saturation de cet idéal unitaire. Empiriquement, l’hétérogénéité reprend force et vigueur. Réaffirmation de la différence, localismes divers, spécificités langagières et idéologiques, rassemblement autour d’une commune origine, réelle ou mythifiée. Voire exacerbation de convictions religieuses. Tout est bon pour accentuer des formes de vie dont le fondement est moins la « Raison Universelle » que le sentiment partagé. Tout un chacun exhibent des symboles religieux. Les corps se tatouent et se percent. Les chevelures se hérissent ou se couvrent de foulards,de kipas et d’autres accessoires. En bref, dans la grisaille quotidienne, l’existence s’empourpre de couleurs nouvelles, traduisant ainsi la féconde multiplicité des VOILÀ DE LONGUES enfants des dieux. Il y a plusieurs maisons ANNÉES, QUE L’ON dans la demeure du Père !

ASSISTE AU RETOUR DES TRIBUS. QUE CELLES-

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oilà de longues années, déjà, quelCI SOIENT SEXUELLES, ques années, que l’on assiste au MUSICALES, RELIGIEUSES, retour des tribus. Que celles-ci soient SPORTIVES, CULTURELLES, sexuelles, musicales, religieuses, sportiIMPORTE PEU, CE QUI EST ves, culturelles, importe peu, ce qui est CERTAIN C’EST QU’ELLES certain c’est qu’elles occupent l’espace OCCUPENT L’ESPACE public. Voilà le constat. Il est puéril de PUBLIC. le dénier. Il est malsain de le stigmatiser. L’on serait mieux inspiré, fidèle en cela à une immémoriale sagesse populaire, d’accompagner une telle mutation, pour éviter qu’elle devienne perverse puis totalement immaîtrisable. Après tout, pourquoi ne pas envisager que la « chose publique » (res publica) s’organise à partir de l’ajustement, a posteriori, de ces tribus électives ? Pourquoi ne pas admettre que le consensus social, au plus près de son étymologie, puisse reposer sur le partage de sentiments divers ? Puisqu’elles sont là, pourquoi ne pas accepter les différences communautaires, aider à leur ajustement

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et apprendre à composer avec elles ? Après tout, une telle composition peut participer d’une mélodie sociale au rythme peut-être un peu plus heurté, mais non moins dynamique. En bref, il est dangereux, au nom d’une conception quelque peu vieillissante de l’unité nationale et d’une identité figée, de ne pas reconnaître la force du pluralisme, la conjonction d’identifications diverses. Le centre de l’union peut se vivre dans la reliance, a posteriori, de valeurs opposées.

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l’harmonie abstraite d’un unanimisme de façade est en train de succéder, au travers de multiples essais et erreurs, un équilibre conflictuel, cause et effet de la vitalité des tribus postmodernes. Cessons d’être des grognons obnubilés par le « bon vieux temps » de l’unité. Il faut avoir l’audace intellectuelle de savoir penser la viridité d’un idéal communautaire en gestation. Seule manière d’accompagner l’inéluctable et dynamique processus des sociétés contemporaines. Et, ainsi, éviter le provincialisme guettant notre pays.

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Michel Maffesoli

Pourquoi le « nouveau » contrat social est un « pacte » Le Figaro, le 19.IX.2009.

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est à partir de l’observation d’un détail que l’on peut comprendre ce qu’il en est du climat général de l’époque. Encore faut-il qu’à partir de ce fragment l’on puisse penser la mosaïque générale du moment. Il est, de ce point de vue, instructif de repérer l’utilisation de plus en plus fréquente du terme « pacte », que ce soit dans la vie publique ou dans l’ordre du privé. Cela n’est, en rien, anodin. Mais souligne bien un changement de fond propre à la postmodernité naissante. Rappelons que notre espèce animale a des mots par lesquels elle raconte ce qu’elle est. Amours, amitiés, pays, institutions, etc. ne sont ce qu’ils sont qu’en fonction de ce qu’ils disent ce qu’ils sont. Le « franglais » contemporain souligne bien cela lorsqu’il indique qu’un tel est « nominé » par telle ou telle récompense ou distinction. En bref, c’est par le mot que l’on est membre d’une société. C’est par le mot qu’une société reconnaît celui qui en fait partie. C’est par le mot qu’une société se constitue en tant que telle. Cela a été dit de diverses manières. Mais le titre d’un livre de Michel Foucault résume bien ce rapport signifiant : « les mots et les choses ». En même temps, lorsqu’on regarde sur la longue durée les histoires humaines, on voit que les mots par lesquels on se dit, les mots permettant de « nominer » ne sont pas éternels. Ils s’usent, se fatiguent, se démonétisent. Et alors ressurgissent d’autres ter-

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mes que l’on utilisait peu ou en des contextes différents, mais qui, d’une manière mystérieuse, font écho. Et ce parce qu’ils sont en congruence avec ce qui est vécu.

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eut-être est-ce ainsi qu’il convient de comprendre l’usage fréquent du mot PACTE. Il éveille des images originaires. Images s’adressant plus à l’âme d’un peuple, et pas simplement à l’esprit des individus. Ce sont ces images originaires qui redonnent force et vigueur à la mythologie. Quel est le problème ? Sinon celui de décrire le nécessaire consensus permettant qu’il y ait de la vie sociale. Le mot qui s’était progressivement imposé, durant la modernité, était celui de contrat. Indiquant bien par là ce que le consensus social avait de rationnel, de prédictible, de régulé. Le contrat social, qui à partir du dix-huitième siècle se met en place, est, en fait, l’aboutissement de ce long processus qui, dans la tradition judéo-chrétienne, et plus généralement sémitique va privilégier la « Loi du Père ». de Dieu le père tout d’abord, puis de son avatar, l’être humain dans sa spécificité masculine. En bref, prévalence du patriarcat. En ce sens, tout comme le patriarcat, le contrat social met l’accent sur une dimension que l’on peut appeler « ouranienne ». C’est-à-dire celle qui privilégie le cerveau, le cognitif. Toutes caractéristiques nous différenciant de l’aniAVEC LE PACTE, mal, domestiquant les passions, évacuant ou, à ON ASSISTE À tout le moins, marginalisant les émotions. Dans UNE RADICALE la foulée des travaux de Norbert Elias, on peut INVERSION DE dire que le contrat est, dans la « dynamique de POLARITÉ. NON l’Occident », l’achèvement de la curialisation des PLUS LA « LOI DU mœurs. Avec le Pacte, on assiste à une radicale inPÈRE », MAIS BIEN version de polarité. Non plus la « loi du père », CELLE DES FRÈRES. mais bien celle des frères. Avec en arrière plan le retour des « mères ». Pour reprendre une distinction professée par les historiens des religions, il existe un balancement entre des

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grandes époques à dominante « ouranienne » celles, ainsi que je l’ai indiqué, où prévaut une conception rationaliste du monde, et d’autres qui seraient « chtoniennes », plus proches de la terre, de ce monde-ci, sensuelles, « autochtones ». Le Pacte, en ce sens, traduit le retour de « l’affrèrement ». Moments où l’on voit revenir les passions, les émotions communes. Moments où les « humeurs » sociales sont dominantes. En reprenant des figures emblématiques que l’on retrouve chez Nietzsche, bien sûr, mais également chez Walter Pater, pour ce qui concerne l’histoire de l’art, ou chez Karl Mannheim en sociologie, autant la figure d’Apollon met l’accent sur la raison, autant celle de Dionysos est le dieu des passions, celui de l’orgie. Mais, par sa nature sensuelle, Dionysos a ce « principe féminin » par lequel J.J. Bachofen, l’apparente au « matriarcat ». Celui-ci, ainsi qu’a peu le rappeler Élisée Reclus, géographe et théoricien de l’anarchisme, avait une dimension libertaire. C’est bien cette sensibilité anarchisante que l’on va retrouver dans le pacte tribal qui fait un retour en force dans la vie sociale. Celle-ci n’est plus définie, a priori, à partir de la verticalité du pouvoir, mais va s’organiser, par une suite d’essais erreurs, en fonction d’une horizontalité où l’aléa, l’aventure ou le hasard ont leur place. On peut faire un rapprochement euphonique entre le pacte tribal et le recours au « Pacs », permettant au-delà ou en deçà du droit classique d’envisager des accords légaux entre personnes de sexes différents ou de même sexe. Là encore, il s’agit d’un glissement du droit méritant attention.

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e « pacte avec la terre » est, aussi, une spécificité contemporaine, s’inscrivant bien dans ce retour du dieu Dionysos. Faut-il le rappeler, celui-ci est souvent qualifié de « divinité arbustive ». Dieu enraciné, traduisant bien une mentalité ne considérant plus la nature comme étant un simple « objet » à exploiter à merci, mais bien comme une entité vivante avec laquelle il con-

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vient d’entrer en interaction. Ce « pacte avec la terre » s’exprimant bien dans la sensibilité écologique, et trouvant son expression paroxystique dans les diverses tendances de la « deep ecology », va se décliner de divers manières, dans le succès des nourritures biologiques, du commerce équitable, du tourisme écologique et autres préoccupations de « développement durable ». Dans tous ces phénomènes la terre mère, « Gaia » est à l’honneur. Ainsi, pacte tribal, pacte naturel, pactes également entre Etats, tout cela rappelle que le consensus n’est pas simplement rationnel, mais au plus près de son étymologie (cum sensualis) a une forte charge émotionnelle. Il met en jeu des passions et des affects multiples. On l’a bien compris, ce glissement des mots : du contrat au pacte, est en son sens plein, significatif. Il doit nous inciter à une pensée qui ne soit pas timide, mais qui sache prendre au sérieux toute une série d’images : tribu, terre mère, passions, humeurs, où en écho à des racines profondes, se revivent des mythes collectifs dont le retentissement et les effets mobilisateurs restent encore à explorer, mais dont on ne peut plus nier la brûlante actualité.

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Le Pacte émotionel Le Figaro, le 13.II.2007.

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algré ou, peut-être, à cause de la prudence qui le caractérisait, Emile Durkheim soulignait que l’effervescence était, justement, ce par quoi une société se constituait. Et il est instructif de noter que le bon rationaliste qu’il était ne manquait pas de relever l’importance des passions et des émotions collectives. En cela, d’ailleurs, il ne faisait que reprendre une constante anthropologique montrant que, sur la longue durée, la solidité du lien sociétal se mesure à l’aune de la capacité que peut avoir un corps social à mobiliser les affects dont il est traversé. Ce que l’on peut étymologiquement, appeler une « éthique de l’esthétique ». A savoir un ciment qui « prend » lorsque raison et sentiments se conjuguent en une synergie des plus féconde. C’est une telle synergie qui est au fondement de toute culture. C’est elle, aussi, que l’on retrouve, d’une manière sous-jacente, dans toute civilisation digne de ce nom. En un moment qui ne manque pas d’être décisif, la question mérite d’être posée : la France estelle civilisée et peut-elle jouer un rôle en ce sens ? Dans la vacuité abyssale caractérisant ce que l’on appelle, faussement, le débat intellectuel, le ton est au catastrophisme. L’intelligentsia française, au sang fatigué par une endogamie constante, ne parle que de déclin, de morosité, de désenchantement. En fait, c’est sa vitalité défaillante qu’elle projette sur une société qui lui est devenue étrangère. Journalistes connus, intellectuels média-

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tiques, politiques en mal de reconnaissance, s’autocongratulent, se lamentent en commun, lancent de rituelles incantations dans quelques bulletins paroissiaux, qui, de moins en moins lus, deviennent de plus en plus arrogants et sentencieux. Ces jérémiades sont essentiellement moralistes. Et ce en son sens strict. C’est-à-dire qu’elles envisagent toujours ce que « devraient être » la société, l’individu et non ce qu’ils sont en réalité. Niagara d’eau tiède et de bons sentiments laissant indifférents. Radotages de vieux grognons cacochymes qu’on n’écoute plus et qui au mieux fatiguent, au pire dégoûtent quelque peu. Tel est le républicanisme qui tel un moulin à prières, égraine ses lieux communs que sont la citoyenneté, la démocratie, l’égalité et autres valeurs de la même eau. Se résumant dans la rituelle condamnation du « communautarisme » abhorré. On se souvient de l’antiphrase de Orwell, qui, dans « Le Meilleur des mondes » appelait ministère de l’amour celui qui était chargé de faire la guerre. Ainsi ces discours d’arrière garde se parent d’un progressisme convenu pour masquer une réelle posture réactionnaire. La réthorique de l’égalité, les indignations citoyennes, le syndrome de la cause juste, tout cela a fait son temps. Il est donc urgent d’envisager autre chose. Savoir penser une autre manière de vivre qui soit en congruence avec ce que Auguste Conte nommait le « pays réel ». La civilisation n’est pas, simplement, rationnelle. Mais possède une bonne part émotionnelle. Emotionnel ! Ce néologisme employé trop souvent à tort et à travers désigne, dans les analyses du sociologue Max Weber sur la communauté, ce qui a trait à une ambiance commune. Un esprit collectif confortant le sentiment d’appartenance. Une théorie des humeurs en quelque sorte. Voilà bien le défi. Reconnaître que ces humeurs reprennent force et vigueur. Savoir les accompagner afin de leur faire donner le meilleur d’elles-mêmes.

