Schinkel et Mies, Pittoresque et Classicisme - Léo Berastegui & Geoffrey Foret - 2018

Page 1

Schinkel et Mies, Pittoresque et Classicisme

Leo Berastegui - Geoffrey Foret



Leo Berastegui et Geoffrey Foret

Schinkel et Mies, Pittoresque et Classicisme TITRE Page de garde Mémoire de fin d’études, Master Architecture et Expérience 2017-2018 Sous la direction de Mariabruna Fabrizi et Éric Lapierre

École d’Architecture de la Ville & des Territoires


Sommaire Introduction

5

La question du langage

8

Schinkel, entre Romantisme et Classicisme

9

L’évolution d’un langage: Mies de Berlin à Chicago

21

Développement d’un langage autonome: la tectonique comme expression universelle

37

Inspiration du modèle antique Au delà du classique, l’éclectisme de Schinkel Vers une abstraction du langage

La période allemande, classicisme Schinkelien et esthétique moderne La période Américaine, un langage universel Une expression industrielle entre abstraction et classicisme

Du vocabulaire autonome à l’architecture située

41

Contexte naturel, architecture et grand paysage

43

Contexte urbain, la ville comme paysage architectural

55

Conclusion

67

Bibliographie

69

Les palais de Schinkel : domestiquer le paysage Les villas bourgeoises de Mies

Le Berlin de Schinkel, ville-paysage Les ensembles urbains de Mies




INTRODUCTION Cette étude s’intéresse au travail de deux grands architectes allemands, Karl Friedrich Schinkel et Ludwig Mies Van Der Rohe. Un siècle sépare l’oeuvre de ces deux hommes. Ils partagent la caractéristique d’avoir élaboré des oeuvres qui se rapportent conjointement au Classicisme et au pittoresque. Pour Schinkel, à la Gartnerhaus, chef d’oeuvre pittoresque, s’opposerait la Bauakademie, classique par essence. De la même manière, le Pavillon de Barcelone de Mies serait aux antipodes du Crown Hall de Chicago. Notre recherche tente de dépasser ces préjugés pour mieux comprendre comment Classicisme et pittoresque cohabitent au sein d’oeuvres à la fois éclectiques et cohérentes. Le corpus sur lequel nous nous appuyons est constitué d’édifices sélectionnés pour leur pertinence au regard du sujet qui nous intéresse. Nous distinguons deux catégories de bâtiment: ceux situés en contexte naturel ou suburbain, et ceux situés en contexte urbain. Pour Schinkel le Schauspielhaus, l’Altes Museum et la Bauakademie, trois édifices publics construits dans le centre de Berlin, constituent le corpus urbain. L’étude du palais royal de Charlottenhof et de la Gartnerhaus, situés au parc de Sans-Soucis dans la région de Postdam, complèteront le corpus. Pour Mies nous nous sommes intéressés en contexte urbain au Pavillon de Barcelone, qui est une oeuvre charnière de l’architecte, articulant sa période allemande avec sa période américaine; ainsi qu’aux 860 880 Lake Shore Drive et au Chicago Federal Center, deux projets de tours situés à Chicago. La Riehl House, la Villa Tugendhat ainsi que la Farnsworth House nous permettront d’étudier l’évolution de l’architecture en contexte naturel de Mies. En étudiant ces projets sous les angles du Classicisme et du pittoresque nous voulons poser la question suivante: Une architecture peut-elle être à la fois rationnelle et irrégulière, autonome et intégrée? Pour répondre à ce questionnement, l’étude se concentrera dans un premier temps sur le langage architectural. La quête d’un langage universel passe par un développement autonome nécessaire à la cohérence architecturale des édifices. Dans la deuxième partie, nous verrons comment par la manipulation de dispositifs pittoresques, ces deux architectes parviennent à intégrer des corps architecturaux purs dans leur site. Cela mettra également en évidence le lien de corrélation qui existe entre Classicisme et pittoresque. De l’analyse des modalités de conceptions des projets de ces deux architectes, nous souhaitons tirer des enseignements qui nourriront les débats autant sur la question du langage architectural contemporain que sur la manière de «faire la ville» de demain.

7


8


La question du langage Schinkel, entre Romantisme et Classicisme

9

L’évolution d’un langage: Mies de Berlin à Chicago

21

Inspiration du modèle antique Au delà du classique, l’éclectisme de Schinkel Vers une abstraction du langage

La période allemande, classicisme Schinkelien et esthétique moderne La période Américaine, un langage universel Une expression industrielle entre abstraction et classicisme

Développement d’un langage autonome: la tectonique comme expression universelle

37


K.F. Schinkel - « Vue dans la perfection de la Grèce Antique » - 1824


SCHINKEL, ENTRE ROMANTISME ET CLASSICISME INSPIRATION DU MODÈLE ANTIQUE Un contexte Berlinois néo-classique Les dernières années du règne de Frédéric le Grand à la fin du XVIIIe siècle voient l’émergence du néo-classicisme en Prusse, grâce notamment à l’ouverture du débat architectural sur la scène internationale1. Ce style universel prends le pas sur l’architecture à la française et marque un «retour à l’antique», dont un certain nombre d’architectes prussiens2 vont s’emparer afin d’élever Berlin au rang des grandes villes européennes. La nécessité de construire la capitale Prusse, offre aux architectes l’opportunité de développer un langage architectural avec l’ambition de forger une identité nationale3. Dans ce contexte, un nombre importants d’intellectuels - historiens, philosophes, architectes - trouvent dans la civilisation grecque antique un idéal sociétal et un modèle pour la Prusse moderne comme le rappel Kenneth Frampton : « Etant donné l’importance de l’influence Grecque, l’émergence de l’idée tectonique en Prusse était liée à une tentative de réinterprétation du monde antique sous une forme moderne, comme nous pouvons le constater d’après le titre du livre influent de Alois Hirt, Die Baukunst nach den Grundsätzen der Alten (l’Architecture selon les principes de base des Anciens) apparu en 1809. »4

À cette époque, le jeune Karl Friedrich Schinkel, qui envisage dans un premier temps de se diriger vers une carrière de peintre ou de musicien, est marqué par la proposition de Friedrich Gilly pour le concours de monument en l’honneur du roi Friedrich le Grand, une interprétation néo-classique de l’acropole d’Athènes. Cette découverte pousse le jeune homme à s’orienter vers l’architecture. Rapidement il devient l’élève de David et Friedrich Gilly, père et fils5. La rencontre de ces deux figures marquantes va véritablement participer à forger les convictions de Schinkel, tant dans le domaine de l’architecture que celui de la culture et des arts. De David Gilly il hérite d’ «une philosophie pragmatique» selon laquelle la tectonique, ou l’art de construire, est la génératrice de l’ordre architectural. De Friedrich Gilly, il hérite de la vision de l’architecture comme vecteur d’élévation morale et patriotique, ainsi que d’un intérêt prononcé pour l’architecture grecque antique6.

1

Werner Szambien, Schinkel, Hazan, Paris, 1989, p.30. Les acteurs majeurs du néo-classicisme Berlinois sont entre autre David Gilly et son fils Friedrich Gilly, Johann Heinrich Gentz et Carl Gotthard Langhans. 3 Berlin n’est à encore à cette époque qu’une ville provinciale par rapport aux grandes capitales européennes comme l’explique Werner Szambien dans Schinkel, Hazan, Paris, 1989, p.29. 4 Kenneth Frampton, «The Rise of the Tectonic: Core Form and Art Form in the German Enlightenment, 17501870» in., Studies in Tectonic Culture: the poetics of construction in nineteenth and twentieth century architecture, The MIT Press, Cambridge, 1995, p.64, Traduction des auteurs. 5 Barry Bergdoll, Karl Friedrich Schinkel: An Architecture for Prussia, Rizzoli, 1994, p.12. 6 Ibid p.16. 2

11


K.F. Schinkel, Neue Wache, 1818

K.F. Schinkel, Schauspielhaus, 1821


Le classicisme au service de l’élévation du peuple La vision fantasmée de la Grèce antique dépeinte par Schinkel dans Vue dans la perfection de la Grèce en 1824 correspond à un idéal de civilisation vers lequel tend la Prusse à l’aune du XIXe siècle. Au premier plan, des architectes, sculpteurs et constructeurs bâtissent collectivement leur monde. L’arrière-plan illustre l’harmonie absolue entre ville et paysage. Cette image encapsule l’ensemble des valeurs intellectuelles et symboliques de l’époque classique qui inspire Schinkel. Du temple de Pomona, premier bâtiment du jeune architecte, à ses projets utopiques de fin de carrière, la manipulation du langage classique est un fil conducteur de son œuvre. Cela est particulièrement vrai pour les édifices publics qu’il construit à Berlin, Schinkel étant convaincu que « l’équilibre et l’immobilité inhérents à l’architecture classique étaient des conditions nécessaires à la contemplation de la beauté [...] et à cultiver une appréciation publique de l’expression architecturale7. » Par ce médium, il entend donc cultiver le peuple suivant le modèle grecque antique. Il est important que les bâtiments soient communicants et compréhensibles par tous, ce qui explique la prédilection de Schinkel pour la symétrie dont la clarté rendait accessible son architecture urbaine au grand public.8 Cette symétrie se retrouve dans la façade monumentale de la Neue Wache, « une caserne de la forme d’un castrum romain flanqué d’un portique de temple grec. »9 Le plan entre cependant en contradiction avec cette symétrie, ce qui met en évidence le pragmatisme de Schinkel qui privilégie le bon fonctionnement du bâtiment à une symétrie forcée. Il assume donc la dimension représentative de cet édifice public qui produit un sentiment de monumentalité malgré ses dimensions relativement modestes. La reconstruction du Schauspielhaus, qui lui est confiée après la destruction du bâtiment d’origine par un incendie, met également en œuvre une symétrie des volumes extérieurs qui renvoie l’image d’un bâtiment solide et équilibré. Mais ici encore le plan prend son autonomie afin de correspondre aux nécessités programmatiques: « Afin d’adapter toutes les nécessités et de créer de l’ordre et du caractère pour l’ensemble du bâtiment, il était nécessaire de séparer ces différentes fonctions conceptuellement. J’ai trouvé que trois départements séparés déterminent la forme du bâtiment: - Tout ce qui appartient au théâtre et aux scènes. - Tout ce qui appartient aux salles de service du théâtre. - Tout ce qui appartient aux halls de concert et de festival. J’ai ordonné ces trois groupes en partie par les fonctions et en partie par l’architecture de la place où le bâtiment devait être érigé en harmonie avec les deux églises voisines.10»

En observant le plan du Schauspielhaus de près, nous avons relevé une série de points qui semblent correspondre à la pointe du compas utilisé par Schinkel. En s'appuyant sur ces points de construction, des lignes de force apparaissent et mettent en valeur la maîtrise géométrique du projet. Le bâtiment semble se développer de manière autonome, suivant sa propre logique. Cette rigueur géométrique permet de concilier la clarté extérieure souhaitée pour un bâtiment public, avec la complexité du programme d’un théâtre. 7

Barry Bergdoll, Karl Friedrich Schinkel: An Architecture for Prussia, Rizzoli, 1994, p.58. Traduction des auteurs. Goerd Peschken, Karl Friedrich Schinkel: Das architektonische Lehrbuch (Berlin and Munich: Deutscher Kunstverlag, 1979), p.19. 9 Michael Snodin, Karl Friedrich Schinkel: A Universal Man, Yale University Press, 1991, p.16. Traduction des auteurs. 10 Karl Friedrich Schinkel, Sammlung Architektonischer Entwürfe, Collection of Architectural Designs, Princeton Architectural Press, New York, 1989 (réimpression de l’édition de 1866, édition originale 1858), p.36. 8

13


K.F. Schinkel, Schauspielhaus, 1821

Dessins des maisons vernaculaires italiennes réalisés par Schinkel


En 1830, le projet de L’Altes Museum, met également en jeu un programme complexe et la nécessité de produire un bâtiment public doté d’une image forte. La caractéristique architecturale majeure du bâtiment réside dans la colonnade monumentale de la galerie frontale, constituée de dix-huit colonnes ioniques et deux antae. Cette « colonnade-rideau »11 absorbe les deux étages du bâtiment afin de créer un ordre monumental qui exprime le caractère public de l’édifice. Elle permet également de l’adapter à l’échelle du site, qui fait face au palais royal, et d’ajuster la hauteur de la galerie à celle de la rotonde dans un soucis d’harmonie des proportions12. Si l’on retrouve ici encore la rigueur classique caractéristique des bâtiments publics de Schinkel, l’architecte, dans sa fameuse monographie, Sammlung Architektonischer Entwürfe, décrit le bâtiment comme suit: « Concernant le style architectural, j’ai mis l’emphase sur la simplicité, autant pour l’intérieur que pour l’extérieur. »13 Au-delà du style, Schinkel tend donc vers la simplicité. Il ne s’agit pas ici de simplicité au sens minimaliste, mais plutôt de parvenir à synthétiser la complexité programmatique, structurelle et symbolique d’un bâtiment de cette envergure afin qu’il devienne communicant au plus grand nombre.

