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SACRIFICES, RITUELS ET IMAGES
Clara Pons
Pour refermer les incursions dans le domaine juridique et littéraire proposées en écho à Aida, voici un petit essai qui balaie rapidement quelques interrogations contemporaines, toujours en résonance à Aida.
En 1845, en plein Risorgimento, Verdi composa une Giovanna d’Arco, basée sur un livret de Temistocle Solera (avec lequel Verdi avait déjà collaboré pour Nabucco ou I Lombardi). Ce choix n’est évidemment pas anodin dans le contexte politique de l’époque: l’héroïne tragique incarne un type de personnage où l’individuel l’emporte sur le social et bien plus encore, à des lieues de l’enquête historique qui chercherait à rester près des faits, les créateurs s’emparèrent du personnage historique pour servir leurs idéaux, étendard fort nécessaire en cette période de construction de la nation moderne, de son récit ou de sa fiction, dirait-on aujourd’hui.
Presque 35 ans plus tard, Aida retrouvera les traits héroïques de Jeanne d'Arc, elle qui se sacrifiera non seulement à l’amour (pour son ennemi) mais aussi en passant pour sauver son peuple. Bien sûr les amants seront réunis dans la mort mais ils le seront parce qu’ils ont désobéi aux lois des hommes, trahi chacun leur «patrie». On dirait aujourd’hui qu’Aida se sacrifie pour sauver sa communauté. L’opéra ne nous dit pas si oui ou non le sacrifice porta ses fruits ou si les Éthiopiens défaits restèrent sous le joug du vainqueur. Il ne nous raconte pas non plus avec qui les Égyptiens de l’époque de Verdi (et du Khédive) s’identifieraient: avec les vaincus, déportés, prisonniers et sacrifiés ou avec les pharaons tout-puissants ? Car nous sommes en plein développement de la suprématie coloniale de l’Europe, comme si l’affirmation de sa propre identité ne pouvait aller sans l’écrasement et la condamnation de l’autre. Symbole d’une nation récemment sortie de la barbarie sanglante, Aida sublime le sacrifice pour un plus haut idéal, car même si elle appartient au camp des victimes, le personnage s’élève au-dessus de toutes les velléités matérielles grâce à l’amour, vainqueur ultime. Le romantisme verdien purifie et unit même les nations ennemies. 1954: de nombreuses guerres, conquêtes et reconquêtes plus tard, nations effondrées et empires engloutis, Malaparte publiera une de ses pièces,- Les femmes ont aussi perdu la guerre. Comme dans Kaputt ou La Peau, il décline les thèmes du sacrifice et de l’humiliation pour ceux qui restent et jongle avec les sentiments de culpabilité, jalousie, honte et cupidité.
« Les vaincus sont une triste race. Mais la race des vainqueurs est encore plus abjecte. On a besoin de brutaliser les vaincus, de les humilier, pour se sentir vainqueurs. »
Curzio Malaparte Les femmes aussi ont perdu la guerre (1954)
2003, Susan Sontag dans son dernier livre Devant la douleur des autres* reprend en exergue un lambeau baudelairien: «...aux vaincus!» annonce-t-elle comme une épitaphe. Et comme des épitaphes vivantes, provoquant toujours à nouveau l’empathie première, elle reprend le témoignage de Virginia Woolf, horrifiée devant des clichés de Guernica lors de la guerre civile espagnole. Peut-être que ces images, et tous ces monuments à la mémoire de sacrifices passés, pèseront un jour non pas seulement comme symbole mais bien comme fédérateur d’un «nous» commun, osons-nous espérer avec Woolf et Sontag.
*Susan Sontag, Regarding the Pain of Others, NY, Picador, 2003