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Dés lors, être civilisé ce n’est pas dénier ou stigmatiser une partie de soi-même, mais bien accepter l’entièreté de l’être social. Entièreté faite de différences assumées. Où l’égalité abstraite cède la place à l’équité vécue et organisée. Démarche essentiellement pragmatique, ne se gargarisant pas d’un moralisme général, mais s’employant à repérer des situations ÊTRE CIVILISÉ CE concrètes où de nouvelles formes de géN’EST PAS DÉNIER OU nérosité et de nouvelles attitudes de soliSTIGMATISER UNE PARTIE darité peuvent s’exprimer. DE SOI-MÊME, MAIS BIEN ACCEPTER L’ENTIÈRETÉ

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n pays civilisé est celui qui quand une forme sociale a fait son temps ENTIÈRETÉ FAITE DE est capable d’en sécréter une autre. En la DIFFÉRENCES ASSUMÉES. matière, et ce en son sens simple, l’engagement compationnel. Celui où les passions, considérées comme par trop primitives et que l’on avait marginalisées, reviennent au coeur même du débat sociétal. Le politique en donne un bon exemple. En son essence, ainsi que nous l’a enseigné Julien Freund, il était programmatique. Un bon programme suscitant la conviction et incitant à voter dans tel ou tel sens. Or le programme projectif ne fait plus recette. Il n’est plus en congruence avec l’esprit du temps. Et l’on voit s’opérer un glissement de la conviction vers la séduction. Celle-ci étant, bien entendu, pétrie d’émotions partagées. Et à l’encontre de ce que pensent les belles âmes moralistes, il n’est pas infamant de prendre au sérieux de tels affects. Après tout le corps individuel a bien ses sécrétions diverses qui le constituent en tant que tel. Pourquoi ne serait-il pas de même du corps social. Il faut donc prendre au sérieux les humeurs exprimant sa puissance d’être. Cela peut paraître, à première vue, paradoxal. Mais, ainsi que je l’ai déjà indiqué, la civilisation repose sur l’interaction réciproque de la raison et de la passion. Fécondation qui est au fondeDE L’ÊTRE SOCIAL.

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ment même de tout mythe collectif. Correspondance qui est bien dans l’esprit du moment. L’homme n’est plus « maître et possesseur de la nature ». De même l’environnement social ne peut plus se définir par le dépassement de tout dysfonctionnement ou de toute disparité. Un peuple civilisé est celui qui vit, au mieux, la naturalisation de la culture et la culturalisation de la nature. C’est-à-dire qui accepte l’imperfection des emotions; arrive à intégrer celle-ci en une complétude plus vaste. Ainsi, face à une société officielle toujours obnubilée par des valeurs modernes et tout à fait sclérosées, il est une société officieuse. Socialité au noir où se vit, au quotidien, une civilisation en gestation. Le travail n’y est plus la valeur essentielle, mais c’est la création qui prévaut. Le ludique, l’onirique et l’imaginaire collectifs y ont leur part qui n’est pas négligeable. L’aspect quelque peu compassé des institutions sociales dont le moteur était l’idéal démocratique laisse la place aux tribus postmodernes, qui se structurent à partir d’un goût souvent anodin, servant de dénominateur commun. En écho à la vision prophétique de l’utopiste Charles Fourier, des « petites bandes » nomadisent ici et là et « squattent » parfois telle ou telle institution. Là encore nouvelle civilisation voyant naître un véritable idéal communautaire.

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nfin, à l’opposé de l’uniformisation qui avait été la marque de la modernité et comme ce fut le cas à d’autres moments civilisationnels forts, le métissage est de retour. Nouveau « commerce », où Internet aidant, les idées, les passions et les biens circulent en un flux puissant, témoignant ainsi d’une vitalité retrouvée. Et l’on pourrait à l’infini multiplier les exemples en ce sens. Mais aucun d’eux n’est passible d’une analyse en termes de contrat social. Pas plus qu’il ne rentre dans le schéma habituel de la Ré-

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publique Une et Indivisible. Mais, pour peu que l’on sache faire preuve de générosité d’esprit ou, simplement, de lucidité intellectuelle, on peut admettre que, à certains moments fondateurs, la « res publica », la chose publique, est le fruit d’une multiplicité d’apports. Mosaïque faisant sens à partir de la diversité. Ainsi que le disait Goethe, les cultures, en leur moment naissant, sont toujours paradoxales. C’est ce paradoxe auquel l’on est confronté. Le contrat social, purement rationnel, celui de la modernité, est en train de laisser la place à un pacte émotionnel, celui de la civilisation postmoderne.

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DE LA CONVICTION À LA SÉDUCTION

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isons le tout net, c’est parce qu’il est, au jour le jour, le nez collé à l’événement que le politique est suspecté d’imbécillité notoire. On pourrait dire que faire l’histoire c’est, justement, ne pas être historique. Ce qui n’est pas vain paradoxe, mais rappelle qu’il faut savoir atteindre à la profondeur du temps pour être en phase avec l’inconscient collectif ; imaginaire dont on repère, de plus en plus, l’importance. Voilà ce qui fonde le discernement, cette suprême intelligence qui, je le rappelle, est la capacité de lier, de relier, d’unir choses, situations et gens épars. Ce n’est plus le rationnel qui semble prévaloir, mais bien l’émotionnel. La conviction cède la place à le séduction.

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Un président postmoderne La Tribune, le 06.V.2009.

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e concernant, même les fluctuations des sondages sont instructives. En effet, leurs variations montrent bien qu´il ne laisse en rien indifférent. Et c´est parce que l´on est obnubilé par ce qu´il est convenu d´appeler « l´éloquence du chiffre» que l´on se croit obligé de faire créance (un instant puis qu´ils sont changeants) á ceux qui montrent que Nicolas Sarkozy est « au plus bas dans les sondages » ! En fait, s´il est omniprésent dans les medias, les discussions de diners en ville ou dans les conversations du « Café du Commerce » c´est, certainement, parce que le « Président de tous les Français» correspond en profondeur à « tous ces Français ». Quoi que l´on en ait, il est en phase avec «l´homme sans qualité ». Disons le tout net N. S est postmoderne. Et c´est cela, justement, qui chagrine, à plus d´un titre, les divers observateurs sociaux. On pourrait même dire toute cette intelligentsia qui reste, frénétiquement, attachée à ces valeurs modernes dont on peine à reconnaitre, en France, qu´elles sont en faillite. Mais voilà, la nappe phréatique qui irriguait la société est en voie d´épuisement. Et, tous ceux qui ont le pouvoir de dire, celui d’écrire, « l´opinion publiée » ne savent pas voir qu´une autre configuration est en gestation. Ils font la fine bouche devant les facéties de ce trublion qui ne veut pas, ne sait pas se conformer aux règles bien huilées du jeu politique. Il a un dédain, par trop manifeste, du convenu. Ils peuvent tordre le nez, d´un air

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dégouté, le « Président de tous les Français » est en accordance, pour le meilleur et pour le pire, avec une réalité profonde. Celle de l´Esprit du temps. Quelles sont donc ces « caractéristiques essentielles » qui, contre vents et marées, qu´il en soit ou non conscient, connectent N. S à l´ambiance postmoderne ? Sans pouvoir être exhaustif, car celles-ci sont nombreuses, je ne soulignerai que quelques « accroches » spécifiques méritant d´être approfondies, mais n´en déterminant pas moins la profonde symbiose entre le Président et la vie de tous les jours. D’abord, en ces supposés temps de « crise », il y a du ludique dans l´air. L´on ne sait pas de quoi sera fait demain, aussi fautil jouir de ce qui se présente ici et SI « LE PRÉSIDENT DE TOUS maintenant. Ce qui, bien sûr, est en LES FRANÇAIS » NE LAISSE écho avec un hédonisme latent, amPERSONNE INDIFÉRENT, C’EST biental. Cela peut chagriner quelPARCE QU’IL S’IDENTIFIE ques chevaliers à « triste figure », AVEC L’« ESPRIT DU mais ce désir de jouissance est là TEMPS ». EN SYMBIOSE AVEC profond, et a envie de s´exprimer, L’AMBIANCE POSTMODERNE, ne serait-ce qu´en fonction des inIL PROJETTE DU LUDIQUE, certitudes de l´avenir. On a gobergé DU COMPASSIONNEL ET sur le côté « bling-bling » de N.S, DU MÉTISSAGE DANS UNE son appétence pour les bateaux de SOCIÉTÉ FRANÇAISE QUI luxe et autres lieux branchés. Il ne PEINE À RECONNAITRE LES faisait par là que dire en majeur ce CHANGEMENTS EN COURS. que tout un chacun a envie de vivre D’OÙ L’ACHARNEMENT DES en mineur. Et il ne faut pas négliger « GARDIENS DU TEMPLE » le rôle de la projection, du rêve colDE LA MODERNITÉ CONTRE lectif, qui fait que l´on « participe » CELUI QUI INCARNE CETTE magiquement, mystiquement, aux « RUPTURE ». bonheurs du chef.

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e ludique n´est pas éloigné, non plus, de l´importance du « compassionnel ». Voilà bien une autre caractéristique à laquelle peu de chefs d´Etat peuvent échapper. En effet, l´on commence à comprendre que la grande ambition moderne de la résolution de tous les problèmes sociaux ou économiques est quelque peu désuète. Le sentiment tragique de l´existence est là qui fait qu´il faut s´accorder, tant bien que mal, à ce qui est. Dès lors, à défaut de régler tous les problèmes, il faut compatir, panser les plaies, utiliser des mots qui sachent adoucir les maux. C´est ainsi que l´on a pu le voir dans telle usine en difficulté, dans tel port de pêche, sur les lieux des désastres naturels, sans oublier ceux où se déroulent les habituelles tragédies de la vie quotidienne. « Omniprésence » a-t-on dit. En fait, conscience, ou plutôt pressentiment qu´il faut savoir vibrer avec la douleur et la déréliction humaines. Même les plus froids des politiques « sentent » bien qu´il faut mettre en œuvre une telle empathie caritative. Cela ne règle rien mais, je l´ai dit, notre espèce animale a besoin de ces mots pour ses maux. Et là, encore on créditera sur le long terme N.S d´avoir su, au delà de la fonction de Président, jouer ce rôle de compatisseur.

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e jeu de la vibration, les sociologues parlent de « syntonie », n´est pas sans rapport avec une troisième caractéristique du temps. Celle du métissage. Ce Président « d´origine étrangère » selon l´expression de certains, hume, là encore, l´air du temps. La République n´est plus Une et Indivisible, ainsi que cela fut dit au grand moment de la modernité laïque. La « Res Publica » peut être une mosaïque de communautés spécifiques qui s´ajustent, tant bien que mal, les unes aux autres. L´ambiance du moment est à la tolérance, les pratiques juvéniles en font foi. Ainsi que le signalait Nietzsche : « Lieux où les races sont mêlées, sources de grandes cultures ». Et un tel métissage nécessite que l´on sache prendre en compte la religiosité spécifique de chacune de ces communautés.

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Il n´y a là, dans cette vision prospective, rien de choquant, même si cela peut inquiéter les nostalgiques d´un républicanisme dépassé. Voilà encore une solide intuition dont, à terme, N.S serait crédité. Bien évidemment, toutes ces particularités ne renvoient pas, ne renvoient plus, à l´individu. Des esprits pressés et peu informés croient voir dans la postmodernité le triomphe de l´individualisme. Il n´en est rien. C´était au contraire la marque des temps modernes. Du «bourgeoisisme » sous ses variantes socialistes et capitalistes. En fait, l´air du temps présent est aux « nous ». Avec les nouvelles formes de générosité ou de solidarité que cela induit; C´est bien à ces « nous », à forte composante affectuelle, que fait appel le Président Sarkozy. Ces communautés, redonnant force et vigueur au sentiment d´appartenance, il sait en user parce qu´il pressent bien que ce sont elles qui vont constituer la société complexe de demain. L´ensemble de tout cela culmine dans un glissement d´importance qui est en train de s´opérer dans la postmodernité naissante : celui du contrat au pacte. Le contrat était d´essence, purement, rationnelle. Le pacte, au contraire, se caractérisant par une forte charge émotionnelle. Le contrat social est censé s´établir sur la longue durée. Il repose sur un « Plan » raisonné et prédictible. Il est, essentiellement, tourné vers le futur. Vers la recherche d´une société parfaite. Tout autre est le « Pacte » dont les caractéristiques sont la mobilisation des émotions, avec l´aspect éphémère que cela ne manque pas d´induire. Et c´est bien ce dernier que met en œuvre N.S. Son pragmatisme, ses réponses immédiates aux problèmes qui se présentent en témoignent. Il y a du « situationnisme » dans l´air. Et quelles que soient les incantations sur les prévisions à long terme, c´est la capacité à s´ajuster à ce qui se présente qui va prédominer. Et cela l´inconscient collectif le pressent bien. On pourrait, tout à loisir, continuer une litanie en ce sens.

