Une introduction au jargon des passeurs frontaliers de Ceuta Nicole S. SERFATY* Fatima-Zahra AÏTOUTOUHEN*
Dès le point du jour, des centaines de passeurs professionnels - dénommés dans le nord du Maroc brāgdi-s/brāgdiya - forment des files interminables le long de corridors grillagés. Du lundi au jeudi, ployant sous la charge de volumineux colis posés sur leur dos, ils traversent ainsi la frontière douanière qui sépare l’enclave espagnole de Ceuta et les villes marocaines de Fnideq, Mdiq1, Martil et Tétouan, en n’ayant rien à déclarer.
Repères sociohistoriques L’origine de ce trafic, courant dans la majorité des villes frontalières, doit probablement dater ici de la prise de Ceuta par les Portugais (1415)2. Après la “bataille des trois rois” (1578)3, le monarque espagnol Philippe II devient également roi du Portugal et réunit les deux royaumes ibériques sous son autorité. Un peu moins d’un siècle plus tard, au moment de l’indépendance du Portugal (1668), un traité de paix est signé entre les deux souverains, rattachant définitivement à l’Espagne, depuis cette date, Ceuta et Melilla4.
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LaCNAD-LCJMMO (Langues, Civilisation des Juifs du Maghreb et de la Méditerranée Occidentale), INALCO, Paris. Vice-présidente de la Fondation hispano-marocaine Al-Idrissi. Les habitants de la région appellent couramment les villes frontalières de Fnideq, Castillejos et Mdiq (située à 30 km environ de Ceuta), El-Rincón. Gozalbes Busto 2001 : 54-63 ; Bethencourt et Curto 2007 : 358-359. El-Ifrani Es-Sghir 1889. Braudel 1993, tome 2 : 604-615 ; et 1996 : 47-80 ; Vicente 2005 : 31-36.
Dans un premier temps, ces fronteras, appelées aussi presidios, avaient été maintenues pour neutraliser la piraterie dirigée contre les côtes ibériques et pour protéger la traversée du Détroit de Gibraltar par les galions espagnols revenant des Amériques chargés d’or. La volonté avouée de prolonger la Reconquista sur la rive africaine du Détroit et de maintenir une attitude combative face à l’islam a participé aussi de la conservation séculaire de ces fronteras. Mais l’histoire démontre que si Portugais et Espagnols ont sévi contre la course et se sont heurtés aux assauts et à la résistance des tribus environnantes, ils se sont contentés de défendre leur territoire et ses rives méditerranéennes sans se hasarder à conquérir l’arrière-pays5. Aujourd’hui, l’importance stratégique de ces enclaves territoriales reste un épiphénomène6. Leur nom n’apparaît dans les media que de manière épisodique lorsqu’elles font l’objet d’une revendication de souveraineté provenant du gouvernement marocain ou lors d’incidents comme celui de l’îlot Persil (juillet 2002)7. Il n’en demeure pas moins que la situation géopolitique particulière de ces parcelles européennes enchâssées sur la côte méditerranéenne du Maroc, engage des relations profitables mais ambiguës entre ce dernier et l’Espagne8. D’un point de vue politique et économique, la zone franche de Ceuta9, se trouve adossée à un pays dont le revenu par habitant est entre cinq à dix fois inférieur à celui des espagnols. Avant cette dernière décennie (depuis 2003) qui a vu se propulser et se moderniser la région qui l’entoure, tout le nord marocain avait été marginalisé et sous-développé volontairement par le pouvoir durant près d’une quarantaine d’années. Les infrastructures qui longent la côte méditerranéenne entre Tanger et la région d’Oujda ont été améliorées. Les habitants des villages rifains qui bordent cette côte ont vu leurs conditions de vie adoucies mais ils sont toujours aimantés par la traversée de la frontière Fnideq-Ceuta qui s’ouvre sur des horizons parfaitement contrastés. Ceuta a toujours fonctionné comme une plate-forme d’attraction économique pour les frontaliers, recrutant une maind’œuvre marocaine bon marché et s’approvisionnant chez son voisin en 5 6
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Sur les aspects économiques et religieux de l’occupation ibérique de Ceuta, voir Laroui 2001 : 217-219 ; Zaïm 1990 : 104-116 ; Cortés Peña 2004 : 7-29. La presse qualifie régulièrement l’enclave de “confetti ibérique”. Voir Libé.fr, “Ceuta, confetti déchiré entre deux continents”, article du 2/11/1995 et Reporters “Frontière Maroc Ceuta”, émission diffusée par la chaîne de télévision France 24 le 5/3/2010. Elle représente une parcelle territoriale de 19 617 km2. Après neuf jours de crise, un accord est intervenu pour que cet îlot inhabité et situé au large des côtes marocaines ne soit occupé par aucun des deux Etats. Zurlo 2005 ; Zaïm, 1990 : 213-216, sur “le premier âge de la contrebande” et, notamment, le commerce occulte des armes et des munitions sur le littoral méditerranéen à la fin du XIXe siècle et sa contribution à l’anarchie marocaine. Ceuta bénéficie des statuts de port franc depuis 1863 et de ville autonome depuis 1995.
