"Que poussent mille jardins ! "

Gaël CLAUDE

« QUE POUSSENT MILLE JARDINS ! » L’expérience participative de la nature en ville

septembre 2013

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Gaël CLAUDE

« QUE POUSSENT MILLE JARDINS ! » L’expérience participative de la nature en ville à travers l’exemple du jardin partagé

Mémoire de Fin d’Etude ENSA Nancy – Septembre 2013

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AVANT-PROPOS

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INTRODUCTION

p .8

1. CHAPITRE 1 : l’avènement de nouvelles pratiques de la nature en ville

p.13

1.1. Vers de nouveaux rapports entre l’Homme et la nature dans l’espace de la ville

p.15

1.1.1. La nature : un besoin vital pour l’être humain

p.16

1.1.2. La prise de conscience d’une crise environnementale porteuse d’une nouvelle philosophie de société

p.21

1.2. Cultiver la ville : résurgences et nouvelles pratiques du jardin dans l’espace urbain

p.31

1.2.1 Le jardin et la ville : du jardin de Babylone au jardin partagé

p.32

1.2.2 Le délaissé urbain : un nouveau jardin dans la ville

p.37

1.3. Expériences participatives et mouvements citoyens : des pratiques florissantes en faveur d’un nouveau modèle de société

p.45

1.3.1 Les mouvements participatifs : de la révolte populaire à l’expression d’actions collectives

p.46

1.3.2 La démarche participative, outil de construction d’une société écologique

p.50

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2. CHAPITRE 2 : Le jardin partagé, un espace de citoyenneté

p.57

2.1. Histoire et identité du jardin partagé

p.59

2 .2 Le jardin partagé et la pratique participative de la nature en ville un outil de résistance et d’épanouissement pour le citoyen

p.71

2.1.1.

: Les jardins partagés : outils de résistance à la crise environnementale

p.73

2.1.2.

: Les jardins partagés : outils de résistance à la crise écologique

p.93

2.1.3.

: Les jardins partagés : outils de résistance à la crise alimentaire

p.115

2.1.4.

: Les jardins partagés : outils de résistance à la crise sociale

p.125

2.1.5. : Les jardins partagés : outils de développement du pouvoir créatif

p.145

2.3. L’architecte : un citoyen engagé

p.161

CONCLUSION

p.173

BILIOGRAPHIE

p.178

ICONOGRAPHIE

p.182

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Remerciements

à Emeline Curien, Professeur à l’ENSA, pour ses précieux conseils et sa disponibilité à tous les acteurs de terrain qui m’ont chaleureusement accueilli à toutes les personnes m’ayant aidé dans ma démarche.

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AVANT-PROPOS

«Hundertwasser, Blanc, François : 3 créateurs qui conjuguent architecture, nature et art ».

Tel était le titre de mon mémoire de troisième année, travail de recherche traitant du rapport entre architecture et nature. L’étude croisée des œuvres d’un paysagiste, d’un architecte et d’un artiste m’a permis d’établir des parallèles entre leur pensée, leur œuvre et leur relation à l’art par l’utilisation de la végétation dans l’espace de la ville.

Dans la continuité de cette étude, il me semble pertinent d’interroger la place de la nature dans la ville d’un autre point de vue : celui de l’habitant, de l’usager, du citoyen à travers des thématiques sociales. Intéressé par les questions de l’habitat et de l’habité, je m’interroge sur la place et le rôle que le citadin entretient avec son environnement proche et l’appropriation qu’il s’en fait.

Ainsi, en croisant les oeuvres de Hundertwasser, Guattari, Stiegler, Friedman, Bouchain et Clément, j’ai pu améliorer ma perception de la question de l’acte participatif dans la création architecturale, découvrir un champ d’expérimentation nouveau de la discipline et me donner envie de m’engager dans cette voie.

La question de la nature en ville, au-delà d’être un thème cher à ma réflexion et à mon travail, véhicule l’image d’un imaginaire commun, où chacun d’entre nous, avec son potentiel créatif, semble prendre part au débat qu’elle suscite. Cet imaginaire collectif nous lie les uns aux autres dans des villes où tout nous pousse à nous retrancher sur nous-même, dans une société toujours plus individualiste, dans un monde en réseau dans lequel nos rapports tendent à être de plus en plus virtuels.

Vivre ensemble, agir avec et pour des citoyens plus autonomes, responsables et solidaires…

Plus qu’une utopie, un enjeu pour l’avenir…

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INTRODUCTION L’humanité est en crise.

L’Homme peine à interroger sa relation avec le vivant et la place qu’il occupe sur terre.

La planète est en crise.

Nous la détruisons chaque jour un peu plus, de manière plus ou moins consciente, nous réfugiant derrière l’idée fataliste que nous ne pouvons, par notre simple intervention, changer la donne d’une crise environnementale programmée.

La culture est en crise.

Les échanges de savoirs intergénérationnels et les débats d’idées paraissent avoir été substitués par les faibles programmes proposés par les médias de masse. Le savoir ne semble plus être qu’un objectif mineur face aux multiples intérêts économiques, face aux images que nous véhicule notre société.

L’état est en crise.

Il se révèle être, un peu plus chaque jour, un acteur décisionnaire impuissant face aux problèmes de ce monde contrôlé par les marchés financiers.

La ville est en crise.

C’est un espace de ségrégation dans lequel la mixité n’est qu’un concept illusoire et dans lequel l’Homme a peur de l’autre, de l’inconnu et des différences. Les rapports de voisinage et de proximité peinent à subsister. Les lieux populaires et de vie publique paraissent parfois n’être que des espaces de représentation dans lesquels l’habitant aime à se persuader qu’il appartient à un tout. L’espace urbain est aussi en partie, la vitrine exacerbée de cette société de consommation de masse dans laquelle nous évoluons.

Dès 1989, Félix Guattari faisait le constat à travers son ouvrage « les trois écologies », que derrière une crise écologique avérée, se cachait une crise plus profonde et généralisée de la société.

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L’Homme, enfermé dans son modèle de vie, me donne la sensation d’être un spectateur inerte, ne prenant pas la pleine mesure de l’ampleur de cette crise. Il semble résigné à accepter la lente détérioration de son mode de vie individuel et collectif et la dégénérescence de sa condition d’être. Il ne parvient pas à créer des outils durables de résistance, lui permettant de s’opposer au fatalisme de sa destinée. Peut-être, est-ce parce qu’il est éloigné de son fondement même : son pouvoir créatif ! Est-ce, comme le soutient entre autres, Bernard Stiegler, dans « De la misère symbolique »1, l’héritage de la révolution industrielle qui, en tuant petit à petit l’artisanat, a scindé le rapport entre le cerveau de l’être humain et sa main, cette révolution industrielle qui a coupé le rapport qu’entretenait l’Homme avec le produit qu’il créait de ses mains, les remplaçant par la machine ? Est-ce le capitalisme qui a créé un modèle de société inadapté à l’échelle de l’Homme, inadapté à ses besoins profonds, à son besoin d’innover et de rechercher sans cesse la beauté ?

Parfois exclus de cette société, marginalisés ou tout simplement conscients de cette crise profonde, des groupes de gens résistent. J’admire la vigueur de leur engagement, leur combat parfois modeste mais toujours difficile. Je pense à ces sans-abris se soutenant en groupes pour faire face à leur condition extrême de vie, à ces ouvriers défendant à corps et à cris leur outil de travail, à ces peuples massés dans la rue pour exprimer leur dégoût face aux politiques d’austérité, à ces agriculteurs qui entament des chemins de croix pour ne pas être dépendants des systèmes dictés par l’agriculture de masse, à ces leaders d’associations qui chaque jour, militent pour combattre les problèmes sociaux et proposer des actions de démocratisation de la culture.

Une autre forme de contestation, portée tout simplement par les habitants, se distingue par ses vertus citoyennes : il s’agit de l’expérience participative.

La participation est un terme évocateur pour nous architectes, car c’est un concept d’actualité.

Après avoir connu une période faste de 1970 à 1985, la dialectique entre habitant et cadre bâti redevient un des sujets majeurs de l’architecture, en opposition aux mouvements modernes accusés d’avoir délaissé les identités et les cultures des habitants.

Porté par des personnalités comme Lucien Kroll, Friedensreich Hundertwasser, Yona Friedman ou Patrick Bouchain, il s’agit avant tout de mettre l’Homme au centre du processus de création du projet et permettre à l’habitant une appropriation de son environnement bâti. Au-delà des 1

STIEGLER Bernard, « De la misère symbolique », éd. Essais, Paris, 2004

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considérations architecturales, la réflexion sur la participation porte sur l’épanouissement de l’Homme dans son cadre de vie pour l’émergence d’un autre « vivre ensemble ».

De plus, lorsque nous analysons les attentes des citadins, apparaît l’envie d’un contact direct et quotidien avec la nature. Poussé par une prise de conscience environnementale, l’Homme ressent le besoin d’être proche de son origine même, son environnement naturel, avec lequel il entretient, de manière subjective, un lien métaphysique. A l’image de paysagistes et de penseurs comme Gilles Clément, ne devrions-nous pas mettre la nature au centre de nos préoccupations, apprendre à connaître les vertus de la biosphère dans laquelle nous évoluons et ainsi réinterroger la place du citoyen au sein de la biodiversité ? Ne devrions-nous pas considérer l’organe complexe de la ville comme un grand milieu vivant en constante mutation ? Je pense que l’état dans lequel nous avons plongé notre environnement l’exige. « Que poussent mille jardins ! » évoque un certain imaginaire : celui qu’éprouve l’homme à l’égard de la nature dans son ensemble ; celui que la nature foisonnante dans l’espace urbain amène dans nos consciences collectives. Par sa tournure exclamative, cette formule résonne comme un cri et appelle à agir. Elle exprime la capacité de l’être humain à transgresser les codes sociaux, à mobiliser sa pulsion créative et à se sublimer en société. En d’autres termes, « Que poussent mille jardins ! » évoque les graines que l’Homme sème pour que le « petit carré de jardin de l’individu » se transforme en archipel.

Tel un Manifeste, ce titre s’impose enfin comme un espoir : celui de l’habitant souhaitant améliorer son cadre de vie en créant quelque chose avec ses mains ; celui de l’être humain voulant produire sa nourriture, mais surtout celui du citoyen-jardinier avide de partager avec ses voisins.

Actuellement, une certaine catégorie de la population exprime l’envie de faire « l’expérience de la nature » par l’intermédiaire de mouvements collectifs et d’associations participatives. J’ai choisi de traiter l’exemple du jardin partagé, pratique expérimentale en plein essor dans les villes, pour sa capacité à mobiliser autant le citoyen que la collectivité, mais aussi pour la multiplicité des enjeux de société qu’il mobilise.

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Au travers de mes différentes recherches et visites sur le terrain dans le Grand Nancy, j’ai découvert de nombreuses expériences participatives liées à la pratique de la nature en ville, dépassant le simple cadre du jardin partagé. Toutes ont ce point commun d’engager une reconsidération du triptyque : place de l’Homme – expérience de la nature – espace de la ville et de l’habitat, interrogeant notre pratique de l’architecture.

Cependant, malgré leur qualité, ces expériences ne sont-elles pas l’apanage de quelques marginaux regardés avec condescendance par la population et les forces vives de la société ? Représententelles une utopie portée par des mouvements réactionnaires ou sont-elles un véritable outil démocratique de résistance pour faire émerger un nouveau modèle de société ?

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CHAPITRE 1

L’AVENEMENT DE NOUVELLES PRATIQUES DE LA NATURE EN VILLE

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1.1.

Vers de nouveaux rapports entre l’Homme et la nature dans l’espace de la ville

Notre société contemporaine et l’évolution de notre mode de vie, notamment dans l’espace urbain, génèrent des désirs accrus vis à vis des pratiques liées à l’environnement naturel.

Afin de reconsidérer ces pratiques et ces expériences, je me propose d’interroger les fondements des rapports qu’entretiennent l’Homme et la Nature ainsi que les origines des besoins et des désirs qui en découlent.

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1.1.1 La nature : un besoin vital pour l’être humain

Vivre avec et dans la nature : un besoin physique et physiologique

L’intérêt que l’on porte aux relations entre l’Homme et la Nature dans l’espace de la ville relève d’un besoin physiologique évident : l’Homme est un produit de la nature. Comme le soutient la théorie de Darwin, il a été engendré par une évolution et une diversification des espèces vivantes dans le temps. Il est une partie de la nature car il a co-évolué avec les autres systèmes naturels présents dans sa biosphère. Notre constitution cellulaire, notre fonctionnement biologique et même notre cerveau sont ainsi intrinsèquement imprégnés de cette naturalité. On ne s’étonnera donc pas que l’on ait besoin de nos semblables pour vivre, besoin d’être au contact des végétaux et des animaux, et besoin d’investir les paysages terrestres.

D’autre part, la nature porte en son sein, nos besoins vitaux. Notre survie dépend de notre accès aux quatre éléments naturels : l’air, l’eau, le feu et la terre. Chaque seconde, notre organisme inhale l’air que les milieux régénèrent sainement. L’eau est le principal constituant du corps humain. Le corps d’un homme de 70 kilogrammes ne contient-il pas environ 45 litres d’eau ?

Nous nous nourrissons de produits végétaux et animaux.

Notre organisme est aussi soumis au cycle de la nature. Nous ne vivons pas de la même manière en été qu’en hiver, la rotation quotidienne de la planète sur elle-même nous impose une succession d’éveils et de sommeils. Ainsi, toutes nos pratiques de la vie sont sous influence et dépendent de besoins primaires inéluctables.

Mais l’Homme dispose, par rapport à d’autres espèces vivantes, d’avantages considérables. Il est capable de s’adapter à des milieux différents, sa physiologie et sa psychologie lui permettent d’affronter sans difficulté majeure les éléments naturels terrestres et extra-terrestres tels que les

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variations de gravités, les dépressions atmosphériques ou encore les rythmes d’éclairements différents. Il est capable grâce à sa parfaite structure bipède de se déplacer pratiquement partout.

Après avoir colonisé la plupart des niches écologiques de la planète, l’évolution progressive de sa technique a permis à l’Homme de devenir un animal sédentaire capable de transformer et d’organiser son environnement immédiat ainsi que son habitat.

Au cours de l’histoire, les populations se sont progressivement regroupées majoritairement dans des villes. En bâtissant des cités à son image et en relation à l’évolution de son mode de vie, l’Homme s’est coupé peu à peu de son milieu naturel. Il est devenu une sorte d’animal « dénaturé », éloigné d’un processus de co-évolution des systèmes vivants.

Il s’est écarté de la nature qui l’a produit, faisant peu à peu de la ville son environnement privilégié. Devenu civilisé, ses pratiques quotidiennes se sont transformées et sont aujourd’hui très éloignées de celles qu’il entretenait lorsqu’il évoluait dans son environnement naturel primitif.

Ses besoins vitaux n’ayant pas changé, l’évolution de la technique a permis d’acheminer l’eau vers les villes, de développer l’agriculture et la marchandisation des vivres. Les pratiques quotidiennes de l’Homme ne sont plus alors tournées vers une recherche personnelle de subsistance, mais vers une production de richesses utiles à la société dont le système organisationnel lui fournit les moyens de subvenir à ses besoins vitaux.

Toutefois, même si l’artificialité de la ville coupe l’homme physiquement de son environnement naturel originel, le mode de vie urbain reste tout de même empreint de naturalité. Bien qu’appartenant à une société, à ses codes dans un univers urbain artificialisé, l’individu reste physiologiquement dépendant de son environnement naturel premier.

Faisons volontairement abstraction des possibles évolutions de la recherche et affirmons que, pour vivre de façon équilibrée, l’espèce humaine restera toujours soumise par exemple au cycle naturel des saisons et des jours et des nuits, s’alimentera toujours de produits de la nature et respirera un air non artificiel alimenté par la photosynthèse.

Ainsi, le rapport physiologique à notre environnement naturel, sujet de société permanent, reste primordial. Mais le désir sourd de nature qu’exprime le citadin moderne va bien au-delà.

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Vivre avec et dans la nature : un imaginaire collectif sans cesse renouvelé

La nature représente une entité complexe que nous ne pouvons réellement définir.

Malgré l’avancée de nos connaissances scientifiques, nous ne pouvons toujours saisir ce qui la détermine précisément ni comprendre avec certitude les mécanismes qui régissent son fonctionnement. Les sciences du vivant nous permettent de nous éloigner un peu plus chaque jour des mystères qui entourent ses phénomènes, mais les lois et l’ordre qui la dirigent dépassent notre simple esprit rationnel. Cette méconnaissance produit un désir inné de savoir, une promesse de découvertes extraordinaires, une rencontre avec un monde sauvage parfois encore inexploré.

La part d’inconnu que renferme le concept de nature nous pousse à établir des relations personnelles avec les différents éléments et phénomènes qu’elle génère, à appréhender de façon subjective ces phénomènes en développant des expériences avec notre environnement naturel.

Ces expériences sont tout d’abord sensorielles. Etablir des relations avec la nature suscite le réveil de nos sens souvent assoupis, voire anesthésiés par notre vie moderne. Le chant d’un oiseau, le parfum d’une fleur, le vol d’un papillon ou encore l’odeur de la terre humide sont autant de manifestations qui provoquent un contact avec le vivant, contact dont nous sommes régulièrement coupés et qui nous aident à mesurer la puissance, le calme, la beauté et l’harmonie que dégagent les mystères de la nature. Ces relations sensibles alimentent notre esprit de souvenirs nouveaux, d’empreintes ineffaçables dans notre relation avec le vivant.

L’expérience que nous établissons avec la nature est aussi émotionnelle. Son image énigmatique devient pour notre esprit une source variée d’enchantements, de fantasmes et de peurs.

L’éprouver nous permet de ressentir des émotions abstraites telles que la surprise, l’émerveillement ou la joie, comme par exemple lorsque nous tombons nez à nez avec un chevreuil au détour d’un sentier forestier. Cela nous amène aussi à dépasser des émotions que nous aimons moins, comme la peur : la peur du vivant, de l’inattendu, la peur d’une nature puissante et dévastatrice, la peur d’expériences que nous n’avons pas encore vécues. C’est pourquoi nous vient régulièrement l’envie viscérale d’aller marcher en forêt, de nous baigner dans la mer, de skier sur une neige immaculée mais aussi de plonger les mains dans la terre pour 18

réveiller en elle les forces invisibles, promesses de vie pour la petite graine semée dans le ventre notre jardin.

Les sensations générées par ces expériences sont vectrices de bien-être. Devant la contemplation d’un paysage sauvage, n’avons-nous jamais ressenti un sentiment de réconfort et une forme de paix intérieure ? Des vacances au cœur d’une campagne verdoyante ou au bord des bleus infinis de l’océan ne nous permettent-elles pas de nous revivifier physiquement et psychiquement ?

Touchés par le mystère et la beauté de la nature, nous ressentons une sensation de dépassement et de force intérieure qui nous transcendent. L’immersion dans un milieu particulièrement préservé contribue significativement à l’élévation de nos esprits à des niveaux inédits, par de vastes et surprenantes prises de conscience. Ce n’est évidemment pas un hasard si les monastères, les lieux de retraites et les lieux les plus dépaysants sont localisés dans des sites naturels d’une beauté souvent exceptionnelle et d’un silence sidéral. De tels lieux, en nous éloignant de notre quotidien agité, stressant, superficiel et bruyant, apportent détente, harmonie, recueillement et régénération.

La beauté réside dans la nature. A travers l’expérience que l’Homme établit avec elle, il en perçoit son étendue. L’expérience spirituelle et métaphysique, les émotions et les sentiments qui s’en dégagent, génèrent une sensibilité poétique. Cette poésie, nous la trouvons dans toutes les formes de création de l’être humain. Dans l’art en général, dans les mythes qui se transmettent entre les générations, dans la littérature, l’architecture, la peinture. L’homme copie les lois de la nature pour créer lui-même des émotions, exploitant la connaissance qu’il en a pour en faire un outil de création. C’est ainsi que les architectes utilisent le nombre d’or, proportions présentes dans tous les éléments naturels, pour établir des proportions harmonieuses à leur bâtiment, que le peintre reproduit de manière sensible les formes et les couleurs d’un paysage. Cette poésie nous anime de manière inconsciente. Qu’on le veuille ou non, elle anime notre sensibilité quotidienne, transcende nos sentiments et nos émotions.

La nature par les images, la poétique et l’imaginaire qu’elle suscite chez l’individu anime un inconscient collectif. Elle représente en effet un référent commun, un socle de valeurs et d’expériences communes. Les fantasmes qu’elle génère croisent la conscience et l’inconscience de chacun d’entre nous.

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Dans une société divisée sur ses valeurs, déchirée par la méconnaissance et la peur de l’autre, dans l’impossibilité de s’accorder sur son évolution et son organisation, l’image de la nature fait l’unanimité. Elle est un consensus capable de nous réunir autour d’un même projet. C’est un formidable outil de paix provoqué par un imaginaire collectif, source de rêves, de forces et de révoltes propices à l’évolution de notre société.

Dans l’espace urbain, univers d’asphalte et de béton, l’habitant cherche à exprimer cet imaginaire collectif. Poussé par son instinct primaire d’établir des relations avec le vivant, l’Homme ressent le besoin d’intégrer la nature dans son quotidien.

Après l’exode lié à la révolution industrielle, les ouvriers fraîchement arrachés à leur milieu rural ont transporté avec eux le rêve du lopin de terre, du légume cultivé avec amour, source de joie et d’harmonie mais aussi besoin vital pour le foyer. A la recherche d’un monde meilleur, luttant contre les manques et les souffrances, notre société exprime le regret du monde rural, le rêve d’un « jardin d’Eden légumier », le besoin de renouer des liens avec les rythmes saisonniers et de retourner à une nature dispensatrice de bienfaits.

Ainsi, nos relations avec la nature en ville sont à la recherche de collectifs où pourront s’exprimer pleinement nos sensibilités, à la recherche d’une nouvelle sociabilité et d’espaces nouveaux où s’extériorisera cette conscience collective qui sommeille en chacun de nous.

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1.1.2 La prise de conscience d’une crise environnementale porteuse d’une nouvelle philosophie de société

Vers une reconsidération de la vision anthropocentrique2

Ecologie, développement durable, architecture bioclimatique, réglementation thermique…sont autant de notions qui nous rappellent sans cesse à nous, architectes, que nous traversons une crise environnementale qui ne fait que s’amplifier. Derrière ces mots évocateurs, se cache surtout le spectre malveillant de catastrophes naturelles programmées et provoquées par la conjugaison de dérèglements climatiques que nous n’avons su empêcher. Ils nous rappellent aussi que les préoccupations écologiques légitimes de notre société ont été institutionnalisées afin que notre manière d’habiter ait le plus petit impact possible sur notre environnement. Déjà, bien avant que le terme de développement durable soit apparu et que des lobbys économiques répondant aux nouvelles réglementations développent « l’économie verte », de nombreux philosophes, sociologues et architectes avaient pensé une évolution de notre mode de vie et de notre monde, plus en phase avec notre environnement naturel. Développer des produits et des concepts « plus verts » certes, mais la crise environnementale que nous traversons n’exige-t-elle pas que nous reconsidérions plus en profondeur le rapport que nous entretenons, nous humains, avec la nature ?

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Anthropocentrisme : (n.m) Système ou attitude qui place l’Homme au centre de l’univers et qui considère que toute chose se rapporte à lui. Source : Larousse

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La répétition récente d’accidents écologiques a accéléré l’émergence et le développement d’une conscience collective autour des dangers qui menacent l’écosystème.

Les marées noires provoquées par les avaries de pétroliers tels que l’Erika, les catastrophes nucléaires de Tchernobyl en 1986 ou Fukushima en 2011, témoignent de la dangerosité de la technologie et des activités industrielles lorsqu’elles sont mal encadrées. L’ouragan Katrina en 2005, l’ouragan Sandy en 2012 et pire encore l’élargissement permanent de la couche d’ozone et le réchauffement climatique rappellent la vulnérabilité des humains face à la nature et ses lois, et mettent directement en cause notre mode de vie et de production. La pollution que nous générons est en effet au centre des débats. Sans vouloir ici revenir sur ses causes, que nous connaissons tous plus au moins, nous pouvons affirmer que rares sont les endroits de la terre épargnés par ce phénomène. La pollution se trouve aussi bien dans l’air que nous respirons, dans l’eau de nos mers et nos rivières, que dans les sols. Il en résulte que notre mode de production alimentaire est violemment menacé. La toxicité des sols, directement liée de l’agriculture industrielle, pollue les écosystèmes et par voie de conséquence rend dangereux les fruits, les légumes, ainsi que la viande que nous mangeons. Les effets dus à ces pollutions généralisées se font de plus en plus ressentir sur la santé publique. Il devient manifeste que les déchets de l’activité humaine, en plus de porter atteinte aux composantes de la nature, la détruisent ellemême. Ce constat alarmant est aujourd‘hui de notoriété publique. Cette conscience écologique nous pousse de plus en plus à nous approprier notre environnement et à agir comme des consommateurs responsables. La protection de la nature devient une norme sociale qui s’infiltre dans la vie des gens. Pour autant, à l’heure actuelle, les pratiques des habitants n’évoluent pas de manière significative et sont aussi fortement dépendantes de leurs milieux culturels et socioéconomiques.

Néanmoins, cette prise de conscience en forte progression permet de reconsidérer les rapports entre l’homme et la nature et ainsi faire place à une forme d’optimisme.

Il semble important de préciser que les relations entre les sociétés humaines et la nature ont connu trois phases importantes. La première, très ancienne est un rapport mystique où les phénomènes naturels sont expliqués par l’action de divinités diverses. La nature était vécue comme un phénomène sauvage et seulement expliqué par la puissance des dieux.

Dans la deuxième phase, à partir de l’Antiquité et encore plus à partir de la fin du Moyen-Âge, la nature n’est plus une puissance cachée. Elle est identifiée à la matière et est inépuisable et pourvoyeuse de richesses. Grâce à l'évolution des savoirs et des techniques, les sociétés opèrent des prélèvements sur ses ressources, ils la modèlent, créant des paysages nouveaux notamment

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par l’intensification de l’agriculture. Cependant, jusqu'au XVIIème siècle, dans l’aménagement des villes, la nature est considérée comme un élément extérieur agressif qu’il convient de dominer. La question n’est pas de la protéger mais au contraire de la dompter. Les murs des cités assurent aussi la protection des constructions intra-muros contre la nature extérieure.

Par exemple, si l’on regarde de plus près l’évolution de la ville de Nancy, on se rend compte que l’édification d’une cité dans cet espace géographique a longtemps été impossible. Son environnement naturel est en effet constitué de marécages et la présence de La Meurthe rendait son sol en proie à de nombreuses inondations. Ainsi, une cité s’est seulement développée à partir du XIème siècle malgré la présence de sa rivière ; grâce notamment à l’évolution de la technique permettant d’assécher les sols. A cette époque, les villes, alors très denses et bondées à l’intérieur de leurs remparts sont constituées d’une minéralité prégnante laissant peu de place à l’intégration de la nature dans son espace. L’esthétique liée à la nature n’est pas un souci de la société urbaine laissant la relation ville-nature au second plan.

Le siècle des lumières et la pensée issues du classicisme bouleversera le rapport de l'Homme à la nature. L’Homme acquiert la sensation d'être au centre de l'univers, il pourra alors dominer la nature, l’organiser et la réguler. Ainsi, apparaît au XVIIIème siècle, une politique d’aménagement de la nature dans l’espace urbain. Libéré des infrastructures défensives, l’aménagement de la ville se tourne vers une perspective hygiéniste et une esthétisation de son cadre de vie. Ouvrir les villes « intra-muros » favorisera une meilleure circulation de l’air et un désengorgement de la densité de la population. La nature dans la ville acquiert une image bienfaitrice vectrice de santé et de bienêtre. La notion de loisir se renforce et se démocratise, il convient de créer des lieux destinés à la détente et à la contemplation de la beauté de l’environnement naturel pour tous les habitants.

Cette pensée se développe au cours de la révolution industrielle. S’amorce un zonage fonctionnel et social dans les mégalopoles industrielles : les grandes industries s’installent à la périphérie des villes et initient des banlieues ouvrières, tandis que les classes favorisées occupent le centre des villes. Le désengorgement des centres permet la libération de l’espace. Les aménagements urbains florissants vont se traduire en implantation de parcs permettant aux citadins et aux ouvriers de profiter de l’air, du soleil et de la verdure.

Ce zonage fonctionnel atteindra son apogée avec la Charte d’Athènes de 1933 et la pensée d’un urbanisme progressif porté notamment par Le Corbusier. Le concept de ville verte apparaît : la conception des logements tient compte des objectifs hygiénistes et des paysages particuliers sont créés. Les urbanistes cherchent à structurer les espaces urbains et à en maîtriser leur

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développement en proposant une organisation correspondant à chacune des fonctions : habitation, travail, récréation ou circulation.

Les bouleversements économiques et sociaux de l’après-guerre, dans les années 50, changent le rapport des citadins aux espaces verts. Le développement de l’automobile, l’accès accru aux loisirs et aux vacances rend accessoire le besoin d ‘espaces verts en ville. L’habitant est à la recherche de la nature sauvage lointaine et rurale, hors de la ville. Ainsi à partir de 1970, la généralisation de l’automobile ouvre la voie à la « rurbanisation des campagnes». Le niveau de vie de la classe moyenne augmente, les salariés souhaitent accéder à la propriété et aspirent à un environnement de meilleure qualité, plus proche de la nature. La progression sociale est traduite par le passage du logement collectif à la maison individuelle. Les politiques encouragent l’habitant à devenir propriétaire. En quelques années, les lotissements pavillonnaires prolifèrent à la périphérie des villes, transformant leur paysage. Entre ville et campagne, ils marquent profondément l’environnement par leur consommation de l’espace, par l’artificialisation des sols et par la construction de voieries et de réseaux. Cette transformation des paysages est perçue dans le même temps comme une destruction des espèces et des habitats, entraînant une forte prise de conscience environnementale. La séparation entre le monde urbain et le monde de la nature est affirmée faisant du péri-urbain, une zone tampon et une transition relativement artificielle.

Aujourd’hui, suite à cette prise de conscience écologique, s’amorce une troisième phase. Luc Ferry, philosophe et ancien ministre de la Jeunesse, de l’Education Nationale et de la Recherche, à l’occasion du colloque « Éduquer à l'environnement, vers un développement durable »3, tenu en 2003 à l’initiative du ministère de l’Education Nationale, met en avant cette transition : « En ce qui concerne les questions touchant à l'écologie, il me semble que nous vivons un renversement des perspectives depuis le XVIIIème siècle. Forçant un peu le trait, je dirai que l'idéologie des philosophes des Lumières était caractérisée par un optimisme de la science et un pessimisme de la nature. (…) Les philosophes pensent à cette époque la nature comme méchante mais espèrent maîtriser celle-ci grâce à la science. Il est à peine exagéré de dire que nous nous trouvons actuellement dans une perspective inverse, face à un optimisme de la nature et un pessimisme de la science. Nous aimons tous la nature (surtout lorsque nous partons en vacances) alors que la science inquiète. Nous pensons que les risques majeurs proviennent désormais des retombées de 3

FERRY Luc, « Réflexions sur une écologie à l’âge de la mondialisation » http://eduscol.education.fr/cid46253/sommaire.html

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la science et des techniques. » Sans vouloir alimenter le débat qui oppose la puissance de la nature à la puissance de la science, je tiens à mettre en avant cet important changement de mentalité.

Ainsi, face aux constats de l’empreinte négative de l’Homme sur son environnement, la perspective anthropocentrique mettant l’Homme au centre de la nature et le considérant même comme la finalité de tout le reste de l’univers, est ébranlée. L’être humain a besoin de la nature pour vivre, mais la nature peut fonctionner sans lui.

En s’intéressant à l’impact durable de l’humanité sur notre planète et sur l’ensemble des écosystèmes, le journaliste américain Alan Weisman, dans son essai « Homo disparitus 4», imagine le devenir de la planète-terre si l’humanité venait à disparaître. Basé sur les conclusions de nombreux experts et scientifiques, il fait l’hypothèse qu’en cas d’extinction brutale de l’être humain, il faudrait quelques siècles pour que les villes redeviennent des forêts, et cent mille ans pour que le niveau de dioxyde de carbone dans l’atmosphère ne revienne au niveau pré-humain. Il fait également le constat que la biodiversité est bien plus riche dans les lieux inaccessibles ou délaissés par les habitants (comme le périmètre interdit de Tchernobyl par exemple). Les paradis terrestres pour la faune et la flore sont des zones où la présence de l’homme est devenue impossible. Cet essai met en avant l‘aspect néfaste de l’activité de l’Homme sur son environnement, notamment sa difficulté à cohabiter avec les autres espèces vivantes et à préserver la biodiversité qui l’entoure. Il met en avant le paradoxe de la place de l’être humain dans son écosystème : son empreinte y est à la fois conséquente mais dans le même temps secondaire.

Nous pouvons en conclure que l’habitant contemporain de la planète doit faire face à une ambiguïté importante : la nature est à la fois une composante fragile et épuisable qu’il détruit indirectement jour après jour, mais elle renferme une force régénératrice dépassant de loin l’impact et la condition de l’Homme.

Ce constat est véhiculé par de nombreuses instances dans notre quotidien. La protection de l'environnement et la référence à la crise écologique sont considérées, dans les pays développés, depuis longtemps, comme des tendances socio-culturelles fortes. Elles ont un effet non 4 WIESMAN Alan, « Homo disparitus », collection essai, édition Flammarion, 2007

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négligeable sur les modes de production des entreprises, le mode de vie et le comportement des consommateurs, le consommateur devant devenir un acteur du quotidien dans la protection de l’environnement.

Face aux constats et aux enjeux qui découlent de la conscience écologique, il nous incombe de nouvelles responsabilités individuelles, nos actions ayant forcément des répercussions pour les générations futures.

Dans l'usage commun et religieux, la nature a longtemps été présentée de façon dichotomique en Europe, l’environnement de l'Homme étant animé par des processus ou des forces qui lui échappent. À présent, avec l'éducation et l'accès aux connaissances, plus personne ne s'étonne que l'espèce humaine soit parmi d'autres, dans la nature. La nature est, était et sera le milieu dans lequel l'homme vivait, vit et vivra. Les sciences et notamment l'écologie montrent que la nature co-évolue dans le temps et l'espace selon des dynamiques complexes, incluant celles de l'évolution des espèces et la sélection naturelle, et montrent également que les forces animées ou détournées par l'humain ou d'autres espèces sont devenues capables de modifier les grands processus naturels planétaires. Dans l'interprétation des philosophies animistes ou religieuses, la nature est simplement présentée comme dotée d'une volonté autonome ou d'un sens déterminé. Ainsi est-il courant d'entendre dire sans raisonnement, que la nature se vengera de ce qu'on lui fait de mal, ou qu'elle rendra au centuple le bien qu'on lui fait ou encore, que certains actes sont contrenature. Ces expressions laissent penser que des cultures de l'homme contemporain accordent une valeur particulière à la Nature, d'ordre éthique, d'ordre moral ou d'ordre naturel, qu'il s'y inclut ou non.

Face à ces constats, il semble nécessaire de mettre en avant la place de l’être humain dans son environnement et les liens qu’il entretient avec tout ce qui touche au vivant. Le propos de ce mémoire s’inscrit dans ce contexte. L’idée n’est pas de s’épandre sur les responsabilités de notre mode de vie contemporaine et sur l’impact de notre production industrielle dans la dégradation des milieux vivants, mais bien de mettre en avant des pratiques et expériences nouvelles liées à cette reconsidération de nos rapports avec notre environnement, notamment dans et pour l’espace urbain.

L’homme, avec une conscience environnementale renouvelée, accepte d’être un élément comme un autre de la biosphère, et ainsi, a la capacité de pondérer ses pratiques. En étant conscient des responsabilités qu’il entretient vis à vis de la nature, il peut choisir d’interagir de manière positive sur le milieu dans lequel il vit, et mesurer son pouvoir d’intervention. Il a la possibilité d’utiliser 26

son ingéniosité, la science et la technique mais aussi son rapport à l’autre pour trouver, à son échelle, des solutions à la crise environnementale. Ainsi, l’habitant des villes, objet de mon étude, peut devenir un citoyen conscient en quête de nouvelles pratiques ; un jardinier de la nature, avide de nouvelles expérimentations et de liens sociaux.

La ville fertile, ville de demain ?

Au cours de l’histoire des civilisations, les Hommes ont inventé des utopies successives afin d’imaginer un régime politique et une société idéalisés répondant aux problèmes et injustices liés à leur mode de vie. « Incarnation intellectuelle et matérielle de l'utopie, la Cité idéale est une conception urbanistique visant la perfection architecturale et humaine et aspirant à bâtir et à faire vivre en harmonie une organisation sociale singulière basée sur certains préceptes moraux et politiques »5.