AU-DELÀ DU CLASSIQUE, L’ÉCLECTISME DE SCHINKEL Voyage en Italie De 1803 à 1805, Schinkel entreprend un voyage initiatique en Italie. Ce périple lui permet de confronter ses connaissances de l’architecture antique à la réalité construite. Il écrit cependant à David Gilly qu’ « en grande partie, les monuments antiques n’offrent rien de nouveau, car nous y sommes confrontés depuis notre enfance.14 » C’est la variété historique de l’architecture plus que l’harmonie et l’unité classique qui le fascinent alors. Il explore un grand nombre de monuments, ayant notamment à l’esprit la publication d’un ouvrage sur l’architecture médiévale15. Lors de sa visite du duomo de Milan, il prend le contrepied de l’hostilité de ses prédécesseurs à l’égard de ce bâtiment, fasciné par le fait que « l’architecte a insufflé à l’ensemble du bâtiment le même esprit jusqu’au plus petit détail »16. Schinkel considère finalement qu’ «au-delà des différences formelles du style», le gothique « possède tout en commun avec l’architecture grecque antique »17. Il rapproche ici ces deux styles par leur capacité à produire des bâtiments cohérents à toutes les échelles. Lors de son passage en Toscane, sa confrontation avec l’architecture vernaculaire des fermes italiennes ouvre de nouvelles perspectives à Schinkel. Certes il admire la pureté géométrique et la simplicité des volumes, mais c’est la manière dont ils s’adaptent aux accidents naturels du 11

Werner Szambien, Schinkel, Hazan, Paris, 1989, p.46. L’auteur fait référence dans son texte à plusieurs bâtiments qui mettent également en oeuvre la «colonnade-rideau» afin de délimiter l’espace public: l’hôtel Saint Florentin (1767) et l’École de chirurgie de Paris (Jacques Gondoin, 1774). 12 Karl Friedrich Schinkel, Sammlung Architektonischer Entwürfe, Collection of Architectural Designs, Princeton Architectural Press, New York, 1989 (réimpression de l’édition de 1866, édition originale 1858), p.36. 13 Karl Friedrich Schinkel, Op.cit. p.42. Traduction des auteurs. 14 Barry Bergdoll, Karl Friedrich Schinkel: An Architecture for Prussia, Rizzoli, 1994, p.19. 15 Ibid. p.19. 16 Rienmann, Karl Friedrich Schinkel: Reisen Nach Italien, p.29, in., Barry Bergdoll, Karl Friedrich Schinkel: An Architecture for Prussia, Rizzoli, 1994, p.22. 17

Barry Bergdoll, p.22.

15


Propositions pour le Mausolée de la Reine Louise, K.F. Schinkel, 1810

K.F. Schinkel, Nikolaikirche, 1820-37


site qui le fascine. L’adaptation d’une forme architecturale parfaite à l’irrégularité de la nature deviendra par la suite un thème de travail majeur dans son oeuvre. Il n’hésite pas à emprunter des éléments à l’architecture vernaculaire afin de nourrir son propre répertoire formel. Il n’est donc pas étonnant de voir cohabiter dans le palais royal de Charlottenhof un vocabulaire hellénique18 et une pergola recouverte de végétation. Ces réflexions qu’il mène dans sa jeunesse se prolongent tout au long de sa carrière et l’encouragent à expérimenter différents vocabulaires sans jamais sacrifier la cohérence globale de sa recherche sur l’expression architecturale. Bien au contraire, cette liberté permet à Schinkel de développer un répertoire formel innovant, au croisement entre les styles. Le choix d’employer un vocabulaire architectural particulier dépend ensuite de l’atmosphère souhaitée, du programme ou encore de l’aspect symbolique et de l’image qu’il désire donner au bâtiment. En plusieurs occasions Schinkel n’hésite pas à soumettre plusieurs propositions pour un même projet. Ainsi pour le monument à la Reine Louise il propose à la fois un projet gothique - de sa propre initiative - et un classique - à la demande de la famille royale -, jugeant que l’image romantique du projet gothique est plus propice à la célébration de la mémoire de la défunte. L’oeuvre de Schinkel anticipe le grand débat à venir sur la question du style, directement lié à celle de la recherche d’une identité nationale Prusse. «In what style should we build?» Le débat qui anime la Prusse prend la forme d’un ouvrage publié en 182819 dans lequel Carl Wilhelm Botticher interroge les différents styles afin de comprendre lequel correspond véritablement à l’identité nationale Prusse. Schinkel voit vers l’avenir et tente, en s'appuyant sur l’histoire, de trouver un moyen de synthétiser les qualités de l’architecture classique et gothique en vue de dépasser la question du style. A une époque où Palladio fait encore office de modèle absolu et incontesté, Schinkel propose avec un projet de « monument hybride » de sortir de l’impasse architecturale. Si au demeurant son intérêt pour le gothique vient sans doute de pulsions romantiques liées aux racines « germaniques » de ce style, il parvient néanmoins à dépasser l’aspect purement formel pour s'intéresser aux qualités tectoniques. A Alois Hirt qui ne perçoit l’aboutissement d’un idéal architectural qu’au travers du classique, Schinkel répond que « ces soi-disant siècles sombres du Moyen-âge [...] ne sont pas si sombres pour qui s'y intéresse de près, mais annoncent plutôt les débuts d’un développement véritablement nouveau »20. Le projet de l’église Nikolaikirche à Postdam, illustre la capacité de synthèse de Schinkel qui imagine un monument dont l’apparence classique est enrichie par le développement vertical et l’affinement de la structure qui confère un sentiment de légèreté à l’ensemble. Ce projet établit des relations inédites entre des éléments classiques et gothiques - par exemple le lien entre le demi-cercle de l’arche, forme creuse, et le dôme, forme pleine21- sans encore parvenir à se détacher de ces références historiques. Or, si Schinkel considère qu’il est essentiel 18

Le CNRTL définie le terme «Hellénique» comme suit: «Propre à la Grèce antique.» Carl Gottlieb Wilhelm Botticher, « The principles of the hellenic and germanic ways of building with regard to their application to our present way of buildings » , in Heinrich Hübsch et al., In What Style Should We Build? The German Debate on Architectural Style , The Getty Center Publications Program, 1992, pp. 147-168. 20 Propos de Schinkel recueillis dans, Andreas Haus, «‘The Thoroughly New Idea …’ Comments on Texts by 19

Karl Friedrich Schinkel», Daidalos n°52, 1994, p.57. Traduction des auteurs. 21 « The Thoroughly New Idea …’ Comments on Texts by Karl Friedrich Schinkel», Daidalos n°52, 1994, p.69.

17


K.F. Schinkel, projet de grand magasin Kaufhaus, 1827

Stanley Mill

K.F. Schinkel, détail de façade de la Bauakademie, 1836


de s'appuyer sur l’histoire afin de s’inscrire dans sa continuité, son ambition n’est pas de produire une architecture historiciste, et encore moins nostalgique. Finalement, la question du style ne constitue ni un but ni une fin. L'éclectisme de Schinkel témoigne d’une recherche à la fois savante et décomplexée sur la production de bâtiments rationnels et cohérents. La révolution industrielle, qui va bouleverser les acquis architecturaux du dix-neuvième siècle, marque Schinkel lors de son voyage en Angleterre et lui permet pousser toujours plus loin sa recherche sur l’expression architecturale.

VERS UNE ABSTRACTION DU LANGAGE « Learning from England » L’année 1826 marque un tournant dans la carrière de Schinkel lorsqu’il part à la découverte des usines anglaises, symboles de la Révolution industrielle. Ces «masses colossales de substance bâtie»22 le fascinent autant qu’elles le terrifient. Si ces bâtiments révolutionnent les modes de production et étonnent par la brutalité de leur expression, ils n’engagent cependant aucune réflexion proprement architecturale, ou plutôt ils questionnent le statut de l’architecture par leur innocence. Hermann Lebherz précise que: « Les structures qui intéressaient Schinkel n'étaient pas conçues par des architectes, mais par des industriels pragmatiques, dont le seul intérêt était que leurs complexes soient à la pointe en termes de capacité de production et par conséquent offriraient un retour sur investissement maximum. »23

La visite de la Stanley Mill , remarquable par sa clarté constructive, offre à Schinkel de nouveaux éléments de réflexion. Ses croquis illustrent l'intérêt qu’il porte autant à l’ossature en fonte, qu’à l’expression de la structure en façade. Des baies vitrées occupent toute la largeur entre les colonnes tandis que l’espace restant est rempli de panneaux de brique. Le léger retrait des baies et de la brique par rapport au nu des colonnes renforce l’expression de la structure porteuse. « Back in Berlin » Le projet de grand magasin Kaufhaus, qui marque le retour de Schinkel à Berlin, met en œuvre un certain nombre des enseignements d’Angleterre. On y retrouve la mise en valeur des pilastres qui constituent la structure primaire, interrompus à mi-hauteur par une corniche qui indique la présence du plancher de l’étage, le tout complété par un couronnement. De grandes baies vitrées remplissent l’espace entre les pilastres. L’expression de ce projet, qui annonce celle de la Bauakademie, s’éloigne du vocabulaire hellénique habituellement employé par Schinkel. Le bâtiment conserve cependant les qualités d’axialité et d’harmonie des proportions propres à l’architecture classique. Schinkel poursuit ses recherches avec la Bauakademie, bâtiment innovant par sa mixité programmatique qui associe des commerces en rez-de-chaussée à une école d'architecture. 22

Journal de Schinkel p.62, extrait de Hermann Lebherz, «Schinkel’s journey in England, The discovery of the skeleton building», Lotus Internationale n°59, 1988, p.77. Traduction des auteurs. 23 Hermann Lebherz, «Schinkel’s journey in England, The discovery of the skeleton building», Lotus Internationale n°59, 1988, p.76. Traduction des auteurs.

19


K.F. Schinkel, Bauakademie, 1836


La vocation à la fois utilitaire et symbolique de ce bâtiment offre à l’architecte les conditions idéales pour mettre en pratique les enseignements anglais, tout en travaillant à une expression digne de la fonction représentative du bâtiment. Il choisit de construire un bâtiment à ossature, entièrement en brique, qui fait écho aux grilles structurelles gothiques ainsi qu’aux squelettes en fonte des bâtiments industriels anglais. Les pilastres expriment la structure verticale et offrent une liberté d’expression dans le remplissage. Les planchers sont signifiés tantôt par une corniche, tantôt par des liserés de brique horizontaux. Les baies par leur répétition identique sur les quatre façades contribuent à l’harmonie d’ensemble. Les cadres de terracotta enrichissent le bâtiment par une ornementation expressive et signifiante grâce aux moulures qui évoquent le développement de l’art de bâtir par la représentation de figures allégoriques. Des « linéaments » de brique blanche émaillée atténuent la violence de la teinte rouge de la brique tout en exprimant les rapports de hauteurs intérieurs du bâtiment. Schinkel parvient à synthétiser dans la façade toute la complexité de cet édifice. Par ailleurs, il fait le choix de la vraisemblance constructive en dessinant les arcs en façade à l’identique aux angles, même si cela ne reflète pas le sens de portée des voûtes intérieures. L’expression tectonique prévaut sur la vérité constructive afin de garantir la clarté de l’expression. Par comparaison avec le projet de l’église Nikolaikirche où les influences stylistiques se faisaient encore sentir, Schinkel parvient avec la Bauakademie à « réaliser la synthèse d’un Palazzo Classic et d’une grille structurelle gothique » 24. Par la rationalité de sa structure et la mise en oeuvre d’une expression abstraite basée sur des qualités constructives, la Bauakademie préfigure les thèmes abordés par le Mouvement moderne et plus particulièrement par Mies Van Der Rohe dans sa recherche d’expression.

24

Hermann Lebherz, Op. cit. p.76. Traduction des auteurs.

21


K.F. Schinkel, Château Orianda, 1838

K.F. Schinkel, Palais sur l’Acropole, 1834

MVDR, Bismarck memorial, 1910

K.F. Schinkel, Neuer pavillon, 1825

MVDR, Perls House, 1911


L’ÉVOLUTION D’UN LANGAGE: MIES DE BERLIN À CHICAGO LA PÉRIODE ALLEMANDE, CLASSICISME SCHINKELIEN ET ESTHÉTIQUE MODERNE L’influence de Schinkel En 1911, un concours est lancé pour réaliser un monument en l’honneur de Otto von Bismarck, premier chancelier allemand. La proposition de Mies fait écho aux projets utopiques du Château Orianda et du Palais sur l’Acropole de Schinkel. Les deux projets mettent en œuvre d’imposants podiums en pierre qui dominent le paysage. Le bâtiment de Mies se compose de deux corps parallèles qui délimitent une place allongée et symétrique. Celle-ci oriente le regard vers la statue du chancelier positionnée dans un demi-cylindre. Cette symétrie ainsi que le caractère massif de l’édifice semble s’inspirer du néoclassicisme Schinkelien. Il en assume d’ailleurs l‘influence: «Après ma période en Allemagne, une bataille intérieure s’ensuivit où j’essayais de me libérer de l’influence du Classicisme Schinkelien.» 25. Ce projet est le premier de Mies à exprimer la matérialité. L’utilisation de la pierre massive accentue la stabilité créée par la symétrie. La Perls house rappelle fortement le projet du Neuer pavillon de Schinkel. Mies y utilise des éléments de langage classique, comme les corniches et les colonnes. Cependant il s’emploie à épurer au maximum son langage afin de s’éloigner des références historiques. La présence d’une corniche en saillie, plus basse que la bordure du toit, vient souligner la fin du bâtiment par une ligne épurée et abstraite. Les colonnes centrales quant à elles, sont presque noyées dans le mur. Mies exprime la structure de manière encore timide, en creusant une petite entaille sur la face intérieure des colonnes des angles, à la manière de Schinkel à l’Altes Museum. Les premiers projets de Mies s'appuient encore sur des références stylistiques, dont il se détachera pour tendre vers l’abstraction. Destruction du volume compacte Après avoir travaillé sur la Perls house, Mies revient chez Behrens. En 1911, l’agence est commissionnée par AG Kröller pour construire une maison de campagne. Après la déception des clients vis-à-vis de la proposition de Behrens, ces derniers mettent en compétition Mies et Berlage. « La rupture à commencé quand j’étais aux Pays-Bas travaillant sur le problème du musée Kröller-Müller. Là-bas, j’ai vu et étudié précisément Hendrik Petrus Berlage.» 26

Le projet de Mies exprime ses différentes influences, mais essaye déjà de se libérer de la simple réutilisation de formes classiques. Il utilise encore les pilastres, les ouvertures alignées, et la massivité de la pierre, mais le volume devient beaucoup moins compact. Ce projet développe en effet une composition dynamique et asymétrique, à la manière des bâtiments ruraux de 25

Ludwig Mies van der Rohe in conversation with Ulrich Conrads in 1964, produced on a phonograph record, «Mies in Berlin», Bauwelt, Berlin 1966. Traduit les auteurs. 26 Mies Van Der Rohe cité dans Moisés Puente , «Conversation with Mies Van Der Rohe», Moisés Puente Editeur, New York, 2008, p.32. Traduit par les auteurs.