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produits de première nécessité vendus, comme le veut la tradition, au prix coûtant. Ceuta connaît à présent les effets pervers d’une orientation oscillant entre compromis et ignorance volontaire d’une situation admise de facto en raison de sa rentabilité économique10. Sa frontière poreuse est le haut lieu d’un commerce basé sur la contrebande - requalifiée commerce “atypique” - qui fait vivre une grande partie de la population frontalière qui ne s’offusque nullement de ces procédés. Et, si le Maroc et l’Espagne ont déjà organisé des campagnes de sensibilisation à ces activités illégales, ils s’y emploient de façon plutôt sporadique (1985 et 1995-1996). Dans cet espace particulier dont le contexte sociohistorique a été brossé ici à grands traits, c’est moins l’antériorité ou les mécanismes de formation d’une catégorie socioprofessionnelle que l’habitus et les marqueurs culturels qu’elle génère qui semblent intéressants11. En prenant pied dans la réalité et après avoir mené une enquête soutenue, il apparaît que ce groupement d’individus vivant de la contrebande est généralement perçu comme une abstraction mue par une aptitude disqualifiante. Nul ne reconnaît à ces passeurs une quelconque disposition à laisser des traces de leur engagement dans un tel processus professionnel. Force est de constater que leur langage est émaillé de termes et d’expressions refuge forgés au fil du temps dans les conditions scabreuses du commerce illicite. Notre contribution sommaire à l’approche de ce parler, inexploré jusqu’ici, a débuté par une enquête de terrain menée dans un premier temps auprès de portadoras (porteuses) âgées entre 30 et 50 ans, rencontrées à Tétouan en août 200912 et approfondie auprès de jeunes ressortissants de la région. Elles ont difficilement accepté cet entretien et émis deux conditions préalables : l’anonymat et une rétribution. Nous avons pu enregistrer durant trois heures le témoignage13 de ces trois informatrices, avouant d’entrée de jeu leur analphabétisme.
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Sur la transformation des présides de colonies pénitentiaires en îlots mercantiles, voir Zaïm 1990 : 188-192. Voir également Gaudio 1981 : 64-65. Heinich 1997 : 96-97 : “La société n’est pas seulement le facteur de caractérisation et d’uniformisation, elle est aussi le facteur d’individualisation. La notion d’habitus permet de faire le lien entre ces deux dimensions, en décrivant la façon dont sont individuellement incorporés des modalités de perception et d’action collectivement développées dans le système des interactions”. Zohra, María et Fatima nous ont été présentées par Mohssine Settou, doctorant et membre de la Fondation Al-Idrissi. A cet entretien, étaient également présents Mohssine Settou et Mohammed Ahanat, originaires de Tétouan et vivant à Séville. Nous voudrions leur exprimer notre gratitude pour leur ténacité et pour avoir réussi à convaincre ces femmes de venir s’exprimer librement devant nous.