Ainsi, quelques exemples, tels la réalisation du Pirée et l’invention de la planification urbaine par l’architecte Hippodamos de Millet au Vème siècle av J-C, la cité jardin imaginée par Ebenezer Howard en 1898, ou encore la conception de Chandigarh par Le Corbusier, montrent que les cités idéales ont évolué au gré des enjeux contemporains de la société. L’architecture proposait d’organiser physiquement, un nouveau système social et un modèle de pensée.

Aujourd’hui, la considération nouvelle de la place de l’Homme dans son environnement naturel et de son rôle à l’égard du vivant, génère des projets nouveaux envisageant autrement la place de la nature dans la ville. Face à la prise de conscience environnementale de l’ensemble de la société, la ville contemporaine est tenue d’associer écologie et culture dans un même paysage où s’imbrique une multitude de milieux vivants, territoires malléables et changeants. L’urbanisme fait

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Source : Wikipédia

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face à un nouveau défi. Il doit prendre en compte des enjeux de développement durable tout en laissant s’infiltrer une nature sauvage au sein même de l’espace urbain.

Un modèle nouveau de cité idéale semble apparaître : « La Ville Fertile ». Ce concept a été théorisé dans une exposition, « La Ville Fertile – Vers une nature urbaine »6, en 2011, à la Cité de l’Architecture et du Patrimoine au palais Chaillot de Paris, présentant des projets utopistes ou réalisés valorisant la nature sauvage dans la ville.

Une première séquence de l’exposition, « L’Objet du désir », scénographiée par l’architecte Nicolas Gilsoul, vise à montrer, que le rapport entre nos fantasmes de nature dans la réalité des villes et les notions de création, d’innovation technologique et de connaissance scientifique, peut engendrer des nouvelles formes d’urbanités.

La seconde séquence, « La fabrique de la ville fertile », dont la scénographie est assurée par le paysagiste Michel Péna, propose une promenade autour de sept thèmes (l’air, l’eau, la terre, le feu, le temps, l’espace et le milieu vivant) permettant d’expliquer à un large public les fondements de la ville fertile. Les projets proposent des réhabilitations de lieux urbains connus à travers le monde telles que l’instauration d’une forêt urbaine le long du périphérique parisien ou l’installation d’une prairie autour du stade de l’Allianz Arena à Munich. En prenant en référence l’imaginaire collectif lié à la nature développé par la société toute entière, ces projets proposent de transformer les parcs en forêts, les friches en lieux de vie, les gazons en prairies et les ruisseaux en lacs sauvages.

Au-delà de cette exposition, la ville fertile répond à l’enjeu contemporain de développement d’un projet de société signant un pacte entre culture et nature, un pacte dans lequel l’Homme s’engage à habiter le monde en accord avec toutes formes de vie et dans lequel la nature devient « socialisée ».7

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PENA Michel et GILSOUL Nicolas « La Ville Fertile – Vers une nature urbain », éd. Paysage actualités Cité de l’Architecture, Paris, 2011 7 Nathalie Blanc du CNRS- Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espèces - définit la « nature socialisée » comme « les phénomènes résultant de l’interaction de la nature avec l’espace urbain construit, comme par exemple la création de niches écologiques dans un immeuble. Cette nature socialisée relève de la vie en ville, des usages et des pratiques des habitants. »

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Ainsi, la ville et la nature ne s’opposent plus dans un diptyque mais représentent deux entités qui s’entremêlent. La ville fertile est un manifeste ayant pour objectif principal d’encourager le développement de nombreuses formes de vie en y reconsidérant les échanges humains pour qu’ils soient plus riches et plus abondants. La biodiversité et le besoin de l’habitant d’éprouver la nature en ville sont compris comme une nécessité, représentant des enjeux considérables pour le développement de notre société.

Cette recherche de ville fertile fait suite à une prise en compte nouvelle par les politiques d’aménagement des villes. Dès les années 70, face à la crise écologique, le constat est établi qu’il faut faire évoluer conjointement développement urbain et développement durable afin de limiter l’empreinte écologique de la ville. Ainsi, l’urbanisme durable se développe en établissant des liens entre le cadre construit et la nature, en utilisant des nouveaux matériaux de constructions et en interrogeant les modes de déplacements urbains. L’urbanisme durable cherche à concilier le bienêtre des habitants, l’équité, la cohésion sociale et le développement économique dans le respect du cadre naturel et ainsi développer des valeurs de société contemporaine. Les trames vertes et les trames bleues, assurent aujourd’hui, dans les projets urbains, la présence de corridors écologiques visant à gérer des continuités spatiales entre la campagne et la ville.

Ainsi, sont apparus des paysages construits nouveaux dans l’espace urbain tels que les écoquartiers ou des bâtiments respectant les valeurs de l’architecture écologique. Les politiques publiques se sont emparées de cette dialectique pour les institutionnaliser. Les nouvelles constructions répondent à présent à une série de lois et de normes établies à la fois pour garantir des valeurs écologiques et durables, et aussi développer une nouvelle économie de marché liée à l’écologie et ses produits.

Malgré les efforts entrepris, nous sommes encore loin d’atteindre les enjeux fixés en matière de développement durable. Face à la lente évolution des politiques en faveur de la biodiversité en ville et de nouvelles pratiques de la nature dans l’espace urbain, la ville fertile n’en est qu’à ses prémices et reste pour l’instant une utopie lointaine. La crise économique que nous subissons annihile le développement de projets urbains majeurs allant dans ce sens. Il subsiste néanmoins le rêve de nature de l’habitant, ce besoin sourd qu’il ressent au fond de lui. L’évolution de la ville vers une nature urbaine socialisée peut aussi venir de l’action du citoyen, de son intervention sur son cadre habité et son appropriation de l’espace public, afin de développer par son propre engagement, un nouveau modèle de société.

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1.2.

Cultiver la ville résurgences et nouvelles pratiques du jardin dans l’espace urbain

« Ce grand pouvoir de conquérir l’espace ne pourrait-il se mettre au service du jardin ? Et de quel jardin ? (…) Il est évidemment difficile d’imaginer quel aspect prendront les jardins pour lesquels on a prévu une existence qui ne s’inscrit dans aucune forme. A mon avis, ces jardins-là ne devraient pas être jugés sur leur forme mais sur leur aptitude à traduire un certain bonheur d’exister. » Gilles Clément, paysagiste 31

1.2.1 Le jardin et la ville : du jardin de Babylone au jardin partagé

La « nature désirée et produite »8 développe des expériences avec la nature en ville. Comme nous l'avons entrevu précédemment, les rapports entretenus entre l'Homme et la nature dans les milieux aménagés ont évolué au gré des civilisations par l'évolution des croyances mystiques et religieuses, par le développement de la connaissance et de la technique et par la prise de conscience individuelle et collective de la notion d'environnement. Mais de tout temps, l'expression de la nature en ville a été soumise au degré de tolérance que l'Homme entretient avec elle, à sa volonté d'intervention pour la faire exister ou non dans son milieu urbain. Ainsi, il convient d'interroger l'évolution des pratiques de la nature en ville initiées par l'habitant, notamment à travers l'histoire des jardins pour en comprendre les enjeux contemporains.

L'histoire des jardins commence avec les plus anciennes civilisations : celles d'Egypte, de Perse, de Grèce et de Rome. Le jardin y jouait un rôle mystique, représentation symbolique terrestre du Paradis. Par exemple, dans la tradition judéo-chrétienne, Adam et Eve ont été chassés du jardin d'Eden. Dans la tradition Perse, Xénophon, philosophe et historien de la Grèce antique a écrit de Cyrus le Grand, fondateur de l'Empire Perse : « Quelque part qu'il séjourne, dans quelque pays qu'il aille, il veille à ce qu'il y ait de ces jardins appelés paradis, qui sont remplis de plus belles et des meilleures productions de la terre. » La nature était alors perçue comme une entité divine, bienfaitrice et fertile. Les jardins jouaient déjà un rôle important dans la vie économique et sociale des cités antiques. Les jardins suspendus de Babylone, édifiés par Nabuchodonosor II (604-562 av J-C) et considérés comme une des sept merveilles du monde sont l'exemple le plus connu des 8

Nathalie Blanc du CNRS- Laboratoire dynamiques sociales et recomposition des espèces - définit la « nature désirée et produite » : l’homme amène la nature dans l’espace urbain pour améliorer l’esthétique et la pratique de son cadre de vie, manifestation d’un désir chez l’habitant : balcons fleuris, parcs et jardins, animaux de compagnie…

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jardins de cette époque. Malgré l'hypothèse de leur existence, il reste un objet de fantasme ayant traversé l'imaginaire collectif des différentes civilisations successives.

Après la chute de Rome en 410 ap J-C, ces sont les communautés monastiques de l'église catholique qui se sont intéressées en premier au jardin.

Dans la vie quotidienne au Moyen-Âge, le jardin a continué à jouer un rôle important en étant à la fois un moyen de subsistance pour les plus pauvres et un espace fonctionnel et esthétique pour les plus riches.

Au XIIème siècle, il existait dans le centre des villes, des maisons avec un jardin à l'arrière servant à faire pousser fruits et légumes et à élever des animaux, tandis que dans les demeures des nobles, le jardin était un lieu de plaisir et de loisir. Ainsi, la nature dans la ville est principalement utilisée pour ses vertus nourricières et pour ses qualités liées au bien-être, rappelant déjà au citadin l'esthétique de la campagne de laquelle il est coupé.

La Renaissance va marquer un tournant très fort dans le développement des jardins. Rompant avec le jardin médiéval clos et protégé, le jardin de la Renaissance, né en Italie, s'ouvre au monde extérieur, à l'air, au soleil et aux vues agréables. Issu d'une pensée humaniste marquée par le développement des arts et des sciences en Italie, ce type de jardin évoluera en France vers un style lié à l'expression du classicisme, mettant l'Homme au centre de l'univers. Ces « jardins à la française » sont des jardins d'ornement et d'agrément recherchant la perfection formelle et le goût de la mise en scène de la nature. Le jardin à l'anglaise qui apparaîtra à la fin du XVIIème siècle en prendra le contre-pied esthétique et symbolique, favorisant les formes irrégulières et provoquant un rapport romantique au jardin en privilégiant les points de vue. Les potagers font généralement partie de ces jardins et acquièrent, au-delà de leur fonction alimentaire, un statut d'espace de représentation. Louis XIV, fit édifier dans les jardins de Versailles, par La Quintinie, un potager démesuré, tant pour alimenter les tables du château que pour pouvoir y emmener ses hôtes, invités à contempler la magnificence de ses fruits et ses légumes.

Mais, ces jardins sont privés et réservés aux coutumes et aux mœurs d'une élite sociale. Même si durant ces périodes, la présence de jardins nourriciers et d'agréments subsistent en ville, leur portée reste faible du fait de la densification importante dans les murailles de la ville. Comme nous l'avons vu précédemment, il faut attendre le XVIIème siècle et le mouvement hygiéniste pour qu'apparaisse une démocratisation des pratiques de la nature en ville par l'habitant. Objet d'agrément, de plaisir, de détente et de représentations sociales, le parc urbain qui subsiste encore dans nos pratiques contemporaines est le substitut public des jardins privés de la Renaissance.

Bien que généralement une ceinture maraîchère existe depuis le Moyen-Âge jusqu'au début du

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XXème siècle dans les périphéries des villes pour fournir des denrées alimentaires, cette activité est professionnelle et ne provient directement pas d'une « nature désirée » par l'habitant. Il faut attendre la Révolution Industrielle et la naissance des jardins ouvriers pour voir l'avènement d'une ville véritablement cultivée par l'action des habitants. Objet et savoir-faire empruntés à la campagne, le jardin a accompagné le développement de notre société urbaine. Apparu dans l'espace de la ville durant le XXème siècle, le jardin ouvrier est un concept à la croisée d'une invention philanthropique et utopiste, lié à la Révolution Industrielle et à son développement urbain. Arrivée en France à partir de 1840, cette révolution a engendré une importante migration de main-d’œuvre du monde rural vers la ville. Face à cette situation, des courants de pensée se structurent pour proposer une amélioration de la condition de vie du prolétaire. Ainsi, les premiers jardins ouvriers naissent à l'initiative de patrons alsaciens à la fin du XIXème siècle et apparaissent comme un moyen de production alimentaire, palliatif à leur condition de vie. Ces jardins ouvriers sont regroupés sous forme de lotissements, destinés aux habitants d'habitat collectif.

En 1893, l'abbé Lemire, alors député, propose une évolution de ces jardins pour affirmer une idéologie basée sur le « terrianisme » et sur un accès à la propriété de l'ouvrier afin de restaurer un ordre social prolétarien, menacé par les conséquences de l'industrialisation. Selon lui, l'ouvrier, pour être épanoui au sein de sa famille, doit être propriétaire de sa terre, une terre bienfaitrice à l'Homme, fruit de la création selon la morale chrétienne, et qui détourne l'ouvrier de ses péchés moraux et sociaux. Ainsi, il développe en 1896, un projet législatif permettant à chaque famille d'obtenir la garantie de la propriété d'une terre et d'une maison. Au vu des résultats médiocres de ses projets de lois, son ambition est revue à la baisse et il se consacre exclusivement au développement de jardins ouvriers. Le fonctionnement de ces jardins repose sur un groupe de gestion qui concède des parcelles à des familles ouvrières modestes. Cette typologie de jardins se développe tout d'abord timidement mais la Première Guerre Mondiale et les besoins de subsistance qu'elle provoque seront un déclencheur de sa croissance. L'entre-deux guerres, marqué par la crise des années 30 correspond à l'apogée du développement des jardins ouvriers sous l'impulsion de démarches paternalistes de la part des grands patrons d'entreprises industrielles. L'activité du jardin est associée au loisir par opposition au travail industriel. Le jardin devient un lieu de vie individuel et familial, notamment le dimanche, et un lieu de forte sociabilité dans le monde populaire.

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Après la Seconde Guerre Mondiale, les œuvres sociales se désintéressent des jardins et leur nombre décroît considérablement. Les priorités de développement sont tournées vers la reconstruction. Puis à la fin des années 70, à la sortie de la période d'expansion économique des Trente Glorieuses, le jardin ouvrier, devenu jardin familial, a quasiment disparu du paysage urbain français. Ces jardins sont mêmes rejetés pour leur esthétique que l'on assimile alors à des bidonvilles péri-urbains dénaturant le paysage périphérique des villes.

C'est suite au choc pétrolier des années 70, que le rôle du jardin en ville va à nouveau ré-émerger pour ses vertus alimentaires. De plus, la déshumanisation des banlieues hâtivement construites alliée à un début de reconnaissance d'une crise écologique donnent leur légitimité aux jardins familiaux par leur rôle de lien social et d'appropriation de l'espace par les habitants.

Les jardins familiaux acquièrent en 1979 une reconnaissance législative et la notion d'écologie urbaine apparaît. Cette typologie est prise en compte par les politiques comme le montre ce témoignage de Robert-Max Antoni, à l'époque chargé de mission à la qualité de vie pour l'Etat9 : « Les nouveaux jardins qui seront aidés par l'Etat ne se limiteront plus à la seule production maraîchère pour le besoin des familles. (…) La politique de l'Etat en faveur des jardins familiaux vise essentiellement à remplacer la précarité par la stabilité, l'aménagement sommaire par un paysage de qualité, le jardinage par des activités de détente, l'espace privé clos par un espace ouvert au public ».

Les jardins perdurent sous leur forme classique et font l'objet de nombreuses créations mais cohabitent dès les années 90 avec une nouvelle forme de jardins destinés à construire un espace social. Ainsi, naît le jardin partagé tel qu'on le connait aujourd'hui.

Le jardin est encore aujourd'hui une typologie particulière de la ville dans la pratique d'une expérience de la nature urbaine. Il est historiquement au service d'une cause ou de la satisfaction d'un besoin. Ses résurgences successives sont intrinsèquement liées, tout au long de l'histoire et notamment au XXème siècle, aux évolutions économiques et sociales de la société.

Bien que les vocations initiales du jardin, liées à la détente et à l'alimentation aient évolué vers une multidisciplinarité de son utilisation dans l'espace de la ville, ces vocations premières restent un ANTONI Robert-Max, « Vocabulaire français de l’Art urbain », collection Dossiers du CERTU, éd. La Documentation Française, Paris, 2004 9

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enjeu très fort pour contrecarrer les crises économiques et sociales successives.

De plus, autrefois situés à la périphérie, les jardins sont de plus en plus valorisés dans le paysage des centres villes. En faisant l'objet de nombreuses politiques de développement local, le jardin potager en ville, et notamment le jardin partagé, est un support du développement des liens sociaux liés à la pratique de la nature en ville, au travers des mouvements participatifs.

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1.2.2 Le délaissé urbain : un nouveau jardin dans la ville

En investissant le cœur des villes, les pratiques jardinées de la nature en ville dont font partie les jardins partagés, tendent à valoriser des espaces jusqu’alors peu considérés à leur juste valeur. En prenant place sur les espaces vacants de la ville, sur les « dents creuses » oubliées de l’urbanisation, ces espaces délaissés intriguent dans le tissu dense et continu de la ville. Envahis par une nature sauvage, ils ne sont ni des parcs, ni des jardins. Leur usage interroge tout autant que leur qualification.

Le terme de « délaissé » regroupe un grand panel d’espaces allant, dans la ville, de l’échelle du micro à celle du macro. Chaque « délaissé » est caractérisé par son contexte unique dans le tissu urbain dans lequel il est implanté. Ces espaces sont le fruit de l’histoire d’une ville, le résultat de stratifications urbaines successives. Entre histoire de l’urbanisation et mutation économique, ils s’inscrivent dans des logiques multiples qui interagissent, en demeurant des espaces quelque peu indéfinissables.

On peut cependant classer les délaissés comme le propose Romain Paris, docteur et chercheur en urbanisme et aménagement, dans son article, « La valeur des délaissés »10 : -

Les friches économiques, surtout celles d’origine industrielle : zones minières et sidérurgiques, chantiers navals, usines à Gaz de Gaz de France….

Les installations obsolètes : bases militaires, docks, gares de marchandises ; Les sites en déshérence : zones délaissées aux abords d’infrastructures (routes, aéroports, voies ferrées) dont les nuisances ou l’aspect général compromettent l’utilisation ;

PARIS Romain, Extrait de « La valeur des délaissés », in BOUCHAIN Patrick, « Construire autrement», éd. Actes Sud, Paris, 2006 10

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Les opérations d’aménagements en difficulté : ZAC en difficulté, chantiers en attente ; Les franges des grands ensembles, zones commerciales et lotissements pavillonnaires aux limites floues.

Toutes ces formes de délaissés ont en commun une sous-utilisation patente. Ils n’ont plus d’usage, en tout cas plus d’usage utile et économique reconnu. Leur apparition provient en grande partie du déclin progressif de l’activité de l’industrie au sein des villes, laissant de grandes réserves foncières en friche, et de l’urbanisme moderne engendrant des espaces publics parfois négligés et non appropriés au sein même de quartiers d’habitat collectif.

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Ainsi, par leur présence, les délaissés font éclater au grand jour des sentiments péjoratifs liés à la mauvaise image que peut entraîner l’esthétique industrielle et moderne. Et puisque ces lieux sont non apprivoisés par un système urbain conventionnel, leur non-utilisation est mal perçue, les reléguant derrière de hautes palissades en attendant de leur trouver un acquéreur foncier ou une activité économique viable. Ne serait-ce que par le lexique que l’on utilise à son égard, « terrain vague », « ruine », « squat », « décharge », le délaissé est traditionnellement déprécié car il relève d’une incapacité de l’Homme à organiser son environnement proche.

Dans une ville dense, toujours un peu plus à la recherche d’espaces vacants nouveaux, les délaissés urbains tendent aujourd’hui à être valorisés. Ils sont en tout cas, un enjeu de débat, un sujet de réflexion et de projets de requalifications diverses.

Patrick Bouchain mène ainsi une étude entreprise en 2002, nommée « La forêt des délaissés » qui ouvre la voie à une nouvelle considération et à une valorisation de ces espaces. Commandée par la Caisse de Dépôts et de Consignations, qui est associée à l’aménagement urbain, elle tend à répondre à la question : « Que se passe-t-il lorsque ces terrains ne sont pas aménagés ? ». Patrick Bouchain fait le constat que derrière les délaissés géographiques se cachent les délaissés sociaux.

Cet architecte témoigne de cette étude, dans l’émission de France Culture11, « la grande table » du 21 décembre 2011 : « Les terrains en friche ont une valeur négative et contrairement à ce que l’on pourrait croire, les propriétaires voudraient les abandonner. Ils voudraient ne plus en être propriétaires car être propriétaire, c’est avoir des obligations sociales, politiques, économiques et autres (…). Nous 11

http://www.franceculture.fr/emission-la-grande-table-la-foret-des-delaisses-l-enjeu-politique-des-terrains-vaguesgrand-entretien

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étions partis de cette idée que des propriétaires abandonneraient des terrains et qu’étant abandonnés de tous, ils seraient peut-être reconquis par la forêt, puisque l’état naturel de la France est un état forestier. La nature ferait le travail que la société ne peut pas faire. Et donc l’idée était de voir qui il y avait sur ces terrains délaissés. Et en général comme ils sont délaissés économiquement, ils retrouvent tous les délaissés de la société. Le délaissé social, c’est à dire la personne, elle-même abandonnée par la société, occupe ce terrain illégalement. Ce terrain est comme nécessaire à sa reconstruction psychologique. (…) C’est pour cela qu’on l’a appelé le terrain de la reconquête qu’elle soit sociale, politique, économique et naturelle. Cet abandon est peut-être le signe d’une société dans laquelle on est et où la nature reprendrait ses droits. (…) Ce que l’on voulait (dans cette étude) c’était de passer à l’acte et de faire rentrer cet abandon dans une pratique, pas forcément normée de ce terrain délaissé, mais qui en fait le terrain de l’expérimentation ».

Ainsi, par leurs statuts particuliers au sein de la ville, les espaces délaissés permettent d’y établir un fonctionnement social qui échappe à la stricte programmation des aménagements. Sorte d’entre-deux, entre le statut privé officiel et l’usage public officieux, il n’intègre pas de fonctionnalité définie. Le code civil définit d’ailleurs ces espaces comme étant des « terres vaines, vagues et sans maîtres ».

Le travail de Patrick Bouchain montre que ce statut ambigu du délaissé ouvre un nouveau champ d’expériences, d’appropriation de propriétés sans en devenir propriétaire. Il défend l’idée qu’un terrain sans occupant est un terrain qui n’a pas de valeur et que l’occuper lui donne de la valeur.

Selon lui, il ne faut pas que tous soient propriétaires pour pouvoir régler tous les problèmes de la société, mais il faut peut-être, que chacun soit dans une situation d’appropriation d’un morceau de la société pour être un individu social.

Par cette appropriation non conventionnelle par les habitants, les délaissés sont définis par une temporalité diurne et nocturne qui échappe au mode de fonctionnement formel de la ville et deviennent le lieu de tous les possibles pour les habitants. L’enjeu n’est pas de réintégrer foncièrement et légalement ces lieux dans le tissu urbain mais de les protéger et les encourager à accueillir de nouvelles libertés.

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Cette vision nouvelle élaborée par Patrick Bouchain est renforcée par le travail conjoint de Patrick Degeorges et Antoine Nochy, deux philosophes 12 ayant également participé à l’étude de « La Forêt des délaissés » : « Nous devons reconquérir la liberté d’expérimenter sur la ville. L’espace est l’allié dont nous avons besoin pour inventer à nouveau, là où elles ont disparu, les conditions de la politique. Nous devons préserver des lieux inoccupés et accessibles sans distinction, qui laissent du jeu au passage et à la rencontre, des clairières qui accordent sa place au hasard, des espaces gratuits où le simple fait de la coexistence peut se réfléchir diversement. (…) Face à cet état d’urgence structurelle que l’Etat se révèle impuissant à résoudre, il faut opérer en marge des programmes et des règlements, et à une tout autre échelle, en intervenant là où des changements sont possibles, c’est à dire sur le terrain. Or, en ouvrant à l’expérimentation les dizaines de milliers d’hectares que l’aménagement du territoire met à rebut, la réappropriation collective de l’espace transforme des déchets en ressource. Chaque délaissé constitue virtuellement une situation originelle, porteuse d’une exigence ou d’un défi, riche d’un enseignement. » Les espaces délaissés des villes peuvent ainsi devenir le terrain d’actions collectives, développant des lieux de vie à même de laisser s’exprimer les désirs d’appropriation du citadin. Il convient de l’appréhender comme un potentiel instrument de modernisation de la gestion et de la gouvernance urbaine en devenant les supports d’une participation citoyenne constitutive de nouveaux territoires.

Suite à cette étude à laquelle il a lui aussi participé, Gilles Clément invente la notion de Tiers paysage et écrit « le Manifeste du Tiers paysage. »13 Gilles Clément, paysagiste né en 1943, est l’auteur de nombreux concepts envisageant une évolution de la notion de paysage, concepts qui ont marqué les acteurs de cette discipline de la fin du XXème siècle ou le début de ce XXIème siècle. Ainsi, il définit le Tiers paysage en se référant directement au pamphlet de Siéyes en 1789 qui définit le Tiers-Etat comme étant « l’espace n’exprimant ni le pouvoir ni la soumission au pouvoir ». Le Tiers paysage est un « fragment indécidé » du jardin planétaire, qu’il a lui-même déterminé comme étant un concept destiné à 12 13

Extrait de « L’impensée de la ville », in BOUCHAIN Patrick, « Construire autrement», éd.Actes Sud, Paris, 2006 CLEMENT Gilles, « Manifeste du Tiers paysage », éd. Sujet/Objet, Paris, 2004

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envisager de façon conjointe et enchevêtrée, la diversité des êtres sur la planète et le rôle gestionnaire de l’homme face à cette diversité.

Le Tiers paysage, désigne donc « la somme des espaces où l’homme abandonne l’évolution du paysage à la seule nature. Il concerne les délaissés urbains ou ruraux, les espaces de transition, les friches, marais, landes, tourbières, mais aussi les bords de route, rives, talus de voies ferrées, etc.

A l’ensemble des délaissés viennent s’ajouter les territoires en réserve. Réserves de fait : lieux inaccessibles, sommets de montagne, lieux incultes, déserts ; réserves institutionnelles : parcs nationaux, parcs régionaux, réserves naturelles. » Il démontre à travers ce manifeste qu’en laissant la nature reprendre ses droits sur un espace dans lequel l’Homme n’intervient pas, une végétation spontanée s’installe. Un sol vierge devient une forêt en cinquante ans, après avoir connu trois stades de végétations progressives, de la présence de plantes herbacées basses à l’apparition de premiers arbres. Cette végétation accueille une biodiversité qui atteint son pic de croissance au bout de dix ans, ce après quoi quelques espèces dominantes prennent le dessus et éradiquent les autres. Les délaissés urbains sont donc des réserves de diversité écologique inégalées dans l’espace de la ville. Cette nature sauvage, non entretenue par l’Homme, constitue un terrain d’accueil pour toutes les espèces vivantes. Les délaissés sont des véritables réservoirs génétiques de la planète, qu’il convient de protéger.

Ainsi les délaissés sont des lieux dans lesquels les habitants peuvent faire la rencontre du vivant.

En arpentant ces lieux, ils ont la possibilité d’éprouver en ville, les sensations et l’imaginaire que seule la nature sauvage peut offrir. A l’heure du développement durable et de l’avènement d’une conscience écologique collective, les friches présentent des qualités considérables. Dans une ville dense et polluée, offrant très peu de place à la biodiversité, elles portent le rêve des villes fertiles de demain.

Par la valorisation de leur identité spatiale, véhiculant des qualités sociales et environnementales, l’image et le statut des délaissés urbains a évolué. Autrefois marginalisés, ils représentent aujourd’hui des outils spatiaux d’expériences collectives menant à une coproduction dans leur territoire. L’enjeu est de pouvoir intervenir sur ces espaces sans les altérer.

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Ainsi, instaurer une expérience collective jardinée sur ces friches semble être une réponse cohérente. Dans ces espaces de diversité et de vie dans lesquels on trouve de nombreux insectes et végétaux, auxiliaires du jardinier, le potager participe à dynamiser cette biodiversité. C’est pourquoi, ils sont investis par de nombreux mouvements participatifs pratiquant une expérience de la nature en ville, dont nous allons à présent étudier les spécificités.

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1.3 Expériences participatives et mouvements citoyens : des pratiques florissantes en faveur d’un nouveau modèle de société

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1.3.1 De la révolte populaire à l’expression d’actions collectives

Les années 70 sont troublées par les conséquences des événements de mai 68 en France, provoqués par les mouvements hippies, étudiants et ouvriers remettant en cause les fondements de la société.

Cette révolte de nature à la fois culturelle, sociale et politique est marquée par un fort engagement contre l’autoritarisme et l’impérialisme, mais est aussi dirigée contre la société traditionnelle et la société de consommation. En créant un débat de société profond, ce mouvement, porteur d’un idéal politique très libertaire prône la libération des mœurs et de la condition humaine en général. « L’imagination prend le pouvoir » et l’Homme prend conscience de sa capacité d’intervention, de son aptitude à peser pour changer les choses.

Après 68, le mouvement des idées se poursuit de manière disséminée. Les sciences sociales occupent une place notoire dans les débats de société. La morale et le capitalisme sont désignés comme des systèmes aliénants et les théories démocratiques libérales sont mises en cause pour leurs incapacités à créer un équilibre entre les intérêts particuliers. Des mouvements d’idées de tradition marxiste renaissent, s’appuyant sur le précepte d’une communauté de citoyens autogouvernés et sur la notion de démocratie participative14.

Ainsi, le thème de participation dans l’urbanisme voit le jour, porté par des enjeux liés à la notion de gouvernance et de développement durable et l’autogestion apparaît comme une manière possible d’habiter. De premières expériences voient le jour à travers des luttes urbaines dans

La démocratie participative est une forme de partage et d'exercice du pouvoir, fondée sur le renforcement de la participation des citoyens à la prise de décision politique. Elle peut prendre plusieurs formes, mais elle s'est d'abord instaurée sur le terrain de l'aménagement du territoire et de l'urbanisme, avant de s'étendre dans les champs de l'environnement. Dans ces cadres, les associations jouent un rôle central en tant qu'interlocuteurs pour les autorités publiques. Source : Wikipédia 14

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lesquelles les habitants s’opposent à des opérations de constructions ou de rénovations dans leur quartier.

Face aux désirs de participation effective des habitants, des architectes reconsidèrent, le rôle des usagers dans l’architecture. Ils cherchent à mettre en place de nouveaux outils de communication avec les habitants et de nouveaux moyens pour les intégrer dans leur processus de création et ainsi, leur offrir la possibilité de s’approprier leur logement. La démarche de ces architectes tend également à établir une critique du mouvement moderne. Les grands ensembles construits hâtivement lors de la reconstruction ne présentant pas un cadre de vie propice au développement personnel et collectif des habitants, une recherche sur le logement collectif devient prioritaire.

Face au conformisme du mode d’habiter engendré par les barres et les tours des années 50, les débats se tournent vers une architecture traduisant le foisonnement de la vie et les habitants deviennent des sources d’inspiration.

L’architecte belge Lucien Kroll fait figure d’exemple dans ce nouveau champ d’investigation de la création architecturale. Inspiré par la pensée du philosophe allemand Peter Sloterdijk et par son constat négatif des valeurs qu’a engendré la société industrielle, il milite pour une architecture « homéopathique » proche des désirs et des besoins de l’habitant. Accusant la « brutalité aveugle » de l’architecture moderne, il travaille à l’adaptation progressive et harmonieuse de l’habitat par la participation de l’usager dans son processus de création. L’opération menée par l’architecte en 1969 pour l’université de médecine de Louvain et notamment le bâtiment d’habitation des étudiants nommé « la mémé » deviendra un manifeste de l’architecture participative.

Il inspirera par la suite de nombreux architectes dont Patrick Bouchain15 : « C’est en découvrant l’œuvre des époux Kroll que j’ai changé ma vision de l’architecture et du paysage. J’ai connu Lucien Kroll à travers le projet de la «Mémé» (Maison médicale) à Louvain-en-Woluwe en Belgique (1969) et pour lequel les étudiants de l’Université ont imposé leur architecte au maître d’ouvrage. C’est la première manifestation démocratique d’une commande architecturale. La «Mémé» représente la définition même de ce que pourrait être une architecture participative au

Extrait d’interview de Patrick Bouchain par la journaliste et critique d’architecture Sophie Trelcat dans le cadre de l’exposition « Simone et Lucien Kroll : une architecture habitée » - commissaire Patrick Bouchain, 2013, Lieu Unique, Nantes. http://www.cyberarchi.com/dossier 15

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moment de sa conception, de sa construction et de son usage car c’est un bâtiment totalement transformable et adaptable, comme devrait être l’architecture sociale. » Kroll défend une architecture complexe telle qu’elle pouvait l’être au Moyen-Âge, en encourageant les diversités d’usages de ces bâtiments et des lieux qu’ils engendrent et refuse obstinément la répétition d’éléments identiques afin de produire une autre image de l’architecture, plus à même de dialoguer avec les habitants.

Ces nouvelles expériences participatives, dont les réalisations de Lucien Kroll sont un exemple, vont amener les politiques à les reconnaître institutionnellement. La notion de concertation va être incluse dans l’élaboration des opérations d’urbanisme par des lois en 1991 et 1995. Ces lois visent à établir un dialogue entre institutions publiques, maîtres d’ouvrages et futurs usagers dans le cadre d’un projet d’urbanisme et accompagnent un processus de décentralisation des pouvoirs au profit des collectivités locales et des associations engagées dans des enjeux liés à l’habitat.

La notion de démocratie participative évolue aujourd’hui. En moins de dix ans, des milliers de villes à travers le monde ont transformé leurs pratiques démocratiques. Symbole de ce mouvement, le budget participatif, inventé à Porto Alegre en 198916, ou encore la prolifération de conseils de quartiers. Les actions des institutions publiques pour répondre à la crise de la société sont vécues comme sans influence provoquant chez les habitants un désenchantement démocratique. Ainsi, des mouvements citoyens s’organisent sous la forme de collectifs ou d’associations pour revendiquer une influence sur la gestion publique et peser directement dans des choix de gouvernance.

Marqués par la crise écologique, ces mouvements citoyens se forment dans un premier temps pour défendre des notions liées à l’écologie environnementale et la protection de la nature sous toutes ses formes. Peu à peu, leurs actions s’élargissent et répondent à de enjeux sociétaux divers.

En établissant un dialogue et des échanges entre les citoyens et en favorisant la constitution de groupes, les mouvements participatifs donnent du sens à l’action collective. En établissant des projets basés sur la co-création et la co-production des biens publics, ils développent un projet de Dans un contexte financier et politique difficile, la municipalité de Porto Alegre invente en 1989 une nouvelle façon de déterminer les priorités budgétaires en associant les citoyens à leur définition. Les habitants sont invités à se réunir par quartier pour définir ce qu'ils considèrent comme les projets prioritaires à financer puis élisent des délégués qui siègent au Conseil du Budget Participatif. Source : Wikipédia 16

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société et de vie reposant sur l’engagement personnel des habitants et sur leur capacité à créer des principes de vie collective.

Par leurs moyens d’actions, ces mouvements participatifs paraissent générer de nouvelles pratiques urbaines et citoyennes, favorables à une évolution des codes de la société.

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1.3.2 La démarche participative : Outil de construction d’une société écologique

Des théories se développent pour encourager l’engagement des citoyens dans la réflexion d’un projet nouveau de société. Elles permettent d’établir des réflexions autour des mutations inédites de la société et de poser le cadre d’un « nouveau paradigme »17 ayant la capacité de participer à une sorte de ré-enchantement du monde en se démarquant des visions de développement capitaliste.

En s’appuyant sur l’imagination, l’énergie des personnes et leur motivation pour créer des nouveaux cadres de vie et des nouvelles prises en charge de la vie quotidienne, l’enjeu consiste à inventer une alliance nouvelle entre l’individu et le collectif, entre le singulier et le commun.

Felix Guattari, dans son ouvrage, « Les Trois Ecologies »18 paru en 1989, présente indirectement les mouvements participatifs comme un outil possible de résistance contre l’inaction des politiques publiques et la crise de la société. Né en 1930, ce philosophe et psychanalyste français est proche de la pensée de Jacques Lacan et Gilles Deleuze. Défenseur, à travers le monde, de nombreuses causes de minorités opprimées par le contexte de mondialisation, il a notamment animé de 1977 à 1981 le Centre d’Initiative pour de Nouveaux Espaces de Liberté, collectif philosophique d’extrême gauche.