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Qu´il en soit ou non conscient, le Président Sarkozy est en phase avec l´évolution présente. D´ailleurs, il ne la crée pas, mais se contente d´en être le « haut-parleur ». Dire tout haut ce qui est vécu à bas bruit. Ces manières, pour ce faire, peuvent offusquer. Mais la hargne qu´il suscite auprès des gens bien élevés fait penser à la question du brave Docteur Knock : « ça vous gratouille ou ça vous chatouille ? ». S´il irrite c´est bien parce qu´il met le doigt là où ça fait mal : des valeurs sociales en perdition, des valeurs sociétales en émergence. Ayant « inventé » la modernité, en particulier celle du contrat social, la France a bien du mal à reconnaitre les changements de fond en cours. D´où l´acharnement des gardiens du temple vis-à-vis de tout ce, ou de tous ceux, exprimant ces changements : s´ajuster, tant bien que mal, au monde tel qu´il est ; ne plus faire fond sur ce qui « devrait être », voilà ce qui peut irriter. Mais on ne peut plus confondre « l´opinion publiée » et « l´opinion publique ». Et cela Nicolas Sarkozy l´a bien compris. A terme, voilà sa principale force.

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Élection : de la conviction à la séduction La Tribune, le 28.V.2007.

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ans tout feu d’artifice, il y a un bouquet final. Il émerveille, mais dans un même temps, il marque la fin des festivités. Il faut, dès lors, revenir à la rude réalité quotidienne. C’est bien à un tel principe de réalité qu’il convient de revenir. Non l’engouement pour la politique ne renaît pas. Non, au contraire de ce que nous affirmons, repris par le prurit de l’exception française, nous n’allons pas donner au monde, qui n’attendrait que cela, l’exemple d’un renouveau du débat démocratique. L’on a du mal à accepter la clôture des XIXème-XXème siècles. Et du coup l’on continue à s’inspirer du XVIIIème siècle qui leur servit de fondement philosophique : celui du contrat social. Mais les bribes d’analyse arrachées à ces systèmes si cohérents, ne sont plus que borborygmes, incantations avinées et autres régurgitations peu ragoûtantes d’une gueule de bois dont on n’arrive pas à se remettre. Le thème du retour du politique en fait partie.

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ovarsyme. En fait, s’il est une indéniable exception française, c’est bien celle du « bovarysme » : à l’image de l’héroïne de Flaubert, croire à autre chose que ce qui est. Y croire avec constance, avec assurance, parfois même avec arrogance. Un tel bovarysme est certainement l’élément majeur de ceux qui ont le pouvoir de dire, et de ceux qui ont le pouvoir de faire. Cette intelligentsia qui, politiques, journalistes et intellectuels confondus, montre en quoi elle est, massivement, coupée du monde social. 44


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En quoi elle ne comprend pas les évolutions de fond du monde sociétal. En effet, pour bien comprendre les racines profondes d’une culture, il faut avoir le sens de la banalité, celle de la vie courante. Toutes choses servant de terreau à l’exceptionnel. C’est ce qui, souvent, fait défaut aux élites qui, pour reprendre, encore Flaubert « calomnient leur temps par ignorance de l’histoire ». Cette histoire de tous les jours où les plus imaginatifs des dirigeants économiques, politiques ou sociaux, vont puiser leur inspiration. Et que disent-elles, ces petites histoires quotidiennes ? Sinon que le jeu a changé. Une nouvelle donne s’impose. Le temps n’est plus à la conviction rationnelle, il est à la séduction émotionnelle. C’est bien de cela dont il s’agit dès lors que la différence des positions politiques s’exprime moins dans l’exposé programmatique des projets que dans leur clinquante théâtralisation. Qu’est ce qui faisait la spécificité du politique, dans ce que H. Arendt nommait « l’idéal démocratique » ? On peut le résumer fort simplement. En fonction d’un corps de doctrines précis, l’on s’employait à convaincre, à obtenir l’adhésion d’un individu rationnel. Qui dès lors accordait sa voix. Telle était, ainsi que nous l’apprenaient les politologues classiques, « l’essence du politique ». A une représentation philosophique correspondait L’ÉPOQUE REND une représentation politique. Voilà le MANIFESTE UNE VÉRITABLE cœur battant de l’idéal démocratique ! TRANSFIGURATION Interaction symbolique d’un mandant DU POLITIQUE. CELLE et d’un « mandé ». Modernité où préMOBILISANT DES ÉNERGIES dominait un ordre de la conviction. NON-RATIONNELLES. Or les prémonitions, que certains observateurs sociaux serinaient depuis de longues années, s’avèrent fondées : l’époque rend manifeste une véritable transfiguration du politique. Non pas sa disparition, ce serait trop facile à dire, mais bien sa transfiguration : celle mobilisant des énergies non-rationnelles ; celle reposant sur un sentiment d’appartenan-

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ce à dominante affectuelle. Celle favorisant les rassemblements hystériques de tous ordres, y compris des rassemblements politiques, dont l’actualité récente n’a pas été avare. C’est le ventre qui est sollicité et non plus le cerveau. Voilà bien ce qui explique le glissement de la conviction vers la séduction. Nous avons le sentiment diffus qu’un monde s’achève.Mais c’est là où le bât blesse. Car d’une part, dans les périodes diluviennes, il y a évidemment des crêtes et des creux de vagues. Et d’autre part, il est habituel, dans l’assoupissement intellectuel caractérisant l’époque, d’interpréter ces crêtes au travers d’analyses convenues. En la matière, le retour du « débat démocratique ». Et de souligner l’importance de la participation. Et de s’émerveiller de la fascination exercée par les multiples « talk show » politiques, ou autres « meetings » à grand spectacle. Mais oubliant, du coup, que le propre même de la fascination est rien moins que rationnel. Feu de paille à l’obsolescence programmée. Oubliant que le « show » c’est du spectacle, avec les strass et paillettes qui vont avec.

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onformisme affligeant. Tout à la joie d’avoir retrouvé une utilité, politiques, journalistes et divers observateurs sociaux peuvent s’employer à proposer leurs analyses d’un conformisme affligeant. En effet, leur utilité est « marginale ». Dans la nouvelle donne sociétale, ils sont en arrière de la main, en ce qu’ils ne saisissent pas le rôle de l’émotionnel dans tout cela. Faut-il le rappeler, lorsque Max Weber utilise un tel néologisme, ce n’est nullement pour souligner un caractère psychologique individuel, mais, bien au contraire, pour mettre l’accent sur une ambiance communautaire. C’est donc bien en termes de « météorologie » tribale qu’il faut analyser la situation actuelle. Et c’est un enfantillage quelque peu magique de vouloir rationaliser un tel climat, qui est de l’ordre de l’émotionnel. Emotionnel en ce qu’il ressortit des forces « telluriques ». Retour des racines, de l’espace dans

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le débat public. L’appel au drapeau, à l’hymne national guerrier, la nostalgie de l’identité, tout cela en témoigne. Tout cela jette une pierre dans la mare stagnante du bien penser. Et l’on ne peut plus continuer à disserter sur quelques idéaux rouillés. Fussent-ils des plus honorables. On ne peut plus se contenter de tous ces lieux communs faisant le charme des discussions médiatiques entre gens de bonne compagnie. On le sait, on ne parle jamais autant de quelque chose que quand cette « chose » là n’existe plus. C’est le mécanisme bien connu de l’incantation. Dont le moteur essentiel est celui des « illusions perdues ». Que l’on ne veut pas reconnaître comme telles. Ressasser les lieux communs sur le retour du débat ou de l’idéal démocratique, reprendre, ad nauseam, les sempiternels débats sur la citoyenneté, le contrat social, le République Une et Indivisible, c’est passer à côté des paradoxes de la vie postmoderne. C’est employer une logorrhée dont plus personne, au fond, n’est dupe et, donc, passer à côté d’une vitalité sociétale indéniable mais quelque peu étrange. C’est ne pas voir que celle-ci, telle une pseudomorphose, peut emprunter des habits de circonstance,ainsi une apparente appétence pour le politique, mais qu’il ne s’agit là que d’un emprunt.

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ain Déni. Ne nous leurrons pas, le feu d’artifice est fini, le principe de réalité, propre à l’esprit du temps, va reprendre ses droits : les émotions collectives, l’importance des affects, le jeu des apparences, les manifestations hystériques, le sentiment d’appartenance, toutes choses qui en appellent, pour le meilleur et pour le pire, à un idéal communautaire en gestation. Il faut donc trouver des mots qui soient plus en accord avec un tel « idéal ». Des mots qui devenant paroles fondatrices accompagnent ce processus inéluctable et permettent d’éviter qu’il ne devienne par trop pervers. Il est vain de dénier une telle évolution. Car comme toujours en pareil cas, soyons en sûrs, l’addition sera présentée. Quand ? Dans pas longtemps. Certainement.

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Ségolène Royal ou la fièvre du samedi soir Le Figaro, le 03.X.2008.

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affaire est, déjà, ancienne. La société se spectacularise, et comme en écho, la politique se théâtralise. On a vu les conseillers en communication envahir les antichambres du pouvoir et le look prendre le pas sur le Programme. En son temps, Mitterrand se faisait limer les canines afin de ne pas trop afficher le carnassier qu’il était. Même si cela peut chagriner ses petits camarades, c’est bien dans cette lignée que s’inscrit Ségolène Royal. Et sa grand messe de samedi dernier rappelle avec force qu’il n’est plus nécessaire que ça raisonne, il suffit que ça résonne. Tout au début de La Naissance de la EN SE PRÉSENTANT tragédie, Nietzsche rappelle l’imporCOMME UNE ICÔNE tance de ce qu’il appelle les « figures inCHARISMATIQUE, ELLE cisives ». Figures emblématiques autour A BIEN SAISI QUE PEU desquelles on s’agrège, figures soudant IMPORTE LE PROGRAMME la communauté, totem suscitant les RATIONNEL QUAND émotions collectives. L’ESPRIT DU TEMPS, Peut-être, sans qu’elle en soit parL’AMBIANCE GÉNÉRALE ticulièrement consciente, est-ce ce rôle SONT AU CLINQUANT que S.R. s’emploie à jouer ? Le show du ÉMOTIONNEL. Zénith en témoigne. En se présentant comme une icône charismatique, elle a bien saisi que peu importe le programme rationnel quand l’esprit du temps, l’ambiance gé-

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nérale sont au clinquant émotionnel. S.R. postmoderne a bien compris, pendant que les éléphants se piquaient à coups de motions programmatiques, que le contenu n’est plus rien, le contenant est tout. Et c’est pourquoi en imitant le ramdam des technos parades, la musique techno ou en se servant des chanteurs pops, elle sait créer une eucharistie païenne où l’empathie domine. En invitant les Français à venir chanter plutôt qu’à compter de manière morose leur pouvoir d’achat déclinant, elle est paradoxalement au plus près de la vie de tous les jours, celle où malgré tout ça vit, ça continue, malgré les vicissitudes de l’époque. Quelle est la spécificité de l’ambiance musicale en question ? Je pense qu’elle sert d’anamnèse à ce « bruit du monde » que l’embryon entend dans le ventre maternel. Bruit et ambiance matriciels, marquant de leur empreinte indélébile le désir de fusion, c’est-à-dire de la perte de soi en un ensemble plus vaste. C’est dans une telle nostalgie qu’il faut certainement chercher la source du « sentiment océanique » que l’on retrouve dans toutes les effervescences contemporaines et que S.R. sait exploiter à merci. Ainsi samedi, elle s’offrait bras étendus et corps arqué, à ses vociférantes meutes de fans, qui, au travers de leurs acclamations, ne manquaient pas de créer une communauté soudée par leurs ardeurs cannibales. Ce faisant, en écho au stade Charléty, car c’était bien cette ferveur qu’elle entendait retrouver, Ségo s’est employée à cristalliser bien des espoirs et des rêves. Et il est possible que son « désir d’avenir » soit une simple antiphrase, désignant en fait un besoin d’émotion au présent. À l’encontre de ce qui a été dit, elle n’est pas la copie de la guerrière Jeanne d’Arc. Si on reste dans la liturgie catholique, elle est célébrée comme Vierge et Martyr. Tant elle s’est révélée oblative, de bout en bout. Par ses gestes, sa tenue et sa coiffure de jeune fille, ses chansons, son corps qu’elle offrait aux ardeurs des militants. J’ai bien dit Eucharistie païenne. Toujours