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Leurs réponses au questionnaire pré-établi étaient rarement directes ou spontanées mais le ton était véhément, souvent grave. Elles revenaient sans cesse sur la pénibilité du métier, sur leurs douleurs physiques et sur l’acrimonie des douaniers. Elles pratiquaient l’alternance codique14, s’exprimant en dārīža 15 tétouanaise, une langue fréquemment émaillée de mots d’espagnols ou d’hispanismes et de français, dans une moindre mesure. Depuis cette première entrevue, en dépit de la difficulté à mener une entreprise aussi hasardeuse, nous n’avons cessé de solliciter des entretiens à des passeurs lors de chacune de mes missions dans le nord du Maroc. En insistant sur la nécessité de consigner ces créations langagières, de débusquer les strates linguistiques qui y sont ancrées et de les sauvegarder avant qu’elles ne tombent en désuétude, certains passeurs âgés entre 20 et 30 ans, rencontrés en août 2011, ont marqué de l’intérêt pour une telle étude. Ils ont accepté plus aisément que nos premières informatrices de sortir de leur réserve, toujours de façon anonyme, mais bénévole cette fois-ci, afin d’authentifier et d’augmenter les matériaux déjà recueillis. Il nous a été possible, à travers ce modeste corpus d’un parler inexploré16, de percevoir l’existence d’un sociolecte et de mettre en évidence un premier échantillon de leur jargon et de leurs expressions argotiques à fonction cryptique. Il apparaît que ce jargon17 façonné par les passeurs a généré des lexèmes spécifiques censés limiter la communication au cercle des initiés et constituer une réponse linguistique à son besoin d’opacité. Notons qu’à Tétouan, ce vocabulaire argotique, compris de tous, est considéré comme vulgaire et n’est utilisé que dans les limites du Barrio, le quartier duquel sont issus la plupart des passeurs. Les expressions usuelles de ces professionnels du trabendo18, contrebande, sont nées d’une combinaison d’éléments sémantiques, lexicaux et syntaxiques qui en font une variété de langue à l’intérieur de l’ensemble linguistique du Maroc septentrional. Les éléments lexicaux, généralement arabes, intègrent un grand nombre de lexèmes franco hispaniques19, parfois même anglais. Ils renvoient à des formes lexicales particulières conçues dans un cadre discursif spécifique qui est propre, d’une part à celui des langues frontalières et, d’autre part, à celui des professionnels du commerce frauduleux.
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Voir Vicente 2005 : 166-186. Caubet 1993 : 310. Voir parmi les articles les plus anciens s’intéressant à ce champ sémantique, Roux 1936 : 1067-1088. Sur la définition des mots argot et jargon, voir Calvet 2007 : 8-9. Voir Meouak et Kouici 2000-2001 : 61-71. Mercier 1906 : 417-422 ; Benyahia et Aguadé 1987 : 191-202.
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Le genre discursif codé des brāgdi-s traduit la pénibilité de leur activité nourricière et la multiplication de néologismes reflète leur conscience aiguë du danger et, à la fois, leur mépris pour le cynisme et la cupidité des douaniers. Ce langage codé20 est limité aux passeurs qui ont fini par élaborer, à l’intérieur de l’ensemble linguistique rifain, une variété de parler marquée par quelques-unes des spécificités suivantes : - Ses éléments sémiotiques émanent tant du contexte socioculturel et historique que des aléas du métier de passeur - Les éléments sémantiques et leur évolution relèvent des stratégies discursives fluctuantes et des significations explicites ou implicites fabriquées par les co-locuteurs dans leur interaction professionnelle. - Les éléments lexicaux renvoient à des transformations subies par certains termes étrangers fondus dans une morphologie arabe. - Les éléments syntaxiques servent à intégrer dans l’activité énonciative ces différents niveaux de sens et de formes linguistiques propres à cette corporation. La présente investigation n’est qu’un prélude à des recherches de plus grande envergure sur d’autres parlers marocains insolites dont les phénomènes de métissages linguistiques seraient les principaux marqueurs. Elle doit être envisagée comme une tentative d’approche du jargon des brāgdi à travers quelques exemples significatifs puisés dans les enregistrements de nos différents entretiens.