« Nouveau paradigme » est une expression de la seconde moitié du XX e siècle et du début du XXIe siècle utilisée par des auteurs populaires, invitant à une nouvelle représentation du monde dans les domaines les plus divers, management, alimentaire, économie, religion, finances, société. Source : Wikipédia 17

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GUATTARI Félix, « Les Trois Ecologies », éd. Galilée, Paris, 1989

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Egalement engagé dans les mouvements écologistes, il développe la notion d’écosophie19 dans son ouvrage les « trois écologies » qui est un manifeste pour le développement conjoint de trois écologies : -

L’écologie mentale qui concerne les rapports à la nature et à l’environnement ; L’écologie sociale qui concerne les rapports au « socius »20, aux réalités économiques et sociales ; L’écologie mentale qui concerne les rapports à la psyché, la question de la production de la subjectivité21 humaine.

L’auteur, après avoir fait le constat d’une crise étendue des valeurs de la société contemporaine, mène une réflexion, à travers son ouvrage, pour trouver des moyens d’actions fondamentaux et établir des politiques nouvelles de gestion : « Le drame écologique dans lequel est engagée la planète humaine a longtemps été l’objet d’une méconnaissance systématique. Cette période est désormais révolue (…) Or, les perturbations écologiques de l’environnement ne sont que la partie visible d’un mal plus profond et plus considérable, relatif aux façons de vivre et d’être en société sur cette planète. L’écologie environnementale devrait être pensée d’un seul tenant avec l’écologie sociale et l’écologie mentale, à travers une écosophie de caractère éthico-politique. » Contrairement à nombre de ses contemporains, Guattari a une vision globale de la situation de la société, une conscience éclairée dont la révélation de la crise environnementale a été l’élément déclencheur. Et selon lui, les mouvements de résistance à cette crise généralisée sont insuffisants

« L’écosophie » que l’on peut traduire littéralement par la sagesse d’habiter, est un concept forgé par le philosophe Arne Næss à l'Université d'Oslo en 1960. Il se distingue comme un courant de pensée, proche du mouvement écologiste en remettant en cause l'homme comme mesure de toute chose, ou comme sommet absolu de l'évolution, s'autorisant à puiser sans limite dans les ressources naturelles. Source : Wikipédia 19

Socius : (n.m) Elément social constitutif de l’individu et de la même substance et de la même nature que son organisme. Source : Wiktionnaire 21 Subjectivité : (n.f) Terme philosophique relatif à ce qui se passe en dedans du sujet pensant, tout ce qui est ce sujet même. Source : Wiktionnaire 20

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et ne procèdent pas à un engagement susceptible de créer un débat de fond. L’évolution de la société doit passer, par une mobilisation philosophique et une prise de position engagée de tous : « L’écologie environnementale, telle qu’elle existe aujourd’hui, n’a fait, à mon sens, qu’amorcer et préfigurer l’écologie généralisée que je préconise ici et qui aura pour but de décentrer radicalement les luttes sociales et les façons d’assumer sa propre psyché. Les actuels mouvements écologistes ont certes bien des mérites, mais à la vérité, je pense que la question écosophique globale est trop importante pour être abandonnée à certains de ces courants archaïsants et folklorisants, optant quelquefois délibérément pour un refus de tout engagement politique à grande échelle. » Guattari appelle à la construction de la personne par la participation à des débats en petits groupes d’actions, débats portant sur l’expérimentation créative et l’appropriation du quotidien.

Ce développement de pratiques nouvelles permet de rendre possible la sublimation personnelle à travers le groupe tout en créant ses propres codes de conduite, de production et de rapport à l’autre. Une mobilisation des citoyens accompagnée de nouveaux comportements et modes de vie représente alors une manière de porter un nouvel élan, propice au développement d’un modèle social humaniste et durable : « L’écosophie sociale consistera donc à développer des pratiques spécifiques tendant à modifier et à réinventer des façons d’être au sein du couple, au sein de la famille, du contexte urbain, du travail, etc. (…) Il s’agira littéralement de reconstruire l’ensemble des modalités de l’être-engroupe. Et non seulement par des interventions « communicationnelles » mais par des mutations existentielles portant sur l’essence de la subjectivité. (…) Il me paraît essentiel que s’organisent ainsi de nouvelles pratiques micro-politiques et micro-sociales, de nouvelles solidarités, une nouvelle douceur conjointement à de nouvelles pratiques esthétiques et de nouvelles pratiques analytiques des formations de l’inconscient. Il m’apparaît que c’est l’unique voie possible pour que les pratiques sociales et politiques retombent sur leurs pieds, je veux dire travaillent pour l’humanité et non pour un simple rééquilibrage permanent de l’Univers de sémiotiques capitalistiques. »

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Enfin, Guattari insiste sur la nécessité pour ces mouvements d’être d’une part, indépendants des mouvements et des doctrines politiques, mais aussi indépendants entre eux. Il faut encourager l’identité personnelle de chaque groupe d’action pour en assurer son efficacité. Chacun doit travailler à sa propre échelle, et c’est la prolifération de ces actions qui entraînera des conséquences positives sur la société toute entière : « On pourrait m’objecter que les luttes à grande échelle ne sont pas nécessairement en synchronie avec les praxis écologiques et les micro-politiques du désir. Mais c’est là toute la question : les divers niveaux de pratiques non seulement n’ont pas à être homogénéisés, raccordés les uns aux autres sous une tutelle transcendante, mais il convient de les engager dans des processus d’hétérogenèse22. (…) Il convient de laisser se déployer les cultures particulières tout en inventant d’autres contrats de citoyenneté. Il convient de faire tenir ensemble la singularité, l’exception, la rareté avec un ordre étatique le moins pesant possible. » A l’heure actuelle, en France, il me semble que la pensée théorique de Félix Guattari trouve un écho dans l’action pratique du mouvement « Colibri ». Créé en 2007 sous l’impulsion du philosophe et paysan, Pierre Rabhi, le réseau Colibri a pour mission d’Inspirer, Relier et Soutenir tous ceux qui participent à construire un nouveau projet de société fondé sur l’autonomie, l’écologie et l’Humanisme. Il est en cela une plate-forme de rencontres et d’échanges qui s’adresse à tous ceux qui veulent agir, cherchent des solutions concrètes ou développent des alternatives.

Au-delà de soutenir la création d’actions collectives engagées ou participatives, le fonctionnement du réseau propose de mettre concrètement en relation des actions collectives singulières se développant dans tout le pays et de montrer la résonnance commune de tous ces engagements.

Le réseau Colibri s’appuie sur la légende de cet animal pour montrer la nécessité de l’engagement individuel dans un acte collectif : un jour, dit la légende, il y eut un immense incendie de forêt.

Tous les animaux terrifiés, atterrés, observaient, impuissants, le désastre. Seul le petit colibri s’activait, allant chercher quelques gouttes avec son bec pour les jeter sur le feu. Après un moment, le tatou, agacé par cette agitation dérisoire, lui dit : « Colibri ! Tu n’es pas fou ? Ce n’est pas avec ces gouttes d’eau que tu vas éteindre le feu ! » Et le colibri lui répondit : « Je le sais, mais je fais ma part. »

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Felix Guattari définit lui- même « l’hétérogenèse » comme un processus continu de re-singularisation

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Le réseau Colibri cherche ainsi à développer un nouveau modèle de gouvernance dont les citoyens engagés dans des mouvements participatifs seraient les acteurs principaux. Sans toutefois le revendiquer, il met en pratique la pensée de Guattari en soutenant logistiquement les actions singulières d’actes participatifs. A la recherche d’un modèle de développement durable reposant sur la démocratie participative, ce réseau prend tout son sens dans la lutte constante contre la crise de la société.

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Très sensible à ces théories et pratiques nouvelles, il m’a semblé pertinent d’interroger une pratique participative en particulier, le jardin partagé.

Cette pratique de proximité, novatrice, collective, accessible à tous, utilise un mode de culture ancestral, le jardinage, et fait appel à des enjeux de développement urbain et sociétal à travers l’expérience de la nature et de la rencontre du vivant dans la ville.

Je regarde avec passion les lieux de collectivité quotidienne, les espaces publics où s’expriment pleinement les principes de socialité et de civilité dans une ville, ces lieux dans lesquels les habitants se croisent, échangent et transmettent. Ces lieux appropriables par tous, où chacun peut vivre sa propre expérience de l’espace et sublimer son esprit créatif par la rencontre avec l’autre.

Lieux dans lesquels l’appropriation de l’espace, la co-gestion et la co-production sont des piliers centraux de cette démarche participative. Je me propose d’étudier l’hypothèse que la pratique du jardin partagé représente un moyen de résistance et d’épanouissement pour le citoyen acteur d’un nouveau modèle de société.

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CHAPITRE 2

LE JARDIN PARTAGE UN ESPACE DE CITOYENNETE

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2.1.

Histoire et identité du Jardin partagé

Espaces collectifs, les jardins partagés, descendants des jardins ouvriers ont la vertu de rassembler dans un même lieu des gens parfois très différents, des habitants d’un même quartier, autour d’une même activité : le jardinage.

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Poussés par une même passion, par une envie d’apprendre et de réaliser des projets en commun, ou tout simplement par simple curiosité, ces individus se lancent dans l’aménagement et l’utilisation d’un espace atypique de la ville, non défini, dans lequel s’exprime la simple création de l’Homme. Par-delà l’aspect très modeste de ce sujet d’étude, par-delà l’aspect modeste de ces lieux, les pratiques engagées dans les jardins partagés font référence à de nombreux enjeux sociaux, économiques et culturels. Dynamisés par l'avènement des mouvements participatifs et par la revendication de pratiques sociales nouvelles, ce sont presque, malgré eux, des lieux de résistance parfois inconsciente dans lesquels l’habitant peut tendre vers un épanouissement personnel à l’intérieur d’un collectif.

Les jardins partagés me semblent être également de bons exemples pour matérialiser les principes des «Trois écologies » développés par Félix Guattari : l’écologie environnementale qui lie l’êtrehomme à ses rapports avec la nature et l’environnement, l’écologie sociale qui le rattache à des réalités sociales et économiques et l’écologie mentale.

Des espaces collectifs de créations, comme le sont les jardins partagés, peuvent permettre à l’Homme d’assimiler ces questions d’écologies, prendre ainsi conscience qu’il a la possibilité d’interagir de manière positive sur le vivant et ressentir l’épanouissante sensation à travers sa conscience créative, d’être un jardinier du monde en mouvement, acteur de la société. Ainsi l’habitant, en faisant l’expérience de la nature à travers le jardin partagé, développe-t-il sa conscience d’être et les jardins partagés, à travers les enjeux qu’ils suscitent, entraînent alors de nouvelles expériences collectives et de nouveaux rapports avec la nature dans l’espace de la ville.

D’un point de vue historique, on trouve une référence au phénomène de jardin partagé dans le mouvement « Diggers », que l'on peut traduire par bêcheurs ou piocheurs, fondé en 1649 par une faction chrétienne, lors de la première révolution anglaise, moment de troubles politiques.

Ces activistes prônaient un mode de vie communautaire rural, autonome et égalitaire. Tourné vers un style de vie essentiellement agraire, leur mouvement allait dans le sens d'une revendication du droit à la terre pour la cultiver. Ainsi, en s'installant sur des terres privées, en s'appropriant leur production et leur récolte et en y développant un lieu de vie, ils constituent le premier mouvement de squatter connu, mais aussi la première organisation sociale participative liée à la pratique de la nature. Leur démarche est surtout marquée par leur opposition à la privatisation de l'espace. Peu influent alors en Angleterre, le mouvement fut rapidement dissout par les autorités.

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Dans les années 70 à New York, la crise économique fait rage à ce moment-là, la ville connaît une très forte crise du logement et les quartiers se dépeuplent laissant les habitations à l’abandon. La collectivité ne pouvant les entretenir, procède, faute de moyens, à une grande série de destructions. New York voit ainsi fleurir dans les quartiers populaires des friches et terrains vagues, alors qu’aucun parc ou espace vert ne permet aux habitants d'assouvir leur besoin de détente, de loisir et de nature.

Dans ce contexte, une femme, Liz Christy, artiste peintre vivant dans le Lower East Side, décide de réunir ses amis et de s’octroyer les friches pour en faire des lieux de vie. Ces friches étant grillagées, une de leurs premières actions fut de jeter des bombes de graines à travers les clôtures, puis de planter des arbres, ou encore de peindre du lierre sur des façades, afin de faire comprendre aux gens l’intérêt de réintégrer la nature dans leur quartier. Le mouvement prenant de l’ampleur, Liz Christy et ses voisins entreprennent le défrichage d'un terrain et créent ainsi un premier jardin communautaire en 1973, en occupant tout d'abord illégalement cet espace avant de le louer à la municipalité pour un dollar symbolique.

Face au résultat positif de ce premier jardin, le mouvement de Liz Christy appelé « Green Guerillas » se met ensuite à soutenir des gens de tous horizons et de tous âges pour qu’ils s’unissent pour créer leurs propres jardins communautaires. Les Green Guerillas étaient là uniquement pour apporter aide et soutien aux gens du quartier qui demeuraient maîtres de leur projet.

La ville de New York, consciente des vertus de cette dynamique, crée à l'époque le programme « Green Thumb » pour encourager ces mouvements citoyens et leur apporter du soutien sans véritablement intervenir dans la gestion de ces jardins. New York compte aujourd'hui plus de 600 jardins partagés et développe toujours une politique liée au développement de la nature en ville. Il s’agit de construire un projet de société dans lequel Homme, ville, nature et écosystème interagissent comme nous le montre le documentaire diffusé par ARTE « Naturopolis, New York, la révolution verte »23.

Après s'être développée dans de nombreux endroits d'Amérique du Nord, cette pratique collective du jardinage va peu à peu atteindre l'Europe. En France un réseau national « Le Jardin Dans Tous Ses Etats » s'est constitué en 1997 pour favoriser la mise en œuvre, par les habitants, de jardins partagés. Ce réseau géré par un collectif d'une dizaine de structures régionales, 23 SCHMITT Mathias, “Naturopolis : New York, la révolution verte”, 2013, Réal.GUERRINI Bernard, Docside production

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associatives et coopératives nous rappelle dans sa charte24, l'histoire de la naissance de ces jardins en France : « Au milieu des années 80, en France, quelques animateurs sociaux, militants de terrain et jardiniers s'intéressent à ces pratiques d'appropriation collective. La Fondation de France voit là l'opportunité de développer le lien social, tout en prenant en compte, même partiellement, les préoccupations d’autosuffisance alimentaire. Avec son aide, plusieurs séjours sont organisés afin d’étudier les conditions d’émergence de telles initiatives en France. Des petits groupes travaillent sur ces questions et adaptent, entre autres, les pratiques nord-américaines à nos données urbaines et sociologiques. Ils réunissent au cours de deux colloques, Lille en 1997 et Nantes en 1999, plusieurs centaines de personnes impliquées dans ces initiatives ou désireuses de les développer. » De ces échanges va naître une première expérience de jardin partagé à Lille en 1997, puis une autre à Paris en 2002. Ce phénomène va vite évoluer et continue de grandir. Aujourd'hui, on recense plus de 250 jardins partagés à travers la France.

La notion de jardin partagé est un terme ambigu. Pour les membres du réseau « Le jardin dans tous ses états », « jardin partagé » est un terme générique qui englobe l’ensemble des jardins : familiaux, d’insertion, éducatifs, collectifs, communautaires… Ces jardins ont tous des valeurs communes liées au partage (de l’espace, d’un projet, d’activités, de récoltes…). Mais en 2003, une proposition de loi, définit les jardins partagés comme des « jardins créés ou animés collectivement, ayant pour objet de développer des liens sociaux de proximité par le biais d’activités sociales, culturelles ou éducatives et étant accessibles au public ». En d’autres termes, les jardins partagés sont uniquement des jardins dans lesquels se déroule une pratique collective. Les jardins familiaux, descendants historiques des jardins ouvriers, sont exclus de cette appellation. On trouve fréquemment les jardins partagés sous d'autres noms tels que « jardins collectifs d’habitants », « jardins de proximité », « jardins de voisinage », « jardins en pied d’immeuble », entraînant parfois quelques confusions.

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http://jardins-partages.org/IMG/pdf/JTSE-leger.pdf

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La plupart du temps, la naissance d'un jardin partagé se réalise lorsqu'un groupe de citoyens en émet le souhait. Ainsi, il est d'abord un projet de quartier émanant de l'engagement de ses habitants. La première étape consiste à trouver un terrain, un lieu propice au développement d'un jardinage collectif. Les friches urbaines non encore investies par le foncier ou non constructibles représentent alors des lieux privilégiés. Par exemple, le Réseau Ferré de France a autorisé la création de jardins sur l’ancienne voie ferrée de la Petite Ceinture de Paris. Intégrés à la ville, ces lieux de biodiversité sont généralement déjà investis par la nature, faisant des terrains de jeux idéaux pour les jardiniers. Les jardins partagés peuvent aussi trouver place au milieu de parcelles existantes de jardins familiaux. Une telle implantation présente l’avantage d'effectuer un brassage entre jardinage individuel et jardinage collectif. Trouver un terrain s'effectue généralement en collaboration avec la commune. La municipalité possède souvent des terrains laissés en friches ou peut aider à identifier le propriétaire d'un terrain repéré par les habitants. Le legs d'un terrain fait alors l'objet d'une convention entre le groupement d'habitants et la commune pour en déterminer les clauses et les modalités.

Par la suite, les habitants motivés instaurent une concertation qui, bien sûr, leur permet de faire connaissance et de définir une première ébauche de leur futur jardin mais surtout leur sert à établir le cadre de leur participation. Cela peut être sous forme d'association ou de collectif, il est en tout cas, nécessaire au collectif de déterminer les modalités structurelles du fonctionnement de groupe. Cette mobilisation sur les usages et le fonctionnement des jardins oblige à définir la forme la plus adaptée aux besoins et désirs initiaux des habitants. Ainsi, par cette concertation permanente, les pratiques sont participatives dans la conception, la gestion, le mode de fonctionnement. Une fois le cadre défini, le jardinage peut commencer et petit à petit évoluer pour devenir un véritable jardin partagé.

Dans l’idéal, tout est partagé. Il n’y a pas d’espaces privés, tout l’espace est collectif et partagé. Le jardinier ne fait pas son jardin. Il œuvre pour la collectivité, du bêchage jusqu’à la récolte (une récolte partagée bien sûr !), de l’entretien du terrain à l’implantation d’une cabane par exemple !

Mais il faut aussi gérer ! Les formules sont diverses, du collectif spontané et non-officialisé à l’association avec ses statuts et son fonctionnement.

Il est bien évident que cette forme de co-construction de projet n’est pas facile à réaliser, les obstacles sont nombreux, liés notamment à des phénomènes de dynamique de groupe. La démarche participative, de plus, demande écoute, respect, prise en compte de l’autre et capacité à prendre des décisions collectives. Ce sont là des préalables pour une réussite durable des projets tous différents les uns des autres, projets qui sont ce que les gens en font, dans l’espace mais aussi

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dans le temps.

Cette expérience n’en étant qu’à ses prémices, nul ne peut dire à l’heure actuelle si les jardins partagés ont un avenir certain dans notre société.

J'ai pu approcher ce processus de création d'un jardin partagé en participant à une première réunion de concertation entre les habitants de logements sociaux situés faubourg des III maisons à Nancy. Cette volonté de création n'est pas venue directement d'une demande des habitants mais de la MJC, soucieuse de développer et diversifier ses activités. Depuis nombre d'années, la MJC organise avec les enfants, une activité autour d'un jardin pédagogique au sein même de la structure. Fort du succès croissant de cette activité, l’idée est venue de la part des encadrants, de trouver un espace pour en étendre sa portée. Or, un très grand terrain attenant à la MJC est aujourd'hui en friche. Après avoir appartenu à un particulier qui le cultivait et y développait un verger, ce terrain a été acquis par la Communauté Urbaine du Grand Nancy en vue de réaliser une route qui ne verra probablement jamais le jour. Un terrain d'entente a été trouvé et une convention a été signée pour léguer à l’association cet espace en friche durant une période définie. Conscients des enjeux liés au jardin partagé, les responsables de la MJC ont décidé de faire cohabiter sur cet espace, un jardin dédié aux habitants du quartier voisin et le jardin pédagogique. Ainsi, pourrait se créer un véritable lieu de vie dans lequel tous ces publics, qui aujourd'hui ne se croisent pas, échangeraient autour des valeurs du jardinage, de l'éducation et de la détente.

Une enquête participative menée par Madeline Carlin, alors en formation d’animateur agro écologique, a été menée pour recenser les désirs des habitants et pour évaluer si le développement d'un jardin partagé aurait du sens. En plus de recenser le nombre d'acteurs potentiels, une enquête de ce type permet non seulement de recenser le nombre d’acteurs potentiels mais aussi de nourrir chez l'habitant une motivation et une adhésion au projet. En outre, elle permet de présenter concrètement les enjeux liés au jardin partagé, encore méconnus du plus grand nombre.

Les résultats de l’enquête sont prometteurs et donnent au jardin partagé une chance de voir le jour. La réunion à laquelle j'ai pu assister était mise en place pour relater les résultats de cette enquête auprès des habitants du quartier, mais aussi pour qu'ils fassent connaissance et commencent à ébaucher une coopération et une concertation, afin de faire émerger les grandes lignes de leur projet. Cette réunion étant fructueuse, d'autres suivront dès septembre 2013 pour commencer à réfléchir à cette création de jardin partagé, notamment par l’élaboration d’une charte et d'un règlement intérieur. Les motivations personnelles des habitants laissent espérer un

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projet collectif prometteur.

Face au constat douloureux de voir échouer la majorité des politiques sociales, les institutions publiques cherchent de nouvelles formes d'entraides moins officielles, plus concrètes et plus proches des réalités du terrain. A ce titre, le développement des mouvements participatifs, pour lesquels l’investissement est minimum, est souvent encouragé. L'utilisation du jardin dans des politiques d'intérêt général ne date pas de l'avènement des jardins partagés. Le développement des jardins ouvriers au début du XXème siècle nous le prouve bien. Cependant, permettre aux citoyens de s'impliquer dans les modalités de gestion de leur espace constitue une petite révolution politique. Les habitants éprouvent et émettent le besoin d'être impliqués, développent eux-mêmes une action d'intérêt général et se battent pour la voir naître au sein de leur quartier, prenant en main les tâches de gestion et de développement auparavant occupées par les institutions.

Ainsi, le jardin partagé est un formidable outil de médiation entre les institutions publiques et les habitants. Les institutions doivent faire face à une demande croissante d'espaces verts de la part des habitants, espaces qui d’ailleurs grèvent de plus en plus les budgets d’entretien des collectivités. Or, les jardins partagés entretenus par les habitants sont considérés pleinement par les usagers comme des espaces publics propices à la détente.

Comme nous le fait remarquer Eric Prédine 25 : « Cette conception de parc public potager renforce les fonctionnalités multiples de l'espace. Sur une surface identique, vous répondez à des demandes légitimes de détente, de promenade, de découverte, de pratique du jardinage, de liaison intra-quartier. La présence des uns et des autres protège le site. La pertinence et l'expertise des usagers diminuent les malfaçons et les dégradations. Bien souvent ce sont les habitants-jardiniers qui spontanément restaurent les petites dégradations liées simplement à l'usage et la désinvolture. » Financièrement, les politiques apprécient, par voie de conséquence, une diminution des moyens nécessaires dans cette nouvelle typologie de parcs urbains et délèguent ces tâches aux mouvements participatifs regroupés en associations ou collectifs.

Cela entraîne des nouvelles méthodes d'actions des collectivités qui restent garantes de trois 25

PREDINE Eric, « Des jardins en partage », Paris : édition rue de l’échiquier, 2009

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critères par l'intermédiaire d'une charte concertée avec les associations participatives : l'ouverture à la mixité sociale et culturelle, l'harmonie paysagère et le respect de l'environnement. Pour garantir ce cadre, la ville coordonne dans la plupart des cas, des initiatives d'animations et de pédagogies et s'engagent à soutenir techniquement les animateurs du jardin partagé.

Ainsi, cette convention et cette coopération entre habitants, structures associatives et services des collectivités permettent une dynamique de co-production de l'espace public. Les privatisations illégitimes sont évitées et chacun peut tenir son rôle et assumer des responsabilités à sa mesure.

Il est intéressant de noter que la structure associative joue un rôle médiateur primordial dans ce projet collectif et ainsi rétablit des liens souvent coupés entre l'habitant et le cadre institutionnel, donnant parfois l'opportunité aux institutions de redorer leur blason et de développer un rapport de confiance perdu, notamment dans les quartiers les plus défavorisés.

Malheureusement, il subsiste bien souvent une forme de méfiance entre le politique et l’associatif symbolisée par le pouvoir dynamique que développe une action participative. Cette démarche a la capacité de rassembler des gens et des forces autour d'un même projet, ce qui peut faire peur à certains élus qui restent souvent trop frileux pour encourager des dynamiques associatives à l’échelle locale. Ainsi, l’obtention d’une convention de collaboration peut s’avérer parfois très difficile et très longue à finaliser pour les mouvements participatifs. Cependant, cette difficulté et cette bataille peuvent être profitables au groupe de jardiniers, leur permettant de renforcer la cohésion de groupe, de vérifier que la motivation est bien présente et que l’exploitation du jardin potager va s’inscrire dans le temps.

Le rôle de médiation nécessaire de la part des associations et le respect impératif de la démarche participative, nous pouvons les constater avec la mise en place de jardins partagés au cœur même du projet de rénovation urbaine du plateau de Haye, au square Laverny au Haut du Lièvre à Nancy.

Soucieuse de développer la biodiversité et les espaces verts, de proposer une réhabilitation de ce quartier d'habitat social par une valorisation paysagère, la ville a souhaité intégrer un jardin partagé au sein même des nouvelles habitations construites au pied de l’historique barre de logements “Le cèdre bleu”. Convaincu de la qualité sociale et pédagogique de ces espaces, Pierre

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Didierjean, directeur des Parc et Jardins de Nancy en témoigne, dans un article26 intitulé « Les nouveaux Jardins de Nancy » : « C'est un lieu idéal de rencontre entre les générations. Un lieu de partage par excellence, partage des graines, des boutures, partage des conseils. » Malheureusement, on se doit de constater aujourd'hui que ces jardins ne se développent pas. Les habitants semblent très peu investis dans cette démarche de jardinage collectif. Il semblerait en fait, que ces habitants n'aient pas été concertés dans la mise en place du jardin partagé, jardin qui faisait partie du projet global et qui fut réalisé en amont de l'arrivée des résidents. Sans démarche participative réelle préalable, les gens ne se sont pas sentis concernés, n'ont pu s'approprier le projet. C'est un exemple intéressant qui doit nous rappeler que le jardin partagé n’a de sens que s’il émerge d'un désir ressenti et exprimé par les habitants dans le cadre d'une démarche participative galvanisant leur réflexion.

Un autre jardin partagé a vu le jour sur le plateau de Haye autour de l'association « Comm'un jardin » mais cette fois avec plus de succès. En revanche, le jardin est souvent pillé voire détérioré par des habitants des alentours. Preuve que ce concept n'est pas toujours gage de réussite. Ici, le choix de l’emplacement un peu isolé par rapport au quartier, en fait un lieu peut-être trop à l’écart du cadre de vie quotidienne, et une minorité d'habitants ne se sentant pas intégrés au projet effectue des actes de petit vandalisme.

26

DIDIERJEAN Pierre, « Les nouveaux jardins de Nancy » http://www.jejardine.org/autour-du-vegetal/jardins-avisiter/227-les-nouveaux-jardins-de-nancy.html

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2.2 Le jardin partagé et la pratique participative de la nature en ville un outil de résistance et d’épanouissement pour le citoyen

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« Toutes les choses sont reliées entre elles. Vous devez apprendre à vos enfants que la terre sous leurs pieds n'est autre que la cendre de nos ancêtres, que la terre est notre mère et que tout ce qui arrive à la terre arrive aux enfants de la terre. Ceci nous le savons : la terre n'appartient pas à l'homme, c'est l'homme qui appartient à la terre.

Toutes les choses sont reliées entre elles comme le sang est le lien entre les membres d'une même famille. » Chef indien Seattle, 1854.

2.2.1

Les jardins partagés : outils de résistance à la crise environnementale

L’expérience de la nature à travers les jardins partagés permet d’engager un dialogue de sociabilité avec le vivant. De nombreuses niches écologiques se développent au sein même de la ville, et les végétaux et les animaux ont eux aussi investi l’espace urbain pour le coloniser. Comme nous l’avons déjà évoqué, on trouve principalement ces éléments, constituant la biodiversité, dans les délaissés urbains, les friches et les « lieux en attente » de la ville. Ces espaces constituent des terrains de jeux par excellence pour implanter un jardin partagé, non seulement parce qu’ils n’ont pas d’appartenance foncière et qu’ils représentent des espaces simples à céder pour un temps à une association, mais aussi parce que leur biodiversité est vectrice de fertilité future, de promesses de vie et d’enchantement. Ainsi, l’expérience de la nature est un besoin et un désir prégnant pour l’habitant, le jardin partagé représente un espace dans lequel la rencontre du sauvage est privilégiée, et où le sentiment d’appartenir au monde vivant est exalté.

Se rendre au jardin n’est pas un acte anodin, acte qui procède d’une démarche éclairée de la part de l’habitant, d’une action consciente de se rendre vers un lieu où rencontrer du vivant. Un peu comme lorsque l’on va en forêt, ou au bord d‘un lac, à la différence près que ces jardins partagés se trouvent entièrement intégrés dans l’espace urbain. Ainsi, le chemin qui nous mène du logement au jardin partagé peut s’identifier à une pratique ritualisée.

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On enfile ses vieux vêtements et ses bottes déjà boueuses, prêtes à être à nouveau salies par la terre que l’on va retourner. Un chapeau sur la tête, on sort guilleret dans la rue. Dehors, on est pressé, les sens déjà en éveil. Le bruit des voitures et l’odeur du goudron nous assaillent. Nous pressons le pas, aujourd’hui le plaisir de flâner en ville n’existe pas. D’autres sensations plus fortes nous attendent. Nous ressentons plus que jamais l’envie de calme et de quiétude que nous savons aller retrouver dans quelques minutes. Les passants nous scrutent. Nous ne sommes plus un citadin parmi d’autres mais un citadin-jardinier qui se rend dans son jardin.

Au détour d’une rue, entre deux maisons, un petit passage presque insignifiant, nous invite timidement à l’emprunter. Nous rasons les murs pour nous y engager. Comme dans un tunnel dans lequel nous ne voyons qu’une lumière au bout, nous ressentons à ce moment-là l’étrange sensation d’aller vers un paysage différent. Le chemin se poursuit par un parcours sinueux entre les longs jardins à l’arrière des maisons. De l’autre côté de la clôture, un voisin est en train de tondre. On le salue d’un geste de la main. Bordant les parcelles de jardins familiaux, son bout de nature à lui est là, aux portes de notre paradis encore caché. Quelques timides touffes d’herbe, ignorées du couperet de la tondeuse, s’échappent du grillage. Les cailloux du chemin disparaissent peu à peu au profit de la végétation. Devant nous, des herbes folles nous barrent presque le passage. On les pénètre tel un explorateur dans une jungle sauvage. Les jardins sont là, de l’autre côté. Le chant d’un oiseau et les frémissements des insectes ont remplacé le brouhaha incessant des moteurs des voitures et le bruit parfois si lugubre de la ville. On se fraye un passage le long de l’incommensurable succession de parcelles. Notre esprit divague, enivré par les relents de fleurs et de fougères, par la beauté des différents jardins. Ils sont tous différents, ils ont tous un caractère particulier.

Dans le dédale d’univers singuliers, notre jardin partagé se trouve là. Un panneau décoré par les enfants le signale et le démarque des jardins familiaux. D’autres jardiniers sont déjà là. Ils débattent du jour propice au semi des salades. Après les avoir salués chaleureusement, on se rend à la cabane à outils. On enfile des gants, on attrape une bêche et un râteau, on sort. Le potager n’attend plus que nous. Dans quelques instants, se délectant d’avoir les mains dans la terre, nous aurons conscience d’intervenir sur ce monde vivant, dont nous ne sommes que le simple visiteur de passage.

Ainsi, ce rituel et le seul fait de se rendre au jardin participent à la conscientisation et au respect que l’on entretient vis à vis du vivant. Mais plus encore, le jardinage représente le moyen le plus 74

concret et le plus accessible pour l’habitant de réaliser une expérience physique avec le milieu naturel présent en ville. La nature existe dans la ville lorsque ses éléments se déclarent. L’Homme a conscience de la présence du sauvage dans l’espace urbain lorsqu’un oiseau s’envole d’un pilonne électrique, lorsqu’un chat traverse la route tenant une souris dans son museau ou quand une guêpe vient interrompre la dégustation de son repas. Or, dans le potager, ces signes de vie sont prégnants et permanents. Le jardinier se trouve dans ce qu’on peut définir comme un espace sauvage car bien que le jardin partagé soit un espace aménagé de la ville, son enclos semble en repousser les composantes.

Jardiner nous rappelle sans cesse que nous intervenons sur des niches écologiques et une biodiversité fragile. A notre passage, des fleurs se flétrissent. Pour des raisons esthétiques, nous arrachons les herbes qui prolifèrent. Au premier coup de bêche, nous délogeons une fourmilière.

Au second, nous déterrons quelques vers de terre.

Jardiner représente également une expérience sensible. Un lien constant avec le vivant. Une expérience pleine de transcendance. Nos mains dans la terre relient notre esprit à l’essence même de la vie. L’observation d’une fourmi transportant une brindille dix fois plus lourde qu’elle sur une feuille de chou, nous emplit d’humilité. L’examen minutieux d’une feuille, la complexité de ses nervures, nous amène à comprendre le chemin de la sève dans un arbre, des racines jusqu’à cette feuille et nous démontre avec quelle puissance la vie s’exprime sous toutes ses formes.

Au jardin, la beauté de la vie est partout, le jardinier est comblé de contempler les fleurs qu’il a auparavant semées, de regarder avec satisfaction la poussée luxuriante de ses fruits et ses légumes.

Au jardin, la rencontre avec le vivant est une expérience que tout le monde peut éprouver. Je ne me lasse pas d’observer ma nièce de quinze mois qui gambade à quatre pattes dans le jardin de mes parents. Elle cueille une fleur, la regarde avec attention et m’invite par un regard à l’observer avec elle. Elle la renifle ensuite maladroitement en l’enfonçant dans ses narines et pousse un cri de satisfaction. Un papillon bat des ailes au-dessus de nos têtes. Elle le pointe du doigt en s’exclamant et m’interroge du regard avec curiosité. Elle le suit tant bien que mal en essayant de l’attraper. Puis elle se rend jusqu’au groseillier, cueille un fruit, souffle dessus et le goûte craintivement. La mine satisfaite, elle me fait comprendre que son goût est délicieux. Etre dans le jardin lui permet d’apprivoiser la complexité, mais aussi la splendeur de ce monde vivant si mystérieux.

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Au jardin, la notion de respect et de préservation du vivant s’acquiert tout naturellement.

Conscient de le déranger, le jardinier recherche constamment des codes sociaux à développer avec le milieu sur lequel il intervient. Ainsi, il devient rapidement naturel de ratisser la terre avec souplesse, de remettre dans la terre les petits animaux et insectes que nous avons délogés et d’éviter de piétiner un bouquet de fleurs sauvages.

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Mais au-delà de ces principes de civilités, l’expérience de la nature par le jardinage nous conduit à un apprentissage évolutif des sciences du vivant. Cet apprentissage se réalise au contact d’autres jardiniers, amateurs ou professionnels. C’est ici que le principe de jardiner ensemble dans un jardin partagé prend tout son sens. La participation collective permet de concilier et de partager les compétences de chacun. Jardinier novice ou expérimenté, chacun développe forcément une compétence que l’autre n’a pas. Telle personne sait cultiver les salades et les tomates, telle autre les plantes aromatiques. Lui, connaît comment récupérer l’eau de pluie le plus efficacement possible, elle, a l’habitude d’organiser les cueillettes… Chaque individu, à sa manière, et par son expérience personnelle, ajoute une valeur ajoutée aux compétences du groupe. Ainsi, cette pratique permet d’optimiser les compétences autour d’un projet commun, et ainsi de gagner en efficacité. Dans le cas présent, la récolte sera beaucoup plus riche et abondante dans un jardin partagé que sur une parcelle de potager individuel car la puissance co-créative d’un groupe lorsqu’il s’accorde, est bien plus profonde que la création individuelle.

