Adel Abdessemed
L’ANTIDOTE OTCHI TCHIORNIE Mercatorfonds
Introduction 7 Éric de Chassey DONNER LE MONDE
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Denis Gielen CHEMIN DE POURPRE
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Donatien Grau DANSE À QUATRE TEMPS
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Mark Nash YEUX NOIRS, YEUX ENFLAMMÉS
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« OTCHI TCHIORNIE » L’EXPOSITION
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Liste des œuvres 120 Biographie 122 Biographies des auteurs 124
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Comme l’indique son titre, « Otchi Tchiornie » (Les Yeux noirs), l’exposition qu’Adel Abdessemed a conçue pour le MAC’s au Grand-Hornu est marquée du sceau de la noirceur ; celle de la nuit et des songes, du sommeil et de la mort, des ombres et des charbons avec lesquels il dessine. Inspiré par le tragique de la condition humaine, son parcours débute par une référence à la légende d’Orphée qui nous invite à l’aborder comme une transposition dans le monde contemporain du thème mythique du voyage aux Enfers. À cette noirceur qui, telle une fourrure inquiétante, recouvre aussi bien le chat diabolisé que la statuaire calcinée d’Adel Abdessemed s’est ajouté le rouge ; celui du tapis déroulé pour honorer les puissants et, suivant l’image frappante du poète Eschyle dans son Agamemnon, transformer ce « chemin de pourpre » en un piège tragique pour mener les criminels de guerre aux portes d’Hadès. Comme Cocteau, Dante ou Virgile avant lui, c’est là que l’artiste descendra aussi pour nous en dépeindre les morts et les dormants, les chœurs et les armées qui, tels d’éternels revenants, hantent ce monde souterrain. Denis Gielen
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En notre époque tourmentée, on cite souvent une phrase de Hannah Arendt comme une sorte de réconfort : « Les seuls à croire au monde sont les artistes1. » Ces mots me sont revenus en pensant à la prochaine exposition d’Adel Abdessemed et en me retrouvant à écrire sur des œuvres dont je n’ai vu que des esquisses et des maquettes. En tant qu’historien de l’art, j’ai coutume de n’écrire que sur ce que j’ai vu et cela m’est impossible ici : je ne puis que croire ce que je peux inférer de prolégomènes dont je n’ai pas sous les yeux les résultats ; je ne puis que croire ce que l’artiste m’en dit et m’en raconte ; je ne peux que croire avoir compris ce qu’il en fera à partir de mon expérience de ce qu’il a fait dans le passé ; je ne puis que croire par anticipation quelles seront mes réactions une fois que je serai en présence des œuvres achevées et placées dans un espace réel. Or, s’il est une chose dont le travail d’Abdessemed m’a convaincu depuis la première fois où je l’ai rencontré, depuis la première fois où il m’a frappé (c’était en 2004, au Mamco à Genève), c’est qu’il est un travail contre la croyance et pour la présence concrète au sein du monde, dans la confrontation directe avec celui-ci (« La seule chose qui importe vraiment, c’est celle qui est pleinement “réelle”, dit l’artiste. Et cela […] c’est de l’art2. »). Un travail pour la vérité, donc, si l’on veut le résumer d’un mot, et la vérité de ceux qui ne croient pas sans avoir vu. Je dois avouer que je ne suis pas un grand lecteur de Hannah Arendt et que je ne suis donc pas certain d’avoir précisément compris ce qu’elle a voulu dire dans cette note manuscrite qui a accompagné son travail pour un projet demeuré inachevé. Mais cette phrase me frappe justement parce que, écrite dans le contexte d’une réflexion sur les rapports entre politique, violence et liberté, elle place l’artiste dans une position d’extériorité par rapport à la politique, c’est-à-dire d’une action collective entreprise dans un but commun. Comme Arendt le dit dans l’un de ses fragments contemporains : « Ce qui va de travers, c’est la politique, c’est-à-dire nous-mêmes, dans la mesure où nous existons au pluriel, mais non pas ce que nous pouvons faire et créer dans la mesure où nous existons au singulier : dans l’isolement (isolation) comme l’artiste, dans la solitude (solitude) comme le philosophe, dans la relation particulière privée de monde (worldless) de l’homme à l’homme, telle qu’elle nous apparaît dans l’amour et parfois dans l’amitié (lorsque, dans l’amitié, un cœur s’adresse directement à un autre) ou lorsque dans la passion l’entre-deux, le monde, disparaît sous l’emprise de la passion enflammée. Si les oasis ne subsistaient pas intactes, nous ne saurions comment respirer3. » Tous les thèmes que la philosophe évoque ici sont ceux dont l’artiste Abdessemed fait le cœur de son travail d’artiste – et pourtant les conclusions que l’on peut tirer de son travail s’opposent largement à ce qu’elle en dit. Il est indéniable qu’Abdessemed travaille dans un état d’isolement, au sens où Arendt l’entend, c’est-à-dire éventuellement dans un environnement peuplé d’autres individus, mais dans une pratique centrée sur son seul acte isolé, quand bien même celui-ci a besoin pour trouver sa forme finale de la collaboration technique d’un atelier. Il dit lui-même de l’œuvre d’art que c’est « une forme de solitude4. » Nombre de ses œuvres les plus frappantes procèdent également d’une opération d’isolement qui