Vocables désignant les différents acteurs de la contrebande Brāgdi 21 ﺑﺮاآﺪىPasseur Pluriel : brāgdiya Tbərgīd ﺗﺑﺮﻜﻴﺪFaire passer de la marchandise en fraude Dans le nord du Maroc, le terme générique de brāgdi désigne les individus dont le gagne-pain quotidien consiste à aller chercher de la marchandise dans les entrepôts regroupés dans un lieu appelé əl-Mədraba, situé en contrebas, à un kilomètre environ de l’entrée de Ceuta, et à traverser la frontière. Ils gagnent en moyenne de 50 à 100 dirhams par passage (entre 5 et 10 euros), les plus performants réussissant quatre ou cinq voyages quotidiens.
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Voir Meouak et Kouici 2000-2001 : 62, ces deux auteurs mentionnent la lašūniya, la langue secrète des juifs du Maroc et les argots de type lġūs dont “la finalité principale est de cacher un message à une tierce personne”. Voir la définition de Colin 1993, volume 1 : 71. Bərġāz ou brāġzi : “Trafiquant qui pratique le troc ou qui achète n’importe quoi pour le revendre ailleurs avec bénéfice”.
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Ces passeurs entrent dans l’enclave espagnole avec un passeport en cours de validité mais, contrairement à tous leurs concitoyens, ils sont dispensés de visas et du règlement des droits de douane “règlementaires”. En revanche, ils versent une somme au douanier en faction qui est évaluée en fonction de la valeur de la marchandise transportée et assimilée à une forme de corruption, rəšwa ()ﺮﺸﻮة, préétablie de façon tacite. Ce terme a été forgé, selon toute vraisemblance, à partir des mots brigada (brigade) ou bergante (brigand), tous deux d’origine espagnole, ce qui n’exclut pas une déformation phonétique du mot français brigand, désignant une personne malhonnête et sans scrupules. Dans les Dictionnaires Colin et Mercier22, le mot brigadier est traduit bərgādi (pluriel : bərgādiya) et signalé comme néologisme par ce dernier auteur. Une autre création lexicale va dériver de la racine quadrilitère de ce mot d’emprunt (b.r.g.d) pour donner un nom d’action, tbərgīd, faire passer de la marchandise en fraude. De même, tbəznīs (b.z.n.s), ﺗﺑزﻨﻴﺲ, faire de la contrebande, acheter et vendre de la drogue, des armes, provient du terme anglais, business, affaire, commerce23.
ḥəmmāl ﺤﻤﱠﺎﻞPorteur/Portefaix Pluriel : ḥəmmāla Le vocable ḥəmmāl est attesté en arabe dialectal marocain avec le sens de portefaix24 mais, dans le jargon des passeurs de Ceuta, il paraît fortement connoté. Au cours des différents entretiens, les informateurs semblaient l’utiliser comme un synonyme de brāgdi non pas de façon fortuite mais à bon escient. Si le ḥəmmāl est exclusivement chargé d’assurer le transport de la marchandise, le brāgdi peut avoir recours à ses services mais, s’agissant de textiles, il peut tout autant s’en revêtir pour leur faire passer la frontière luimême. De fait, chaque passeur adapte sa propre méthode pour traverser la frontière avec son fardeau mais le porteur – ou portefaix – dispose simplement de son corps et de ses membres pour exercer son métier.
ḥəmmāl dəl bəṛwēṭa ﻟﺒﺮوﻳﻂة١ ﺤﻤﱠﺎﻞ دPorteur à bras Pluriel : ḥəmmāla dəl bəṛwēṭāt Lorsqu’il s’agit de transporter de lourds fardeaux, ce sont les porteurs munis d’un chariot ou d’un diable monté sur deux roues basses et comportant deux longs bras qui sont recrutés. Dans le jargon des passeurs, ils sont appelés ḥəmmāl dəl bəṛwēṭa, ce dernier vocable étant un emprunt au mot français 22 23 24
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Colin 1993, volume 1 : 77 et Mercier 1945 : 54. Benajiba 1994 : 153. Colin 1993, volume 2 : 379.