De plus, le jardin partagé est un outil d’apprentissage citoyen. Bien que le jardinage soit une activité très accessible, le début de son apprentissage est toujours une étape laborieuse. Le jardinier novice, lorsqu’il démarre un jardin ne peut faire autrement que d’avancer étape par étape. En effet, cette pratique du vivant fait appel à un savoir-faire complexe, que l’esprit d’un non initié ne peut arriver à véritablement cerner. Ainsi moi, jardinier novice, je suis incapable de savoir à quelle date précise il faut planter mes laitues ou tailler mes hortensias. Le rôle des cycles de la lune dans le jardinage et la lecture du calendrier lunaire me paraissent relever de phénomènes paranormaux dont je ne comprends pas les tenants et aboutissants.

Le jardinage en groupe, au sein d’un jardin partagé, nous permet de demander à d’autres, de recevoir des conseils, d’échanger ses propres impressions, de débattre, de faire des choix collectifs et les assumer. Par la simple observation du savoir-faire de l’autre, notre connaissance grandit de jour en jour, de manière beaucoup plus significative que si l’on avait commencé à pratiquer cette activité tout seul. L’aide que nous apporte l’autre, représente un gain en efficacité.

Les chances de voir pousser ce que l’on vient de planter sont plus fortes, permettant d’éviter les découragements que l’on connaît dans la pratique de toute nouvelle activité. Découragements qui souvent nous amènent à bien vite renoncer.

Cette pratique collective, nous permet d’accéder à une compréhension du vivant de manière plus efficace. Nous aurons tôt fait d’acquérir des connaissances sur les cycles terrestres et leur rapport 77

avec les plantations, de faire les choix de semences adaptées, de connaître le nom des fleurs, des fruits et des légumes que d’autres nous auront appris. L’expérience participative développe une force d’apprentissage vécue, réelle et physique plus importante que l’apprentissage que l’on développe avec un outil artificiel, par l’intermédiaire d’un livre ou d’un article sur internet.

La pratique collective nous permet surtout de dépasser nos peurs du monde vivant. Ces peurs sont multiples. Elles proviennent de notre rapport inconscient vis à vis des phénomènes naturels.

Elles sont issues des fantasmes, des mystères et de l’inconnu que représente la nature et de l’inexpérience de notre contact avec elle. Nous sommes ainsi communément réticents à l’idée de nous trouver en face d’un insecte que nous ne connaissons pas, de toucher une plante susceptible de nous irriter ou d’accepter de nous salir les mains dans la terre. Le phénomène de groupe permet de franchir ses peurs, voire de les dépasser sans même y penser. Ce constat est propre à notre condition humaine. Petit déjà, lorsque l’on allait pour la toute première fois à la piscine avec l’école, n’avions-nous pas peur de plonger dans l’eau ? Le sentiment d’appartenir à un groupe, de voir que d’autres le faisaient sans difficulté galvanisait notre courage et nous aidait à résoudre nos craintes. Il en va de même pour la pratique de l’activité de jardinage et de l’expérience du vivant.

Mais ces peurs sont surtout liées à un sentiment d’infériorité que ressent naturellement un jardinier novice. La peur d’échouer et ne pas arriver à récolter les fruits de sa plantation peut engendrer des situations où l’individu se sent bloqué et ne franchit jamais le pas de commencer un nouveau jardin.

Ce phénomène psychologique, j’ai pu l’observer lors de ma première rencontre avec des habitants du faubourg des III maisons à Nancy lors d’une réunion sur la participation à un jardin partagé.

Aucun des participants ne se connaissait. Chacun regardait son voisin avec un mélange d’interrogation voire de suspicion mais aussi de curiosité. Bien que tous les participants soient intéressés par la création d’un jardin partagé, je sentais chez eux une certaine réticence à participer au débat. Et pourtant, Madeline Carlin qui avait réalisé l’enquête participative, m’a indiqué que chacun des habitants présents ce jour-là avait parmi ses motivations multiples, exprimé le désir plus ou moins fort de jardiner. Le débat se poursuivant, la question du jardinage semblait être évitée. Puis enfin, un habitant demanda timidement si quelqu’un parmi l’assistance savait jardiner.

Tous les participants ont répondu qu’ils étaient novices en la matière. A partir de ce moment-là, les langues se délièrent. Je compris alors que chacun entretenait une peur vis à vis de sa propre incompétence. Ils paraissaient être tous venus à cette réunion en développant l’idée que n’étant pas des jardiniers aguerris, ils n’auraient pas le savoir-faire requis pour être intégrés au groupe de 78

projet. Ils m’ont donné la sensation qu’ils s’étaient tous rendus à ce débat « par curiosité », en venant sur la pointe des pieds, presque à reculons, craignant d’entrer dans un cercle de jardiniers aguerris. Rassurés par cet état de fait, leur crainte légitime fut ensuite de savoir si quelqu’un de compétent les aiderait à planter des légumes et à leur apprendre, au moins au début, les notions de base du jardinage. Muriel Cholot, animatrice de la MJC émit alors l’hypothèse de faire appel à un maraîcher qui intervient dans d’autres activités du centre de loisirs et qui pourrait leur apprendre les bases du jardinage et les suivre dans leur création du jardin.

Les craintes étaient repoussées. L’ambiance autour de la table se détendit. Chacun commença véritablement à s’exprimer, à chercher à connaître son voisin. Chacun a sans doute éprouvé la certitude de pouvoir acquérir un apprentissage, chacun apprenant à l’autre. Le projet de jardin partagé pouvait alors véritablement commencer.

Eric Prédine résume cette situation dont il est le témoin à chaque nouvel établissement d’un jardin partagé avec des habitants, dans l’émission Terre à Terre d’octobre 2011 de France Culture27 : « On va leur faire révéler individuellement par du dessin, par de l’écrit, leur peur. En travaillant sur les peurs, on va bien évidemment révéler les peurs et tout de suite révéler le désir car ils sont quand même là malgré les peurs et on va prendre toutes ces peurs, ces petits papiers et on va les lire et les reformuler et pas les commenter. On va les compiler. Les peurs sont souvent les mêmes : j’ai peur d’être volé, j’ai peur de ne pas savoir faire, la terre est sale, la terre est basse (…) A partir de là, quand les gens vont s’apercevoir qu’ils ont les mêmes peurs que celui du voisin (…) cela va détendre l’atmosphère tout de suite. » Ainsi, l’expérience par le groupe permet de s’épanouir en se rendant compte qu’il n’est jamais trop tard pour apprendre. Dans un premier temps, cela passe par des étapes dans lesquelles on se repose sur les compétences de l’autre pour arriver à nos fins, puis petit à petit, sans presque s’en rendre compte, nous réalisons les choses par nous-mêmes et avons la compétence à notre tour d’instruire un jardinier novice. Lorsque l’on prend conscience de ce chemin parcouru, un sentiment valorisant se dégage, le sentiment agréable de pouvoir apporter à l’autre, de pouvoir l’aider pour qu’à son tour il puisse développer ses propres connaissances du vivant.

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http://www.franceculture.fr/emission-terre-a-terre-best-off-autour-du-theme-des-jardins-et-de-la-botanique-201101-01.html

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Les actions d’un mouvement participatif font de nous le maillon d’une chaîne infinie de transmission des savoirs, de connaissances et d’expériences. Ces actions s’étendent bien sûr à d’autres domaines qui développent l’idée de la naissance d’une économie de contribution basée sur cet échange non marchand des savoirs. Le philosophe Bernard Stiegler, philosophe français qui axe sa réflexion sur les enjeux des mutations sociales, politiques et économiques actuelles, en a fait un de ses chevaux de bataille, en posant les bases d’un système parallèle au système capitaliste, utilisant le développement technologique et l’outil numérique pour développer des synergies positives entre les individus. Ainsi, les phénomènes numériques d’« open source » et de « peer to peer », mais aussi des bases de données comme « wikipédia » dans lesquels le consommateur est aussi un acteur du système représentent des exemples intéressants de partage collectif des savoirs individuels. Ainsi, s’ouvre un nouveau chapitre de citoyenneté de notre société, une notion de partage des savoirs basés sur l’engagement personnel de chaque habitant au service du collectif.

Au travers de l’expérience des jardins en ville, l’individu développe un apprentissage des connaissances vis à vis du vivant, mais aussi éduque sa conscience écologique tout en résolvant les enjeux moraux que cet état de conscience suscite.

Jardiner permet en effet d’éprouver la notion de développement durable. L’écologie, dont nous entendons tout le temps parler, nous passionne autant qu’elle nous questionne. On a besoin de faire rentrer concrètement ses enjeux dans nos vies, de mettre ce phénomène à notre niveau pour mieux s’y retrouver dans le battage médiatique que cette question suscite. Le jardin partagé permet de répondre à ce besoin et d’adopter des règles communes de conduite respectant des pratiques de développement durable. Le phénomène de groupe pousse à ne pas tricher avec les attitudes que nous adoptons vis à vis du vivant sous peine d’être jugé moralement par les autres.

Ainsi, ne pas utiliser de pesticides chimiques, récupérer l’eau de pluie, favoriser la biodiversité, tenir un compost, sont autant de pratiques très vite adoptées par tous dans la quasi-totalité des jardins partagés. Et la méconnaissance des savoirs en matière de gestes écologiques dans le jardinage est souvent compensée par des ateliers ou des cours qui se tiennent au sein même des jardins.

En adoptant collectivement ces pratiques basées sur le développement durable et en vivant au rythme du jardin, chacun peut alors prendre conscience de notre mode de vie parfois absurde et de nos pratiques urbaines futiles, coupées du rapport avec le milieu naturel. Le jardin partagé est 80

donc un outil d’instruction et de pédagogie destiné à faire naturellement évoluer nos pratiques citoyennes. Notre rapport à la biosphère nous permet très concrètement, à notre échelle, de participer à la dynamique de développement durable dont nous entendons tellement parler.

Cette qualité éducative qui se dégage de la pratique du jardinage est utilisée, dans une autre mesure, au sein de jardins pédagogiques. Bien que ce type de jardins ne fasse pas partie de la catégorie des jardins partagés car il ne résulte pas d’un mouvement participatif, il me semble tout de même intéressant d’en parler ici. Notamment, car ce principe a été créé pour instruire, par l’expérimentation concrète et collective du jardinage, le jeune public. On trouve couramment ce type de jardins dans les lieux éducatifs tels que les écoles maternelles et primaires, ainsi que dans les centres culturels, sociaux et de loisirs. Ces jardins pédagogiques, tenus donc par une structure et non par une association participative, ouvrent régulièrement leur porte au public afin de dispenser des cours sur un thème particulier du développement durable.

Le but premier de ces jardins est d’établir une éducation à l’environnement par la pratique concrète du jardinage. Mais cette pratique demeure un prétexte pour amener des débats autour de grandes valeurs de société. Le jeune public est ainsi sensibilisé à des principes de citoyenneté tels que le travail de groupe, le soin du vivant ou l’apprentissage de la patience. Cela permet également d’établir une relation sensorielle, artistique et créative avec le vivant, de découvrir le monde de l’agriculture et de développer des notions de biodiversité. Cette éducation manuelle et scientifique permet enfin de mettre les enfants en situation pratique et d’expérimentation concrète et ainsi de créer leur propre relation avec le vivant.

Madeline Carlin, qui suit une formation d’animatrice en agro-écologie, en stage à la MJC Desforges à Nancy, a développé un jardin éducatif avec un public de 6 à 12 ans. Elle me faisait part avec quel enthousiasme chacun des enfants s’engageait dans l’activité de jardinage, avec quelle passion chacun mettait du cœur à l’ouvrage. Elle était étonnée que malgré l’écart d’âge, le jardin ait cette capacité à galvaniser l’attention autour d’un même projet, de produire une conciliation collective pour arriver au même but. Son travail fut récompensé lorsque les premiers légumes ont poussé. Elle a senti à ce moment-là toute la magie et le mystère qui se dégageaient de la nature dans l’interprétation qu’en ont fait les enfants qui ont alors appris en agissant.

Ces expériences démontrent tout l’intérêt d’éduquer les enfants dès le plus jeune âge aux sciences du vivant et de les aider à mûrir une réflexion personnelle sur l’environnement. Cela influera

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certainement tout au long de leur vie, leurs pratiques quotidiennes, leur rapport avec la nature en ville et plus largement leur rapport avec le milieu vivant. Aujourd’hui récepteurs des valeurs qu’on leur inculque, ils sont les acteurs de demain, les futurs citoyens engagés, dans une lutte contre la crise écologique et pour la sauvegarde des valeurs humanistes de la société.

Que ce soit à travers l’expérience d’un jardin partagé ou par d’autres pratiques telles que le jardin pédagogique, les connaissances, les savoir-faire et les savoir-être que développent les participants permettent d’établir des codes avec d’autres éléments de l’écosystème tout en participant à la lutte contre la crise écologique. Ces types d’expériences sont des exemples d’actions citoyennes, qui par l’éducation populaire, mènent à développer une société éclairée, une société composée d’acteurs cultivés, conscients et engagés pour un développement durable. L’habitant prend progressivement conscience que son engagement personnel peut lui permettre de se battre contre la crise écologique. Poussé par les actions collectives et les regroupements en mouvements participatifs, il n’est plus un pion du système capitaliste qui met la planète en péril, il n’est plus un consommateur fataliste, il devient un maillon actif d’une société prompte à changer les choses par elle-même.

Le jardin est donc un outil de sensibilisation à l’environnement pour les habitants d’un même quartier, sensibilisation qui amène parfois à prendre conscience de la gravité de la crise écologique. Cela les conduit à s’emparer du rôle de gestionnaire de la nature et de gardien protecteur du vivant. L’habitant devient le jardinier d’une pratique quotidienne explicite de l’espace public et urbain. Les compétences transversales développées pourront l’amener à s’engager d’une autre manière qu’au travers d’un jardin partagé. D’autres mouvements participatifs lui permettent de développer des expériences de la pratique de la nature en ville diverses, des actions de contestations plus politiques, tournées vers la sauvegarde et la promotion de la biodiversité dans l’espace urbain.

On peut certainement expliquer cet engagement plus profond contre la crise écologique de deux manières. Tout d’abord, nous avons aujourd’hui conscience que l’utilisation actuelle de la technologie, pille les ressources naturelles et a tendance à détruire les écosystèmes. Comparé aux sentiments et aux valeurs qui se dégagent de notre prise de conscience vis à vis de l’écologie, notre mode de vie, de production et notre système économique sont une aberration. Nous ouvrons peu à peu les yeux sur le fait que les institutions publiques sont dépassées par des sphères décisionnelles plus puissantes et que leurs directives ne satisfont pas notre prise de 82

conscience humaniste vis-à-vis du vivant. Ainsi la violence de nos frustrations doit s’exprimer par un engagement citoyen plus profond.

D’autre part, il me semble que cette conscience écologique développe dans notre société un sentiment de culpabilité généralisé. L’Homme cherche des moyens concrets pour panser les plaies causées par les travers des générations précédentes afin de laisser un milieu naturel préservé, mais aussi un modèle de société viable aux générations futures, garantes de la sauvegarde du vivant sur notre planète.

A l’échelle du Grand Nancy, j’ai pu ainsi recenser deux types de mouvements participatifs liés à la sauvegarde et à la promotion de la biodiversité dans l’espace urbain. Le premier mouvement est un mouvement tourné vers la protection de la nature et de l’environnement existant dans le territoire. Le collectif « Les pieds sur terre » est né à Nancy le 7 septembre 2011 en développant l’idée de : « défendre les jardins familiaux, collectifs et partagés sur l’ensemble de la communauté urbaine, mais aussi les vergers, les ruchers et, d’une manière générale, tous les espaces naturels menacés par l’urbanisation (…) d’œuvrer pour la relocalisation des productions vivrières ; de soutenir les pétitionnaires, qu’ils/elles soient ou non en association, collectif, coopérative... qui partagent les mêmes objectifs ; organiser des manifestations publiques (conférences, expositions, visites, formations...) et agir par tout moyen à sa convenance sur les thèmes en rapport avec l’objet social. »28 Leur domaine d’action est large mais très concret. Le collectif s’est constitué en premier lieu afin de défendre des jardins familiaux implantés sur la commune de Tomblaine et menacés de disparition par le projet d’agrandissement, en vue de l’Euro 2016, du stade de football Marcel Picot, dont ils sont voisins, pour être remplacés par des parkings. Les contestations du collectif sont avant tout écologiques. Derrière le slogan « Plantons localement avant de nous planter globalement », leur action tend à lutter contre « la bétonisation » des espaces naturels et à préserver le paysage lié à l’étang de la Méchelle et de l’île du Foulons, classé espace naturel sensible. Mais leur contestation est aussi économique. Elle permet de mettre en avant l’aberration économique du projet et la faible durabilité de sa portée et ainsi sensibiliser les habitants de la commune à cet état de fait. Leur engagement a permis de créer un débat à l’échelle de la communauté urbaine et d’impliquer les contribuables dans leur action.

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Extrait des statuts de l’association déposés à la préfecture de Meurthe et Moselle

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Ce débat de société a atteint le cadre de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Nancy, dans laquelle j’étudie, au cours d’un workshop d’une journée fin 2011, baptisé « journée verticale ». Ce projet, réunissant plusieurs groupes composés d’étudiants d’années scolaires différentes, proposait de réfléchir à l’avenir de l’étang de la Méchelle. Un groupe de projet a eu l’idée de s’approprier le débat autour des jardins familiaux et du grand stade, en proposant des affiches humoristiques de contestation en faveur des jardins familiaux. Ce travail très intelligent met en valeur l’engagement que peut aussi développer l’architecte dans la corrélation de la construction de l’espace public et de la préservation des milieux vivants. Aujourd’hui, le projet de financement du stade n’étant pas conforme, Nancy ne sera pas une ville d’accueil pour l’Euro 2016, permettant, pour un temps seulement, aux jardins familiaux d’être sauvés et aux jardiniers de ne pas subir, dans l’immédiat, une délocalisation.

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Le collectif a lutté pour la sauvegarde d’autres espaces naturels dans la communauté urbaine du Grand Nancy, notamment en faveur des jardins Voirins à Laxou. Aujourd’hui, son action est focalisée sur la contestation du nouveau Plan Local d’Urbanisme de Malzéville qui s’est réalisé au mépris total de l’histoire paysagère du lieu, mais aussi de considérations environnementales. Un article du blog internet29 de l’association acte les dangers du développement urbain futur proposé par la commune : « Le projet de PLU de Malzéville est une menace pour les espaces naturels et pour les habitant(e)s.

Il comporte des risques graves : - L’urbanisation prévue va empêcher l’absorption des eaux pluviales par les sols, favoriser le ruissellement et le ravinement, et augmenter ainsi le risque d’inondations. À Malzéville, il n’existe aucun bassin de rétention !

- Les constructions et la voirie futures condamneront définitivement les « coulées vertes » entre le Village et le Plateau, constituées de jardins, de vergers, de nombreux sentiers de randonnée balisés : ce précieux patrimoine fait partie de l’identité de Malzéville et les habitants y sont très attachés car il participe à la qualité de vie de tous et attire de nombreux promeneurs.

- Ce projet est une menace sérieuse pour la biodiversité, pour les arbres fruitiers, l’activité maraîchère et l’apiculture, qui risquent ainsi de disparaître de manière irréversible. » La contestation se réalise par voie de presse et par une pétition lancée auprès des habitants de la communauté urbaine. Aujourd’hui, l’évolution du projet ne semble pas donner raisons aux militants écologistes.

Si je m’attarde sur la description de cet engagement, c’est bien parce que la nature de la protestation porte sur divers enjeux liés à la préservation de la nature en ville. Ce mouvement participatif citoyen tient en effet à préserver autant l’accès à la pratique de la nature au sein de la ville et donc l’activité de jardinage, que la biodiversité sous toutes ses formes. Mais plus encore, il se veut être le garant du respect de l’histoire de ce lieu et de sa tradition paysagère, d’un patrimoine environnemental nous reliant au passé et qu’il convient de préserver pour la qualité et le cadre de vie des générations futures. J’avais déjà constaté ce phénomène de volonté de préservation du paysage lors de la réunion à la MJC du faubourg des III maisons. Une des 29

http://piedsurterre.blogspot.fr

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motivations premières des habitants était de dire : « C’est génial de créer un jardin sur cette ancienne parcelle de verger en friches car cela représente l’assurance que l’entité paysagère sera préservée du foncier ». Il était tout aussi important pour eux, de protéger l’histoire naturelle de ce lieu qui a toujours été un jardin du quartier que de réellement y jardiner.

Par l’intermédiaire de tels collectifs, la participation citoyenne n’est plus seulement active dans le domaine du développement durable, elle l’aborde plus globalement. Les idées relient et concilient des débats de société relatifs à l’écologie et à des enjeux liés à la notion d’habitat. La relation homme-nature-ville prend ainsi tout son sens dans l’adhésion à un projet d’évolution de notre société.

De plus, il me semble qu’en effectuant des actions concrètes de protestations, le but est autant de préserver des espaces naturels que de faire prendre conscience aux habitants de la portée décisionnelle des collectivités publiques. L’engagement associatif constitue une invitation pour que chaque habitant s’engage, personnellement et à son niveau, dans la lutte pour la préservation de milieux vivants, mais aussi une invitation à engager des débats intellectuels sur l’évolution de la ville de demain. Dans un contexte de crise économique et écologique, la démarche de vigilance du développement urbain tend vers l’essentiel en se plaçant avant tout du côté de l’usager, en écoutant ses désirs et ses besoins réels.

Les membres de cette association, dans leur bataille pour la protection du territoire et du paysage, sont proches des enjeux de développement qui peuvent se poser à l’architecte. La considération de leur engagement représente en tout cas une formidable leçon d’humilité, pour nous constructeurs de la ville de demain. En effet, nous sommes en permanence soumis au bon vouloir des institutions foncières dont l’objectif de rentabilité n’est pas toujours en adéquation avec des valeurs de développement durable des territoires. Marqués par les labels écologiques des bâtiments qu’elles nous proposent de réaliser, il convient, en notre âme et conscience, de nous interroger sur la portée de tel projet sur l’histoire du lieu et sur la biodiversité qui y est présente.

Notre arbitraire est donc en permanence soumis à de dures épreuves et notre esprit décisionnaire doit avoir le courage de résister à des profits économiques pour que nous aussi, nous soyons des acteurs engagés de la société de demain, des acteurs citoyens à part entière.

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Le deuxième mouvement participatif lié à la sauvegarde et à la promotion de la biodiversité dans l’espace urbain, que j’ai recensé à l’échelle du Grand Nancy, est un mouvement de « Green Guérilla » dont nous avons auparavant étudié les origines. Ce type de mouvement est aujourd’hui dans le monde entier en pleine expansion sous forme d’activisme politique, en utilisant le jardinage comme moyen d’action environnementaliste pour à la fois revendiquer le droit à la terre, réveiller la conscience écologique des citoyens et surtout les inciter à reconquérir leur environnement urbain, tout comme le prônait déjà Liz Christy. Le mouvement est basé sur l’engagement individuel de chaque habitant pour améliorer son cadre quotidien par la nature. Le terme de « guérilla » prend tout son sens par cet engagement de l’habitant à sa petite échelle : « D’origine espagnole, guérilla signifie petite guerre, une guerre où des francs-tireurs lancent des assauts sporadiques au lieu de combattre en masse. En 516 avant JC, les Scythes résistèrent à l’envahisseur en menant des raids nocturnes contre les lignes de ravitaillement au lieu de s’en tenir aux champs de bataille habituel. Des espagnols prirent le nom de « guérilleros » lors de leur combat pour repousser Napoléon. Si les soldats sont apolitiques et suivent les ordres, les guérilleros sont autonomes, ils n’ont pas le poids de la bureaucratie, ils sont des électrons libres et ne répondent qu’à leur propre cause. Ils sont à la fois commandants et simples soldats et c’est ce combat indépendant et auto-suffisant qui rend le combat si efficace. Aujourd’hui il s’agit d’enfreindre des règles et d’éviter la normalité ; nous ne sommes pas aux armes comme les guérilleros espagnols mais nous reprenons du terrain et nous avons parfois l’impression de nous dresser contre plein de petits Napoléons…»30 Les guérilleros sont donc des activistes clandestins menant des actions coup de poing illégales dans l’espace public. La nuit, ils investissent le moindre lopin de terre présent dans la ville, arrachent les mauvaises herbes envahissant les trottoirs et les remplacent par des fleurs, les îles centrales des larges avenues et boulevards devenant de petits bijoux de verdure. Le jour, ils envahissent les friches urbaines, sèment un lopin de terre, lancent des bombes de graines à travers la ville et utilisent des murs vacants pour réaliser des fresques en mousse végétale. Et les jardiniers ne se contentent pas de planter. Ils reviennent régulièrement sur les lieux de leurs « crimes » pour arroser et entretenir leurs œuvres.

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Extrait tiré du blogspot de « guérilla gardening France », http://www.guerilla-gardening-france.fr

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Le mouvement mise donc sur une appropriation censée de l’espace public permettant de toucher directement la conscience des habitants, le plus souvent ravis de ces installations végétales. Et ainsi, éveiller leur esprit écologique et leur prouver qu‘il est possible, à leur petite échelle de moyens, d’améliorer personnellement le cadre esthétique de l’environnement quotidien.

L’appropriation urbaine devient alors un outil de création propice au développement de nouvelles expériences de pratique de la nature en ville.

Plus que de préserver la biodiversité urbaine, le mouvement « Guérilla Gardening » est également et surtout un outil de revendication politique répondant à un cri du cœur, et un désir de notre société contemporaine : le besoin de nature dans l’espace de la ville.

Ce qui est intéressant, c’est que cette démarche est au service de l’Autre. Elle ne représente pas un acte créatif que l’on effectue dans son coin. C’est un acte démocratique où l’engagement d’une personne devient profitable à tous. Ainsi, le principe de citoyenneté prend tout son sens, l’habitant devient un être engagé dans l’amélioration de l’ensemble de la société, il ne correspond plus à cette personne égoïste et individualiste si bien représentée dans notre société contemporaine. A l’heure actuelle, ce mouvement est toléré par les institutions publiques. On peut légitimement se demander, comment va évoluer cette tolérance si l’action prend de l’ampleur et devient un phénomène de société comme il le revendique. Qu’adviendra-t-il si chaque habitant se met à planter au pied de son immeuble ? si la ville devient un grand jardin approprié par tous ? L’avenir, je l’espère nous le dira, une révolution verte et citoyenne, une révolution pacifique qui valorise le quotidien de tous, est peut-être en marche.

A l’heure d’aujourd‘hui, le mouvement de « Guérilla Gardening » nancéien, issu du collectif C14 qui prône la recherche d’outils pour valoriser les thèmes de la décroissance, n’en est qu’à ses premiers émoluments. Mais il sera certainement très intéressant d’observer son évolution et de voir par quels moyens ses guérilléros urbains vont porter cette action à l’échelle du Grand Nancy.

Ces différents mouvements participatifs tendent en tout cas à nous prouver que le désir d’engagement personnel que suscitent la conscience écologique et le besoin sourd d’éprouver la nature en ville peuvent se transformer en actions concrètes et collectives.

L’habitant devient un jardinier protecteur à la fois de la biodiversité, du paysage, de l’histoire des lieux et des pratiques de la nature en ville. Sa condition évolue, il devient un acteur conscient au

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service de tous et membre d’un maillon collectif dont les valeurs de citoyenneté ont la capacité de prendre le pas sur notre modèle actuel de société et les enjeux politiques développés par les institutions publiques.

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« Désormais, la plus haute, la plus belle performance, que devra réaliser l’humanité sera de répondre à ses besoins vitaux avec les moyens les plus simples et les plus sains. Cultiver son jardin ou s’adonner à n’importe quelle activité créatrice d’autonomie sera considéré comme un acte politique, un acte de légitime résistance à la dépendance et à l’asservissement de la personne humaine » Pierre Rahbi, pionner de l’agriculture écologique en France, initiateur du mouvement Colibri

2.2.1 Les jardins partagés : outils de résistance à la crise économique

La planète connaît depuis une petite dizaine d’années, une crise économique et financière profonde touchant toutes les sphères et tous les systèmes de notre organisation de la société. Le monde entier semble être inexorablement installé pour une durée indéterminée dans une période de récession dont nul ne semble voir le bout. La croissance et les marchés financiers, facteurs importants de santé de notre système organisationnel sont en berne et peinent à garder le cap.

Dans le même temps, le système industriel sur lequel nous avons tant misé durant le dernier siècle, est à la recherche de nouveaux profits et se donne des objectifs de rendement excluant de plus en plus l’Homme et le travailleur de son organisation.

Nous sommes alors, en tant qu’habitants, touchés de plein fouet par une forte crise de l’emploi, des salaires, des richesses, de l’immobilier et donc du pouvoir d’achat, clef du système économique actuel. Sans revenir sur les détails complexes des raisons de cette crise économique, nous pouvons néanmoins affirmer qu’elle a pour répercussion de creuser les inégalités sociales.

Paradoxalement, malgré cette situation, les riches sont de jour en jour plus riches, les pauvres de jour en jour plus pauvres. Les facteurs de pauvreté s’étendent au sein même de nos pays occidentaux (le terme de pauvreté sera ici toujours utilisé avec pour référence celle des pays dits

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industrialisés, la pauvreté des Pays du Tiers Monde appelant d’autres enjeux). En 2010, en France, on recensait 8,6 millions de personnes vivant sous le seuil de pauvreté médian, c’est à dire avec moins de 803 euros par mois31. Et ce nombre de personnes ne fait qu’augmenter.

Yona Friedman, architecte et philosophe de la seconde moitié du XXème siècle, dans son ouvrage « l’architecture de survie » 32 nous montre avec clarté comment notre société fait l’expérience de la découverte d’une « nouvelle pauvreté ». Il développe l’idée que nos sociétés ont toujours vécu avec l’existence de deux pauvretés basées sur nos deux besoins primaires les plus importants : le toit et la nourriture. Notre société moderne avec son mode de vie, de production et de travail, liée au système capitaliste, a fait apparaître une nouvelle forme de pauvreté : « Il y a eu une époque où avoir une maison dans les campagnes ne représentait pas un problème insurmontable (…) En tout cas, même les plus pauvres pouvaient avoir un toit. C’était plus facile que d’avoir à manger. A l’époque de l’industrialisation, la situation dans les villes était différente : le terrain avait une valeur élevée qui interdisait la construction de maison simple (…) Et le prix de location de l’abri le plus méprisable représentait une part importante des gains d’un travailleur. La pauvreté se traduisait donc de manière différente : il était plus facile d’avoir à manger que d’avoir un logis. Avec l’industrialisation, arriva, pensait-on, l’ère de la prospérité : les gens commencèrent à gagner de l’argent. Mais très vite, on se rendit compte que l’argent valait de moins en moins et qu’il était de plus en plus difficile de se procurer un toit et de la nourriture (…) S’il s’était contenté, avec cet argent, de se procurer les mêmes denrées alimentaires que ses ancêtres (le pain par exemple) et un logement semblable à celui du paysan d’autrefois, peut-être l’argent qu’il gagne lui aurait-il suffi ; mais il est, en fait, obligé de rémunérer tous ceux qui, comme lui, ne font que de l’argent. C’est ainsi qu’il vit en pauvre, tout en étant riche en argent. Nous appellerons nouveau pauvre, cet homme qui ne possède que de l’argent et qui n’en a pas assez pour se procurer les éléments les plus élémentaires (logement, nourriture, etc.) ».

De plus, il analyse avec pertinence le fait que ce qu’on appelle communément la société de consommation crée des concepts et désirs dans lesquels et pour lesquels nous plaçons notre argent, et qui régissent aujourd’hui notre mode de vie, bien qu’ils ne soient pas essentiels à notre survie. Friedman ajoute plus loin : « Pour rééquilibrer sa situation, le nouveau pauvre a le choix

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Source INSEE FRIEDMANN Yona, « L’architecture de survie - Une philosophie de la pauvreté », éd. de l’éclat, Paris, 2003

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entre deux solutions : soit il renonce à une partie de ces services, soit il décide de les assurer luimême : on n’est jamais servi aussi bon marché que par soi-même ».

Etant donné la difficulté de renoncer à ces services pour vivre en adéquation avec la société et ne pas être marginalisé, l’habitant doit alors organiser lui-même sa survie. Il doit donc, soit intervenir sur la question de son logement, soit intervenir sur son mode de production alimentaire pour en réduire les coûts. Or, dans les contextes urbains actuels, re-questionner sa manière d’habiter relève du domaine de l’impossible. Des expériences sont cependant menées tel que le principe du squat, du bidonville (mais il n’en reste que très peu en France), ou encore le choix d’habiter dans une caravane sur un terrain en friche. Il est donc impossible de le faire, sans accepter une condition marginalisée. Ces expériences sur le logement ne représentent donc pas des systèmes viables et adéquats pour le développement de notre société urbaine. C’est pourquoi, sont recherchées des solutions pour réduire les coûts des logements et raisonner le marché de l’immobilier, mais là encore, ça ne relève pas des compétences du citoyen lambda.

En fait, il est plus simple de revisiter le principe de production de la nourriture, l’autoproduction fruitière et légumière représentant d’ores et déjà, une pratique répandue. Il suffit de trouver des moyens d’action pour l’adapter à l’échelle et aux enjeux de la ville.

Un retour à la prise en charge de sa suffisance alimentaire est donc d’actualité. Cette démarche qui peut être vécue au premier abord comme un retour en arrière en termes de progrès social et économique, est, je crois, un progrès significatif, un retour sain à une humanisation des pratiques de production et de consommation. L’Homme retrouve sa condition première qui l’amenait à trouver des moyens de se nourrir par lui-même dans son milieu naturel et ainsi organiser quotidiennement sa survie.

Dans cette recherche auto-productive, le jardin potager en ville se révèle très vite comme un moyen approprié permettant aux les habitants d’acquérir une certaine autonomie alimentaire.

Tout d’abord, le jardinage reprend une pratique ancestrale liée à l’agriculture. Mais il développe d’autres enjeux. Sans toutefois revenir sur l’histoire du jardin potager, nous pouvons rappeler qu’il a déjà été employé comme un outil qui palliait au manque de revenus des habitants. C’est une des raisons pour laquelle, les patrons industriels de la fin du XXème siècle, par leur démarche

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paternaliste, mettaient à disposition de leurs employés des lopins de terre capables de subvenir à une grande partie des besoins alimentaires des familles ouvrières.

D’autre part, le jardin potager est un espace toléré dans l’espace urbain. Accepté par tous, de l’habitant aux collectivités publiques, son rôle dans la ville est intégré dans nos pratiques quotidiennes. Il représente un espace de résistance contre la puissance du foncier. Par ses qualités environnementales, il a la capacité de repousser des projets qui viseraient à le bétonner. Et même si sa situation et sa durabilité dans l’espace restent parfois fébriles, car il demeure soumis aux délocalisations, il revêt des qualités de temporalités durables dans la cité car il a la capacité de s’implanter ailleurs. Ainsi, on peut affirmer avec certitude qu’il restera à long terme un outil durable pour autoproduire ses denrées alimentaires, et donc un moyen constant de lutte contre la crise économique.

Jardiner est une pratique accomplie, accessible, concrète et vitale pour que l’Homme lutte à son échelle contre un état de pauvreté. Conscient de développer un savoir-faire le conduisant à un début d’autonomie alimentaire et à une réduction conséquente de ses dépenses, l’habitant a la possibilité de devenir un jardinier. Il est prouvé que la récolte légumière et potagère permettrait à un foyer de faire en moyenne 2000 euros d’économies par an ! Même si le jardinage représente un petit coût d’investissement (achat d’outils, de graines, de matériel…), cet investissement est moindre comparé à l’avantage économique que peut en tirer le jardinier. De plus, cela lui laisse la liberté de faire des choix sur les modes de culture raisonnée, de sélectionner ce qu’il va récolter, et donc de mieux manger. Un luxe de choisir et diversifier ses repas ! L’habitant prend ainsi conscience qu’il n’est jamais aussi bien servi que par lui-même, sentiment galvanisant pour que perdure son activité auto-productive.

Face à la ségrégation sociale et spatiale, deux solutions existent. La première repose sur l’ingéniosité et le système D. Ainsi la pratique du potager en carré permet de récolter des légumes dans quatre carrés de 1,20m de côté. Ce potager miniature peut alors investir n’importe quel foyer, terrasses, loggias... Autres exemples, dans son ouvrage intitulé « le potager fait de la résistance »33, Jean Michel Groult, imagine de nombreuses solutions spatiales pour créer un petit 33

GROULT Jean Michel, « le potager fait de la résistance », ed. Ulmer,2012

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potager. Il propose notamment des astuces concrètes pour faire pousser des plantes sur un balcon, au fond d’une cour, dans un petit jardin et ainsi subvenir aux besoins alimentaires d’une famille.