23


MVDR, Kröller-Müller House, 1913

5

MVDR, Brick Country House, 1923


Schinkel. Grâce à l’assemblage de différents volumes, Mies invite le visiteur à se déplacer pour comprendre l’organisation de la maison dans son ensemble. Le parcours se décompose alors en une multitude de points de vue qui une fois associés permettent de reconstituer une carte mentale du bâtiment dans son ensemble. Cette appréhension discontinue du bâtiment s’oppose à la conception classique dans laquelle un bâtiment doit pouvoir être perçu dans son ensemble, d’un seul point de vue. Mies commence donc avec ce projet à travailler la question du mouvement. Cette évolution dans son travail est également perceptible dans la diversification de son mode de représentation. Les deux premières villas, la Perls et la Riehl, s’appuient uniquement sur le plan et l’élévation. A partir de la Kröller-Müller, on peut observer qu’il s’attache à créer des maquettes et des perspectives non frontales, parfois même colorées. Cette diversification des modes de représentations lui permet de réfléchir à d’autres points de vues, non frontaux. De la même manière, Schinkel développe des perspectives non frontales pour la plupart de ses projets qui remettent en question la perception statique des bâtiments. Là où l’expression reste très classique, l’évolution du langage de Mies se retrouve plutôt en plan. Espace fluide La brick country house est la première tentative de Mies de créer un continuum spatial en ne définissant plus l’espace par quatre murs, mais par des plans, indépendants les uns des autres et reliés par une toiture. Bien que le concept soit très fort, il n’a pas l’occasion de le réaliser. Le plan, qui ne comporte ni portes ni fenêtres, ressemble plus à un schéma qu’à un espace habité. Cependant, son approche de la matérialité évolue. Même si les perspectives de la Kröller-Müller et de la Brick Country house se ressemblent, cette dernière est plus abstraite. La corniche est simplement suggérée par une ligne lisse correspondant à la tranche de la toiture, qui semble être en béton. Les ouvertures sont également très abstraites avec des menuiseries qui vont du sol au plafond. Le contexte est seulement évoqué au premier plan par un petit mur de soutènement, exprimant une topographie, ce qui participe également à l’abstraction d’ensemble. Dans cette première tentative de plan fluide, Mies choisit d’exprimer la brique. Il réduit le vocabulaire architectural à la matérialité. Cette quête de fluidité de l’espace est renforcée par le graphisme et le vocabulaire utilisé. Mies fait appel à une grande légèreté à la fois dans les dessins géométraux et le langage architectural. Le plan est constitué de lignes géométriques qui flottent dans l’espace. Seuls leur épaisseur et l’escalier rappellent qu’il s’agit d’un plan et non d’un tableau. Sur la perspective, l’horizontale est très marquée grâce aux murs qui s’étirent hors du cadre et au profil allongé de la brique. Mies s’éloigne du volume compact classique pour tendre vers un déploiement dynamique du bâtiment. La glass room , réalisée pour l’exposition Die Wohnung Werkbund en 1927, est la première tentative construite de concevoir l’espace comme un concept. L’idée est de créer un seul et unique espace dans lequel les liaisons sont fluides. La même année, il réalise le Velvet and Silk Café pour le Die Mode der Dame, à Berlin. Le concept est plus clairement exprimé en sortant de l’orthogonalité de la glass room. Ce pavillon, réalisé en écrans textiles, questionne d’autant plus l’interdépendance des espaces que leur séparation est purement visuelle et non structurelle puisque les écrans sont suspendus. Ce questionnement sur la matérialité et sur le «flottement de plans dans l’espace» se poursuit dans la réalisation du pavillon de Barcelone. Le pavillon de Barcelone va encore plus loin que la Brick country house et les pavillons d’expositions. La recherche d’un espace libre et fluide se poursuit par la dissociation entre points porteurs et cloisonnements. L’idée ici est de réduire les points porteurs à leur minimum, grâce à des

25


MVDR, Velvet and Silk Cafe, 1927

MVDR, Pavillon de Barcelone, 1929


poteaux cruciformes, et d’exprimer la dimension non porteuse des murs qui servent alors juste de partition. Mies opère un changement de statut de ces éléments séparatif, le mur devient un « plan ». «Dans le plan de la maison, j’ai abandonné le principe habituel des pièces fermées et défini une série d’effets spatiaux plutôt qu’une succession de pièces individuelles. Le mur perd son caractère de fermeture et ne sert plus qu’à articuler l’organisme de la maison.» 27

De l’espace statique, où la matérialité est massive et opaque, on passe à l’espace fluide constitué d’éléments squelettiques et de surfaces transparentes et réfléchissantes. Les jeux de reflets sont multiples dans le pavillon, que ce soit sur les poteaux, sur les murs en onyx, sur les bassins, ou sur les vitres. Ces réflexions ont aussi pour objectif de créer des continuités entre les espaces, elles renforcent la dimension pittoresque du parcours en participant aux surprises et aux dynamiques visuelles. Cependant elles ont aussi un autre rôle. Dans cet espace asymétrique, le reflet vient recréer des symétries verticales, dans les murs et les vitres, et horizontales, dans les bassins. De plus, l’espace mesurant 3m20 sous plafond, la hauteur des yeux à 1m60 se situe au centre de l’espace28. Ainsi une symétrie horizontale existe à tout instant du parcours. En créant des perspectives symétriques grâce aux réflexions, Mies joue sur l'ambiguïté entre expression moderne et influence classique. Cela est d’autant plus vrai que certains éléments du vocabulaire classique demeurent. Le socle en travertin du pavillon évoque le soubassement classique de l’Altes Museum. Il contient la composition dynamique du plan dans un périmètre compact et crée une transition marquée entre l’espace public et le pavillon. Ces dialectiques entre pittoresque et classique ainsi qu’entre structure et cloisonnement, rendent bien compte des recherches menées par Mies. Dans l’ensemble de ses projets le concept spatial informe le vocabulaire architectural et la matérialité. Alors que l’expression de la structure est encore incertaine au début de sa carrière, cette quête de langage se poursuit en Amérique, tout en s’adaptant au contexte culturel et constructif local.

LA PÉRIODE AMÉRICAINE, UN LANGAGE UNIVERSEL « Si on inventait chaque jour quelque chose de nouveau, on n’aboutirait à rien. Il ne coûte rien d’inventer des formes intéressantes, mais les mener jusqu’au bout exige réellement beaucoup de travail. Je rappelle souvent, dans mon enseignement, un exemple de Viollet-le-Duc; il a montré comment les trois siècles de développement du gothique étaient avant tout un perfectionnement et un épurement du même type de structure. Nous nous limitons volontairement à ces structures qui sont actuellement possibles et nous essayons de les développer dans leurs moindres détails. Nous voulons créer ainsi une base pour de futurs développements. » 29

27

Propos de Mies Van Der Rohe dans Jean-Louis-Cohen, Mies Van Der Rohe, Hazan, 1994, p.35. Propos de Robin Evans: «le plan de symétrie [horizontal] est très proche de la hauteur des yeux», Robin Evans, « Mies van der Rohe’s Paradoxical Symmetries » , dans Translations from Drawing to Building and Other Essays , Architectural Association, Londres, 1997, p.258. Traduction des auteurs. 29 Propos de Mies Van Der Rohe dans Christian Norberg-Schulz, «Rencontre avec Mies Van Der Rohe», dans Mies Van Der Rohe, L’Architecture d’Aujourd’hui, Sept. 1958, n°79, p. 41 28

27


MVDR - Altes Museum - Angle mis en valeur

MVDR - Alumni hall - Angle mis en valeur

MVDR - Alumni hall - 1945 - Détail de l’angle, concept d’«infinitude»


Un changement d’échelle, l’espace par juxtaposition La période Américaine de Mies peut être vue comme une continuité de son travail en Allemagne concernant la mise en forme du projet. A Chicago, il passe de l’échelle de la maison bourgeoise à celle du quartier et de la ville. Des projets comme l’IIT, ou Lafayette park, qui opèrent sur des morceaux de ville, illustrent bien ce saut d’échelle. Sa stratégie consiste dorénavant à répartir le programme dans plusieurs bâtiments séparés les uns des autres, créant ainsi des relations visuelles et des parcours entre eux. Les projets qui en résultent constituent une synthèse entre ceux développés au début de sa carrière, qui tirent leur force de leur autonomie architecturale, et ses recherches plus tardives d’espaces fluides, composés de plans indépendants, qui créent un parcours. Comme dans ses premiers projets, Mies revient à la symétrie pour ses bâtiments Américains. Après s’être progressivement éloigné de l’influence stylistique classique de Schinkel, pour tendre vers une esthétique moderne, Mies parvient aux États-Unis à synthétiser ses influences. Les façades de ses projets expriment la dialectique entre structure et remplissage. Symbole de la ville industrielle, la structure des bâtiments est en acier. Les profilés apparent ordonnent la façade à la manière de pilastres classiques. En remplissage, on retrouve le verre, la brique et des panneaux en acier. Les projets américains de Mies tirent donc leur force à la fois d’un langage « classique » et symétrique, commun à chaque bâtiment, ainsi que d’une organisation spatiale plus pittoresque, que nous développerons dans un deuxième temps. Il affirme ses intentions comme suit: « Je ne travaille pas sur l’architecture, je travaille sur l’architecture comme langage, et je pense qu’on doit avoir une grammaire pour avoir un langage. » 30

Toute sa période pré-américaine est dédiée à la recherche de ce langage qu’il va systématiser à travers trois types. Bâtiment bas (Low rise, skeleton frame building) Mies développe pour ce type une structure métallique exprimée en façade qui institue un ordre constructif fort entre porteur et porté. Il le met en œuvre dans deux cas, pour tenir un projet à l’échelle d’un quartier comme c’est le cas à l’IIT ou à Lafayette Park, ou pour compléter un ensemble de tours. Le dessin des bâtiments par un langage « classique » leur confère une autonomie formelle, mais participe aussi à la dimension pittoresque de la composition d’ensemble. Les bâtiments sont autonomes dans l’espace et développent donc quatre façades. Mies s’emploie à créer un mouvement autour de celles-ci par des procédés subtils. Prenons l’Alumni Hall de l’IIT, par exemple. Le détail d’angle permet d’articuler les deux façades sans créer de hiérarchie. Aucune ne passe devant l’autre, elles s’arrêtent en retrait. Les profilés en I des façades sont soudés sur une cornière, elle même prise dans le béton enrobant le poteau d’angle. Contraint par des normes d’incendie à cacher ce poteau, Mies traite le détail pour faire ressortir la tectonique constructive du bâtiment. Schinkel sur la façade arrière de l’Altes museum traite l’angle avec des joints verticaux faisant ressortir la présence du pilastre. Les deux architectes partagent donc la volonté de travailler le retournement des façades, exprimant à la fois le rôle structurel de 30

Mies Van Der Rohe dans « Conversation with Mies Van Der Rohe », Moisés Puente Editeur, New York, 2008, p.56. Traduction des auteurs.