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brouette25. Ils portent tous des maillots de corps sans manches pour exhiber de manière ostentatoire leurs muscles et les cicatrices qui les sillonnent afin de s’imposer comme “les mauvais garçons” et d’impressionner ainsi les douaniers débutants et même aguerris. Ils n’hésitent pas à les conspuer et à hurler de façon effrayante pour se faire respecter et obtenir ce qu’ils revendiquent, n’hésitant pas à menacer quiconque oserait leur barrer la route. Dans leur environnement on dit d’eux : xuwwaf u-mā ka ixāfš ﺨﱠوﻒ ﻮ ﻤﺄ ﻜﻴﺨﻔﺶ Il effraye et [lui] n’a pas peur.
Mḥəzzəm ﻣﺤﺰم ﱠEmmailloté/Sanglé Pluriel : mḥəzzmīn et mḥəzzmāt ḥzām ﺤزﺁﻢCeinture Ce nom est donné aux passeurs – des femmes en majorité26 – accoutrés d’une multitude de vêtements plaqués sur le corps à l’aide d’attaches en toile ou de fines cordelettes. Ces personnes, əl-mḥəzzmāt, sont facilement repérables à leurs articulations délicates et à leur cou fin dépassant d’un corps démesurément rebondi. En dehors du mois de Ramadan, les passeurs entassent également sous les couches de vêtements ou dans leurs chaussettes des cartouches de cigarettes et des bouteilles d’alcool. Le second sens communément attribué à ce participe est prêt à l’action, bien décidé à agir, se préparer à27, ce qui semble caractériser l’attitude de chaque brāgdi ou brāgdiya, déterminé à braver quotidiennement son sort.
Səmsāṛ ﺳﻤﺴﺎرIntermédiaire/Agent de liaison Au pluriel : səmsāṛa ﺳﻤﺳﺎﺮة Dans la société marocaine, le səmsāṛ est un intermédiaire qui intervient honnêtement dans des affaires diverses, commerciales ou immobilières mais dans ce champ d’action particulier, ce mot subit un glissement de sens. Les brāgdi-s considèrent son rôle comme indispensable et assez ambigu dès lors qu’il sert d’agent de liaison entre eux et les douaniers. C’est au səmsāṛ que revient la responsabilité de faciliter les contrôles et de payer les “droits” de passage. Il encadre la contrebande et participe à l’ensemble du circuit, transmet des informations aux uns et aux autres sans qu’il soit possible de définir à quel camp il peut bien appartenir et lequel des deux il a tendance à
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Colin 1993, volume 1 : 81. Cambon 2009. Lévi Provençal 1922 : 197 et Colin 1993 : 317-318.
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favoriser. C’est pour ces différentes raisons qu’il est relégué au rang de bərgāg28, de mouchard et qu’il est craint : Xāf mənn-u wīla iġəṛṛq-ək ﺨف ﻤّﻨو وﻴﻷ ﻴﻐرﻗﻚ Crains-le sinon il te noiera !
Les dénominations des différents paquetages Bāla ﺑﺎﻟﺔBallot Pluriel : bālāt D’origine espagnole, ce terme existe également en arabe29 et, dans le langage brāgdi, bāla30 désigne un gros ballot contenant des vêtements usagés destinés à être vendus par les fripiers dans les souks, souvent à même le sol, dans les villages avoisinant la frontière.
Bōṛto ﺑﻮرﺗﻮBalle Pluriel : bōṛtos Des rouleaux de tissus, ou encore une grande quantité de coupons, sont entassés et resserrés jusqu’à former une grosse balle ficelée appelée bōṛto. La plupart du temps, celle-ci est transportée à dos d’homme ou sur le chariot d’un ḥəmmāl dəl bəṛwēṭa. Ce mot pourrait avoir une étymologie espagnole tant il semble proche de bulto, colis. On peut envisager comme autre hypothèse une racine aménagée à partir du mot borṭe défini par Colin31 comme un porteur de paniers avec un emprunt au français, porter.