retire les images de leur contexte d’apparition historique originelle, qui était celle d’une insertion dans un collectif – la petite fille nue de Cri (2012), tirée hors des autres enfants et des soldats qui l’entourent dans la photographie de Nick Ut mais qui n’en retient pas moins son identité de Kim Phúc, Vietnamienne qui vient de subir une attaque aérienne au napalm, le 8 juin 1972, dans le village de Tràng Bảng ; le petit garçon de Mon Enfant (2014), soustrait aux familles et aux soldats qui se déploient autour de lui dans la photographie nº 14 de l’album du SS Jürgen Stroop, légendée « Forcés hors de leurs trous » et documentant la liquidation du ghetto de Varsovie, entre le 19 avril et le 16 mai 1943 ; celle du couple formé par un père sacrificateur et son fils sacrifié de Untitled (2014), qui n’est plus accompagné de l’ange et du bélier comme il l’était dans le Sacrifice d’Isaac du Caravage, peint vers 1603 et conservé à la galerie des Offices à Florence. Mais ce n’est jamais pour en faire des « oasis » (pour reprendre le mot d’Arendt), jamais pour en faire des objets de croyance, mais au contraire pour en faire des concentrés, des précipités du monde politique, du monde atteint par la violence du collectif – des objets auxquels l’on se heurte concrètement, qui coupent et déchirent le collectif du monde pour y isoler ce qui en lui porte précisément atteinte aux possibilités d’un collectif apaisé. « Il s’agit […] de s’approprier une image, de la transformer en un acte brut5 », dit l’artiste. Les images que je viens de citer sont particulièrement connues ; elles sont des lieux communs de la culture visuelle occidentale, et l’expression dit bien que ce qui est attaqué par Abdessemed – dont l’une des expressions favorites est justement « À l’attaque ! » – est précisément une sorte de commun illusoire, reposant sur la croyance et sur un apaisement qui n’est pas la paix puisqu’il nie les complexités du conflit en faisant rentrer les images dans un grand flux largement indifférencié. Les images qu’il attaque aujourd’hui, celles dont je n’ai pas encore vu ce qu’il en fera définitivement, sont encore plus noyées dans ce fond commun, que ce soit celle des Chœurs de l’Armée rouge qui apparaît sur des pochettes de disques ou sur des affiches de tournées et qui symbolisa longtemps le soft power de l’Union soviétique avant de renvoyer à la nostalgie du monde d’avant la chute du Mur de Berlin (d’autant plus depuis qu’un accident d’avion, en 2016, en a fait périr tous les membres), ou que ce soit celle montrant trois jeunes femmes nues sur un ponton surplombant des flots, réputée être celle de la chancelière allemande, Angela Merkel, jeune fille avec deux de ses camarades est-allemandes6. Mais elles sont également porteuses d’un renversement des attributs du pouvoir : celui des uniformes militaires utilisés pour chanter des airs populaires (dont « Les Yeux noirs » [Очи чёрные, Otchi Tchiornie]), celui qui montre le roi (ici la reine) nu. Dans tous les cas, ce que produit l’élision – je voudrais dire la purge ou l’épuration, car il s’agit d’un acte violent – opérée par Abdessemed est une disparition du contexte, c’està-dire de ce qui permet d’utiliser des images comme des embrayeurs de narration (Tom McDonough a noté que l’œuvre d’Abdessemed « renonce aux rythmes formalisés qui fabriquent le regard fasciné que nous portons sur pareilles scènes, et, davantage encore, notre identification avec les acteurs de la violence7 »). Il suffit pour s’en convaincre de voir que, lorsque le photographe de la scène
Donatien Grau DANCE IN FOUR TIME
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Nietzsche’s publication of The Birth of Tragedy in 1872 prompted sharp criticism from professional philologists. His attempt to pave the way for ‘artistic Socrates’ was violently attacked by the most prominent philologist of the time, Ulrich von Wilamowitz-Moellendorff. In a pamphlet titled Zukunftsphilologie! (Future Philology!),1 he highlighted two aspects of Nietzschean thought, which, in his view, were incompatible with philology: the importance attributed to intuition, and his sense of timeliness. Nietzsche inveighed against ‘the “journalist”, the paper slave of the day’. Wilamowitz-Moellendorff was, effectively, closer to Nietzsche than he wished, and than he appeared: the philology that assimilated intuition and timeliness was the philology of art—the philology that Nietzsche called for. The two facets of the new and deprecated philology were linked to time (a priori, to the present): intuition exists in the present moment—it is an immediate feeling; and the work of journalists, the ‘paper slaves of the day’, is also rooted in the present. Nietzsche propounded the idea of artistic philology throughout his work. Adel Abdessemed is an exact counterpoint to Nietzsche: as an artist he adopts a philological approach, and invites us to read the world as an emotional text, and to apprehend texts as if they are worlds of the senses; and as an artist he belongs to