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La deuxième solution possible est le recours à l’espace du jardin partagé dans l’espace urbain. Du fait qu’il naît par l’action et la volonté d’un mouvement participatif, il reste ouvert à tous les habitants qui veulent y adhérer et accepter ses principes et règles de vie. Prioritairement implanté dans des quartiers d’habitat social, cet espace est au plus près de ceux qui en ont le plus besoin.

De plus, le coût de l’adhésion à ce type de jardin est généralement modique et demeure, en tout cas, bien plus faible que la location d’une parcelle de jardin familial. Enfin, par ses qualités de transmission des connaissances, il permet aux jardiniers les plus novices de pouvoir développer une activité auto-productive, malgré leurs méconnaissances de l’art du jardinage. Pour toutes ces raisons, le jardin partagé est un outil démocratique et populaire, durable dans la lutte contre la pauvreté et le développement de pratiques liées à la production des denrées alimentaires.

Cet outil, pour l'instant expérimental permet de rassembler un nombre conséquent de jardiniers dans un même espace, et donc d’apporter une récolte conséquente à un grand nombre de foyers tout en utilisant un espace restreint. Pour mémoire, les jardins familiaux représentent souvent de grandes et belles parcelles et sont donc consommateurs d’un espace important à l’échelle urbaine.

La récolte produite ne sert généralement qu'à un foyer ou dans le meilleur des cas à deux ou trois foyers faisant partie d’un même cercle familial ou amical.

Du fait du nombre important de participants, avec la même surface de production, la récolte d’un jardin partagé va permettre à plus de foyers de se nourrir. L’espace est rentabilisé et plus apte à répondre aux nombreuses demandes des habitants à acquérir un lopin de terre. Ce modèle participatif est donc plus durable pour lutter contre des soucis liés à la pauvreté dans un avenir proche.

Le jardin partagé se distingue aussi, et ce n'est pas la moindre des vertus, par la mise en œuvre d’un « vivre ensemble en société » luttant ainsi avec engagement et conviction contre la marginalisation de l’individu.

La production de biens alimentaires à l’intérieur même de la ville devient ainsi une alternative durable pour lutter contre la pauvreté.

Plus encore, elle devient un modèle préconisé par les plus hautes instances décisionnaires de la planète pour répondre à des problèmes liés à la faim dans le monde. En effet, d'après l'Organisation des Nations Unies pour l'alimentation et l'agriculture, plus de 25 000 personnes meurent chaque jour de sous-nutrition et plus de 800 millions de personnes sont chroniquement

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soumises à ce phénomène. Un état d’urgence existe. Bien qu’il ne touche pas pour le moment les habitants des pays industrialisés, un modèle commun interplanétaire est à inventer pour contrer ce fléau. Etant donné que la population mondiale est d’ores et déjà de 7 milliards et qu'elle ne cesse d’augmenter, les problèmes relatifs à l’accès à l’alimentation toucheront tôt ou tard tous les peuples de la planète.

De plus, alors qu'en 1900, seuls 10% de la population mondiale vivait en ville, cette proportion dépasse aujourd’hui les 50%. D’après les Nations Unies, l’effectif de la population urbaine devrait atteindre 5 milliards d’individus, en 2030 ; il y aura alors autant de citadins dans le monde que d’habitants sur terre en 1987. Ces accroissements vertigineux posent donc forcément le problème de l’accès aux besoins naturels de l’Homme, le logement et la nourriture, et obligent à réfléchir à un nouveau modèle de production alimentaire en intervenant au plus près de la population, majoritairement regroupée au sein des villes.

D’autre part, il est primordial pour l’habitant d’acquérir un degré de liberté et d’autonomie vis à vis du système économique.

Face à ce besoin essentiel et ce désir, le concept d’agriculture urbaine apparaît de plus en plus comme un outil de développement durable. Ce concept est déjà une solution envisagée par Yona Friedman pour lutter contre ce qu’il appelle « la nouvelle pauvreté ». Dans son ouvrage, « l’architecture de survie »34, il fait l’apologie de ce système : « L’agriculture urbaine permettrait d’assurer la production de la nourriture dans la ville même, c’est-à-dire de réunir le toit et la nourriture. De toutes les solutions (pour lutter contre la pauvreté), c’est la plus facile à réaliser (…) La ville actuelle ne comporte que des logements et des lieux de travail pour l’industrie ou pour les services et, comme nous l’avons vu, toute la nourriture y vient de l’extérieur. Or, dans toutes les villes (ou presque) il existe des surfaces suffisamment étendues pour assurer, si elles étaient traitées de manière appropriée, la production d’une partie non négligeable de la nourriture nécessaire aux habitants (...) La surface cultivable dans une ville industrielle (cours, jardins, toits) pourrait suffire, aujourd’hui aussi à assurer la survie ».

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FRIEDMAN Yona, « L’architecture de survie - Une philosophie de la pauvreté », édition de l’éclat, Paris, 2013

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La conquête par l’agriculture des espaces vacants de la ville permet de développer des nouveaux paysages urbains en investissant ses « dents creuses », ses espaces délaissés, mais aussi en reconsidérant ses espaces minéraux tels que les toits et les cours. Vecteur de biodiversité, elle participe concrètement à la lutte contre la crise écologique tout en développant une diversification de l’activité économique de la ville, propice à l’implantation d’un nouveau marché du travail.

Des modèles sont donc à inventer ou plutôt à réinventer. Dans des situations de crise grave, les habitants des villes ont toujours su trouver des solutions de survie grâce à leur esprit d’invention.

A Tokyo, par exemple, durant les bombardements incessants de la seconde guerre mondiale, les habitants investirent chaque mètre carré cultivable de la ville pour assurer leur survie alimentaire.

Cette pratique a perduré, après la reconstruction de la ville et l’agriculture urbaine et périurbaine représente à l’heure actuelle un tiers de la production agricole du pays.

L’agriculture urbaine, très développée dans les bidonvilles des pays du Tiers Monde peine à s’imposer comme un modèle viable dans les pays industrialisés du fait que l’on importe les produits de la campagne ou les primeurs par avion grâce aux réseaux de transports développés.

Mais cet approvisionnement en réseau est dépendante de l’utilisation du pétrole, ressource naturelle périssable. De nombreuses études montrent que Paris, sans approvisionnement extérieur, connaîtrait une situation de pénurie alimentaire en seulement 7 jours. De plus, notre système agricole basé sur « la révolution verte » a également été rendu possible par l’utilisation du pétrole alimentant toutes ses structures. Or, cette ressource naturelle devrait épuiser tout son stock planétaire d’ici cinquante ans.

N’attendons pas alors un état de crise car il sera déjà trop tard. Soyons conscient que cette crise est en état de marche et développons dès maintenant un modèle durable de développement de la production alimentaire dans l’espace urbain. Cela est d’autant plus facile et logique que l’agriculture urbaine est un concept qui a été rayé de nos villes par l’avènement d’une société reposant sur l’industrie et la technologie durant le XXème siècle. Ce n’est pas un concept nouveau, elle a déjà existé et perduré au cours de l’histoire dans les cités. Une fois encore, Yona Friedman parle de cet état de fait : « Autrefois, la production de nourriture au sein des remparts permettait aux cités de se suffire à elles-mêmes pendant de longues périodes où elles y étaient contraintes (sièges, épidémies, inondations, etc.). Plus près de nous, les grandes villes industrielles du XIXème siècle 100

produisaient encore les légumes, les fruits ou le lait dont elles avaient besoin, ces denrées ne pouvant être transportées ni stockées de façon satisfaisante. A Amsterdam, Londres, Berlin, dans la première moitié du XIXème siècle, la culture maraîchère était encore une industrie urbaine.

Seule la production de céréales (consommatrice d’espaces et faciles à stocker et à distribuer) se faisait dans les campagnes. »

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Les pratiques contemporaines pouvant s’identifier à l’agriculture urbaine se distinguent par un état qui oscille entre le retour à une tradition et le développement d’une innovation. Cette richesse intellectuelle ouvre le champ à plein de possibles.

Nous pouvons distinguer à l’heure actuelle trois grands principes d’agriculture urbaine.

Le premier principe est institutionnalisé et fait référence à une activité professionnelle tout en développant une démarche solidaire et participative : la culture maraîchère déjà présente dans l’histoire de la ville. Friedman en parle ainsi : « Le maraîchage représente la culture de légumes, de certains fruits, de certaines fines herbes et fleurs à usage alimentaire, de manière professionnelle, c'est-à-dire dans le but d'en faire un profit ou simplement d'en vivre, ce qui le distingue du jardinage. Alors que la culture de plantes alimentaires en potager concerne plutôt l'autoconsommation, le maraîchage concerne les cultures pour la vente à la consommation. Les producteurs maraîchers vendent leurs récoltes à des chaînes de supermarchés, à des centrales d'achat (grossistes en alimentation), à l'industrie agroalimentaire ou directement par l'agriculteur aux consommateurs sur un marché ou toute partie communale en ce qui concerne la France »35.

Le maraîchage se distingue également de l’agriculture car il n’emploie pas les mêmes méthodes de savoir- faire. Ces méthodes oscillent entre culture intensive et culture extensive. Culture intensive qui vise à maximiser l’occupation des sols et à produire de la nourriture dans un temps très court par des moyens tels que les réseaux d’irrigation ou la culture sous serre sans toutefois avoir recours à une mécanisation des récoltes. Culture extensive qui vise à utiliser la ressource nourricière du sol pour une ou plusieurs récoltes puis à cultiver ailleurs pour laisser ce sol se régénérer et ainsi obtenir une terre naturellement plus fertile. Cette activité est donc théoriquement beaucoup plus respectueuse du vivant que l’agriculture intensive et mécanisée.

Elle respecte davantage les richesses des sols que l’agriculture que l’on connaît aujourd’hui.

On trouvait cette activité commerciale jusqu’à la fin du XIXème siècle, directement aux périphéries des villes dans des espaces constituant une ceinture maraîchère, composée de vergers, d’exploitations légumières et d'élevages pour le lait, ce qui assurait l'accès aux citadins à ces denrées périssables indispensables. Ce mode de production permettait aux villes d’être autosuffisantes et indépendantes d’une importation en fruits et légumes.

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Source : Wikipédia

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De plus, la ceinture maraîchère constituait un espace ayant valeur d’intervalle entre la ville et la campagne, une échelle intermédiaire entre l’artificialité et la minéralité de la ville et la naturalité de la campagne. Cette zone tampon créait également des limites claires à la ville qui se reconstruisait à l’intérieur de ses limites, sans, comme aujourd’hui, empiéter un peu plus chaque jour sur le monde rural. Poussée par le béton de l'étalement urbain, leur disparition a totalement défiguré le paysage périurbain des villes, laissant place à de vastes zones pavillonnaires et commerciales formant des entrées médiocres et floues à nos cités. Il reste dans des villes quelques traces paysagères de ces espaces, aujourd’hui en friche ou sur lesquels s’implantent des jardins familiaux et partagés. Cette ancienne ceinture naturelle a aujourd‘hui vocation à être réinvestie peu à peu par des maraîchers souhaitant redynamiser ce mode de production. Cette réimplantation serait un des moyens efficace de réfléchir à nouveau sur le concept de frontières des villes et maîtriser un étalement urbain dévastateur.

Ainsi, aux périphéries de nos villes, des maraîchers viennent à nouveau s’implanter et redynamisent une activité économique locale. Ces maraîchers se regroupent dans la plupart des cas dans un réseau AMAP (Association de Maintien de l’Agriculture Paysanne) dont le but est : « de préserver l'existence et la continuité des fermes de proximité dans une logique d’agriculture durable, c'est-à-dire une agriculture paysanne, socialement équitable et écologiquement saine, de permettre à des consommateurs d’acheter à un prix juste des produits d’alimentation de qualité de leur choix, en étant informés de leur origine, et de la façon dont ils ont été produits, et de participer activement à la sauvegarde et au développement de l’activité agricole locale dans le respect d’un développement durable.

Elle réunit un groupe de consommateurs et un agriculteur de proximité autour d’un contrat dans lequel chaque consommateur achète en début de saison une part de la production qui lui est livrée périodiquement à un coût constant. Le producteur s’engage à fournir des produits de qualité dans le respect de la charte de l’agriculture paysanne ».36 Bien qu’il soit de valeur commerciale, le principe de fonctionnement adopté par les maraîchers regroupés en AMAP développe des valeurs participatives. Il procède, en effet, d’un engagement entre le producteur et le consommateur, un partenariat de proximité débouchant sur un partage de récolte régulier composé des produits de la ferme. L'AMAP est ainsi un contrat solidaire, basé sur un engagement financier des consommateurs, qui paient à l’avance la totalité de leur 36

Extrait de la charte des AMAP

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consommation sur une période définie. Il s’apparente au modèle de maraîchage collectif que nous avons auparavant développé. Il en épouse en tout cas les mêmes valeurs. Le travail du producteur est conditionné par l’engagement personnel de son client qui devient alors un consommateur acteur responsable. L’activité perdure grâce à un contrat de confiance. Le consommateur a la certitude de manger des produits frais de saison bien souvent biologiques tout en obtenant des prix équitables. Le producteur, quant à lui, peut amortir les aléas de l’économie de marché en ayant une vision de plusieurs mois sur ses ventes et garder une indépendance vis à vis des systèmes de grande distribution.

Les avantages d’un tel réseau sont multiples.

Tout d’abord son implantation permet de préserver un territoire paysager, en protégeant la fertilisation de la terre et en garantissant une biodiversité palpable.

Ce principe initie un renouveau des pratiques de circuit court au sein de la ville, pratique perdue depuis l’instauration du marché de grande distribution. Ce principe de cycle court de productionconsommation, étendu à d’autres nombreux domaines que l’alimentation et la production agricole, répond directement à des enjeux de développement durable. Tout d’abord, parce que ces principes sont écologiques. Le mode d’acheminement des produits se fait pratiquement de main à main et ne nécessite pas une dépense d’énergie liée au transport.

De plus, cette pratique provient généralement d’un engagement philosophique basé sur le respect de l’environnement naturel et la minimisation de l’impact de l’activité de l’Homme sur son milieu.

Ce circuit court valorise, en outre, des pratiques et des valeurs sociales : un échange physique et intellectuel entre ses acteurs, engagement de confiance, rencontres de proximité, liens pédagogiques.

Enfin, il participe pleinement à développer des pratiques de l’espace urbain et périurbain oubliées.

Il amène les habitants du centre de la ville à avoir un repère spatial concret dans les zones périurbaines et à avoir envie de fréquenter ces lieux paysagers, ré-établissant ainsi des pratiques spatiales et sociales dans l’échelle même de leur quartier. Prendre l’habitude, par exemple, d’aller au marché pour aller chercher son panier de légumes permet aussi à l'individu d'établir de nouvelles représentations affectives de l’espace, représentations qui dans la complexité de la ville, ont parfois du mal à se libérer et à s’exprimer.

Le retour des maraîchers aux portes de la ville est un premier pas vers l’autosuffisance des villes et pourquoi pas vers le rétablissement des ceintures maraîchères autour des cités. Il permet en 104

tout cas, pour une partie de la population urbaine (cette part est encore faible) consciente des enjeux développés par ce moyen de production alimentaire, d’adopter cette pratique basée sur une économie de circuit court. On peut recenser à l’heure actuelle sept maraîchers regroupés en AMAP sur le territoire de Nancy.

L’agriculture urbaine tend également à se développer par une autre pratique professionnelle destinée à implanter directement des fermes urbaines au sein même des cités. Ce concept fait l’objet de nombreuses études et d’innovations dont les architectes peuvent être les acteurs principaux.

C’est le cas de l’agence d’architecture SOA qui fait de la question de l’agriculture urbaine et de l’autosuffisance des villes un de ses crédos. Parmi ses actions, se distingue le projet «Ferme sur les toits » qui propose une réhabilitation de barres de logements, dans la cité HLM Marcel Cachin de Romainville, en Seine-Saint-Denis, construite dans les années 50 et dont la typologie est typique des grands ensembles de l’époque. Le projet a l’ambition de donner une nouvelle interprétation architecturale des barres du quartier par l’implantation de fermes urbaines sous forme de serres sur leurs toits.

Cette intervention, en plus de permettre de produire des denrées alimentaires, a la qualité d’implanter une nouvelle activité, vectrice de développement social et économique dans ce quartier dit défavorisé. Le pari est fait que la proximité des logements avec les fermes encouragera les échanges physiques entre ces deux programmes distincts. Les fruits et légumes pourraient être consommés directement sur place par les habitants, par exemple par l’intermédiaire d’une AMAP. Ce projet en cours d’étude de faisabilité, représente une expérience intéressante de réhabilitation.

Dans une logique de réhabilitation de quartier de type HLM qui fait débat aujourd’hui dans les sphères politiques et architecturales, il apporte une solution à la problématique de l’autosuffisance des villes.

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Une autre recherche liée à l’implantation de ferme urbaine et au développement des structures permettant de produire en quantité des produits alimentaires en leur sein occupant une emprise au sol réduite, se heurte au manque d’espace foncier disponible dans des villes déjà très denses.

Ces fermes urbaines, aujourd’hui encore fictives, sont la plupart du temps verticales et imaginées dans des tours. Ce type d’activité vise les mêmes enjeux économiques et de développement que l’implantation de la culture maraîchère, mais son développement est basé sur la technologie, notamment par la promotion de la culture hors sol. Compte tenu des progrès enregistrés dans la recherche ces dernières années, notamment en termes de cultures hydroponiques, de tels projets sont loin d’être utopiques, à tel point que des fermes verticales sont à l’étude un peu partout dans le monde. Le projet le plus connu est peut-être le projet « Dragon Fly » de l’architecte Vincent Callebaut qui interpelle les consciences collectives par son audace et son futurisme. Cette ferme verticale associant cultures hors sol, habitations, commerces et bureaux est capable de subvenir à une partie non négligeable des besoins alimentaires des habitants de New York tout en développant le marché du travail. Le projet est aujourd’hui approfondi afin d’être réalisé.

Ces deux expériences d’agriculture urbaine, une très concrète, l’autre plus utopiste montrent que la question de l’autosuffisance des villes et donc des nouvelles économies s’y rapportant, devient un objet de débat contemporain.

Le second principe de pratique d’agriculture urbaine contemporaine provient directement de l’action des mouvements participatifs à l’intérieur même des villes. Cette pratique n'engage que les personnes qui s'investissent bénévolement dans ce type de projet, projet collectif, créatif et non lucratif.

En effet, plus encore que les potagers individuels et jardins familiaux en ville dont les récoltes nourrissent généralement un foyer, le principe adopté par les jardins partagés permet de distribuer les denrées amassées à une communauté qui s’engage dans ses développements. Même si la productivité et la rentabilité ne sont pas les objectifs premiers des jardins partagés, leurs récoltes participent, à une petite échelle, au principe d’autosuffisance des villes. C’est pour cela qu’il est intéressant d’en encourager le développement car chaque jardin créé permet de nourrir partiellement une nouvelle petite part de la population urbaine. Ainsi la multiplication de ces jardins permettrait d’augmenter cette part et d’arriver pourquoi pas à nourrir en fruits et légumes une majorité d’habitants dans les villes.

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La prolifération de ces jardins communautaires permettrait également de relancer l’activité d’une ville foudroyée par le déclin de l’industrie et la crise économique. Ainsi, la ville de Détroit fait figure d’exemple mondial dans un phénomène de réappropriation économique initié par les habitants. Cette ville du nord-est des Etats-Unis, était dans la première moitié du XXème siècle, la quatrième puissance économique des villes des USA, grâce à ses usines automobiles. La ville de la Manufacturing Belt (ceinture des usines) est aujourd’hui renommée Rust Belt (ceinture de la rouille). La faute aux trois premiers constructeurs automobiles du pays (Général Motors, Chrysler et Ford) qui, dès les années 5O, commencèrent à délocaliser leur activité. Face à cette récession, la population de la ville est passée de 1,8 millions d’habitants en 1950 à 713 000 habitants aujourd’hui. Puis en 2011, à la désertification industrielle, s’est ajoutée la crise financière qui provoque la faillite économique de la ville, ce qui lui vaut d’être placée sous tutelle depuis mars 2013. Détroit est passé en cinquante ans de symbole national et international de réussite de l’industrie américaine, à un symbole national et international de la dévastation causée par la désindustrialisation.

Face aux échecs successifs des politiques de développement mis en place par les institutions de la ville, les habitants de la ville conscients que leur salut ne passe pas par une redynamisation de l'activité industrielle, décident de prendre leur destin en main et s’organisent pour répondre euxmêmes à leur besoin en nourriture. Par cette impulsion, le concept d’agriculture urbaine participative est mis en œuvre, et des jardins partagés fleurissent sur les friches et les terrains vacants des anciens sites industriels abandonnés. Il existe aujourd’hui 1600 jardins communautaires pour un peu plus de 700 000 habitants. Pour comparaison, la ville de New York compte 500 jardins partagés pour 8 millions d’habitants. L’engagement citoyen des habitants a radicalement changé le paysage morne de la ville en un espace dans lequel la nature se mêle avec sensibilité à l’esthétique des délaissés industriels. En se créant un moyen de survivance à la crise économique, par l’établissement de ces outils d’autosuffisance alimentaire, les habitants se sont réappropriés l’espace de leur ville faisant réellement de la « Rust Belt », la « Green Belt ». Le jardin partagé a été formidablement utilisé pour améliorer sensiblement le quotidien des habitants à la fois par ses vertus esthétiques dans la ville, que par ses vertus économiques. Grâce à cette démarche participative de grande ampleur, Détroit devient une icône de réappropriation postindustrielle et son système participatif est une vraie alternative sociale dans laquelle le phénomène de croissance économique ne conditionne plus le quotidien et la vie des habitants. Gageons aussi

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que vivre cette démarche a apporté un autre sens au quotidien des citoyens autour d'un lien social réel et concret.

Le troisième principe de pratique contemporaine d’agriculture urbaine, réside sur la valeur de l’échange de biens. Ainsi en transformant l’espace public de leur ville en jardin potagers gratuits, des citoyens créent un nouvel art de vivre par la gratuité du partage.

Le mouvement « Incroyables Comestibles » ou « Incredible Edible » en anglais résulte d’une initiative citoyenne lancée en 2008 par deux mères de familles, dans la petite ville anglaise de Tomorden. Leur engagement a permis de réussir une expérience d’autosuffisance alimentaire non institutionnalisée en milieu urbain qui perdure. La ville de Tomorden était suffisante en nourriture grâce à l’activité agricole sur ses trois collines environnantes, avant que l’industrie ne s’établisse dans la ville et bouleverse cette activité. La pratique industrielle de la ville lui a permis de prospérer pendant un siècle. Aujourd’hui la commune de 11000 habitants est ravagée par le déclin de l’activité industrielle, dévastant son paysage urbain. Ces deux mères de famille eurent l’idée d’enrayer cette fatalité ambiante en expérimentant un principe permettant d’imaginer une évolution positive de leur environnement quotidien. En plantant des légumes dans l’espace public, elles développèrent un message propice, selon elles, à établir des liens et unir les gens : se nourrir est un besoin universel. Elles ont proposé à leur voisin puis à tous les habitants de la ville de se servir gratuitement et d'adopter la pratique pour développer une communauté d’échanges au sein même de l’espace public. Ainsi, une production locale citoyenne est née et il existe aujourd’hui plus de 700 bacs de légumes accessibles gratuitement dans la commune.

La volonté était également de ne pas créer une communauté exclusive, une pratique seulement destinée à une certaine catégorie de la population, mais bien d’en faire une action totalement démocratique, ouverte à tous. C’est pourquoi, ces bacs de légumes sont implantés dans des espaces verts improbables de la ville. Les végétaux investissent alors les bacs de fleurs communaux, les parterres engazonnés, les parcs publics, les balcons, les terrasses et même les pieds des maisons. L’idée est donc simple : faire de la ville un immense jardin partagé, auquel tout le monde peut contribuer. Chacun est ainsi appelé à devenir un apprenti jardinier-citoyen, en plantant, cultivant et récoltant à sa guise les fruits du potager en libre-service.

Au-delà de ses qualités d’échanges indéniables, cette pratique permet ainsi d’investir l’espace public par l’engagement personnel des habitants, qui se rendent alors compte qu’il est très facile

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de planter et récolter, mais aussi d’améliorer par des petits gestes, leur cadre de vie. Ainsi, le paysage quotidien de Tomorden renaît et son cadre de vie esthétique s’améliore de jour en jour grâce à l’intervention quotidienne de ses habitants.

La volonté de ces deux mères de famille était également de trouver un outil pratique permettant aux gens de prendre conscience de l’importance de l’environnement. Cette démarche collective participe d’une pédagogie basée sur l’échange de savoir-faire et le partage d’expériences.

L‘échange que suscite la récolte commune de légumes, permet d’établir un langage commun, à l’échelle de toute une ville, pour construire collectivement le destin des générations futures. Cela entraîne aussi une fierté collective montrant l’importance de pouvoir construire ensemble, par soi-même et avec ses voisins. Les pratiques sociales de l’espace et les rapports de voisinage s’en trouvent fortement valorisés. Les « Incroyables Comestibles » sont ainsi, un formidable outil d’éducation populaire à l’écologie, qui reconnecte le citoyen à son environnement naturel et à ses ressources locales. Un circuit court de production s’est même installé pour subvenir aux besoins et on constate dans la ville de Tomorden, que 83% des achats liés à la nourriture proviennent de ce circuit court interne mais on constate aussi que les actes de délinquance et d’incivilité ont presque totalement disparu des faits divers.

Fort de son succès, ce concept citoyen et solidaire se propage actuellement partout dans le monde en se développant par un réseau de bénévoles. Les « Incroyables Comestibles » fleurissent les rues françaises depuis 2012 et de nombreuses collectivités rejoignent le mouvement. La création d’un collectif à l’échelle locale est laissée au soin de ses acteurs locaux qui émettent le souhait de le développer dans leur commune.

A l’échelle du Grand Nancy, sous l’impulsion de personnes engagées dans le mouvement Colibri qui soutient le réseau des « Incroyables Comestibles », un collectif est en train de naître. La première mission est d’établir des actions de sensibilisation afin de faire connaître ce concept au grand public et d’amener des habitants volontaires à s’engager. Le premier projet est de réaliser une carte accessible sur internet, recensant tous les lieux de la communauté urbaine de Nancy où l’on peut trouver des denrées végétales comestibles en accès libre. Ainsi, elle met en avant les espaces où l’on peut trouver des plantes et fruits sauvages consommables, des jardins abandonnés, des lieux où les habitants plantent de la nourriture à partager, des endroits où sont plantés par les services techniques de la ville des compositions végétales comprenant des légumes, etc.

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Cette carte, qui existe déjà dans d’autres villes est participative. Elle est alimentée par les habitants de la commune. Elle constitue un outil d’échange, de connaissance et de savoir accessible et appropriable par tous. Il sera intéressant d’observer l’évolution de ce mouvement en pleine éclosion à Nancy et voir comment cette action citoyenne touchera ses habitants.

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Le mouvement de partage, par l’expérience de la nature en ville, initié par les « Incroyables Comestibles » engendre d’autres concepts intéressants dont par exemple le mouvement « Savezvous planter chez nous ? » Il résulte d’un concept simple basé, là aussi sur l’échange, la convivialité, l’amour du jardinage et les joies du potager. Il propose de mettre en relation, via l’outil numérique, des personnes qui ont un jardin et qui rêvent d’un potager mais qui n’ont pas le temps de s’en occuper ou qui n’ont plus la capacité physique de le faire, avec des personnes qui ont la passion du jardinage mais qui n’ont pas de parcelle à cultiver. Ainsi, cela développe des valeurs de confiance entre le propriétaire et le jardinier qui se partagent la récolte du potager, un engagement amical et humaniste entre deux foyers qui ne se connaissaient pas jusqu’alors. Cela permet de créer de nouveaux liens, de nouveaux rapports de voisinage mais aussi de nouvelles expériences de pratique de l’espace privé. Ce mouvement va en effet dans le sens du « droit à la terre » que prône une partie des jardiniers, il lutte simplement et à petite échelle contre une ségrégation spatiale refoulant les habitants n’ayant pas les moyens financiers d’acquérir un lopin de terre.

Une société basée sur l’échange est en train de naître et prolifère à une vitesse vertigineuse. Ces principes révolutionnent totalement de manière positive, nos moyens de nous nourrir, nos modes de consommation économique, nos rapports sociaux mais aussi, et ce n’est pas négligeable, notre pratique de l’espace privé et public qui tend à être bouleversée.

L’autosuffisance des villes par la production agricole urbaine est un concept qui commence à être de plus en plus pris au sérieux. Initiée, tout d’abord dans des villes en situation de crise économique comme un instrument de survie, elle est un bon outil d’essor d’activité pour pallier le déclin de l’industrie et les ravages de la crise financière. Ces villes sont des laboratoires pour le développement futur de l’agriculture urbaine dont le jardin partagé est un outil accessible aux citoyens pour organiser un moyen de survie par l’autoproduction alimentaire.

Face à l’augmentation croissante de la population des villes, l’agriculture urbaine s’impose peu à peu, dans toutes les villes du monde, comme un modèle de développement durable.

Dans ce cadre, tous les systèmes de partage me semblent vraiment primordiaux à encourager, offrant une belle réponse et une belle alternative au chacun pour soi, dans le contexte de crise économique que l’on connaît actuellement.

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« La nourriture aujourd’hui est tellement toxique que au lieu de se souhaiter bon appétit, il faudra se souhaiter bonne chance » Pierre Rahbi, pionner de l’agriculture écologique en France, initiateur du mouvement Colibri

2.2.3 Les jardins partagés : outils de résistance à la crise alimentaire

Comme nous l’avons vu, le jardin partagé est un des outils capable de créer un palliatif à la crise économique pour l’habitant. Si l’autoproduction permet de suppléer ses besoins, elle représente aussi un moyen non négligeable d’avoir le moyen de résister à la crise alimentaire. En effet, au phénomène de sous-nutrition que connaît la société contemporaine en terme d’alimentation, se joint un problème de malnutrition récurrent provenant directement du système de production industrielle des denrées alimentaires.

Les pays dits industrialisés de la planète ont adopté depuis les années 60, une politique de transformation des agricultures fondée principalement sur l'intensification et le haut rendement des productions. Le terme de « révolution verte » caractérise ce principe vécu comme un progrès scientifique et technologique important dans l’agriculture, grâce au développement des machines agricoles et de la chimie, notamment par l’utilisation d’engrais minéraux pour accroître la fertilité des sols. Cette révolution a eu pour conséquence de permettre un accroissement spectaculaire de la productivité agricole et ainsi pour un temps, d’éviter des famines engendrant une croissance démographique de la population mondiale sans précédent.

Mais, nous le savons tous aujourd’hui, ce moyen de production généralisé pose de nombreux problèmes environnementaux et sociaux. Tout d’abord, le recours à la machine a profondément modifié les pratiques culturelles liées à l’agriculture. En éradiquant la paysannerie et la production

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manuelle du monde agricole, l’agriculture industrielle a entraîné une déperdition de son savoir ancestral. Le nombre d’employés nécessaires aux productions a baissé, d’où une hausse du chômage dans les campagnes, traduite notamment par un violent mouvement d’exode rural et par conséquent une surpopulation des villes.

Les modes de production et de récolte ont également engendré une hausse des besoins en énergie. La seule synthèse chimique des engrais en usine représente plus d’un tiers de la dépense énergétique (notamment en pétrole) consommée par l’agriculture, participant au phénomène de d’épuisement de cette énergie non renouvelable et à l’augmentation de la pollution liée au rejet des gaz à effet de serres dans l’atmosphère. Ainsi, le déclin programmé de la production d’énergie fossile, fait redouter une chute de la production agricole et une hausse importante du prix des produits alimentaires. L’intensification des cultures a nécessité un développement de l’irrigation en utilisant un système très consommateur d’eau, entraînant irrémédiablement une salinisation et un assèchement des nappes phréatiques. De plus, les composants chimiques de ces engrais entraînent une perte de fertilité de la terre. En cherchant à produire toujours plus et plus vite, la production agricole s’est coupée des cycles temporels naturels et des cadences de régénérescence de la terre. Les rendements temporels actuels ne sont pas soutenables pour la survie de sa fertilité.

En outre, en privilégiant un petit nombre de variétés, la révolution verte a induit une perte de biodiversité agricole et une disparition de certaines espèces végétales.

Enfin, l’utilisation de pesticides chimiques répandus sur la totalité des cultures pour lutter contre des organismes nuisibles a des conséquences directes sur la biodiversité et sur la santé publique.

On retrouve des résidus de pesticides partout : dans l’eau, dans l’air, les brouillards et l’eau de pluie, mais plus directement encore dans nos aliments : plus de 50% des fruits et des légumes produits par l’agriculture intensive en contiennent. Ils finissent alors dans nos organismes, apportés par l’eau et la nourriture. Nos organismes hébergent ainsi des centaines de molécules toxiques dont de très nombreux pesticides. Ceux-ci posent un véritable problème de santé publique, non seulement pour les utilisateurs qui sont les plus exposés, mais aussi pour la population en général. Les personnes exposées aux pesticides ont plus de risques de développer de nombreuses maladies que les autres. Cancer, malformations congénitales, problèmes d’infertilité, problèmes neurologiques ou encore système immunitaire affaibli sont plus fréquents chez elles et les agriculteurs, qui manipulent et appliquent ces pesticides sur leurs cultures en sont les victimes.

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L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) a estimé qu’il y a chaque année dans le monde, un million de graves empoisonnements par les pesticides, entraînant quelques 220 000 décès.

Face à ces problèmes de santé croissants, les habitants de la planète prennent de plus en plus conscience des risques et de l’étendue de la contamination toxique touchant tous les êtres vivants de la planète. La conscience collective prend la mesure que cette production non raisonnée (accroissement de la perte de fertilité de la terre, non renouvellement des nappes phréatiques) risque d’atteindre un point de non-retour quant à la survie des espèces vivantes. Aujourd’hui, face à ces constats, beaucoup n’hésitent pas à dire que l’agriculture industrielle est la manière la plus désastreuse que l’Homme ait trouvée pour produire sa nourriture. La communauté internationale a clairement reconnu les impacts négatifs de l’expansion et de l’intensification de l’agriculture à travers la signature de la déclaration de Rio en 1992 par 189 pays.

Bien que cette conférence ait sensiblement fait avancer les politiques de protection de l’environnement, les principes intensifs de production agricole n’évoluent pas vraiment vers une démarche plus respectueuse de la planète. Le dernier sommet de la terre, réunion internationale décennale, ayant pour but de trouver des pistes concrètes pour la stimulation du développement durable, à Rio en 2012, s’est soldé sur un constat d’échec. Les puissances politiques semblent impuissantes et en désaccord pour l’établissement collectif de nouvelles pratiques, plus respectueuses de l’environnement. La puissance des multinationales agroalimentaires, qui ont la main mise sur l’économie de marché générée par l’agriculture intensive, est une des causes de cet échec. Ces industries agroalimentaires, par les produits chimiques qu’elles produisent et distribuent, sont désignées comme le principal responsable de la destruction de la biodiversité rurale et de l’intoxication alimentaire. Le documentaire « Le Monde selon Monsanto » 37 , ironiquement sous-titré « de la dioxine aux OGM, une multinationale qui vous veut du bien » et réalisé en 2008 par Marie-Monique Robin au sujet de la puissante industrie agroalimentaire américaine Monsanto, tend à prouver la nocivité des produits fabriqués et commercialisés par cette compagnie, sous l’œil bienfaisant des états.

Une fois encore, pour répondre à cet état d’urgence que les institutions publiques ne semblent pas s’approprier, les solutions de développement durable passent par des actions engagées et des expériences personnelles et collectives.