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en référence au santoral, elle a été aussi Vierge et Mère. Car son ventre, chastement recouvert d’une flottante tunique bleu marial, ne manquait pas d’exciter le ventre, bien plus déchaîné lui, de la foule en délire. L’hystérie (Utérus en grec) ne se partage pas : on vous en donne un peu, elle submerge tout. En tout cas que ce soit Vierge et Martyr ou Vierge et Mère, c’est bien de maternisation de la société dont il est question dans la geste « ségoléniste ». Si on le dit en des termes à la fois plus sentis et (un peu) plus philosophiques, il s’agit de quelque chose qui a trait à l’invagination du sens (Merleau-Ponty). Non plus le « logos spermaticos » projetant le sens politique dans le lointain, ce qui était selon le sociologue Julien Freund, ce qui était l’essence du politique, mais une posture qui rapatrie ce sens ici et maintenant, dans le creux de cette terre-ci, le ventre de ce monde, le vagin commun en quelque sorte. Dure leçon que nous donne ici Ségolène, mais ce n’est pas la première fois que dans la mythologie sociale qu’on voit le retour des bacchantes ! Quand on regarde, sur la longue durée, les histoires humaines, on observe un balancement constant entre le politique et le Jeu : au rythme d’un balancier cyclique, l’une cède la place à l’autre et vice versa. Et parmi les indices du retour du ludique, le rassemblement festif du Zénith était un modèle achevé. La prévalence du jeu est devenue tellement évidente que c’est la politique elle-même qui se théâtralise et ce faisant s’autodétruit en tant que politique. En effet, qu’était l’essence du politique dont il a été question ? On définissait un programme rationnel, s’adressant à des individus rationnels et c’est sur cette base que l’on obtenait une adhésion. La politique reposait sur une logique de conviction. Le show de Ségolène témoigne en paroxysme d’une tout autre logique : celle, je l’ai indiqué, qui ne sollicite pas le cerveau, mais le ventre. Ce sont les sens qui sont mus. La conviction laisse la place à la séduction. Tout est bon pour susciter et réveiller le pathos primordial.

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Ce qui dans une période dans laquelle les certitudes économiques rationnelles se sont écroulées et les paroles des experts invalidées, peut prêter à tous les espoirs comme toutes les inquiétudes. A coup sûr, Ségo a su écouter les sociologues qui l’entourent. En tout cas, s’ils existent, les plus cultivés d’entre eux. Ils ont dû lui indiquer le rôle que Durkheim attribuait aux « rites piaculaires ». C’est-à-dire la nécessité, lors des effervescences festives, de pleurer de joie, d’exaltation, de hargne. Ces pleurs collectifs confortant le sentiment qu’une communauté donnée a d’elle-même. Ils servent de liant (lien) social. Voilà bien le message subliminal qu’a lancé SR non pas aux caciques du PS, mais bien, au-delà, à tous ceux qui sont mus par des passions communes. Au-delà du contrat rationnel, elle montre l’actualité du pacte émotionnel. Elle rappelle que le consensus, au plus près de son étymologie (cum sensualis), a une forte charge affectuelle. Il met en jeu les affects multiples. Quand la « fièvre du samedi soir » atteint les hommes et femmes publics on peut dire que la politique est transfigurée. Est-ce une bonne nouvelle ?

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L’abstention, fruit d’une erreur de casting Le Figaro, 18.III.2010.

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st-ce la renaissance du socialisme qui s’annonce dans les dernières élections ? N’est-ce pas plutôt son chant du cygne, celui qui, on le sait, advient avant la mort. C’est cela que souligne la forte abstention marquant ces consultations régionales. Mais de celle-ci personne ne peut se dédouaner : car s’il y a faillite du politique, c’est que ce dernier ne sait plus entendre ce qui vient de la base et dès lors répond à côté de ce qui est attendu. Le socialisme n’est plus à l’ordre du jour. Il est normal que la gauche dénie un tel état de fait. Il est plus curieux que la droite l’oublie. Elle a commencé à payer cet oubli, elle risque de le payer encore plus cher. Ce n’est pas la première fois que le peuple fait sécession ! La secessio plebis est même une constante dans les histoires humaines. Lorsque l’intelligentsia n’est plus en phase avec le peuple, lorsque le pouvoir institutionnel s’est déconnecté de la puissance instituante. Cette constatation de bon sens, qu’à l’ombre des majorités silencieuses avait été bien analysée par des esprits aigus comme Jean Baudrillard, voilà qu’elle « étonne » les divers observateurs sociaux, journalistes et politique confondus. Mais c’est leur étonnement qui étonne. Car nombreux étaient les signes avant coureurs d’un tel coup de tonnerre. Mais revenons à quelques fondamentaux de toute vie en société, l’un en particulier que l’on oublie trop souvent. C’est une

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idée partagée qui constitue le fondement du vivre ensemble. A l’encontre de ce qu’il est fréquent d’entendre, l’économie est seconde. Le qualitatif prévaut sur le quantitatif. Chaque époque a un imaginaire, dans lequel on baigne et qui constitue un véritable ciment, assurant la tenue de l’être ensemble. L’art du politique consiste à faire de cette idée fondatrice une « vision » suscitant l’adhésion du plus grand nombre, condition même de toute vie sociale, sinon complètement apaisée, du moins vivable.

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e qui a constitué la vision « moderne », inspirant, du moins en France les divers partis politiques, était une sorte de volontarisme social, voire « socialisant » pensant qu’il était possible de tout maîtriser. Colbertisme, jacobinisme, bureaucratisme, voilà les diverses « mamelles » d’un Etat Providence, assurant la protection d’un peuple infantile et lui demandant en retour une soumission indéfectible. Il se trouve qu’un tel volontarisme étatique n’est plus de mise. Comme l’ont montré de « beaux esprits », « l’Etat social ne fonctionne plus » (H.Strohl, Albin Michel 2008) d’autres formes de solidarité, d’autres formes de générosité sont entrain de se mettre en place. Un autre vivre ensemble est en gestation. A la verticalité de l’Etat pourvoyeur, de la bienfaisance publique est en train de succéder l’horizontalité de nouvelles formes d’entraide qui sont confortées par le développement des moyens de communication interactifs. C’est cette mutation, plus vécue que pensée, mutation mettant l’accent sur la proximité, le quotidien et la vie de tous les jours, qui attend d’être accompagnée par les représentations politiques. Ce qui nécessite que soit acceptée la réalité d’un Etat modeste aux fonctions arbitrales plutôt que régaliennes. Voilà ce qui est, confusément, perçu par l’homme sans qualité. Voilà ce qu’est le climat dans lequel baigne la socialité postmoderne. Et c’est cela que nous avons, en France, du mal à accepter. Car tel un « sur-

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moi » envahissant, une insidieuse marxisation des esprits tend à prévaloir, qui confond la légitime générosité, propre à toute vie sociale, et la prise en charge infantilisante résultant de l’idéologie d’un service public aux tentacules infinies et paralysantes. C’est parce qu’elle est bloquée par un tel surmoi que la droite n’a pas su transformer l’essai réalisé en 2007. Erreur de casting que les gages donnés à une idéologie fleurant bon son XIXème siècle. L’ouverture n’est dès lors ressentie que comme une auberge espagnole où chacun apporte sa nourriture sous peine de mourir de faim. Avec l’impression que cela ne manque pas d’avoir de « combinazione » propre à l’abâtardisation du politique en politique politicienne, sans trop d’horizon. On est loin de la « vision » dont il a été question, seule capable de mobiliser les énergies et d’inciter à se préoccuper de la chose politique.

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a sagesse populaire le sait bien : à malin, malin et demi. Et puisqu’ils veulent s’amuser entre eux, puisqu’ils se font des amabilités et se passent sans fin le séné et la moutarde, cela se fera sans nous. On ne jour pas à ce jeu là. C’est ainsi que l’on peut comprendre l’abstention. La conséquence inéluctable d’une erreur de casting, faisant que la politique est PUISQU’ILS SE FONT ressentie comme un spectacle. Ce que l’on DES AMABILITÉS ET savait déjà, mais qui plus est, un spectacle SE PASSENT SANS d’assez médiocre qualité. En effet, quel intéFIN LE SÉNÉ ET LA rêt y a-t-il à participer à un scrutin dont les MOUTARDE, CELA SE enjeux paraissent flous et les idées obsolètes. FERA SANS NOUS. Et, tant qu’à faire, puisque la droite mime une gauche au regard tourné vers l’arrière, autant préférer l’original aux « ersatz » insipide, le Canada dry n’ayant rien de bien excitant. La vraie participation, c’est-à-dire le fait d’en être, de se sentir partie prenante, ne pourra se faire qu’autour de ce, de ceux, qui seront, pleinement, en congruence avec leur temps. C’est-àdire de ceux ne promettant pas une douçâtre protection quelque

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peu castratrice, propre à la bienpensance des deux siècles passés, mais appelant aux courageuses décisions vis à vis d’un monde où le risque et l’aventure ont leur part. La nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Et le village gaulois d’Astérix est, certes, sympathique, mais ses fragiles palissades n’auront aucune efficacité contre les rouleaux compresseurs de la mondialisation. Seuls ceux qui sauront dire cela auront les suffrages de leurs concitoyens.

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SOCIÉTÉ DE CONSUMATION

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vec lucidité, J.J.Rousseau indiquait que pour « étudier l’homme, il faut apprendre à porter la vue au loin ». Et seuls, hommes politiques ou partis, ceux qui sauront avoir une telle patience seront à même de se rabibocher avec un peuple ne se contentant plus d’un activisme brouillon et à courte vue. Certes, le politique c’est la décision. Mais le volontarisme n’est reçu comme pertinent que lorsqu’il repose sur des fondements solides. La chose sociétale est ce qui assure la force et la vigueur des choses sociales. C’est-à-dire que c’est uniquement si l’on sait reconnaître la puissance venue du bas, que le pouvoir, en haut, aura une légitimité irréfragable. Reconnaître : naître - avec l’esprit du temps dans lequel on baigne

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De la société du travail à celle de de la création La Tribune, le 17.IV.2008.

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ue nous vivions à une ère de bouleversement, est, maintenant, chose admise d’une manière, soit larvée, soit explosive, l’effondrement des grandes valeurs qui avaient présidé à la solidité de la vie sociale est chose avérée. Mais c’est avec beaucoup plus de réticences que l’on va accepter les conséquences psychologiques et sociales et nombreux sont les domaines où se donne à voir une telle « saturation ». Dans les périodes diluviennes, rien ni personne n’échappe aux chocs des divers raz-de-marée dont l’actualité n’est pas avare. Mais restons en pour l’immédiat à cela même qui fut le pivot de la modernité : le travail. Voilà bien l’impératif catégorique majeur. Celui présidant à la réalisation de soi et à celle du monde. Ce « tu dois » que l’on a sucé avec le lait maternel et dont l’injonction est au fondement même de l’éducation et des diverses institutions sociales. Comme souvent les poètes savent, de savoir incorporé et prophétiquement, ce qui va se diffracter, par après, dans l’ensemble du corps social. Et c’est ainsi que Goethe, dans la fameuse scène du « Cabinet de travail » de son Faust, fait subir une inversion au texte biblique, changeant « Au début est le verbe » en : « Au début est l’action ». Par là même s’inaugure la prévalence du travail, du productivisme et de l’économie qui en est la conséquence. Mais il n’est pas certain qu’une valeur, somme toute récente, soit éternelle. Elle peut

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se saturer et laisser la place à une autre manière d’agir sur l’environnement naturel et social. Je m’adresse ici à des âmes fortes, capables d’accepter une telle idée : le travail a fait son temps et il est nécessaire de voir à quoi il laisse la place. Il est, entre parenthèses, amusant de relever comment tous les candidats à l’élection présidentielle, sans exception, font de la « valeur travail » le socle irréfragable de leur programme électoral. Programme est un JE M’ADRESSE ICI À DES bien grand mot. Peut-être vaudrait-il ÂMES FORTES, CAPABLES mieux parler d’incantation électorale. D’ACCEPTER UNE TELLE « Valeur travail ». Voilà bien la revanche IDÉE : LE TRAVAIL A FAIT de la « vieille taupe » dont K.Marx nous SON TEMPS ET IL EST prédisait la longue patience. Mais la réNÉCESSAIRE DE VOIR À férence au vieux Marx a quelque relent QUOI IL LAISSE LA PLACE. dix-neuviémiste. Et des poings levés des révolutionnaires de service aux sourires plus ou moins aguicheurs des libéraux qui n’osent pas s’avouer comme tels, sans oublier les appels maréchalistes à Travail, Famille et Patrie d’un « socialisme » à l’appellation non contrôlée, tous les candidats poussent la chansonnette caractéristique d’un monde s’achevant : c’est par la revalorisation du travail que l’on va révolutionner, conserver, changer, réformer, « rupturer » (biffer le verbe de votre choix) la société ! Et si le problème n’était plus là ?

