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4) L’approche aux parties intéressées en théorie, la primauté des actionnaires en pratique
Et de fait, la plupart des participant-es à l’enquête affirment que les entreprises canadiennes ont incontestablement une responsabilité envers toutes les parties intéressées et pas seulement envers les actionnaires. Goldy Hyder fait remarquer : « Je pense en fait que les entreprises canadiennes ont depuis longtemps compris que leur rôle dans la société va bien au-delà de l’intérêt des actionnaires. Nous voulons faire le bien. »
De plus, la Cour suprême du Canada a rendu une décision dans l’affaire BCE de 2008 selon laquelle les membres du conseil d’administration d’une société doivent agir dans l’intérêt de l’entreprise elle-même et non pas uniquement dans l’intérêt des actionnaires. Ce faisant, la Cour a également précisé que les dirigeant-es d’entreprise peuvent tenir compte d’autres parties intéressées de celles-ci, lorsqu’ils et elles exercent leur responsabilité de déterminer ce qui est dans l’intérêt fondamental de l’entreprise.
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En outre, certains gouvernements au Canada cherchent à permettre aux entreprises d’adopter un modèle de parties intéressées ou une approche plus axée sur une mission sociale, au lieu de se concentrer simplement sur la génération de profits pour les actionnaires.
L’exemple le plus probant est probablement le fait que le Gouvernement du Canada a cimenté davantage les principes de la décision BCE lorsqu’il a modifié la Loi canadienne sur les sociétés par actions en 2019.23 Les modifications du gouvernement fédéral ont effectivement codifié la décision BCE en légiférant le concept selon lequel les administrateur(-trice)s et les dirigeant-es, tout en délibérant sur ce qui est dans l’intérêt de l’entreprise, peuvent tenir compte d’autres considérations, comme l’environnement; l’intérêt supérieur à long terme de l’entreprise; et les intérêts des actionnaires, des employé-es, des retraité-es et des pensionné-es, des créancier(-ière)s, des consommateur(-trice)s et des gouvernements. Le texte de l’amendement, en plus de placer explicitement les autres parties intéressées et considérations sur un même pied que les actionnaires, laisse la porte ouverte à une liste encore plus longue de parties intéressées à prendre en compte.
Hélas, les intérêts des diverses parties intéressées peuvent désormais être considérés au même titre que les profits des actionnaires, lorsque les dirigeant-es d’entreprise au Canada décident de ce qui est le mieux pour les entreprises qu’ils et elles dirigent. Malgré cette nouvelle latitude, les chef-fes d’entreprise ne vivent pas tou-te-s selon un modèle centré sur les parties intéressées.
4) L’approche aux parties intéressées en théorie, la primauté des actionnaires en pratique
« Je constate que les actionnaires et les structures d’entreprise l’emportent sur les valeurs sociétales. Il y a des entreprises qui s’en soucient, mais elles sont une minorité. » – Jerry Dias, président national d’Unifor
Avec la dernière série de développements découlant des déclarations et des mesures prises par des chef-fes d’entreprise, des tribunaux et des décideur(-euse)s, il semble que la primauté des actionnaires soit officiellement terminée. Cela ne semble toutefois pas être le cas dans la pratique.
Même s’il y a eu un mouvement considérable dans le discours et l’action en sens inverse de la doctrine Friedman, il y a encore du travail à faire pour que les intérêts des autres parties intéressées soient considérés avec la même importance que ceux des actionnaires. Plusieurs des participant-es à l’enquête pensent que la grande majorité des chef-fes d’entreprise utilisent encore à ce jour un modèle basé sur la primauté des actionnaires.
Quelques participant-es à l’enquête ont souligné que même les entreprises signataires de la déclaration très médiatisée de la BRT n’ont pas adhéré aux principes qu’elle a établis et n’iront probablement pas plus loin.
Eric Posner, écrivant pour le magazine The Atlantic, a expliqué : « Bien que la déclaration soit une répudiation réjouissante d’une théorie très influente mais fallacieuse de la responsabilité des entreprises, cette nouvelle philosophie ne changera probablement pas la façon dont les entreprises se comportent. » En fait, Lucian Bebchuk et Roberto Tallarita, de la Faculté de droit de Harvard, ont analysé des entreprises signataires de la déclaration BRT de 2019, pour ne trouver que « peu de signes (jusqu’ici) que la déclaration a modifié le comportement des entreprises ».