the world of forms, with which he experiments and which deploys, as a tool and almost as an underlying basis. His work features a heightened awareness of time, and it invites the viewer to perceive the various layers that comprise the depth of the present moment, to continually open up time, and break it down, in order to enable perception and thought to operate simultaneously, and therefore make perception an instrument of thought. His work is not philosophical: he does not claim his work reveals any fundamental truths about the world, but his work does aim to actualise presence and emotion, to the point where he excavates— the ‘scream’, to include in other works. He is the author of a series of works that are fragments of a language, which can be developed in many different ways, each time giving a new meaning to the composition. The development of the language in his works is called ‘exposition’. The artist has studied and mastered the associated rules because he knows that the more powerful the works, the more important their arrangement: it is not so much a question of enhancement but dignity, not so much ornamentation as meaning. Each of Adel Abdessemed’s exhibitions represents a line of thought, formulated in the sensory world. The exhibition at the Musée des Arts Contemporains in Grand-Hornu provides both a dramatisation and a clarification of the way in which the question of time is addressed in his plastic works—installations, sculptures and drawings, as well as filmed works, in which he excelled in the mid-1990s. Indeed, the exhibition’s layout, which is in a straight line, extending from the first installation presented, Otchi Tchiornie, to Bristow, to the last, Moutarde, is like a small segment of our present, as we might experience it if we were aware of it.
TIMELINESS Bristow is a work of contemporary significance: in the original comic strip in the Evening Standard newspaper, Bristow was an office worker who refused to have lunch with other people and preferred the company of a pigeon. He did not tolerate the presence of other people, and who confided in the most common and shyest of animals— an anonymous and almost silent city dweller. The work incorporates the language of cities—the bench and the pigeon—but the language is already outdated. In our lives of solitude, we are no longer interested in benches or pigeons, but in the instantaneous communication provided by mobile phones that we all, as city dwellers, have access to. The wings of Adel Abdessemed’s pigeon are constrained by a BlackBerry, a device that is already outdated, because it has been replaced by the iPhone. But the BlackBerry is not the only thing on the pigeon’s back—there are also some explosives. They too, in terms of the configuration chosen for the sculpture, are not modern—it is not a contemporary ‘cutting-edge’ explosive device. ‘The pigeon is like my work’, stated the artist in an interview he gave at Bold Tendencies at the time of the work’s public commission in 2016:2 a person’s favourite interlocutor, he is alone and is attached to a communication device that he cannot use—a BlackBerry— and is dangerous. Both devices are available for use by people. The pigeon, which is synonymous with the contemporary human condition, is associated in the exhibition with the presence of real human beings, who come and sit on the bench to which it is attached, and, throughout the entire duration of the exhibition, they read a paper, spend some time there and just live. Our contemporary globalised civilisation is being embodied by standardised individuals— anonymous individuals who remain in their anonymous lives. They belong to the ‘community of the “qualunque”’, of ‘anybody’, which Giorgio Agamben evoked in The Coming Community:3 a community of anonymous individuals, bound together by the smallest common denominator, who identify with one another; and it is this minimal community that is fractured on many levels by the crises in civilisation; and by the anonymous individuals who refuse to submit to it and carry out murderous acts. With the presence of these devices, Adel Abdessemed makes Bristow more peaceful, by implying that we can live normally in his company until the point when the explosion occurs. As a counterpoint, he evokes the potential contamination of a peaceful passer-by by the dangerous pigeon loaded with dynamite. A person reading a newspaper may decide to commit a misdeed, and, who knows, send the pigeon—innocent until then—on its way. This highlights the danger of the coexistence of contemporary civilisation and an immediate presence. The second part of the exhibition tackles the theme of major historical events: it is signalled by Otchi Tchiornie (Dark eyes), a work comprised of life-size charcoal sculptures representing the members of the Red Army Choir— the Alexandrov Ensemble—in a live performance. Sixtyfour members of the ensemble died when the plane they were travelling in crashed into the Black Sea on 25 December 2016. The Alexandrov Ensemble was founded in 1928, under the aegis of the Soviet Ministry of Defence.
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