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e qualificatif à l’ordre. De diverses manières, en particulier pour ces jeunes générations qui feront la société de demain, qui font, déjà, celle d’aujourd’hui, l’on sent bien que l’essentiel de l’existence ne consiste pas à perdre sa vie à la gagner. L’impératif (tu dois) laisse, progressivement, la place à l’optatif, « il faut bien ». Certes, il y a le travail, mais celui-ci n’est qu’un élément parmi d’autres. Un simple aspect, pas forcément le plus important dans la diversification des investissements personnels. Dès lors, on peut être un bon manager et avoir de multiples

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centres d’intérêt, ayant chacun une importance propre. De même, les conditions de vie, dans le temps contraint du travail, ne sont plus négligées. Il en est de même pour l’équipe dans laquelle on se situe. En bref, le qualitatif est à l’ordre du jour. C’est à partir de ce que l’on peut ainsi, empiriquement, constater qu’il faut se rappeler qu’il est des civilisations et non des moindres, où c’est la création qui tend à prévaloir. La création, c’est la capacité de mobiliser tous ces paramètres humains que sont le ludique, l’onirique, l’imaginaire collectif. La Renaissance fut un de ces moments où banquiers, entrepreneurs, artistes et aventuriers de tous ordres pensaient la vie sociale comme un tout et la construisaient des lors en son entièreté. C’est quelque chose de cet ordre qui revient en cette postmodernité naissante. Postmodernité que notre nombrilisme hexagonal a du mal à reconnaître en ce qu’elle met à mal les certitudes, les avantages acquis et autres assurances corporatistes. Mais postmodernité, dont la globalisation est une manifestation irrécusable, fondée sur la synergie de « l’archaïsme » et du développement technologique. « L’archaïsme » (en son sens étymologique, ce qui est fondamental) voilà bien le jeu, le rêve, la fantaisie. Toutes choses qui grâce à Internet sont revalorisées, voire exacerbées. Et plutôt que de répéter, ad nauseam, l’antienne de la « valeur travail », dont le passéisme le dispute au dogmatisme, les décideurs de tous poils seraient bien inspirés de mettre l’accent sur le retour de la créativité, dans la vie sociale.

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tre en phase avec son époque. Les chefs d’entreprise les plus avisés ne s’y sont pas trompés qui savent bien qu’il n’y a de réelle compétence qu’en fonction d’une appétence donnée. En bref, on ne peut mobiliser l’énergie, individuelle ou collective, que si l’on est en phase avec l’inconscient collectif de l’époque. En la matière, seront prospectifs, c’est-à-dire en accord avec un

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futur proche, ceux qui savent miser sur ces valeurs présentes dans l’imaginaire du moment qu’un rationalisme étroit avait reléguées dans la préhistoire humaine. Ce sont ces forces immatérielles qui reprennent force et vigueur dans la vie politique, sociale et économique. Encore faut-il avoir lucidité et courage pour en repérer l’impact sociétal. J’ai bien dit, les âmes fortes.

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Travail du Dimanche Les Echos, le 18.VII.2009.

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n ne le répétera jamais assez, il est vain et sans perspective de vouloir réduire la crise contemporaine à sa composante économique. De plus en plus, les observateurs sociaux s’accordent sur le fait que celle-ci n’est que la conséquence d’une mutation bien plus profonde. Précisons enfin que lorsqu’on observe un tel changement sociétal, il est bien délicat de savoir ce que l’on veut dire. Il faut quelque temps avant de trouver les mots pertinents. Dès lors, c’est aux décideurs de savoir anticiper et de pouvoir traduire et mettre en œuvre les désirs inconscients, taraudant le corps social. C’est en ayant cela en esprit que l’on peut envisager, avec sérénité, le problème du travail le dimanche. Comme cela n’est pas de ma compétence, je laisserai de côté les incidences économiques et la mise en œuvre juridique. Mais, en particulier sur ce dernier point, il est aisé de trouver les solutions adéquates, dès lors que l’imaginaire social se reconnaît dans une évolution. Souvenons-nous, ici, de Durkheim : « la loi suit les mœurs ». C’est de celle-ci dont il s’agit. Elles sont de plus en plus travaillées par l’antique fonction du commerce, qui n’est pas simplement réductible à la circulation des biens. Que l’on se souvienne de ces belles expressions de la langue française : « commerce des idées » ; « commerce amoureux ». Elles rappellent que l’échange,

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en son sens anthropologique, est global : biens, idées, affects. Traditionnellement le fameux (et parfois décrié) « Café du commerce », tout comme les « places du Commerce » que l’on retrouve un peu partout en Europe, étaient des lieux où, justement, s’effectuaient de tels échanges. De même, afin de ne pas négliger la sensibilité religieuse ayant marqué notre pays, rappelons qu’avant et après l’office dominical, la place de la cathédrale ou son pourtour étaient le lieu d’un tel échange généralisé. Et l’Eglise a, certes fort tardivement, non seulement toléré, mais encouragé les foires, marchés et autres occasions de commerce social. Sans oublier bien sûr les spectacles, les pantomimes et les mystères, moments d’intense communion, vecteurs de socialité. Le lien entre l’échange religieux et l’échange de biens, LE LIEN ENTRE la rencontre utilitaire et la rencontre symL’ÉCHANGE RELIGIEUX ET bolique est un invariant anthropologique L’ÉCHANGE DE BIENS, LA que l’on retrouve aux abords de tous les RENCONTRE UTILITAIRE temples du monde. ET LA RENCONTRE Ce n’est que progressivement, sous SYMBOLIQUE EST l’emprise d’une rationalisation du travail, UN INVARIANT en particulier à partir du XIXème siècle, ANTHROPOLOGIQUE que les syndicats et les partis politiques, QUE L’ON RETROUVE dans un légitime souci de réguler le temps AUX ABORDS DE TOUS LES voué à la production par rapport à celui TEMPLES DU MONDE. de la « reproduction », ont lutté afin que les horaires de travail soient strictement encadrés. (dès lors qu’ils n’étaient plus rythmés par les seules lois de la nature comme dans l’agriculture). Encadrement qui va de pair avec l’instauration d’un coupure stricte entre la sphère privée et la sphère collective et qui accompagne le repli sur la cellule familiale la plus restreinte. Rappelons que c’est une telle rationalisation de l’existence, il faut bien le dire nécessaire en son temps, qui a abouti à ce que Max Weber a appelé le désenchantement du monde. Mais, on l’a dit, mutation il y a. Le temps contraint n’est plus

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ce qu’il était. La pénibilité du travail est, en Europe, étroitement surveillée. La vie familiale et les échanges auxquels elle donne lieu revêtent des formes multiples. (ainsi des parents se retrouvant « sans enfant » un dimanche sur deux, des enfants préférant aller voir leurs vieux parents en province trois jours par mois plutôt qu’un dimanche sur deux, des étudiants menant de front un travail rémunéré et des études, des personnes âgées s’ennuyant le dimanche après-midi, quand les foyers sont refermés sur les familles et les personnes isolées sans « commerce possible »…). Il faut bien le comprendre, les lieux d’échange, de commerce, de circulation, de rencontre, ces espaces sociaux, sont, tout à la fois, des moments de récréation et de recréation. Non pas seulement pour satisfaire un besoin individuel, un besoin matériel, mais bien pour régénérer le corps collectif. C’est le poète et romancier, P.De Mandiargues qui, décrivant l’animation et la vitalité de la ville de Barcelone, disait : on aime la vie à la mesure de l’amour que l’on porte aux marchés ». Remarque aiguë et judicieuse en ce qu’elle rend attentif à la dimension globale de l’échange. L’économie ne peut être « relancée » que si on la situe dans un cadre plus vaste, dans lequel l’immatériel trouve sa place. Joue son rôle, qui n’est pas négligeable. L’échange est symbolique et le commerce est une des formes de cet échange. C’est en ce sens que l’ouverture des magasins le dimanche - des magasins, mais aussi des bibliothèques, des équipements sportifs, musicaux, culturels - peut permettre l’expression de la vitalité sociale. Peut-être même signifier ce réenchantement du monde dont l’intelligentsia s’emploie à dénier les manifestations, mais qui, d’une manière têtue, sourd par tous les pores du corps social. Il suffit à cet égard de sortir de l’Hexagone, de se promener le dimanche à Mexico, Sao Paulo, Séoul, New York, pour prendre le pouls d’un tel vitalisme dans les rues et sur les marchés de ces villes. Dans les grands « mall » américains - dont l’origine, ne l’oublions pas, remonte aux « mails » du Sud de la France, où l’on

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déambulait et l’on échangeait en tous sens – l’achat est un élément certes non négligeable, mais qui est complété par le fait de frôler, de draguer, de rencontrer l’autre. On est bien là au cœur de l’échange dont il a été question. Le marché, qu’il faut ici comprendre à la fois en son sens strict et en son sens métaphorique, est le lieu de la discussion, de la circulation des idées religieuses, politiques, philosophiques, en bref ce qui constitue l’imaginaire collectif. L’ouverture des commerces le dimanche est certainement l’expression d’une vraie progressivité. Celle qui est capable d’intégrer tous les aspects de notre humaine nature, en particulier celle, primordiale de la mise en relation. Il faut savoir accompagner un tel processus, mettre en œuvre une pensée progressive qui, au-delà des enfermements doctrinaires et dogmatiques, sache s’ouvrir à la vie en sa totalité.

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Nous sommes en train de réinventer la société de consommation Les Echos, le 15.VIII.2008.

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n s’accorde sur l’importance de l’inconscient pour l’individu. Mais il y a, encore, quelques réticences à admettre que puisse exister un inconscient collectif qui, sur la longue durée, façonne les mentalités et les manières d’être. Cela a été analysé de multiples manières, mais il est admis que ce qui fit la spécificité de la tradition judéo-chrétienne, ce fut cette injonction première de cultiver le jardin d’Eden. Et l’homme doit le faire « à la sueur de son front ». Le travail est, devient, donc une injonction divine, et la maîtrise de la nature, ce qui va différencier l’humanité de l’animalité. Voilà, en quelques mots, quelle est l’origine de ce qui va, peu à peu, devenir le mythe du Progrès. C’est sur une telle logique de la domination que va s’organiser le va et vient, structurel, entre production et consommation. Double face d’une même réalité aboutissant, sans coup férir, à cette dévastation du monde, dont les saccages ne sont qu’un avant-goût peu réjouissant. Dévastation des esprits aussi, conséquence inéluctable d’une déification de l’objet. Déification faisant de l’individu un objet parmi d’autres. Et comme tous les objets, manipulable et mesurable à merci. Mais voici que depuis quelques décennies s’esquisse la saturation de ce paradigme. Et d’une manière prémonitoire, alors que

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les gauchistes de tous poils se disputaient quelques parcelles de pouvoir, des esprits avisés avaient écrit sur les murs de la Sorbonne : « Cache toi objet ! » Par après, avec lenteur et sûreté à la fois, les esprits furent contaminés par une autre manière de comprendre et de se situer par rapport au monde et aux autres. Cela peut se traduire de diverses manières. En particulier ce sentiment diffus de faire de sa vie une œuvre d’art. Le refus, pas toujours conscient, de perdre sa vie à la gagner. Et bien d’autres manières de mettre l’accent sur le qualitatif de l’existence. C’est dans ce cadre général qu’il faut bien saisir l’évolution que va subir la consommation. En bref, non plus quantitative, mais qualitative. Par exemple, non plus un Progrès débridé et infini, mais quelque chose dont le mot reste à trouver. Je tente ici un néologisme : « INGRÈS ». A savoir une énergie se focalisant sur ce monde-ci. Un hédonisme ici et maintenant. Un rapatriement de la jouissance en quelque sorte. Comment peut s’exprimer un tel « Ingrès » ? Par la reprise d’une sensibilité romantique se traduisant par l’attachement au territoire, l’importance du localisme, l’attention aux produits du terroir, aux nourritures biologiques. En bref, par la sensibilité écologique. Romantisme de la terre en ce qu’il met l’accent sur le sentiment chtonien. Qu’est-ce à dire sinon que confusément l’on se sent autochtone, appartenant, pour le meilleur et pour le pire, à cette terre-ci ! C’est en fonction de cela que l’on peut comprendre le glissement de la consommation vers la consumation. Deux grandes caractéristiques peuvent permettre d’apprécier un tel glissement. Tout d’abord l’importance du présent. Cela fut le cas dans d’autres cycles historiques (en particulier durant la pré modernité qui n’est