29


MVDR - Convention hall - 1954 - Elevation de face et sur l’angle (en haut)

MVDR - Friedrichstrasse - 1921 - Reflets

MVDR - Lake Shore Drive - 1951


l’angle, et sa capacité d’articulation. Ces détails évoquent une notion développée dans l’article de Richard Llewelyn-Davies, «L’architecture sans fin » : «Cet angle passe inaperçue [...] il en disparaît presque. En le reculant derrière la surface des murs, en cassant l’angle en une multiplicité d'arêtes et de plans, le coin a été dissout. Ainsi , et c’est là la véritable intention, la continuité des deux murs est préservée.» 31

La continuité entre les deux murs permet de préserver la fluidité du mouvement autour des bâtiments. Ce concept de non-finitude s’applique à tous ses bâtiments et exprime la combinaison d’un langage classique au service d’un effet pittoresque. Pour le projet du Convention Hall, la façade exprime tout à fait cette non-finitude. En effet, l’élévation en angle est identique à l’élévation frontale. L’ornementation créée par la structure en façade se retourne d’une face à l’autre. La tour (High rise, skeleton frame building) Mies travaille pour la première fois le verre pour ses qualités plastiques dans ses projets de gratte-ciel au début des années 20. Le parti de créer une façade rideau, permet de gagner en abstraction en façade et en possibilités formelles. La forme du bâtiment n’est pas un choix à priori de l’architecte, mais une réponse aux qualités réflective du verre. «Je m’aperçus rapidement que ce qui importe dans l’usage du verre n’est pas l’effet de l’ombre et de la lumière, mais un véritable jeu de reflets lumineux.» 32

Cette recherche plastique sur le reflet est une première tentative pour tirer parti d’un langage de l’abstraction à des fins pittoresques. On retrouve cette volonté d’abstraction de la façade dans ses tours Américaines. L’usage de l’acier et du verre rend possible la construction de tours de grandes hauteurs. Mies va donc expérimenter ce type et en affiner la construction. Après s’être confronté au type de la tour dans le premier projet en béton des Promontory apartment, Mies construit en acier les deux tours Lake Shore Drive. Paradoxalement, il ne réalise pas la façade rideau qui le fascine tant en Allemagne, sans doute pour comprendre toutes les complexités techniques et expressives de ce type. Chaque gratte-ciel offre ensuite l’opportunité d’affiner l’expression du bâtiment par des détails de plus en plus complexes. C’est au Chicago Federal Center que cet équilibre entre résolution structurelle et abstraction atteint son paroxysme. En effet, après avoir expérimenté des façades avec structure et remplissage dans ses premières tours métalliques, au Federal Center c’est une vraie façade rideau qui est mise en place. Cette légère mise en retrait des poteaux permet un gain important d’abstraction. Toute la peau est uniforme sur les quatre façades des deux tours. Comme Schinkel, qui préfère la vraisemblance à la vérité structurelle, Mies exprime la structure de manière symbolique. Il pousse l’abstraction toujours plus loin en concevant une masse complètement uniforme, sans éléments primaires ni secondaires. La sobriété de sa façade dont les grands éléments de vitrage sombre lui confèrent un 31

Richard Llewelyn-Davies, «L’architecture sans fin», in Sébastien Marot, Eric Alonzo et al., marnes volume 3, Editions de la Villette, Paris, 2014, p.71. 32 Mies Van Der Rohe, dans Jean Louis Cohen, Mies Van Der Rohe, France, 1994, Editions Hazan, p.26.

31


MVDR - Federal Center - 1973 - Monolithe classique

MVDR - Farnsworth house - 1951

MVDR - Crown hall - 1956

MVDR - Tours Toronto Dominion - 1969


aspect monolithique, presque massif, et l’élancement de sa structure lui confère une carrure monumentale à même de rivaliser avec la hauteur du contexte environnant. La dimension monumentale est renforcée par la décomposition classique de la façade. Au rez-de-chaussée, il libère le sol en surélevant le bâtiment, ce qui a pour effet de créer une porosité avec la ville. Le corps du bâtiment, uniforme, est composé de trames toutes identiques rythmées par des profilés en I, à la fois structuraux et ornementaux. En couronnement, deux niveaux sont dédiés aux espaces techniques du bâtiment, exprimés en façade par une grille plus serrée. Cette décomposition classique de la façade en trois parties avec socle, corps et couronnement, montre que Mies renoue avec un langage plus classique expérimenté au début de sa carrière. Notre intuition est donc que l’utilisation de ce langage classique lui offre une plus grande liberté de composition à l’échelle urbaine. La portée libre (Clear span) Mies développe un autre type: le bâtiment à portée libre, c’est-à-dire que la structure du bâtiment est concentrée en périphérie pour libérer un maximum d’espace libre à l’intérieur. Cette recherche vise encore une fois à développer un concept selon lequel un bâtiment doit pouvoir évoluer dans le futur, accueillir différentes fonctions, sans que la structure entrave ces transformations. « Nous n’admettons pas que la fonction dicte le plan, nous concevons un espace qui accepte toutes les fonctions. » 33 Seuls les éléments techniques et les escaliers sont fixes, et innervent un grand espace capable. Pour atteindre la quintessence du plan libre moderne, « l’espace universel », Mies met à profit la structure. En la positionnant en extrémités, et même souvent à l’extérieur, cela permet d’exprimer la tectonique du bâtiment. Depuis l’extérieur on comprend le système constructif. La Farnsworth house constitue un manifeste de ce type. Dans cette maison les poteaux en I sont rejetés à l’extérieur, et supportent deux dalles qui, depuis l’intérieur, semblent être en lévitation. Toujours dans cette quête de non finitude, les angles sont libérés des poteaux, ce qui accentue le concept de glass box. En toiture, on peut observer des détails qui tout en restant très modernes, évoquent le classique. Les poteaux sont en retrait du haut du toit pour permettre à la ligne de la toiture de filer d’un bout à l’autre du bâtiment. D’autre part, les couches qui composent la toiture créent de subtils décalages qui évoquent la corniche d’une construction en pierre et ses retraits successifs. Les deux escaliers qui mènent à l’espace intérieur surélevé, rappellent les grands emmarchements des bâtiments de Schinkel qui permettent de prendre de la hauteur sur le paysage et de monumentaliser l’entrée. Mies développe ensuite ce type à plus grande échelle, avec d’abord le Crown hall. Comme la portée est immense, les poutres ne peuvent être contenues dans la dalle. La toiture est donc suspendue à la structure. Ce système structurel offre un aspect monumental au bâtiment. Il s’agira pour Mies de : « la structure la plus claire que nous ayons conçue, celle qui exprime le mieux notre philosophie» 34. Le Convention hall développe le plus grand espace capable dessiné par Mies. La façade est intéressante car la structure est en diagonale pour contreventer, elle dessine ainsi des formes triangulaires formant un motif. L’expression de la structure devient ornementale. L’aspect de ces bâtiments est régit par une volonté d’exprimer le système structurel du bâtiment. Il a une double lecture, à la fois esthétique et didactique. Que ce soit pour le Crown hall ou pour la Farnsworth, Mies applique un type à deux contexte différents. 33

Mies Van Der Rohe, propos recueillis par Christian Norberg-Schultz, « Rencontre avec Mies Van Der Rohe », Architecture d’Aujourd’hui, n°79, 1958, p.40 34 « Mies’ enormous room », The Architectural Forum, vol. 105, août 1956, p 105

33


MVDR et P. Johnson - Exposition «Machine Art»

MVDR - Tour IBM - Profilés en I, ornementaux

MVDR - Tour IBM - Détail de la continuité des joints


UNE EXPRESSION INDUSTRIELLE ENTRE ABSTRACTION ET CLASSICISME Une ornementations industrielle La question de l’ornement, bien que souvent passée sous silence par le Mouvement moderne, reste un thème de travail abordé par les grands maîtres. Mies assume la dimension ornementale de son travail en déclarant : « Il était important de conserver et d’étendre le rythme créé par les profilés des meneaux au reste du bâtiment. Nous nous en rendîmes compte en regardant la maquette sans que le profilé soit posé sur le pilier d’angle et cela n’avait pas l’air correct. Bien sûr, l’autre raison est que cette section d’acier était nécessaire pour raidir la plaque qui couvrait le pilier afin qu’elle n’ondule pas et nous en avions aussi besoin pour renforcer les éléments lors du montage. C’est une excellente raison, bien sûr, mais c’est l’autre qui est la bonne. »35

Pour Mies, si l’ornement est lié à la structure ou au matériau et intégré dans le bâtiment alors cela ne constitue pas une esthétique rajoutée, mais participe à l’écriture du bâtiment. En 1934, Mies et Johnson collaborent sur l’exposition Machine Art à la demande du MOMA. Elle propose au visiteur une mise en scène de machines ou d’éléments machiniques comme des ressorts, des hélices, complètement sortis de leur contexte et exposés comme des oeuvres d’art. Ces objets perdent toute valeur fonctionnelle et l’étrangeté de leurs formes leur confère alors une plasticité sculpturale. De la même manière que Mies utilise des éléments industriels de façon esthétique dans ses bâtiments. Les profilés d’acier en façades ne sont pas vraiment structurels, mais parlent de la structure cachée derrière le mur rideau et l’enrobage en béton. Ils servent aussi à créer une homogénéité des façades lorsque plusieurs bâtiments dialoguent ensemble, et exprimer une verticalité, une légèreté. Détails et matérialité au service de l’abstraction Mies s’attèle à développer plusieurs types de manière systématique. Chaque bâtiment se distingue ensuite par le traitement du détail. A l’IBM building, on remarque par exemple, que les joints des plaques de marbres, du carrelage du plafond, du sol et des poteaux sont strictement alignés. Tous ces détails forment une grille sur le bâtiment qui lui confère un haut degré d’abstraction. La perception lointaine de cette grille structurelle noire met en évidence son homogénéité. C’est lorsque l’on s’approche du bâtiment qu’on en comprend les multiples composantes par l’expression des joints. La couleur joue un rôle important dans l’image abstraite des bâtiments de Mies. A la Farnsworth par exemple, la blancheur du bâtiment permet de faire ressortir le vert du paysage qui l’entoure : «Dans notre campus de l’IIT, j’ai peint l’acier en noir. A la Farnsworth house, je l’ai peint en blanc parce que c’était dans le vert de la nature. C’était l’extérieur. Je pourrai utiliser n’importe quelle couleur.» 36

35

Mies Van Der Rohe, cité dans «Mies Van Der Rohe», Architectural Forum, vol. 97, Nov 1952, p. 99. Mies Van Der Rohe cité dans «Conversation with Mies Van Der Rohe», Moisés Puente Editeur, New York, 2008, p.60. Traduction des auteurs. 36

35


MVDR - Tour IBM - 1973 - Continuité des veines du marbre entre deux plaques des noyaux de circulation


Mies ne s’autorise un revêtement peint que sur la structure. Ce qui l’intéresse, c’est de créer un contraste avec le contexte pour le révéler. A propos du pavillon de Barcelone, Mies dit : «Si je l’avais construit en brique, ça resterait un aussi bon bâtiment. Je suis sûr qu’il n’aurait pas été aussi réussi qu’en marbre, mais cela n’a rien à voir avec le concept.» 37.

Qu’est-ce qui justifie alors l’utilisation de tel ou tel matériau si ce n’est pas une volonté esthétique ? Quand on voit comment sont agencées les plaques de marbres, de façon à créer la continuité des veines et ainsi créer un motif, on ne peut pas nier les motivations esthétiques. Il dit d’ailleurs "que tout dépend de la manière dont on utilise un matériau, pas du matériau lui même.» 38 En créant ce dessin sur le mur, la massivité du matériau disparaît au profit de la légèreté du motif, qu’on perçoit alors comme un tissu. Ce travail sur l’ornement peut sembler anecdotique cependant il illustre bien la manière dont Mies associe rationalité et expression avec une grande économie de moyens. Chaque détail sublime une nécessité constructive ou structurelle et rend chaque bâtiment unique et cohérent.

37

Mies Van Der Rohe cité dans «Conversation with Mies Van Der Rohe», Moisés Puente Editeur, New York, 2008, p.60. Traduit par les auteurs. 38 Mies Van Der Rohe, discours d’inauguration aux étudiants de l’IIT, 1938 dans un article de Evan Rawn, Archdaily magazine, publié le 3 décembre 2014. Traduit par les auteurs.

37


K.F. Schinkel à gauche et MVDR à droite - Planche comparative de détails constructifs


DÉVELOPPEMENT D’UN LANGAGE AUTONOME: LA TECTONIQUE COMME EXPRESSION UNIVERSELLE Kenneth Frampton introduit la notion de tectonique dans son ouvrage de 1995 Studies in Tectonic Culture. « Grec à l’origine, le terme tectonique dérive du mot tekton, qui signifie charpentier ou constructeur »39. Le terme s'élargit au fil du temps et désigne finalement l’art de la construction. Cette notion nous intéresse en ce qu’elle permet de relier les oeuvres de Schinkel et Mies par la recherche d’une expression poétique de la construction. Tous deux suivent l’idée selon laquelle la logique constructive est au fondement de l’architecture40. Suivant cette logique, le projet est dans un premier temps abordé comme la conception d’un objet construit, indépendamment du site qui l’accueille. Le développement autonome du projet permet le développement d’un langage architectural cohérent et pur, libéré de tout vocabulaire local. Schinkel comme Mies envisagent l’architecture comme un langage. Tout au long de sa carrière Schinkel « explore les éléments du vocabulaire architectural [...] à la recherche d’un langage universel »41. John Winters met en évidence la quête de langage universel que poursuit également Mies en comparant les détails des poteaux et des façades42, qui évoluent subtilement d’un projet à l’autre. Le perfectionnement de ces éléments est essentiel, car ils constituent, une fois assemblés, l’expression tectonique du bâtiment. Nous avons vu que cette recherche sur le vocabulaire passe par de nombreuses étapes et peut prendre des formes très diverses. Toutefois c’est sans doute dans leur quête d’universalité que réside finalement l’essence classique de l’oeuvre de ces deux architectes.