L’idée d’un retour à une « agriculture paysanne » fait alors son chemin et semble être une 37

ROBIN Marie Monique, « Le monde selon Monsanto », France-Canada-Allemagne, 2008

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alternative durable aux dérives de l’agriculture industrielle. Ce modèle ré-émergeant de production se décline sous la forme d’expériences diverses portées par différents agriculteurs engagés dans le monde entier. Le film documentaire « Solutions locales pour un désordre global »38 réalisé par Coline Serreau tend à montrer la multiplicité de cette nouvelle pratique dans le monde et l’universalité des engagements des acteurs qui la portent. Coline Serreau justifie son engagement citoyen ainsi : « Des films d'alertes et catastrophistes ont été tournés. Ils ont eu leur utilité, mais maintenant il faut montrer qu'il existe des solutions, faire entendre les réflexions des philosophes et économistes, qui, tout en expliquant pourquoi notre modèle de société s'est embourbé dans la crise écologique, financière et politique que nous connaissons, inventent et expérimentent des alternatives. Avec ce film, je montre qu'il existe partout dans le monde des gens qui, sans se connaître, font la même chose, ont la même philosophie de vie et les mêmes pratiques envers la terre nourricière. Mettre en lumière cette universalité des solutions, tout autant que leur simplicité, c'était vraiment le but du film » Pour cela, la réalisatrice sillonne le monde pour rencontrer des hommes et des femmes qui mettent en œuvre leurs propres solutions, à leur petite échelle contre les problèmes liés aux désordres environnementaux. Le film nous amène à découvrir notamment le philosophe, paysan et essayiste français, d’origine algérienne Pierre Rahbi, militant de la première heure en faveur de l’agriculture biologique et d’un retour à une production paysanne. Sa démarche tend à défendre un modèle plus respectueux de l’homme et de la terre par le développement de pratiques agricoles respectueuses de l’environnement. Cet engagement le mènera à fonder l’association « Terre et Humanisme » en 1994, dont l’action principale est de promouvoir l’agro-écologie et d’aider des agriculteurs désireux d’en mener l’expérience, d’en développer les outils. L’agroécologie étant une discipline agronomique et écologique basée sur le savoir-faire paysan et la richesse nourricière de la nature, Pierre Rahbi est avant tout un défenseur de la terre, qu’il considère philosophiquement comme une mère, et lutte contre la perte de ses vertus nourricières mises en péril par l’agriculture intensive. Il se dit lui-même « fier d’être paysan car le paysan, c’est celui qui nourrit les humains tout en nourrissant la terre ». Ses expériences personnelles le mèneront à créer de nombreuses actions de développement de cette activité dans le monde, de manière très prometteuse.

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SERREAU Coline, « Solutions globales pour un désordre local », prod. Cinemao, France, 2010

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Ainsi, le mouvement agro-écologique permet à l’Homme de reconsidérer de manière concrète son impact sur son environnement naturel par une pratique développant à la fois des moyens de régénération de la terre qui accueille en son sein toutes les espèces vivantes et une production alimentaire ayant la capacité de subvenir à ses besoins. Ce mouvement s’inscrit pleinement dans une démarche de participation de l’Homme pour son milieu naturel et une recherche quotidienne d’harmonie Homme-Nature. Et comme le revendique la philosophie de Terre et Humanisme : « Le Mouvement agro-écologique considère le respect de la terre nourricière et la souveraineté alimentaire des populations sur leurs territoires comme les bases essentielles à toute société équilibrée et durable. Approche globale, elle inspire toutes les sphères de l’organisation sociale : agriculture, éducation, santé, économie, aménagement du territoire… » Plus médiatisée et peut-être plus concrète dans notre quotidien, l’agriculture biologique propose une autre méthode de production alternative aux systèmes développés par l’agriculture industrielle. En effet, en se voulant être le prolongement d’une agriculture traditionnelle millénaire, totalement exempte d’intrants chimiques, elle exclut de son mode de production, l’usage de produits tels que les pesticides, mais aussi les OGM. Respectueuse du vivant, des cycles et des équilibres naturels, l’agriculture biologique favorise l’agrosystème, qui consiste à exploiter une part des matières organiques générées par la production, la biodiversité, les activités biologiques des sols et donc de préserver leur fertilité à long terme. Ainsi, les agriculteurs utilisant ce type de méthode développent-ils une production basée sur des techniques liées au compostage, à la rotation des cultures, à l’utilisation d’engrais écologiques et de produits naturels comme par exemple le purin d’ortie.

Outre les multiples bénéfices que la société peut retirer de l’agriculture biologique, en termes de création d’activités et d’emplois, de préservation de la qualité des sols, de la biodiversité, de l’air et de l’eau, ce mode de production permet au consommateur d’avoir la certitude de manger des produits naturels sains, non traités et donc non toxiques et d’accéder à une sécurité alimentaire qualitative. Malheureusement, cette filiale économique étant pour le moment insuffisamment développée, le prix d’achat des produits biologiques est généralement plus élevé que celui des filières traditionnelles et l’offre ne peut répondre à la demande.

Il existe alors une discrimination autour de la question de la qualité des aliments. L’accès à une alimentation saine n’est pas démocratique. En fonction de nos revenus, nous aurons la capacité ou non d’acheter des produits de qualité. C’est là tout le paradoxe de l’économie de marché qui produit des situations telles que par exemple les fraises produites de manière intensive en 119

Espagne seront beaucoup moins chères en grande surface que des fraises biologiques achetées dans un marché local. Il se produit alors un phénomène inexorable de malnutrition touchant les classes les plus défavorisées.

Eric Prédine, dans un article intitulé « Les jardins partagés, de nouveaux espaces publics »39 met en avant que « Toutes les études de santé publique, menées dans le cadre de la nutrition démontrent que les moins fortunés diminuent la part des fruits et des légumes dans leur alimentation pour des questions de coûts et d’attitude culturelle vantée par l’industrie agroalimentaire de l’aliment, préparé, emballé, et bientôt prédigéré. Ce fait a déjà des conséquences désastreuses en matière de santé publique sur les pandémies de diabète, d’obésité et de maladies cardio-vasculaires ».

La possibilité d’accéder à une activité de jardinage permet de pallier en partie cette discrimination sociale. L’espace du jardin partagé, s’implantant dans de nombreux cas, dans des quartiers défavorisés, donne la possibilité à une population touchée par ce phénomène de malnutrition, de changer ses pratiques nutritionnelles. Le jardinage permet par ses vertus, de valoriser une alimentation équilibrée et variée, tout en profitant d’aliments non traités.

A nouveau, Eric Prédine, dans l’émission Terre à Terre d’octobre 2011 de France Culture 40 , témoigne : « Le partage autour du jardin est né en 86. Plus qu’une intuition, c’était un parti pris, un militantisme social, on préférait la notion de solidarité à celle de la charité. C’était l’avènement des restos du cœur et on nous faisait croire qu’une partie de la population manquait de l’essentiel de manger. Les études ont montré après que c’était plus complexe que cela. Il y avait un vrai problème de culture alimentaire et de malnutrition chez les gens qui n’ont pas de sous (…) En réalité, les usagers des restos du cœur, et encore aujourd’hui, vont chercher des dons alimentaires non pas pour éviter de mourir de faim, du moins en France, mais pour suppléer à un manque de revenus, c’est à dire que c’est toujours ça que je n’aurai pas à payer pour pouvoir mieux payer mon loyer, mieux pouvoir payer ma santé, quand on arrive encore à payer sa santé (…) l’urgence alimentaire est sur la qualité nutritionnelle, non pas sur l’apport nutritionnel, qui pour moi est 39

PREDINE Eric, « Les jardins partagés, de nouveaux espaces publics », Asoociation SaluTerre http://www.jejardine.org/images/stories/Jardins/jardins_partages_eric_predine.pdf 40 http://www.franceculture.fr/emission-terre-a-terre-best-off-autour-du-theme-des-jardins-et-de-la-botanique-201101-01.html

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importante car le potager permet beaucoup d’apport de qualité nutritionnelle (… ) Il y a une quinzaine d’années lorsque l’on a vraiment commencé l’implantation de potagers et de jardins en prolongement de la salle de séjour dans les quartiers populaires avec les habitants, les gens revendiquaient plus : enfin je vais pouvoir manger de bons légumes, sous-entendu naturels. Ils étaient dans la volonté qualitative et gustative. Même si bien sûr, une fois qu’ils avaient un jardin, ceux qui avaient beaucoup de bouches à nourrir produisaient beaucoup et ceux qui en avaient moins, produisaient moins. » Ce témoignage prouve bien que la malnutrition, résulte en partie d‘une impossibilité financière de pouvoir manger mieux et que le changement de pratique vers une alimentation plus saine peut représenter un désir fort pour les habitants. La participation engagée à un jardin partagé permet d’acquérir la certitude de pouvoir améliorer qualitativement une partie de sa nourriture quotidienne. Manger sainement ne résulte plus d’un acte inaccessible et lointain, la nourriture saine pousse là quotidiennement sous nos yeux.

Cette recherche de qualité, j’ai pu en mesurer l’importance dans un tout autre contexte. Les rencontres avec des membres de mouvements participatifs à Nancy, m’ont permis d’assister à une soirée débat, tenue au centre culturel autogéré de Nancy, autour de la création d’une grainothèque. Ce débat réunissait des jardiniers amateurs et un maraîcher professionnel venu apporter ses conseils techniques. Le projet de grainothèque consiste à établir une bibliothèque d’échange de graines végétales biologiques pouvant être semées dans le potager, échanges entre des jardiniers désireux de partager, plus que le fruit de leur production, l’essence même de leur récolte.

Cette pratique basée sur le troc libre et gratuit de biens végétaux permet également d’échanger sur le savoir-faire lié aux récoltes des graines et qui résulte d’une connaissance approfondie des plantes, de leur sexualité, de leur mode de reproduction, mais aussi du stockage de ces graines et de leur mode de semences. Elle met également en jeu une dynamique participative. Ces échanges deviennent productifs à la condition que chacun s’engage dans cette action et respecte ses codes de conduite. Chaque participant s’engage moralement à respecter la nature biologique des graines qu’il propose et à équilibrer approximativement ce qu’il emprunte avec des dons.

De plus, la tenue d’une grainothèque procède d’un acte engagé, d’une démarche détournant bien souvent les lois. En effet, afin de développer une filiale commerciale et un marché liés au

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jardinage, a été créé en France en 1932, un catalogue des espèces et variétés de plantes cultivées, géré par le Comité de contrôle des semences. Ce catalogue répertorie les espèces et leurs variétés cultivées issues de sélection, dont les semences sont seules autorisées à la vente et à la culture, y compris les variétés potagères, fruitières et certaines plantes à vocations environnementales ou ornementales telles que les gazons. La production, même potagère, est contrôlée par des quotas et des lobbys tenus par des multinationales agroalimentaires contre lesquelles une action telle que la constitution d’une grainothèque s’oppose.

Lors de cette rencontre, j’ai pu observer que la démarche était tout aussi importante, voire plus que le résultat lui-même. J’ai compris que ce qui animait avant tout ces jardiniers amateurs, était de développer par eux-mêmes une filiale biologique amatrice et non commerciale. Cette réunion leur permettait de constituer une tribune au cours de laquelle ils pouvaient faire ressortir leur frustration et leur mécontentement vis-à-vis de ce système de production contrôlé. Cette future grainothèque pourra ainsi leur donner la satisfaction de résister aux filiales actuelles et inventer par eux-mêmes un mouvement revendicatif en faveur d’une nourriture de qualité.

Au-delà de ce rapport qualitatif, le rapport physique avec un jardin permet en tout cas de sensibiliser naturellement les populations à des valeurs culturelles parfois oubliées. Le fait de découvrir ou redécouvrir que les légumes poussent dans la terre et que les fruits se cueillent sur des arbres, leur donne une autre image que celle qu’ils ont de ces denrées entassées dans des bacs de supermarchés. Jardiner soi-même ou être en contact permanent avec des jardiniers permet de reconsidérer des valeurs gastronomiques inhérentes à notre société. La gastronomie véhicule des valeurs communes, des idéaux et des savoirs qui dépassent nos différences culturelles et qui nous ramènent intuitivement à nos besoins originels. Nos pratiques contemporaines nous ont parfois fait oublier que l’acte de manger n’est pas seulement un acte vital. Le moment du repas est un instant social important au sein d’un foyer, d’une communauté. C’est un moment de partage, d’échange, d’écoute, de discussion qui nous lie les uns aux autres. Un moment de plaisir, qui en plus d’exalter le goût, nous rappelle que nous avons d’autres sens.

Jardiner peut aussi nous amener à avoir envie de cuisiner, de pratiquer cet art populaire dans lequel chacun peut s’exprimer et sublimer sa conscience créative. La cuisine résultant d’un acte individuel ou collectif, destiné à satisfaire l’autre, le surprendre, lui donner du plaisir, permet également de rapprocher les Hommes autour des mêmes valeurs. Les jardins partagés sont parfois utilisés comme cuisine commune dans un quartier. Dans de nombreux cas, des ateliers de 122

« cuisine partagée » sont mis en place à proximité des jardins permettant d’apprendre des recettes liées à la récolte des légumes de saison. Ces cuisines partagées prolongent le plaisir qu’ont les habitants de se retrouver, d’apprendre, de transmettre et de créer ensemble. De plus, ces jardins sont des lieux idéaux pour aller prendre le goûter avec ses enfants et ceux des voisins après l’école, organiser un pique-nique le week-end et, plus courant encore d’inviter des amis à faire un barbecue le dimanche. En plus d’être des lieux de production d’une nourriture saine, ils militent pour un cadre de vie propice au développement d’activités de bien-être liées à des valeurs gastronomiques.

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“ En cultivant la terre, ce sont des solidarités nouvelles, les échanges, l'épanouissement personnel, le respect du monde du vivant, le bien-être que l'on irrigue, que l'on amende comme le terroir d'un nouveau développement durable et désirable.” extrait de la charte du réseau du Jardin dans Tous Ses Etats

2.2.4 Les jardins partagés : outils de résistance à la crise sociale

Les modes de vie contemporains générés par notre modèle de société et les difficultés liées à la crise économique actuelle semblent faire émerger une crise sociale de plus en plus profonde.

Les inégalités économiques s'intensifient, créant, malgré la disparition des luttes des classes, des désaccords profonds entre les Hommes, entre ceux pouvant profiter du système pour développer des richesses et ceux qui le subissent et sont contraints de se battre contre les fléaux du chômage et de la pauvreté. De plus, nos pratiques sociales évoluent et semblent nous plonger peu à peu vers un individualisme voire un égoïsme dans nos comportements, comme pour mieux nous protéger de notre difficulté à vivre ensemble.

Face à cette situation, la société, fondamentalement et idéologiquement divisée, peine à s'unir autour d'un même projet social. Pire encore, elle se distend. Cette situation anime les théories populistes, génère l'isolement des individus et une dissolution des mécanismes d'entraides traditionnels. Face à ces constats, les politiques menées par les institutions publiques ne semblent pas contrecarrer ces problèmes et paraissent être plongés dans une situation d'impuissance.

De plus, la mondialisation des individus et des moyens de transports, nous amène à établir des expériences à l'autre bout du monde sans pour autant connaître les gens au sein même de notre quartier et malgré le développement des moyens de communications numériques, l'individu semble être plus seul que jamais.

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Aussi, il convient de reconsidérer nos rapports sociaux et de trouver des outils concrets permettant à l'habitant de s'intégrer dans la ville, de s'épanouir au contact des autres, et de participer socialement à la vie quotidienne de son quartier. Le jardin partagé est considéré comme un outil spatial luttant, à sa petite échelle, en faveur du lien social. Son activité provenant d'un mouvement participatif, il donne la possibilité de réunir des individus qui ne se connaissent pas autour d'un projet commun. Par les vertus qu'il dégage, il a la potentialité de créer des proximités entre les habitants. Eric Prédine, un des fondateurs du mouvement partagé et animateur du réseau « le Jardin dans Tous Ses Etats » résume les qualités de cet espace dans un article de l'association Saluterre 41 : « En matière sociale, ces jardins deviennent des lieux de rencontres, d'élaboration des petites solidarités du quotidien. Les hommes et les femmes par-dessus les clôtures s'échangent la garde d'enfants, une salade ou l'apprentissage d'un geste. Les jardins contribuent à la pratique du papotage dans les quartiers, phénomène pas si innocent que cela. On discute de la pluie et du beau temps. Bref, les futilités fusent et tissent entre voisins, un réseau de civilités qui contribue à l'ambiance sociale apaisée si regrettée dans certains quartiers populaires."

Ainsi, le jardinage n'est pas une finalité en soi dans les espaces voués au jardin partagé. Il n'en est pas forcément l'activité principale. Il s'en développe d'autres telles que des manifestations festives, culturelles, artistiques et pédagogiques propices à améliorer la vie du quartier. Le jardinage est aussi un prétexte pour rompre l’anonymat, favoriser les rencontres et nouer des liens entre les habitants du quartier quel que soit leur âge, leur culture et leur milieu social. Le lien social ne se décrète pas. Il peut néanmoins se pratiquer de façon informelle, dans des lieux apaisés qui favorisent la rencontre. L’ambiance de convivialité et de simplicité incite à flâner dans les allées et à aller à la rencontre de l’autre, y compris, en échangeant avec celui qui ne jardine pas. Le jardin représente l'endroit par excellence pour rencontrer ses voisins, surtout dans les quartiers d'habitat social dans lesquels les instants de sociabilité sont parfois difficiles à s’installer. Ainsi, peuvent naître de nouvelles expériences sociales, propices au bon rapport de voisinage, apportant à l'habitant des rapports affectifs dans le lieu où il habite. Des nouvelles expériences de la vie publique naissent et le plaisir de cohabiter s'éveille.

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PREDINE Eric, « Les jardins partagés, de nouveaux espaces publics », Asoociation SaluTerre

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De plus, par son organisation collective, le jardinage développe des valeurs de dynamique de groupes et une organisation sociale indépendante au sein du quartier. Il permet à l'habitant d'établir des points de repères dans une structure à son échelle et dont il est un des acteurs principal. Marine Lebescond, étudiante à l'institut d'études politiques à Lyon, dans son mémoire de fin d'études nommé « Sous les pavés, la nature ? »42, développe l'idée qu'au-delà du lien de quartier qu'établit la pratique du jardin partagé, l'idée pour l'habitant est de retrouver des liens provenant du foyer : « Autour des jardins, se déroule une vie sociale que l’ethnologie des jardins décrit. (…) La vie dans les jardins s’apparente donc à une reconstitution de la vie de famille. Il y a les doyens des jardins et les nouveaux arrivants, il y a les repas d’associations, les pique-niques, les apéritifs organisés près de la tonnelle du jardin, jardin qui sert bien plus qu’à produire les légumes. (…) Il y a là l’incarnation d’une grande fête du dimanche, où les voisins de parcelles ou de quartier se rejoignent au jardin, organisent un festin avec les moyens du bord. » Dans la structure participative du jardin partagé, l'habitant peut trouver des valeurs disparues liées à la famille. Car plus encore que de développer des rapports de voisinage et des nouvelles amitiés, la pratique collective de cette forme de jardinage renoue avec une forme de structure familiale tant importante dans un contexte contemporain voyant les familles se déchirer et parfois éclater.

Cette pratique développe une entraide de proximité sur laquelle l'habitant peut se reposer pour l'aider à développer son propre foyer.

Par ailleurs, plus que des banalités du quotidien, cette pratique sociale permet d'échanger des connaissances et des savoir-faire liés à la nature et à la vie. Elle permet surtout de connaître l'autre, sa culture, ses pratiques sociales, son mode de vie. Jardiner ensemble nécessite de s'écouter, d'accepter l'expérience de l’autre pour arriver à une même finalité. En réunissant parfois des personnes fondamentalement en désaccord sur les idées, des personnes venant de diverses catégories sociales, le jardin partagé est un formidable outil de lutte contre les discriminations et d’acceptation des différences. Ce lieu où les voisins se reconnaissent et nouent des liens de civilité constitue aussi un espace de détente tant pour le cadre surmené que pour le chômeur menacé de coupure d’électricité.

LEBESCOND Marine, « Sous les pavés, la nature ? », Université Lumière Lyon II, Mémoire de fin d’étude, directeur. Renaud Payre, décembre 2007 42

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C'est aussi un outil d'éducation populaire aussi bien pour les grands que pour les petits, facilitant l’adoption des codes du vivre ensemble. Sa pratique expérimentale et participative tend à établir des liens intergénérationnels très intéressants dans la vie d'un quartier. Le jardin, par l'imaginaire qu'il suscite, enchante la majorité de la population réunissant en son lieu enfants, parents et grands-parents. Les plus grands apprennent des savoir-faire et savoir-être aux plus petits, participant pleinement à leur construction sociale et écologique. Les plus petits en retour, par leur naïveté, leurs jeux incessants et leur capacité d'émerveillement, n'en finissent pas de surprendre qui voudra bien prendre le temps de les écouter.

Ainsi, en devenant un espace vers lequel les habitants d'un quartier se rendent pour mener une activité de jardinage mais aussi pour rencontrer les voisins, le jardin devient un lieu de représentation proche de leur habitat. Il lutte en cela contre l'exclusion et la solitude dont peuvent être victimes bien des personnes et particulièrement les personnes âgées. Se rendre au jardin, se demander qui on va y trouver aujourd'hui, être surpris par une rencontre improvisée et simplement échanger quelques mots sont autant de facteurs déterminants, animant le plaisir de vivre et d'habiter. L'habitant se sent intégré dans un tout, il fait partie d'une dynamique de proximité dans laquelle il a un rôle à jouer.

Lorsque je me suis rendu dans les jardins de Laxou, un septuagénaire m'a confié qu'il venait là quotidiennement. Tous les jours, à la même heure, il met ses bottes et se rend au jardin. Il reconnaît que parfois, c'est simplement pour donner un coup de râteau ou simplement voir comment les légumes poussent. Il s’y rend plus par curiosité, pour voir si quelque chose a éventuellement changé depuis la veille. Mais il m'a aussi avoué à demi-mots que ses légumes étaient un prétexte pour s'attarder sur le chemin, discuter avec les gens qu'il croise ou simplement se montrer. Aller au jardin est devenu une pratique quotidienne, rythmant ses journées et donnant du sens à sa vie.

Derrière les qualités sociales que met en avant le jardin partagé, la notion d'appartenance à un quartier me semble très intéressante. Développer des lieux de collectivité à des petites échelles permet le développement d'un sentiment d'appartenance commun. Par opposition à la complexité et la grandeur de la ville, ces espaces urbains connus et identifiés, dans lesquels on expérimente des moments de vie, développent une identité collective ayant valeur de refuge pour l'habitant.

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Avec cette pratique qui reconsidère notre mode de vie sociale, urbaine et spatiale, le jardin partagé est un précurseur dans les quartiers. Il se situe ainsi dans la même dynamique que des concepts nouveaux comme par exemple le covoiturage. Il ouvre la voie à d'autres expériences participatives au plus près de l'habitat. Ainsi, se développent dans les logements collectifs, des buanderies communes, des machines à laver communes, des partages de garde d'enfants, etc. Le jardin partagé est une porte ouverte à une société basée sur le partage et l'échange, l’entraide et la participation de tous.

Le jardin partagé peut également être utilisé comme un outil déclaré de réinsertion professionnelle et de réinsertion sociale. Bien que cette thématique soit tangente à notre domaine d’étude, il me semble intéressant d’en développer les principes. Par réinsertion, on entend l’intégration sociale et professionnelle des personnes exclues de la société. Leur exclusion peut être due à leur situation précaire (allocataires des minima sociaux, personnes accueillies en Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale ou autres structures d'accueil, personnes sans revenus, sans domicile, chômeurs de longue durée, n'ayant jamais travaillé), mais aussi à un handicap ou à une sortie de prison.

L’objectif des dispositifs de réinsertion est de permettre aux personnes exclues de retrouver autonomie et confiance en soi, notamment par le travail, l’accès à un logement et l’accès à un lien social renforcé. Le thème de la réinsertion a connu un essor particulier à la fin du XXème siècle, face à la montée du chômage et de la pauvreté. De nombreuses associations ont développé des activités d’accompagnement, de conseil et de soutien de ces publics. Les politiques sociales des gouvernements successifs tentent de favoriser la réinsertion des personnes en grande difficulté en créant des dispositifs spécifiques. Une caractéristique significative de cette tendance : la création du Ministère du Travail, des Relations sociales, de la Famille, de la Solidarité et de la Ville, qui est en charge de toutes les questions liées au travail et à l’insertion sociale, ainsi qu’au logement et à l’« action sociale ».

D’après le guide méthodologique de l’association « le jardin dans tous ses états », la réinsertion par le jardin partagé se traduit par trois mouvances : Le jardin de maraîchage collectif, le jardin familial de développement social et le jardin collectif d’insertion sociale. Les jardins de maraîchage collectif sont développés en France par le réseau Cocagne sous le slogan « cultivons la solidarité ». Issu d’un modèle suisse, le réseau Cocagne, association de loi 1901 à but non lucratif, voit sa naissance en France, à Chalezeule dans le Doubs en 1991. Dans les années 80, face à l'exclusion qui touchait les personnes ayant une culture rurale et agricole, peu de réponses étaient 129

apportées. Ainsi Jean Guy Henckel, alors éducateur dans un centre d’hébergement à Besançon, se désole de voir des gens inactifs, errants, sans but précis tout au long de la journée. Il développe l’idée de fournir du travail à ces personnes en difficulté sociale par le maraîchage biologique. Le premier jardin collectif à vocation de réinsertion sociale est né sous le nom de jardin de Cocagne, en référence à la légende du Pays de Cocagne qui est, dans l'imaginaire européen, une sorte de paradis terrestre, une contrée miraculeuse dont la nature déborde de générosité pour ses habitants et ses hôtes. Face au succès de ce premier jardin, un réseau se développe dans toute la France. Ses différents enjeux sont consignés dans une charte précise. Son but premier est de mobiliser, par une activité de maraîchage collectif, un public en difficulté sociale afin de le ré-acclimater en douceur au travail, le préparer à la reprise d’une activité professionnelle et ainsi lutter contre les exclusions et la précarité. Le travailleur social signe un contrat de travail lui permettant de retrouver un statut social, une activité et un salaire. L'impératif de production suscite une dynamique de travail et une reconnaissance d'utilité pour la société et le travail au Jardin représente ainsi une étape transitoire dans un processus de socialisation et d'accès à l'emploi durable.

Le réseau Cocagne développe en outre un principe d‘économie solidaire. Issu des théories du socialisme utopique de la fin du XIXème siècle qui était basé sur des valeurs liées au mutualisme, à la solidarité et à l’égalité des personnes dans le travail, son organisation est conditionnée par un système autarcique. L’association développe en effet une production en circuit fermé. Les travailleurs sociaux sont encadrés par des jardiniers et maraîchers qui établissent chaque année un plan de culture le plus diversifié possible et coordonne le travail sur le terrain. Une équipe d’encadrement est structurée de manière à remplir principalement cinq fonctions : la direction, l’encadrement technique, l’accompagnement socioprofessionnel, la commercialisation des produits et les tâches liées à l’administration (gestion et secrétariat de l’association). La production fruitière et légumière produite est reversée sous forme de paniers à un réseau d’adhérents qui, en contrepartie, versent une adhésion annuelle permettant de subvenir aux dépenses liées aux salaires, à l’achat de matériel et de graines et à l’entretien des locaux et des terrains. Le jardinier perçoit quant à lui un salaire qui dépend du type de contrat qui lui est proposé.

Ainsi, le bon fonctionnement d’un maraîchage, projet commun et collectif, procède d’un principe de co-création. L’activité développe des produits alimentaires en collaboration étroite avec ses clients et ce, de manière durable. Elle dépend de l’engagement financier d’adhérents consommateurs qui, par leurs achats et leur cotisation, financent le projet. Ce principe est très intéressant car il met en cause le concept de consommation. Ici, le consommateur est également 130

un acteur solidaire de l’activité du jardin, son engagement personnel et financier permet à d’autres, plus en difficulté, d’avoir accès à un travail et à une sociabilité retrouvée. Consommer participe alors à un principe de cogestion d’un espace de la ville affirmant ainsi des liens de proximité et le développement d’une activité économique locale. C’est une façon de permettre à l’habitant de s’approprier son environnement proche car même s’il ne participe pas physiquement au projet, il engendre avec d’autres, avec ses voisins, un projet collectif de participation. En développant un tel circuit court de production, l’espace de maraîchage devient un espace de voisinage vers lequel l’habitant adhérent peut se rendre, rencontrer les jardiniers et voir pousser ce qu’il va ensuite manger. Dans une organisation de production moderne dans laquelle la plupart des gens ne savent pas ce qu’ils mangent, ne peuvent pas connaître réellement la qualité des produits et leur provenance, le consommateur-acteur d’un maraîchage de réinsertion peut, par ce rapport de proximité, avoir la certitude de manger sainement.

De plus, cette organisation en réseau est un formidable vecteur de lien social. Ce mode de production-consommation en circuit fermé permet à ses différents acteurs de se rencontrer, d’échanger et de collaborer. D’échanges des savoirs, il en est question dans la relation qui lie le travailleur social aux maraîchers et jardiniers professionnels qui, encadrant techniquement la production, transmettent quotidiennement leur expérience. Le travail procède également d’une mutualisation des connaissances et savoir-faire et développe donc des actions collectives de travail dans lesquelles chacun apporte sa pierre à l’édifice. On imagine aisément la puissance que représente cette manière de procéder dans le développement personnel de l’individu qui doit prendre des responsabilités mais aussi respecter le travail de l’autre et répondre à des codes de civilité pour permettre la rentabilité de son activité.

Cette organisation lutte également activement contre la ségrégation sociale. Par la vente directe des paniers légumiers, au sein même de la production, le travailleur social rencontre le consommateur. Ces rencontres physiques sont à l’origine d’échanges oraux, d’échanges d’anecdotes et d’histoires vécues dont l’expérience de la nature en ville, en est le sujet principal.

La diversification des activités des jardins de Cocagne tel que la vente sur les marchés, la participation à des journées avec d’autres acteurs biologiques et les journées portes ouvertes destinées à des enfants permet au travailleur social de rencontrer également des partenaires locaux et professionnels, des acteurs institutionnels autour de valeurs dont ils étaient parfois coupés. Ainsi, du travailleur social à l’adhérent consommateur, chacun trouve son compte et ressort gagnant de ce système autarcique basé sur l’économie solidaire.

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Les Jardins de Cocagne respectent en outre le cahier des charges de l’agriculture biologique et sont certifiés par un organisme agréé. Ils permettent donc l’apprentissage d’un savoir-faire basé sur une culture respectueuse de l’environnement, propice au développement d’enjeux de durabilité. La formation reçue par le travailleur est respectueuse de l’écosystème. Elle dépasse le simple fait d’apprendre un métier car elle dispense une éducation écologique. Le maraîchage collectif représente un formidable outil d’exploration du vivant qui, on l’imagine, permet intuitivement au travailleur social de ne pas seulement réaliser une expérience sociale avec d’autres individus, mais aussi une expérience sociale avec la nature. Ainsi, on peut, peut-être, étendre cette notion de réinsertion, à la réintégration consciente de l’individu dans la biosphère dans laquelle il évolue grâce à la prise de conscience d’appartenance à un système vivant plein de complexité.

Cette activité de réinsertion par le travail et ce principe d’économie solidaire existent dans d’autres domaines d’activités, notamment dans l’informatique et l’électroménager. Mais, l’activité maraîchère possède les vertus de réaliser un travail avec le vivant, un travail artisanal très peu assisté par la machine, un travail de réflexion et d’expérimentation bien différent d’un travail à la chaîne. Je pense qu’il est en cela, gage de qualité et de réussite.

En effet, il constitue un travail valorisant, dans lequel l’autonomie et la prise de responsabilité se développent de jour en jour, dans lequel la conscience écologique et la conscience créative de l’Homme peuvent se manifester naturellement et inconsciemment. Le travailleur en situation d’échec et de rejet dans la société a la capacité par ce travail manuel, de reprendre confiance en lui, de renouer avec la beauté et les mystères de la vie, d’accomplir une tâche dont il est à l’origine du produit fini. Le jardinage lui donne la possibilité dans un premier temps de renouer socialement avec son environnement naturel avant de renouer socialement avec son environnement urbain. J’ai par ailleurs, l’intime conviction que le sentiment de calme, de beauté et d’harmonie que l’on peut ressentir au contact de la nature et l’imaginaire qui y est lié, a la capacité de transcender des forces inconscientes que l’on a au fond de nous. Ces forces inconscientes qui sont d’une importance vitale lorsque la précarité de notre situation nous laisse seul face à notre désespérance.

Le réseau Cocagne est constitué à l’heure actuelle de près de 140 jardins en France qui regroupe 4000 jardiniers de contrat social, 700 encadrants, 1500 bénévoles et 20000 familles adhérentes.

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A l’échelle du Grand Nancy, il existe un jardin de Cocagne à Malzéville connu sous le nom de l’association « Lortie ». Situé en bord de Meurthe, au-dessus des jardins de Pixérécourt, le jardin maraîcher de réinsertion a été créé en 1997 par volonté politique. En septembre 1995, Dominique Scherrer, alors conseiller municipal et délégué à la mission locale, propose de mener une réflexion sur une plus forte implication de la commune en matière d’insertion par l’économie.

L’objectif était de concilier valorisation du terroir et développement d’une économie locale source d’emplois. Au hasard d’une rencontre, il fait la connaissance de Philippe Dauzan, ingénieur agronome qui cherche un site pour développer un jardin de Cocagne dans le Grand Nancy. Nait alors le jardin sous le nom de l’association « Lortie » qui « développe à la fois l’image fertile liée à l’agrobiologie mais aussi la métaphore de la plante piquante, véritable poil à gratter de nos consciences face au chômage. » L’activité rencontre rapidement un vif succès, perdure encore aujourd’hui, s’étendant encore régulièrement En plus de proposer différents paniers hebdomadaires, « Lortie » développe également une activité d’entretien d’espaces verts pour les collectivités locales. Son action dépasse le principe de maraîchage classique développé par le réseau Cocagne pour ouvrir son activité au domaine de la ville. Cette extension d’activité ma parait très intéressante car propre à renforcer la qualité de réinsertion des travailleurs qui, par cette action, agissent de manière encore plus concrète pour la vie des quartiers. Ils travaillent pour une collectivité qui est la commune, rencontrent plus facilement ses acteurs institutionnels et sont au contact permanent des habitants et plus uniquement à celui des consommateurs-adhérents. Leur travail est fortement valorisé. Action d’utilité publique en intervenant directement dans le domaine urbain, il touche ainsi l’usage quotidien et le rapport des habitants à la nature au sein de la ville. Cela donne dans le même temps une lisibilité accrue de l’association, une plus large sensibilisation des actions pouvant conduire les habitants à éprouver le désir de devenir adhérents.

Une des particularités de « Lortie » est de s’implanter sur un territoire remarquable de Malzéville, au lieu-dit « la côte rôtie », un coteau ensoleillé qui produisait autrefois un cépage Pinot et constituait un vignoble de qualité. Au début du XXème siècle, touché par la maladie du phylloxera et la concurrence des vins venus du sud, le vignoble disparut. Les parcelles vacantes ont alors été exploitées par la forte communauté ouvrière peuplant la ville, alors très industrielle de Malzéville en les transformant en vergers et potagers. Il est alors très intéressant de noter que la production dépassant les besoins familiaux, les ouvriers se rendaient dans les marchés locaux pour vendre le surplus de leur consommation qui avait pris le nom de « petit panier de Nancy ».

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Depuis la fin des années 50, la fermeture progressive des mines de fer et de ses industries satellites de la région, entraîna un changement de population et un délaissement des parcelles.

Le jardin maraîcher de réinsertion perpétue ainsi et fait renaître une pratique et une tradition liée à son territoire d’implantation par la réappropriation des parcelles laissées en friche et par la confection des paniers légumiers destinés à ses adhérents. Il met en valeur un patrimoine historique mais aussi horticole qui avait tendance à disparaître de la mémoire collective des habitants de Malzéville. L’implantation d’une telle activité permet enfin de protéger un paysage de qualité de la pression foncière qui touche aujourd’hui les potagers et les vergers de la ville par le développement d’un nouveau PLU initié par la municipalité.

Il me semble également intéressant de noter que l’implantation de « Lortie » est un exemple de réhabilitation territoriale réussie. En effet, il s’implante au contact d’un paysage industriel dévasté par la fermeture de ses usines. Le développement d’une économie solidaire apparaît alors comme une solution efficace d’essor d’activité et de croissance.

Par des valeurs liées à l’emploi, à la réinsertion sociale, à l’écologie, à la préservation du paysage, du terroir, de l’histoire et des traditions, l’association « Lortie » développe un formidable outil durable dans l’espace et dans le temps, qui peut servir de valeur d’exemple pour le développement de nos villes et de nos sociétés.

L’exemple du maraîchage économique que nous venons de développer s’écarte sensiblement de mon objet d’étude. Par ses aspects de production d’économie et de rentabilité, il n’épouse pas tout à fait les mêmes valeurs que le jardin partagé traditionnel. Le jardinage, par ses vertus liées à la détente et au loisir, diffère du maraîchage qui est une activité professionnelle productiviste. Le maraîcher organise spatialement son terrain notamment par des grandes lignes de production afin d’amplifier la rentabilité de son jardin. L’esthétique qui s’en dégage est bien loin de la poésie anarchique et luxuriante des petits potagers, plus sauvages et plus séduisants.

Néanmoins, il me paraît intéressant de montrer que les préceptes du jardin collectif et ses qualités permettent de créer une autre pratique de la nature en ville, une expérience économique dont les valeurs citoyennes, écologiques et spatiales vont dans le sens d’un développement d’un nouveau paradigme. Une pratique du jardin qui fait partager bien plus qu’une simple production maraîchère. L’économie solidaire se développe en effet de plus en plus et semble être un thème dont s’approprient les milieux politiques. Le gouvernement Ayrault de 2012 a en effet créé un

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nouveau ministère, dirigé par Benoit Hamon, tourné vers les économies solidaires. Encore expérimental, le principe d’économie en est encore à ses débuts. Son évolution nous montrera avec le temps s’il peut devenir une véritable source d’emplois et d’intégration dans la société pour un public en situation de grande précarité. Et ainsi, être un outil de lutte contre la fatalité du chômage et de la misère qui gagne du terrain jour après jour.