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pas sans ressemblance avec ce qui est en train de s’esquisser sous nos yeux). Il y a un rapport entre le présentéisme et l’hédonisme. Mais, à l’encontre de ce que l’on a tendance à croire, cet hédonisme met l’accent, comme je l’ai indiqué, tout à la fois sur le qualitatif et sur la beauté des choses. C’est cela l’autre aspect de la consumation : privilégier l’esthétique. Il suffit de rappeler ce que signifie, symboliquement, l’émergence du design au mitan du siècle dernier. L’objet quotidien tout en gardant sa fonctionnalité est haL’OBJET QUOTIDIEN billé, paré, signifiant par là l’obscur désir que TOUT EN GARDANT tous les moments de l’existence s’inscrivent SA FONCTIONNALITÉ dans un perpétuel dimanche de la vie. EST HABILLÉ, PARÉ. Je le rappelle, dans les sociétés pré-modernes, les objets de la vie courante avaient une sacralité propre. Morceaux du monde, ils bénéficiaient de l’aura de celui-ci. Ils étaient entourés de prévenance, de respect, et cela s’exprimait par la beauté intrinsèque qui était la leur. C’est ce qui réapparaît, en notre postmodernité, par le souci du beau, que l’on va retrouver dans les objets ménagers, dans l’aménagement de l’espace, dans la multiplicité des magazines et magasins consacrés au « bien-être » sous ses diverses formes. On n’est plus, dès lors, dans la simple consommation, mais dans une ambiance de consumation. C’est bien une éthique de l’esthétique qui est en gestation. En son sens strict, un lien s’élaborant à partir du partage de la beauté et des émotions qu’elle ne manque pas de susciter. L’éthos est le fait d’us et de coutumes issus d’un lien donné. D’un territoire aimé. C’est donc une éthique parfois immorale, qui s’exprime dans « l’effet impulse », le désir, le plaisir par un objet en ce qu’il permet le partage des passions et des émotions collectives. L’esthétisation de l’existence, l’art se capillarisant dans l’ensemble de la vie quotidienne, l’accent mis sur le qualitatif, le re-

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fus du saccage productiviste, la rébellion contre la dévastation des esprits, voilà ce qui se résume dans la consumation dionysiaque. Il y a dans tout cela quelque chose de mondain. C’est-à-dire un attachement à ce monde-ci. Une accordance, tant bien que mal, à cette terre, dont il s’agit de jouir sans en regretter nostalgiquement et sans en attendre mélancoliquement, une autre. Plaisir de la vie qui se consume, voilà bien ce qu’est l’inconscient collectif du moment !

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...AU

S

PARTICULIER

ouvenons-nous ici de ce qu’est le « déphasage » pour les scientifiques : un changement de fréquence. En la matière changement de fréquence entre ce qui est vécu et les incantations qui sont proférées par ceux qui ont le pouvoir de faire ou de dire . Mais quand il y a déphasage, il y a décohérence : « ça » ne tient plus ensemble. Ou « ça » tient mal. D’où la nécessité de repérer, de suivre à la trace, de « connaître », les empreintes profondes - Durkheim disait les « caractères essentiels » - de la chose sociétale, de la res publica. Ne plus se contenter de mots vides de sens, de cette monnaie usée traduisant la vacuité, d’abord de la pensée, puis de l’action. Voilà pourquoi l’on peut dire que l’économie est seconde. Qu’elle est tributaire de la culture. Il y a des mythes porteurs. Des mythes qui attirent et qui, dès lors, tirent en avant. Mais il faut le courage intellectuel de relativiser le court terme et son bruyant vacarme. Ne l’oublions pas, ce que Paul Claudel nommait le « clapotis des causes secondes » ne permet pas d’entendre le bruit de fond du monde. Et c’est celuici qui est, autrement, important. Voilà bien le défi sociétal auquel l’on est confronté : savoir cristalliser l’émotionnel dans lequel l’on baigne.

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La violence est une dérive de l’idéologie du « risque zéro » Le Figaro, le 14.X.2009.

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n se souvient de cet apologue chinois. Le pays étant traversé par de profonds désordres, l’empereur demande au sage ce qu’il convient de faire. Et ce dernier lui rappelle qu’avant toute choses il faut trouver les mots justes. Le reste venant de surcroît ! Il est vrai que la confusion des mots finit, toujours, par entraîner celle des choses. C’est ainsi qu’il n’est certainement pas pertinent de voir la main de « l’ultra-gauche » derrière les violences, dont l’actualité n’est pas avare. Dans l’histoire du mouvement ouvrier, celle-ci s’opposait au centralisme propre au bolchevisme, et était le fait de personnes cultivées, telle Rosa Luxembourg, refusant de parler et de penser au nom du peuple, d’infantiliser ce dernier et de lui dire ce qu’il convenait de faire pour arriver à une société meilleure. Ce qui, on en conviendra, est l’exact contraire des désordres auxquels l’on assiste de nos jours. Le dernier en date étant celui survenu à Poitiers. Où il s’agit, par la violence spectaculaire de réveiller le bon peuple endormi, et par là l’éduquer, c’est-à-dire le diriger vers le bon chemin de la Révolution. Ministres, journalistes, voire intellectuels à la pensée conformiste se trompent en attribuant ces violences à une supposée « ultra-gauche », alors qu’il s’agit tout, simplement, d’un combat d’arrière-garde, celui de cet esprit « socialisant », gentillet, un peu benêt, issu d’un XIXème siècle hygiéniste tout plein de cette

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foi moderne pensant réaliser la société parfaite, en sécurisant à outrance et en pasteurisant toute la vie sociale. Cette idéologie socialisante, n’ayant plus d’avenir politique, a contaminé les modes de pensée. Ce qui conduit à oublier que c’est en surprotégeant que l’on rend faible. Ainsi l’enfant, élevé dans du coton est-il incapable de se défendre et de résister aux attaques venues de l’extérieur ou de l’intérieur.

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ourtant nombreux sont les penseurs d’envergure qui ont rendu attentif à la nécessaire part d’ombre pour l’homme en particulier, pour l’humanité en général. Part maudite (G.Bataille), instant obscur, ce que j’ai appelé la « part du diable ». Toutes choses traduisant cette sagesse populaire sachant, de savoir incorporé, qu’il valait mieux accorder une place au mal irrépressible constituant notre humaine LES HISTORIENS nature, sous peine d’être submergé par son irMONTRENT ruption incontrôlée. BIEN COMMENT, Le mythe rapporte que lorsqu’on refusait au SUBREPTICEMENT, dieu Pan l’entrée dans la cité, il mettait la paniL’HYGIÉNISME S’EST que. Alors que son acceptation, ritualisée, j’alCAPILLARISÉ DANS lais dire homéopathisée, permettait d’en limiter L’ENSEMBLE DU les méfaits, à tout le moins de les circonscrire. CORPS SOCIAL. Voilà bien cette sagesse d’immémoriale mémoire sachant que le mieux est l’ennemi du bien. Et c’est ce « mieux » qui, en particulier à partir du XIXème siècle dans les grandes théories socialisantes et marxistes, s’est employé à aseptiser la vie sociale. Les historiens montrent bien comment, subrepticement, l’hygiénisme s’est capillarisé dans l’ensemble du corps social. Comment, aux travers des diverses institutions, il a formaté l’individu et ses divers modes de vie. C’est cette asepsie qui, peu à peu, a énervé le corps social. Lui a enlevé ses nerfs. C’est-à-dire sa capacité de résistance aux anticorps. Cela a été dit de diverses manières. Je pense en particulier

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à Machiavel qui, dans une logique irréfutable, montre comment la « virtu donne la tranquillité aux Etats ; la tranquillité enfante ensuite la mollesse et la mollesse consume les pays et les maisons ». Gradation est on ne peut plus inéluctable !

C’

est à partir de cela que va se mettre en place la sécularisation à outrance. Ce qui va culminer dans l’idéologie du risque zéro et autres principes de précaution. Les multiples interdictions ponctuant l’existence en portent témoignage. Conduire, manger, boire, fumer, aimer, et l’on pourrait à l’infini substantiver nombre de pratiques de la vie quotidienne encadrées de règles précises, rigoureuses, impératives, ne laissant plus de place à l’expression de la plus simple vitalité. C’est un tel refus de l’écart, fût-il minime ou ponctuel, qui peut conduire à son exact contraire. Effets pervers, faisant que l’on abouti au contraire de ce qui était attendu. C’est ainsi que la violence devient perverse. Et ce en son sens strict : per via, elle emprunte des voies détournées qu’il est impossible de maîtriser. Et ce faisant, elle devient sanguinaire, paroxystique. Les incendies et révoltes urbaines en témoignent. Les dégradations et bris de vitrine à Poitiers en sont l’expression achevée. Le mal ne pouvant pas s’exprimer, d’une manière cathartique, va le faire d’une manière paroxystique. Toute prohibition engendre le retour en force de ce que l’on dénie. En bref, le risque zéro est le fourrier des pires perversions. Voilà en quoi les violence actuelles ne sont pas le fait d’une hypothétique « ultra-gauche », mais bien la conséquence d’une sournoise marxisation des esprits, d’un socialisme rampant, voulant réaliser le paradis sur terre : la société parfaite. D’antique mémoire on le sait, l’enfer est pavé de bonnes intentions.

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« Avatar » : le retrour à la terre mer Le Figaro, le 14.II.2010.

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st-ce douce folie ? Irrationalisme effréné ? Lubie sans conséquences ? Et l’on pourrait à l’infini multiplier les interrogations. Ce qui est certain, c’est que après d’autres films du même genre, AVATAR est là, phénomène indéniable, témoignant sur la longue durée, d’un changement d’importance dans l’esprit du temps. Les chiffres aussi parlent d’eux-mêmes. Les millions d’entrés, déjà réalisées et celles prévues, les versions en toutes les langues, on peut penser, également, aux produits dérivés que le film va générer, tout cela montre bien que la thématique et la manière de la traiter sont en parfaite congruence avec les attentes du public. Un « phénomène », c’est ce qui se donne à voir et donc se donne à vivre. En la matière, le retour de la fantaisie, du fantastique, du fantasme et autres frivolités de même acabit. L’on peut tordre le nez d’un air dégoûté, mais AVATAR rappelle que la magie, voire la « techno-magie » se portent bien. Il s’agit là d’un indice, parmi bien d’autres, du « réenchantement du monde ». Voire d’une remagification de ce même monde. Le « Seigneur des anneaux » avait préparé le terrain. La profusion de films où l’enfer le dispute à la mise en scène des diverses forces des ténèbres, montre que l’on ne se satisfait plus de la benête marche royale du Progrès. Le succès de film comme AVATAR est là pour rappeler que, sur la longue durée, les sociétés ont be76


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soin de mythes. Elles les créent, les recréent, ou se nichent dans ceux qui, sous des formes diverses, ont toujours existé.

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VATAR reprend l’ancienne et toujours nouvelle figure du mythe du « double ». Ce que, poétiquement et prophétiquement A.Rimbaud avait bien annoncé : « je est un autre «. Il s’agit là d’un archétype irréfragable, celui d’un être en perpétuel devenir, confronté à chaque coin de couloir à une nouvelle aventure.Cet aventurier à la double vie rappelle que l’on est toujours taraudé par la « soif de l’infini » et CETTE JUNGLE QUE LES le désir de l’ailleurs. L’aventure comme TERRIENS CIVILISÉS élément essentiel de l’humaine nature. ENTENDENT EXPLOITER Avec lui, la quête du Graal est toujours LAISSE LA PLACE À UNE d’actualité. DÉMARCHE INITIATIQUE. Le film AVATAR souligne cette atLA PART D’OMBRE Y A SA mosphère du merveilleux, où la crainte PART ET LA MORT PEUT et la fascination se mêlent en un mixte TOUJOURS TRIOMPHER. inextricable. Cette jungle que les terriens civilisés entendent exploiter laisse la place à une démarche initiatique. C’est-à-dire une mise en chemin toujours renouvelée, où embûches, épreuves ne sont jamais totalement dépassées. La part d’ombre y a sa part et la mort peut toujours triompher. C’est tout ce qui fait des « sauvages » indomptés des figures emblématiques de la post-modernité. Ils symbolisent cet extraordinaire vouloir vivre, caractérisant l’esprit de temps en gestation ne l’en laissant plus conter. Les jeunes générations actuelles savent bien, en effet, d’un savoir incorporé, d’un savoir non théorique, d’une connaissance faite d’expériences, que la vie est loin d’être un fleuve tranquille. Mais qu’il y a des remous, des tourbillons et autres vicissitudes. Toutes choses qu’il faut avec grâce, désinvolture, insolence aussi, savoir affronter. C’est bien ce que fait le « marine » dont « l’avatar », le double, est envoyé comme espion. Il cristallise, il embellit, il « épiphanise » toutes ces épreuves qui

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font la vie de tous les jours. En s’enracinant dans un archétype immémorial, il redonne force et vigueur à un stéréotype quotidien. Celui d’un aventurier, jamais établi, mettant à mal la sclérose des institutions « civilisées » en rappelant la force du rêve, le désir matriciel d’une nature inviolée avec laquelle on est en communion continuelle. L’ancien rêve d’un TERRE MÈRE que la modernité a dévastée et que l’on espère retrouver en sa pureté première.