Rōmāxe sbīsiyāl روﻣﺎﺨﻲ ﺳﺒﻴﺴﻴﺎلBallot spécial Pluriel : rōmāxes sbīsiyāl Plusieurs informateurs ont donné deux définitions différentes de cette expression : 1) Il s’agirait d’un ballot contenant exclusivement de la layette et des vêtements d’enfants. Dans ce cas, c’est une catégorie de marchandise respectable, estimable, donc spéciale. 2) Cela pourrait être également l’appellation d’un colis contenant des substances illicites. En espagnol, ramaje désigne le branchage, ce qui 28 29 30 31
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Colin 1993, volume 1 : 77 ; et volume 4 : 852. Mercier 1945 : 39 et Ferré 1950 : 73. Colin 1993, volume 1 : 45. Colin 1993, volume 1 : 71.
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indiquerait que ce ballot appartiendrait à une ramification “spéciale” dont les locuteurs n’étaient pas prêts à parler.
Les termes relatifs à la police et aux douaniers Bōfīya ﺑﻮﻓﻴﺔPolice Pour les passeurs, əl-bōfīya est synonyme de šorṭa, ﺸﺮطﺔou de məxzən, ﻤﺨزﻦ, autrement dit, de prétendus représentants de l’ordre et de la Loi. C’est par ce vocable que sont souvent désignés les agents de police qui circulent dans les estafettes de la Sûreté Nationale et qui sillonnent les couloirs douaniers. Il est également utilisé par les trafiquants de hashish qui assimilent les policiers à des bœufs. En espagnol, une expression familière echar los bofes signifie souffler comme un bœuf. ﻸﺑﻮﻓﻴﺔ ﻜﺄﻴﺑﻐﻲ ﻏﻴﺮ ﻴﻗﻤﻗﻢ ﻮ ﻜﺄﻴﻗﻮﻞ ﺤﻦ ﺨﻮة əl-bōfīya ka-ibġe ġēṛ iqəmqəm u-ka-iqūl ḥna xwāt ! : “les policiers ne veulent que croquer (soutirer) [tout] en disant nous sommes des frères (des marocains) ”
Kōnṭṛa ﻜﻮﻨﺘﺮةInspecteur des douanes En espagnol, contra signifie, entre autres, obstacle, difficulté. En l’occurrence, dans ce contexte frontalier et pour les passeurs, il s’agit de l’adversaire qu’il va falloir affronter car il détient, non seulement le pouvoir coercitif, mais encore celui de dégager ou de barrer le passage vers le Maroc voire celui de confisquer arbitrairement la marchandise. Dans la langue vernaculaire du Maroc, on attribue à kōnṭṛa le même sens que le terme français contrat32.
Ḥnūša ﺤﻨوﺸﺔSerpents Au singulier : ḥənš ﺤﻨﺶ Les cadres supérieurs de la police sont affublés du surnom de ḥnūša par les brāgdi-s. Il arrive fréquemment que les autres membres de la Sûreté Nationale soient dénommés ainsi pour que soit pointée leur perfidie à l’égard des passeurs. De fait, pour Colin33, la racine ḥ.n.š valide la référence métaphorique aux reptiles dans le sens de biaiser, user de circonlocution pour
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Colin 1993, volume 7 : 1705. Colin 1993, volume 2 : 384.
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arriver à ses fins. Notons que ce terme désigne pareillement les policiers dans le langage populaire algérien34.
Mrōḍa ﻤروﺿﺔForces Auxiliaires de la douane Les passeurs affichent une irrévérence soutenue à l’égard des Forces Auxiliaires de la douane, subalternes omniprésents auxquels ils doivent obéissance au risque d’encourir d’importants sévices et qu’ils considèrent comme des mrōḍa. Cette désignation triviale renferme une origine double, française, merde et espagnole, mierda, avec une arabisation du pluriel.