39

Kenneth Frampton, «The Rise of the Tectonic: Core Form and Art Form in the German Enlightenment, 17501870» in., Studies in Tectonic Culture: the poetics of construction in nineteenth and twentieth century architecture, The MIT Press, Cambridge, 1995, p.6, Traduction des auteurs. 40 Mies se réfère au mot allemand Baukunst pour clarifier son propos sur la construction, bau signifiant «la clarté constructive» et kunst le «raffinement», Peter Carter, Mies van der Rohe au travail, Phaidon, 1999, p.7. 41 Barry Bergdoll, Karl Friedrich Schinkel: An Architecture for Prussia , Rizzoli, 1994, p.68. Traduction des auteurs. 42 The vocabulary of Mies: his elements, John Winter - «The Measure of Mies», Architectural Review, 1972.

39


40

Schinkel - Neun Sch Plan - ech


hauspielhaus - 1821 h. 1.333e


Schinkel - Neun Sch Elevation -


hauspielhaus - 1821 ech. 1.333e


Schinkel - Altes Plan - ech


Museum - 1830 h. 1.333e


Schinkel - Altes Elevation -


Museum - 1830 ech. 1.333e


Schinkel - Schloss C Plan - ech


Charlottenhof - 1833 h. 1.333e


Schinkel - Schloss C Elevation -


Charlottenhof - 1833 ech. 1.333e


Schinkel - Gärt Plan - ech


tnerhaus - 1833 h. 1.333e


Schinkel - Gärt Elevation -


tnerhaus - 1833 ech. 1.333e


Schinkel - Baua Plan - ech


akademie - 1836 h. 1.333e


Schinkel - Baua Elevation -


akademie - 1836 ech. 1.333e


Mies - Riehl h Plan - ech


house - 1907 h. 1.333e


Mies - Riehl h Elevation -


house - 1907 ech. 1.333e


Mies - Pavillon de Plan - ech


e Barcelone - 1929 h. 1.333e


Mies - Pavillon de Elevation -


e Barcelone - 1929 ech. 1.333e


Mies - Farnswor Plan - ech


rth house - 1951 h. 1.333e


Mies - Farnswor Elevation -


rth house - 1951 ech. 1.333e


Mies - 860-880 Lake Plan - ech


e Shore Drive - 1951 h. 1.333e


Mies - 860-880 Lake Elevation -


e Shore Drive - 1951 ech. 1.333e


Mies - Chicago Fed Plan - ech


deral Center - 1974 h. 1.1000e


Mies - Chicago Fed Elevation - e


deral Center - 1974 ech. 1.1000e


80


Du vocabulaire autonome à l’architecture située Contexte naturel, architecture et grand paysage

43

Les palais de Schinkel : domestiquer le paysage

Les villas bourgeoises de Mies

Contexte urbain, la ville comme paysage architectural Le Berlin de Schinkel, ville-paysage Les ensembles urbains de Mies

55


K.F. Schinkel - Cathédrale gothique au bord de l’eau - 1814

K.F. Schinkel - Ville antique située contre une montagne - 1805


CONTEXTE NATUREL, ARCHITECTURE ET GRAND PAYSAGE LES PALAIS DE SCHINKEL : DOMESTIQUER LE PAYSAGE Structurer le territoire par l’architecture Entre 1803 et 1805, au cours de son voyage de jeunesse en Italie, Schinkel commence à s’intéresser à la capacité de l’architecture à structurer le paysage, notamment par le dessin de panoramas paysagers . Son travail de peintre cherche constamment à capturer les relations entre architecture et environnement naturel, comme l’explique Barry Bergdoll: « Dans pratiquement toutes les villes il rejoignait le point le plus élevé, la plus haute colline ou la plus haute tour, avec l’intention de discerner les lignes de force naturelles et géographiques avant d’aller étudier les formes et détails de la diversité historique de l’architecture de la ville en contrebas.1 »

Dans Cathédrale gothique au bord de l’eau (1814), l’architecture possède un caractère monumental et sublime, l’édifice semble absorber son contexte de par sa grandeur. Le bâtiment ne s’inscrit pas dans un paysage, il est paysage. Werner Szambien va dans le sens de cette analyse en affirmant que « Schinkel procède manifestement à une mise en parallèle des formes naturelles et architecturales2. » Le rapport s’inverse dans Ville antique située contre une montagne (1805) où l’architecture est disséminée de manière organique dans le paysage. Dans les deux cas il est question de relation dialectique entre d’un côté l’artificiel, et de l’autre le naturel. L’oeuvre picturale de Schinkel dépeint une osmose entre ces forces qui n’apparaissent pas comme antagonistes, mais convergentes. Ceci rejoint finalement son idée selon laquelle «l’architecture est la continuité par l’Homme de l’activité constructive de la nature3.» Schinkel entame véritablement sa carrière d’architecte vers 18154 , s’appuyant sur les recherches qu’il a menées jusqu’ici par le biais de la peinture et des décors scéniques5. Dans ses projets en contexte naturel, Schinkel insère l’architecture dans un paysage plus vaste, un peu à la manière des pavillons dans les jardins pittoresques anglais du XVIIIe siècle. A partir de 1825, à la demande du prince héritier, Schinkel commence à travailler sur l’ensemble de Charlottenhof, résidence royale située à l’écart de la capitale. Le projet Schloss Charlottenhof consiste alors à moderniser une vieille bâtisse et à l’intégrer de manière harmonieuse dans un ensemble paysager aménagé par le paysagiste de la cour Peter Joseph Lenné6. Schinkel transforme la vieille bâtisse existante en un palais classique dont la rigueur géométrique de la tectonique hellénique tranche avec l’environnement végétal. Plutôt que d’ériger un monument 1

Barry Bergdoll, Op. cit. p.20. Traduction des auteurs. Werner Szambien, Schinkel, Hazan, Paris, 1989, p.12. 3 Barry Bergdoll, Op. cit. p.68. 4 En raison des années troublées d’occupation française suite aux victoires de Bonaparte sur la Prusse à Iéna et d’Auerstaedt en 1806. 5 Entre 1806 et 1815, faute de commissions architecturales, Schinkel s’occupe en peignant des décors scéniques et des panoramas monumentaux. L’architecture, et sa relation au paysage, reste cependant son sujet de prédilection et cette activité lui permet de poursuivre des réflexions théoriques qui orientent son oeuvre construite. Pour en savoir plus sur sa période picturale voir Werner Szambien, Schinkel, Hazan, Paris, 1989 6 Lenné est conseillé par John Adey Repton, fils de Humphry Repton, grand théoricien du pittoresque anglais, à Glienicke (1825). 2

83


K.F. Schinkel - Charlottenhof - Perspectives depuis la tente vers le parc et la ville au loin, cadrée par la végétation

K.F. Schinkel - Charlottenhof - Perspectives depuis le parc montrant l’intégration des volumes


autonome, il tisse des liens entre les différents objets architecturaux qui ponctuent l’étendue paysagère afin de créer un tout: «Le dessin du complexe, suggéré par le Prince en personne, prouve que quelque chose de très beau et gracieux, bien que sur une très petite échelle, peut être crée avec des moyens limités à partir d’un site désavantageux si l’on planifie de manière significative l’organisation du tout.7»

L’axe est-ouest offre une continuité visuelle qui lie l’ensemble des éléments, depuis le grand bassin à l’ouest jusqu’au local technique de la machine à vapeur à l’est. La mise en relation des éléments est visible sur les points de vue soigneusement choisis des perspectives de Schinkel. Faisant face au palais, une terrasse dotée d’un banc semi-circulaire et couverte d’une toile , offre un contrepoint plus léger à la massivité de l’édifice principale et dégage une vue panoramique sur le parc. La perspective depuis ce point montre le jardin et la résidence princière au premier plan, mis en relation avec le nouveau palais royal cadré par la végétation dans le fond. Dans une autre perspective, on peut voir apparaître dans le lointain la ville de Postdam, qui devient également un élément de la composition malgré sa distance. Il est important de noter que Schinkel prend soin de toujours séparer les axes de circulation des axes visuels, ainsi l’on perçoit toujours les bâtiments de biais, ce qui entre en contradiction avec l’approche frontale habituellement employée pour les édifices classiques. Les cheminements sinueux dessinés par Lenné dynamisent l’approche d’objets architecturaux symétriques, reliés entre eux de manière dissymétrique. Le langage architectural et le dessin du plan répondent à une logique propre, qui entre en résonance avec l’ensemble par un aménagement savant des espaces extérieurs. En mettant en relation le contexte immédiat avec des éléments lointains existants, le travail de Schinkel évoque les Redbooks de Humphrey Repton . Dans ces ouvrages, il reconstitue des paysages pittoresques à partir de situations existantes. En s’appuyant sur les éléments présents sur le site, complétés par des interventions nouvelles, et en intégrant l’arrière-plan à la composition, il crée un ensemble harmonieux et équilibré. Ordre relatif Selon Schinkel: « Chaque objet avec une fonction spécifique appel à un ordre spécifique. Cet ordre est soit la symétrie, que tout le monde comprends, soit l’ordre relatif, qui est compréhensible seulement par ceux qui en connaissent les principes. » 8

Il met ainsi en évidence la manière dont il envisage la conception d’un bâtiment à plusieurs niveaux de lecture. La symétrie à laquelle il fait référence renvoie à l’aspect classique et universel de ses bâtiments, qui est un langage partageable et compréhensible, car connu de tous. De cette manière l’architecture peut s’adresser au plus grand nombre. L’ordre relatif procède d’une approche moins évidente qui dépend des 7

Karl Friedrich Schinkel, Sammlung Architektonischer Entwürfe, Collection of Architectural Designs, Princeton Architectural Press, New York, 1989 (réimpression de l’édition de 1866, édition originale 1858), p.48. Traduction des auteurs. 8 Notes de Schinkel pour le projet de livre d’architecture Lehrbuch, dans Barry Bergdoll, Karl Friedrich Schinkel: An Architecture for Prussia , Rizzoli, 1994, p.114

85


K.F. Schinkel - Gartnerhaus - Cadrages sur la maison depuis le parc

K.F. Schinkel - Gartnerhaus - En haut, le bâtiment avec les «liants». En bas, le volume classique


particularités du site, du programme et de l’organisation d’une certaine irrégularité. Schinkel est à cette époque un pionnier dans l’exploration de la dissymétrie9, tantôt dans le plan, à des fins fonctionnelles, tantôt dans des compositions de bâtiments, dont la disposition répond à des logiques à la fois programmatiques et géographiques. Le projet de Gartnerhaus est une résidence princière secondaire également située dans le parc de Sans-Souci, au nord-ouest du Schloss Charlottenhof. Il répond à un principe de fragmentation et met en oeuvre une composition éclectique où se croisent vocabulaire classique et influences vernaculaires italiennes. La séparation des corps de bâtiment résulte dans un premier temps des nécessités programmatiques, car dans un même complexe cohabite la maison du jardinier, construite en 1829, suivie d’un pavillon de thé. A partir de 1840, des thermes romains s’ajoutent à la composition. Les décalages et les interstices entre les masses bâties offrent aussi à l’architecte la possibilité de créer des cadrages qui font entrer le paysage dans la composition architecturale. De la même manière depuis le parc, les masses végétales cadrent des vues sur la Gartnerhaus. Dans sa monographie Schinkel évoque la volonté de concevoir «au sein d’un style pittoresque [...] un groupe d’objets architecturaux diversifiés qui se fondraient agréablement avec la nature environnante.10» Plus que dans tout autre projet, l’architecte travaille donc à brouiller la limite entre nature et architecture. La force de la composition vient de la capacité de croissance du plan autour de la cour d’entrée dans laquelle la végétation recouvre la structure, générant un espace hybride, entre intérieur et extérieur, entre artificiel et naturel. A la différence du Schauspielhaus où il travaille l’irrégularité du plan à l’intérieur d’une forme prédéfinie, ici l’assemblage d’éléments symétriques et indépendants génère un ensemble irrégulier, mais cohérent. Plus qu’un bâtiment, la Gartnerhaus est un complexe parcourable. Le mouvement est nécessaire à sa compréhension et le promeneur y est sans cesse surpris par la découverte de nouveaux points de vue. Dans la perspective de la façade principale, l’ascension pyramidale de la hauteur du bâti culmine avec la tour, rotule autour de laquelle s’articulent les différentes entitées. L’harmonie est liée non plus à la symétrie bilatérale, qui caractérise les édifices classiques, mais à «l’équilibre de deux parties différentes de part et d’autre d’un axe.» 11 Schinkel veille donc à ce que la Gartnerhaus apparaisse comme un ensemble achevé et non simplement un assemblage de parties. Liants La Gartnerhaus est constituée d’entités indépendantes qui forment un ensemble. La cohérence de cet ensemble tient en partie à la rationalité de la démarche compositionnelle. Mais c’est par l’utilisation de ce que nous qualifierons d’ « éléments liants » que Schinkel assure véritablement l’unification des objets architecturaux: «Les volumes du complexe sont liés autour du périmètre du jardin par des pergolas 9

Pour aller plus sur la question de la composition au 19e siècle voir Jacques Lucan, «Composition et juxtaposition», Composition non-Composition, Architectures et théories, XIXe - XXe siècles, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2009, p.299-315. 10 Karl Friedrich Schinkel, Sammlung Architektonischer Entwürfe, Collection of Architectural Designs, Princeton Architectural Press, New York, 1989 (réimpression de l’édition de 1866, édition originale 1858), p.53. Traduction des auteurs. 11 Jacques Lucan, «Composition et pittoresque», Composition non-Composition, Architectures et théories, XIXe - XXe siècles, Presses polytechniques et universitaires romandes, Lausanne, 2009, p.328. Cette conception de la symétrie est théorisée par Andrew Jackson Downing dans Victorian Cottage Residences, publié en 1842, soit un an après la mort de Schinkel.