Dans tous les cas, le principe lié à l’économie solidaire révolutionne d’ores et déjà le statut de consommateur. Dans un tel principe, le pouvoir d’achat de l’usager est soumis avant tout à son adhésion philosophique et parfois financière au projet auquel il souscrit faisant de lui un acheteur conscient et un acteur solidaire du système productiviste auquel il adhère. L’habitant n’est alors plus contraint par le système marchand capitaliste qui conditionne notre mode de vie, il acquiert un pouvoir décisionnel nouveau, pouvoir de choisir une autre voie, pouvoir de s’engager pour valoriser un autre système organisationnel.

La deuxième mouvance de réinsertion par le jardin partagé, citée par l’association « le jardin dans tous ses états » dans son guide méthodologique est le jardin familial de développement social.

Très proche d’un jardin familial classique, ce type de jardin permet à un individu, un groupe d’individus ou à une famille, d’avoir accès gratuitement à une parcelle pour jardiner. Il constitue une aide sociale pour des personnes en situation de forte précarité, en leur permettant de pouvoir autoproduire leur nourriture et ainsi faire des économies importantes sur leur budget. Cette pratique est courante dans les quartiers dits « sensibles » ou en difficultés. Sans plus développer son procédé, il me plaît de penser qu’il s’agit d’un outil social d’assistance très intelligent.

L’institution publique prêtant une parcelle de jardin, elle donne une solution spatiale à l’habitant, un accès à un terrain qu’il ne peut louer ou acheter lui permettant d’accéder à une autogestion et à une autoproduction propice à développer les produits de sa survie. Ce procédé renoue avec une tradition de paternalisme d’assistance par la terre, courante durant la révolution industrielle et qui avait depuis peu à peu disparue.

Enfin le troisième type de réinsertion par le jardin partagé est le jardin collectif de réinsertion sociale. Cette pratique ne diffère en rien de la pratique classique de jardin partagé mis à part qu’elle s’adresse à un public en difficulté sociale proche de l’exclusion. Ces jardins sont donc, dans la plupart des cas, initiés par des structures et des animateurs sociaux qui organisent l‘autogestion et l’autoproduction ainsi que la répartition des biens produits par un groupe d’habitants. Au cours de l’étude de terrain que j’ai menée dans le territoire du Grand Nancy, j’ai 135

été amené à rencontrer Monsieur Philippe Lejeune, directeur de l’association « vivre dans la ville », aujourd’hui rattachée à l’organisme social « jeunes et cités » et implantée dans le quartier Vand’Est à Vandœuvre-lès-Nancy. Ce quartier placé en zone urbaine sensible fait partie de la zone d’aménagement « Vandoeuvre-les-Nations » édifiée à partir de 1957 par l’architecte HenriJean Calsat.

L’association qui existe depuis 36 ans, financée par le Conseil Général de Meurthe-et-Moselle, est animée par un directeur et dix animateurs de rue qui travaillent au plus près des personnes dans ce quartier en difficulté pour les aider à acquérir une autonomie. Au titre de la prévention de l’enfance et de l’éducation populaire, ils interviennent auprès des jeunes de 12 à 25 ans et auprès de leur famille pour lutter contre les risques de marginalisation. Le travail de ces éducateurs spécialisés est de répondre à un mandat territorial, donc de gérer tous les problèmes qui s’offrent à eux tout en préservant l’anonymat des personnes auprès desquelles ils interviennent afin de pouvoir établir des relations de confiance et réaliser un travail social de fond auprès d’un public en très grande difficulté. L’association développe alors des activités diverses telles que des services de proximité (accès à internet, à un photocopieur), des activités de loisirs (sortie famille d’une journée, camp de vacances familles d’une semaine), des activités éducatives et culturelles (ciné-club, soirées à thèmes) ou encore sportives. Parmi ces activités se sont développés des cours de cuisine animés communément par les animateurs mais aussi et surtout par des habitantes du quartier.

Ces femmes, un jour, ont émis l’idée d’acquérir une petite zone cultivable pour faire pousser quelques légumes et des plantes aromatiques. L’association s’est mise à la recherche d’un terrain et la ville de Vandœuvre-les-Nancy leur a cédé une parcelle potagère au milieu des vergers et des coteaux, à proximité du vieux village, espace faisant la jonction entre la ville haute et la ville basse de la commune. Cette parcelle se trouve entourée d’une cinquantaine d’autres parcelles dites familiales et constitue la seule expérience de jardin collectif dans ce lieu. L’association et ses animateurs ont pris en charge l’organisation des règles de collectivité de la parcelle et organisé les horaires et les jours d’accès au jardin. Ce qui diffère des jardins partagés classiques, c’est le rôle influant de l’association qui accompagne et motive les jardiniers, donne accès à des outils et supervise le rythme des plantations et des récoltes. Le reste de l’activité du jardin fonctionne en autogestion et autoproduction tout comme dans n’importe quel autre jardin partagé.

Au cours de notre entretien, Mr Lejeune me faisait remarquer, qu’étant donné le manque d’autonomie du public auprès duquel il intervient, la production de ce jardin en plantes et 136

légumes était peu conséquente, puisqu’un seul habitant passionné s’investit régulièrement dans le jardinage. L’activité permet cependant de récolter quelques fruits et légumes de manière régulière, mais aussi de planter des fleurs et des plantes aromatiques. Mais, pour lui, l’objectif est, à juste titre, ailleurs. Il me racontait avec quelle émotion ces habitants se rendent au jardin. Le simple fait de quitter leur univers quotidien, ce paysage de barres et de tours, dont il est parfois très difficile de s’extraire, constitue pour eux un moment de liberté primordial. Par la beauté de son cadre et par la magie du vivant qui s’y opère, l’espace du jardin a la capacité pour un temps de nous amener dans un ailleurs. On laisse nos soucis, nos préoccupations et nos problèmes quotidiens de l’autre côté de l’enclos, sur le seuil de cet univers merveilleux. Le jardin représente un espace protégé et privilégié dans lequel le rapport au temps n’existe plus. On a alors tout le loisir de s’occuper de ses enfants, s’asseoir avec eux et leur apprendre le nom des plantes, échanger avec ses voisins ou cueillir quelques fleurs qui viendront égayer notre balcon. Des pique-niques sont régulièrement mis en place par l ‘association afin que les habitants s’y rendent régulièrement en famille.

L’emplacement très particulier de ce jardin partagé de Vandœuvre-lès-Nancy, est également très intéressant. Sis au milieu d’autres jardins familiaux, il se situe en lieu et place d’anciennes vignes.

Là encore, on peut ressortir les qualités historiques d’une telle situation et les qualités de préservation d’essences naturelles et de la biodiversité de ce lieu. Mais au-delà, c’est son implantation urbaine qui nous intéresse. Ces coteaux constituent une centralité dans la commune reliant à la fois le vieux village de Vandoeuvre, ancien et traditionnel, les quartiers pavillonnaires aisés situés en amont, non loin du plateau de Brabois, le quartier de Brichambeau, quartier résidentiel des années 50 avec ses typologies de maisons en bandes et le quartier des Nations constitué de barres et de tours mais aussi d’infrastructures publiques tel l’hôtel de ville ou le centre culturel André Malraux. Cette situation privilégiée permet de lutter contre une sensation de ségrégation spatiale. L’accès à ces jardins pour un public défavorisé ouvre de nouvelles perspectives, les amène à parcourir des lieux desquels ils peuvent parfois se sentir exclus et surtout leur permet de vivre des instants sociaux avec leur nouveaux voisins de jardin, habitants d’un autre quartier. Ces sensations sont renforcées par le côté caché de ces jardins. Je m’y suis moi-même repris à deux fois avant de trouver les venelles menant en ce lieu. On y accède par un sentier dérobé, entre deux maisons avec l’incertitude de ce que l’on va trouver au bout du chemin. Mais une fois cette incertitude passée, au milieu de ces parcelles potagères, c’est un paradis perdu qui s’offre à nous, un paysage enchanteur. Le bruit des voitures est loin, seul le

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sifflement des oiseaux et le bourdonnement des insectes déchirent le silence. Le soleil illumine les plantes, un papi avec sa fourche nous salue timidement et on ne se lasse pas de se perdre dans le dédale des chemins où on se fraye un passage à travers les hautes herbes abondantes. Puis on sort de ce labyrinthe pour retrouver ici le vieux village et son lavoir, là les jardinets des maisons de Brichambeau, et plus loin encore le paysage minéral des Nations. En retrouvant le paysage urbain quotidien, on éprouve alors toute la magie de cette expérience spatiale, la puissance de cette friche, à peine perturbée par l’activité de l’Homme. Malgré la magie de ce lieu ressentie par tous, Philippe Lejeune me faisait part de la difficulté de faire perdurer l’activité de jardinage : « Maintenir une activité de manière durable avec ce type de public est de toute façon toujours une difficulté dans notre travail (…) Et malgré la bonne dynamique du début, le potager s’essouffle et en est presque au point mort (…) Beaucoup d’habitants ne savaient pas bêcher, n’avaient aucune expérience relative à la temporalité des semences et une méconnaissance totale des tâches à accomplir (…) Et malgré notre participation active, nous nous sommes rapidement retrouvés dans une situation dans laquelle il y avait très peu de participants pour retourner la terre et beaucoup de motivés pour aller récolter les fruits et les légumes.» Aujourd’hui l’activité de jardinage se meurt tranquillement mais le lieu reste un espace privilégié pour les pique-niques et les sorties en famille.

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Etudier la réinsertion par le jardin partagé m’aura appris que parfois, avec ces publics en grande difficulté sociale et en situation de précarité, la naissance d’un projet ne tient pas à un groupe participatif mais à l’engagement personnel d’un individu ou d’un petit groupe d’individus qui sont issus très souvent d’une volonté politique. Dans les deux exemples développés, le maraîchage collectif de Malzéville provient d’une volonté de la municipalité et l’association « Vivre la ville » dépend directement du Conseil Général de Meurthe et Moselle. Ces organisations ne peuvent en tout cas exister sans le consentement et l’accompagnement des institutions publiques, tant par l’aspect financier que pour l’accès à un terrain ou à une parcelle. Ainsi, les positionnements sont délicats et ambigus, l’association devant d’une manière ou d’une autre appliquer la politique des institutions. L’association « Vivre la ville » est d’ailleurs engagée dans un bras de fer douloureux, depuis son rapprochement avec l’organisation « Jeunes et cité » (rapprochement décidé par le Conseil Général) en raison d’un désaccord profond de politique générale et d’opinion fondamentale avec leur nouvel employeur. Mais là n’est pas l’objet de mon étude. Dans un autre sens plus constructif, les associations sont des acteurs privilégiés qui permettent une liaison entre le public auprès duquel elles interviennent, et les collectivités publiques. Elles sont ainsi, un pont physique permettant de réconcilier l’habitant avec les institutions dont il se sent aujourd’hui plutôt coupé.

Dans tous les cas, ces organisations sociales sont portées par des citoyens éclairés et engagés qui n’hésitent à aucun moment à mettre leur vie au service des autres. J’ai été impressionné par la force avec laquelle les animateurs de « Vivre la ville » s’engageaient personnellement dans les quotidiens des habitants auprès de qui ils interviennent. Par leur action, ces organisations sociales permettent à un plus grand nombre d’avoir accès à un emploi, à des services, à une sociabilité perdue. Et nous avons pu constater que le jardin partagé et par extension le jardinage et le maraîchage étaient et pourraient être un formidable outil pour lutter contre les ségrégations à la fois spatiales, sociales et culturelles. Ces expériences au jardin permettent des dynamiques porteuses de promesses pour l’évolution de notre société.

Ces exemples d’expériences nous montrent cependant que l’adhésion des habitants au projet doit être totale pour qu’il perdure et que la bonne tenue du projet est soumise à l’engagement stable et convaincu de ses différents acteurs. L’exemple du jardin partagé développé par l’association « Vivre la ville », nous éclaire sur le fait que parfois, il faut accepter qu’il soit difficile de faire perdurer une activité, aussi vertueuse soit-elle et qu’il n’est pas toujours simple de faire adhérer un groupe d’individus à un projet de manière durable.

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Mais ce phénomène n’est pas seulement dû au public concerné. Il a été constaté par d’autres. Eric Prédine, à nouveau dans son livre d’échanges avec Jean-Paul Collaert : « Des jardins en partage »43, nous fait part de cette difficulté à inscrire les jardins partagés dans le temps. Il y explique qu’une fois la dynamique du début passée, et une fois qu’il n’intervient plus physiquement auprès des habitants entretenant un jardin partagé, arrive un moment déterminant où les acteurs du jardin sont livrés à eux-mêmes et doivent trouver des ressources nécessaires pour redynamiser ensemble l’activité. Dans la plupart des cas, le groupe se trouve un ou plusieurs leaders naturels capables d’apporter confiance et stimulation au groupe pour que le jardin partagé perdure. Bien que la hiérarchie soit proscrite dans la quasi-totalité des mouvements participatifs, comme dans toute organisation sociétale, ces leaders naturels deviennent les garants de la bonne marche de l’organisation participative. Ce sont eux qui instinctivement, en cas d’essoufflement de l’activité auront l’aura suffisante pour maintenir la cohésion de l’ensemble, impulser et valoriser les actions.

Eric Prédine nous fait part que dans d’autres cas de figure, la cohésion du groupe a été rompue par la démotivation de certains de ses membres. Les raisons en sont presque toujours les mêmes.

S’engager demande du temps et des sacrifices et le train quotidien de notre vie contemporaine effrénée ne nous permet pas toujours de pouvoir nous dégager le temps suffisant pour être à la hauteur de l’investissement que demande la tenue d’un jardin. De plus, comme nous l’avons vu avec l’exemple du jardin partagé de Vandœuvre-lès-Nancy, il est toujours plus simple et agréable de réaliser les tâches valorisantes que les tâches ingrates au jardin ce qui entraîne la démobilisation de beaucoup. Dans ce cas de figure, le jardin partagé reste cependant en activité par l’action d’une partie des membres qui restent motivée.

Il arrive malheureusement, que le mouvement participatif ne perdure pas. Comme toute activité, le jardin partagé n’est parfois qu’un phénomène de mode, n’apportant qu’une joie et un épanouissement éphémères aux habitants qui se lassent. Malgré ses qualités indéniables, le jardin n’échappe pas à cette pratique de la société contemporaine d’engendrer diverses formes d’obsolescence. L’expérimentation du vivant en fait parfois partie, le jardin partagé redevient cette friche qu’il n’a jamais cessé véritablement d’être, et les années effaceront très vite la courte intervention de l’Homme.

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PREDINE Eric, « Des jardins en partage », Paris : édition rue de l’échiquier, 2009

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Bien que dans la plus grande majorité des cas, l’expérience du jardin partagé soit une réussite, cette réussite n’est pas toujours parfaite. Cependant l’expérience du jardin partagé est trop récente pour en faire dès à présent un constat précis. Il sera alors intéressant dans les années futures de procéder à un suivi attentif de l’évolution de cette pratique dans la ville car elle constitue un témoin privilégié de l’adhésion ou non des habitants à un nouveau projet de société basé sur leur engagement personnel, habitants qui, ne l’oublions pas, ont grandi dans un cadre où l’individualisme est toujours prégnant.

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« Le véritable analphabétisme n'est pas dans l'incapacité de lire et d'écrire, mais dans l'inaptitude à créer » Friedensreich Hundertwasser, philosophe, artiste et architecte

2.2.5 Les jardins partagés : outil de développement du pouvoir créatif

Le développement de nos pays occidentaux, basé sur la fabrication de produits manufacturés, sur la croissance économique et l’économie de marché a généré de nouvelles pratiques sociales et des désirs nouveaux de l’individu, touchant directement son rapport à la culture et à l’acte créatif.

Bernard Stiegler44, philosophe français qui axe sa réflexion sur les enjeux des mutations actuelles, développe l’idée, dans son ouvrage « De la misère symbolique » que le monde est aujourd’hui régit par une société hyperindustrialisée, c’est à dire une organisation globale dans laquelle il réside une obligation d’écouler les produits issus d’une production industrielle pour réguler le système social dans son entier. Le passage dans ce système a engendré dès la première moitié du XXème siècle, une conquête des marchés de masse pour développer l’économie en faisant adopter des pratiques culturelles nouvelles de consommation à l’individu. En fonctionnalisant la dimension affective de l’Homme par le développement d’une esthétique nouvelle, notre culture commune est profondément tournée vers un consumérisme qui est un mode de consommation issu de « l’american way of life ».

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STIEGLER Bernard, « De la misère symbolique », éd.Galilée, 2004

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Cette conquête des marchés de masse, rendue possible par l’évolution des techniques audiovisuelles du marketing et par les médias de masse provoque encore aujourd’hui une standardisation des images, une standardisation des objets culturels, de l’art et de la musique au service d’une esthétique de production du marché transformant profondément notre perception sensitive des formes de la beauté dans notre environnement quotidien.

Ainsi Bernard Stiegler fait le constat affligeant que l’immense majorité de la société vit à présent dans des zones esthétiquement sinistrées dans lesquelles l’on ne peut pas vivre et s’aimer parce que l’on y est esthétiquement aliéné.

L’individu est sans cesse poussé à consommer, à apprécier et aimer les mêmes choses. Le capitalisme culturel qui régit les codes de la société menace nos capacités mentales, intellectuelles et affectives au service d’une standardisation des biens, des consciences et d’une culture de masse rendant marginale toute singularité.

En plus de toucher profondément notre rapport à la beauté, ce système hyperindustrialisé modifie notre relation aux valeurs du travail. La production massive de produits manufacturés est rendue possible par une évolution constante de l’automatisation et donc du travail assisté par la machine. Cette « machinisation » s’étend aujourd’hui dans notre quotidien et dans diverses disciplines telles que la médecine par exemple. Les objets automatisés font partie de notre quotidien et réalisent énormément de tâches à notre place.

Cette méthode de production a ainsi coupé peu à peu le concepteur de son savoir-faire faisant de l’ouvrier un prolétaire et détruisant à petit feu l’artisanat, pourtant si développé autrefois dans nos villes. Le travail prolétarien ou plus généralement industriel n’a souvent rien d’artistique et de créatif. Au contraire, les automatismes coupent totalement le besoin du concepteur d’établir des synchronisations mentales et physiques entre son esprit et sa main. Le travailleur ne travaille plus pour produire de ses mains quelque chose dont il peut jouir, il assiste une machine qui produit des objets en série dont il ne sera pas le bénéficiaire direct. Les valeurs du travail sont profondément révolutionnées conduisant à une perte de sublimation de l’individu qui ne se réalise plus à travers son métier. Le conditionnement se substitue à l’expérience. La production sérielle a standardisé l’objet produit coupant l’individu de son rapport à une création singulière et son rapport affectif à l’objet produit si nécessaire au bien-être et à l’équilibre de son développement personnel.

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Face à ce constat désabusé, nous pouvons réinterroger nos moyens de production afin de raviver à nouveau les désirs de chacun et permettre le développement de singularités propices au développement de l’individu et de la société. Il convient alors de reconsidérer nos rapports personnels et collectifs à la création et de trouver des moyens concrets nous permettant de la développer dans notre environnement quotidien.

Un retour à l’expérimentation peut être une solution envisageable. Et le jardin peut s’assimiler à un outil propice au développement d’un acte créatif car au-delà de dégager des vertus sociales et de loisirs, il est issu d’un acte culturel ancestral. Son élaboration réside sur un ensemble de savoirfaire et de connaissances, certes transmis de génération en génération mais basé également sur une démarche expérimentale du monde vivant. En effet, le jardinage se caractérise par la pratique et l’art de semer, planter et maintenir des végétaux qui composent le jardin dans des conditions idéales de développement. La fertilité du potager est soumise aux hypothèses, aux choix et aux engagements que le jardinier met en œuvre pour l’aider à se développer.

Jardiner constitue une expérience quotidienne au cours de laquelle le savoir de l’Homme est sans cesse mis à l’épreuve par les lois de la nature et par les événements aléatoires qui entrent en jeu dans la croissance des végétaux. Le jardinier doit par exemple faire face à de mauvaises conditions climatiques ou à l’apparition de moucherons sur ses plantes pour voir pousser fruits et légumes, ultimes récompenses de son expérimentation. Et bien que le but premier du jardinage soit la récolte nourricière, nous ne pouvons occulter le fait qu’il est également un lieu d’expression individuelle, un espace mental où le pouvoir de création de l’Homme peut se manifester librement. Il répond à un manque, à un besoin sourd de créer qui conditionne chacun d’entre nous et que nous devons, d’une manière ou d’une autre, exprimer afin de nous réaliser. Ce désir d’intervenir par soi-même sur le vivant, j’ai pu le constater en rencontrant de nombreux jardiniers amateurs. Lorsque l’on prête attention à leurs inspirations, on remarque que leurs motivations dépassent largement le simple fait de produire de la nourriture.

Le jardin résulte d’un acte créatif. « L’art des jardins » est d’ailleurs une discipline artistique à part entière répondant à des règles précises de composition et d’ornementation destinées à dégager une esthétique particulière. Cet art est essentiellement décoratif et ornemental et a pour but d’organiser la nature afin de l’apprivoiser. Il sert aussi les loisirs de l’Homme avide de pratiquer un lieu de détente champêtre et bucolique.

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En fonction de la composition engendrée, le jardin fait partie d’une catégorie distincte issue d’un courant artistique défini. On parle par exemple de « jardins à la française » pour des jardins d’agrément, dégageant l’expression du classicisme, une recherche de la perfection formelle, une majesté théâtrale et un goût du spectacle. Le « jardin à l’anglaise » a contrario, en prend esthétiquement et symboliquement le contre-pied en développant des formes irrégulières et des points de vues pittoresques propices à l’expression du mouvement romantique. Loin de l’Occident, le jardin japonais qui développe une interprétation et une idéalisation de la nature en limitant les artifices et le jardin persan qui cherche formellement l’expression du paradis sur terre, sont d’autres expressions témoignant de l’excellence d’une discipline paysagère.

Par leur intérêt historique ou artistique, certains jardins sont classés et protégés par les institutions par le label « jardins remarquables » destiné à valoriser la puissance créative et l’intérêt patrimonial de ces espaces.

A l’échelle du Grand Nancy, le jardin Alexandre Godron, anciennement jardin botanique, le parc Sainte Marie et le jardin botanique du Montet de Villers-les-Nancy ont obtenu ce label notamment pour leur qualité de composition et d’entretien.

Cette tradition liée à l’art des jardins se perpétue aujourd’hui par l’avènement du jardin contemporain porté par des théories nouvelles de paysagistes tels que Roberto Burle Marx au Brésil, et plus proche de nous, le paysagiste Gilles Clément, créateur du parc André Citroën en 1992 et du jardin du musée du Quai Branly en 2006 à Paris.

La création avec et dans la nature touche beaucoup d’autres domaines et disciplines.

La végétation a fait son apparition dans le domaine du design et dans l’aménagement intérieur.

Ainsi, à Nancy, un architecte et un maçon paysagiste ont eu l’idée de s’associer et ont créé une micro-entreprise connue sous le nom de « Serial Grener ». Leurs créations se font sous forme d’objets du quotidien revalorisés par l’implantation d’un élément végétal, comme par exemple le « Bench green », banc construit avec d’anciens volets roulants en bois, dans lequel est intégré un mini-jardin.

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L’art des jardins s’ouvre peu à peu à une création contemporaine et à des nouveaux champs créatifs faisant appel à des acteurs et des professions pluridisciplinaires.

Le festival international des jardins se déroulant tous les ans à Chaumont-sur-Loire, en est une expression directe. Créé depuis 1992, le festival propose un panorama étonnant de l’état de la création paysagère dans le monde. Les jardins éphémères, présentés à chaque édition sont les lauréats du concours international organisé en amont par le Festival autour d’une thématique renouvelée chaque année. En établissant des parallèles à l’art contemporain, les jardins sélectionnés plongent le spectateur dans un monde merveilleux, curieux et ludique propice à éveiller l’imaginaire et les sens de chacun. Ce festival permet en tout cas de démocratiser l’art paysager contemporain en l’ouvrant au grand public.

Le Land Art est une autre tendance de l’art contemporain. Né en 1968 lors de l’exposition nommée « Earth Works » à New York, il utilise le cadre paysager et les matériaux directement issus de la nature. Les artistes du Land Art ont ainsi la particularité de travailler et développer leurs œuvres au sein même des milieux naturels. Cette démarche procède tout d’abord d’un engagement destiné à critiquer la place systématique des œuvres dans les musées et les galeries et le monopole artistique d’une élite culture. Leurs œuvres se veulent démocratiques et ne sont pas vouées à une marchandisation standardisée. De plus, leur création se base sur une expérience liée au monde réel naturel. En utilisant le végétal, le bois, la terre, les pierres, le sable ou les rochers comme matière première de sa production, l’artiste crée un véritable lien créatif avec le vivant.

Cette pratique artistique propose, en outre, une réflexion pondérant la trace de l’Homme sur son environnement naturel. Par l’utilisation de matériaux périssables, les œuvres d’art sont éphémères.

Elles évoluent dans l’espace et dans le temps, au gré des saisons et des aléas climatiques, se détériorant avant de disparaître. Ainsi, l’artiste n’appose pas sa marque sur le paysage mais travaille instinctivement avec lui, afin que ses créations manifestent, même brièvement, un contact en harmonie avec le monde naturel.

Bien que cette forme artistique contemporaine ne soit pas urbaine, elle permet de développer des pratiques créatrices nouvelles accordant le génie de l’Homme à l’expérience de la nature. Des champs nouveaux et des œuvres urbaines apparaissent alors.

Patrick Blanc est un scientifique tourné vers une recherche artistique liant la création à l’expérience de la nature, notamment dans l’espace de la ville. Né en 1953, chercheur au CNRS, docteur en sciences naturelles et lauréat de l’académie des sciences, il est un botaniste spécialisé 149

dans l’observation des milieux naturels dans les forêts tropicales. Il est surtout connu à travers le monde entier pour avoir développé le concept de mur végétal, mariant ainsi la nature à l’art et le plaisir esthétique aux connaissances scientifiques. En effet, le mur végétal est tout d’abord une innovation technologique. En observant et décortiquant les plantes des sous-bois des forêts tropicales, peu consommatrices d’eau, Patrick Blanc réussit à créer des œuvres utilisant la recherche de la verticalité dans l’art des jardins. Il établit également un rapport entre architecture naturiste et art plastique. Les qualités plastiques et la recherche de composition de formes et de couleurs dans l’association de végétaux sur le mur permettent d’établir des analogies entre l’œuvre et des tableaux impressionnistes. Le caractère évolutif des plantes rapproche le mur végétal du Land Art, est une fresque naturelle qui évolue au cours du temps, revêt différents aspects au gré des saisons. La combinaison de végétaux fait apparaître des pleins et des vides, des liés et des délié, changeant au cours de la journée, des vents et de la lumière naturelle.

Bien que Patrick Blanc crée de manière intuitive des fresques végétales, sa connaissance des plantes lui permet de disposer d’une palette propice à développer une esthétique subtile dans l’espace de la ville. En prenant place directement sur les façades urbaines, par un procédé technique pointu, le mur végétal est un objet urbain singulier, ouvrant un champ inédit de l’utilisation de la nature dans la création architecturale.

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L’architecture n’échappe pas à cette expérience de création liée à la nature. Ainsi Edouard François, architecte français né en 1958, développe dans ses projets une inclusion de la nature dans l’architecture par son imbrication au sein même du bâti. Tout comme dans le travail de Patrick Blanc, il utilise l’enchantement qu’apporte la nature et le plaisir que son esthétique dégage, pour créer une proximité entre habitants et végétation dans l’habitat immédiat. Il défend luimême l’idée que l’architecture doit fabriquer de manière pragmatique du rêve et réaliser les désirs de ses utilisateurs.

Au-delà de la dialectique qu’il développe entre l’architecture et la nature, son travail établit également une étroite corrélation à la créativité artistique. Par le recours à l’utilisation de la terre, des arbres et d’autres matières végétales dans ses projets, il tend à établir une recherche qui se distingue par une instrumentalisation de la nature et un détournement de matériaux naturels. En se refusant de participer à une recherche technologique de l’utilisation de la nature dans l’architecture, ses projets peuvent s’identifier au mouvement « Low Tech » et à « l’Arte Povera ».

Edouard François utilise les matériaux naturels pour composer ses façades à la manière d’un grand collage. Parfois proches de la sculpture végétale, ses projets singuliers militent pour la création de nouveaux paysages dans l’espace urbain. Le bâtiment tend à disparaître, à acquérir un statut invisible propice au développement de la sensibilité liée à une nature urbaine plus présente.

Il dira ainsi : « Aujourd’hui, il y a des grands bâtiments isolés, bien faits, avec des vides paysagers. Aucun lien ne semble se tisser entre tous ces éléments. Même le paysage originel semble avoir disparu ou n’avoir jamais existé. Une ville a, sans doute, été rêvée mais elle est encore en devenir. Boucher les trous, tous les trous mais avec du paysage et non plus des bâtiments, ainsi plus on fera de paysages entre les bâtiments et moins les bâtiments existants seront perçus. Plus on fera de paysages et plus le site sera naturel. Plus le site sera naturel et plus il sera attractif. C’est un peu comme si on revenait en arrière, vers un paysage originel à redécouvrir ».

Edouard François propose donc une réponse concrète au besoin de nature en ville déclaré par les habitants en expérimentant par la création, un rapport nouveau à la pratique de la nature dans l’architecture.

Les jardins potagers n’acquièrent fondamentalement pas les mêmes qualités esthétiques que les jardins issus de la tradition de « l’art du jardin » ou que les créations issues du design. Leur identité d’outils de production alimentaire, ne les inscrit pas dans une recherche tendant à 152

développer une forme de beauté au travers d’une composition artistique. Le jardinier n’est pas considéré comme un artiste pas plus que le jardin n’est reconnu comme une œuvre d’art à part entière.

Cependant, une sensibilité flagrante se détache de ces lieux singuliers. Par exemple, l’esthétique des délaissés dans lesquels le jardin prend parfois place, dégage un sentiment d’abandon à la fois délicat et poignant. La friche transmet une perception naïve de laisser aller, une sensation liée à une poétique de l’abandon. L’abandon de l’esprit à la nature, l’abandon de notre rationalité au service d’une anarchie florissante.

Dans l’espace fini de l’enclos du jardin, semble s’exprimer indéniablement les formes infinies de la nature et l’expression de la couleur. Le jardin est un espace mental issu de l’action du jardinier sur la nature, sur sa capacité à intervenir sur le vivant et sur l’espace, sur son aptitude à composer les formes et les couleurs d’éléments organiques foisonnants. Par la conjugaison de son savoirfaire et de son imagination, il parvient à organiser subtilement les éléments anarchiques d’une nature sauvage sans cesse en mouvement.

La vie qui l’anime, le cycle de vie et de mort des végétaux qui le composent et l’intervention de l’Homme sur ce cycle du vivant, en font un objet en constante évolution, dont l’esthétique fluctue en permanence. La poétique de ce lieu vient probablement aussi du fait que d’un jour à l’autre, il ne sera jamais le même. Alors que hier, la tige grimpante d’un tournesol au milieu des salades nous mettait en émoi, aujourd’hui les tomates, enfin mûres, dont le rouge éclatant se marie magnifiquement avec le jaune des œillets d’Inde placés là pour éloigner les insectes, provoquent le sentiment d’une parfaite harmonie.

De cette expérience créative de l’Homme, j’ai pu en être personnellement le témoin. Au détour de chemins, lorsque l’on déambule dans les nombreux jardins potagers qui occupent les coteaux de Laxou, notre regard s’émerveille de la diversité créative paraissant animer l’intervention des jardiniers. Chaque jardinier prend soin de son jardin d’une manière différente. Celui-ci a créé de beaux alignements, sur lesquels les pieds de tomates prennent toutes leurs splendeurs. Celui-là a planté ses légumes au même endroit que ses fleurs, rendant la vision d’ensemble, pleine de confusion et de beauté sauvage. Plus loin, un jardinier a séparé les légumes et les fleurs, les goûts et les couleurs, sa voisine a taillé ses rosiers créant un passage fleuri le long du chemin parcourant la parcelle. Ici, une table et des chaises traînent au milieu du jardin sauvegardé à l’état de friche ; là, une cabane en bois nous interpelle dans une parcelle où rien n’est disposé au hasard.

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Ici plus qu’ailleurs, on ressent la différence de sensibilité entre les Hommes. La singularité de chacun s’exprime, les pulsions créatrices individuelles peuvent enfin librement s’extérioriser. Les jardins sont des musées à ciel ouvert, des œuvres spontanées dans lesquelles l’artiste-jardinier compose avec les organes vivants, témoins d’un imaginaire éclatant au grand jour. Ainsi, ils participent naturellement à la démocratisation de nouvelles formes d’art dans l’espace urbain. En développant une esthétique liée au travail de jardinier amateur, on pourrait établir des liens entre le jardinage et l’art brut. Par son caractère éphémère et son implantation dans la ville, on pourrait l’identifier à une forme d’art urbain.

Mais l’esthétique provoquée par l’intervention du jardinier est à la fois non revendicative et non pensée comme telle. Elle est simplement spontanée, offerte à celui qui voudra bien la contempler.

Et le témoin conscient de cette beauté ordinaire ressentira, peut-être, une émotion profonde et le sentiment imperceptible d’une infinité subliminale.

Dans le fonctionnement actuel de notre société, l’activité créatrice est très peu valorisée dans le quotidien des gens. Pour le commun des mortels, la création est un concept vague appartenant à d’autres, artistes et artisans avec qui ils tissent peu de liens physiques et sociaux. Pire encore, l’activité créatrice est parfois marginalisée et méprisée, considérée comme une perte de temps. La culture de masse accentue cette tendance en annihilant le rapport de l’individu à une culture spontanée produite dans le quotidien.

Dans le même temps, nous avons observé le désir et le besoin fondamental que ressent l’Homme d’entretenir une relation avec l’acte créatif en faisant l’expérience du vivant. Le jardin peut répondre à ce manque, à ce besoin sourd de créer qui sommeille en nous et que nous devons, d’une manière ou d’une autre, exprimer afin de nous réaliser. Ce désir explique en partie, le succès des jardins ouvriers qui permettaient au travailleur de trouver une compensation concrète à l’aspect abstrait de son quotidien et à l’immatérialité de la production. C’est ce même désir de création qui pousse également le citadin moderne à acquérir une parcelle pour réaliser son propre jardin. Lorsque l’on prête attention aux aspirations des jardiniers amateurs, on remarque que leurs motivations dépassent largement le simple fait de produire de la nourriture. Chacun d’eux tient à pratiquer une tentative d’intervention sur le vivant, à s’engager physiquement dans une expérience avec la nature.

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Les mouvements participatifs liés à l’expérience de la nature et notamment les jardins partagés engendrent une expérience plus profonde de l’acte créatif, une expérience plus intense pour l’individu. Au-delà de revaloriser une singularité et un affect trop régulièrement enterrés, la pratique du jardin partagé permet de développer un acte créatif collectif et participatif. La participation développe des valeurs culturelles trop souvent bafouées. L’Homme apprend à respecter l’autre, sa sensibilité, sa définition du beau et du laid, ses capacités et son talent artistiques. Le jardin partagé représente un moyen concret de réintroduire subtilement l’acte créatif dans le quotidien des gens et du lien culturel entre les individus.

De plus, le jardin partagé est également un outil démocratique de création collective. Il paraît parfois mentalement difficile, voire insurmontable de produire quelque chose par soi-même, de se lancer personnellement dans la réalisation ou la création d’un objet. L’acte collectif incite et pousse chaque individu à extérioriser ses pulsions créatives. Porté par l’autre, l’individu prend confiance et trouve des ressources nouvelles pour se transcender, pour arriver à produire le fruit de son imagination pour, au bout du compte, s’étonner lui-même.

Le jardin partagé est ainsi, un bel outil dans lequel l’esthétique est une notion sans cesse développée par la communauté participative. En effet, il est un objet dont la singularité est produite par une réunion d’idées, d’affinités et de sensibilités différentes. Il s’en dégage alors une esthétique valorisante pour la vie sociale de cette communauté et pour la qualité de son environnement.