Le langage crypté comme expression de la bravade ʕaṣṣərlī ﻋﺼﺮ ﻟﻲ Pour complaire à sa famille ou à ses amis, le passeur ne manque pas d’acheter à la Mədrāba toutes sortes de produits hétéroclites à leur intention. Lorsqu’il arrive que ses acquisitions personnelles soient confisquées arbitrairement par un douanier, il exprimera toute sa rancœur et son désarroi en disant : j’ai été essoré, mis à sec ! Il utilise tout autant une expression synonymique : ziyyəṛlī, il m’a serré, زﻴﺮﻟﻲ.
Dəʕwa mziyyra ( ﺪﻋوة ﻤزﻴرةverbes : ﺪﻋﻰet )زﱠﻴر La situation (l’affaire)35 est bloquée ou le préjudice est sévère, tels sont les messages que les brāgdi-s transmettent à mi voix36 à leurs compagnons massés dans les couloirs grillagés de la douane hispano-marocaine lorsque le contrôle est strict et que les douaniers ont pour consigne de ne tolérer aucune infraction aux règlements. Il n’est pas rare d’entendre prononcer cette expression en d’autres lieux du Maroc.
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Bencheneb 1942 : 72-101. Levi-Provençal 1922 : 206. Voir Meouak et Kouici 2000-2001 : 64, au paragraphe consacré aux “trabendistes” algériens, ils signalent les expressions εṭē ar-rīḥ l-rəžlīk (donne du vent à tes pieds) et smaε səbbāṭək (écoute tes chaussures) dans le sens de “fous le camp”. Les brāgdi utiliseront le verbe espagnol corre, courre, ou bien diront εəlləq, prends tes jambes à ton cou, décampe ! Voir également Colin 1993, volume 5 : 1309.
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Dīwāna ﻨﺔ١ ﺪﻴوprononcée ddi 37 wa āna ﺪي ﻮ أﻨﭑ Le terme dīwāna 38, douane, ainsi séquencé en trois syllabes, aboutit à un jeu de mots subtil traduisant les règles de la partie qui oppose les équipes de brāgdi-s à celles des douaniers : tu prends et moi aussi ! Il apparaît que les passeurs, trouvant un intérêt évident à s’adonner à l’exercice de ce commerce illicite, consentent à en faire bénéficier les douaniers. Mais ces derniers répliquent comme le veut la sentence populaire : kūl u ūkkəl ﮐﻞ ﻮ ﻮّﮐﻞ, mange et donne à manger !
Dhən39 əs-sīr, isīr ( ﺪهﻦ ﺁﻟﺴﻴﺮﻴﺴﻴﺮverbes ﺴﭑﺮet )ﺪهﻦ Lubrifie la voie de passage, ça marchera ! Il faut entendre : en glissant un billet, le douanier facilitera la traversée ! En plus de l’allitération qui tient du persiflage, il y a lieu de relever une allusion éventuelle au mot arabe secret, ﺴﻴﺮ.
Fayfa ﻓﻴﻔة Une petite pièce de cinq dirhams (environ cinquante centimes d’euro) constitue le montant de la taxation arbitraire à laquelle sont soumis les passeurs pour chacune de leur entrée et aussi le sésame quasi infaillible pour traverser les barrières douanières sans être fouillés. Cette pièce appelée fayfa dans le jargon brāgdi dont la compréhension ne dépasse pas la région de Tétouan est un emprunt à l’anglais five, sans doute parvenu de Gibraltar, l’enclave britannique située sur le continent européen, à quelques encablures de Ceuta40.