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est le principe de réalité qui, peu à peu, a dominé dans le bourgeoisisme occidental. Et voilà que la fantaisie du ludique et de l’onirique réunis se rappelle à notre souvenir. C’est cela que souligne avec force AVATAR. En ce sens il est en accord avec le désir de magie ambiant, désir refusant « l’établissement », la prévalence de l’économique, et prenant au pied de la lettre la formule de Nietzsche ; « deviens ce que tu es sans jamais cesser d’être un apprenti ». Sorcellerie, démonisme, chamanisme, paganisme latent, on pourrait multiplier à loisir la liste des nombreux phénomènes post-modernes que l’on peut stigmatiser, critiquer ou dénier, mais qui contaminent de plus en plus l’existence quotidienne. L’obscurité lumineuse traversant ce film, racontant l’initiation de ce héros de légende qu’est l’avatar du « Marine » s’acceptant « sauvage », acceptant son initiation à la tribu est, si l’on peut dire, éclairante. Je le rappelle, la figure rhétorique de la postmodernité est l’oxymore : l’obscure clarté, le monstre délicat. C’est bien ce que représente toutes les figures emblématiques du film. Tout à la fois animales ET humaines. Elles mettent en jeu la lumière noire des sentiments, la charge de l’émotion, l’importance des affects qui sont à l’œuvre dans les mythes, contes et légendes autour desquels se rassemblent les communautés contemporaines. La zébrure marquant le corps des « sauvages » et de l’avatar du « Marine » est la même que l’on va retrouver dans les tatouages,

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« piercings » et autres marques corporelles de plus en plus en vogue dans nos sociétés. Elle rappelle que la part obscure de l’animal humain est loin d’être dépassée. Elle signifie qu’il faut savoir s’en accommoder pour arriver à une forme d’entièreté. AVATAR ou la sagesse démoniaque d’une postmodernité en gestation !

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Cyberculture : un nouvel ordre symbolique Journal de la GLF. n° 95

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l’image de Golem de la Kabbale juive, qui échappant à l’emprise de son créateur, saccagea tout autour de lui, la cyberculture, « Golem » postmoderne est en train de subordonner à son pouvoir tous les moments de l’existence, rien ni personne ne lui échappant. Travail et temps libre, production et consommation, éducation et sport, spiritualité tout cela ne peut se comprendre qu’en référence à la raison technique. Ainsi plutôt que de subir les coups d’un tel « Golem », plutôt que de continuer à « gazouiller » la ritournelle du « désenchantement » consécutif à la mainmise technologique aux relents diaboliques, peut-être faut-il, avec lucidité, accompagner théoriquement un processus de toute façon inéluctable.. Les ennuyeux prédicateurs qui, du haut de leurs chaires universitaires ou au travers de leurs tribunes médiatiques, s’emploient à effrayer les crédules gogos, ne se rendent pas compte que si « gazouillement » il y a c’est bien celui, en son sens étymologique, des « twitters ». De ces lieux où « ça » parle, de ces forums de discussion où pas grand chose de sérieux ne se dit mais où l’échange s’établit. Dans ces « chats », en effet, l’important est d’établir du lien. Le contenu important peu. Le contenant étant tout. Ce qui est en jeu est bien la « reliance » : être relié (religare latin), être en confiance (reliant anglais). C’est tout cela, et bien d‘autres choses encore, qui me font dire que la technologie postmoderne participe au réenchantement du

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monde. Rumeurs, buzz, cancans, fausses et vraies nouvelles, dans un curieux mécanisme de contamination, l’espace « cyber » rejoue le rôle de la place publique, du café du commerce, ou de l’antique agora. Second life, Myspace, Facebook, voilà autant de déclinaisons du jeu des images et de la dépense improductive. Tout cela ne sert à rien, mais souligne le prix des choses sans prix. Ces sites sont les formes postmodernes du Potlatch pré moderne. Et que dans l’inutile de la « tchatche », dans le sans intérêt du blog ou du forum de discussion, voire dans l’obscénité de la « home page », se (re)trouve la consolidation du lien social. D’un ordre symbolique en gestation. En particulier sur un point essentiel, ce qui a trait au supposé individualisme contemporain. À ce leitmotiv, très souvent seriné, du repli sur la sphère privée. Voilà autant de lieux communs qui passent à côté de la « cyberculture », où des relations se créent, des échanges s’élaborent, des partages s’opèrent, toutes choses constituant pour le meilleur et pour le pire, une nouvelle vie sociale et symbolique. En bref, un commerce s’établit. Commerce qu’il convient de comprendre stricto sensu : commerce des biens, commerce des idées, commerce amoureux. Ces anciennes expressions françaises disent bien comment à côté de la marchandisation des objets, on trouve, également, des échanges philosophiques, religieux ou affectifs sur Internet. Il s’agit là d’un processus initiatique, s’effectuant à partir d’échanges et partages de tous ordres. De même c’est par contamination électronique que se développent les phénomènes de rébellion, de révolte, mais aussi les formes de générosité et de solidarité, ou encore la diffusion des informations, les rassemblements frivoles ou sérieux. Un terme traduit bien tout cela : flash mob, la mobilisation instantanée. Même dans l’ordre de la connaissance, avec les grossières er-

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reurs et méfaits que l’on sait, Wikipedia tient le haut du pavé, symbole, s’il en est, que le savoir ne vient plus du haut, qu’il n’émane plus d’un pouvoir vertical, mais se répand à l’image de la puissance de base, d’une manière horizontale. Ce ne sont là que quelques indices de la cyberculture naissante. Le développement technologique qui avait participé de la démagification du monde et contribué à l’isolement des individus, s’inverse en son contraire et contribue à une nouvelle reliance : être, toujours, en contact, en union, en communion, être branché. Ces réseaux sociaux sont multiples et font florès. Le site « Copains d’avant », avec sa touche de nostalgie. « Twitter » où l’on peut gazouiller à l’aise sur tous les sujets d’actualité. « Facebook », bien sûr, revendiquant 250 millions d’utilisateurs dans le monde. Et tous les sites de microblogging où, plus qu’un quart d’heure de gloire à la Andy Warhol, tout un chacun attend une sûre renommée en rendant public qui ses chansons, qui sa peinture, qui ses analyses philosophiques. Les sites communautaires, blogs et autres Twitters sont là pour rappeler que le « réenchantement du monde » est bien ancré dans la socialité postmoderne. Telles les tribus primitives autour de leurs totems, les internautes contemporains se rassemblent autour de leurs idoles spécifiques. Mais ce qui est, également, remarquable dans la techno-magie induite par le développement des moyens de communication interactive, c’est d’une part la production collective de la connaissance et, d’autre part, l’accession commune à celle-ci. Le savoir ne vient plus, simplement, du haut, suivant en cela le cheminement vertical de la « Loi du Père », mais, au contraire vient du bas, il est transversal, c’est la « loi des frères » retrouvant force et vigueur ! C’est ainsi que l’on peut dire que la postmodernité est la synergie de l’archaïque et du développement technologique. Cette technologie qui avait désenchanté le monde est en train, curieusement, de le ré enchanter. Au Moyen Âge les « Mystères », autour

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desquels la communauté communiait, se jouaient devant la Cathédrale. Il en est de même de nos jours. C’est dans les églises électroniques, au travers des video-games, des sites, des blogs, des forums et des encyclopédies, que se jouent les « mystères » postmodernes. Mystères unissant entre eux tous ces initiés (musicaux, sportifs, religieux, philosophiques) formant la socialité en devenir.

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De Dallas à « Plus belle la vie » - Inédit -

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our celui qui ne voit que le visible, il peut y avoir disparition d’idées, d’objets, de manières d’être ou de penser. En fait il n’en est rien tant il est vrai que, sur la longue durée, tout n’est qu’une lente transformation des choses de la vie. Le terme qui serait le plus opportun est celui de transfiguration soulignant qu’une même réalité va revêtir des figures diverses. Figures caricaturales que l’on va retrouver, par exemple, tout à la fois dans les feuilletons d’antan et d’aujourd’hui, avec Plus belle la vie. Mais si la forme varie, le fond lui, reste intangible. Ne seraitce que sous forme d’hypothèse, il faut admettre que les grands archétypes sont invariables ; seules leurs expressions peuvent varier. C’est ainsi que l’on peut voir d’étonnantes proximités entre le « soap-opéra » Dallas, rythmant les soirées des années 80, et Plus belle que la vie dont on sait le succès éclatant. L’un et l’autre rappellent qu’au-delà d’un vernis rationnel, l’animal humain est, avant tout, traversé par des humeurs, des émotions et des passions pouvant être considérées comme une sorte de nappe phréatique qui, quoiqu’invisible, sustente toute vie sociale. En son temps, Dallas exprimait une telle réalité ; c’est bien ce qu’actuellement fait Plus belle la vie. En chacun de ces cas c’est la nostalgie des contes et légendes qui se vit au présent. Il s’agit, si l’on reprend l’expression du sociologue Durkheim,

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de figures emblématiques. C’est-à-dire de types autours desquelles les diverses « tribus » sociales se retrouvent. Ne l’oublions pas, le Panthéon, tel que la mythologie grecque le concevait, reposait sur une constante guerre des dieux. Guerre exprimant, tout simplement, les problèmes de la vie quotidienne. Ainsi « JR » représentait-il une figure dionysiaque ou démoniaque, Bobby était plus apollinien, la mère, Ellie, fait penser à la déesse Héra. Elle tient le foyer en dépit des divagations, des fautes et diverses turpitudes des uns et des autres. Ce qui était en jeu dans Dallas était ce côté archétypal, je veux dire par là cette constante anthropologique mettant en scène les éternels problèmes de l’humanité. C’est ce qui explique, d’ailleurs, son succès planétaire. Mais l’essentiel est que ce feuilleton ne délivrait pas un « message » rationnel ou, simplement, idéologique, mais faisait appel à des formes mythologiques. Il sollicitait le « ventre ». C’est-à-dire les affects, les émotions, les passions collectives. Ce faisant, les divers protagonistes de Dallas cristallisait l’air du temps, l’imaginaire collectif. Il est, d’ailleurs, intéressant de noter que Sue Ellen était consciente d’être le porte-voix de ces figures mythiques. Et, en ce sens, tous les comédiens du feuilleton étaient bien des « personnages ». La personne en son sens étymologique (« per sonare ») est un haut-parleur. Dans Dallas c’est le monde, en son entier, qui parle à travers eux. Dans l’antiquité, de Homère à Sophocle, de l’Iliade à l’Œdipe à Colonne, la création théâtrale s’appuyait sur un terreau de créations mineures, celles de la vie de tous les jours. Dallas a joué un rôle identique. En mimant la cruauté, JR ou Sue Ellen rappelaient que l’existence est une éternelle blessure. N’est pas ainsi qu’Héraclite nous présentait l’enfant, construisant et détruisant, sous fin, le monde qui est le sien ? C’est bien ainsi que s’est conduite la bande de fripons qui dans le feuilleton a fasciné nos esprits.

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Avantage de la caricature : elle dit et fait en majeur ce que tout un chacun fait et dit en mineur. C’est bien de cela dont il est question dans Dallas : un complexe « familialisme », avec les embrouilles, les chicanes, les heurs et les malheurs agitant la vie de tous les jours. Ce que Montaigne appelait cette touchante « hommerie » qui est la nôtre. Voilà bien la leçon que donnait Dallas. Les protagonistes de ce feuilleton ont paru bien plus libres que ceux qui les jugeaient. On aura tout dit sur leur étroitesse, leur débilité, leurs objets fétiches, leurs défauts et autres contraintes ponctuant leur vie quotidienne. Mais, ce faisant, l’on aura oublié que tout cela, sous des noms divers, constitue la vie de tout un chacun. Et que le feuilleton ne faisait que nous réveiller à ce que nous sommes. C’est-à-dire à nous faire souvenir du désir de la banalité de tous les jours, de l’envie de la contrainte. Ou encore de ce que La Boétie à nommé le plaisir de la « servitude volontaire ». Car ce qui était récurrent dans Dallas c’est bien la cruauté. Le théâtre de la cruauté. Voilà ce qui revient d’une manière lancinante dans les intrigues, les coups bas, les infidélités. Les pleurs et les grincements semblaient être le lot commun. Mais n’est-ce pas, justement, ce qui fait l’humble grandeur de la vie tragique ? Vivre sa mort de tous les jours est, certainement, l’élément inconscient, mais essentiel de toute existence. Il se trouve que de tout temps, le jeu, paradoxalement, est là pour rappeler cette dure loi humaine. Cela on a du mal à le comprendre, car toute la pensée moderne repose sur le postulat de la liberté individuelle. Or le fameux feuilleton rappelait, à haut cri, à temps et à contretemps, que l’on n’est pas libre, mais bien prisonnier de notre destin, de notre caractère, de nos instincts. Tout, dans le ranch de Southfork, était anamnèse des limites dont il vient d’être question. Ne l’oublions pas : « Dallas, ton univers (est) impitoyable » !