Il représente en cela une re-définition et un re-questionnement des pratiques publiques par une intervention engagée de la part d’un collectif d’habitants sur la qualité visuelle et physique de l’environnement proche. L’esthétique de l’espace public, son agencement et son entretien ne sont plus seulement laissés aux bons soins de la commune et aux jardiniers des services techniques municipaux. L’habitant-jardinier prend en main lui-même la qualité du cadre de son habitat par sa création personnelle au sein d’un collectif.

A l’échelle de l’habitat, lorsque l’on sonde les habitants, il semblerait que le jardin, représente la « pièce » la plus importante d’un logement, après le séjour. Il est pour eux, à juste titre, un agrandissement spatial du séjour vers l’extérieur, mais aussi une projection des pratiques sociales de l’intérieur du foyer vers l’extérieur. Il représente un espace en plus dans le logement. Un espace non conventionnel que l’habitant peut agencer à son gré, y exprimer une forme de créativité. Le jardin est un espace de modularité dans un logement aux pièces généralement figées.

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C’est un espace de liberté pour l’habitant. Une liberté d’usage propice aux loisirs et au bien-être, mais surtout une liberté d’appropriation lui permettant d’exprimer pleinement son désir d’habiter.

Le jardin entraîne par ailleurs une notion d’échelle intéressante. Il est un entre-deux entre le foyer et l’espace public. Lorsque ce jardin est un jardin privé, il est le prolongement de l’enclos de la maison, une projection des usages intérieurs vers l’extérieur. Le jardin permet également d’établir une projection de soi vers l’espace public par sa représentation esthétique. L’habitant qui exprime sa créativité artistique dans le jardin, en fait un espace de représentation singulier pouvant être perçu depuis l’espace public.

Dans le logement social et collectif, l’habitant ne peut jouir d’un jardin privé et ainsi avoir accès à ses vertus subliminales. En favorisant son accès à un plus grand nombre, le jardin partagé apparaît alors comme un outil démocratique permettant de répondre à un besoin d’appropriation de l’habitant. Son caractère collectif le différencie des espaces de parcs ou jardins publics car malgré le fait qu’il résulte d’un acte participatif communautaire, l’habitant peut s’approprier cet espace et établir une projection mentale de son logement vers le jardin partagé. Il devient en quelque sorte le jardin privé de plusieurs personnes et de plusieurs logements à la fois. De plus, le jardin partagé structure l’identité d’un quartier. Il sert de juste liaison entre l’échelle privée, échelle du foyer et l’échelle du public, échelle du social. Il est un espace intermédiaire entre l’intime et le public. C’est un espace quotidien dans lequel on rencontre des gens que l’on côtoie et que l’on apprend à connaître. Il représente en cela un repère spatial et affectif dans la jungle complexe de la ville.

Cette nécessité d’appropriation exprimée par l’habitant, je l’ai ressentie lors de ma participation à la première réunion d’information entre les habitants du quartier du faubourg des III maisons à Nancy pour créer un jardin partagé. Tout, d’abord chacun des participants a exprimé sa motivation pour acquérir collectivement un jardin qui leur appartiendrait, qui serait en quelque sorte à eux. Ils comprennent très vite que cet espace nouveau représente un coin de nature appropriable n’appartenant pas au cercle public mais à une échelle collective dont ils seraient les utilisateurs principaux. Puis une habitante a posé une question pouvant paraître anodine. Elle désirait savoir si un passage relierait la barre de logement dans laquelle elle habite au nouveau jardin, et si l’enclos séparant actuellement le terrain de la friche et le terrain de l’office HLM serait ouvert pour permettre un accès direct depuis les logements. Chaque habitant a tour à tour appuyé sa question en en faisant très vite un thème prioritaire. J’ai compris à ce moment-là que ce

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passage symbolisait ce désir d’appartenance, cette projection des foyers respectifs vers un extérieur qu’ils s’approprieraient.

Le jardin partagé devient aussi une des manières de favoriser la créativité des habitants, notamment dans les milieux d’habitat social. En encourageant les gens à s’approprier leur environnement proche, il permet également de développer des valeurs culturelles collectives.

Cette appropriation peut aider à la revalorisation esthétique d’un quartier encourageant le plaisir de pratiquer l’espace collectif se trouvant en bas des barres et des tours. Cet espace collectif souvent délaissé deviendrait ce lieu de vie, de détente et de plaisir souvent tant oublié dans de tels quartiers. L’habitant peut alors prendre conscience que son rôle participatif lui donne la possibilité de changer les choses par lui-même dans son habitat, d’améliorer simplement son cadre de vie sans être tributaire d’une quelconque intervention de la commune, des bailleurs sociaux et des institutions publiques. Il acquiert la certitude valorisante et motivante qu’il n’est jamais aussi bien servi que par lui-même et que son engagement, au-delà de développer sa construction personnelle, peut servir au plus grand nombre dans l’échelle de son quartier. .

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2.3 L’architecte un citoyen engagé

L’avènement d’enjeux liés à la démocratisation de l’art dans l’espace public, au pouvoir créatif de l’habitant et aux valeurs culturelles développées par la société, mais aussi à la recherche de lieux dans lesquels l’Homme pourra s’approprier sereinement l’espace, engendre des questions nouvelles chez les architectes.

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Ainsi, certains ont imaginé des outils permettant à l’habitant d’entrer directement dans le processus de création de leur logement.

Lucien Kroll, architecte Belge contemporain, formalise des théories participatives construites autour d’une écologie sociale, politique, psychologique et culturelle, théories liées à une recherche esthétique post-moderne et à des enjeux d’appropriation de l’habité par l’habitant. En développant notamment l’idée que la recherche du « sentiment d’habiter » est impossible sans la contribution de l’habitant, il créera des projets tels « la mémé », bâtiment de logement universitaire de l’université catholique de Louvain, impliquant directement les étudiants dans la phase de réflexion et la création du bâtiment. Dans l’architecture de Kroll, l’usage prime sur la forme car selon lui, l’esthétique répond, avant tout, de la vie qui se déroule dans le bâtiment.

Patrick Bouchain, architecte et scénographe français, réfléchit lui aussi, à une manière d’impliquer les habitants dans les phases du projet pour répondre au mieux à leurs besoins : « Aujourd'hui, ce qui m'intéresse, c'est de comprendre le besoin. Je crois à l'explication, à la vision collective des problèmes et à la décision individuelle. (...) C'est exactement comme un travail de metteur en scène. » Il voit le rôle de l'architecte comme celui d'un assistant. Assistant de la population pour une architecture à son service, assistant du maître d'ouvrage pour un respect de budgets mesurés, assistant d'artistes pour la création de galeries et de lieux de spectacles vivants. Ainsi, Patrick Bouchain développe et enseigne, depuis des années, une architecture qui vise à redonner de l'humilité et de l’intelligence à l'architecture contemporaine en répondant avant tout à des enjeux d’usage et de développement de la vie.

Dans un autre registre, Yona Friedman, dans son ouvrage « L’architecture de survie » pondère complètement l’intervention de l’architecte dans la création du logement au profit de l’habitant et de l’auto-construction. Il prône une architecture décidée par l’habitant par des moyens d’autoplanification dans laquelle l’architecte apporte un soutien technique et pédagogique et développe un langage pour correspondre de manière créative à son client.

Ses idées utopistes le conduisent même jusqu’à fustiger la participation de l’architecte qui, selon lui, ne propose pas une démarche assez poussée, pour permettre la liberté de l’habitant dans la conception : « Je tiens à signaler, d’abord, qu’il ne saurait être question pour moi, de la participation de l’habitant tant vantée par les irréfléchis. Je cherche plutôt à savoir si la participation de l’architecte 162

pourrait être utile quelque part. La participation de l’habitant n’est actuellement qu’une façade : les planificateurs font des enquêtes, puis ils déclarent que l’habitant, en répondant de telle ou telle manière à leurs questions, a démontré telle ou telle volonté, telle ou telle préférence. Avec cette soi-disant participation, l’habitant ne décide rien, mais il aide les planificateurs à rester lui-même. » Yona Friedman n’a jamais vraiment pu mettre sa théorie en œuvre, contrairement à Lucien Kroll, mais la reconsidération du statut de l’habitant dans l’appropriation de son environnement et la création de son habitat représente un outil théorique très intéressant dans un processus de développement d’actions participatives liées à l’architecture. Ainsi, malgré le fait que les architectes essayant d’impliquer l’habitant dans une phase de création, sont très peu nombreux, l’avènement de mouvements participatifs a tout de même touché la profession et engendré des réflexions nouvelles et de nouveaux points de vue dans les pratiques.

En adoptant d’autres dialectiques que celles proposées par la recherche de développement de mouvements participatifs, on peut remarquer que d’autres architectes s’engagent personnellement avec les habitants, dans la création, par l’expérience de la nature en ville et pour le développement de l’appropriation de l’individu de son environnement urbain. C’est le cas de quelques artistes et architectes dont Friedensreich Hundertwasser fait figure d’exemple majeur.

Friedensreich Hundertwasser est un artiste Viennois, né en 1928, sous le nom de Friedrich Stowasser et il est décédé en 2000.

Peintre, philosophe, il se définissait lui-même « médecin de l’architecture ». Son œuvre, éclectique, ne se classant dans aucun mouvement artistique, il était un farouche défenseur de la démocratisation de l’art. Son engagement est très proche des thématiques que j’ai développées tout au long de cette étude.

Tout d’abord, Hundertwasser est un artiste réactionnaire. Dans une société autrichienne conservatrice et fortement influencée par le rationalisme, il s’illustre par sa liberté artistique et son engagement philosophique anticonformiste. Ses œuvres diverses se distinguent par une recherche artistique post-industrielle, dont la contemporanéité rompt radicalement avec le mouvement moderne. Au service d’une création plus spontanée, ses tableaux sont réfléchis pour modifier les représentations dominantes de l’art.

De plus, face au conservatisme de la société viennoise, il a écrit de nombreux traités

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philosophiques pour critiquer le système rationaliste, coupable, selon lui, d’engendrer une stagnation de la liberté créatrice individuelle et collective de la société.

A titre personnel, Hundertwasser a la conviction de trouver dans l’acte de peindre, une expression adéquate pour faire l’expérience de la nature, expérience qui selon lui, détermine sa vie. La toile représente pour lui, un espace fini dans lequel s’expriment les formes infinies de la nature et l’expression de la couleur. Fermement convaincu du bienfait de la création dans l’évolution de la société, il tient à démocratiser cette expérience en incitant les gens à accomplir leur désir créatif, essence même de l’existence humaine. En procédant à la mise à nu de sa conscience, l’Homme peut répondre, par la création, à la banalité créée par le modèle de la société et de l’environnement dans lequel il évolue, et accéder à une forme de bien-être. L’Homme, épanoui mentalement, doit l’être aussi physiquement et ainsi protéger son corps de manière saine.

En réaction à la société de consommation, il proclame le manifeste de « la dictature de la mode » en 1959. Il y fustige le conformisme de la mode qui change chaque année et qui rend malade l’épiderme naturel de l’homme. Il incite chacun à créer ses propres vêtements et les objets qui conditionnent son quotidien. Il fait ainsi l’éloge de l’artisanat et fustige l’industrialisation qui selon lui aliène et uniformise l’être humain.

Ce qui m’intéresse particulièrement, est que sa production artistique a surtout influencé sa pensée théorique humaniste. Difficilement compris à leur juste valeur par ses contemporains, les manifestes qu’il a écrits, véritables plaidoyers en faveur d’une évolution de la société par l’art, étaient déclamés dans des happenings dans lesquels il se mettait en scène, accentuant ainsi sa propre excentricité. Dans son « discours dans le nu » et dans « los von loos » en 1968, il proclame la libre intervention de l’habitant sur son habitat, encense l’auto-construction et l’architecture vernaculaire et s’oppose au rationalisme qui a uniformisé les logements. Il encourage le locataire à s’approprier son lieu de vie, à devenir acteur de son environnement. Puis en 1972, dans le manifeste « ton droit à la fenêtre », il prend parti pour une architecture décorative dans laquelle l’habitant a la possibilité de peindre autour de sa fenêtre : « Un locataire doit avoir le droit de se pencher à sa fenêtre et de changer tout ce qu'il veut du mur extérieur, aussi loin que peut aller sa main. Et il doit avoir le droit de prendre un long pinceau et – aussi loin que peuvent aller ses bras – de tout peindre en rose, afin que l'on puisse voir de loin depuis la rue : là vit un être humain qui se distingue de ses voisins ».

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Par ce manifeste, il revendique la libre création de l’habitant et ainsi l’avènement de singularité créatrice faisant tant défaut dans l’habitat collectif, souvent très impersonnel. Le logement peut ainsi devenir un lieu d’expression personnelle et collectif. Dans un recours démocratique à l’art, le beau serait produit par une succession d’interventions modestes mais bien réelles.

Dans la philosophie développée par Hundertwasser, l’Homme ne se soumet plus à son environnement, il le façonne. Il prône une libération de l’être humain et l‘encourage à exprimer sa sensibilité et sa créativité. Chez Hundertwasser, l’habitant expérimente, crée et modèle une société dont il est un acteur intégrant. Il croit également profondément aux actions collectives, aux instants sociaux où plusieurs personnes portent le même projet et les même idéaux. Ainsi il dira : « Lorsqu'un seul homme rêve, ce n'est qu'un rêve. Mais si beaucoup d'hommes rêvent ensemble, c'est le début d'une nouvelle réalité 45».

Favorable à l’acte participatif dans les projets, il redéfinit le rôle de l’architecte, en prônant des mesures pour réunir l’habitant, le maçon et l’architecte de manière équitable autour d’un projet, projet qui doit permettre de construire son habitat de ses propres mains.

Mais au-delà de ces considérations, Hundertwasser rêve en fait de construire. Frustré de ne pouvoir le faire, ce désir s’exprime sans cesse à travers ses peintures dans lesquelles il se complet à représenter des éléments architecturaux (maisons, fenêtres, clôtures…). Par la suite, il matérialisera ce rêve en réalisant tout d’abord de nombreuses maquettes d’architectures utopistes puis en intervenant sur plusieurs bâtiments existants. Selon ses propres termes, il « guérira » ces bâtiments par l’intermédiaire d’une intervention artistique sur leur façade, prônant ainsi une architecture où rien ne doit être détruit mais réhabilité et transformé par l’art. Son intervention la plus marquante est celle réalisée sur la Kunsthauswien à Vienne, bâtiment matérialisant l’ampleur de sa pensée et de sa vision plastique. De plus, les tableaux d’Hundertwasser expriment l’idée que l’Homme doit non seulement trouver sa place dans une société humaniste, mais aussi être en conformité avec les lois de la nature. Il représente dans ses œuvres, un monde de formes naturelles foisonnantes où le végétatif devient statique pour devenir architecture, tandis que les éléments construits apparaissent de manière organique comme s’ils avaient été formés par la nature elle-même.

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RAND Harry, « Hundertwasser », Köln : édition Taschen, 1997, p.148

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Ainsi, Hundertwasser envisage un monde où nature, architecture et être humain s’accordent par l’œuvre d’art et par l’art lui-même.

Le développement, dans sa production picturale, d’une poésie et d’un imaginaire au travers des éléments naturels, lui permettra de développer ses convictions écologiques. Bien avant l’avènement du mouvement hippie ou l’apparition du terme de développement durable, Hundertwasser dénonce l’impact négatif de la société industrielle sur l’environnement. Sa pensée écologique surprend, dérange presque, tant elle nous questionne sur les enjeux actuels. Il développe des théories très poussées aussi bien sur la dénonciation de l’expansion urbaine, le rôle 166

de la voiture, la production d’énergie nucléaire, que sur le recyclage des déchets, la place de la nature en ville ou encore les toilettes en humus. On retient généralement de cette pensée, des textes marquants tels que « ton devoir d’arbre » en 1972 dans lequel il prône la vision d’une nature socialisée par l’intermédiaire de « lois d’équilibre écologique » ou encore l’utilisation du toit végétal dans la construction.

Par son engagement écologique et la reconsidération précoce de la place de l’Homme par rapport au vivant, on peut affirmer que Hundertwasser, pionnier d’une architecte durable, a été un acteur visionnaire dans la lutte en faveur du développement durable. De plus, par son opposition aux valeurs véhiculées par la société industrielle, par la recherche d’outils permettant à l’Homme de développer son besoin créatif, et par son engagement pour l’avènement de mouvements participatifs en faveur d’une intervention et d’une appropriation de l’habitant de son logement et de son environnement urbain, la philosophie d’Hundertwasser épouse les thèmes développés tout au long de ce mémoire.

En considérant la place de l’homme dans la société et le rapport qu’il entretient avec la nature et les pratiques de l’habitant dans l’environnement urbain, on peut affirmer que ce pionnier d’une architecture humaniste et écologique eut du flair, tant les problématiques abordées sont pour nous, au cœur des enjeux sociétaux actuels.

Cependant, le développement d’une activité participative est resté utopique. Dans la réalité des faits, les habitants des bâtiments qu’il a construits, ne sont que faiblement intervenus dans leur phase de conception et dans la décoration des façades. Sa pensée était peut être trop globale, trop théorique et trop engagée politiquement pour dégager des expériences et des pratiques concrètes.

Néanmoins, son œuvre, dense et approfondie, reste, pour nous, futurs architectes, une formidable boite à outils, permettant d’ouvrir des champs d’actions possibles, pour notre engagement personnel et professionnel en faveur d’un développement d’actions de créations proposées aux habitants, d’une appropriation par les habitants de leur espace quotidien et de l’association « habitant-architecture-nature-espace urbain ».

Plus concrètement, à l’échelle du Grand Nancy, des expérimentations basées sur la pratique de la nature en ville et le thème de l’appropriation urbaine sont développées par des architectes. On peut citer l’action « Park(ing) Day », introduite à Nancy en 2011, par l’association Pipilimpimpausa fondée par l’agence Lili et Rami architecture.

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Architectes de profession et activistes culturels par passion, Lidia Pardini et Sébastien Ramirez, découvrent en 2010 le concept de la manifestation « Park(ing) Day » et participent à l'édition luxembourgeoise. En développant l’idée qu’une place de parking revient finalement à louer une part d'espace public, 3 artistes, designers et paysagers de San Francisco réunis au sein d'un collectif nommé REBAR, ont eu l'idée en 2005, d'organiser un « Park(ing) Day », une journée où des places de stationnement seraient transformées de « façon sauvage » en petits parcs par les habitants désirant s’engager dans une action créative. Le caractère écologiste de cette manifestation, incitait, à la base, les gens à produire des petits jardins sur les places de parkings.

Cependant, grâce à l’imaginaire créatif des habitants, sont ensuite apparues toutes sortes d’installations à la fois ludiques, artistiques ou sociales.

Bien que le mouvement se défende de toute appartenance politique, il interroge toutefois la vie de la cité et l'utilisation de l'espace urbain. Il permet aux passants et aux participants de s’interroger sur la place de l’humain dans la ville, son rapport à la machine-voiture et le rôle de la nature dans nos vies, à travers une réappropriation citoyenne et artistique de l’espace public. Grâce à l’organisation de cet événement, mais aussi à sa promotion engagée, menées par les architectes, Nancy est aujourd’hui raccordée au réseau de participation de cette action, développée dans plus de 162 villes et 35 pays.

En plus de permettre aux habitants de s’approprier pour un temps, une place de parking public, et de développer des enjeux liés aux mouvements participatifs, l’organisation de cette manifestation permet au duo d’architectes, de proposer un point de vue engagé sur leur vision de l’urbanisme et la pratique quotidienne de la ville. En effet, ce type de manifestation militante, provoque interrogations chez l’habitant et le passant qui, à la rencontre de ces installations, peuvent reconsidérer personnellement mais aussi débattre spontanément de la place du piéton dans la ville, de l'usage de la voiture, des transports collectifs en ville et plus globalement, des habitudes de vie pas vraiment réfléchies et décidées.

Cette manifestation étant majoritairement bien accueillie par les habitants de la ville, cela nous prouve que notre engagement personnel en tant qu’architectes, même à petite échelle, peut porter ses fruits et développer l'idée d'une réappropriation de l'espace public par la pratique de l’art et de la nature en ville pour une évolution saine de notre environnement quotidien.

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L’étude de ces trois expériences menées par des personnes différentes, dans des échelles d’interventions différentes, peut nous interroger directement sur le pouvoir de l’architecte et sur son rôle dans la société.

Le regard conscient que l’architecte peut poser sur l’acte créatif personnel et collectif, peut l’amener à reconsidérer ses moyens d’actions avec l’habitant. L’esthétique proposée par la société industrielle ne peut servir sainement le développement de valeurs culturelles communes et toucher démocratiquement chaque habitant. Il convient, par un engagement philosophique et politique, tel celui de Hundertwasser, de développer des outils personnels permettant une relation éclairée et respectueuse avec les habitants.

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L’architecture est une discipline exigeante et difficile à cerner pour un non initié d’où, parfois, l’apparition d’incompréhensions profondes entre l’habitant et l’architecte et de tensions au cours du processus de création du projet. Nous avons pourtant tant en commun ! L’esprit de créativité et l’inspiration qui animent quotidiennement l’architecte, acteur stimulant, doivent non seulement servir à imaginer, dessiner et réaliser des espaces et des édifices, mais aussi, à impulser des envies chez les différents usagers au service du projet.

L’architecte peut s’engager dans un bouleversement des relations qu’il entretient avec son client, en s’engageant à ne plus lui fournir un simple « clef en main », relations d’égale confiance à travers lesquelles les besoins et les désirs réels de l’habitant seront valorisés par un processus de co-création.

L’architecte désirant établir un échange participatif peut être amené à inventer, à sa petite échelle, un langage adéquat pour trouver le moyen le plus adapté, le plus concret et le plus efficace permettant au client de s’exprimer pleinement. Cette recherche anime constamment le travail de Lucien Kroll et Patrick Bouchain. Ils re-questionnent les outils de communication précédemment établis avec les habitants afin de les adapter le plus possible à leur contexte et à leurs désirs différents d’un projet à l’autre. Pour eux, la participation de l’habitant n’est jamais totale. Elle intervient souvent de manière partielle : parfois lors d’un processus de concertation établi en amont du projet, parfois au cours du processus de création ou parfois durant le processus de réalisation. Mais par opposition à l’architecture moderne, parfois jugée trop rigide, et trop formelle, l’esthétique et la plastique du bâtiment créé sont toujours un manifeste singulier en faveur d’une architecture tournée vers l’usage et l’appropriation, reflétant la vie qui s’y déroule.

Friedman, lui, engage une vision de la participation dans laquelle un langage est trouvé entre l’architecte et son client pour que ce dernier puisse intervenir activement dans toutes les phases du processus d’élaboration et de réalisation. Ainsi, l’architecte est un médiateur technique et logistique à la bonne conduite du projet. Par ses connaissances, il peut donner des conseils réalistes au client et avoir un rôle d’intermédiaire entre l’habitant et les bailleurs ou les institutions publiques. Ses études et ses connaissances lui permettent d’avoir un regard critique sur de nombreux enjeux interdisciplinaires (sociologique, philosophique, ingénierie, etc.). Dans un monde de spécialistes et d’experts, il a acquis une expérience particulière pour donner à l’habitant confiance en ses choix et pour l’aider à définir ses priorités. Il joue alors un rôle de conseiller afin que le client puisse aller au bout de sa démarche de création, un peu comme aujourd’hui peuvent 170

le faire les architectes travaillant au sein des différents CAUE (Conseils d’Architecture, d’Urbanisme et d’Environnement) de France.

Toutefois, malgré la bonne volonté de l’architecte, les processus actuels régissant les différentes étapes de réalisation des projets architecturaux et urbains, rendent bien souvent cette démarche impossible à mettre en œuvre complètement. La volonté de rendement des maîtres d’ouvrages, liés à des questions d’économie et de temps, annihile un processus créatif conjoint avec l’habitant.

Dans la forte majorité des projets d’habitat collectif actuels, l’habitant n’existe tout simplement pas avant la fin du chantier, rendant obsolète les interrogations de l’architecte liées à la participation.

Cependant, il subsiste l’engagement philosophique et moral de l’architecte qui, par sa création et les choix qu’il opère, suscite chez l’habitant le désir de s’approprier l’espace, l’habitat et les lieux collectifs. L’architecture mise en jeu, par l’imaginaire qu’elle entretient, mais aussi par les dispositifs spatiaux qu’elle dégage, peut ainsi transcender l’habitant, l’amener à vivre autrement et envisager différemment son cadre de vie quotidien. En référence à Hundertwasser, le recours à la nature, grâce aux désirs qu’elle suscite, représente aussi le moyen d’amener spontanément les habitants à entreprendre des actes de création collective dans leur environnement proche.

L’important est que l’architecte résiste et s’engage le plus possible en faveur de lieux dans lesquels l’Homme pourra créer des relations affectives avec l’espace et les autres, entreprendre quotidiennement des actions individuelles et collectives de création et retrouver pleinement les valeurs de l’esthétique et de la beauté.

En architecture, l’enjeu du XXIème siècle, réside selon moi, dans la capacité à créer une beauté ordinaire, une esthétique du quotidien favorisant l’enchantement, le bonheur et le plaisir d’habiter. L’architecte ne doit pas être seulement l’édificateur de bâtiments publics et l’héritier de la définition de la beauté enseignée aux Beaux-Arts, il doit être un créateur contemporain proche de l’habitant et de ses besoins. La beauté qui résultera de cette création conjointe permettra l’émergence de nouvelles valeurs dans la société.

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L’architecte se doit d’être un citoyen engagé… pour engendrer le bien-être de l’habitant, la construction d’un cadre épanouissant et d’espaces collectifs voués au mieux « vivre ensemble »… pour concevoir, dans un modèle durable de société, une architecture plus proche de l’Homme, de l’art et de la nature…

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CONCLUSION L’humanité est en crise… La planète est en crise…

La culture est en crise… L’Etat est en crise… La ville est en crise…

Certes… certes, la prise de conscience d’une crise environnementale a ébranlé la quasi-totalité des fondements de la société contemporaine et face à ce constat, nous pourrions nous résigner et pour un temps encore, jouir sans entrave, de ce modèle de société. Nous pourrions continuer obstinément à ne pas reconsidérer le rôle qui est le nôtre dans cette lente digression de la nature humaine et regarder avec une fatalité détachée ce monde qui peu à peu se consume à petit feu…

Mais n’est-ce pas en temps de crise que les sociétés ont évolué ?

La profonde crise actuelle ne représente-t-elle pas un terreau d’innovations pour une reconsidération des savoirs et des valeurs de la société ? Elle semble en tout cas faire germer de nouvelles possibilités d’évolution liées à l’action de l’être humain.

Je ne peux me résoudre à ne pas espérer, espérer en des jours meilleurs pour notre société. Quels que soient la situation et l’époque, l’Homme reste attaché à des valeurs profondes de société, à l’inconscient collectif de l’histoire de nos civilisations.

Je reste convaincu que, même dans la situation mondiale actuelle faite de violences et de déchirements profonds, ce qui nous unit sera toujours plus fort que ce qui nous oppose, que l’amour sera toujours plus profond que la haine et que les valeurs du collectif prendront toujours le pas sur l’individualisme.

Je crois en la positivité de la nature humaine, en sa capacité à entreprendre des transformations, à son pouvoir créatif, à son ingéniosité.

L’Homme sensible, curieux, libre et cultivé porte en lui des principes de justice et de solidarité.

A l’échelle de l’habitant et du citoyen des villes, objet de notre étude, les désirs et les besoins de l’Homme sont porteurs de nouvelles expériences et de nouvelles pratiques qui reconsidèrent notamment la place de la nature dans notre vie et dans notre environnement quotidien.

L’habitant ressent un « désir de nature ». Une expérience profonde avec le vivant entraîne inexorablement une reconsidération du triptyque Homme-Ville-Nature, une nouvelle vision de la

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nature en ville favorisant l’éclosion d’une ville fertile comme un espace d’épanouissement de la biodiversité. Le débat sur l’écologie devient un objet de révolte et conduit à valoriser une appropriation de l’espace à travers la création des mouvements citoyens et des expériences participatives.

Les expériences participatives de la nature en ville que j’ai étudiées à partir de l’exemple du jardin partagé, développent des principes de co-gestion, de co-production et de co-création de l’espace urbain ; des pratiques nouvelles de société favorisant l’épanouissement du citoyen et l’éclosion d’un nouveau paradigme.

Ma recherche s’est tout d’abord attachée aux travaux de théoriciens, de philosophes, d’architectes et de paysagistes conscients de ces enjeux, soutenant la volonté citoyenne de l’Homme et considérant l’acte participatif comme une possible voie pour le futur. J’ai pu établir des transversalités entre leurs pensées et ainsi renforcer mes convictions et envisager le concept de « Trois Ecologies » de Félix Guattari comme un élément fédérateur de cette diversité de réflexions.

La rencontre d’acteurs locaux de mouvements participatifs et de leaders associatifs dans l’échelle du Grand Nancy m’a fait prendre conscience à quel point l’engagement personnel est une clef de voûte dans l’éclosion de ces nouvelles pratiques et dans l’élaboration de ce nouveau modèle de pensée. En observant ces pratiques et en échangeant avec les participants, j’ai pu constater que ces expériences concrètes étaient le juste prolongement de ces théories.

Je me suis plus particulièrement attaché à l’étude du jardin partagé, tout d’abord parce qu’il est une expérience participative en pleine expansion de la nature en ville, mais aussi parce qu’il semble établir un consensus. Penser que l’on peut unir tous les citoyens autour d’un même projet peut paraître illusoire, cependant le jardin partagé semble fédérer de nombreux habitants, parfois de milieux très différents. Le jardin, par la symbolique qu’il dégage, par son histoire faite de survivances et de résistances et par les enjeux contemporains de biodiversité qu’il entraîne, semble être aujourd’hui un espace privilégié dans la ville et un lieu désiré par tous.

Comme nous l’avons vu, jardiner représente certainement, avant tout un loisir, un plaisir lié au bien-être permettant de faire l’expérience du vivant. Jardiner entraîne une reconsidération du temps qui passe, mais aussi de l’espace de la ville. Au jardin, l’habitant, en quête d’enchantement, est plongé dans un autre temps et un autre espace qui ne correspondent plus à la continuité

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spatio-temporelle de notre mode de vie urbain, dans un ailleurs plein de poésie alimentant l’imaginaire.

Le jardin partagé touche également l’habitant car il représente un espace de résistance. Né d’un acte citoyen, il permet à l’homme de pouvoir concrètement et physiquement changer les choses à sa petite échelle d’action. Il offre un cadre réaliste à l’habitant pour lutter contre sa condition d’être, pour lutter contre les maux de la société ; il offre le pouvoir d’inventer des armes de survie mais aussi d’émancipation et d’épanouissement. Il est un moyen parmi tant d’autres, permettant à l’Homme de prendre soin de lui-même mais aussi des autres et de son environnement.

Il est aussi un lieu d’expérience collective propice aux échanges et aux transmissions, aux petites solidarités, aux bons rapports de voisinage ; à tous ces « petits riens » qui renforcent, à leurs modestes mesures, les pratiques sociales quotidiennes et développent une identité de quartier, un sentiment de reconnaissance propice à la notion de « vivre ensemble ».

Le jardin partagé est enfin un outil de création permettant à l’habitant de se transcender, d’éprouver un rapport affectif avec l’espace, avec les autres et avec la nature, l’amenant à s’approprier son environnement quotidien. Il est un concept sur lequel l’architecte peut s’appuyer afin de valoriser l’espace de collectivité dans la ville, mais aussi oser, par des démarches participatives et des échanges, à penser autrement son métier.

Enfin, par les vertus et les enjeux qu’engendre la pratique du jardin partagé, il est un lieu possible et concret d’acquisition de nombreux savoirs, savoir-faire et savoir-être. Mais, encore faut-il que le vécu mais aussi l’accompagnement des projets permettent à chaque individu de progresser et de se dépasser en vue d’une véritable appropriation de ses compétences. L’appropriation d’un savoir ne se décrète pas, elle se construit et nécessite le passage incontournable par la compréhension, l’expérimentation et l’assimilation. Ainsi, l’Homme pourra transférer dans d’autres domaines tout au long de sa vie, les nombreuses compétences qu’il se sera approprié.

Partager, être à l’écoute, respecter l’autre, débattre, argumenter, prendre en compte les actions des autres, être au service d’un collectif, accepter les conseils, apprendre le geste juste… autant de comportements acquis dans le cadre d’un jardin partagé, autant de comportements transférés dans des actes quotidiens permettant d’occuper une place autonome et responsable dans une société solidaire.

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Moyen de pédagogie et d’éducation populaire au service d’un Homme libre et cultivé, le jardin partagé est ainsi un formidable outil permettant à l’Homme de construire sa personnalité, sa conscience d’être et son rapport à l’autre. Il est un socle de développement de valeurs collectives propices à l’élaboration d’une évolution des codes de la société.

Les valeurs dégagées par la pratique du jardin partagé et plus largement de la nature en ville demeurent, la plupart du temps, implicites. J’ai pu m’en rendre compte par l’intermédiaire des jardiniers amateurs que j’ai rencontrés. Ils n’ont majoritairement pas conscience des enjeux et de la portée de leur action entreprise, de la redéfinition des valeurs sociétales que met en jeu la pratique participative. Ils se disent attachés à des sentiments vertueux du jardin partagé : « on peut rencontrer ses voisins », « on récolte des légumes sains », « on peut y faire un grand barbecue le dimanche »… Chacun y vient avec ses envies et ses motivations particulières, mais aussi ses peurs et ses désirs.

Qui aurait en effet l’idée de pouvoir, à sa mesure, changer le monde en jardinant en bas de chez lui ?

Par contre, les leaders d’associations et les acteurs s’engageant dans la démocratisation de ces pratiques dans la ville sont eux, tous conscients des vertus des actions. Tous ceux que j’ai rencontrés développent une réflexion philosophique profonde et un engagement politique et citoyen. Ce sont eux qui assument un rôle pédagogique envers les autres acteurs. A travers des actions liées à la vie associative, tels que des débats ou des animations particulières, ils peuvent passer des messages et des valeurs de fond amenant les habitants à s’interroger plus profondément sur la portée de leurs actes et sur leur engagement. Ils ont la capacité de toucher simplement les habitants avec des mots et des actions concrètes les amenant peut-être à s’engager progressivement dans la voie de l’explicite.

De par leur action et leur philosophie de vie, ces acteurs sont parfois identifiés comme des marginaux, des doux rêveurs en quête d’une utopie. Leur pensée dérange parfois car elle propose une certaine réaction et une reconsidération du système. Les mouvements participatifs ne sont pas souvent pris au sérieux. Leurs actions sont quelquefois discréditées, taxées de phénomènes de mode liés à l’écologie.

J’en ai moi-même fait l’expérience à travers cette étude. Évoquer la participation de la nature en ville fait sourire. Le sujet est souvent abordé avec condescendance. Et même si l’espace du jardin fait l’unanimité auprès de tous, il n’est pas souvent envisagé comme un sujet sérieux, ne 176

paraissant pas assez noble pour être abordé dans un travail de fin d’étude en architecture. J’en ai moi- même plusieurs fois reconsidéré sa pertinence.

Aujourd’hui, je suis convaincu que ce sujet de réflexion est plus profond que les apparences ne le laissent percevoir. La marginalisation que peuvent parfois subir les mouvements participatifs les pousse à renforcer leurs convictions, à donner encore plus de sens à leurs démarches et à leur combat.

Les acteurs de terrain que j’ai rencontrés ainsi que mes lectures ont profondément changé mes envies d’engagement et ma pensée philosophique. A titre personnel, je reste persuadé, que l’action portée par les mouvements participatifs notamment à travers l’expérience de la nature en ville est génératrice d’un nouveau modèle de société durable.

Néanmoins, n’oublions pas que le jardin est un espace du quotidien. Il est intégré depuis longtemps dans les mœurs et les pratiques collectives. Certes à son échelle, il représente un des moyens de résistance contre la crise économique et alimentaire, un vécu nouveau de l’espace et des échanges sociaux. Mais il ne sera jamais à lui seul, une pratique capable de révolutionner la société. C’est simplement, parmi tant d’autres, un moyen d’action, de résistance et de revendication ; un objet amenant à une prise de conscience collective des vertus de l’appropriation mentale et physique ; un moyen d’incitation amenant l’habitant-jardinier à s’engager plus profondément dans des actes de citoyenneté.

C’est par la prolifération des jardins partagés dans l’espace de la ville, par la prolifération des mouvements et des démarches participatives, par la prolifération d’actes initiés par des citoyens engagés, qu’apparaîtront les premiers bourgeons d’un changement profond de notre société.

Le travail que j’ai effectué sur ce sujet et les réflexions que j’ai menées s’appuient sur des expériences en cours. Nul ne sait si les mouvements participatifs vont traverser le temps et confirmer les ambitions qu’ils suscitent. « Que poussent Mille Jardins ! » plus qu’une utopie, un espoir…

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