87


K.F. Schinkel - Casino Glienicke - 1832 - En haut, le bâtiment avec les «liants». En bas, le volume classique

K.F. Schinkel - Lushaus - Documents qui expriment la géométrie pur et les «liants»


couvertes de plantes grimpantes, des escaliers extérieurs, et des murets périphériques, éléments du langage vernaculaire que Schinkel explorait depuis une décennie.12»

Les éléments vernaculaires font ici écho à l’architecture des fermes et maisons qui avaient fasciné Schinkel lors de son premier voyage en Italie, et dont il s’inspire afin de relier entre eux les volumes fragmentés de la Gartnerhaus. La confrontation de colonnes doriques, de pilastres et de l’appareillage rustique du soubassement, dresse le spectre du vocabulaire architectural employé par Schinkel. Sa recherche tectonique s’inscrit dans la quête de compréhension d’une logique sous-jacente de la nature. Les éléments liants, qui ont une expression volontairement plus simple, sont envahis par la végétation qui acquiert une fonction ornementale. Ces éléments hybrides entre architecture et végétal symbolisent donc le lien entre architecture et nature. Au-delà de leur fonction symbolique, ils permettent l’articulation du bâtiment avec son site. Les escaliers rattrapent la topographie accidentée d’un terrain naturel, les pergolas apportent couvert et ombrages et les toitures-terrasses offrent des promontoires propices à la contemplation du paysage. Barry Bergdoll s’appuie sur le projet de Lusthaus , adressé à la fratrie royale, afin d’illustrer la dissociation entre la logique tectonique propre au bâtiment et la création d’une dialectique entre l’objet construit et le site dans lequel il s’insère: «Le Lusthaus n’était pas, à la manière des contemporains anglais Repton ou Nash, une composition pittoresque prenant ses repères dans le paysage, mais le projet s’est développé de manière autonome à partir de l’intérieur, tout en établissant un cadre pour une meilleure compréhension du paysage.» Et il poursuit : «Le grand périmètre [du bâtiment] est crée par deux escaliers extérieurs qui donnent accès à la pergola qui fait face aux bureaux, offrant une vue surplombant la rivière, et par une clôture de jardin. L’ordre de la maison est ainsi lié à celui de son site à la fois sur la terre et sur les rives.»13

Il nous apparaît donc que Schinkel, lorsqu’il travaille dans un contexte paysager, s’emploi à lier ses bâtiments et leur site, tout en poursuivant sa recherche tectonique. Par la manipulation d’un langage classique rigoureux auquel il combine l’utilisation d’un vocabulaire formel plus libre inspiré de l’architecture vernaculaire, il assure à la fois la cohérence architecturale de l’édifice et l’intégration organique de ce dernier au site qui l’acceuille. On retrouve dans l’oeuvre de Mies un certain nombre des mécanismes employés par Schinkel, ce qui témoigne d’une ambition commune de garantir l’autonomie architecturale des bâtiments tout en veillant à les intégrer avec justesse dans leur site.

LES VILLAS BOURGEOISES DE MIES Nous avons vu que Mies développe un langage très fort qui s’appuie sur une homogénéité de l’écriture de ses bâtiments. Dans l’évolution de son travail on constate qu’il déconstruit progressivement le volume compacte pour tisser des liens avec le paysage. La Farnsworth House marque un retour au volume compacte. Nous avons donc identifié deux manière de lier l’architecture à un contexte paysager chez Mies, la première consistant à déployer l’architecture, la deuxième à surplomber le paysage. 12 13

Barry Bergdoll, Op. cit. p.156. Traduction des auteurs. Barry Bergdoll, Op. cit. p.114. Traduction des auteurs.

89


MVDR - Werner house - Photo de la terrasse introvertie MVDR - Perls house - Photo du jardin introverti

MVDR - Werner house - Plan avec la pergola

MVDR - Perls house - Plan de l’extension de 1927


Déployer l’architecture dans le paysage Nombreux sont les projets du début de carrière de Mies dans lesquels on ressent l’influence de Schinkel, notamment dans le rapport étroit qu’il établit entre végétal et bâti. «Il semble que la seule image qu’il reste des projets de Petermann et Lessing soit celle publiée par Paul Westheim dans l’article de 1927 qui liait Mies à Karl Friedrich Schinkel pour la première fois. Westheim apparentait Mies à l’un des plus talentueux et original étudiants de Schinkel, prenant du maître du 19e siècle pas un style ou un ensemble de forme, mais sa sensibilité remarquable pour les masses, les interrelations, les rythmes et la mélodie de la forme.» 14

Dans ses premiers projets, Mies conçoit ses bâtiments comme des volumes compacts qui dialoguent avec le paysage par le biais de loggias , comme le fait Schinkel en créant podiums et galeries, seuil entre ville et architecture. Ses premières tentatives d’interaction avec le paysage se font donc par le creusement dans le volume compact d’un espace de transition, la loggia. L’espace intime et couvert ainsi créé permet de contempler le paysage. Après ces premières tentatives d’interactions seulement visuelles avec le paysage, Mies cherche à faire évoluer la forme. Il s’attache alors à étirer ses bâtiments dans le site. La Werner House exprime bien ce déploiement du plan. On comprend que Mies dessine d’abord un volume classique, symétrique en façade, puis qu’il y juxtapose un «bras» qui comprend une pergolas. Le plan prend alors la forme d’un L, ce qui permet de créer un jardin intérieur. A l’inverse du projet de la Kröller-Müller, où Mies encercle totalement ce jardin intérieur, comme un patio, ici il cherche à le définir plus subtilement. Ce déploiement passe d’abord par la juxtaposition d’éléments liants Schinkeliens, comme des vérandas ou des excroissances, puis c’est finalement tout le plan qui se déforme. Mies réalise quelques années plus tard une extension de la Perls house, qui, de la même façon, vient créer un plan en L. A la place de la pergola de la Werner House, une pièce supplémentaire vient enclore l’extérieur. La façade de cette extension est une symétrie diagonale du rez-dechaussée de la façade existante. Mies brise ainsi la symétrie frontale. Cette hésitation entre symétrie et asymétrie, entre forme compacte et forme organique, montre que Mies se sert du langage architectural pour contrôler l’expression du bâtiment, et de la composition en plan pour lier ce bâtiment au site. Depuis l’intérieur on ne voit plus seulement l’extérieur, mais également la maison elle-même. Mies crée des jeux de perspectives entre intérieur et extérieur, mais aussi entre intérieur et intérieur. Pour créer une porosité entre le dedans et le dehors, la seule déformation du plan ne suffit plus. Mies s’appuie alors sur le concept spatial qu’il expérimente dans le projet de la Brick Country house. Dans ce projet, l’architecture sort de son propre cadre. Les murs et les toitures se projettent dans le paysage, augmentant ainsi les porosités. Le bâtiment se déploie de manière à couvrir l’ensemble du site. L’absence de portes permet un parcours continu entre paysage et architecture.

14

Detlef Mertins, Mies, Phaidon, Londres 2014, p 93. Traduction des auteurs.

91


MVDR - Riehl house - Podium

MVDR - Villa Tugendhat - Podium

MVDR - Villa Tugendhat - Cadrage des volumes et de la toiture sur le paysage

MVDR - Farnsworth house - Cadrage des dalles et poteaux sur la végétation

MVDR - Lake Shore Drive - Cadrage des tours et du auvent, vers le lac


Surplomber le paysage Tout au long de sa carrière, Mies va s’attacher à modeler le sol afin d’intégrer un volume autonome, dans le paysage. Parallèlement à l’évolution de son architecture, qui, par la forme et la disposition des masses, cherche à englober le site, on constate également une évolution dans le traitement du sol. La Riehl House , sa première construction, ne tire pas sa force de son langage, mais de son rapport au paysage. Le site étant en pente vers le fleuve, Mies en profite pour positionner une loggia sur toute la largeur de l’édifice et offre aux habitants un espace couvert mais extérieur. Il positionne la maison et le jardin supérieur sur un podium, qui domine le paysage. Ainsi, pour accéder au jardin en contrebas il faut emprunter une série d’escaliers. Le jardin du haut, géométrique, contraste avec celui du bas, plus sinueux et non terrassé. Le rapport entre intérieur et extérieur ne se résume encore qu’à des relations visuelles. Mies travaille le sol de manière brutale, une partie est aplanie pour accueillir la maison, l’autre conserve sa topographie originelle. Il est intéressant de noter qu’il ne fait pas toujours de podiums, comme c’est souvent admis, mais qu’il positionne tout le temps ses constructions sur un terrain plat15. Pour créer des liens entre le bâtiment et le site, Mies, à la manière de Schinkel, use d’éléments liants que sont les terrasses, les murs de soutènement, les escaliers, les pergolas etc. Conjointement à la nouveauté formelle et conceptuelle apporté par le pavillon de Barcelone, Mies construit la maison Tugendhat . A l’inverse du Pavillon de Barcelone pour lequel il crée un socle qui le sépare de la ville, Mies ancre la Villa Tugendhat dans le site. C’est la première fois qu’on entre par la terrasse dans une maison de Mies, ce qui montre toute l’importance de la scénarisation du rapport au paysage. Le toit fait alors office de podium depuis lequel le paysage est cadré entre les volumes construits et la toiture. Il essaye d’intégrer l’architecture au site en les fusionnant, plutôt qu’en les mettant à distance. La Wolf house, développe une approche différente par la création d’un terrassement qui rattrape le dénivelé. Si en Allemagne, Mies aménage largement le site par le biais de podiums et de terrasses, sa démarche en Amérique consiste à intervenir de manière plus subtile et délicate sur le sol. Cette nouvelle approche est adoptée pour la Farnsworth House. Mies profite de la proximité de la rivière pour offrir à la maison un véritable panorama paysager. Pour des raisons pragmatiques liées aux crues, il décide surélever l’édifice. Il crée donc une plateforme «en lévitation» au dessus du sol naturel qui reste vierge de toute intervention. L’impact de la maison est alors minimal, contrairement aux intégrations berlinoises. Cependant la question reste la même, comment articuler le sol naturel avec le sol artificiel. Une plateforme intermédiaire, légèrement surélevée résout cette transition et permet de lier le volume autonome de la maison avec le site. Mies invite le visiteur à prendre de la hauteur, à la manière de Schinkel dans ses bâtiments publics, l’invitant à contempler le paysage. La première dalle constitue un seuil entre deux espaces, celui du site et celui de la maison. Lorsqu’on monte le deuxième escalier, on se retrouve comprimé entre deux dalles, celle du sol et celle de la toiture. Ce dispositif rappelle le cadrage sur le lac Michigan, entre sol et auvent, au Lake Shore Drive. La périphérie entièrement vitrée dissout la limite entre intérieur et extérieur. L’architecture devient un cadre sur la nature. Le végétal agit comme filtre visuel et apporte de l’ombre à l’intérieur de la maison. Il participe véritablement à son fonctionnement. La simplicité de l’expression ainsi que la couleur blanche de la structure, révèlent la beauté de la nature.

15

Se référer au mémoire de fin d’étude de Nicolas Berrebbi et Thomas Guilbaud, «The dichotomy of Mies towers, Universalism and contextualism», 2017.

93


K.F. Schinkel - Centre de Berlin - Plan des constructions de Schinkel à Berlin


«J’étais dans la maison du matin au soir. Je n’avais pas réalisé à quel point la nature était colorée. Mais on doit faire attention à n’utiliser que des couleurs neutres à l’intérieur, parce que les couleurs sont dehors.» 16

La Greenwald house s’apparente à une Farnsworth posée sur le sol. Plutôt que de surélever le bâtiment, Mies aplanit légèrement la topographie, et vient rattraper la différence de niveau par un petit mur de soutènement en pierre. Malgré une organisation asymétrique de l’intérieur dû à des nécessités fonctionnelles, et des aménagements extérieurs asymétriques, la façade reste symétrique. Peu importe le contexte, le langage reste toujours autonome et classique. Il est clair que Mies évolue dans sa manière d’interagir avec le paysage. Les transitions deviennent plus douces, les seuils se multiplient du dehors au dedans, le travail sur le sol est aussi plus subtil.