Ḥawwasa ﺤﱠﻮﺲ Ce verbe signifie voler, dépouiller ou dévaliser41. Certains jours, les passeurs entrent à Ceuta et retournent au Maroc sans avoir eu l’opportunité de s’acquitter de leur “tâche”, contraints d’abandonner leurs colis à la douane. Ils prétendent avoir été dépouillés ( )ﺤﻮﺴﻮﻨﭑtout en sachant que les 37 38 39 40
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Marçais 1911 : 303. Sur l’étymologie perse de dīwāna et son passage de l’arabe vers l’espagnol, voir Vicente 2005 : 181, note 37. Dhən-lo ḥəlqo, il lui a donné un pot-de-vin : cet exemple a été choisi par Ferré 1950 : 21 pour illustrer la définition du verbe dhən. Avant l’indépendance du Maroc (1956) et l’utilisation du dirham, les habitants du nord du pays utilisaient comme nom de monnaie əl-bṣēṭa, la peseta espagnole et ailleurs, əl-frānək, le franc, emprunté au français. Voir Marçais 1911 : 231. Mercier 1945 : 116.
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douaniers sont en droit de saisir les marchandises frauduleuses. Les jeunes gens vivant à Martil42 empruntent souvent le vocabulaire des brāgdī-s et notamment l’expression ġādi iglāzīwək, ﻏﺪي ﻴﻜﻟزﻮﻚ, ils vont te voler, dont la racine arabe ž.l.s présenterait ici une double dissimilation, ž→g et s→z et s’entendrait ils vont te soumettre à une séance [malveillante]43.
ʕməl lōṛāq44 f- lōṛāq u-tra45 lōṛāq ﻋﻤﻞ ﻟﻮراق ﻓﻲ ﻟﻮراق وﺗﺮا ﻟﻮراق Singulier : wəṛqa Cette expression comprenant trois fois le mot ōraq, feuilles, papiers, documents, doté de trois acceptions différentes, doit être interprétée de la façon suivante : mets les feuilles (les billets, les dirhams) dans les papiers (passeport) et tu verras les papiers (le passeport tamponné rapidement). La prononciation d’une telle formule constituée de trois homonymes ressemble à une devinette. De plus, l’allitération de la pharyngale q lui inflige une sonorité caquetante et masque à peine la détermination des passeurs à railler leurs interlocuteurs de la partie adverse.
Ṭapiāṛ طﺑﻴﺎﺮ En espagnol, le verbe tapiar appartient à la terminologie du bâtiment, il est traduit par murer (un maçon se dit tapiador). Dans la congrégation des passeurs, ce verbe révèle la volonté de dissimuler à la vue des douaniers une grande quantité de marchandises et de les faire disparaître avec talent et inventivité.
Conclusion Le jargon des brādgi-s transcrit les difficultés inhérentes à leur activité professionnelle et aux sévices endurés ou attendus de la part des douaniers. Ces néologismes, souvent obscurs pour les non-initiés, reflètent la conscience aiguë du danger par ses promoteurs et, à la fois, leur mépris pour le cynisme et la cupidité des douaniers qui les tiennent au bout de leur matraque. Création artificielle, ce jargon se greffe sur le parler ordinaire où il puise sa substance et contribue au renouvellement du vocabulaire usuel. Comme toutes les langues spéciales, celle-ci est propre au milieu de la contrebande et 42 43 44 45
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Martil est une petite cité universitaire et balnéaire proche de Tétouan. Marçais 1911 : 443. Mercier traduit gəlsa par embuscade 1945 : 44. Colin 1993, volume 8 : 2046. Voir la note de Marçais 1911 : 305, concernant le verbe voir ṛā, رﺄى.
Dynamiques langagières en Arabophonies
se limite aux circonstances qui la rendent utile. Mais, s’il est probable que son influence sur le dialecte marocain sera négligeable, il est prudent de consigner les clefs de ce code linguistique afin d’éclairer, le cas échéant, certaines étymologies énigmatiques.
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ANNEXES
Une bragdiya et son fardeau
(photographie de MarĂa-Angustias Lacalle)
N.S. Serfaty / F.Z. AĂŻtoutouhen, Une introduction au jargon des passeurs frontaliers de Ceuta
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L’accès à Ceuta par le poste-frontière de la colline (photographie de María-Angustias Lacalle)
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