Le concept de modèle de parties intéressées a beau avoir fermenté pendant des décennies, avoir récolté l’appui d’un grand nombre de chef-fes d’entreprise canadien-nes et même été confirmé dans une certaine mesure par les tribunaux et les législateur(-trice)s canadien-nes, de nombreux(-ses) participant-es à l’enquête s’exclament qu’il est toujours laissé pour compte – ou du moins pas entièrement mis en œuvre – par la grande majorité des chef-fes d’entreprise au Canada.
Walied Soliman, président canadien de Norton Rose Fulbright, admet : « En fin de compte, je pense que chaque p.-d.g. pense d’abord aux propriétaires. Et lorsqu’ils/elles font une concession aux client-es ou aux employé-es, c’est dans l’optique qu’une telle action va plaire aux propriétaires. »
Il peut être frustrant et même déroutant pour certain-es de se faire dire qu’il y a encore beaucoup de travail à faire pour l’évolution du rôle des entreprises dans la société, alors qu’il existe une législation permettant aux chef-fes d’entreprise canadien-nes d’utiliser un modèle plus axé sur les parties intéressées. C’est néanmoins le cas.
Certain-es participant-es à l’enquête avancent une explication potentielle pour cela. Elles et ils sont d’avis qu’en raison du manque de compréhension ou d’adoption des concepts du modèle des parties intéressées ayant trait au « meilleur intérêt de la société », nombre d’entreprises au Canada demeurent sans aucun doute concentrées presque uniquement sur l’intérêt des actionnaires.
Walied Soliman est d’avis que le public et même un nombre considérable de chef-fes d’entreprise ne sont pas conscient-es de l’état du cadre juridique pour les chef-fes d’entreprise. Robert Yalden, professeur de droit commercial et de finance à l’Université Queen’s, qui a participé à certaines des transactions d’entreprise les plus avant-gardistes au Canada lorsqu’il travaillait dans le privé, est d’accord : « L’éducation est un facteur essentiel. Il s’agit de faire comprendre aux gens qu’en vertu du droit canadien, leur devoir fiduciaire n’est pas de maximiser la valeur pour les actionnaires, ce qui est une idée fausse depuis longtemps. La réalité de votre obligation est d’agir en pensant aux intérêts de l’entreprise – et ce que cela signifie devient une conversation plus riche. »
L’approche à adopter pour établir ce qui est le mieux pour l’entreprise est sans contredit l’objet d’une conversation de plus en plus approfondie. Néanmoins, cette conversation évolue avec une incroyable lenteur. C’est il y a environ 70 ans que Peter Drucker, consultant, éducateur et auteur – considéré par plusieurs comme le fondateur de la gestion moderne –, a soutenu que les dirigeant-es d’entreprise ont une responsabilité à l’égard de l’entreprise « plutôt que d’un groupe quelconque : propriétaires, travailleur(-euse)s ou consommateur(-trice)s ». Carl Kaysen, un économiste de Harvard, a même suggéré dès le milieu du 20e siècle qu’en plus de la responsabilité envers les actionnaires et l’entreprise elle-même, les dirigeant-es d’entreprise devraient se sentir responsables envers un large éventail de parties intéressées, y compris le grand public, en déclarant que
la mentalité de la direction d’une entreprise devrait être qu’elle a des responsabilités envers « les actionnaires, les employé-es, les client-es, le grand public et, peut-être le plus important, envers l’entreprise elle-même en tant qu’institution ».29
Il est très probable que la résistance continue au changement résulte d’une combinaison d’éléments, notamment le simple concept d’inertie et le fait que les pressions exercées par les marchés financiers n’ont pas nécessairement suivi l’évolution des changements législatifs.
Plusieurs raisons morales et économiques sont évoquées par les participant-es à l’enquête pour expliquer pourquoi le monde des affaires devrait donner la priorité à une contribution positive à la société et aux parties intéressées de leur organisation autant qu’aux actionnaires et à la production de profits financiers. Néanmoins, la structure financière en place et la culture qu’elle incarne conduisent les dirigeant-es d’entreprise à accorder une grande importance aux éléments classiques de la doctrine Friedman. Une grande partie des participant-es à l’enquête ne s’étonnent pas que, dans certains secteurs, les dirigeant-es d’entreprise considèrent encore que leur seul rôle est de créer des profits pour les actionnaires avant toute chose, comme le fait remarquer Kevin Sitka, président et directeur général de l’Assiniboine Credit Union : « La maximisation de la valeur pour les actionnaires est une notion profondément enracinée. »