CONTEXTE URBAIN, LA VILLE COMME PAYSAGE ARCHITECTURAL LE BERLIN DE SCHINKEL, VILLE-PAYSAGE Une vision urbaine Si l’architecture constitue un sujet d’étude fondamentale pour Schinkel, la manière dont les bâtiments construisent la ville l’est tout autant. Sa vision urbaine, décrite par fragments dans les commentaires de sa monographie17, est sujette à de nombreuses interprétations. Certains architectes voient dans son oeuvre la volonté d’inscrire ses bâtiments de manière subtile dans le tissu existant18 tandis que d’autres y voient la disposition d’objets architecturaux autonomes dans le centre de Berlin19. En 1810 Schinkel accède au service de l’architecture de la Prusse ce qui lui permet peu à peu de mettre en oeuvre sa vision urbaine. Son plan de réaménagement de Berlin de 181720 illustre sa volonté d’ordonner la ville pour la rendre plus fonctionnelle, mais aussi plus généreuse, par l’aménagement de parcs et de promenades plantées.21 On décèle déjà qu’il envisage la structuration de l’espace public par l’architecture par l’implantation de masses autonomes. Tout au long de sa carrière, Schinkel construit un nombre considérable de bâtiments dans le centre de Berlin. Il justifie souvent précisément l’implantation des projets. Il déclare par exemple que le Schauspielhaus doit s’intégrer «de manière appropriée à la place et ses alentours, pour que l’ensemble architectural [...] s’harmonise avec l’environnement»22. Il fait ici référence 16

Carsten Krohn, Mies Van der Rohe the built work, 2014, p142, Ludwig Mies van der Rohe in conversation with Graeme Shankland in: The Listener, 15 Oct. 1959, p. 621. 17 Dans son Sammlung Architektonischer Entwürfe, Schinkel s’étend souvent sur l'insertion urbaine et le rapport au tissu existant de ses projets. Voir: Karl Friedrich Schinkel, Sammlung Architektonischer Entwürfe, Collection of Architectural Designs, Princeton Architectural Press, New York, 1989 (réimpression de l’édition de 1866, édition originale 1858). 18 Hermann G.Pundt, Schinkels Berlin [1972], Frechen, Komet, 2002, p.9-10. 19 Cette idée est notamment développée dans l’ouvrage de Panos Mantziaras, La ville-paysage. Rudolf Schwarz et la dissolution des villes, Genève, Metispresses, 2008. 20 Le jeune Schinkel propose spontanément ce plan au roi Frédéric-Guillaume III dont il a pu gagner la confiance. 21 Hermann G.Pundt, Schinkels Berlin [1972], Frechen, Komet, 2002, p.136-139. 22 Karl Friedrich Schinkel, Sammlung Architektonischer Entwürfe, Collection of Architectural Designs, Princeton Architectural Press, New York, 1989 (réimpression de l’édition de 1866, édition originale 1858), p.35. Traduction

95


K.F. Schinkel - Bauakademie - Perspective biaise où sont mis en relation l’école et l’église

K.F. Schinkel - Eglise Friedrichswerder - Perspective biaise depuis le parvis

K.F. Schinkel - Altes museum - Promontoire sur la ville et l’église au loin


aux deux églises existantes qu’il intègre dans sa réflexion pour former un tout cohérent. Il développe plus encore la réflexion urbaine pour l’Altes museum ainsi que pour la Bauakademie, où il envisage la création de nouvelles rues ainsi que la démolition de petits bâtiments afin de dégager la vue sur les façades du nouvel édifice23. Schinkel semble donc donner la priorité à la fluidification du parcours urbain ainsi qu’à la qualité des espaces publics qui offrent une perception avantageuse de l’architecture. Une relation dialectique est mise en place entre architecture et espace public, qui se mettent mutuellement en valeur. Cet effet de mise en scène est d’autant plus fort que tous ses bâtiments sont visibles sur leurs quatre façades, ce qui renforce leur caractère d’objets monumentaux. Ce qui nous amène par ailleurs à questionner le discours de Schinkel: ses justifications urbaines ne sont-elles finalement qu’un prétexte à la création de bâtiments autonomes? L’examen du centre berlinois d’aujourd’hui semble confirmer son discours en illustrant la capacité de structuration urbaine de ses projets, qui malgré la modernisation de la ville, sont restés intacts24. La proximité de ces objets redonne au centre-ville de la cohérence par la fonctionnalité et la richesse spatiale de l’ensemble. Il apparaît donc clairement que Schinkel ne se contente pas de poser des objets sans relations, ses projets réalisés n’ayant «de valeur exemplaire que si on les situe dans le contexte de sa vision globale de la ville.»25 Parcours et podiums A l’image de la composition dynamique de la Gartnerhaus, la disposition des masses dans le tissu berlinois engage la question du mouvement de l’observateur comme condition nécessaire à la compréhension de l’ensemble. Une fois de plus les perspectives biaises de l’architecte attestent de la perception dynamique, en mouvement, des bâtiments. Par la confrontation dans certaines perspectives de plusieurs de ses projets, Schinkel semble vouloir reconstituer un parcours, illustrant la cohérence de sa vision pour Berlin. Dans une note, il lie la question du mouvement à celle du langage: «Ce qui est unique et caractéristique des oeuvres d’architecture c’est que l’observateur peut bouger à travers et autour d’elles, de telle manière que les points de vue pour l’observation sont infinis[...]. Limitons-nous donc à la plus grande simplification des formes [...] afin que les lois naturelles de la perspective [...] puissent fournir le plus riche travail d’imagination, sans entraves.» 26

Selon lui le mouvement distingue donc l’architecture des autres arts. Cette caractéristique précise informe la recherche tectonique de Schinkel pour qui le mouvement génère une complexité visuelle qui s’équilibre par la simplicité d’expression du bâtiment. Il ressort de cette analyse que la complexité du parcours pittoresque urbain incite Schinkel à employer la tectonique pure de l’architecture classique dans un souci de clarté et d’équilibre27. D’une certaine manière, plus des auteurs. 23 Karl Friedrich Schinkel, Sammlung Architektonischer Entwürfe, Collection of Architectural Designs, Princeton Architectural Press, New York, 1989 (réimpression de l’édition de 1866, édition originale 1858), p.48. Traduction des auteurs. 24 Le débat sur la reconstruction de la Bauakademie, détruit pendant la IIe Guerre Mondiale, montre à quel point l’absence du monument se fait sentir dans le centre de Berlin. 25 Werner Szambien, Schinkel, Hazan, Paris, 1989, p.34. 26 Note de Schinkel tiré de Karl Friedrich Schinkel: Architektur, Malerei, Kunstgewerbe, pp.170-171 27 Le langage classique est privilégié par Schinkel dans ses édifices publics à Berlin, bien que cela ne l’empêche

97


MVDR - Lake Shore Drive - Croquis axonométrique

MVDR - Lake Shore Drive - Glissements entre les deux tours


Schinkel est pittoresque, plus il est classique, et réciproquement. Le point d’orgue du parcours urbain se trouve en hauteur, sur les podiums qui assurent la transition entre l’espace public et l’intérieur des bâtiments. Schinkel transpose sa fascination pour les panoramas28 en créant des parcours ascendants qui élèvent le visiteur sur un promontoire. Cela met le visiteur à distance de la ville dont il devient le spectateur. Par analogie le bâtiment devient une montagne, et la ville, un paysage29. On retrouve ici encore une volonté de mise en scène qui n’est pas sans rappeler ses travaux en contexte naturel. Cette vue surélevée donne tout son sens au soin apporté par Schinkel à l’insertion urbaine de ses projets, dont l’ensemble cohérent qu’ils forment est finalement donné à voir. Schinkel s’emploi donc à achever la composition fragmentaire et disparate de la ville par la force de l’architecture. L’introduction de repères urbains monumentaux permet de lier les espaces, recréer des connexions et des perspectives. Cette analyse nous amène à envisager la résolution urbaine du Berlin de Schinkel comme une oeuvre pittoresque, non pas à la manière anglaise de l’époque, mais dans la lignée des théories de Viollet-le-Duc et Auguste Choisy30, contemporains de l’architecte allemand.

LES ENSEMBLES URBAINS DE MIES Création d’un espace public Le projet d’Alexanderplatz est une première tentative de concilier bâtiments verticaux et plaza horizontale. Il annonce le début d’une recherche qui trouvera sa résolution dans les ensembles urbains américains comme le Federal Center à Chicago ou le Seagram building à New York. Alors que pour le projet de grattes-ciel de la Friedrichstrasse, le bâtiment adopte la forme de la parcelle, au Lake Shore Drive, ce n’est plus le cas. Le terrain se situe entre la ville, et le lac Michigan. Mies prend le parti de disposer deux tours perpendiculairement l’une à l’autre, afin de dégager des vues sur le contexte urbain et paysager. Il tire parti de la forme triangulaire de la parcelle mais sans que la forme des bâtiments n’en soit impactée. Ce décalage entre les tours crée une richesse spatiale pour le visiteur. Seule une partie du sol minéral s’extrait de l’emprise des bâtiments, comme pour signifier que cet endroit est particulier: grâce à l’auvent qui lie les deux tours, Mies crée un cadrage vers le paysage du lac. Le travail du sol permet ici à Mies de créer le mouvement, de faire sortir le visiteur de sous les tours afin de lui offrir des cadrages particuliers. D’autre part, le fait que les tours soient proches favorise les interactions visuelles entre elles, l’une disparaissant derrière l’autre. De cette manière un jeu de reflet se crée, et il semble que lorsqu’une tour disparait derrière l’autre , elle se prolonge dans sa façade. Ces différents dispositifs, ainsi que la fluidité du rezde-chaussée, invitent au mouvement, mais n’offrent pas d’espace public à la ville. Les projets américains de Mies entrent en résonance avec l’idée moderne d’une ville fluide et ouverte, dont le mouvement est la préoccupation principale. Le Corbusier ou Hilberseimer pas pour autant d’explorer d’autres langages, comme l’illustre l’église néogothique Friedrichswerdersche située à proximité de la Bauakademie. 28 La création de panoramas et dioramas a occupé son début de carrière, à l’époque où la commande architecturale en était au point mort à Berlin suit à la défaite de 1806 face à la France. Werner Szambien, Schinkel, Hazan, Paris, 1989, p.34. 29 La notion de ville-paysage est développée dans Florian Hertweck, « Schinkel et l’invention de la ville-paysage » , in Sébastien Marot, Eric Alonzo et al., marnes volume 3, Editions de la Villette, Paris, 2014, p.238. 30 Viollet-le-Duc (1814-1879) et Auguste Choisy (1841-1909) apportent successivement leur contribution théorique au pittoresque avec la notion de «pondération des masses» et l'article «Le pittoresque Grec» de l’Histoire de l'architecture (1899) de Choisy.

99


MVDR - Seagram tower - Plan RDC

MVDR - Federal center - Plan RDC

MVDR - Seagram tower - Esplanade

MVDR - Federal center - Esplanade


dans leurs projets urbains, font tabula rasa de l’existant pour développer leur modèle. Mies au contraire ne nie pas la ville, il fait avec. Comme pour ses projets en contexte naturel, il a la volonté de tisser des liens forts avec le contexte, notamment par le travail du sol. En ce sens, même si ses bâtiments semblent identiques et donc pensés in abstracto, ils sont en réalité contextuels. Avec le Seagram building, Mies est le premier à mettre un retrait un bâtiment de la rue. Comme dans tous ses projets, sa réponse est très pragmatique: «Je l’ai mis en retrait pour qu’on puisse le voir.» 31

La création d’espace public constitue un repère dans la densité urbaine, comme les autres ensembles des tours aux Etats-Unis. L’autonomie du Seagram rappelle les monuments Berlinois de Schinkel qui dialoguent avec l’espace public. La compacité de la tour génère de l’espace public, qui permet de mettre en valeur le bâtiment. Les multiples projets de tours que Mies réalise à Chicago, créent un parcours à l’échelle de la ville, qui évoque le Berlin de Schinkel. Dans le Federal Center , les tours apparaissent comme des monolithes sombres et se détachent du contexte bâti, plus clair. Si leur langage est autonome, c’est la réflexion des alentours dans le vitrage, qui engage un dialogue avec le contexte. Lorsqu’on se rapproche des tours, ces monolithes, impénétrables et mystérieux de loin, deviennent poreux grâce au traitement de leur rez-de-chaussée. Le fait de créer une composition de plusieurs bâtiments sur une même parcelle, permet de générer des places. A propos des similitudes entre les tours du Chicago Federal Center et celles de Montréal et Toronto, Mies dit: «On a mis les bâtiments de telle sorte que chacun ai le meilleur emplacement et que l’espace entre eux soit le meilleur qu’on puisse créer. Ils ont tous ça en commun.» 32

Ce vide central généré entre les trois bâtiments est inhabituel dans la trame dense de Chicago. La sculpture de Calder, rouge et sinueuse contraste avec cet ensemble géométrique. Comme au Lake Shore Drive, le rapprochement des tours obstrue les perspectives. Elles glissent les unes derrière les autres tout en se reflétant mutuellement. Du fait de ces reflets, et de l’écriture uniforme, lorsqu’on est sur la place, entouré de ces trois bâtiments, un continuum se crée. Le point d’orgue de cette composition se trouve au coeur de la place, où, lorsqu’on regarde vers le haut, les grilles des étages techniques s’alignent parfaitement d’une tour à l’autre, si bien que le sentiment de continuité entre les deux est à son paroxysme. Le soulèvement des tours permet de circuler de manière plus fluide. Alors que pour la plupart du temps la circulation se fait devant les bâtiments, ici on peut circuler à couvert sous les tours. Les pilotis génèrent alors des cadrages sur l’univers intérieur du complexe ainsi que sur l’environnement urbain. Pondération des masses et reflets classiques Le travail de Mies rappel le discours de Viollet-le-Duc sur la pondération des masses: « La pondération n’est pas la symétrie, car elle admet la variété. Il n’y a pas à pondérer des choses semblables, puisqu’elles sont semblables. » 33 31

Mies Van Der Rohe cité dans «Conversation with Mies Van Der Rohe», Moisés Puente Editeur, New York, 2008, p.84. Traduit par les auteurs. 32 Ibid. p.78. Traduit par les auteurs. 33 Viollet-le-Duc, «Entretiens sur l'architecture», Dixième entretien de Viollet-le-Duc, A. Morel, 1872, p 479