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Mais cet univers impitoyable possède une indéniable part de jeu. Et dans le conflit opposant entre eux les membres de la famille Ewing, et ceux-ci à la famille Barnes, le ludique a sa part. Celui-ci est une manière de vivre le danger, voire la mort toujours possible. Il nous exerce, si l’on peut dire, à l’homéopathiser. Le jeu, celui de Pamela, de Lucy, voire celui de JR (John Ross II), est toujours une série d’épreuves aboutissant à une métamorphose. Processus initiatique s’il en est, rappelant la force du destin. C’est bien ce que font tous les protagonistes du feuilleton. Ils redisent, tels des héros mythologiques, ce que n’ont cessé de répéter les contes et légendes de tous les temps. Dans ceux-ci, il n’est pas question d’être enfermé dans la forteresse de son esprit. C’est-à-dire d’être un individu autonome et sûr de lui. Mais de trouver une paradoxale liberté dans une prison doré, le ranch de Southfork, où tout un chacun n’existe qu’en fonction d’un « nous » collectif. Celui de la famille. Imaginaire de la tribu, où l’émotionnel, l’affectuel sont choses essentielles. Le sensible y est primordial, qui fait que tout un chacun n’existe que par et sous le regard de l’autre. Que cet autre soit celui des membres des familles Ewing ou Barnes, ou celui – c’est la même chose – des spectateurs de la série télévisuelle. L’effervescence sociétale que Dallas a suscitée est le signe le plus net que ce feuilleton a annoncé, en direct, la mort de l’individualisme moderne. Durkheim parle de l’importance, pour les sociétés pré-modernes, des « rites piaculaires ». Il s’agit de cette étrange nécessité qu’il y a à pleurer, ou faire pleurer ensemble, pour souder le corps social. En son sens étymologique une vraie éthique de l’esthétique. C’est-à-dire un « éthos » comme sentiment d’appartenance servant de fondement à la vie commune. C’est bien cela que l’on a vu dans Dallas, à l’occasion de tel méfait de « JR », de telle ivresse de Pamela, de tel écart de Bobby. « Ça crie et ça pleure ». Et l’on peut légitimement penser, qu’il

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s’agit là d’indices pertinents d’un nouveau paradigme, celui du retour du sentiment tragique de l’existence. On se souvient de l’animal dans l’humain. On théâtralise la cruauté. On vit la mort de tous les jours. Ce qui, après tout, était une manière, spécifique, de lutter contre l’angoisse tu temps qui passe. La tribu de « Southfork », et la multitude des groupes de fans qu’elle a suscités, ne faisaient, sans en être forcément conscients, que vivre contemporainement, ces « jeux du cirque » qui d’antique mémoire rappelaient, tout à la fois, le plaisir et la douleur de la vie commune. Il est plus important de voir, comme un cours d’eau qui jamais ne se tarit, où sont en train de ressurgir tous les rêves, craintes et fantaisies diverses qui s’exprimaient dans Dallas. Ces mythes, je l’ai indiqué, sont transpersonnels. Ce sont des métaphores obsédantes de notre humaine nature prenant suivant les époques tels vêtements d’apparat ou oripeaux dépareillés. Mais leur réalité est incontournable. Et, à certains moments, ce qui est le cas pour la postmodernité, ils reprennent force et vigueur. C’est en ce sens que l’on peut observer l’indubitable prégnance du symbolique. Ce resurgissement, on peut le voir dans Plus belle la vie ! C’est un glissement auquel il convient d’être attentif : l’âme collective tend à prévaloir contre l’esprit individuel. L’exacerbation du corps individuel dans le cadre d’un corps collectif renvoie à une autre forme du lien social à forte composante lococentrique. C’est-à-dire les mots qui s’incarnent. C’est, en effet, l’espace qui prévaut. Espace du corps propre que l’on travaille à loisir, que l’on habille pour la prière, que l’on pare pour le plaisir, que l’on mutile pour une jouissance douloureuse. Territoire du corps tribal que l’on s’emploie à conquérir et que l’on défend contre toutes formes d’intrusion. Dans tous les cas, espaces symboliques générant et confortant le lien. C’est cela que l’on peut appeler la « reliance imaginale ».

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C’est en effet le glissement du logocentrisme moderne (purement abstrait et rationnel) vers le lococentrisme postmoderne (où les mots deviennent sensibles) qui me semble en jeu dans le « territoire » où se déroule Plus belle la vie : le quartier Mistral à Marseille ! J’ai, souvent, signalé ce glissement du logocentrisme vers le lococentrisme en rappelant qu’il est des époques où le lieu fait lien. Glissement qui en appelle à dépasser notre habituelle tendance à analyser en termes de « bien » ou de « mal ». Qui devrait nous inciter à constater en quoi les phénomènes qui peuvent paraître anomiques, et qui certainement le sont par rapport aux normes établies, peuvent être considérés comme les indices (index) les plus sûrs pointant une nouvelle socialité en gestation. Celle où les amours, les désamours, les haines, les générosités s’entremêlent sans cesse. Le patron du bar Le Mistral, l’entrepreneur Vincent, Malik, Aïcha, sans oublier le policier Léo Castelli témoignent d’une éthique plus proche de la nature, de la simplicité des relations, Reliance renouvelée et épurée par un dépassement des lois artificielles issues de la sclérose et des pesanteurs institutionnelles. On peut extrapoler les leçons de cet exemple, en montrant que toute instauration nouvelle est une transfiguration. Un nouveau « nomos de la terre » s’instaure ; c’est-à-dire une autre manière de délimiter les frontières. Il n’en reste pas moins que l’impératif catégorique de la morale établie laisse de plus en plus la place à la mise en pratique de petites libertés interstitielles où domine une forme de joyeux immoralisme. C’est bien cela : « l’ordo amoris » cause et effet des multiples extases sociétales. Ce joyeux immoralisme, ou amoralisme, se retrouve dans les diverses aventures amoureuses de Rudy ou celles de Malik. Les femmes ne sont pas en reste, et Mirta témoigne d’une forte vitalité qui ne déparerait pas dans le cadre exubérant de Dallas voire du

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Panthéon grec. Là n’est pas l’important. Ce qui est certain dans la nostalgie de Dallas, comme dans son resurgissement qui est Plus belle la vie (PBLV), c’est bien l’indice du réenchantement du monde. A l’instar de la multiplicité des films ou l’Enfer voisine avec le Paradis, ou le Bien le dispute à la mise en scène des diverses forces des ténèbres, cette saga montre que l’on ne se satisfait plus de la marche royale du Progrès. Les Lumières tendent à laisser la place au clair-obscur de l’existence. Le succès, en son temps de Dallas, actuellement de PBLV, est là pour rappeler que, sur la longue durée, les sociétés ont besoin de mythes. Elles les créent, les recréent, ou se nichent dans ceux qui, sous des formes diverses, ont toujours existé. Dallas ou PBLV reprennent la figure du joueur. Mythe de l’« enfant éternel ». Car il y a, même du côté des adultes, quelque chose de juvénile dans ces deux sagas. Le noyau irréfragable est celui d’un être en perpétuel devenir, confronté à chacun coin de couloir, ou au coin de la rue, à une nouvelle aventure. Ainsi, à l’encontre de ceux qui font leurs choux gras d’une supposée demande de sécurisation de l’existence, d’un besoin social du risque zéro, les frasques qui se jouent soit au Mistral soit au Sélect rappellent que l’on est toujours taraudé par la part d’ombre sommeillant en chacun de nous. L’aventure comme élément essentiel de l’humaine nature. Avec lui, la quête du Graal se vit au quotidien. Les sagas de Southfork ou du quartier Mistral soulignent cet atmosphère du merveilleux où la crainte et la fascination, la générosité ou la méchanceté se mêlent en un mixte inextricable. JR en redoutable homme d’affaires, Charles-Henri Picmal, en politicien corrompu, voisinent avec le bon Bobby ou avec la gentille Rachel Lévy. Et c’est bien leur ensemble qui est le ciment des tribus en question. Ce qui est en jeu dans ces sagas, c’est qu’elles théâtralisent un

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extraordinaire vouloir-vivre, caractéristique d’une socialité qui ne s’en laisse plus conter. Socialité qui « sait », d’un savoir incorporé, c’est-à-dire d’une connaissance faite d’expériences, que la vie est loin d’être un fleuve tranquille. Toutes choses qu’il faut avec grâce, désinvolture, insolence aussi, savoir affronter. C’est bien ce que font les protagonistes de PBLV. Ils cristallisent, embellissent, « épiphanisent » toute ces épreuves qui font la vie de tous les jours. En s’enracinant dans un archétype immémorial, il redonne dynamique à un stéréotype quotidien. Celui de l’éternelle jeunesse, jamais établie et mettant à mal la sclérose des institutions en rappelant la force du rêve. C’est le principe de réalité qui, peu à peu, a dominé dans le monde moderne. Et voilà que la fantaisie du ludique et de l’onirique réunis se rappelle à notre souvenir. C’est cela la leçon essentielle de la théâtralité juvénile de PBLV qui est, en ce sens, en accord, le « jeunisme » ambiant prenant au pied de la lette la formule de Nietzsche : « Deviens ce que tu es sans jamais cesser d’être un apprenti ». Ninon, Rudy, Mélanie, dans PBLV, tout comme JR, Pamela, Sue Ellen, dans Dallas, expriment, d’une manière crue, le paganisme latent de l’époque. En ce sens, ils résument bien tous ces nombreux phénomènes que l’on peut stigmatiser, critiquer ou dénier, mais qui contaminent de plus en plus l’existence quotidienne. Ce clair-obscur fait de bien et de mal, qui traverse ces sagas télévisuelles est, si l’on peut dire, éclairant. Je le rappelle, la figure rhétorique de la postmodernité est l’oxymore : l’obscure clarté, le monstre délicat. C’est bien ce que l’on trouvait dans Dallas et c’est également ce que l’on retrouve dans PBLV. Ces séries mettaient, mettent en jeu la lumière noire des sentiments, la charge de l’émotion, l’importance des affects qui sont à l’œuvre dans les mythes, contes et légendes autour desquels se rassemblent les tribus traditionnelles comme les tribus postmodernes.

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Tout cela rappelle que la part obscure de l’animal humain est loin d’être dépassée. Il faut savoir s’en accommoder pour arriver à une forme d’entièreté. Le ranch de Southfork, tout comme le quartier Mistral sont des lieux où les esprits s’incarnent. Le plaisir de la chair rappelant qu’au-delà du corps individuel, ce qui important est bien le corps collectif, celui de la communauté où tout un chacun se situe. Dans les grandes mythologies antiques, comme dans les sagas télévisuelles des trente dernières années, on pressent qu’au-delà d’une existence close sur elle-même, il faut suivre le signe de piste du nomadisme tribal fait, tout à la fois, d’enracinement et d’exil. Paradoxe exprimant bien l’émergence d’une éthique immorale alliant les contraires. Le corps et l’esprit, la raison et le sensible, l’intellect et la passion, toutes choses composée, structurellement, de bien et de mal. C’est cela même qui, de Dallas à Plus belle la vie, peut servir de ciment aux tribus émotionnelles qui trouvent là les illustrations de leurs rêves les plus fous. La nostalgie est, encore, ce qu’elle était !

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Parmi les ouvrages de Michel Maffesoli on peut signaler :

L’Ombre de Dionysos

Contribution à une sociologie de l’orgie CNRS Éd., Paris, 2010 (1982).

Le Temps des tribus

Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse Éd. La Table Ronde, Paris, 2000 (1988).

Du Nomadisme

Vagabondages initiatiques Éd. La Table Ronde, Paris, 2006 (1997).

Iconologies

Nos idol@tries post-modernes

Éd. Albin Michel, 2008. Apocalypse CNRS Éd., Paris, 2009. Matrimonium

Petit traité d’écosophie

CNRS Éd., Paris, 2010.

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Michel Maffesoli Membre de l’Institut Universitaire de France mm@ceaq-sorbonne.org www.michelmaffesoli.org

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