101


MVDR - Federal Center - Symétrie «classique»

MVDR - Federal Center - Point d’orgue


Au Federal Center, l’horizontalité du Post Office, n’est pas sans rappeler celle de l’Altes museum, lui aussi ouvert sur une place. Elle compense la verticalité des tours afin de créer un équilibre dans la composition globale . Sur la parcelle, trois bâtiments sont disposés orthogonalement mais non alignés. A l’Ouest, Mies oppose la plus grande des deux tours avec le post office. A l’Est la deuxième tour se place perpendiculairement à la première. Ces jeux de hauteurs et de proportions différentes créent une dynamique visuelle. Aucun point de vue n’est optimal pour observer la composition, il faut alors se déplacer dans le complexe, et c’est cette multitude de points de vus qui permet de comprendre l’ensemble. Alors que la composition urbaine des bâtiments est asymétrique, Mies n’hésite pas à jouer avec les reflets afin de recréer un symétrie axiale. Ainsi, la réflexion des tours dans la façade du Poste Office offre la vue d’une composition symétrique qui n’est pas sans rappeler les compositions classiques. Mies joue sur cette ambiguïté qui brouille la limite entre classicisme et pittoresque. IIT campus, le pavillon de Barcelone à échelle urbaine L’étude du plan de l’Illinois Institut of Technology appuyé par l’analyse de Peter Carter nous invitent à penser que «la manière qu’ont les bâtiments de se chevaucher rappel le traitement des murs du pavillon de Barcelone et de la maison de campagne en brique, et produit un semblable effet spatial» .34 Ce serait donc le «glissement» des volumes les uns derrière les autres qui orienterait le parcours du visiteur, le rendant plus pittoresque que ne laisse penser la trame régissant l’ensemble. D’autre part le traitement du sol est complètement différent entre le projet initial imaginé par Mies, où les bâtiments sont disposés symétriquement sur une grille minérale homogène, et le projet construit pour lequel il est obligé de respecter les tracés des voies. «J’ai fait un projet pour le campus (qui n’a pas été construit) où j’enlevais la plupart des routes, ce qui me permettait de placer librements les bâtiments n’importe où. Henry Heald, le président, m’a dit que ça ne pouvait pas être fait à ce moment. Ils ne me permettrait pas de retirer les rues avant un long moment. Alors j’ai été confronté au passé, j’ai dû développer un plan dans une taille de bloc standard, ce que j’ai fait.» 35

En parcourant le campus , nous nous rendons compte que l’espacement entre les masses affaiblit le parcours. De même que la hauteur relativement faible et homogène des bâtiments, ainsi que les matériaux identiques - structure métallique remplissage brique - rendent le parcours monotone. La végétation abondante obstrue également les vues vers les bâtiments et rend leur lecture plus difficile. Notre visite de ce projet nous pousse à remettre en cause les premières intuitions pittoresques pressenties en plan et à en formuler de nouvelles. Mies joue sur une dilatation de l’espace entre les bâtiments du campus. Le fait que les bâtiments soient, par endroits, très espacés et «cachés» par la végétation brouille leur interrelations. La distance crée un sentiment de frustration, accentuée par les longs cheminements rectilignes bordés de pelouses arborées, où le visiteur cherche des indices pouvant l’aider à se repérer. En ce sens, les quelques bâtiments entièrement vitrés, constituent des repères visuels qui cassent la monotonie des autres bâtiments du campus. A certains endroits, l’espace entre deux bâtiments se comprime. On ressent alors le glissement entre les bâtiments évoqué par Carter, créant ainsi des dynamiques de mouvement. La succession de compressions et dilatations de l’espace crée 34

Peter Carter, «Mies Van Der Rohe», Architectural Design n°31, Mars 1961, p.106 Mies Van Der Rohe cité dans «Conversation with Mies Van Der Rohe», Moisés Puente Editeur, New York, 2008, p.34. Traduit par les auteurs. 35

103


MVDR - IIT campus - Plan construit

MVDR - IIT campus - parcours comprimé

MVDR - IIT campus - parcours dilaté


un parcours analogue à celui de la ville, avec ses rues et ses places. Aux intersections, le visiteur est amené à faire un choix entre deux directions. Cette notion de choix est très importante dans le pittoresque, car elle montre comment la perception du site par l’individu influence inconsciemment sa prise de décision36. Ces intersections sont les seuls endroit où l’on s’arrête. On perçoit alors les bâtiments non plus de face mais depuis l’angle. Les bâtiments sont donc comme des objets posés dans le parc et autours desquels on tourne. De plus, Mies évite les cheminements dans l’axe des bâtiments, ce qui renforce le mouvement et contredit la symétrie des façades. On voit donc ici que malgré des façades « classiques » dans leur écriture, l’organisation des volumes par rapport aux cheminements génère un ensemble pittoresque à l’échelle du campus. Le Crown Hall est un exemple de pavillon vitré dont la transparence fluidifie le parcours intérieur/extérieur au sein du campus. L’alignement des entrées sur les deux façades ainsi que de larges emmarchements invitent à le traverser. Le fait de monter puis redescendre à travers le bâtiment crée une topographie artificielle. Comme Schinkel, Mies donne à voir le parc depuis ce podium. Cet édifice s’apparente à la Farnsworth par son système structurel. A la différence de cette maison, le Crown Hall appartient à un ensemble. Au-delà de la justification du programme, nous envisageons que sa symétrie vise à mieux l’intégrer dans la composition dissymétrique de l’IIT. La nature du sol, différente, en milieu urbain ou rural, influence la manière dont Mies le dessine. Lorsque le contexte est paysager comme à la Farnsworth, le bâtiment « flotte » au dessus d’un sol homogène et naturel. A l’IIT, l’échelle du site lui permet de recréer une intériorité paysagère. Le sol naturel est alors interrompu par des chemins rectilignes qui rappellent la présence urbaine. Au Lake Shore Drive, le site est entre ville et nature, le sol est alors minéral côté ville et végétal face au lac. Au Federal center, en pleine ville, le sol devient complètement minéral et homogène. Cette spécificité du sol en fonction du contexte montre encore que Mies, malgré sa quête d’universalité, est contextuel.

36

N’oublions pas que cette démarche analytique du parcours ne s’applique qu’à un individu errant «au hasard», et que dans le cas contraire d’autres paramètres influencent sa prise de décisions, comme la rapidité de déplacement, l’habitude ou la volonté de relier un point A à un point B sans détour.

105



CONCLUSION La manipulation combinée de principes à la fois classiques et pittoresques rejoint la lecture duale mise en évidence par Jacques Lucan : «On comprend dès lors que le regard porté à un paysage spécifique a ici pour résultat d’en tirer un enseignement et de nouveaux paramètres de compréhension de l’architecture. Mais aussi bien une proposition inverse pourrait être valable: il faut nécessairement que des paramètres de compréhension de l’architecture orientent le regard dans la lecture d’un paysage inhabituel.» 37

Cette double vision, portée d’une part sur le paysage en tant qu’ensemble cohérent, et d’autre part sur les éléments constituants de ce paysage, illustre bien l’objectif de nos recherches croisées sur le travail de Schinkel et Mies. D’un côté l’étude du langage architecturale nous permet de comprendre les bâtiments en tant qu’objets autonomes, de l’autre le regard que nous portons aux ensembles formés par ces objets révèle un paysage architectural. Cette étude permet de mieux comprendre les postures respectives de ces deux architectes. L’architecture n’est pas simplement une question de mise en forme, mais autant un art au service du peuple qu’un outil d’organisation du territoire. Schinkel est convaincu de la capacité d’élévation morale de l’architecture tandis que Mies envisage la structure comme un concept philosophique: «la structure est le tout du haut en bas, jusqu’au moindre détail»38. Tous deux mettent en place des structures dont l’expression et la tectonique ont un rôle didactique. L’utilisation du langage classique permet de maîtriser une forme autonome et cohérente. Audelà des styles, l’universalité de leur architecture inscrit leur oeuvre dans la durée. Au pittoresque ils empruntent une idée du beau lié à la capacité d’une oeuvre à s’inscrire dans l’existant, à faire avec. La fluidité du parcours et le mouvement sont synonymes de vie et les cadrages incitent à la contemplation. De la même manière que l’Homme est à la fois un individu et un être social, l’architecture possède son autonomie, mais fait partie d’un contexte. Conscients que l’architecte possède une grande responsabilité dans l’aménagement du territoire, Schinkel et Mies sont également attentifs à tisser des liens étroits avec le contexte. Ils sont les témoins du passage d’un monde majoritairement rural à l’émergence d’une condition métropolitaine. Acteurs engagés de cette transition, ils envisagent l’architecture dans un contexte global où chaque bâtiment se doit d’être toujours signifiant et en adéquation avec son époque. A la tabula rasa ils préfèrent la continuité. Leur vision de la ville est celle d’un parcours riche et fluide, un palimpseste dans lequel de calmes monuments structurent un tissu historique et hétérogène. Face à l’agitation métropolitaine, la campagne est un havre de paix. Leurs bâtiments sont dignes, par respect pour la beauté de la nature. Ils offrent des lieux propices à la contemplation du paysage, celui-là même dans lequel s’insèrent subtilement leurs édifices. Face à la complexité du monde contemporain, la capacité de synthèse dont ils font preuve est riche d’enseignements. Loin du spectaculaire des grands projets actuels, la sobriété de leur architecture doit nous rappeler qu’il est possible de retrouver une harmonie par la mise en oeuvre d’une architecture rationnelle et précise. L’aménagement de nos territoires urbains et ruraux doit passer par cette attention à la qualité architecturale et à la subtilité de son intégration. 37

Jacques Lucan, «L’invention du paysage architectural ou la vision péripatéticienne de l’architecture», matières n°2, 1998, p.21-31. 38 Mies van der Rohe cité par Peter Carter dans Architectural Design, mars 1961.

107


Nous tenons à remercier l’équipe enseignante pour leur suivi tout au long de ce séminaire. Nous remercions également nos proches pour leur soutiens et leur avis éclairé, ainsi que l’ensemble de nos camarades du master Architecture et Expérience.


BIBLIOGRAPHIE

- Florian Hertweck, « Schinkel et l’invention de la ville-paysage » , in Sébastien Marot, Eric Alonzo et al., marnes volume 3, Editions de la Villette, Paris, 2014. - Jacques Lucan, « Formes ouvertes » , in Sébastien Marot, Eric Alonzo et al., marnes volume 3, Editions de la Villette, Paris, 2014. - Detlef Mertins, «Mies», Phaidon, Londres 2014 - Richard Llewelyn-Davies, “L’architecture sans fin”, in Sébastien Marot, Eric Alonzo et al., marnes volume 3, Editions de la Villette, Paris, 2014. - John Weeks, “L’architecture indéterminée”, in Sébastien Marot, Eric Alonzo et al., marnes volume 3, Editions de la Villette, Paris, 2014. - Jean Taricat, « Du pittoresque moderne au nouveau brutalisme » , in Sébastien Marot, Eric Alonzo et al., marnes volume 1, Editions de la Villette, Paris, 2011. - Nikolaus Pevsner, « Pittoresque XXe siècle » , in Sébastien Marot, Eric Alonzo et al., marnes volume 1, Editions de la Villette, Paris, 2011. - Alain Colquhoun, « Le pittoresque du XXe siècle » , in Sébastien Marot, Eric Alonzo et al., marnes volume 1, Editions de la Villette, Paris, 2011. - Reyner Banham, « Le nouveau brutalisme » , in Sébastien Marot, Eric Alonzo et al., marnes volume 1, Editions de la Villette, Paris, 2011. - Reyner Banham, « La revanche du pittoresque » , in Sébastien Marot, Eric Alonzo et al., marnes volume 1, Editions de la Villette, Paris, 2011. - Moisés Puente, «Conversation with Mies Van Der Rohe», Moisés Puente Editeur, New York, 2008 - Werner Blaser, Federal Center Chicago, Birkäuser, Basel, 2004 - Jean-Louis Cohen, Mies van der Rohe, Hazan, Paris, 1994. - Barry Bergdoll, Karl Friedrich Schinkel: An Architecture for Prussia , Rizzoli, 1994. Carl Gottlieb Wilhelm Botticher, « The principles of the hellenic and germanic ways of building with regard to their application to our present way of buildings » , in Heinrich Hübsch et al., In What Style Should We Build? The German Debate on Architectural Style , The Getty Center Publications Program, 1992, pp. 147-168. - Robin Evans, « Mies van der Rohe’s Paradoxical Symmetries » , in Translations from Drawing to Building , The MIT Press, Cambridge, MA, 1990. - Hermann Lebherz, «Schinkel’s journey in England, The discovery of the skeleton building», Lotus Internationale n°59, 1988, - Franz Schulze (Ed.), Mies van der Rohe: Critical Essays, The MIT Press, Cambridge, MA, 1990. - Peter Carter, «Mies Van Der Rohe», Architectural Design n°31, Mars 1961 - Christian Norberg-Schultz, « Rencontre avec Mies Van Der Rohe », Architecture d’Aujourd’hui, n°79, 1958 - Philip C. Johnson, Mies van der Rohe, The Museum of Modern Art, New York, 1953. Auguste Choisy, Histoire de l’architecture, 1899, Tome 1.

109





Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.